II. DES RISQUES DÉONTOLOGIQUES AVÉRÉS, QUI IMPLIQUENT DE RENFORCER LES RÈGLES ET DE MIEUX LES CONTRÔLER

Si les règles déontologiques sont nombreuses, leur contrôle repose d'abord sur une logique déclarative , basée sur la confiance entre les cabinets de conseil et leurs clients publics.

M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP, l'a d'ailleurs confirmé au cours de son audition : « les dispositions sur les conflits d'intérêts reposent sur un dispositif déclaratif, de part et d'autre, chez nous comme chez les entités clientes » 282 ( * ) .

L'enjeu principal est donc de contrôler le respect des règles déontologiques , face aux trois risques identifiés par la commission d'enquête : conflit d'intérêts, « pied dans la porte » et porosité entre les responsables publics et les cabinets de conseil.

La commission d'enquête propose ainsi un dispositif déontologique complet, articulé autour de la HATVP .

Proposition n° 9 : Confier à la HATVP une nouvelle mission de contrôle des cabinets de conseil intervenant dans le secteur public, pour vérifier le respect de leurs obligations déontologiques .

Renforcer les moyens de la HATVP pour assurer cette mission .

Tout cabinet de conseil qui manquerait à ses obligations déontologiques se verrait :

- sanctionné par la Haute Autorité , qui bénéficierait de nouvelles prérogatives de sanctions administratives ;

- interdit de se porter candidat aux marchés publics , comme l'autorise la directive européenne du 26 février 2014 sur la passation des marchés publics 283 ( * ) .

La durée de cette exclusion des marchés publics serait définie par la HATVP, en fonction de la gravité des manquements constatés et pour une durée maximale d'une année.

Proposition n° 10 : Lorsqu'ils ne respectent pas leurs obligations déontologiques, interdire aux cabinets de conseil de se porter candidats aux marchés publics.

A. LE RISQUE DE CONFLITS D'INTÉRÊTS : AUCUNE VISIBILITÉ SUR L'ACTIVITÉ DES CABINETS DE CONSEIL POUR LE COMPTE DE LEURS AUTRES CLIENTS

Les autorités publiques sont des clients parmi d'autres pour les cabinets de conseil , qui réalisent l'essentiel de leur chiffre d'affaires dans le secteur privé.

Or, comme l'explique M. Didier Migaud, président de la HATVP, « le fait que l'État ait recours à [des] cabinets de conseil, qui ont pour clients aussi bien des personnes privées que des institutions publiques, est de nature à accroître le risque de conflit d'intérêts . Si, parmi les clients privés du cabinet, certains ont un intérêt à une décision de l'État dans un sens déterminé, la question peut se poser de savoir comment l'intérêt général peut être défendu de façon objective ».

En pratique, « il faut donc éviter que, dans l'équipe qui travaille pour le compte de l'État, ne se trouvent des personnes travaillant parallèlement pour un client dont les intérêts seraient divergents . » 284 ( * )

Cette inquiétude est partagée par la Cour des comptes, qui déplore dans son rapport de 2014 « l'absence de doctrine générale » de l'administration pour « l'assistance apportée par des conseils concomitamment à l'État et à des parties en négociation ou en relation contractuelle avec ce dernier » 285 ( * ) .

Certes, les cabinets de conseil assurent qu'ils mettent en oeuvre des procédures internes « de sauvegarde » pour éviter toute interférence entre leurs différents clients . Ces pratiques sont toutefois plus ou moins formalisées d'un cabinet à l'autre et sont hors du contrôle de l'État.

Les procédures internes « de sauvegarde » :
quelques exemples
286 ( * )

BCG

« Lorsque nous servons plusieurs clients au sein du même secteur, nous prenons des précautions de séparation stricte pour ne pas partager d'informations confidentielles entre des clients concurrents ou entre les membres du BCG travaillant pour des clients concurrents. »

BearingPoint

« En cas d'intérêts divergents, la direction générale, les services juridiques et la direction de la conformité examinent le cas et mettent en place les mesures pour garantir l'absence de conflit d'intérêts, comme la mobilisation de différentes équipes [ou] l'intervention d'un deuxième associé sur le dossier.

De manière générale, BearingPoint, comme tout autre cabinet de conseil, traite quotidiennement les différents intérêts des clients et toutes nos politiques et procédures régissant un engagement garantissent qu'il n'y a pas de conflit d'intérêts . »

McKinsey

« Chaque mission passe par un processus de composition de l'équipe , qui s'assure rigoureusement que les collaborateurs mobilisés sur un projet n'aient pas servi d'acteur concurrent sur la même thématique ou d'organisation publique pouvant avoir des intérêts opposés.

Ainsi, nos modes de travail sont strictement encadrés par une ségrégation des équipes projet et l'application de barrières en matière de partage de l'information . »

Un constat s'impose : l'État ne connaît pas la liste des autres clients de ses cabinets de conseil , les contrôles déontologiques étant en grande partie « sous-traités » aux cabinets et à la confiance que l'administration leur porte.

L'État ne dispose d'aucun moyen pour s'assurer de l'absence de conflit d'intérêts chez ses consultants . Son pouvoir de contrôle ne couvre que les agents publics.

M. Thierry Lambert, délégué interministériel à la transformation publique, l'a reconnu lors de son audition du 2 décembre 2021 : « à chaque fois qu'un conflit d'intérêts est connu, c'est au cabinet de conseil de faire une déclaration d'intérêts ; sinon, il serait en faute. Dans cette situation, dans la mesure où nous avons des lots multi-attributaires, le déclarant “passe son tour”. Nous n'avons pas de pouvoir d'investigation pour vérifier ce que fait un consultant à l'étranger, par exemple. »

La crise sanitaire a ainsi démontré les difficultés soulevées par les lacunes du droit en vigueur.

À la recherche des déclarations d'intérêts de McKinsey 287 ( * )

Interrogé par la commission d'enquête, M. Olivier Véran , ministre des solidarités et de la santé, a déclaré : « la loi ne prévoit pas de vérification concernant les activités antérieures ou les liens familiaux des uns et des autres . Or nous avons scrupuleusement respecté la loi, rien que la lettre de la loi . » 288 ( * )

Affirmant être « très favorable » à l'évolution des règles sur les conflits d'intérêts, le ministre a également déclaré : « ce sont les règles applicables aux marchés de la DITP. Ce sont des sujets techniques , qui ne sont pas de mon niveau de décision - c'est pourquoi je viens de me le faire préciser par mon secrétaire général -, mais je vous dis comment les choses sont faites dans mon ministère, dont j'assume la responsabilité . »

Ces déclarations peuvent surprendre de la part d'un ministre , alors que les enjeux déontologiques se situent, d'une manière générale, au centre du débat public.

Les expressions de besoins adressées par le ministère au cabinet McKinsey (campagne vaccinale) prévoient pourtant que « les personnes assurant ces missions devront établir une déclaration d'intérêts » 289 ( * ) . M. Thomas London, directeur associé du cabinet, confirme : « chacun des consultants mobilisés a rempli une déclaration d'intérêts préalablement aux travaux » 290 ( * ) .

Parmi les plus de 5 000 fichiers transmis par le ministère, la commission d'enquête n'a retrouvé que cinq déclarations d'intérêts renseignées par des salariés de McKinsey, pour la plupart consultants juniors .

Remplies à la fin du mois d'août 2021, ces cinq déclarations comprennent trois parties, relativement sommaires : « intérêts financiers personnels directs dans des acteurs de la santé » ; « emploi du conjoint (si celui-ci / celle-ci travaille dans le domaine de la santé) » ; « engagements / missions conduits à titre personnel auprès d'acteurs de la santé ». En l'espèce, les cinq consultants répondent « non » à ces trois questions.

Sur le plan déontologique, aucun élément ne permet d'attester que le ministère a examiné le profil des autres consultants de McKinsey , y compris lorsqu'ils travaillaient pour les succursales étrangères du cabinet 291 ( * ) .

Idem pour la liste des autres clients du cabinet , même si McKinsey produit une liste sommaire (et en anglais) dans son premier devis du 27 novembre 2020. Cette liste ne sera plus fournie dans les commandes suivantes.

Interrogé par la commission d'enquête, le ministère des Armées précise qu'il pourrait envisager d'imposer des déclarations d'intérêts à ses consultants. M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général de la SNCF, a également confirmé son intérêt pour une telle démarche : « la transparence et la prévention des conflits d'intérêts nous semblent aller dans le bon sens » 292 ( * ) .

Les déclarations d'intérêts des consultants : une piste de travail pour le ministère des Armées

À ce stade, les consultants du ministère des Armées n'établissent pas de déclarations d'intérêts

Le ministère précise toutefois que « la mise en place d'une telle démarche est [...] envisageable » même si, n'étant pas prévue par son accord-cadre, « la réponse à cette sollicitation restera dépendante de la bonne volonté des sociétés » 293 ( * ) .

L'accord-cadre du ministère prévoit, certes, « la possibilité de récuser, sans justification, les personnels du titulaire si l'État les juge inaptes ; charge ensuite aux entreprises de proposer de nouveaux intervenants ». Mais encore faut-il que le ministère soit informé des éventuels conflits d'intérêts, ce qui n'est pas garanti par le droit en vigueur.

Pour les prestations les plus sensibles, les cabinets de conseil doivent être habilités par le ministère des Armées : « la procédure d'habilitation [...] permet de prévenir les conflits d'intérêts. [...] Les vérifications sont ainsi effectuées sur l'actionnariat de la personne morale, son équipe dirigeante, ses modes de financement, sa stratégie [et] ses relations contractuelles » , ce qui englobe les consultants susceptibles d'accéder à des informations classifiées et les sous-traitants.

D'une manière générale, l'État doit reprendre la main dans la prévention des conflits d'intérêts, sans s'en remettre à la confiance qu'il accorde aux cabinets de conseil .

La commission d'enquête formule ainsi deux propositions .

En premier lieu, un code de conduite devrait être signé par les cabinets de conseil au début de chaque prestation pour l'administration. Ce document serait rendu obligatoire, sous peine de nullité du contrat et donc de la prestation.

Rédigé par l'administration, le code préciserait les règles déontologiques applicables et les moyens de contrôle mis en place pour prévenir les conflits d'intérêts. Son contenu serait adapté en fonction de la prestation, avec une attention particulière pour le conseil en stratégie.

Proposition n° 11 : Faire signer par les cabinets de conseil, dès le début de leurs missions, un code de conduite précisant les règles déontologiques applicables et les moyens de contrôle mis en place par l'administration.

En second lieu, les déclarations d'intérêts deviendraient systématiques pour toute prestation de conseil dans le secteur public.

L'objectif est simple : que les pouvoirs publics soient informés des prestations que le cabinet de conseil a assuré au cours des dernières années pour des clients intervenant sur le même secteur d'activité.

Une fois informée, l'administration aurait deux possibilités :

- mettre un terme à sa collaboration avec le cabinet lorsque cela s'avère nécessaire, sans indemnité de résiliation ;

- ou exiger des mesures « de sauvegarde » de la part du cabinet et contrôler leur mise en oeuvre.

Pour assurer l'efficacité du dispositif, la commission d'enquête propose que :

- les déclarations d'intérêts soient remplies à la fois par les cabinets de conseil et leurs sous-traitants (personnes morales) et par les consultants intervenant sur la mission (personnes physiques) ;

- ces déclarations soient obligatoires, sous peine d'annulation de la prestation ;

- l'administration puisse, en cas de doute, saisir la HATVP pour contrôler l'exhaustivité des déclarations ;

- la HATVP puisse sanctionner toute déclaration d'intérêts mensongère ou incomplète.

Proposition n° 12 : Imposer une déclaration d'intérêts aux cabinets de conseil, à leurs sous-traitants et aux consultants, afin que l'administration puisse identifier et prévenir les risques de conflit d'intérêts.

En cas de doute, permettre à la HATVP de contrôler ces déclarations d'intérêts et de sanctionner les déclarations mensongères ou incomplètes.

La proposition de la commission d'enquête va plus loin que la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 , qui se limitait à prévoir « une déclaration d'intérêts des personnes mobilisées par le fournisseur », sans plus de précisions et sans aucun moyen de contrôle.


* 282 Audition de M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP, du 6 décembre 2021.

* 283 Directive 2014/24/UE du Parlement et du Conseil. Son article 57 autorise les États membres à exclure des entreprises de la commande publique lorsque « l'opérateur économique a commis une faute professionnelle grave qui remet en cause son intégrité ».

* 284 Audition de M. Didier Migaud du 26 janvier 2022.

* 285 Cour des comptes, Le recours par l'État aux conseils extérieurs , novembre 2014, op.cit .

* 286 Source : contributions écrites des cabinets de conseil, transmises à la commission d'enquête.

* 287 Voir l'étude de cas sur la crise sanitaire pour plus de précisions.

* 288 Audition de M. Olivier Véran du 2 février 2022.

* 289 Comme par exemple l'expression de besoins du 25 novembre 2020, transmise par le ministère des solidarités et de la santé.

* 290 Audition des représentants du cabinet McKinsey du 18 janvier 2022.

* 291 Dès son premier devis du 27 novembre 2020, le cabinet McKinsey évoque l'apport « d'experts » travaillant dans ses succursales étrangères, dont un partner du pôle « produits médicaux et pharmaceutiques » de Grande-Bretagne et d'Irlande, un partner de Londres spécialisé dans la santé en Afrique et un partner d'Amsterdam spécialisé dans la logistique hospitalière. Leur intervention est prévue dans la proposition financière de McKinsey (pour 20 jours - hommes).

* 292 Table ronde des entreprises publiques du 16 février 2022.

* 293 Contribution écrite transmise par le ministère des Armées à la suite de l'audition de Mme Florence Parly, ministre.

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