II. DES PISTES ET RECOMMANDATIONS QUI TÉMOIGNENT DE LA COMPLEXITÉ D'UNE RÉFORME GLOBALE TOUT EN CONSTITUANT UNE BASE DE TRAVAIL PRÉCIEUSE POUR L'AVENIR

A. LA MÉTHODE DES SCÉNARIOS POLAIRES MET EN ÉVIDENCE L'ÉTROITESSE DES MARGES DE MANoeUVRE POUR RÉFORMER LE PANIER DE RESSOURCES DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

Conformément au cadre fixé avec les rapporteurs de la commission des finances, la Cour des comptes a présenté trois scénarios « polaires » de réforme du système de finances locales, sur la base du constat partagé, rappelé en première partie. Ces scénarios s'articulent autour des trois grandes catégories de ressources des collectivités territoriales :

1° le renforcement des ressources locales, issues notamment de la fiscalité locale ;

2° le renforcement de la fiscalité partagée ;

3° le renforcement des dotations de l'État.

À la demande expresse de la commission des finances, la Cour a ensuite présenté un scénario intermédiaire de réforme possible, qui correspond à une synthèse des orientations de chaque scénario polaire.

Au plan méthodologique, cette présentation permet aux décideurs d'apprécier les possibilités pour renforcer la part de tel ou tel type de ressource au sein du panier global et de mesurer les avantages et limites associés, appréciés à l'aune de trois critères identifiés par la Cour :

- un critère d'équilibre des finances locales pour répondre aux enjeux de prévisibilité du financement ;

- un critère de territorialisation et de capacité d'action des collectivités territoriales sur leurs ressources ;

- un critère de solidarité relatif aux inégalités de richesse entre les territoires.

Les rapporteurs n'entendent pas, à ce stade, « trancher » entre les différents scénarios présentés par la Cour, ni préempter la nécessaire concertation qu'ils appellent de leurs voeux dans le cadre d'une gouvernance renouvelée (voir infra). Poursuivant le souci de clarification du débat amorcé par la Cour, ils tiennent cependant à formuler un certain nombre d'observations qui mettent en évidence l'étroitesse des marges de manoeuvre existantes pour réformer le panier de ressources actuel des collectivités territoriales.

1. Le renforcement de la fiscalité locale au niveau du bloc communal présente le risque d'alourdir la pression fiscale ou d'aggraver les inégalités territoriales, et pose la question de son acceptabilité pour les autres strates

Le premier scénario polaire présenté par la Cour consiste à accroître la part des ressources locales dans le panier de ressources des collectivités territoriales. Au premier rang de ces ressources - qui comprennent également les redevances et produits domaniaux - figurent les impôts directs locaux, ce en dépit de leur importante érosion au fil des réformes des dernières années (voir supra).

La principale orientation retenue par la Cour au titre de ce scénario, reprise dans le scénario intermédiaire, est de concentrer la fiscalité locale sur le bloc communal.

Une telle option appelle plusieurs observations des rapporteurs.

Tout d'abord, il est indéniable que le fait de disposer d'une capacité d'action sur les recettes revêt une importance particulière au niveau du bloc communal, où subsiste la clause générale de compétences et où sont mis en oeuvre les services publics de proximité.

Ensuite, force est de constater que le bloc communal est déjà la strate de collectivité pour laquelle la fiscalité locale représente la part la plus importante de ses ressources, phénomène accentué depuis la redescente au bloc communal de la TFPB départementale et la suppression de la CVAE.

Enfin, il est acquis qu'à droit constant, le fait de renforcer la fiscalité locale aurait pour effet, compte tenu de l'inégale répartition des bases fiscales, d'accroître les inégalités territoriales. Une telle option impliquerait donc un effort supplémentaire de péréquation horizontale, dont on sait que l'acceptabilité politique est fragile.

Deux pistes principales sont identifiées pour augmenter la part de la fiscalité locale dans le panier de ressources du bloc communal.

L'institution d'un impôt résidentiel est examinée par la Cour, qui ne retient pas cette proposition. Un tel instrument aurait pour vertu de restaurer le lien de responsabilité démocratique réalisé par l'impôt entre la collectivité et l'électeur usager des services publics locaux. Il convient de relever à cet égard qu'outre la difficulté à définir des paramètres à la fois socialement justes et de nature à générer un rendement suffisant, la restitution aux communes d'un nouveau dispositif fiscal fait courir le risque d'un relèvement de la pression fiscale sur les contribuables locaux.

L'autre option, privilégiée par la Cour, est celle consistant à transférer au bloc communal les impôts revenant aux autres strates de collectivités territoriales, les régions et les départements. Cette option n'est cependant pas exempte de limites.

Certes, comme la Cour le souligne, les éléments de fiscalité locale revenant aux régions et aux départements ne sont pas pleinement cohérents avec les compétences qui leur sont attribuées.

En effet, le produit des DMTO des départements, assis sur les transactions immobilières réalisées sur le territoire, est volatil et corrélé négativement avec les charges auxquels ces derniers font face au titre de leurs compétences d'action sociale. Il en résulte des situations financières très tendues voire insoutenables dans certains territoires. C'est le cas notamment du département des Ardennes qui présente des DMTO faibles (95 euros par habitant soit quatre fois moins que les départements les mieux pourvus - entre 300 et 440 euros par habitant après mise en oeuvre du dispositif de solidarité -). Parallèlement les aides à la personne représentent, dans ce département, 424 euros par habitant contre 345 euros pour la moyenne de la strate. Par ailleurs, certains représentants du bloc communal, à l'instar de France Urbaine lors de son audition par la commission des finances, considéraient que les DMTO correspondaient davantage en principe au fruit d'un « travail communal » (voir infra).

De même les régions, qui sont chargées de développer l'offre de transports en commun au titre de leur compétence d'autorités organisatrices de la mobilité (AOM), perçoivent des recettes fiscales issues de la route (taxe sur les conventions d'assurance, accise sur les énergies) : il en résulte que plus elles développeront cette compétence plus leurs recettes, paradoxalement, vont se contracter.

Pour autant, les représentants des régions et des départements entendus par les rapporteurs ont marqué leur attachement à la préservation d'une fiscalité locale à leur échelon.

L'Assemblée des départements de France (ADF) s'est prononcée en défaveur d'une nationalisation ou d'un transfert au bloc communal des DMTO. Les rapporteurs soulignent par ailleurs qu'une telle évolution aurait des effets de bords, non anticipés par la Cour dans son rapport, sur le système de péréquation des départements qui est désormais exclusivement fondé sur cette ressource au travers du fonds national de péréquation des DMTO (FNP-DMTO), doté de 1,6 milliard d'euros. Elle conduirait également à remettre en cause le mécanisme de mise en réserve contra-cyclique appliqué depuis 2022 aux produits des DMTO (voir infra).

Tout en rappelant la nécessité de revoir le système de financement des régions compte tenu de l'incohérence évoquée entre leurs ressources et leurs compétences, le représentant de Régions de France entendu par la commission des finances a quant à lui déclaré qu'il « n'exist[ait] pas de consensus entre les présidents de région sur le sujet de l'autonomie fiscale »9(*).

En tout état de cause, les rapporteurs relèvent que la traduction, dans le scénario intermédiaire proposé par la Cour, de l'orientation consistant à concentrer la fiscalité locale sur le bloc communal, est en pratique de portée minime. En effet, la Cour propose par ailleurs de nationaliser, pour les motifs d'incohérence évoqués supra, les principaux impôts locaux des régions et des départements que sont les DMTO - qui seraient certes redistribués au bloc communal en fonction de critères locaux - la taxe sur les certificats d'immatriculation et l'accise sur les énergies. En définitive, les seuls impôts régionaux et départementaux que la Cour propose de transférer directement au bloc communal, sans passer par une étape intermédiaire de nationalisation, sont les parts d'IFER qu'elles perçoivent aujourd'hui, représentant 0,9 milliard d'euros seulement.

2. Le renforcement de la fiscalité transférée se heurte à la rareté des impôts « partageables » et pose la question de leurs modalités de répartition

Le deuxième scénario polaire présenté par la Cour consiste à renforcer la part des impôts nationaux partagés avec les collectivités territoriales (21 % des recettes des collectivités en 2021). Il est d'abord à noter que même si les collectivités ne disposent pas de pouvoirs de taux ou d'assiette sur de telles ressources, celles-ci restent prises en compte pour apprécier au plan juridique l'autonomie financière des collectivités territoriales.

Cette modalité de financement peut concourir à l'objectif d'attribution de ressources dynamiques et d'équilibre, comme en témoigne la mobilisation privilégiée de la TVA pour compenser la suppression de la DGF des régions depuis 2018, la suppression de la TH des EPCI et la perte de TFPB des départements depuis 2021, et enfin la suppression de la CVAE pour les régions depuis 2021 et pour les autres strates à compter de 2023.

Là encore, les travaux de la Cour montrent que les marges de décision sont faibles.

La mobilisation de la TVA pour compenser l'impact financier des réformes récentes affectant les sphères locale et sociale a abouti au fait qu'à compter de 2023, l'État perçoive désormais moins de la moitié de son produit, à rebours de l'objet historique de cet impôt de rendement pour l'État. Les possibilités d'un recours accru à la TVA sont à cet égard limitées. Il est également à noter que des obstacles juridiques liés au droit de l'Union européenne s'opposent à toute possibilité de conférer aux collectivités territoriales une capacité de modulation de son taux.

Or, peu de nouveaux impôts sont partageables. L'accise sur les énergies, déjà partagée avec les régions et les départements, n'offre pas de garantie pour l'avenir puisqu'en tant que taxe « pigouvienne », sa vocation est de diminuer à mesure que progresse la décarbonation de l'économie. La Cour écarte également le recours à la contribution sociale généralisée (CSG), dont la vocation est de financer la sécurité sociale. Les pistes de partage de l'impôt sur le revenu (IR) et de l'impôt sur les sociétés (IS) paraissent en revanche à explorer. Il est à noter que rien ne s'oppose, au plan juridique comme technique, à conférer aux collectivités un pouvoir de modulation locale des taux, bien que la Cour ne le préconise pas. Cette modulation locale aurait par ailleurs pour conséquence de créer une concurrence fiscale potentiellement importante entre les territoires.

La principale orientation retenue par la Cour au titre de ce scénario, reprise dans le scénario intermédiaire, est de privilégier le partage de recettes fiscales nationales pour les régions et les départements, en recherchant une cohérence avec leurs compétences respectives.

Pour les régions, un partage de l'IS est ainsi envisagé, par cohérence avec leurs compétences économiques, en lieu et place de l'accise sur les énergies et de la taxe sur les certificats d'immatriculation qui seraient nationalisés. Régions de France, lors de son audition par la commission des finances, a déclaré qu'une telle perspective serait plutôt bien accueillie, tout en alertant sur le fait qu'avec l'IS et la TVA, les recettes fiscales des régions seraient intégralement liées à la conjoncture économique, ce qui les exposeraient de manière accrue au risque d'une crise. Par ailleurs, il resterait à déterminer si cette part d'IS serait véritablement « localisée » - c'est-à-dire que le montant perçu par chaque région correspondrait aux bases présentes sur son territoire - ou bien répartie selon des critères d'activité économique définis au niveau national.

Pour les départements, un partage de l'IR est suggéré. La vocation redistributive de cet impôt n'est pas étrangère, dans sa philosophie, aux compétences sociales des départements. Toutefois, une localisation de l'IR à l'échelle des départements n'aurait pas grand sens, compte tenu de l'évidente corrélation négative entre bases d'IR et dépenses sociales sur les territoires départementaux. Il faudrait donc, comme le propose la Cour, répartir le produit de cet impôt en fonction de critères de ressources et de charges.

Il est à noter que jusqu'à 2023, la répartition d'éléments de fiscalité partagée substituée à des impôts locaux supprimés ne dépendait pas de critères fixés au niveau national, comme cela est envisagé par la Cour concernant l'IS et l'IR. L'article 55 de la loi de finances initiale pour 2023 supprimant la CVAE et assurant sa compensation par une fraction de TVA marque à cet égard un tournant conceptuel en prévoyant que la part dynamique de cette fraction abonderait un fonds national de l'attractivité économique des territoires, réparti en fonction de critères qui restent à déterminer par décret.

Les rapporteurs alertent cependant sur le fait que dans ces conditions, avec un partage d'impôts nationaux, qui repose sur des critères correspondant à des objectifs de politique publique aisément modifiables d'une année sur l'autre, de telles ressources s'apparentent davantage à une forme de dotation de l'État déguisée dont l'évolution du montant global serait indexé à la dynamique d'un impôt particulier. À cette aune, il est significatif de constater que la Cour recommande « de refondre progressivement les critères de répartition des dotations de l'État et des impôts nationaux partagés ».

3. Un renforcement de la part des dotations de l'État se heurterait aux exigences de préservation de l'autonomie financière des collectivités et à la complexité des enjeux qui s'attachent à leurs modalités de répartition

Le troisième scénario polaire consiste à renforcer la part des dotations et subventions (26 % des recettes des collectivités en 2021).

Comme le souligne la Cour, une telle option est juridiquement contrainte par le principe d'autonomie financière qui, selon la loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 prise en application de l'article 72-2 de la Constitution relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales, limite à 40 % la part des dotations dans leurs ressources totales.

Par ailleurs, au plan politique, accroître la part des dotations revient à accroître la dépendance financière des collectivités territoriales à l'égard de l'État, à rebours de l'esprit de la décentralisation.

Les rapporteurs considèrent que le principal enjeu qui s'attache aux dotations de l'État est moins celui de leur part dans le panier de ressources global, qui n'a pas vocation à s'accroître pour les raisons évoquées, que celui de leurs modalités de répartition, aujourd'hui insatisfaisantes.

Si la proposition d'attribuer une nouvelle « dotation d'action sociale » aux départements peut constituer une piste intéressante pour répondre à la problématique particulière du dynamisme des allocations individuelles de solidarités (AIS) aujourd'hui sous compensées, la solution préconisée pour le bloc communal est plus incertaine. La Cour se borne à envisager une nouvelle « dotation de fonctionnement des communes » sans spécifier en quoi elle se distinguerait, dans ses modalités de répartition et dans son évolution annuelle, de l'actuelle DGF.

La « remise à plat » de la DGF constitue pourtant un chantier prioritaire, sans cesse ajourné depuis les travaux de la mission « Pires Beaune / Germain » de 201510(*). En son sein, la dotation forfaitaire est le fruit d'une sédimentation de dispositifs historiques, sans cohérence d'ensemble. Quant à ses composantes péréquatrices, celles-ci reposent encore pour l'essentiel sur des critères de richesse potentielle largement caducs dans un contexte marqué par une fiscalité locale largement érodée et assise sur des bases, les valeurs locatives, largement vétustes ou sur des indicateurs de charges indirects frustes (population, revenu moyen). Au cours de leurs différents travaux11(*), les rapporteurs spéciaux des crédits de la mission « Relations avec les collectivités territoriales » ont plusieurs fois insisté sur l'importance de mieux prendre en compte les charges supportées par les collectivités territoriales dans les systèmes de péréquations verticales et horizontales.

Ils se sont, à cet égard, intéressés au cas des collectivités locales en Italie , où le système de péréquation fonctionne selon une méthode originale, définie par une loi du 5 mai 2009 qui repose sur des indicateurs de « besoins de financement standards » , qui doivent permettre de mesurer précisément le coût de fourniture d'un service public local dans chaque collectivité afin de répartir en conséquence les fonds de péréquation et de financer un « niveau essentiel » de service public12(*).

Il est certes compréhensible qu'un travail d'une telle ampleur, qui suppose un travail fin de simulation, n'ait pu être mené dans le cadre de l'enquête de la Cour. À cet égard, il reviendra au Parlement, au Gouvernement et aux collectivités territoriales d'engager les travaux en ce sens.


* 9 Voir le compte-rendu de l'audition par la commission des finances du 23 janvier 2023 pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes de M. Christian Charpy, président de la 1ère chambre de la Cour des comptes, Mme Mathilde Lignot-Leloup, conseillère maître à la Cour des comptes et M. Stéphane Perrin, vice-président du conseil régional de Bretagne et président délégué finances de la commission administration générale de Régions de France.

* 10 Rapport au Premier ministre, Pour une dotation globale de fonctionnement équitable et transparente : osons la réforme, Christine Pires Beaune, députée et Jean Germain, sénateur, juillet 2015.

* 11 Voir par exemple le compte-rendu de leur communication devant la commission des finances du 8 juillet 2020 sur la refonte de la péréquation.

* 12 MM. Charles Guené et Claude Raynal, Rapport d'information fait au nom de la commission des finances sur la réforme des « besoins de financement standard » des collectivités italiennes, 20 novembre 2019.