II. DES RISQUES PROFESSIONNELS SOUS-ESTIMÉS, MÉCONNUS ET DIFFÉRENCIÉS CHEZ LES FEMMES

Les femmes et les risques auxquels elles sont exposées au cours de leur parcours professionnel sont encore bien trop souvent invisibles. Elles pâtissent d'un double phénomène :

- d'une part, une minimisation de leur charge de travail, de la pénibilité de leurs tâches, des risques plus silencieux auxquels elles font face, ainsi que des difficultés et de la précarité de leurs conditions de travail ;

- d'autre part, d'une méconnaissance des risques auxquels elles sont exposées, différents de ceux de leurs homologues masculins, en raison principalement d'une ségrégation professionnelle persistante.

A. UNE MINIMISATION DE LA CHARGE RÉELLE DE TRAVAIL DES FEMMES ET DES RISQUES AUXQUELS ELLES SONT EXPOSÉES

1. Une sous-estimation de la pénibilité et des risques des activités exercées majoritairement par des femmes

Comme l'a exposé l'historienne Muriel Salle devant la délégation, la participation des femmes au monde du travail a été historiquement sous-estimée : « les femmes n'ont pas commencé à travailler lors de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale, elles ont toujours travaillé mais la société prend trop peu la mesure de leur participation au monde du travail. »

Depuis les années 2000, le taux d'activité des femmes est d'environ 85 % chez les 25-45 ans, équivalent à celui des hommes.

a) Des métiers féminins perçus à tort comme moins dangereux

Les secteurs professionnels largement féminisés font l'objet d'une sous-évaluation de la pénibilité et des risques, alors même que de nombreux métiers dits féminins sont exposés à des risques élevés.

Ce phénomène a été pointé dans une étude de l'Anact9(*) publiée en juin 2022 qui estime que dans les secteurs de la santé et du social, du nettoyage et de l'intérim, du commerce et des industries de l'alimentation, les femmes exercent des métiers et occupent des postes de travail où les risques professionnels sont vraisemblablement sous-évalués et où les politiques de prévention sont encore insuffisamment développées.

Ainsi, selon cette étude, les accidents du travail ont augmenté de 42 % chez les femmes entre 2001 et 2019 et le nombre d'accidents du travail est plus élevé dans les activités de services (santé, action sociale, nettoyage, travail temporaire) à prédominance féminine (106 039 accidents du travail chez les femmes et 72 444 chez les hommes en 2019) que dans le secteur du BTP (86 784 accidents du travail chez les hommes et 1 576 chez les femmes en 2019). Le taux de fréquence des accidents du travail, en nombre d'heures travaillées, reste néanmoins plus élevé chez les hommes. Par ailleurs, si les accidents de travail mortels concernent à 90 % des hommes dans tous les secteurs, l'analyse de la gravité des accidents de travail non mortels indique qu'en moyenne les femmes sont arrêtées plus longtemps que les hommes.

En outre, de nombreux métiers dits féminins sont exposés à un port répétitif de charges dépassant la norme autorisée de 25 kg prévue à l'article R4541-9 du code du travail. C'est le cas des ouvrières mais aussi des infirmières, des aides-soignantes et des aides à domicile.

La pénibilité est tout particulièrement minimisée dans les métiers considérés comme « typiquement féminins ». Les rapporteures font leurs les réflexions suivantes formulées au cours d'auditions :

- « Un certain déni existe quant aux conditions de travail de nombreux métiers dès lors qu'on les qualifie de féminins » Caroline de Pauw, sociologue ;

- « la pénibilité est une question de convention sociale et une question sociopolitique, au-delà d'une stricte observation » François-Xavier Devetter, professeur des universités au Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) ;

- « Les facteurs de risques des femmes peuvent être sous considérés ou sous évalués. Ils paraissent secondaires dans l'inconscient collectif, au regard du port de charges lourdes pour les hommes, par exemple. » Dr Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe au directeur des études et de la recherche de INRS

- « Considérer qu'un travail requiert des qualités plutôt que des compétences revient à se référer à l'inné plutôt qu'à l'acquis. Surtout, cela empêche de prendre la mesure du niveau de qualification requis et du niveau de pénibilité associé au travail. » Muriel Salle, historienne.

Ce dernier constat est particulièrement marquant dans l'activité d'hôtesse d'accueil : les qualités supposément typiquement féminines sont mises en avant par les campagnes de recrutement, occultant la difficulté des missions qui leur sont confiées.

b) Des maux à bas bruit

Les risques professionnels auxquels les femmes sont majoritairement exposées sont davantage invisibles et silencieux, liés à une usure physique et psychique, que ceux des hommes, davantage exposés à des dangers visibles.

Les accidents du travail, qui touchent majoritairement des hommes - à 90 % s'agissant des accidents mortels -, ont des conséquences immédiates et visibles.

A l'inverse, les TMS, qui affectent davantage les femmes, se manifestent en différé et sont moins immédiatement visibles. Ils font également l'objet d'une forte sous-déclaration.

De même, les risques psychosociaux sont peu visibles.

Le risque accidentogène et de maladie professionnelle grave engageant le pronostic vital, comme l'amiante ou la silice, dans des activités très masculines, a attiré le regard de toutes les autorités de contrôle et poussé les entreprises de ces secteurs à s'engager dans la prévention et la maîtrise des risques professionnels.

En comparaison, les risques professionnels des secteurs du care ou du nettoyage ont pu être banalisés dans leur appréciation par les employeurs et les salariés eux-mêmes.

Enfin, les rapporteures notent une sous-évaluation des risques liés à la charge mentale et à des inégalités persistantes dans la répartition des tâches domestiques, qui apparaissent souvent à l'arrivée du premier enfant. Or, par définition, la notion de charge mentale est difficile à objectiver et à quantifier.

2. Une invisibilisation des risques de cancers professionnels affectant les femmes
a) Une augmentation méconnue du risque de cancer du sein en cas de travail de nuit

Le Centre international de recherche sur le cancer, agence de l'OMS, a classé, en 2007, le travail posté avec nuit parmi les agents probablement cancérogènes pour le cancer du sein. En 2019, il a conclu, sur la base d'indications limitées, que le travail de nuit posté est un facteur de risque de cancer du sein, mais aussi probablement de la prostate et colorectal.

Une étude publiée en 2018, menée par Pascal Guenel, directeur de recherche à l'Inserm, a compilé cinq études réalisées en Australie, au Canada, en Allemagne, en Espagne et en France, retraçant l'exposition au travail de nuit de 13 000 femmes, dont la moitié a souffert d'un cancer du sein, et l'autre est en bonne santé. Les analyses menées à travers cette grande base de données montrent que le risque de cancer du sein augmente de 26 % en cas de travail de nuit chez les femmes non ménopausées. Par ailleurs, ce risque augmente chez les femmes ayant travaillé plus de deux nuits par semaine pendant plus de dix ans : il est deux à trois fois plus élevé.

En février 2023, une infirmière vivant en Moselle ayant travaillé vingt-huit ans de nuit à l'hôpital a obtenu la reconnaissance de son cancer du sein comme maladie professionnelle par le CRRMP de la région Grand-Est. Il s'agit d'une première en France. Jusqu'à cette date, aucune maladie professionnelle n'avait jamais été reconnue en France comme associée au travail de nuit. Seul le Danemark avait accordé en 2008 une indemnisation à trente-sept femmes atteintes d'un cancer du sein lié à ces contraintes de travail.

Le cas de cette infirmière pourrait faire jurisprudence auprès d'autres CRRMP et permettre d'indemniser d'autres femmes atteintes de cancer du sein.

b) Des agents cancérogènes associés aux activités de soin et de nettoyage, pourtant ignorés

Le Giscop 93 a étudié les inégalités sociales de cancers liés au travail, à partir de données collectées au cours des dix premières années d'une enquête de santé publique, conduite en Seine-Saint-Denis, sur plus d'un millier de patientes et de patients atteints de cancers des voies respiratoires.

Cette recherche a fait ressortir plusieurs éléments saillants différenciant les situations des femmes et des hommes. Tout d'abord, les femmes ont globalement été moins exposées que les hommes à des cancérogènes professionnels. Cependant, de nombreuses patientes ont bel et bien été exposées, et même multi-exposées au cours de leur parcours, y compris sur certains postes de travail multi-exposés également.

Ainsi, le Giscop 93 a mis en évidence une combinaison d'expositions à des agents biologiques et à des polluants organiques liés à des activités de soin ou de nettoyage, dans lesquelles les femmes sont beaucoup plus représentées que les hommes.

Les profils de ces femmes s'inscrivent, en outre, dans des parcours ou des carrières plus hachés ne leur permettant pas de cumuler les durées ou les intensités requises par le système de réparation des maladies professionnelles, fondé sur les tableaux de maladies professionnelles.

S'en suit, d'une part, une moindre proportion de femmes éligibles à une déclaration en maladie professionnelle parmi les patientes exposées et, d'autre part, une moindre reconnaissance en maladie professionnelle parmi celles ayant voulu recourir à ce droit, et donc un défaut d'indemnisation de ces atteintes à la santé liées au travail.

La sociologue Annie Thébaud-Mony a déploré devant la délégation une invisibilisation des risques cancérogènes dans le travail des femmes et une invisibilité de leurs cancers professionnels. Cette invisibilité est particulièrement notable dans le secteur du nettoyage, motivant la création d'un groupe de travail nettoyage au Giscop 84 (Vaucluse).

Ce groupe de travail a mis en évidence l'utilisation de sept agents cancérogènes dans les produits de nettoyage ainsi qu'une exposition à l'amiante soulevée par les brosses de nettoyage.

c) Une lente reconnaissance du cancer de l'ovaire comme maladie professionnelle associée à l'amiante

Les cancers broncho-pulmonaires et de la plèvre sont actuellement les seuls cancers faisant l'objet d'un tableau de maladies professionnelles en lien avec l'exposition à l'amiante. Pourtant, depuis 2012, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) considère que le lien causal entre les cancers des ovaires et du larynx et l'exposition à l'amiante est avéré.

L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) a été saisie pour apporter aux pouvoirs publics les éléments scientifiques permettant d'envisager la création de tableaux de maladies professionnelles pour ces deux cancers.

D'après l'analyse des données recueillies dans le cadre de cette expertise, ces cancers liés à une exposition professionnelle à l'amiante sont sous-déclarés et sous-reconnus. Entre 2010 et 2020, seules six demandes de reconnaissance de cancers des ovaires ont été déposées.

Les deux professions les plus exposantes, avec plus de 50 % des femmes exposées, sont celles des conductrices de machines textiles (6 271), y compris le textile amiante, et des ouvrières non qualifiées de l'électricité et de l'électronique (6 711).

En outre, de nombreuses activités professionnelles sont effectuées dans un environnement contaminé par l'amiante, par exemple dans les secteurs de l'administration, de l'enseignement ou de la santé. Ainsi, 17,5 % de femmes exerçant dans le secondaire et 10 % dans le primaire sont exposées à l'amiante.

Selon l'Anses, la création d'un tableau de maladie professionnelle faciliterait la reconnaissance de ces cancers, et donc l'indemnisation des malades, en permettant de reconnaître automatiquement le lien avec une exposition professionnelle à partir du moment où le demandeur remplit les conditions définies par le tableau.

Sur la base de l'expertise de l'Anses, un tableau de maladie professionnelle pour le cancer de l'ovaire associé à une exposition à l'amiante devrait être prochainement créé.

3. Un manque de réflexion autour des conditions de travail et des situations de précarité professionnelle et sociale des femmes
a) Des conditions de travail souvent difficiles, dans la durée

Les conditions de travail sont déterminantes en matière de santé.

Or les femmes sont particulièrement affectées par des conditions de travail difficiles. Il est également important de noter, comme l'a fait la sociologue Caroline de Pauw lors de son audition, que les professions qui se féminisent voient leurs conditions de travail se dégrader et se précariser.

Comme l'a rappelé Guillaume Boulanger devant la délégation, souvent l'inégalité de genre se double d'une inégalité sociale de santé. Les professionnelles du care, du nettoyage et de la grande distribution sont des ouvrières ou employées, plus affectées par les risques professionnels que les professions intellectuelles ou les cadres. L'étude précitée de Santé publique France sur les maladies à caractère professionnel met en évidence un gradient social dans les prévalences de TMS.

En revanche, un gradient social inversé est observé pour la souffrance psychique, la prévalence de la souffrance psychique étant maximale pour les cadres et professions intermédiaires. Les auteurs de l'étude alertent néanmoins sur une sous-estimation de la souffrance psychique chez les ouvriers et les employés, les médecins du travail se concentrant davantage sur la recherche de pathologies somatiques et les ouvriers pouvant avoir plus de mal à exprimer leur mal-être au travail.

Des travaux de l'Ined, conduits par Anne Lambert, ont mis en évidence l'exposition croissante des femmes aux horaires atypiques de travail (journée de travail morcelée, horaires de nuit, tôt le matin, tard le soir ou le week-end), occasionnant des conséquences néfastes sur leur qualité de vie et leur santé.

Dans le secteur du nettoyage et dans celui de l'aide à domicile, secteurs à prédominance féminine, la journée de travail est fréquemment morcelée avec une amplitude horaire importante qui conduit à réaliser des vacations aux deux extrémités de la journée et à multiplier les déplacements effectués entre plusieurs vacations, avec des conséquences néfastes en matière de conditions de travail et d'usure professionnelle.

En outre, des travaux sur les horaires de nuits menés par Béatrice Barthe, maître de conférences HDR en Ergonomie, experte et rapporteure de l'Anses, mettent en évidence les répercussions du travail de nuit sur la santé des femmes, fréquent dans le secteur du care mais aussi dans celui du nettoyage. Le travail de nuit perturbe en effet l'alternance entre veille et sommeil et désynchronise les rythmes biologiques.

Une expertise collective menée par l'Anses entre 2012 et 2016 a permis de mettre en évidence plusieurs effets avec différents niveaux de preuve :

des effets avérés sur la somnolence, les troubles du sommeil et les troubles métaboliques ;

des effets probables sur la santé psychologique, l'anxiété, la dépression, le burn out, les performances cognitives, l'obésité, la prise de poids, le diabète, les maladies coronariennes, ainsi que le cancer du sein ;

des effets possibles sur l'augmentation du taux de lipides dans le sang, l'hypertension artérielle et les accidents vasculaires cérébraux.

Pour autant, Béatrice Barthe a souligné devant la délégation le fait que travailler la nuit peut également être une opportunité et un choix de vie pour des femmes : c'est un gain financier et cette organisation peut leur permettre de passer davantage de temps avec leurs enfants. Ce choix peut toutefois être lié à des contraintes financières et à une pression sociétale.

Enfin, les femmes connaissent des évolutions de carrière globalement moins rapides que celles des hommes et restent plus longtemps dans des emplois exposés. Alors que les facteurs de risques diminuent pour les hommes au cours de leur carrière, les femmes sont tout autant exposées aux facteurs de risques en fin de carrière qu'en début de carrière et même davantage exposées aux risques psychosociaux. Ce phénomène qui conduit à une usure professionnelle a été documenté par un rapport du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP)10(*) ainsi que par une thèse réalisée par Marion Gaboriau11(*).

b) Un cercle vicieux entre précarité du travail et mauvaise santé

Schéma des enchaînements causaux de la mauvaise santé

en situation de précarité

Mauvaise santé physique et mentale

Vulnérabilité accrue

Souffrance psychologique

Événements de vie péjoratifs (licenciement, déménagement, divorce, etc.)

Dégradation des conditions de vie

Chômage et précarité du travail

Source : Haut Comité de la Santé Publique, La progression de la précarité en France et ses effets sur la santé, Rennes, ENSP, 1998

c) Des trappes à inactivité associées à des problèmes de santé survenant chez les femmes plus âgées

Les travaux de Constance Beaufils, auteure d'une thèse sur L'inactivité professionnelle au cours du parcours de vie : un déterminant social de la santé des femmes aux âges élevés, réalisée à l'Université Paris-Saclay et à l'Ined, ont mis en évidence le fait que des conditions de travail délétères, des emplois précaires ou instables et des difficultés à articuler les rôles familiaux et professionnels sont associés à des problèmes de santé aux âges élevés.

Sa thèse montre également que les interruptions d'emploi des femmes au cours de leur carrière constituent des enjeux de santé publique car elles ont des conséquences néfastes pour la santé des femmes aux âges élevés. En effet, l'inactivité professionnelle se traduit par une baisse de revenus, à un instant t ainsi qu'à la retraite. Or les inégalités économiques entraînent des inégalités sociales de santé. En outre, l'inactivité professionnelle a des conséquences sur la santé mentale des femmes.

Les mères ayant toujours été en emploi entre 18 et 50 ans, que ce soit à temps partiel ou à temps plein, déclarent plus tard une meilleure santé perçue, mentale et fonctionnelle, que celles ayant interrompu leur emploi. Ces bénéfices en termes de santé concernent également les femmes séparées ou sans conjoint.

Par ailleurs, les femmes ayant eu à affronter durablement des conflits famille-travail, à des moments où se joue l'avancement professionnel, présentent des risques accrus d'anxiété à un âge élevé.

Enfin, des obstacles anticipés ou effectivement rencontrés lors du retour à l'emploi peuvent enfermer les femmes ayant interrompu leur carrière dans des trappes à inactivité qui s'accompagnent plus tard de symptômes dépressifs. Ces trappes à inactivité concernent l'ensemble des femmes, quel que soit leur niveau de diplômes ou de qualifications.


* 9 Anact, Photographie statistique de la sinistralité au travail en France selon le sexe entre 2001 et 2019, juin 2022.

* 10 Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, Les femmes seniors dans l'emploi, juin 2019.

* 11 Marion Gaboriau, Thèse de doctorat en sociologie intitulée « L'inaptitude au travail comme dispositif : De la production institutionnelle aux jugements en situation : le cas de la ville de Paris », décembre 2021.

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