N° 808

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2024-2025

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 1er juillet 2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1er juillet 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur l'utilisation
des aides publiques
aux
grandes entreprises et à leurs sous-traitants,

Président
M. Olivier RIETMANN,

Rapporteur
M. Fabien GAY,

Sénateurs

Tome III - Comptes rendus

(1) Cette commission est composée de : M. Olivier Rietmann, président ; M. Fabien Gay, rapporteur ; Mmes Martine Berthet, Pascale Gruny, M. Thierry Cozic, Mme Laurence Harribey, M. Daniel Fargeot, Mmes Anne-Sophie Romagny, Solanges Nadille, MM. Michel Masset, Marc Laménie, Mme Antoinette Guhl, vice-présidents ; MM. Olivier Bitz, Jérôme Darras, Gilbert Favreau, Mmes Anne-Marie Nédélec, Frédérique Puissat, Évelyne Renaud-Garabedian, M. Lucien Stanzione.

TRAVAUX
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

___________

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Audition de Vinci : MM. Xavier Huillard, président directeur général,
et Christian Labeyrie, directeur général adjoint

(lundi 7 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous auditionnons M. Xavier Huillard, président-directeur général de Vinci, accompagné de M. Christian Labeyrie, directeur général adjoint de cette entreprise. Cette audition est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Vinci.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Xavier Huillard et Christian Labeyrie prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider votre propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

M. Xavier Huillard, président-directeur-général de Vinci. - Merci pour votre accueil.

Le groupe Vinci s'appuie sur trois grandes tendances de fond. La première, c'est le besoin croissant de mobilité sous toutes ses formes, avec une forte demande de mobilités durables. Nous sommes très investis sur des projets de tramway, de voies ferrées, comme le Grand Paris Express, et cela partout dans le monde.

La deuxième grande tendance, c'est l'urbanisation et ce que nous appelons la construction de la ville sur la ville, de façon à construire progressivement une ville plus durable et plus agréable à vivre. Nous avons construit notre siège social à Nanterre sur une ancienne friche dont personne ne voulait, c'en est un exemple. Nous avons pris conscience il y a une dizaine d'années que la vitesse à laquelle nous avons collectivement artificialisé le sol est trois fois supérieure à la croissance démographique : il est urgent de renverser ces proportions, c'est ce que nous voulons faire quand nous parlons de reconstruire la ville sur la ville.

La troisième grande tendance, c'est la révolution numérique et la transition énergétique. Nous sommes au début de la deuxième révolution de l'électricité et du numérique - tout va s'électrifier, et le numérique va prendre plus d'importance encore, on le voit avec l'intelligence artificielle générative et les data centers.

Chez Vinci, nous sommes organisés en trois branches d'activité qui correspondent à ces trois grandes tendances, et nous sommes dans chacune d'elle des leaders mondiaux, hors Chine.

Dans la branche des concessions d'infrastructures de mobilité, des autoroutes, des aéroports, des lignes ferroviaires à grande vitesse (LGV), je citerai par exemple la LGV Tours-Bordeaux. Nous l'avons totalement conçue, construite, financée et nous l'exploitons sous forme d'un contrat de concession à risque de trafic : nous sommes payés en fonction du nombre de trains qui circulent, il n'y a pour le moment que ceux de la SNCF. Deuxième branche, la construction, qui est bien connue. Enfin, troisième branche, les services à l'énergie et au numérique : ces métiers sont les moins connus du groupe Vinci, alors que nous y avons réalisé, l'année dernière, 27,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires, presque autant que dans la construction.

Vinci est perçu comme un grand groupe, mais nous nous définissons autrement parce qu'en réalité, nous sommes une flottille de plus de 4 200 business units qui sont autonomes et responsables mais cimentées par une culture commune et par un actionnariat commun, puisque la seule manière d'être actionnaire dans ce groupe, c'est d'être actionnaire au niveau de la société tête de groupe. En France, les trois-quarts de nos collaborateurs sont actionnaires du groupe, c'est le résultat d'une volonté continue depuis trois décennies ; à l'échelle du groupe, 40 % de nos 285 000 collaborateurs sont actionnaires du groupe, ce qui est un moyen formidable d'aligner les intérêts des uns et des autres.

Enfin, nous sommes davantage « multilocaux » que globaux : nous sommes allemands en Allemagne, britanniques en Grande-Bretagne, américains aux États-Unis, il y a relativement peu de transferts de matériaux ou de matériel entre les différents pays car l'essentiel que nous transférons, c'est de l'intelligence, de la valeur ajoutée d'ingénierie et de la conduite de travaux sous forme d'encadrement ou de techniciens.

Quelques chiffres pour 2023, qui est votre année de référence dans le questionnaire. Nous avons réalisé 43 % de notre activité en France, c'est-à-dire 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires, avec 104 000 collaborateurs. Une étude que nous faisons réaliser régulièrement par un cabinet indépendant, Utopie, estime que pour un emploi chez nous, on compte environ 3,8 emplois indirects ou induits qui soutiennent l'économie nationale. Nous avons le sentiment d'être un petit morceau de France, car nous comptons parmi les plus gros employeurs en France, avec un très fort impact en emplois indirects.

Sur cinq ans et en dépit de la Covid-19, nos effectifs en France ont progressé de près de 6 %, soit 5 700 salariés en plus, net des sorties entre le 31 décembre 2018 et le 31 décembre 2023. Le nombre d'emplois a continué à croître en 2024, nous étions 106 000 au 31 décembre 2024, contre 104 600 un an plus tôt.

Je continue sur les chiffres, sur deux grands chapitres : les salaires, les charges, les aides à l'emploi ; ensuite, les impôts et crédits d'impôt.

Toujours pour l'année 2023, notre masse salariale France, donc la somme du brut feuille de paye, s'établit à 5,5 milliards d'euros ; les charges sociales employeurs, c'est-à-dire ce que nous payons au-dessus du brut feuille de paye, à 2,2 milliards d'euros ; au total, notre coût salarial est donc de 7,7 milliards d'euros, soit 26 % de notre chiffre d'affaires en France, cela montre la très haute intensité humaine de nos métiers, que ce soit dans la construction ou dans les services à l'énergie. Et ces chiffres en matière d'emploi ne prennent pas en compte ceux de nos milliers de sous-traitants.

Sur cette même année 2023, notre groupe a bénéficié d'allègements de charges pour un montant total de 104 millions d'euros, soit 4,7 % des charges totales employeur ; nous avons bénéficié de 80 millions d'euros d'allègements de charges patronales, y compris au titre de la loi pour le développement économique de l'outre-mer, et 23 millions d'euros au titre de l'apprentissage - nous employons environ 6 000 apprentis. Ces allègements de charges et aides ont un impact sur le résultat net, bas de page, de l'ordre de 77 millions d'euros, soit 3 % du résultat net après impôt pour nos activités françaises - notre résultat net après impôts sur nos activités françaises s'élève à 2,5 milliards d'euros.

Comme de nombreuses entreprises françaises, nous avons bénéficié des aides prévues au titre de l'activité partielle pendant la crise sanitaire ; elles ont représenté 103 millions d'euros en 2020, puis 25 millions en 2021, et aujourd'hui moins de 1 million d'euros. Ces aides ont surtout concerné les activités de construction et d'énergie, sachant que la partie autoroutière, Vinci Autoroutes, n'avait pas demandé à bénéficier de ces aides à l'activité partielle. De notre point de vue, l'activité partielle est un excellent mécanisme, auquel nos voisins allemands recourent beaucoup. Il évite des réductions d'effectifs s'il apparaît que la baisse d'activité peut être considérée comme temporaire - mais il n'a pas d'intérêt si la baisse d'activité est perçue comme plus durable, ce qui est par exemple le cas aujourd'hui de notre activité de promotion immobilière qui, comme l'ensemble du secteur, subit une crise durable.

Pour ce qui concerne les impôts, en 2023, Vinci a payé 2,2 milliards d'euros d'impôts en France, qui se répartissent comme suit : 1,2 milliard d'euros d'impôt sur les bénéfices, et 1 milliard d'euros d'impôts de production et de taxes diverses, qui ne sont pas fonction de la performance économique, dont plus de 600 millions d'euros de taxes spécifiques sur les autoroutes françaises - la redevance domaniale, la contribution volontaire exceptionnelle, la taxe sur les concessions autoroutières.

Ces données figurent dans le rapport de transparence fiscale que nous publions spontanément - ce n'est pas obligatoire, mais nous y tenons.

Cette charge globale d'impôts de 2,2 milliards d'euros est à rapprocher du bénéfice net que Vinci réalise en France, soit 2,5 milliards d'euros. Cette année, le montant total des impôts acquittés par Vinci en France devrait approcher les 3 milliards d'euros, compte tenu d'une part de la taxe sur les infrastructures de longue distance, mise en place en 2024 et qui représente pour nous un montant non fiscalement déductible d'environ 280 millions d'euros, et d'autre part, de l'augmentation du taux d'imposition sur les bénéfices pour les entreprises de notre taille, qui va être porté à 36,10 % contre 25,83 % précédemment, cela a un impact d'à peu près 400 millions d'euros.

Cette année, donc, les impôts vont probablement dépasser notre résultat net ; je le dis sans esprit de polémique, mais c'est une situation unique par rapport à l'ensemble des grands pays où nous sommes présents : c'est un fait.

Vinci est dans le trio de tête des contribuables français. Dans le même temps, nous continuons d'investir en France des montants importants : 1,1 milliard d'euros en 2023, 1,25 milliard d'euros en 2024. La France est pour nous extraordinairement importante, nous y réalisons 42 % de notre activité, c'est là où nous innovons, où nous formons, où nous testons de nouveaux business models, de nouvelles stratégies.

J'en citerai deux, rapidement. La première, c'est Exegy, notre innovation en matière de béton : nous y remplaçons une partie du ciment, qui est très émetteur de CO2, par d'autres produits, qui seront à terme des argiles broyés, afin de produire du béton bas carbone voire ultra bas carbone. Le deuxième exemple, c'est le principe du « charge as you drive », que nous expérimentons sur une section de notre réseau autoroutier au-delà de la barrière de péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines ; l'objectif consiste à intégrer dans la chaussée des bobines électromagnétiques, un peu à l'image de ce qu'on utilise pour recharger son téléphone portable ; par réduction électromagnétique, la bobine réceptrice placée sous le véhicule va faire circuler de l'électricité pendant qu'il roule, ce qui a comme grand avantage de limiter la taille de la batterie embarquée - c'est décisif pour les camions car cette expérience est très importante pour envisager l'électrification du transport lourd. Et ces expérimentations que nous menons en France, lorsque les solutions sont validées, nous les utilisons dans les quelque 120 pays où nous sommes présents.

Je continue sur les impôts. En 2023, Vinci a bénéficié de 42 millions d'euros de crédit d'impôt en France, soit 2 % de sa charge d'impôt en France. Ce total comprend 20 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR), 12 millions de réduction d'impôt pour le mécénat, 4 millions d'euros pour le guichet aide électricité et 3 millions d'euros de crédit d'impôt pour les investissements en outre-mer.

Les dépenses éligibles au CIR représentent un montant total de l'ordre de 62 millions d'euros, répartis entre Vinci Construction (36 millions d'euros) et Vinci Énergie (26 millions d'euros). Vinci compte à peu près 320 chercheurs en France et nous gérons un portefeuille d'environ 2 500 brevets.

Pour conclure, je dirai que le système français des aides est effectivement complexe, qu'il est difficile de s'y retrouver. Nous avons passé du temps à réunir les chiffres que je vous ai présentés, parce qu'ils sont dispersés : Vinci est hyper décentralisé avec ses 4200 business units, il nous a fallu aller chercher certains chiffres dans des endroits inattendus, l'exercice a été intéressant, c'est à mettre au crédit de votre commission d'enquête.

Au total, si les montants d'aides publiques que Vinci perçoit ne sont pas négligeables, ils sont, à notre avis, loin de compenser les écarts de charges sociales employeurs avec les pays voisins, qui représentent en France 40 % de coûts supplémentaires par rapport au brut des feuilles de paye, ni les écarts d'impôts de production, qui représentent en France à peu près 3,5 % du chiffre d'affaires pour ce qui nous concerne.

Étant présents dans 120 pays, nous pouvons comparer les systèmes. Nous réalisons 80 % de notre chiffre d'affaires en Europe, en 2023 notre chiffre d'affaires atteignait 6 milliards d'euros au Royaume-Uni, 4,8 milliards d'euros en Allemagne, 3,5 milliards d'euros en Espagne, nous nous développons partout et nous sommes bien placés pour faire des comparaisons. Notre rapport de transparence fiscale publié pour l'exercice 2023 le montre : en France, les charges sociales employeurs nettes d'allègements de charges se sont élevées à 20 779 euros en moyenne par employé, contre 12 751 euros en Allemagne, 11 646 euros en Espagne et 10 007 euros au Royaume-Uni ; les impôts de production représentent 3,5% de notre chiffre d'affaires en France, 1,25 % en Allemagne, moins de 1 % au Royaume-Uni et 0,2 % en Espagne.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour votre transparence et la précision de votre propos. Vinci a-t-elle reçu des subventions ?

M. Xavier Huillard. - Cela dépend de ce que vous entendez par subvention. Du temps du Président François Hollande, alors que l'État n'avait déjà plus beaucoup de ressources à consacrer au réseau autoroutier, des collectivités territoriales demandaient des aménagements, comme des bretelles d'accès, des échangeurs... Le ministre des transports de l'époque - j'en ai vu passer dix-huit depuis que je suis président de Vinci, la stabilité, c'est un avantage pour développer des stratégies à long terme - avait eu l'idée d'imposer aux collectivités de mettre la main au portefeuille pour que l'État contribue ; il y a donc eu des projets aménagements qui paraissaient vertueux, parce qu'ils rendaient service aux usagers, et parce qu'ils renforçaient l'emploi local, nous y contribuions donc. Si ce type de cofinancements entre dans votre tableau des subventions, on doit pouvoir vous en trouver le chiffre, mais je n'ai pas le sentiment que cela correspond à des subventions à proprement parler...

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne pensais pas à ce cas de figure, mais plutôt à des subventions directes, pour votre activité.

M. Xavier Huillard. - Nous ne sommes pas des industriels à proprement parler, Vinci n'a pas d'usines de fabrication, à part nos quelques sites de production d'enrobé, ce produit à base de bitume et de cailloux que l'on étale sur les routes. Nous sommes une société de service, notre richesse, ce sont nos capacités d'ingénierie, pour trouver des solutions qui produisent moins cher et préservent mieux la planète.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai visité dans les Pyrénées-Orientales une entreprise qui fait du recyclage de matériaux de construction, elle parvient par exemple à recycler les blocs de béton qui soutiennent les éoliennes, en séparant le granulat du ciment : êtes-vous engagés sur de telles actions ?

M. Xavier Huillard. - Oui, nous sommes même les leaders en la matière, et c'est pourquoi je parle de déconstruction et non pas de démolition de bâtiments. Voyez ce qui se passe pour notre siège de Nanterre : nous démolissons les anciens bâtiments, mais en séparant les matériaux et en les recyclant, c'est de la déconstruction.

Pour vous donner un ordre de grandeur, notre production annuelle de granulats qui n'est pas d'origine extractive, donc issue du recyclage, est d'environ 18 millions de tonnes. Nous en sommes de loin le plus grand producteur français, nous avons commencé très tôt et nous diffusons cette pratique au Canada, aux États-Unis, dans tous les pays où nous sommes implantés. L'économie circulaire est notre nouvelle frontière, c'est l'un des trois axes de notre action en matière d'environnement, les deux autres étant la réduction d'empreinte de CO2 - nous sommes, avec un plan pour 2030, sur la trajectoire des Accords de Paris, avec une réduction de CO2 de 40 % par rapport à 2018 -, et le respect de la biodiversité et des milieux naturels, où nous avançons également, par exemple dans l'usage et le traitement des eaux que nous utilisons sur nos chantiers et qui retournent dans la nature.

M. Christian Labeyrie, directeur-général-adjoint de Vinci. - Nous avons pour objectif que le quart des enrobés que nous utilisons provienne du recyclage.

M. Xavier Huillard. - Autre exemple : comme nous avons la chance d'avoir la gestion provisoire de 4 400 kilomètres d'autoroutes et aussi de fabriquer des autoroutes, nous avons expérimenté il y a quelques années une rénovation d'une section de chaussée autoroutière entièrement par recyclage : nous rabotons la chaussée, nous remalaxons le matériau en y ajoutant ce qui va bien, et nous remettons ces granulats sur la chaussée ; cette expérience nous montre que l'optimum économique s'établit autour de 50 % de recyclage, ce serait déjà énorme d'y parvenir.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour votre propos introductif et votre effort de transparence. J'ai lu votre rapport de transparence financière, il est imposant, et ma première question est très simple : seriez-vous d'accord pour ajouter à ce rapport une présentation des aides publiques que vous recevez ?

M. Xavier Huillard. - Aucun problème. Je suis transparent sur les impôts que nous payons en France et qui sont plus importants qu'ailleurs, il me semble normal de l'être également pour les aides publiques. La transparence, c'est la bonne façon, démocratique, d'avancer - vous l'avez constaté dans notre rapport, que vous êtes probablement le seul ici à avoir lu intégralement...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je l'ai lu du début à la fin, j'avoue que j'ai eu du mal, parce que je ne suis pas un financier... J'y ai appris beaucoup.

M. Xavier Huillard. - Par exemple, sur la diversité des métiers de Vinci ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne savais pas l'importance de votre secteur énergétique, un domaine qui m'intéresse - mais je savais ce que vous faites dans le domaine aéroportuaire ou des stades sportifs, mais ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête...

M. Xavier Huillard. - Permettez-moi d'apporter une précision. En France, on connait Vinci pour les autoroutes française. On sait moins que, par exemple, nous exploitons aussi 1 200 km d'autoroutes au Brésil, des centaines de kilomètres en Grèce, en Allemagne. On sait peu, également, que sommes le leader mondial privé de gestion d'aéroports, avec 72 aéroports. Nous sommes, hors Chine, le leader mondial des services à l'énergie dans le numérique, avec 27,5 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Et nous sommes le leader mondial de la construction, hors Chine.

Nous n'en tirons aucune arrogance. Mais le fait est que pour un pays de notre taille, réussir à atteindre une telle position mondiale, - je ne m'en attribue pas le succès, je n'ai fait que reprendre le flambeau et je vais le transmettre très prochainement -, le fait de se tailler des places de leadership mondial sur des métiers qui sont au coeur des grandes transitions en cours, ce n'est pas rien.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connaissais bien la partie autoroutière, vous connaissez le débat qui existe dans la société, des questions se posent sur les concessions autoroutières ; je me suis opposé à la privatisation d'Aéroports de Paris, mais j'avais dit que si cela devait se faire, Vinci serait l'un des meilleurs concessionnaires... J'en reviens aux aides publiques. Recourez-vous à l'IP Box pour vos revenus de vos brevets ? Percevez-vous des aides régionales, européennes ?

M. Christian Labeyrie. - La fiscalité française s'applique sur nos brevets, c'est la règle - nous facturons à l'étranger des redevances sur nos brevets et nous sommes taxés selon la loi française.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pose la question, parce qu'une nouvelle fiscalité permet de loger ses brevets dans ce qu'on appelle l'IP Box, et ainsi d'abaisser la fiscalité de 25 à 10 %, cela représente plusieurs dizaines de millions d'euros pour certains groupes, c'est une aide directe - mais vous nous dites que vous n'y recourez pas...

M. Xavier Huillard. - Je ne savais même pas que cela existait...

M. Fabien Gay, rapporteur. - N'y voyez pas une invitation, surtout de la part d'un élu communiste, à faire de l'optimisation fiscale - mais beaucoup de vos confrères recourent à cette niche fiscale...

J'en viens aux partenariat public-privé (PPP), vous avez évoqué le cas des aménagements autoroutiers demandés par les collectivités territoriales, et qui se sont faites avec des cofinancements.

En 2018, la Cour des comptes de l'Union européenne a estimé que les recours aux PPP présentaient des avantages limités pour les collectivités et manquait de transparence. Vous évoquez la LGV Tours-Bordeaux, que je connais parfaitement en tant que Bordelais ; elle a coûté 7,7 milliards d'euros au total, son financement a requis des prêts bancaires garantis par l'État, via des fonds d'épargne de la Caisse des dépôts, parmi bien d'autres financements, les départements ont participé, la Banque européenne, et même SNCF Réseau - et le consortium Lisea, dont Vinci fait partie, sera rétribué pendant les 50 ans de la concession par redevance sur les trains qui empruntent la ligne, pour le moment seulement ceux de la SNCF et j'espère pour longtemps.

De l'argent public, venu de l'État français, de l'UE, des collectivités, participe donc à un projet, mais la rémunération au long cours, elle, ne va qu'au privé, et c'est la même question pour les autoroutes, y compris pour la bretelle d'autoroute dont vous donnez l'exemple : comprenez-vous qu'on se pose la question, dès lors que le public participe au financement de l'infrastructure, sur le fait que seul le privé en tire ensuite des revenus ?

M. Xavier Huillard. - C'est un vaste débat, ce n'est pas la première fois qu'il a lieu au Sénat. La première chose, c'est que nous ne décidons jamais, à Vinci, qu'il faut faire une LGV entre Tours et Bordeaux : c'est l'État qui décide et qui a le choix du financement et de la gestion de la ligne. Voyez la ligne Bordeaux-Toulouse : l'État a décidé de la faire avec les méthodes habituelles, historiques, donc sans concession, ni PPP.

Il y a une différence entre concession et PPP. Avec la concession, vous êtes rémunéré à risque, c'est vous qui portez le risque du trafic ; un PPP, c'est ce qu'on appelle en anglais un availability scheme, vous êtes rémunéré en fonction de votre capacité à faire que l'infrastructure dont vous avez la charge de construction, puis de maintenance et d'exploitation, soit disponible pour son usage. La LGV Bretagne-Pays de Loire est un PPP, l'entreprise Eiffage n'est pas rémunérée en fonction du nombre de trains qui circulent sur cette ligne, alors que nous le sommes sur la LGV Tours-Bordeaux, parce que l'État a recouru à la concession, que nous avons obtenue en gagnant un appel d'offres compétitif.

La bonne nouvelle, c'est que l'Autorité de régulation des transports (ART) mesure désormais la rentabilité des investissements en examinant le taux de rentabilité interne, qu'on appelle le TRI. Lorsque je parlais du TRI il y a 20 ans, je n'étais pas très bien compris, les esprits ont heureusement évolué, grâce en particulier à l'ART. Cette autorité examine les concessions autoroutières très régulièrement : elle regarde si le TRI, donc la rémunération du risque pris par l'entrepreneur, est raisonnable ou non. Et la bonne nouvelle, c'est que cela fait trois fois de suite que l'ART a conclu que le TRI était raisonnable eu égard au risque pris par le concessionnaire.

Le choix de faire ou de ne pas faire un équipement relève des autorités publiques, jamais de nous. On a reproché à Vinci son chantier de l'aéroport de Notre-Dame des Landes, mais ce n'est pas nous qui l'avions décidé et ce serait ridicule de dire que nous avions poussé aux feux : bien sûr que non, c'est l'État qui décide, et du projet, et de la façon de le réaliser - nous répondons, nous, à des appels d'offres, que nous gagnons ou pas. Nous n'avons pas gagné l'A69, par exemple, ce qui n'est finalement pas une mauvaise chose pour nous...La privatisation d'ADP, elle, ne s'est pas faite, c'est plutôt une bonne nouvelle parce qu'il y a eu la Covid-19 dans l'intervalle...

La vraie question, c'est la rentabilité de l'investissement. Or, sur la LGV Tours-Bordeaux, je ne pourrai vous en parler que dans vingt ans parce que pour le moment, on y perd de l'argent, c'est la courbe habituelle d'une concession : au début, vous amortissez les gros investissements, et puis petit à petit le trafic prend de l'ampleur, c'est ce qu'on appelle le ramp-up, et puis vous commencez à faire du profit, et sur la durée, le profit compense les pertes que vous avez essuyées parfois pendant 10 ou 15 ans.

Le meilleur exemple, dont personne ne parle, c'est le duplex de l'A86 : nous l'avions proposé, l'État a repris l'idée, nous avons gagné l'appel d'offres, puis un recours arrête le projet, il y a un nouvel appel d'offres, que nous gagnons à nouveau, pour une concession de 70 ans - c'était la durée nécessaire pour amortir l'investissement de plus de 2 milliards d'euros, avec un tarif à environ 10 euros le passage. Nous l'avons ouvert en 2015 et pour le moment, nous sommes en perte, parce que nous sommes encore au début de la concession : la rentabilité ne se juge que sur la durée.

Sur la LGV Tours-Bordeaux, la rentabilité risque d'être plus compliquée à atteindre si l'on continue à y faire circuler aussi peu de trains qu'aujourd'hui, j'espère que d'autres compagnies ferroviaires vont pouvoir l'emprunter, elle n'est utilisée qu'à 40 % de sa capacité et vous constaterez que les trains y sont très pleins...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et les billets sont chers...

M. Xavier Huillard. - La rentabilité, donc, ne se mesure pas en résultat rapporté au chiffre d'affaires, elle se mesure avec le TRI, qui lui-même s'apprécie en fonction du risque - et sur cette LGV, il est trop tôt pour le dire, parce qu'on est au tout début de l'aventure.

M. Christian Labeyrie. - Le consortium Lisea perd environ 40 millions d'euros par an et n'a pas versé 1 centime de dividende depuis sa création.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne reproche pas à une entreprise privée de faire du profit, c'est sa raison d'être, une entreprise n'est pas là pour faire de la philanthropie, mais pour dégager des revenus qui permettent de payer des salaires et les actionnaires. Cependant, je repose la question sur les PPP : avez-vous des exemples d'opérations qui n'ont pas été rentables pour le privé ? On nous parle toujours de rémunération du risque, d'accord ; mais est-ce qu'il y a des exemples où cela se passe mal ? Dès lors, quel risque prenez-vous, à Vinci, avec une concession autoroutière ou une LGV ? En réalité, sauf un cas que vous allez peut-être nous dire, vous êtes gagnants dans tous les cas : où est le risque ?

M. Xavier Huillard. - Je pourrais vous citer des exemples en France pour des concurrents, ce n'est pas mon rôle de le faire. Pour Vinci, je peux vous en citer à l'étranger : l'aéroport de Santiago-du-Chili, une concession à risque de trafic, où nous sommes payés en fonction du business généré par les passagers qui passent dans cette nouvelle infrastructure. Autre exemple, les PPP autoroutiers que nous avons en Allemagne, l'un d'eux a mal tourné. Dans l'availability scheme, vous pouvez perdre de l'argent dans la construction même, c'est ce qui se passe par exemple pour ceux qui font l'A69. Ensuite, vous êtes payés en fonction de la disponibilité de l'infrastructure, vous ne pouvez pas perdre beaucoup puisque vous ne risquez que des pénalités si des voies de circulation ne sont pas disponibles ; lorsque vous êtes à risque de trafic, au contraire, vous pouvez perdre beaucoup d'argent si vous vous êtes trompés.

Dans les concessions autoroutières que nous avons par exemple gagnées en 2005 sur la base d'une valeur de 19 milliards d'euros jusqu'en 2035, nous nous sommes trompés sur tous les paramètres que nous avions inscrits en prévision : l'inflation, le taux de motorisation des ménages, le prix des carburants, la croissance économique - sur tout donc, et comme il y a un dieu qui vient au secours des entrepreneurs, que l'on appelle la loi des grands nombres, la situation nous a été moins défavorable qu'elle aurait pu l'être, surtout que tout a changé depuis 2005 : il y a eu Lehman Brothers et les crise des subprimes, les gilets jaunes, la Covid-19... Nous avons surtout été sauvés par le fait que les taux d'intérêt ont été très bas pendant longtemps, ce qui nous a donné de l'air, et par cette loi des grands nombres, qui fait que nous sommes retombés sur nos pieds.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez donc aucun exemple pour Vinci, en France, d'une concession qui aurait mal tourné - je peux donc conclure que le risque que vous prenez est en réalité très limité ?

M. Xavier Huillard. - C'est vous qui le dites... Pendant les confinements, il n'y avait plus de trafic autoroutier...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, mais comme les concessions autoroutières avaient pris 7 à 10 ans d'avance sur le plan financier, vous aviez de la marge...

M. Xavier Huillard. - Attention, la crise financière de 2008, après la faillite de Lehman Brothers, nous a couté l'équivalent de dix ans de trafic poids lourds... Et certaines des concessions autoroutières que nous avons achetées avaient de graves difficultés financières. Le risque réside dans le fait de prévoir des paramètres 30 ans à l'avance, qui s'avèrent généralement faux, mais la loi des grands nombres fait qu'on retombe généralement sur ses pieds : cependant, si l'État veut faire par lui-même, libre à lui.

Nous sommes au-devant de ce que j'ai appelé la deuxième révolution de l'électricité. Les capitaux qu'il va falloir engager pour réussir notre transition environnementale et énergétique sont extraordinairement élevés, et dans beaucoup de pays, au-delà des capacités de financement public. La meilleure preuve, c'est que nous avons des projets de lignes à très haute tension sous forme de PPP en Australie ou au Brésil, parce que c'est un moyen de faire ce qu'on appelle du blending financing, c'est-à-dire un mix entre du financement privé et du financement public, avec des responsabilités claires entre les uns et les autres. Mon pronostic, c'est que ces modèles de PPP seront très utiles pour réaliser les investissements colossaux qui sont nécessaires à la transition environnementale et énergétique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pensais que vous alliez me citer le Stade de Bordeaux, le Matmut Atlantique...

M. Xavier Huillard. - Merci d'en parler, je peux également citer le stade du Mans.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si vous faîtes de mauvais investissements, je n'y suis pour rien...

M. Xavier Huillard. - Alain Juppé voulait un nouveau stade à Bordeaux, ce n'est pas Vinci qui en a décidé, le stade aurait pu être financé par de l'argent public régional, les politiques ont décidé de passer par un PPP, nous l'avons remporté avec Fayat, mais nous n'avons pas été aidés par les mauvaises performances du club des Girondins de Bordeaux...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Effectivement. Mais pour ce qui nous concerne, vous ne nous avez pas cité cet exemple par vous-même, il a fallu que je vous le souffle...

Je poursuis sur les aides publiques. Savez-vous quel montant de crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) Vinci a perçu avant 2018 ? J'ai pour 2013 le chiffre de 83 millions d'euros, vous étiez alors au troisième rang. À quoi cette aide a-t-elle servi ? Est-elle entrée dans le budget général ? Est-ce que vous en avez augmenté votre R&D, vos emplois - ou votre compétitivité, dont chacun dit qu'elle ne s'évalue pas ? À quoi cette aide a-t-elle précisément servi pendant toutes ces années ?

M. Xavier Huillard. - Le CICE a été créé à une époque où nous avons collectivement pris conscience du fait qu'en France les charges sur les salaires les plus modestes étaient très peu compétitives par rapport à d'autres pays - ce qui est un problème important pour les entreprises qui sont en compétition frontale avec celles de ces autres pays, c'est particulièrement le cas des industries. Nous en avons bénéficié parce que nous y avions droit ; en 2017, au pic du régime, il avait représenté pour Vinci une économie nette d'impôts de 153 millions d'euros - à comparer aux allègements actuels, qui sont en dessous de 60 millions d'euros : le CICE était plus avantageux pour nous que l'allègement de charges qui l'a remplacé.

Les allègements de charges sur les bas salaires, ensuite, ne doivent pas changer les règles du jeu entre concurrents sur le marché français, je le dis en devançant vos questions. Car sur le marché français, en particulier celui des services, nous sommes en concurrence avec un grand nombre d'entreprises, y compris des ETI, des PME et des TPE : il faut que les règles soient les mêmes pour tous, ou bien la concurrence est faussée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis plutôt pour l'égalité de traitement, je suis pour que des entreprises payent de l'impôt, c'est l'égalité face à l'impôt et l'égalité face aux aides publiques. Si on introduit une distorsion de concurrence, il y a un biais, nous sommes d'accord sur ce point...

M. Xavier Huillard. - Au moment du CICE, les taux d'impôts sur les sociétés étaient plus importants qu'aujourd'hui, il faut tout prendre en considération.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La réalité, c'est qu'on a présenté le CICE à 20 milliards d'euros comme un levier de compétitivité qui allait créer 1 million d'emplois, mais on a eu 100 000 emplois supplémentaires et on nous a expliqué que la compétitivité, on ne pouvait pas l'évaluer, donc en connaître le gain - Louis Gallois lui-même nous l'a dit...

M. Xavier Huillard. - Si, la contrepartie du CICE, elle est dans les prix.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Intégralement ?

M. Xavier Huillard. - Oui, dans une activité comme la nôtre où les marges finales ne dépassent pas 3 ou 4 %, où la concurrence est très forte, on fait tout pour avoir le prix le plus bas, donc on répercute tous les avantages...

M. Olivier Rietmann, président. - Certains disent effectivement que la compétitivité ne s'évalue pas, mais on en a tout de même des indices, ne serait-ce qu'en comparant le coût du travail comme vous l'avez fait entre la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni et l'Espagne - et on peut y ajouter des critères sur le salaire moyen, les conditions de travail, les accidents du travail et les maladies professionnelles...

Je suis donc convaincu que la compétitivité s'évalue au moins relativement, mais encore faut-il qu'on le veuille. Même chose pour les aides publiques, cela suppose qu'on évalue leur efficacité. Le fait-on ? Je vous ai posé la question : quel suivi faites-vous des aides publiques ? Êtes-vous favorable à un meilleur suivi - et quels critères d'évaluation envisageriez-vous ?

M. Xavier Huillard. - Comment fait-on chez nous ? Quand nous lançons une politique interne, nous faisons une étude d'impact approfondie, ce qui n'est pas si courant en France ; ensuite, on examine ce que l'action a donné, et nous revenons sur nos décisions s'il y a lieu, on regarde si on continue, ou si l'on arrête.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quand on évalue, il faut aller jusqu'au bout. Car derrière les cotisations sociales, que vous appelez des charges, il y a un modèle social : des ouvriers et des ingénieurs bien formés et bien soignés, qui ont accès à des services publics, cela fait partie d'un modèle social qui doit entrer dans les comparaisons en termes de compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - L'Allemagne ou le Royaume-Uni, par exemple, n'ont pas des modèles sociaux si éloignés du nôtre, quant à la qualité...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le modèle social allemand est beaucoup vanté, mais on parle peu de ses très bas salaires, des « jobs à 1 euro », des emplois séniors extrêmement précaires... Il y a de quoi débattre, mais ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête.

Pendant la crise sanitaire, vous n'avez pas bénéficié de prêts garantis par l'État (PGE) ?

M. Xavier Huillard. - Non, ni de reports d'échéance fiscale.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez gagné 5 000 emplois entre 2018 et 2023, mais vous avez tout de même supprimé 4 600 emplois en 2020, alors que l'État vous accompagnait significativement - 103 millions d'euros - pour prendre à sa charge une partie des salaires et éviter les licenciements. Dans le même temps, vous avez continué à verser du dividende : 2,04 euros par action en 2020, 2,90 euros en 2021, donc il augmente. C'était un choix. D'autres ne l'ont pas fait, par exemple M. Pouyanné, à la tête de TotalEnergies, nous a dit que, pour lui, soit son entreprise touchait des aides et alors elle ne devait pas verser de dividende, soit elle choisissait de continuer à verser du dividende, ce que voulait son conseil d'administration, et alors l'entreprise n'avait pas à toucher d'aide publique : c'est cette option qui a finalement été retenue.

Ma question est donc celle-ci : comprenez-vous le malaise, la colère, ou minima les questions qu'on se pose quand une entreprise aussi solide que la vôtre touche des aides publiques substantielles, verse du dividende et licencie la même année ?

M. Olivier Rietmann, président. - Nous n'avons cependant pas le montant total du dividende versé - la question peut se poser aussi d'en déduire au moins l'équivalent de l'aide publique reçue, les 103 millions d'euros...

M. Xavier Huillard. - Juste avant la Covid-19, nous avions communiqué que notre dividende allait être à 3,05 euros par action. Au titre de 2019, il était descendu à 2,04 euros, nous l'avons donc diminué d'un euro par action du fait de la crise sanitaire, cela représente 450 millions d'euros.

Nous avons baissé, donc, notre dividende, sans pour autant le mettre à zéro, parce que les actionnaires sont une partie prenante comme une autre : ce n'est pas la plus importante, mais il faut la traiter correctement, ou bien les choses se passent mal ; du reste, en diminuant d'un tiers notre dividende, nous étions largement dans les clous de ce qui nous demandait la puissance publique - Bruno Le Maire appelait à une baisse entre un quart et un tiers. L'année suivante, nous sommes restés à 2,04 euros et ce n'est qu'après que nous sommes revenus à cette règle simple que nous suivons depuis 20 ans : consacrer entre 50 et 55 % de notre résultat net au dividende, parce que nos actionnaires ont pris le risque de nous soutenir - c'est ce qu'on appelle le pay-out, le taux de distribution de dividendes. Nous étions montés un peu plus haut quelques années où nous avions moins de résultat, parce qu'il ne fallait pas désespérer l'actionnaire... Et pour répondre à votre remarque, nous avons donc baisser notre dividende bien au-delà de l'aide publique que nous avons reçue : environ 450 millions, à comparer aux 103 millions d'euros perçus.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je lis dans votre rapport qu'en 2021, le dividende n'est pas resté à 2,04 euros par action, mais qu'il est passé à 2,86 euros...

M. Christian Labeyrie. - Il y a une année de décalage...

M. Xavier Huillard. - Le principe, c'est que nous versons un acompte. Cette année, par exemple, nous avons déjà versé un acompte en novembre 2024 sans avoir les comptes définitifs et ce n'est qu'une fois le tout soldé qu'on saura ce qu'il en est. En 2020, nous versions le dividende pour 2019, il était de 2,04 euros, puis nous l'avons maintenu à 2,04 euros en 2021 pour l'année 2020. Nous l'avons remonté après, et nous sommes revenus à notre logique d'un dividende équivalent à 50-55 % du résultat net.

M. Fabien Gay. - Vous êtes remontés très vite...

M. Xavier Huillard. - Chez ADP, par exemple, leur taux de distribution est de 70%.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le taux de distribution, c'est un autre débat... La question que je vous pose reste entière. Comprenez-vous qu'une entreprise qui fait du bénéfice, que l'État aide à traverser des difficultés en nationalisant une partie des salaires - l'aide de 103 millions d'euros que vous avez reçue en 2020 revient à nationaliser une partie de vos salaires -, une entreprise qui touche donc de l'aide publique, verse plus d'un milliard d'euros de dividende, et licencie dans le même temps ? Comprenez-vous qu'on puisse se poser des questions ?

M. Xavier Huillard. - Je vous réponds très clairement : non seulement nous comprenons qu'effectivement on ne pouvait pas maintenir notre dividende comme prévu à 3,05 euros, et c'est bien pourquoi nous l'avons baissé d'un tiers - mais à titre personnel, j'ai également fait des efforts, même si cela n'entre pas dans le débat. Toutefois, je ne suis pas d'accord avec l'idée que, parce que nous obtenons 100 millions d'euros d'aides, on devrait mettre le dividende à zéro. Parce qu'en le faisant, nous aurions vite eu des problèmes avec nos actionnaires, qui sont étrangers à 70 %... Un actionnaire, ça se traite bien, comme toutes les autres parties prenantes, on a besoin d'eux. Parce que quand on ne les traite pas bien, ils finissent par se fâcher, et que pensez-vous qu'ils fassent, alors ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est M. Pouyanné qui nous l'a dit, il ne parlait pas sons la contrainte, et il a estimé qu'une entreprise qui était aidée pendant la crise sanitaire, n'aurait pas dû verser de dividende, ou bien renoncer à l'aide publique...

M. Xavier Huillard. - Il parlait pour lui.

M. Christian Labeyrie. - Le rendement de l'action et de 4 % - et depuis une semaine, les actionnaires ont perdu 10% : il y a des risques quand on est actionnaire, même quand on touche du dividende...

M. Xavier Huillard. - Je m'attendais à une question sur l'apprentissage, j'ai des choses à dire sur le sujet...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est un sujet qui me tient aussi à coeur, et il entre dans le champ de notre commission d'enquête, puisque vous nous dites avoir reçu, en 2023, environ 23 millions d'euros pour les 6 000 apprentis que vous employez.

En tant que patron de Vinci, considérez-vous qu'il faudrait mieux cibler les aides à l'apprentissage ? Que pensez-vous des changements apportés dans la dernière loi de finances ? Ne pensez-vous pas qu'il faudrait faire une différence entre les apprentis en fonction de leur niveau de diplôme ? Je ne parle pas uniquement en termes de taille d'entreprise, même si je pense qu'il faut également prendre en compte cette dimension, notamment entre les artisans, les commerçants, les PME et les grandes entreprises qui n'ont pas les mêmes moyens. Je pense à la différence à faire entre apprentis de niveaux CAP, Bac pro, Bac + 2, qu'il faut accompagner de manière forte, alors que ce n'est pas le cas pour les apprentis de niveaux Bac + 3, Bac + 4, Bac + 5 et plus, qui ont la possibilité d'obtenir leur diplôme sans passer par l'alternance, notamment dans certaines facultés qui proposent des formations adaptées, et qui ont une rémunération pendant leur apprentissage.

L'apprentissage était soutenu l'an passé à hauteur de 21,6 milliards d'euros, ce montant va diminuer un peu avec les changements opérés cette année. Vous qui connaissez bien les entreprises et le fonctionnement des pays voisins, que pensez-vous de l'apprentissage en France ? En Suisse, 70 % des jeunes entre 15 et 24 ans sont passés par l'alternance, sans quasiment aucune aide de l'État, avec un véritable partenariat public-privé, une véritable culture de l'alternance - je force le trait, mais en Suisse ou en Allemagne, on a saisi tout l'avantage de l'apprentissage pour les jeunes, mais aussi pour l'entreprise, pour son avenir, ses recrutements de demain. En France, les chefs d'entreprises, quand ils me parlent d'alternance, me donnent l'impression qu'ils contribuent à une oeuvre sociale et, plus généralement, j'ai le sentiment que l'alternance est portée surtout par l'État. Ne pensez-vous pas que les grandes entreprises pourraient y contribuer davantage, surtout pour les niveaux de diplômes élevés ?

M. Xavier Huillard. - Il faut voir d'où l'on vient. L'apprentissage au sens large, jusqu'au baccalauréat professionnel, a longtemps eu mauvaise presse dans notre pays, pour des raisons culturelles. L'idée de globaliser les apprentis et les alternants a été intelligente, car cela a remonté l'image de l'apprentissage au sens large. À Vinci, nous avons augmenté d'environ 30 % le nombre d'apprentis et d'alternants. Sur les 6 000 apprentis, il y a un peu plus d'un tiers d'apprentis au sens historique du terme et les deux tiers d'alternants. Nous partions de bas, j'ai pu motiver mes unités opérationnelles en mettant en avant les aides que vous avez mises en place, elles ont été très utiles - à l'échelle du pays aussi, car le nombre d'apprentis a augmenté. À Vinci, nous sommes à 6 % d'apprentis. Maintenant que cet amorçage a bien fonctionné, vous pouvez retirer l'aide, mais ne débranchez pas trop vite le fil, allez-y progressivement, parce que nous sommes encore loin de la situation allemande, par exemple, où il y a 15 % d'apprentis - l'apprentissage y est vraiment entré dans les moeurs, alors que ce n'est pas tout à fait le cas chez nous. Cependant, attention, si vous faites une différence entre les entreprises selon leur taille, vous allez fausser la concurrence parce qu'encore une fois, mes concurrents en France, ce sont des entreprises locales, des petites entreprises de construction qui auront alors l'avantage sur moi.

Mme Anne-Sophie Romagny. - La question porte aussi sur la différence à faire selon le niveau de diplôme.

M. Xavier Huillard. - Le vrai sujet, ce sont les apprentis au sens historique. Pour les alternants, la question est surtout financière, il faut voir que le salaire qu'ils touchent, les aide à faire leurs études et qu'ils risquent de les arrêter s'il n'y a plus de salaire. Ensuite, un Bac + 5 trouve du travail même s'il n'a pas fait d'alternance, en général, alors que pour les niveaux d'études moins avancés, l'alternance fait plus la différence - et donc, pour les Bac+5, c'est surtout la question de l'accompagnement financier des études qui est un sujet.

Tout cela étant dit, le système d'alternance, qui consiste à alterner travail et études académiques est un excellent système. Nous embauchons très volontiers des personnes qui sont passées par l'alternance.

M. Michel Masset. - Vos actionnaires étrangers sont nombreux, les charges salariales sont plus fortes en France, mais vous restez dans notre pays : est-ce que vos investisseurs vous demandent de transférer votre activité ailleurs ?

Vous dites attendre des simplifications administratives, mais le mieux ne serait-il pas de décentraliser l'action, et de faire des PPP plus autonomes par territoires ?

Quatre de vos salariés sur cinq sont actionnaires de Vinci en France, souhaitez-vous aller plus loin ? Une part du CICE est-elle allée à l'amélioration des conditions de travail des salariés ?

Jeudi prochain, nous aurons une journée de l'apprentissage au Sénat. Vous avez vos propres centres de formation chez Vinci, et dans le même temps, des centres de formation d'apprentis (CFA) publics sont en difficulté : comment articuler le public et le privé pour ces centres de formation - pourrait-on envisager un PPP en la matière ?

Enfin, quelle serait la meilleure aide à la compétitivité ?

M. Marc Laménie. - Quelles sont vos relations avec les autorités organisatrices de mobilité ? Vous apportent-elles des aides publiques ?

Vous avez une fondation Vinci, qui intervient sur de grandes causes : quel est son budget ?

Enfin, avez-vous des PPP sur les voies navigables, en particulier pour la rénovation des barrages - je pense en particulier à de gros chantiers sur le fleuve Meuse et la rivière Aisne : quel a été votre rôle ?

M. Xavier Huillard. - Merci d'évoquer ce chantier sur la Meuse et l'Aisne, c'est un bon exemple de PPP... très difficile, je n'avais pas pensé à l'évoquer, ce qui montre bien que les mauvaises choses, on les oublie et c'est très bien comme cela. Le détail de ce chantier serait trop long à raconter, mais nous avons eu bien du mal.

Nous avons plusieurs initiatives en matière de fondations. La fondation Vinci pour la cité fonctionne de façon admirable. Nous avons inventé un principe il y a plus de 20 ans : nous aidons financièrement un certain nombre d'associations. Mais l'aspect le plus important est notre mécénat de compétences. Nous avons 106 000 collaborateurs en France qui nous signalent des associations à aider ; nous leur proposons une aide financière et leur demandons d'apporter leur expertise. Cet assemblage entre mécénat de compétences et aide financière marche remarquablement. Je dis souvent que si nous devions arrêter la fondation pour des raisons budgétaires, je pense que je me ferais renvoyer du groupe par mes collaborateurs. Cela représente 5 millions d'euros par an, sans frais de fonctionnement.

Nous avons également la fondation Vinci Autoroutes pour une conduite responsable, qui fait des enquêtes sur la manière dont les conducteurs devraient se comporter sur l'autoroute. Nous avons versé 12 millions d'euros de mécénat l'année dernière.

Lors des événements des Gilets jaunes, nous nous sommes rendu compte que nous faisions insuffisamment sur un des axes principaux de nos actions de mécénat. Nos deux axes, c'est l'insertion par l'économique et l'accompagnement social. Nous sommes leader en France avec entre 5 000 et 6 000 personnes qui sont en situation d'exclusion à qui nous proposons de leur remettre le pied à l'étrier par le biais d'un emploi. Mais cela ne suffit pas, il faut faire de l'accompagnement social. Nous avons un réseau de centaines d'associations d'insertion qui nous aident en matière d'accompagnement social. Nous avons l'avantage d'être une grande entreprise, cela nous donne des leviers d'action.

Lors des Gilets jaunes, nous nous sommes rendu compte que nous n'en faisions pas assez pour faire prendre conscience aux jeunes collégiens de la réalité de l'entreprise, notamment en direction des quartiers prioritaires de la ville. Nous avons alors décidé d'industrialiser les stages des classes de Troisième et Seconde, avec une initiative que nous avons appelée Give Me Five : nous prenons 8 000 stagiaires par an, exclusivement en provenance de quartiers prioritaires de la ville, et qui, pendant une semaine, découvrent la diversité de nos métiers. Nous leur faisons visiter le Stade de France, leur faisons subir un examen sur leur e-réputation, leur apprenons les dangers des réseaux sociaux, et ils découvrent à quel point cela peut être passionnant d'être dans l'entreprise. Cela représente encore 5 millions d'euros, nous n'en tirons pas de gloire particulière, car cela fait partie de notre responsabilité sociétale.

La décentralisation est la mère de toutes les réformes, nous l'avons expérimentée à Vinci puisque nous avons découpé le groupe en 4 200 unités d'affaires, dont plus de 2 000 en France. Il est grand temps de comprendre que notre pays ne doit plus être dirigé par le haut en toute chose, et qu'il faut donner des leviers d'action aux territoires, y compris des leviers de recettes.

Le rapport de M. Woerth propose ainsi que les échelons politiques locaux puissent fixer eux-mêmes le taux d'impôts, c'est une bonne chose. Il faut que la France se décentralise, nous n'arriverons pas à réformer collectivement ce pays sans un geste fort de décentralisation - nous montrons l'exemple à Vinci, nous sommes peut-être le groupe le plus décentralisé au monde...

L'actionnariat salarié est très développé chez Vinci, les salariés actionnaires ou anciens salariés qui restent actionnaires possèdent environ 7 milliards d'euros d'actions : c'est leur retraite, leurs économies. Nous avons un mécanisme qui leur permet de rentrer trois fois par an dans le capital et puis de sortir au bout de cinq ans. Les salariés sont collectivement les premiers actionnaires de Vinci, avec 11 % du capital, c'est important pour le groupe et c'est très efficace, la plupart de nos actionnaires sont conscients que leur avenir est en jeu, même dans les petits gestes, comme éteindre la lumière le soir. Faut-il aller plus loin ? Je ne le pense pas, nous sommes autour de 11 % depuis des années et c'est très bien comme cela.

Nous n'avons pas nos propres centres de formation d'apprentis. Nous nous appuyons sur les centres existants et essayons de les faire vivre. Nous sommes présents dans la partie éducation en envoyant nos collaborateurs, qui sont professeurs, pour s'occuper des jeunes. Dans le cadre de Give Me Five, nous suivons dans le temps les 8 000 jeunes que nous accueillons en stage découverte, nous les orientons vers l'apprentissage, leur proposons des stages ou des jobs d'été, c'est très important. Nous n'avons donc pas nos propres CFA, nous avons choisi de coopérer avec ceux qui existent.

M. Olivier Rietmann, président. - Le lien public-privé va dans les deux sens...

M. Xavier Huillard. - Nous avons de nombreux centres de formation à travers le pays, destinés à faire progresser nos collaborateurs en compétence. Dans nos entreprises, les gens restent parce qu'ils ont le sentiment qu'ils vont continuer à progresser : mon véritable rôle de patron est de les faire grandir en compétence. En échange, ils nous sont fidèles car ils ont le sentiment qu'on s'occupe d'eux. C'est leur retraite ou leurs économies au niveau de l'actionnariat, et leur capacité à prendre des responsabilités de plus en plus importantes. Notre vocation est de faire grandir les collaborateurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérez-vous qu'en tant que donneur d'ordre sur des grands chantiers, vous avez une responsabilité sociale ou environnementale par rapport à la sous-traitance de niveau 1, 2, 3 et même davantage ? Il arrive qu'on descende à des sous-traitants de rang 4, 5, 6 et même 7, cela a des conséquences sur les questions sociales, sur la régularisation de sans-papiers, on l'a vu sur les chantiers des Jeux olympiques et paralympiques.

Ensuite, où en est-on sur la concession du Stade de France ? J'ai déposé une résolution pour interdire sa vente au Qatar, en soulignant qu'on ne pouvait pas faire de grandes déclarations contre le terrorisme, tout en vendant ce bien essentiel de la Nation qu'est le Stade de France, à un pays qui finance le terrorisme, le Qatar : où en est-on du renouvellement de la concession ?

M. Xavier Huillard. - Je vais commencer par cette dernière question, en répondant sommairement, car des actions judiciaires sont en cours. Je rappelle qu'au début d'une concession, sa durée n'est pas une donnée d'entrée, c'est une résultante des capitaux engagés à risque. Notre projet, avec Bouygues, après avoir géré la concession depuis 30 ans, vise à redonner au Stade de France sa capacité de briller pendant des décennies. Je crois que régulièrement, tous les 30 ou 40 ans, il faut investir 30 à 50 % du prix de construction initiale d'un équipement pour le remettre au goût du jour. C'est le cas pour les autoroutes, où il faut résoudre les problèmes de résilience face aux aléas climatiques, aux inondations et aux incendies. Sur un stade, c'est la même chose si on veut un équipement moderne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On annonce 600 millions d'euros d'investissement ?

M. Xavier Huillard. - La durée de la concession doit être calée en fonction de l'investissement. Nous avons proposé un investissement de 400 millions d'euros environ, nos principaux concurrents prévoient beaucoup moins. Je suis désolé de perdre le Stade de France, mais ce n'est pas tant la perte qui me désole, que le fait que nous ne pourrons pas redonner une nouvelle jeunesse à ce stade pour les 30 ou 40 prochaines années. Il y aura un moment où il y aura un problème.

Cela étant, ce dossier est entre les mains de la justice, qui en décidera.

M. Olivier Rietmann, président. - Que peut-on faire pour réduire le nombre de rangs de la sous-traitance ?

M. Xavier Huillard. - La tendance actuelle est à la réduction des chaînes de sous-traitants. Nous avons fait le choix de réinternaliser de nombreux métiers, par exemple la fabrication des dalles de béton pour les immeubles. Nous avons pris cette décision parce que nous pensons que pour produire de manière compétitive et avec une bonne qualité, il faut confier les tâches à des personnes qui sont chez nous à long terme. Cela nous permet de leur offrir un contrat à durée indéterminée et de les aider à développer leurs compétences. Nous avons réinternalisé de nombreux métiers, ce qui explique l'augmentation de nos effectifs. Notre objectif est de limiter les chaînes de sous-traitance, mais nous pensons qu'il ne faut pas légiférer sur le sujet, car cela pourrait introduire des rigidités, il y a trop de cas de figure différents, mieux vaut une sorte d'observation et une régulation.

Quant à la question de savoir si l'on se sent responsable de nos sous-traitants, la réponse est oui. Sur un chantier, la réussite ou l'échec dépend de la chimie humaine qui s'installe entre l'entrepreneur principal et sa chaîne de sous-traitants. En matière de sécurité, nous avons des indicateurs qui concernent nos propres collaborateurs et nos intérimaires. C'est un domaine où nous pouvons encore progresser, car l'accidentologie des intérimaires est moins bonne que celle de nos propres collaborateurs. Nous récoltons également les statistiques relatives à nos sous-traitants et nous sommes amenés à exclure un sous-traitant si nous constatons qu'il ne respecte pas les règles de sécurité de base sur nos projets. Oui, nous nous sentons responsables.

M. Christian Labeyrie. - Nous réalisons des audits des conditions sociales des sous-traitants : nous avons deux cents auditeurs qui se rendent sur le terrain pour s'assurer que les conditions sont respectées.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai deux dernières questions. Considérez-vous toujours que « l'argent ne fait pas le bonheur du patron », comme vous l'aviez dit en 2006 ? Et pensez-vous, puisque vous avez indiqué que vous quitteriez vos responsabilités dans quelques semaines, que vous ferez de la politique ?

M. Xavier Huillard. - Si nous ne travaillions qu'en vue de gagner de l'argent, je pense que nos collaborateurs ne viendraient pas. Il leur faut quelque chose de plus, il faut qu'il y ait un sens, une oeuvre collective : c'est plus facile dans nos métiers, parce que nous sommes des bâtisseurs, nous construisons non pas n'importe quoi, mais des oeuvres. Michel Serres soulignait la différence fondamentale entre le travail et l'oeuvre : le travail fatigue, avilit, le travail est pessimiste - tandis que l'oeuvre exalte, donne de l'énergie, de l'optimisme.

Dans ce monde de l'aménagement du territoire et urbain, nous pouvons tous avoir le sentiment d'oeuvrer plutôt que de travailler, nous pouvons être fiers de ce que nous faisons. Vinci est connu en France surtout pour les autoroutes, mais la réalité de notre groupe, c'est d'être fondamentalement humaniste.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour votre disponibilité, nous avons beaucoup appris dans cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'ExxonMobil France :
MM. Charles Amyot, président-directeur général,
Jean-Claude Marcelin, directeur administratif et financier,
et Jean-Philippe Petit, directeur des affaires publiques

(mardi 8 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de la société ExxonMobil France puisque nous auditionnons MM. Charles Amyot, président-directeur général, Jean Claude Marcelin, directeur administratif et financier, et Jean-Philippe Petit, directeur des affaires publiques

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez ExxonMobil.

Aucun lien d'intérêt n'est déclaré.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Charles Amyot, Jean Claude Marcelin et Jean-Philippe Petit prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après avoir entendu le 25 mars dernier M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies, nous avons jugé utile de vous entendre, notamment en raison de l'annonce il y a un an de la suppression de 600 postes environ à Port-Jérôme.

Pouvez-vous présenter succinctement votre société ?

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où le groupe ExxonMobil est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Merci pour cette invitation et l'opportunité qui nous est donnée d'échanger sur les aides publiques dans le contexte actuel d'hyper-compétition et de rationnement des moyens publics, qui exige que nous optimisions l'utilisation de l'argent public destiné aux entreprises.

Je précise que je suis président des sociétés du groupe ExxonMobil en France.

Mon propos s'articulera en trois grandes parties. Je présenterai nos sociétés et leurs activités en France, puis je détaillerai les aides publiques dont nous avons bénéficié en 2023 en les classant en quatre catégories : aides aux industries énergo-intensives, aides à l'investissement, aide à la recherche et au développement, et aides à l'emploi. Enfin, je partagerai quelques réflexions sur les aides publiques au regard de la compétitivité et de l'attractivité en France.

ExxonMobil est un groupe américain implanté en France à travers deux filiales appartenant à ExxonMobil France Holding (EMFH). La première, Esso S.A.F, présente depuis 1902, opère dans le raffinage et la distribution. Elle représente environ 17 % du capital et est cotée sur le SBF 120. La seconde, ExxonMobil Chemical France (EMCF), implantée depuis les années 1960, est une société de chimie détenue à 100 % par la holding française.

La société Esso S.A.F a pour mission première la production de produits énergétiques et de spécialité comme les lubrifiants ou les bitumes. Notre activité est aujourd'hui recentrée sur la raffinerie de Gravenchon en Normandie à la suite de la vente de la raffinerie de Fos-sur-Mer fin 2024. Nous représentons environ 20 % de la capacité de raffinage, soit une production énergétique d'environ 75 térawattheures, équivalant à 20 % de la production du parc nucléaire français. En 2024, nous avons renforcé notre réseau en convertissant 237 stations BP à la marque Esso, en partenariat avec le groupe EG Group. Avec 720 stations-service en France et la place de numéro 2 sur autoroute, notre marque est désormais plus visible sur le territoire national.

La société SO fait face à des défis majeurs, notamment la volatilité des marchés et la transition énergétique. La demande en produits énergétiques en France a diminué de 10 % depuis 2019, soit environ 1 % par an, bien en-deçà des 6 % prévus par la programmation pluriannuelle de l'énergie. Notre modèle d'affaires doit s'adapter et répondre à cette baisse dont l'ampleur et le rythme restent incertains. Nous devons à la fois approvisionner le pays en énergie et participer à la décarbonation, notamment en réduisant nos propres émissions et celles de nos clients. Ces objectifs nécessiteront des investissements très importants et le soutien de l'État, car nous sommes une passerelle entre le monde actuel et celui de demain.

La société EMCF produit essentiellement des produits chimiques (polyéthylène, polypropylène, résines). Ses installations sont basées à Gravenchon. En 2023, le site représentait environ 40 % de la production de polyéthylène du groupe en Europe et 0,3 % de la production mondiale. En 2024, nous avons pris la lourde décision d'arrêter le vapocraqueur et les unités aval de Gravenchon, tout en maintenant la production d'oléfines à chaîne longue, qui reste profitable. Cette décision difficile a été prise après un processus d'information-consultation. Un plan de sauvegarde de l'emploi a été négocié ; il a fait l'objet d'un accord majoritaire. Ce plan accompagne les quelque 600 salariés dont le poste est supprimé, notamment par des mesures d'âge et d'accompagnement au redéploiement interne et externe.

Les résultats financiers des deux sociétés sont tenus séparément. Esso S.A.F a réalisé un profit net de 107 millions d'euros en 2024, alors qu'EMCF affiche une perte estimée à 470 millions d'euros. Ce chiffre est indicatif car les comptes 2024 ne sont pas encore arrêtés. La holding française EMFH n'a versé aucun dividende à la maison-mère depuis 2018.

Venons-en maintenant au sujet des aides publiques. Il n'a pas été simple pour nous de définir ce qu'est une aide publique et d'en faire l'inventaire, ce qui est révélateur d'un système complexe. J'ai retenu le chiffre de 2 200 systèmes différents existant en France.

Notre métier d'entrepreneur implique la prise de risques. Notre industrie très capitalistique vise le temps long. Nos décisions d'investissement nous engagent pour des décennies. Nous sollicitons des subventions lorsqu'elles sont accessibles au moment où nous prenons nos décisions d'investissement, mais nous regardons toujours et avant tout la viabilité économique à long terme de nos projets. Durant la pandémie, nos sociétés n'ont fait appel à aucune aide publique, ni prêt garanti par l'État, ni chômage partiel, malgré une perte financière de 800 millions d'euros en 2020.

En 2023, nous avons bénéficié d'un total de 20 millions d'euros d'aides publiques, représentant environ 3 % de la contribution économique et sociale du groupe. La répartition est la suivante : 9,8 millions d'euros d'aides aux industries très énergivores, 8,7 millions d'euros d'aides à l'investissement, 1 million d'euros d'aide à la recherche et au développement et 0,4 million d'euros d'aides à l'emploi.

M. Olivier Rietmann, président. - Que regroupez-vous sous ce dernier vocable ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Il s'agit des allègements de charges et autres dispositifs similaires.

M. Olivier Rietmann, président. - L'apprentissage est-il inclus ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous ne faisons pas appel aux aides à l'apprentissage.

M. Olivier Rietmann, président. - Employez-vous des apprentis ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Oui.

La majorité des aides que nous recevons sont liées à des problématiques de réduction des coûts des émissions de CO2 et des prix de l'énergie, qui sont des enjeux majeurs pour nos industries.

Les aides aux industries énergo-intensives ont donc représenté 9,8 millions d'euros en 2023. Nos processus de production, très gourmands en énergie, sont très sensibles aux prix de l'électricité et du gaz. À titre d'exemple, le prix du gaz en France et en Europe est plus de trois fois supérieur à ce qu'il est aux États-Unis.

Les aides à l'investissement ont représenté 8,7 millions d'euros. Elles comprennent les compensations des coûts indirects « carbone » pour 7,6 millions d'euros. Ces aides sont désormais conditionnées à la mise en oeuvre de projets d'efficacité énergétique ayant un retour sur investissement de moins de 4 ans, avec obligation de remboursement si ces objectifs ne sont pas atteints. Par ailleurs, nous n'avons pas reçu de subventions directes pour des programmes d'investissement fléchées en 2023. Néanmoins, fin 2023, nous avions bénéficié de ces programmes pour cinq projets, pour un montant d'aides versées depuis 2020 de 1,6 million d'euros sur un total octroyé de 9,6 millions d'euros. Les versements se font progressivement et sont conditionnés à la vérification de l'efficacité des projets par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie. Il est à noter que nous avons engagé le remboursement de 847 800 euros pour un projet que nous avons arrêté en 2024. Les quatre autres projets concernent l'efficacité énergétique de nos raffineries. Nous avons perçu 0,8 million d'euros fin 2023, pour un montant total octroyé de 5,4 millions d'euros.

Nous avons perçu 1,3 million d'euros de crédit d'impôt en 2023 dans le cadre de programmes de sur-amortissements décidés en 2015.

Nous faisons appel de manière limitée aux aides à la recherche et au développement, qui prennent la forme du crédit d'impôt recherche (CIR). Cette catégorie a représenté environ 1 million d'euros en 2023. Ceci étant, il s'agit d'un dispositif très important pour la recherche en France, que nous soutenons.

Enfin, les aides à l'emploi par le biais de réductions de charges se sont élevées à 0,4 million d'euros en 2023, dont 237 000 euros de réduction de charges sur les bas salaires. Nous n'avons pas utilisé les aides à l'embauche d'apprentis.

Sur la période 2013-2018, nous avions bénéficié du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) pour un montant cumulé de 5,4 millions d'euros, soit environ 0,9 million d'euros par an.

Nous sommes très peu concernés par les réductions de charges qui visent à donner plus de salaire net au regard du coût du travail supporté par l'employeur. Notre industrie emploie une main-d'oeuvre qualifiée qui progresse au sein de l'entreprise.

En résumé, le total des aides reçues en 2023 s'élève à 20 millions d'euros, dont 18,5 millions d'euros concernent des mesures de réduction des coûts pour les industries énergo-intensives. Ces aides sont critiques pour notre secteur exposé à la concurrence internationale. Elles représentent 3 % de notre contribution économique et sociale de 668 millions d'euros de 2023. Sur la période 2020-2023, nous avons bénéficié de 52 millions d'euros d'aides publiques, soit 2 % de notre contribution économique et sociale de 2,7 milliards d'euros, dont 1,6 million d'euros pour les salaires et les charges sociales et plus de 640 millions d'euros pour les impôts et les taxes.

J'en viens maintenant à la troisième partie de mon propos, que je résumerai en deux mots : efficacité et compétitivité. Le système des aides publiques est complexe, ce qui en rend l'évaluation difficile. Les dirigeants d'entreprise évoluent dans un environnement d'ultra-compétition. Ils se battent tous les jours pour atteindre leur objectif premier qui est de créer de la richesse pour ensuite la réinvestir et la partager. Nous nous heurtons parfois à des freins.

La dernière édition du baromètre AmCham-Bain fait une bonne synthèse des atouts de la France : qualité de vie, de la formation et de la main-d'oeuvre, capacité d'innovation. Elle souligne aussi des freins persistants à la compétitivité et à l'attractivité : complexité réglementaire, fiscalité des entreprises, coût du travail, lourdeur administrative. Ainsi, les impôts de production sont trois fois plus élevés en France qu'en Allemagne. De même, l'écart entre le salaire brut et le salaire net est 50 % plus élevé en France qu'en Allemagne. Ne serait-il pas plus simple et efficace d'adresser les causes profondes plutôt que de multiplier les aides publiques pour compenser l'écart de compétitivité inhérent à notre système ?

Chaque puissance économique moderne digne de ce nom a mis en place des dispositifs d'aide à ses entreprises. Ces aides permettent d'accompagner les industries dans leur transformation ou de soutenir les nouvelles technologies. Les aides à l'investissement, par exemple, permettent la mise en oeuvre de solutions bas carbone visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ces technologies comme le captage et stockage de CO2 ne sont pas rentables aujourd'hui.

Les incitations financières ont du sens pour ouvrir la voie à la transition là où il n'existe pas encore de marché et où les coûts initiaux sont élevés. Néanmoins, le soutien des pouvoirs publics devrait être temporaire. Pour atteindre la neutralité carbone, il est important de développer des marchés visant à encourager la réduction des émissions.

Prenons l'exemple américain de l'Inflation Reduction Act (IRA). Cette réglementation permet de manière très simple de développer des projets de décarbonation sur la base d'incitations fiscales proportionnelles à l'abattement de CO2, quelle que soit la technologie utilisée. L'IRA a permis à ExxonMobil de développer un projet d'usine de production d'hydrogène bleu au Texas, d'une capacité équivalente à 36 usines d'hydrogène vert comme celle actuellement construite par Air Liquide en Normandie. Ce projet à Houston permettra de réduire les émissions de CO2 de 10 millions de tonnes.

En Europe, particulièrement en France, le régulateur a fait le choix d'imposer la technologie : l'hydrogène doit être vert. Or son prix de revient est quatre à cinq fois supérieur à celui de l'hydrogène bleu. Cette décision implique des besoins en capitaux et en aides supplémentaires, ce qui rend le prix de l'hydrogène vert inabordable à court et moyen terme pour de nombreuses industries. Il n'est donc pas surprenant que très peu de projets se réalisent.

Les aides à l'investissement sont importantes pour le développement de nouvelles technologies bas carbone compétitives. Dans le domaine de l'efficacité énergétique, les aides sont plutôt bien faites et bien contrôlées. En revanche, pour ce qui concerne les gros projets de transformation, le système actuel d'appels à projets sur des périodes imposées avec des guichets multiples n'est pas adapté au processus décisionnel des industriels. Il faudrait un seul guichet et une fenêtre d'évaluation décidée en concertation avec l'administration pour permettre des décisions d'investissement étalées dans la durée.

Je propose de définir des principes fondamentaux pour les aides publiques : pragmatisme, visibilité, ciblage et contrôles. Une approche concertée entre les acteurs économiques privés et l'administration permettrait de nous aligner sur ces fondamentaux et de faciliter l'évaluation et l'amélioration du système, notamment à travers des études d'impact.

En conclusion, les aides publiques sont importantes pour les entreprises, surtout dans le contexte actuel d'ultra-compétition. Elles devraient reposer sur des principes consensuels et faire l'objet d'études d'impact rigoureuses. La neutralité technologique, des dispositifs adaptés au temps long de l'industrie et la simplification des normes et des guichets favoriseraient l'émergence d'une industrie bas carbone compétitive. L'optimisation des aides ne pourra se faire qu'avec les entreprises, pas contre elles. C'est un véritable partenariat public-privé qui doit se mettre en place.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup pour votre exposé très complet. Je laisse la parole à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs. Les chiffres que vous avez donnés recoupent ceux que j'ai pu me procurer, notamment sur le CICE et le CIR. En revanche, vous n'avez pas parlé de mécénat.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous pourrons revenir vers vous sur le sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En la matière, vos données sont publiques. On parle de moins de 10 000 euros en 2019 et en 2020, ce qui est effectivement très peu. Néanmoins, cela reste une aide publique.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai la somme de 138 000 euros pour le mécénat et le crédit famille.

M. Fabien Gay, rapporteur. - ExxonMobil est un groupe puissant et mondial. Il est difficile de faire la différence entre ce qui relève de la France, de l'Europe et du monde, notamment sur les activités de raffinage. Quand je compare vos résultats assez solides au niveau mondial et les 20 millions d'euros que vous avez perçus en France à travers différents dispositifs, je me demande si un groupe comme le vôtre a vraiment besoin de ces aides. Avez-vous véritablement besoin de 20 millions d'euros d'aides publiques pour vos activités en France ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Permettez-moi d'abord une précision. Esso S.A.F est une société française dont une partie de l'actionnariat est cotée sur le SBF 120. Nous rendons compte à nos actionnaires en France. Les aides sont principalement liées à des problématiques de prix de l'énergie et du carbone. Nos dépenses d'électricité et de gaz sont d'environ 200 millions d'euros par an. L'aide de 9,8 millions d'euros que nous avons reçue représente environ 5 % de ce coût. Ces 5 % ne sont pas négligeables car ils nous remettent à parité avec nos concurrents internationaux, notamment les Américains. Concernant le CIR, le montant paraît faible, mais il est loin d'être négligeable. Il faut vraiment faire la différence entre le groupe mondial et notre société en France. Le secteur de la chimie fait face à des défis très importants. Les aides sont loin d'être négligeables pour le site de Gravenchon.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi n'avez-vous pas sollicité d'aides durant la période du Covid, notamment le chômage partiel, alors que vous avez enregistré des déficits très importants ? Pourquoi ne sollicitez-vous pas les aides à l'apprentissage ?

Le fait que vous ne remontiez pas de dividendes à la maison-mère depuis 2018 ne signifie probablement pas que vous ne versez pas de dividendes à vos actionnaires.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous avons une politique de gestion prudente. Esso S.A.F a résisté à la crise de la pandémie car mes prédécesseurs ont su gérer les bonnes années et mettre des réserves de côté. Nous sommes soumis à deux marchés aux fluctuations différentes : celui du pétrole brut d'un côté et celui des produits finis de l'autre. Nous ne maîtrisons pas le prix de revient de nos activités. Ce sont les marchés qui décident. Nous devons donc avoir des principes extrêmement clairs de gestion. La maîtrise des coûts et la discipline des investissements sont également importantes. Très peu de société sont capables d'énoncer ces fondamentaux et de les mettre en oeuvre chaque jour. C'est grâce à cela que nous avons pu traverser la pandémie sans faire appel aux aides publiques.

Par ailleurs, lorsque nous ne remontons pas de dividendes à la maison-mère, qui détient 83 % du capital d'Esso S.A.F, nous n'en remontons pas non plus aux actionnaires minoritaires qui détiennent les 17 % restants.

M. Olivier Rietmann, président. - On peut ne pas verser de dividendes pendant un certain temps, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Comment faites-vous pour conserver vos actionnaires ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Je me dois d'abord de revenir sur votre question concernant l'apprentissage. Les apprentis revêtent une importance capitale pour notre groupe. L'apprentissage constitue un excellent moyen non seulement de former notre personnel, mais également d'évaluer ses compétences techniques et humaines. Nous accueillons entre 50 et 70 apprentis, selon nos besoins. Leur parcours débute majoritairement dans nos usines, puis ils gravissent progressivement les échelons. Le développement de ces talents est un élément fort de notre culture d'entreprise. Je doute que l'État soit le mieux placé pour assumer ou même nous aider dans cette mission.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez pas sollicité d'aide à la décarbonation pour 2023. Cependant, en novembre 2022, le Président de la République a annoncé un engagement avec les 50 entreprises les plus polluantes, dont vous faites partie, pour établir une trajectoire de décarbonation. Une enveloppe de 10 milliards d'euros a été promise pour accompagner des projets. Concernant votre entreprise, je n'ai trouvé aucune information. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ? Envisagez-vous de vous engager, notamment sur le site de Gravenchon ? Quel montant d'aides prévoyez-vous de solliciter ? Si vous n'avez rien demandé en 2023, pouvez-vous nous indiquer vos intentions pour 2024, 2025 et jusqu'en 2027 ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - En 2023, nous n'avons effectivement pas reçu de subvention. Cependant, depuis 2020, nous avons fait appel à des programmes tels que France 2030, France Relance et le Fonds chaleur pour 5 projets distincts, pour un montant total d'environ 1,6 million d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Les 850 000 euros liés à la fin de la torche sont-ils inclus dans ce total ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Oui. Le remboursement est engagé.

Nous participons au plan qui a été lancé en 2022 par le Président de la République. Avant ces annonces, j'avais travaillé avec les services de l'État pour définir les actions possibles en vue d'accélérer la décarbonation de l'industrie. Les concepts de hubs, tels qu'ils ont été définis, et la sélection des 56 sites me semblent tout à fait pertinents. Nous avons élaboré notre feuille de route de décarbonation et l'avons transmise aux services de l'État en juin 2023. Cependant, nous n'avons pas souhaité nous engager de manière formelle et définitive. Nous avons simplement rédigé une lettre pour exprimer notre soutien au programme.

La raison de cette réserve tient aux choix technologiques imposés par l'Europe. Prenons l'exemple de l'hydrogène vert. Le projet d'Air Liquide Total à Gravenchon, d'une capacité de 25 000 tonnes, représente un investissement de 400 millions d'euros. En comparaison, notre projet d'hydrogène bleu à Houston vise une production de 900 000 tonnes, soit l'équivalent de 36 projets comme celui de Gravenchon, pour un coût total avoisinant les 14 milliards d'euros. L'hydrogène vert est très coûteux. Les offtakers n'ont pas les moyens de se l'offrir. L'hydrogène vert est une technologie pour 2050, pas pour aujourd'hui.

M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous en train de nous dire que ce n'est pas parce que vous recevez des aides publiques qu'il faut vous imposer une technologie ? Vous préfèreriez que l'on vous fixe des objectifs, charge à vous ensuite de décider de la technologie qui vous permettra de les atteindre.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - C'est exactement cela. Prenez la technologie du captage et du stockage du CO2, qui a fait l'objet de longs débats. Certains y ont vu un moyen de perpétuer l'utilisation des énergies fossiles. Il ne faut pas opposer les deux. Si nos pays développés jouissent d'un certain confort, c'est parce que l'énergie fossile n'est pas chère et qu'elle est très dense en énergie. Le problème tient au traitement de ses émissions.

Le captage et le stockage de carbone (CCS) est reconnu comme l'une des technologies qui permet de répondre à cette problématique. C'est une technologie que nous maîtrisons chez ExxonMobil puisque nous stockons déjà 9 millions de tonnes de CO2 par an aux États-Unis. La France a décidé d'exclure le raffinage du CCS. Gravenchon est donc exclu de la stratégie nationale CCS. C'est dommage car notre industrie possède la capacité d'investir dans des projets à grande échelle et de les opérer en toute sécurité. Je déplore notre exclusion d'une technologie qui pourrait bénéficier à notre entreprise et à nos clients comme les cimenteries, la chimie ou les aciéries.

Ces exemples illustrent de quelle manière un choix technologique imposé peut, dans la situation actuelle, rendre les technologies soit inaccessibles d'un point de vue économique, soit extrêmement coûteuses en aides publiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends vos propos. J'ai aussi lu la tribune de l'ancien président d'ExxonMobil Europe sur le fardeau administratif qui freine les investissements en Europe et menace la transition énergétique. Vous dites qu'on vous demande une technologie d'après-demain sans vous proposer de prendre celle de demain et sans être certain de la rentabilité.

Vous venez de vous séparer du site de Fos. Il vous reste Gravenchon. Plus vous retarderez la transition de la raffinerie et plus grand sera le risque que vous deviez finalement fermer tout le site. Cette situation pourrait mettre au chômage les quelque 2 000 salariés restants. Cette perspective s'inscrit dans la stratégie mondiale de votre groupe, qui vise notamment à recentrer ses activités aux États-Unis.

Vous recevez des aides publiques, certes modiques, mais tout de même. Cette année, vous licencierez 677 personnes. Sans l'investissement d'après-demain, ni l'investissement de demain, le site de Gravenchon risque fort de fermer dans les dix prochaines années. Quel est l'avenir de vos activités en France à cet horizon si vous ne prenez pas le virage aujourd'hui ? Est-il judicieux que l'argent public soutienne une activité qui pourrait disparaître d'ici cinq à dix ans faute d'investissements ? Ne devrait-on pas conditionner ces aides aux investissements pour la transition et l'avenir du site ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Permettez-moi de distinguer les deux sociétés car elles opèrent dans deux secteurs très différents.

Le secteur de la chimie en Europe traverse une crise sans précédent, qui a conduit à la fermeture du vapocraqueur de Gravenchon. Cette situation marque probablement la fin d'un cycle : celui de la chimie des années 60. L'unité de Gravenchon était peu compétitive face aux nouveaux vapocraqueurs chinois et américains. De plus, elle avait été conçue pour traiter des charges lourdes. Aujourd'hui, les craqueurs les plus performants utilisent du gaz ou du naphta. Le traitement des charges lourdes consomme beaucoup d'énergie, d'où une facture énergétique et des émissions de CO2 élevées. Les performances financières d'EMCF sur les cinq dernières années montrent une perte d'un milliard d'euros, malgré des investissements de 150 millions d'euros. Nous avons tout tenté pour sauver ces activités, mais la crise de 2022 et l'accélération post-pandémie des investissements en Chine et aux États-Unis ont plongé le secteur de la chimie dans un bas de cycle structurel. Nous avons donc dû prendre la seule décision qui s'imposait. Cette décision a été extrêmement difficile à prendre.

Les salariés ne portent évidemment aucune responsabilité dans cette situation. Nous avons passé beaucoup de temps à tenter de leur expliquer notre décision, puis à les accompagner. 60 % des départs se feront dans le cadre de mesures d'âge. Pour les autres salariés, nous nous efforçons de les accompagner dans leur transition professionnelle. Nous avons bon espoir de pouvoir reclasser l'ensemble des salariés concernés en interne ou en externe. À ce jour, nous avons validé 565 départs volontaires sur 600 personnes concernées. EMCF prend ses responsabilités. Nous nous concentrons désormais sur la mise en sécurité des unités et la remise en état des terrains en étroite collaboration avec les autorités locales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En vous écoutant, vous qui êtes un chef d'entreprise expérimenté, je constate que quoi qu'on fasse, quelles que soient les mesures d'accompagnement que nous mettons en oeuvre, nous ne pouvons rien faire, dans la chimie ou la raffinerie, face à l'ogre chinois et à l'appareil américain. Sommes-nous condamnés à ne plus faire de chimie en France ? Le débat est politique et plus large que la seule fermeture de Gravenchon. Il soulève des questions fondamentales sur l'utilisation des fonds publics et l'avenir industriel de notre pays. Partagez-vous ce sentiment de fatalité, ou pensez-vous qu'il existe un chemin pour les dix prochaines années ?

M. Olivier Rietmann, président. - La question est très importante. La semaine dernière, nous avons auditionné STMicroelectronics. Lors de la crise du Covid, confronté à une pénurie de semi-conducteurs, l'État a décidé d'investir massivement dans cette entreprise. Or il apparaît aujourd'hui que STMicroelectronics ne vend pas ses produits en France, ni même en Europe. De fait, elle ne paie donc pas d'impôts en France et l'argent public investi ne s'accompagne d'aucun retour.

Ce cas illustre l'importance d'appliquer rigoureusement les principes que vous avez évoqués : pragmatisme, visibilité, ciblage et contrôles. Une analyse plus approfondie aurait peut-être permis d'éviter un investissement aussi conséquent dans un secteur dont les bénéfices pour l'économie nationale s'avèrent limités.

Face à ces constats, nous devons nous interroger sur la pertinence de certains investissements publics. Existe-t-il des domaines dans lesquels nous sommes irrémédiablement dépassés ? Vaut-il mieux consacrer l'argent public à certains domaines ?

Ainsi, même si nous disposons encore de très beaux complexes chimiques en France, la question de la viabilité à long terme de ce secteur se pose. Face à la concurrence chinoise et américaine, qui dispose de moyens financiers considérables, ne devrions-nous pas reconsidérer notre stratégie d'investissement public ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - De mon point de vue, il n'y a pas et il ne doit pas y avoir de fatalité. Si un chef d'entreprise n'est pas optimiste, il peut immédiatement arrêter. Nous y croyons.

Le partenariat public-privé est absolument fondamental dans le cadre de la réindustrialisation. Nous ne pourrons pas réindustrialiser le pays sans partenariat public-privé. Souvent, on oppose ces deux sphères. La France et les territoires ont tout à perdre dans cette opposition. Dans le contexte actuel, il est primordial que l'Europe, et particulièrement des pays comme la France, unissent leurs efforts. Nous ne réussirons pas seuls.

L'attractivité suppose un certain nombre de conditions : coût du travail, fiscalité... Lorsqu'un investisseur comme ExxonMobil a le choix entre plusieurs zones, il regarde celle dans laquelle il pourra dégager la meilleure rentabilité. L'investisseur a des actionnaires auxquels il doit rendre des comptes. Ces actionnaires lui ont confié un capital à faire fructifier. C'est le système économique dans lequel nous évoluons aujourd'hui. Soit nous l'acceptons, soit nous disparaissons.

La France a occupé la première place du podium des investissements en Europe pendant cinq années consécutives selon le baromètre Ernst and Young. Ce n'était plus arrivé depuis des années. Si nous l'avons fait, nous pouvons le refaire. C'est une question de volonté.

Concernant la technologie CCS, nous pourrions avoir une vision plus pragmatique. Nous sommes prêts à accepter des objectifs contraignants en matière de décarbonation, mais nous demandons la liberté de travailler avec les technologies que nous maîtrisons et que nous pouvons développer à grande échelle. Les aides d'État sont un mécanisme qui convaincra l'investisseur de venir en France plutôt que d'aller ailleurs.

Dans le raffinage, notre priorité est d'accompagner les employés qui quitteront l'entreprise. Parallèlement, nous devons offrir des perspectives à ceux qui restent, à Gravenchon comme à Nanterre. La décision difficile que nous avons prise vise à assurer la viabilité de la plate-forme de Gravenchon. Nous avons prévu des investissements pour moderniser cette raffinerie en quelques années ; 110 millions d'euros sont programmés en 2025. Notre objectif est de positionner Gravenchon parmi les trois meilleures raffineries en termes de coûts opérationnels, d'énergie et de marge.

Nous développons également notre réseau de stations-service à la marque, qui constitue un débouché naturel pour nos raffineries.

La demande diminue actuellement de 1 % par an en moyenne. En cas d'accélération de cette baisse, notre modèle d'affaires nous permettra de nous ajuster.

Gravenchon produit des produits de spécialité tels que les lubrifiants et le bitume qui sont essentiels à la vie quotidienne et à l'industrie. Ces produits sont extrêmement résilients à la transition énergétique car ils ne sont pas brûlés.

Les produits énergétiques constituent notre principal défi. Cela s'inscrit dans la stratégie que nous avons adoptée pour la raffinerie de Fos. Nous disposons d'une capacité importante en faisant du cotraitement. Cette technique consiste à remplacer le pétrole brut dans la raffinerie par des charges biosourcées telles que les huiles végétales, les huiles de cuisson ou les graisses animales. Elle nous permet de produire des biocarburants sans avoir à investir massivement dans de nouvelles unités.

Notre capacité à gérer la transition, dont l'ampleur et la cinétique restent incertaines, nous permet, avec le cotraitement, de répondre à la demande de nos clients tout en progressant vis-à-vis des mandats requis. Lorsque la demande sera suffisante, nous serons en mesure de déclencher des investissements pour transformer une partie de la raffinerie en bioraffinerie.

Cette stratégie est extrêmement optimiste et vigoureuse sur le long terme. Nos actionnaires y adhèrent, comme en témoigne l'évolution positive de notre action depuis 2021-2022. Le niveau actuel de notre action reflète la confiance des investisseurs, notamment les actionnaires minoritaires.

M. Olivier Rietmann, président. - La parole est aux membres de la commission.

M. Michel Masset. - Je vous remercie pour votre clarté et votre franchise. Les quatre principes fondamentaux que vous avez cités, à savoir pragmatisme, visibilité, ciblage et contrôle, sont très intéressants, mais il me semble qu'il manque un élément : la performance dans le temps présent. Comment concilier l'efficacité à court terme avec la nécessité d'assurer une visibilité à moyen et long terme, notamment pour sécuriser les aides ?

Vous avez également évoqué, peut-être avec une forme de regret, le soutien temporaire de l'État qui prendrait fin une fois les objectifs de décarbonation atteints. Pourriez-vous développer ce point ?

M. Daniel Fargeot. - Votre propos était très intéressant. Vous avez été précis et avez ciblé les tenants et les aboutissants au sein de votre entreprise. Nous abordons un virage sociétal, la fin d'un cycle. Gouverner, c'est prévoir. Gérer une entreprise, c'est aussi prévoir.

Vous avez su démontrer que les aides publiques ne sont pas efficaces pour corriger le manque de compétitivité. Selon vous, quelles mesures d'accompagnement seraient nécessaires, au-delà du partenariat public-privé que j'approuve ? Ne faudrait-il pas cibler davantage les aides publiques en fonction des besoins et des objectifs des entreprises ? Quel modèle économique serait le plus approprié : un modèle inspiré de l'approche chinoise ou un modèle capitaliste plus traditionnel ? Ces deux approches ne finissent-elles pas par converger ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Comme je l'ai dit, les sociétés que je dirige n'ont pas fait appel aux aides pendant la pandémie de Covid. Pour autant, ces aides sont cruciales pour les entreprises qui sont moins habituées que nous à gérer l'instabilité. Il ne faut pas opposer les aides à court terme, destinées à faire face à des chocs disruptifs et à sauver des entreprises, aux aides à plus long terme visant à stimuler l'innovation et la transition énergétique. Dans les idées que j'ai proposées, il ne faut pas oublier le besoin de réponse à l'urgence. Toutefois, je fais une différence entre la réponse à l'urgence en situation de pandémie et les défis technologiques. Dans le second cas, l'étude d'impact et le partenariat public-privé sont importants. L'approche doit être basée sur la science. Nous aurons parcouru une bonne partie du chemin lorsque nous aurons évité le dogmatisme écologique. Sur le long terme, il faut travailler ensemble et réaliser des études d'impact. La décarbonation irait beaucoup plus vite si la porte était ouverte à des technologies de type hydrogène bleu.

La directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CRSD) et la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (CS3D), bien qu'animées de bonnes intentions en matière de droits humains et de respect de l'environnement, soulèvent des problèmes méthodologiques. Leur mise en oeuvre, effectuée sans concertation, place les dirigeants d'entreprise dans une situation complexe. Qui peut penser qu'une entreprise, sur les sujets de responsabilité sociale et environnementale (RSE), peut être dirigée sur la base de 1 200 indicateurs ? Cette approche semble peu réaliste et potentiellement contre-productive.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous comptons au sein de la commission d'enquête l'un des deux rapporteurs que j'avais désignés à la délégation des entreprises pour rédiger un rapport sur la directive CSRD. J'imagine qu'elle partage vos propos.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Tout à fait. C'est ce qui était ressorti de notre rapport. L'objectif poursuivi est louable : nous ne pouvons qu'encourager nos entreprises à travailler en faveur de la transition énergétique et de la décarbonation. Cela ne fait pas l'ombre d'un doute. En revanche, la méthode est contestable. Ce que les entreprises investissent dans l'analyse de double matérialité, c'est autant qu'elles n'investissent pas dans leur transition. La mobilisation de personnels à temps plein pour produire le narratif sur la double matérialité empêche l'efficacité d'autres mesures. Il faut trouver le juste milieu. Nous avons besoin de pragmatisme et d'efficience.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Nous sommes complètement alignés sur le sujet.

Les aides d'État peuvent jouer un rôle d'accélérateur crucial. Actuellement, le prix du carbone n'est pas reflété dans le coût de nos produits de consommation. Chez ExxonMobil, nous travaillons à développer des méthodes pour intégrer le coût du carbone dans des produits tels que l'acier, l'aluminium, le ciment ou les plastiques. Tant que ce coût ne sera pas représenté, les produits fabriqués à partir de solutions bas carbone ne seront pas compétitifs. Une aide d'État peut stimuler l'émergence d'un marché. Une fois le marché établi et la concurrence instaurée, ces aides publiques doivent s'arrêter. Il s'agit d'une différence fondamentale avec le CIR...

M. Olivier Rietmann, président. - Puisque vous en parlez... Pourquoi considérez-vous que le CIR est une aide publique très intéressante et importante ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Cette aide répond efficacement aux principes que j'ai énoncés précédemment. Tout d'abord, elle est ciblée. Elle suppose de monter des dossiers détaillés, lesquels sont ensuite soumis à l'administration pour validation. Cette aide est contrôlée. Elle est efficace en termes de rentabilité par rapport à des projets d'innovation locaux. Contrairement à d'autres aides, le CIR n'est pas temporaire, ce qui est cohérent avec la nature continue de l'innovation. Bien que le processus pourrait être simplifié grâce à la digitalisation et aux moyens technologiques, les principes fondamentaux du CIR me semblent pertinents et efficaces.

Il faut vraiment commencer à travailler sur le partenariat public-privé pour avancer. Par exemple, l'élaboration des directives CSRD et CS3D s'est faite sans concertation avec les industriels et les entrepreneurs. La méthode et la mise en oeuvre envisagée risquent de définitivement tuer l'investissement en Europe.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour l'instant, il y a un moratoire.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Je reste très prudent sur le sujet. Nous appelons de nos voeux une simplification de la directive CSRD. Concernant la directive CS3D, deux études d'impact négatives n'ont pas été prises en compte. Il faut vraiment revenir sur le sujet. Il en va de la survie de certains de nos secteurs industriels.

L'innovation est essentielle. Un partenariat entre l'industrie et le secteur public, impliquant nos écoles, nos talents et nos universités, permettrait sans doute de développer les aspects scientifiques, qui sont trop souvent négligés dans le débat. Il est primordial de revenir aux fondamentaux scientifiques. Des aides publiques ciblées ou du mécénat dans la science et l'innovation pourraient être des voies à explorer face au défi du changement climatique.

D'après nos prévisions sur la consommation d'énergie à horizon 2050, les anciennes sources d'énergie (bois, charbon) ne disparaîtront pas. Les nouvelles sources s'y substitueront pour partie, mais il restera des zones dans le monde où l'on brûlera du bois ou du charbon pour se chauffer. L'émergence d'un nouveau système énergétique basé sur les procédés et les solutions technologiques bas carbone pourrait prendre 60 ans. Or nous n'avons pas ce délai. Des aides publiques bien ciblées, basées sur la neutralité technologique et la science, avec un contrôle approprié, pourraient accélérer la transition.

M. Daniel Fargeot. - Il est donc important de rationaliser les aides publiques en fonction de nos objectifs et de nos besoins.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - J'ai suivi avec intérêt les travaux de votre commission. Nous avons fonctionné avec ce système d'aides pendant des années sans vraiment nous interroger sur son efficacité. En tant qu'entreprise, nous évaluons constamment le rapport coût-bénéfice de nos actions. Je pense que nous devons appliquer la même rigueur aux aides d'État, qui plus est dans le contexte actuel de contraintes budgétaires. La transparence est primordiale, surtout qu'il n'y a plus d'argent dans les caisses.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le débat sur l'efficacité des aides publiques pour la transition énergétique et écologique est extrêmement enrichissant. Au-delà de notre rapport, j'espère que nous saurons le prolonger en impliquant les entreprises, les syndicats, les salariés, les parlementaires, les élus et les administrations. Effectivement, nous n'avons pas 60 ans devant nous. Le défi est global et commun.

La transparence est essentielle pour restaurer la confiance de la population envers l'action politique et publique. Les entreprises doivent être transparentes sur leur chiffre d'affaires, les dividendes et les aides publiques. La pratique consistant à licencier tout en touchant des aides publiques et en versant des dividendes est devenue inacceptable pour la majorité des citoyens.

Hier, nous avons auditionné le PDG de Vinci. Nous avons beaucoup parlé de partenariat public-privé. Le système des concessions autoroutières est assez décrié. Je suis favorable à l'accompagnement des entreprises, à condition de maintenir l'outil industriel, de développer l'emploi et de travailler pour la transition écologique.

Je vous invite à agir concrètement sur la voie de la décarbonation. Je suis favorable à ce que nous accompagnions fortement les entreprises qui vont dans cette direction. Quant à celles qui refusent de s'engager ou qui estiment qu'il n'y a pas de chemin, il faut arrêter le massacre assez vite.

Je suis favorable à un examen des partenariats public-privé, qui soulèvent la question du retour sur investissement pour le secteur public. Il est inacceptable que seul le partenaire privé bénéficie de la rentabilité lorsque des fonds publics sont investis. L'exemple des concessions autoroutières est particulièrement édifiant. Le modèle ne peut fonctionner à sens unique, avec une rentabilité systématiquement orientée vers le privé au détriment du bien public.

Il est essentiel de prendre en compte tous les aspects de notre système, y compris le modèle social. La France bénéficie d'atouts considérables : des salariés bien formés, bien soignés, des services publics efficaces. Nos cotisations sociales, loin d'être des charges, constituent un salaire différé et contribuent à notre compétitivité. Nous devrions en être fiers. Je m'oppose catégoriquement à un modèle de compétitivité basé sur des salaires extrêmement bas, comme on peut le voir en Chine. Si c'est cela la compétitivité, je m'y oppose fermement.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous sommes un certain nombre à penser que le partenariat public-privé devrait s'étendre jusqu'à l'éducation. Nous manquons cruellement de liens et de conventions entre le secteur public et privé dans ce domaine. Le fossé reste trop important entre le monde de l'industrie, celui de l'entreprise et celui de l'éducation.

M. Charles Amyot, président-directeur général. - Je suis évidemment favorable à la transparence, mais nous devons nous interroger sur sa finalité. Si l'objectif est simplement d'afficher des chiffres, nous risquons une fois de plus de stigmatiser le méchant entrepreneur qui touche des subsides de l'État. En revanche, si la transparence vise à démontrer comment une aide publique fléchée a généré de la richesse, que ce soit en termes d'impôts, d'investissements ou autres, permettant ainsi au citoyen de comprendre l'utilisation de son argent, je n'y vois aucune objection. La transparence est souhaitable, mais ses modalités doivent être définies et discutées pour garantir son utilité et son objectivité.

Par ailleurs, il faut expliquer à nos concitoyens que l'échec fait partie du processus. Parfois, nos efforts n'aboutissent pas. Dans l'industrie, il arrive que nous investissions dans une technologie ou un marché qui ne se concrétise pas. Cela fait partie intégrante de la vie d'un entrepreneur et d'une entreprise. Le succès n'est pas systématique. Il faut l'expliquer.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Un site qui n'est plus rentable dans un secteur en fin de vie ne peut pas être maintenu sous respirateur artificiel. Je comprends l'émotion que cela peut susciter. L'idée de notre commission d'enquête est de rationaliser les aides. Comment l'État pourrait-il aider une entreprise à redynamiser un site ou un territoire ? Comment aider une entreprise à trouver une énergie différente pour une réorientation stratégique qui lui permettra d'être efficace et d'améliorer sa rentabilité ? Y a-t-il une solution à cela ?

M. Charles Amyot, président-directeur général. - C'est une excellente question. Au vu de l'état dans lequel se trouvait notre usine, le recours aux aides d'État aurait été une très mauvaise idée. Il aurait été inopportun d'utiliser l'argent du contribuable pour soutenir une unité dont la rentabilité n'était plus assurée. Nous avons été confrontés à une série de chocs disruptifs : la crise du Covid, les investissements massifs des Chinois dans la chimie, la flambée des prix de l'énergie. Le modèle économique d'EMCF n'a pas résisté à ces bouleversements. Le maintenir artificiellement grâce à des subventions étatiques aurait été une très mauvaise idée. Nous avons pris une autre décision, que nous assumons financièrement.

La Normandie est une région à forte tradition industrielle. De nombreux acteurs, toutes tendances confondues, considèrent l'industrie comme un vecteur d'avenir pour les jeunes. Nous collaborons étroitement avec le préfet et ses services dans le cadre du programme de revitalisation. Nous travaillons également avec nos sous-traitants. Deux années s'écouleront entre l'annonce et la fermeture effective, ce qui laisse la possibilité à nos fournisseurs et contractants de se réorienter. Durant cette période, de nouveaux projets verront le jour. L'activité de l'établissement restera soutenue car la mise en sécurité, la déconstruction et la dépollution du site nécessitent une main-d'oeuvre importante. Conformément à la législation française, nous procéderons à la dépollution du site afin de le restituer à la communauté de communes.

L'industrie et l'entreprise jouent un rôle extrêmement important dans les territoires. Des améliorations sont certainement possibles. C'est par le dialogue et l'écoute mutuelle que nous pourrons progresser. Il est important de poursuivre les discussions sur les enjeux de compétitivité en France. Le fonctionnement du modèle social à la française fait partie de l'équation.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci à tous pour cette audition et ces échanges de très haute tenue et de grande qualité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de BlackRock France, Belgique et Luxembourg :
M. Jean-François Cirelli, président

(mercredi 9 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-François Cirelli, président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien sûr vos fonctions dans le groupe BlackRock.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean François Cirelli prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Souvent présenté comme le plus important gestionnaire d'actifs au monde, le groupe BlackRock collecte de l'argent auprès d'investisseurs institutionnels pour l'investir sur les marchés financiers, notamment dans des actions et des obligations. À ce titre, selon une étude d'Euronext de 2023, BlackRock est l'un des principaux détenteurs d'actions au sein du CAC 40, avec 2,1 % des actions, devant l'État français qui n'en possède que 1,9 %. Vous avez en outre, M. Cirelli, une riche expérience professionnelle, puisque vous avez exercé les fonctions en 2002 de directeur adjoint du cabinet du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, puis en 2004 de PDG du groupe GDF et en 2008 de GDF Suez avant de rejoindre BlackRock en 2015. Vous avez également été conseiller économique auprès du président Jacques Chirac.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Les aides aux entreprises jouent-elles un rôle quand vous décidez d'investir ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 15 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Jean-François Cirelli, président de BlackRock France, Belgique et Luxembourg. - Je vous remercie, Monsieur le Président, pour cette invitation qui témoigne de la reconnaissance par la Haute Assemblée du rôle de BlackRock dans l'économie française. Je vais brièvement vous présenter l'organisation de BlackRock en France, nos activités, nos modes d'investissement, puis répondre à la problématique qui intéresse directement votre commission.

Il est important de préciser que BlackRock n'est pas un fonds d'investissement ni un fonds de pension. Nous sommes un gestionnaire d'actifs, créé en 1988 par Larry Fink et Rob Kapito, qui dirigent toujours l'entreprise, assurant ainsi une continuité dans notre gouvernance.

Nous sommes présents en France depuis 2006 et fêterons l'année prochaine nos 20 ans de présence. Nos effectifs à Paris sont passés de 40 personnes en 2018 à plus de 220 aujourd'hui, notamment à la suite de l'acquisition d'eFront, une société française spécialisée dans les logiciels financiers.

La France est un acteur majeur de la gestion d'actifs en Europe, le second après le Royaume-Uni, avec plus de 700 acteurs. Nous y avons développé trois centres d'excellence : les actifs privés (immobilier et dette privée, qui est un axe important de développement du financement des entreprises et qui a dépassé aux États-Unis la dette bancaire), la durabilité, et la technologie, notamment avec eFront.

Nous gérons 56 milliards d'euros d'épargne des Français. Bien que ces chiffres soient conséquents, ils nous placent à la dixième position du secteur en France. Cependant, notre rôle d'importateur net de capitaux est crucial : nous avons investi 240 milliards d'euros en France, soit un apport net de 180 milliards d'euros de capitaux étrangers dans l'économie française.

Cette position d'importateur net de capitaux est essentielle pour nous, car elle démontre notre contribution au développement de l'économie française et à l'emploi à travers le financement des entreprises, tant en actions qu'en obligations.

L'attractivité de la France en matière d'investissement repose sur plusieurs facteurs clés. Contrairement à une vision simpliste où l'on pourrait arbitrairement décider de vendre toutes les actions françaises pour acheter de l'or ou du pétrole, la réalité est bien plus complexe. Notre activité s'inscrit dans un cadre précis défini par nos clients, qui sont des institutions financières. Ces dernières nous confient des mandats spécifiques, dictant les secteurs et les types d'actifs dans lesquels investir, qu'il s'agisse d'actions françaises, américaines, ou de dette.

Le succès français s'explique en premier lieu par l'abondance d'opportunités d'investissement, notamment grâce au CAC 40 et à un tissu de PME dynamiques positionnées sur des secteurs porteurs de l'économie mondiale. Certes, notre paysage de PME n'égale pas encore celui de l'Allemagne avec le Mittelstand ou celui de l'Italie, mais il offre des perspectives intéressantes.

Nos investissements se concentrent principalement sur les grands groupes cotés, pour des raisons de liquidité. Cette approche est cruciale dans notre métier, car nous devons être en mesure de répondre rapidement aux demandes de remboursement de nos clients, souvent dans un délai d'une à deux semaines. Cette contrainte nous oblige à privilégier des actions liquides, ce qui fait du CAC 40 un terrain d'investissement privilégié.

Il est important de souligner que les entreprises du CAC 40, parfois décriées, constituent un atout majeur pour notre pays. Elles sont généralement bien gérées, innovantes, ouvertes, dynamiques et souvent leaders mondiaux dans leurs secteurs respectifs. Cela rend l'investissement dans le CAC 40 particulièrement attrayant.

Concernant notre positionnement, il convient de clarifier certains points. Bien que nous soyons un investisseur important dans le CAC 40, notre participation se limite à environ 2,5 % en moyenne. En réalité, si l'on exclut les trois grandes sociétés françaises du CAC 40 contrôlées par des familles, notre participation monte à 4 ou 5 %. Cependant, nous n'avons pas vocation à augmenter significativement cette part, car cela pourrait engendrer des complications en termes de ratios d'emprise et de diversification.

Notre stratégie d'investissement s'étend au-delà du CAC 40. Nous investissons également dans le SBF 120 et, pour les entreprises de taille moyenne, nous privilégions le financement par la dette. À titre d'exemple, nous avons investi plus de 1,8 milliard d'euros dans la dette privée pour financer les PME françaises ces dernières années. Cette activité est en pleine expansion, gérée par une équipe dédiée de huit personnes à Paris.

Nos investissements en France couvrent également les infrastructures, avec un focus particulier sur les énergies renouvelables jusqu'en 2024. Dans ce domaine, nous détenons des participations majoritaires, notamment dans l'éolien terrestre. Par ailleurs, à la suite de l'acquisition de la société GIP l'année dernière, nous avons étendu notre présence dans des actifs stratégiques tels qu'une plateforme logistique au port du Havre et une participation de 40 % dans Suez, aux côtés de Meridiam et de la Caisse des Dépôts.

Notre objectif est de nous intégrer pleinement dans l'écosystème français, malgré nos origines américaines. Cette démarche est essentielle pour renforcer notre acceptation et notre légitimité sur le marché français.

Il est crucial de comprendre que nous ne sommes ni un fonds d'investissement ni un fonds de pension. Notre rôle est de gérer des actifs pour le compte de tiers. Les 11 600 milliards que nous gérons appartiennent à nos clients, qui définissent les orientations d'investissement. Ces dernières années, nos clients ont également commencé à intégrer des critères extra-financiers, tels que les enjeux environnementaux, la gouvernance et la transition écologique.

Notre modèle d'affaires est basé sur le B2B (commerce d'entreprise à entreprise). Nos clients sont principalement des institutions financières comme la Société Générale, BNP Paribas, Axa, Groupama, le Crédit Mutuel, etc. Nous ne distribuons pas nos produits directement aux particuliers, mais nous passons par des intermédiaires tels que les assureurs, les banques et, plus récemment, les plateformes en ligne.

Un de nos succès récents en France est notre partenariat avec BoursoBank, filiale de la Société Générale, pour laquelle nous avons développé un Plan d'Épargne Retraite (PER) particulièrement compétitif. Ce produit a déjà attiré 45 000 jeunes épargnants, contribuant ainsi à leur éducation financière et à la préparation de leur retraite.

Notre force réside dans notre capacité à offrir une gamme complète de classes d'actifs dans tous les pays, répondant ainsi aux besoins diversifiés de nos clients. Que ce soit pour des actions japonaises, américaines, européennes, françaises, de la dette ou des infrastructures, nous disposons d'une offre étendue et performante.

Dans le domaine de l'investissement, on distingue deux approches principales : la gestion active et la gestion passive. La gestion active implique une sélection minutieuse des investissements, où l'on choisit spécifiquement dans quels pays, secteurs ou entreprises investir. Cette méthode s'appuie sur des équipes de recherche et des gérants qui analysent en détail les opportunités d'investissement.

En revanche, la gestion passive, qui gagne en popularité, notamment auprès des jeunes investisseurs, consiste à investir dans des indices ou des Exchange Traded Funds (ETF). Cette approche permet d'investir dans un panier d'actifs représentatif d'un marché ou d'un secteur spécifique, comme le CAC 40 en France. Dans ce cas, l'investissement reflète proportionnellement la composition de l'indice choisi.

La gestion indicielle, bien qu'encore minoritaire, connaît une croissance significative. Elle représente environ 15 à 20 % des actifs gérés dans le monde, avec une progression plus lente en France. BlackRock occupe une position dominante dans ce segment, détenant entre 30 et 40 % du marché mondial des ETF et de la gestion indicielle.

Cette approche soulève cependant des questions. En effet, environ 90 % des actions détenues par BlackRock dans le cadre de la gestion indicielle sont « obligatoires », c'est-à-dire qu'elles doivent être conservées indépendamment de l'opinion de BlackRock sur la stratégie ou la direction de l'entreprise. Cela limite considérablement la marge de manoeuvre de BlackRock.

Face à cette contrainte, le principal levier d'action de BlackRock réside dans l'exercice de ses droits de vote lors des assemblées générales. Lorsque nous désapprouvons la stratégie d'une entreprise, nous exprimons notre mécontentement en votant contre la réélection des administrateurs. Cette pratique est fréquente : l'année dernière, nous avons voté contre des administrateurs entre 2 500 et 3 000 fois.

Dans le domaine des marchés privés, notamment en dette privée, nous disposons d'une plus grande flexibilité décisionnelle, bien que ces investissements représentent une part plus modeste de nos activités.

Du point de vue d'un gestionnaire d'actifs comme BlackRock, les aides publiques ne constituent généralement pas un facteur décisif dans nos décisions d'investissement. Cette perspective est probablement partagée par la majorité des gestionnaires d'actifs. Paradoxalement, une forte présence d'aides publiques peut être perçue comme un facteur de risque, car elle soulève des questions sur la pérennité et la viabilité à long terme des modèles économiques qui en dépendent.

Les aides publiques sont rarement un critère déterminant dans le choix d'investir dans une entreprise plutôt qu'une autre. Cependant, il existe des exceptions, notamment dans le secteur des énergies renouvelables. Dans ce domaine, nous examinons attentivement les systèmes d'aide, en les comparant entre différents pays comme la France, l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne. Nous évaluons également la facilité de mise en oeuvre des projets, comme la construction de parcs éoliens, ainsi que la stabilité du cadre réglementaire.

La rétroactivité des décisions politiques, comme ce fut le cas en France pour les aides à l'éolien en mer, est particulièrement préoccupante pour les investisseurs. Elle introduit une incertitude significative et peut compromettre la confiance dans un marché ou un secteur.

En ce qui concerne la dette privée, la dépendance d'une entreprise aux aides publiques est considérée comme un facteur de risque important. Nous recherchons des modèles économiques résilients, capables de prospérer indépendamment des soutiens publics à long terme. Bien que les aides puissent être bénéfiques dans les phases initiales d'un projet ou d'une entreprise, une dépendance prolongée soulève des inquiétudes quant à la viabilité du modèle économique.

En conclusion, du point de vue d'un gestionnaire d'actifs, les aides publiques sont certes prises en compte dans l'analyse, mais elles ne constituent généralement pas un facteur décisif dans nos décisions d'investissement. Notre priorité reste l'évaluation de la solidité intrinsèque et de la pérennité des entreprises et des secteurs dans lesquels nous investissons.

La prévisibilité et la stabilité de la réglementation constituent des éléments cruciaux pour l'attractivité d'un pays. En tant que parlementaires, vous façonnez l'environnement juridique et réglementaire. Il est essentiel de s'interroger sur la stabilité et la prévisibilité de notre cadre réglementaire. Bien que la loi ne soit pas immuable, ses évolutions doivent être anticipées et comprises. Ce facteur revêt une importance capitale dans l'évaluation globale de l'attractivité d'un pays.

À cet égard, la France se positionne favorablement, notamment en Europe, comme en témoigne l'afflux d'investissements étrangers. Notre entreprise se réjouit de contribuer activement au développement économique français, qui a connu des avancées significatives ces dernières années. Sur les 56 milliards d'euros que les Français nous confient, une part prépondérante est destinée à des investissements en France. Les placements hors de la sphère européenne restent limités, généralement à environ 10 % des actifs, et concernent principalement les investisseurs fortunés. Cette tendance reflète une propension générale à privilégier les environnements familiers, où les enjeux sont mieux appréhendés.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour ces éléments de réponse. Permettez-moi d'aborder d'autres points. Compte tenu de votre expérience, notamment au sein de l'exécutif, quelle est votre appréciation des aides publiques aux entreprises en France ? Pourriez-vous identifier des dispositifs d'aide que vous jugez particulièrement efficaces, et à l'inverse, en citer au moins un dont vous estimez qu'il aurait pu être évité ? Par ailleurs, comment évaluez-vous les mécanismes de contrôle, de suivi et d'évaluation de ces aides en France ? Considérez-vous que notre pays est bien outillé en la matière ou existe-t-il une marge d'amélioration ?

M. Jean-François Cirelli. - Il existe effectivement une marge d'amélioration significative. Un aspect crucial, sur lequel je rejoins Monsieur Gay, concerne la transparence. Celle-ci est primordiale en matière d'aides publiques. Les entreprises sont tenues de rendre compte de nombreux aspects de leurs activités, de leur consommation d'eau à la parité dans leurs instances dirigeantes. Il serait donc logique et relativement aisé d'exiger une transparence similaire concernant les aides perçues.

Concernant les aides à l'emploi, qui constituent un pan majeur de la politique sociale française, je m'abstiendrai de commenter leur calibrage ou leur pertinence, sujet que vous maîtrisez mieux que moi. Néanmoins, compte tenu de la structure de notre système et du poids des cotisations, un mécanisme d'aide aux entreprises me semble indispensable, même si son optimisation reste un sujet de débat.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) représente un dispositif particulièrement important. Toutes les entreprises que j'ai pu observer soulignent son caractère crucial. Il favorise la recherche, l'innovation et le développement, éléments essentiels pour la croissance économique. Cependant, je déplore que ce dispositif soit systématiquement remis en question dès qu'il est question de réaliser des économies budgétaires. Bien que des ajustements puissent être envisagés, le CIR joue un rôle déterminant.

Il convient de replacer la philosophie de BlackRock dans ce contexte. Environ 60 % des 11 600 milliards de dollars que nous gérons proviennent de caisses de retraite. Notre responsabilité est donc immense, car nous gérons les projets de vie et les rêves de millions de personnes. Notre objectif n'est pas de promouvoir la capitalisation au détriment de la répartition - chaque pays doit faire ses propres choix en la matière. Notre mission est de générer une croissance durable et à long terme pour satisfaire nos clients. Cette approche axée sur le long terme et la croissance économique globale guide nos investissements. Nous ne cherchons pas à réaliser des profits rapides, mais à contribuer au développement économique qui bénéficiera à l'ensemble des parties prenantes. C'est pourquoi nous accordons une grande importance à l'innovation et au développement, et par extension, à des dispositifs comme le CIR.

Concernant les autres types d'aides, il est difficile de porter un jugement global. Certaines peuvent être moins pertinentes, mais elles s'inscrivent souvent dans un contexte politique plus large. Comparée aux autres pays, la France n'apparaît pas comme un pays particulièrement généreux en matière d'aides aux entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Compte tenu de votre expérience internationale, comment situez-vous le dispositif d'aides publiques français par rapport à ceux d'autres pays, notamment les États-Unis et d'autres nations européennes ?

M. Jean-François Cirelli. - Je constate deux aspects importants concernant l'organisation des pays en matière d'exportation. Premièrement, certains pays sont mieux structurés que la France dans ce domaine. Les Italiens, par exemple, surpassent souvent les Français en la matière. Deuxièmement, l'importance des garanties publiques est cruciale, parfois préférées aux aides directes. Le rôle d'organismes tels que la COFACE est primordial à cet égard. Pour illustrer ce point, je me réfère à mon expérience passée dans la construction de centrales énergétiques au Moyen-Orient. Je ne pouvais collaborer qu'avec les Japonais, car eux seuls offraient des garanties publiques pour investir dans cette région. Les Français et les Européens n'ont jamais réussi à mettre en place un système similaire, malgré nos demandes répétées. Il est important de noter que tous les pays soutiennent considérablement leurs entreprises, bien que certaines méthodes puissent paraître surprenantes. Concernant la crise énergétique de 2022, je m'interroge sur la pertinence d'une aide généralisée face à la hausse des prix de l'électricité, notamment pour les particuliers. Une approche plus ciblée aurait peut-être été plus judicieuse.

M. Olivier Rietmann, président. - Des aides spécifiques ont été accordées aux entreprises fortement consommatrices d'énergie.

M. Jean-François Cirelli. - Au-delà des aides de l'État, la question du prix de l'énergie est cruciale pour la réindustrialisation de notre pays. Nous n'avions pas anticipé le renversement de situation survenu en 2022. Auparavant, l'Europe bénéficiait d'un avantage compétitif en termes de coût de l'énergie par rapport à la Chine et aux États-Unis. Aujourd'hui, la situation s'est inversée. Cette nouvelle donne ne peut être viable à long terme pour nos industries. C'est d'ailleurs la préoccupation majeure exprimée actuellement par les entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Le coût de l'énergie en France est effectivement la principale préoccupation des entreprises, juste avant le montant des cotisations sociales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre introduction. Notre démarche d'audition s'inscrit dans une logique précise. Nous avons d'abord consulté des chercheurs, des économistes, l'administration et les syndicats de salariés. Nous avons prévu d'auditionner entre 20 et 30 entreprises, en sélectionnant systématiquement deux acteurs par secteur pour garantir une représentation équilibrée.

Votre présence ici, en tant que représentant de BlackRock, revêt une importance particulière. Elle nous offre l'opportunité de dialoguer directement avec un acteur majeur de la finance mondiale, gérant des actifs considérables. Votre regard sur les questions des aides publiques, de la transparence, du conditionnement et de la critérisation est particulièrement intéressant.

Je note que vous nuancez l'étendue de votre influence, tout en reconnaissant votre implication dans les débats politiques, notamment sur des sujets cruciaux comme les retraites. Ce débat, qui oppose les partisans de la capitalisation à ceux de la répartition, reste d'une actualité brûlante.

Concernant la transparence des aides publiques, nous sommes confrontés à une complexité administrative considérable. L'administration centrale évoque des obstacles liés au secret des affaires et au secret fiscal. Il n'existe pas de définition consensuelle d'une aide publique, ni de données agrégées fiables. Avec environ 2 200 dispositifs gérés par 200 acteurs différents, de l'échelon régional à l'échelon européen, le système est particulièrement opaque. Le montant global estimé à 250 milliards d'euros souligne l'ampleur de l'enjeu.

Dans ce contexte, j'aimerais vous poser quelques questions spécifiques à BlackRock. Votre entreprise bénéficie-t-elle d'aides publiques en France ? Si oui, sous quelle forme (exonérations de cotisations sociales, par exemple) ? Pratiquez-vous le mécénat ? Pouvez-vous nous donner des détails sur ces éventuels dispositifs et leurs montants ?

M. Jean-François Cirelli. - BlackRock bénéficie effectivement de certaines aides publiques en France. Nous percevons notamment du crédit d'impôt recherche. Pour l'année 2023, ce montant s'élevait à 210 000 euros, principalement attribué à eFront qui développe une importante propriété intellectuelle.

Concernant les exonérations de cotisations sociales, leur montant est probablement négligeable, voire inexistant, étant donné le niveau de rémunération élevé de nos employés. La plupart de nos salaires dépassent largement le seuil de 1,6 SMIC, ce qui nous exclut de facto de nombreux dispositifs d'exonération.

En matière de mécénat, nous avons mené plusieurs actions, notamment pendant la période Covid, en soutenant financièrement les hôpitaux et le Secours Populaire. Nos initiatives de mécénat se concentrent principalement sur deux axes : l'accompagnement des jeunes, notamment des jeunes femmes et l'éducation financière. Nous menons des programmes de mentorat, particulièrement en Seine-Saint-Denis, où nos employés conseillent les jeunes sur la préparation aux entretiens d'embauche, incluant des aspects pratiques comme la présentation et le comportement professionnel.

Cette approche est particulièrement appréciée par nos jeunes collaborateurs, qui s'impliquent activement dans ces initiatives. Nous mettons également l'accent sur l'éducation financière, visant à améliorer la compréhension des concepts financiers au sein de la population.

Concernant le montant global de notre mécénat, il se chiffre à quelques centaines de milliers d'euros par an.

Enfin, notre fondation internationale coordonne des programmes similaires dans différents pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais aborder un point qui m'a particulièrement interpellé dans votre introduction. Vous avez évoqué l'attractivité de la France, ce qui va à l'encontre du discours habituel sur notre manque de compétitivité, le coût du travail notamment en comparaison avec nos voisins européens. Vous avez souligné que vos clients accordaient une importance primordiale à la prévisibilité et à la stabilité. Ils cherchent à s'assurer que la réglementation restera stable sur une période de cinq à dix ans, leur permettant d'anticiper un rendement annuel, hors événements exceptionnels.

Pourriez-vous approfondir cette notion d'attractivité française ? C'est un point qui m'intéresse car il contraste avec le discours ambiant. Les investissements en France s'élèvent à environ 245 milliards d'euros par an, ce qui témoigne effectivement de notre attractivité, y compris pour des gestionnaires d'actifs comme vous.

M. Jean-François Cirelli. - L'attractivité de la France repose sur la qualité de nos entreprises. Il faut cependant noter que ces entreprises ne réalisent pas l'intégralité de leur chiffre d'affaires en France. Pour atteindre ce niveau de compétitivité, elles ont dû s'internationaliser, et elles y sont parvenues avec succès. Néanmoins, il est crucial de s'interroger sur l'avenir du site industriel français et sur les moyens de le développer.

Notre compétitivité et notre attractivité ont été renforcées par une longue période de stabilité. Depuis 2017, nous avons normalisé notre situation fiscale et réglementaire sur de nombreux aspects, ce qui a été très bien perçu par les investisseurs. L'événement « Choose France » est un véritable succès, attirant des acteurs du monde entier. Nos atouts sont nombreux : infrastructures de qualité, attractivité de Paris en tant que capitale mondiale. Comparée à des villes comme Francfort ou Düsseldorf, Paris exerce un attrait indéniable pour les cadres internationaux.

M. Olivier Rietmann, président. - Il convient toutefois de rappeler que Paris ne représente pas l'ensemble de la France...

M. Jean-François Cirelli. - Notre dimension internationale s'appuie notamment sur la finance française. Nos banques, telles que BNP Paribas et Crédit Agricole, figurent parmi les premières d'Europe.

Cependant, les investisseurs soulèvent certaines interrogations. La gestion de l'immigration en France suscite des questionnements, bien que cela ne soit pas un facteur déterminant dans leurs décisions d'investissement. La réforme des retraites est également un sujet qui n'est pas toujours bien compris à l'étranger, non pas tant sur le débat capitalisation versus répartition, mais plutôt sur notre capacité à mener à bien des réformes structurelles.

Il faut reconnaître que les gouvernements précédents ont réussi à faire passer des réformes significatives en matière de droit du travail, même si leur portée réelle a parfois été surestimée à l'étranger. La barémisation des indemnités de licenciement, par exemple, est un élément particulièrement scruté par le secteur financier.

Chez BlackRock, nous avons une approche différente de celle de certaines grandes banques américaines en matière de gestion de l'emploi. Nous privilégions la stabilité plutôt que les cycles d'embauches et de licenciements massifs. Néanmoins, les investisseurs recherchent avant tout de la prévisibilité et de la clarté dans les règles, tout en étant conscients des spécificités de chaque pays.

Depuis un an, la situation est devenue plus complexe, et les investisseurs sont plus attentifs aux détails du fonctionnement de notre système.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos propos sont très instructifs pour moi qui suis novice dans le monde de la finance internationale. Il est intéressant de constater que les investisseurs se préoccupent de questions politiques. Concernant l'immigration, votre remarque m'interpelle, car le patronat français s'inquiète justement du manque de main-d'oeuvre dans certains secteurs. Les grands chantiers du Grand Paris Express et des jeux Olympiques et Paralympiques, par exemple, ont largement fait appel à de la main-d'oeuvre étrangère, y compris des travailleurs sans papiers. J'estime personnellement qu'une régularisation serait appropriée, étant donné leur contribution à ces projets majeurs.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous nous écartons quelque peu du sujet principal.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En effet, mais ces questions de retraite et de licenciements sont des facteurs qui influencent les décisions des investisseurs et l'attractivité du pays, peut-être même davantage que les aides publiques.

M. Jean-François Cirelli. - Comprendre le fonctionnement global du système est effectivement plus important que les aides publiques spécifiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite aborder une question d'actualité qui, bien que ne vous concernant pas directement, soulève des enjeux importants. Le groupe communiste a demandé la création de cette commission dans un contexte social préoccupant. Actuellement, nous faisons face à environ 300 plans de sauvegarde de l'emploi, menaçant ou supprimant près de 300 000 emplois. Une problématique majeure concerne les entreprises bénéficiant d'aides publiques - je ne fais pas spécifiquement référence à BlackRock, mais plutôt aux entreprises du CAC 40 dans lesquelles vous investissez - qui versent des dividendes parfois conséquents tout en procédant à des licenciements. Comprenez-vous que cette situation puisse susciter de l'émotion, voire de la colère chez les salariés, certains élus et la population en général ?

Prenons l'exemple des deux sites Michelin qui ferment à Vannes. On estime généralement qu'un emploi créé par une grande entreprise génère trois à quatre emplois induits selon les secteurs. Cependant, l'inverse est également vrai : la destruction d'un emploi impacte trois à quatre autres. Ainsi, lorsqu'une usine de 1 000 salariés ferme, ce sont environ 5 000 emplois qui sont affectés, avec des conséquences considérables pour le bassin d'emploi et le territoire concerné. En tant qu'élus de différents territoires et de diverses sensibilités politiques, nous sommes tous confrontés à ces répercussions qui pèsent lourdement sur nos collectivités. Partagez-vous cette analyse ?

Par ailleurs, existe-t-il un débat parmi les investisseurs concernant le niveau de rémunération des dirigeants et de dividendes ? Nous avons recueilli des positions variées de la part de différents PDG. Certains assument de ne pas demander d'aide tout en versant des dividendes, d'autres ont choisi de bénéficier d'aides en renonçant aux dividendes pour 2020-2021, tandis que d'autres encore ont opté pour une modération. Ce débat semble bien présent. Est-ce une discussion que vous avez entre investisseurs ? Quelle est votre position personnelle en tant que Président de BlackRock sur cette question ?

M. Jean-François Cirelli. - Je ne vais pas m'attarder sur l'aspect émotionnel ici. En tant qu'élus, vous êtes naturellement mobilisés lorsqu'une fermeture menace votre circonscription, cherchant à aider et à éviter le pire. La colère des salariés est tout à fait compréhensible, et je conçois la complexité de la situation pour vous, élus locaux.

La question fondamentale est de comprendre les raisons de ces fermetures, qu'il y ait ou non des aides publiques en jeu. Comment maintenir l'attractivité du territoire français pour éviter ces décisions ? De nombreux facteurs entrent en ligne de compte. Par exemple, en tant qu'administrateur d'une société où le coût de l'énergie est crucial, je suis confronté à des comparaisons internationales défavorables. Quand le dirigeant m'informe que la production de verre coûte six fois moins cher aux États-Unis, cela soulève des interrogations sur sa pérennité.

Le débat politique tend à se focaliser sur l'incompatibilité apparente entre licenciements et versement de dividendes. Cependant, cette approche me semble réductrice. La rémunération des actionnaires est nécessaire. Certes, la question devient plus pertinente lorsque des aides publiques sont en jeu. Vous avez raison de souligner que les entreprises ayant bénéficié de ces aides devraient être soumises à un examen plus approfondi de leurs pratiques.

Je n'ai pas de réponse universelle à cette problématique, car chaque situation est unique. Mon rôle ici n'est pas de prendre une posture politique, mais de souligner la complexité de ces enjeux. Idéalement, moins il y a d'aides, mieux c'est pour tous. Des entreprises viables sans soutien public représentent la situation optimale. Néanmoins, la définition même d'une aide peut varier. Par exemple, les dispositifs permettant aux industriels de bénéficier de tarifs électriques préférentiels via EDF et Exeltium peuvent-ils être considérés comme des aides ? Dans le contexte actuel, de telles mesures me semblent justifiées.

Il est vrai que dans le maquis des dispositifs existants, des améliorations sont certainement possibles. Comme on le dit souvent en matière fiscale, le problème n'est pas tant la niche que le chien qui l'occupe. Il y aura toujours des défenseurs du statu quo, rendant les réformes difficiles.

Je comprends la légitimité de la colère, notamment celle des salariés confrontés à ces situations. Cependant, il faut aussi considérer les enjeux plus larges. J'ai eu récemment une discussion avec un leader syndical d'une grande organisation française au sujet des dernières centrales à charbon en France, qui n'ont toujours pas été fermées. Il m'a fait part de la difficulté de tenir un discours écologique face aux 600 employés de la centrale de Cordemais, près de Nantes, en pensant aux familles qui en dépendent. Je lui ai répondu : « Bienvenue dans la réalité ». Ces situations sont effectivement complexes et délicates à gérer.

C'est précisément le rôle des politiques de nous élever au-dessus de ces considérations locales, parfois incompréhensibles à court terme, pour résoudre des problèmes qui nécessitent une vision plus large. La France ne compte que trois centrales à charbon. Comparée à la Pologne, où 85 % de l'énergie provient du charbon, notre situation devrait être plus facile à résoudre. Pourtant, le problème persiste.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connais bien l'exemple que vous citez. Je me suis rendu à plusieurs reprises sur place et nous avons mené un combat aux côtés d'autres élus du territoire et du syndicat CGT, qui a élaboré un projet de reconversion et de conversion en biomasse. Malheureusement, après dix ans de tergiversations, l'État et EDF viennent d'abandonner ce projet. Cependant, le Sénat et l'Assemblée nationale ont introduit, à l'initiative de notre collègue Karine Daniel, sénatrice socialiste, une disposition visant à contraindre l'État et EDF à mener à bien un projet de conversion. J'espère sincèrement que cela aboutira.

Pour conclure sur ce point, je perçois une certaine gêne dans votre réponse, ce qui est compréhensible étant donné la complexité du sujet. Ce qui m'intéresse particulièrement, c'est de savoir si un débat existe parmi les investisseurs concernant la modération des dividendes lorsqu'une entreprise procède à des licenciements massifs, surtout si elle a bénéficié d'aides publiques. Y a-t-il des discussions sur la possibilité de modérer, voire de suspendre les dividendes pendant une année dans de telles circonstances ? Ou ces considérations sont-elles absentes de vos débats ? Ces questions suscitent-elles des échanges animés parmi les actionnaires, les investisseurs ou les gestionnaires de fonds ?

M. Jean-François Cirelli. - Concernant la politique de dividendes, notre position est claire. Nous nous en remettons aux décisions du conseil d'administration, estimant que celui-ci est le mieux placé pour évaluer le niveau approprié de dividendes pour l'entreprise. Ce débat crucial doit se tenir au sein du Conseil d'administration, lieu légitime de cette prise de décision. Par conséquent, BlackRock ne se prononce jamais sur le caractère suffisant ou excessif des dividendes proposés. Nous votons systématiquement en faveur de la proposition de dividende lors de l'assemblée générale, qu'il y en ait ou non, et quel qu'en soit le montant.

Notre intervention sur les questions sociétales se concentre principalement sur la rémunération des dirigeants. Dans ce domaine, nous prenons position de manière active, jugeant si la rémunération est proportionnée aux résultats obtenus. Nous n'hésitons pas à exprimer notre désaccord lorsque nous estimons que certains critères n'ont pas été suffisamment pris en compte dans l'évaluation de la rémunération.

Il est important de souligner que l'absence de dividende n'implique pas nécessairement une baisse de la valeur boursière. Amazon en est un exemple frappant : malgré des années sans distribution de dividendes, sa capitalisation a atteint les mille milliards de dollars. À l'inverse, certaines industries verraient leur cours s'effondrer en l'absence de dividendes. Cet équilibre délicat varie selon chaque entreprise et sa relation avec les investisseurs.

Le retour sur investissement doit être évalué de manière globale. Certaines sociétés ne versent pas de dividendes mais offrent des perspectives de croissance telles que l'investisseur anticipe une forte augmentation de la valeur de l'action à moyen terme. Dans ce cas, l'absence de dividende est compensée par la conviction que les fonds sont investis judicieusement dans le développement et les dépenses d'investissement, promettant une valorisation future. D'autres entreprises, en revanche, doivent verser des dividendes pour maintenir leur attractivité et leur capitalisation.

Le taux de distribution des dividendes varie considérablement d'une entreprise à l'autre, allant de 20 % à 70 % du résultat. Cette variation s'explique par les spécificités sectorielles et les stratégies propres à chaque entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Concernant la transparence dans la gestion des entreprises du secteur énergétique, je souhaite aborder un cas concret impliquant BlackRock. En 2015, votre PDG a annoncé son intention d'investir dans le solaire, soulignant l'importance de la prévisibilité et de la stabilité. En France, BlackRock a effectivement investi dans ce secteur via le fonds GRP III, qui détient Renner Énergies.

La structure de Renner Énergies comprend deux filiales : Renner Énergies Opérations, sans salarié, et Renner Énergie France, comptant moins de 50 salariés. Cependant, ce qui interpelle, c'est la galaxie de plus de 50 sociétés qui gravitent autour de Renner Énergies France. Cette dernière chapeaute et concourt pour obtenir des projets solaires ou éoliens, mais chaque projet est porté par une SAS distincte, sans salarié.

Cette structure soulève des questions de transparence. Ces nombreuses SAS concourent pour des aides publiques dans le domaine du solaire, un sujet qui a fait l'objet de débats au Sénat concernant la participation d'acteurs privés et les mécanismes de prix. Le choix du statut de SAS permet de ne pas déposer les comptes des entreprises, créant ainsi une certaine opacité, bien que ce soit légal.

Ne serait-il pas préférable, dans un souci de transparence, de gérer l'ensemble de ces activités au sein d'une même société ? Cela permettrait de présenter clairement le chiffre d'affaires global, les résultats et le montant des aides publiques reçues. Une telle approche mettrait en adéquation vos déclarations sur la transparence avec la réalité de la gestion de cet actif.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette structure reflète effectivement ce que nous observons sur nos territoires concernant les différents investissements dans des parcs sur des zones géographiques distinctes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit en effet de sociétés de projets.

M. Jean-François Cirelli. - Nous ne pouvons pas être plus transparents. Vous disposez même des résultats de l'ensemble du groupe, qui englobe toutes ces entités. Certes, nous ne présentons pas les résultats par champ éolien individuellement, mais vous avez accès au résultat net global de la société.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le résultat présenté est celui de la société Renner Énergies, qui participe aux appels d'offres, mais il n'inclut pas les résultats des plus de 50 SAS. Il me semble peu probable que BlackRock gère un actif comprenant plus de 50 SAS avec un résultat global négatif.

M. Jean-François Cirelli. - Les dépenses d'investissement (CAPEX) sont particulièrement élevées durant cette phase de développement. Nous sommes dans une période où les investissements sont importants et les revenus encore limités.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le mécanisme de prix peut être considéré comme une aide publique. En termes de transparence, je pense que vous devez mettre vos actes en adéquation avec vos paroles.

M. Jean-François Cirelli. - Nous ne pouvons pas être plus transparents. Renner Énergies regroupe effectivement de nombreuses sociétés de projet. En période d'investissement, les revenus ne couvrent pas nos coûts. Si l'EBITDA (excédent brut d'exploitation) est positif, le résultat net ne l'est pas. Enfin, il faut distinguer les différents mécanismes d'aide : contrat pour différence, plafond, etc. Par exemple, pour l'appel d'offres dans la Creuse, le prix garanti est de 60 euros/MWh.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a depuis un mois une nouvelle réglementation sur les profits mais cette pratique a été très dispendieuse pendant de nombreuses années.

M. Jean-François Cirelli. - Il y avait cette idée que le renouvelable n'était pas compétitif et qu'il devait être soutenu. En France, nous avons adopté un système d'amorçage pour le renouvelable. À une époque, le solaire était acheté 638 euros/MWh, mais ce tarif a été révisé. Actuellement, le coût est autour de 60 ou 50 euros/mWh, montrant ainsi des progrès significatifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma question portait sur la transparence.

M. Olivier Rietmann, président. - Le développement des énergies renouvelables en France a été fragmenté, chaque communauté de communes développant ses propres projets. Cela a conduit à une répartition inégale des fonds publics. Une gestion nationale par l'État via les régions aurait permis une approche plus cohérente et moins dispersée. Aujourd'hui, chaque projet est souvent géré par une société distincte, même pour quelques éoliennes.

M. Daniel Fargeot. - Vous avez indiqué que vous ne faites jamais appel aux aides publiques, mais les sociétés de projet ont sollicité des aides. Les entreprises sont actuellement déficitaires à cause des investissements programmés sur dix ou douze ans. Les bénéfices viendront plus tard.

Avez-vous une holding où tous les résultats sont centralisés ? Par ailleurs, les déficits sont reportables. Par conséquent, il semble que vous bénéficiez indirectement d'aides publiques.

Vous avez mené l'ouverture à la concurrence de Gaz de France au début des années 2000. Dans quelle mesure les aides publiques sont-elles un enjeu ? Est-ce un atout ou une complexité française par rapport à nos voisins européens ?

M. Michel Masset. - Je souhaiterais savoir si, sur chaque site d'exploitation, vous êtes propriétaire ou si vous avez établi un partenariat public-privé avec les collectivités. Est-ce que votre politique consiste à être soit en société d'exploitation, soit directement propriétaire ?

Quand une entreprise reçoit régulièrement des aides d'État et survit grâce à ces aides, à partir de quel pourcentage estimez-vous qu'il y a un risque ?

Vous avez également indiqué que les aides publiques sont parfois mieux organisées dans certains pays. Pourriez-vous nous fournir un exemple ?

M. Jean-François Cirelli. - Sur la structure juridique, je tiens à préciser que nous n'avons pas créé cette société de toutes pièces. Nous avons acquis notre principale entité de développement des énergies renouvelables en France, une société préexistante que nous n'avons pas développée nous-mêmes. Cette société, qui portait initialement un autre nom, a été intégrée à un fonds européen d'énergies renouvelables d'une valeur totale d'environ 4,5 milliards d'euros. Nous proposons ensuite ce fonds aux banques et aux assureurs pour leurs clients intéressés par les énergies renouvelables. Il n'y a pas de structure holding supplémentaire au-dessus. La société est directement intégrée au fonds et doit lui rendre des comptes sur l'utilisation de ses capitaux et ses performances.

Quant aux aides publiques, la situation varie considérablement selon les pays. Nous évaluons systématiquement la pertinence et la pérennité des dispositifs de soutien mis en place. Si un schéma d'aide nous semble insuffisant ou, à l'inverse, excessivement généreux, nous nous abstenons d'investir dans le pays concerné. En effet, une aide trop généreuse présente le risque d'être réduite rétroactivement, comme cela s'est produit en Espagne et dans d'autres pays. Cette rétroactivité est particulièrement préjudiciable pour les investisseurs. Il est crucial que les systèmes d'aide soient calibrés de manière à inciter l'investissement, sans excès. Par exemple, lorsque nous avons remporté des projets éoliens offshore à 240 euros/MWh, j'ai immédiatement anticipé que ce tarif ne serait pas durable. Effectivement, quelques années plus tard, les prix ont chuté à 80 euros, rendant la situation intenable. Un calibrage précis des aides est donc essentiel pour éviter les ajustements rétroactifs qui mécontentent toutes les parties prenantes.

Je me permets de souligner qu'il y a eu des périodes, notamment dans le solaire, où la rentabilité était excessive. Par exemple, la construction d'entrepôts agricoles équipés de panneaux solaires générait des profits disproportionnés pour tous les acteurs impliqués. De telles situations ne sont pas souhaitables à long terme.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nos questions n'ont pas pour objectif de vous mettre en difficulté. Nous ne vous demandons pas le niveau d'aide reçu par l'ensemble de vos actifs mais dans ceux que vous détenez à 100 %. Vous avez décidé d'investir dans le secteur des énergies renouvelables en raison de sa stabilité, de sa prévisibilité et des dispositifs de soutien existants. Renner Énergies et ses 50 SAS touchent des subventions.

M. Jean-François Cirelli. - Elles ne perçoivent pas de subventions directes à proprement parler, mais bénéficient d'un prix différencié.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elles bénéficient d'un accompagnement de l'État.

M. Daniel Fargeot. - Ces dispositifs constituent indirectement des aides.

M. Jean-François Cirelli. - Il est crucial de comprendre que dans le secteur de l'énergie, pour les investisseurs qui ne sont pas des énergéticiens traditionnels comme Total, EDF ou Engie, la garantie du prix est primordiale. L'énergie étant un marché fluctuant, le renouvelable a bénéficié d'une exception avec des prix garantis. Cette garantie était essentielle car les investisseurs non spécialisés ne disposent pas des capacités de trading nécessaires pour gérer efficacement les risques liés aux variations de prix.

Pendant longtemps, le prix garanti était fixé à 90 euros pour une durée de 15 ans. À l'issue de cette période, les producteurs se retrouvent exposés aux prix du marché. Cette transition vers le marché libre représente un défi majeur pour le secteur des énergies renouvelables, nécessitant de nouvelles compétences en gestion des risques et en trading.

Si l'on décidait d'aligner immédiatement le renouvelable sur les prix du marché, cela réduirait considérablement le nombre d'investisseurs prêts à prendre ces risques. Il vous appartient de déterminer si une telle évolution serait souhaitable pour le secteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends que Renner Énergies, dont vous êtes propriétaire, a bénéficié d'aides publiques, comme tous les acteurs du secteur. Vos explications me confortent dans l'idée qu'un service public de l'énergie serait préférable. Vous avez vous-même souligné la différence entre les spécialistes comme EDF et Total, et les autres acteurs. Cependant, il s'agit là d'un autre débat. Je précise que ces remarques n'engagent que moi.

M. Jean-François Cirelli. - Concernant le niveau d'aide dissuasif, j'estime qu'au-delà de 15 %, cela devient très complexe à justifier. Par ailleurs, la situation géopolitique actuelle, bien que perturbée, offre une réelle opportunité pour l'Europe. Nous devrions connaître une inflation plus modérée qu'outre-Atlantique et potentiellement une croissance supérieure à court terme, contrairement aux prévisions initiales. Cependant, un défi majeur se profile : si la Chine ne peut plus exporter vers les États-Unis, elle cherchera à rediriger ses exportations vers l'Europe. La gestion des relations sino-européennes risque de se complexifier, constituant un enjeu majeur. Néanmoins, l'Europe dispose d'une réelle opportunité que j'espère voir saisie par les pays membres.

Par ailleurs, BlackRock est fermement engagé en faveur du développement d'un marché européen des capitaux, essentiel à la croissance. La Commission européenne a judicieusement rebaptisé l'initiative « Union de l'épargne et de l'investissement », mais des actions concrètes doivent suivre. L'un des atouts majeurs pour le développement européen réside dans la mobilisation de l'épargne au service de l'économie, un domaine où nous sommes actuellement déficients, tant par manque d'organisation que de confiance. Aujourd'hui, 40 % de l'épargne des Européens est en cash. Il est donc impératif de restaurer la confiance pour encourager l'investissement, véritable moteur de la croissance économique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérant l'actualité récente, comment les investisseurs réagissent-ils aux déclarations de Donald Trump concernant les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ? Ces propos, préconisant aux entreprises de ne plus respecter les normes environnementales et les critères de parité, sont particulièrement virulents. Quelle est la réaction de vos investisseurs ? Ces déclarations soulèvent-elles des interrogations sur l'investissement en France ou aux États-Unis dans des entreprises françaises ou européennes ? Quel est l'état actuel du débat ?

M. Jean-François Cirelli. - Cette problématique n'est pas nouvelle et remonte à l'administration Biden. Notre position demeure inchangée et claire : nos clients européens, qui constituent notre clientèle principale, exigent la poursuite de ces efforts. Concernant le climat, la décarbonisation de nos économies est impérative et tous nos clients nous demandent d'investir dans ce sens. Un changement de cap entraînerait la perte de notre clientèle européenne. Aux États-Unis, la demande est effectivement moindre, mais cette tendance s'observe depuis deux à trois ans.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous confirmez donc une prise de conscience plus marquée de la responsabilité sociale et environnementale en Europe qu'aux États-Unis ?

M. Jean-François Cirelli. - Absolument. Il faut noter que les Américains font face à une contrainte légale spécifique, absente en France ou en Europe : l'obligation de ne considérer que les critères financiers. Aux États-Unis, privilégier une société pour des raisons extra-financières au détriment de la rentabilité peut être passible d'emprisonnement. Les contextes ne sont donc pas comparables.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour audition très enrichissante. Nous apprécions votre transparence et la qualité de vos réponses qui alimenteront notre rapport.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du secrétariat général aux affaires européennes :
M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes

(mercredi 9 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Puisais-Jauvin prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car la question des aides d'État et celle des aides issues des fonds européens occupent une place centrale dans notre réflexion.

Quelles ont été les principales évolutions en matière d'encadrement des aides d'État depuis 2020 ? Quelles sont les règles relatives à la dispense de notification des aides à la Commission européenne, je pense aux aides de minimis et au règlement général d'exemption par catégorie ? Quelles sont les aides françaises qui ont été déclarées contraires à l'article 107 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne depuis 2015 ? Quels ont été les dossiers, depuis 2010, sur lesquels la France et la Commission européenne ont divergé en matière d'aides d'État ? Quel est le panorama des aides publiques aux entreprises issues des fonds européens ? Quelle est la philosophie générale du règlement du 24 juin 2021 portant dispositions communes à plusieurs fonds européens ? Pouvez-vous nous rappeler les conditionnalités actuellement prévues dans le cadre de la Politique agricole commune ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien GAY, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes. -Je vous remercie de m'offrir cette opportunité de m'exprimer sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants.

Permettez-moi tout d'abord de présenter le Secrétariat Général aux Affaires européennes (SGAE). Il s'agit d'un service placé sous l'autorité du Premier ministre, dont la mission principale est d'assurer l'unité et la cohérence des positions françaises portées à Bruxelles et Strasbourg. Le SGAE définit les positions françaises arbitrées en cas de divergences interministérielles et mandate notre représentation permanente à Bruxelles pour les négociations. Cette organisation, relativement rare parmi les États membres de l'Union européenne, constitue un atout pour la France en termes de coordination et de cohérence. Nous jouons aussi un rôle pour garantir la bonne insertion des normes européennes dans notre droit national et nous nous occupons des questions d'influence, de présence française, notamment en plaçant des experts nationaux détachés, par exemple à la direction générale de la concurrence.

Concernant spécifiquement les aides d'État, le SGAE assure un pilotage stratégique de la politique européenne en la matière, en apportant un appui et une expertise interministérielle. Nos principales missions sont les suivantes.

En premier lieu, nous définissons la position française sur la politique européenne des aides d'État. Actuellement, nous travaillons sur l'élaboration de la position française concernant le prochain encadrement des aides d'État destiné à favoriser l'industrie propre. Nous sommes particulièrement vigilants sur des questions telles que la neutralité technologique, notamment en matière énergétique. Pour l'instant, le projet de la Commission fait la part belle aux énergies renouvelables et pas au nucléaire.

Nous nous efforçons d'aborder la question des aides d'État non seulement sous l'angle juridique, mais aussi économique, en l'adossant à une stratégie claire de réindustrialisation du continent européen. Cette approche, qui n'allait pas de soi initialement, est désormais au coeur de notre action.

En deuxième lieu, nous centralisons les notifications à la Commission européenne des projets d'aides publiques nouvelles. Nous assurons la transmission entre Paris et Bruxelles, via notre représentation permanente, conformément à l'obligation de notification et d'autorisation préalable par la Commission européenne pour toute aide d'État.

La Commission veille à ce que les aides d'État ne soutiennent pas injustement certaines entreprises, prévenant ainsi une course au soutien public qui pourrait fausser la concurrence sur le marché intérieur. Nous effectuons environ soixante notifications par an, impliquant un travail d'expertise et d'accompagnement. Cette procédure comprend une phase de pré-notification durant laquelle nous interagissons avec la Commission pour affiner les demandes et répondre à ses interrogations. L'objectif est d'obtenir une décision positive de la Commission, gardienne des traités, ce qui apporte une sécurité juridique essentielle pour les bénéficiaires de l'aide.

En troisième lieu, nous centralisons les échanges avec la Commission lors de l'instruction des plaintes concernant d'éventuelles infractions aux règles relatives aux aides d'État. Nous examinons les fondements juridiques invoqués par le plaignant ou la Commission européenne, tout en veillant aux intérêts des entreprises concernées. En effet, une décision de récupération de l'aide peut s'avérer fatale pour une entreprise.

En dernier lieu, nous coordonnons la réalisation de rapports annuels qui agrègent les informations sous forme de tableaux de bord à destination de la Commission européenne.

Il est également important de préciser ce que nous ne faisons pas. Nous n'avons pas de vision microéconomique des aides d'État, mais plutôt une approche macroéconomique. Nous ne délivrons pas d'aides, nous n'effectuons pas de contrôles directs et nous ne créons pas de régimes nationaux d'aides. Ces responsabilités incombent aux ministères, sur la base des règles européennes. Notre rôle est de nous assurer que tout est conforme aux formats européens requis.

Concernant le calibrage des aides d'État, notre perception, basée sur les récentes révisions des textes réglementaires (règlement général d'exemption par catégorie, règlement de minimis, etc.), est que le dispositif actuel est contrôlé de manière adéquate. Les règles définissant une aide d'État sont strictes, avec quatre conditions cumulatives : un effet incitatif lié à une finalité d'intérêt général, une sélectivité de la mesure, une défaillance de marché (déficit de financement), et un montant d'aide strictement proportionné à sa finalité. La Commission européenne est particulièrement attentive à la proportionnalité des aides. De plus, des mécanismes de récupération peuvent être prévus dans l'octroi des aides, permettant de récupérer a posteriori une partie du soutien public si les résultats du bénéficiaire dépassent les prévisions. Par exemple, en début d'année, l'allemand Uniper a été contraint de rembourser 2,6 milliards d'euros. En France, nous incluons systématiquement des clauses de récupération pour les aides supérieures à 50 millions d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Plusieurs dirigeants nous ont confirmé le remboursement partiel de certaines aides, leurs objectifs ayant été largement dépassés.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - En réponse à votre questionnaire, auquel nous fournirons une réponse écrite détaillée, je tiens à souligner que les dispositifs existants garantissent effectivement que les aides sont soumises à de véritables obligations de conformité, de contrôle et de transparence. La procédure de notification assure que ces objectifs sont atteints, la Commission étant extrêmement rigoureuse sur ces questions.

Concernant la transparence, le Transparency Award Module (TAM), mis à disposition par la Commission européenne, est un outil précieux. Ce logiciel de collecte et de publication, accessible au grand public, permet de consulter les différentes aides obtenues par les entreprises, leur montant, et offre des critères de recherche spécifiques, notamment pour les aides aux PME et aux grandes entreprises.

Bien que des progrès soient toujours possibles en matière de transparence, une lacune importante est en passe d'être comblée. À compter du 1er janvier 2026, conformément à une obligation communautaire récente, nous serons tenus de mettre en place un registre documentant l'ensemble des aides de minimis. Ces aides revêtent une importance capitale car elles ne nécessitent ni notification ni information à la Commission européenne, contrairement aux aides relevant du Règlement Général d'Exemption par Catégorie (RGEC). Ce dernier, bien qu'exemptant toute notification, impose une obligation d'information de la Commission. Nous anticipons une amélioration significative en termes de transparence dans ce domaine.

Concernant la promotion des PME dans ces dispositifs, le cadre européen prévoit des règles spécifiques en leur faveur. Le RGEC, par exemple, leur réserve l'exemption de notification pour certaines aides, notamment celles liées à l'investissement. Les PME bénéficient également de taux préférentiels nettement plus avantageux que ceux accordés aux grandes entreprises. À titre d'illustration, l'intensité des aides liées à l'innovation de procédés et d'organisation s'élève à 50 % pour les PME, contre seulement 15 % pour les grandes entreprises.

Le soutien public en Europe est-il excessif ? Pour y répondre de manière pertinente, il convient d'adopter une perspective mondiale. L'enjeu majeur pour l'Europe aujourd'hui n'est pas tant de déterminer si nous accordons trop d'aides d'État, mais plutôt d'évaluer si nous disposons des outils nécessaires pour faire face aux politiques de subventions massives mises en oeuvre par certains pays tiers, notamment les États-Unis et la Chine. Ces pays soutiennent massivement leurs entreprises, qui peuvent ensuite accéder aisément au marché intérieur européen, le plus grand marché intégré au monde. Nos entreprises, quant à elles, se trouvent désavantagées en raison de notre législation stricte en matière d'aides d'État.

L'Inflation Reduction Act (IRA), adopté par l'administration Biden en août 2022, illustre parfaitement cette problématique. Au-delà de l'ampleur considérable des fonds alloués (près de 400 milliards d'euros), ce sont surtout les conditions d'accès simplifiées qui posent un défi majeur. Contrairement aux exigences européennes, qui imposent de démontrer une défaillance de marché pour obtenir une aide d'État, le dispositif américain ne requiert aucune justification de ce type.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre observation soulève un point crucial. Il semble que nous ne soyons pas confrontés à un excès de libéralisme dans l'attribution des aides aux États-Unis, mais plutôt à une surréglementation au niveau européen. Notre volonté d'exemplarité en la matière pourrait en réalité desservir nos entreprises face à la concurrence mondiale.

Aux États-Unis, l'extrême simplicité des procédures d'attribution des aides constitue un avantage majeur, indépendamment des montants alloués. Les chefs d'entreprise opérant sur les deux continents témoignent de cette différence fondamentale : outre-Atlantique, ils connaissent précisément le montant de l'aide qu'ils recevront lors du dépôt de leur dossier. En France, en raison de la législation européenne, l'issue d'une demande d'aide reste bien souvent incertaine.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Votre analyse est tout à fait pertinente. Cette problématique fait l'objet d'une attention croissante depuis plusieurs mois, notamment avec l'arrivée des nouvelles institutions européennes. On observe une tendance vers ce que l'on qualifie généralement de « simplification ». Dans notre contexte, il s'agit d'examiner nos règles actuelles, qui ont certes leur raison d'être, à la lumière des pratiques internationales, afin d'éviter qu'elles ne se retournent contre nous. C'est un enjeu majeur.

Prenons l'exemple des Projets Importants d'Intérêt Européen Commun (PIIEC). Ces initiatives, qui impliquent la collaboration de plusieurs États membres sur des projets stratégiques tels que l'hydrogène ou le nucléaire, font face à des délais de traitement excessifs. En moyenne, il faut attendre dix mois pour obtenir une réponse de la Commission, ce qui est incompatible avec les réalités économiques actuelles. Il est impératif de simplifier drastiquement ces procédures sans pour autant renoncer à nos principes fondamentaux.

Nous restons convaincus de l'importance des règles relatives aux aides d'État pour préserver l'intégrité du marché intérieur. Elles empêchent notamment qu'un État membre disposant d'une meilleure situation financière ne puisse avantager excessivement ses entreprises au détriment des autres.

M. Olivier Rietmann, président. - Cependant, un équilibre doit être trouvé entre la régulation et une complexité excessive.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il est en effet crucial de trouver un juste milieu entre une dérégulation totale et une complexité administrative excessive. C'est précisément dans cette optique que nous avons oeuvré à l'instauration de nouvelles règles, notamment une clause d'alignement opérationnel en matière d'aides d'État. Cette disposition vise à permettre aux entreprises européennes de bénéficier d'un soutien équivalent à celui accordé par des pays tiers à leurs propres entreprises dans un secteur donné, rétablissant ainsi des conditions de concurrence équitables.

Cet enjeu est d'autant plus crucial compte tenu de l'attractivité croissante du marché intérieur européen, qui pourrait s'accentuer davantage dans le contexte actuel, notamment avec l'imposition de droits américains. Il est donc impératif de protéger nos entreprises en utilisant tous les outils à notre disposition.

Concernant les fonds européens, le SGAE joue un rôle prépondérant dans la définition des positions françaises lors des négociations des textes relatifs à ces dispositifs. Cette année sera particulièrement importante car la Commission présentera en juillet ses nouvelles propositions de cadres financiers pluriannuels pour la période 2028-2034, ce qui nous amènera à revoir l'ensemble des fonds.

Il est essentiel de distinguer les fonds en gestion partagée de ceux en gestion directe. Les fonds en gestion partagée, tels que la Politique Agricole Commune (PAC) et les fonds de cohésion, font l'objet d'enveloppes pré-allouées aux États membres. Pour la France, sur la période 2021-2027, la PAC représente 9 milliards d'euros, tandis que les fonds de cohésion s'élèvent à environ 2 milliards d'euros par an.

La gestion de ces fonds en gestion partagée n'incombe pas directement au SGAE, mais est coordonnée par l'Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, sous la tutelle de M. François Rebsamen, Ministre de l'aménagement du territoire et de la décentralisation. Le rôle du SGAE consiste à vérifier la conformité de l'utilisation de ces fonds avec les règles européennes. La responsabilité du versement des financements incombe aux autorités de gestion. Chacune d'entre elles définit ses propres priorités, appelées programmation, ainsi que ses investissements et la mise en oeuvre des programmes. En France, depuis 2014, les conseils régionaux gèrent intégralement le Fonds européen de développement régional (FEDER), à l'exception de Mayotte et de Saint-Martin où l'État conserve cette compétence. Concernant le Fonds social européen (FSE), la décentralisation ne concerne que 35 % des crédits, le reste étant géré par l'État qui en délègue une grande partie aux départements. L'objectif est d'assurer une gestion au plus près des territoires.

Pour les investissements productifs, les régions, en tant qu'autorités de gestion, doivent vérifier la compatibilité des taux d'intervention publique avec les règles en matière d'aide d'État. Ces taux varient selon la thématique de l'investissement, son montant et sa localisation géographique. Cette tâche complexe nécessite des compétences spécifiques. Le processus est supervisé par l'Autorité nationale d'audit des fonds européens (AnAFe) qui a remplacé la Commission interministérielle de coordination des contrôles (CICC). Des contrôles et audits sont également effectués au niveau européen par la Direction générale « région » et la Cour des comptes européenne, rendant le système extrêmement encadré et laissant peu de place à l'erreur.

Les fonds en gestion directe fonctionnent selon une logique différente puisqu'ils sont pilotés par la Commission européenne. Ces fonds, au nombre d'une trentaine, sont hautement concurrentiels et ciblent des projets innovants et collaboratifs, nécessitant souvent des partenariats internationaux. Leur objectif est de renforcer les compétences privées européennes face à la concurrence mondiale. Ils ne visent pas une taille d'entreprise spécifique, mais plutôt des résultats et une valeur ajoutée. Ces fonds sont considérés comme compatibles avec le marché intérieur et présentent des taux de succès de 15 à 20 %, reflétant des exigences de qualité élevées.

Tous les États membres, y compris les plus récents, se sont organisés pour accéder à ces fonds compétitifs. Les entreprises publiques et privées représentent environ un quart des bénéficiaires, avec un avantage notable pour les grandes entreprises qui disposent de ressources et de structures dédiées. Néanmoins, les PME et les ETI ne sont pas négligées dans ce processus.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai proposé une résolution européenne pour la reconnaissance des ETI au niveau européen. Cette reconnaissance est cruciale, notamment concernant la distinction entre PME et grandes entreprises, fixée à 250 salariés selon les critères européens. Cette limite pose un réel problème, il est impératif que le SGAE nous soutienne.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous portons effectivement ce point de diverses manières, y compris dans l'agenda de simplification. Cela concerne notamment l'application de certaines règles en matière de rapport de durabilité, comme la directive relative à la publication d'informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD). Actuellement, nous nous basons toujours sur une recommandation de 2003, classant les entreprises de plus de 250 salariés comme grandes entreprises, ce qui n'est plus pertinent. Nous souhaitons introduire une catégorie ETI dans la directive CSRD et dans d'autres domaines. La Commission européenne y est favorable, avec un engagement fort de sa présidente. Le débat porte maintenant sur la limite supérieure de cette catégorie. La Commission propose 500 salariés, mais nous estimons que ce seuil est trop bas.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette question est d'autant plus importante que la France, l'Allemagne et l'Italie sont particulièrement concernées par les ETI. Le seuil de 500 salariés est effectivement trop bas. Bien que nous ne visions pas nécessairement les 5 000 salariés, il est crucial d'augmenter significativement ce seuil. En tant que président de la délégation aux entreprises, je suis particulièrement attentif à ces enjeux.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il est effectivement urgent que l'Union européenne se penche sur cette question, négligée depuis trop longtemps et devenue ingérable.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette urgence est d'autant plus marquée que le nombre d'ETI a considérablement augmenté dans ces trois pays. La France est passée de 6 000 à 8 000 ETI, l'Italie de 7 000 à 9 000 ou 10 000, et l'Allemagne de 13 000 à 17 000. Cela représente un nombre significatif d'entreprises, sans compter les autres pays européens.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous accordons une attention particulière aux petites entreprises dans le cadre des financements européens. Leur intégration se fait principalement de deux manières. D'une part, elles s'insèrent dans des partenariats avec de grands groupes ou des centres de recherche. D'autre part, elles ciblent des fonds ou appels à projets spécifiques où elles peuvent développer une compétence ou un projet propre. Le programme LIFE en est un bon exemple. Un cas intéressant illustre cette démarche : un glacier de plage italien a obtenu des fonds européens grâce à une méthode innovante et écologique de conservation des glaces. Cette expérience a ensuite été reproduite sur de nombreuses plages italiennes. Cet exemple démontre que même des entreprises modestes peuvent bénéficier de financements européens.

Cependant, la question des fonds européens pour les PME concerne principalement les fonds en gestion partagée. Ces derniers relèvent du règlement qui fixe les règles pour l'ensemble des fonds structurels. Il est notable que la Commission a expressément exclu les grandes entreprises de ces fonds, sauf dans les régions ultrapériphériques, compte tenu de leur niveau de développement.

Les aides accordées aux PME dans ce cadre sont de deux types : des aides directes aux investissements productifs dans le cadre de stratégies de spécialisation intelligente, et des mécanismes d'ingénierie financière portés par des sociétés régionales d'investissement, le groupe Banque Européenne d'Investissement ou Bpifrance. Ces derniers visent à combler des défaillances de marché en matière de garantie, de constitution de fonds propres ou de capital-risque. Ces produits, plus accessibles pour les PME, représentent aujourd'hui 10 % des montants totaux du FEDER. Ils échappent aux règles en matière d'aides d'État, ce qui a permis d'apporter un soutien significatif aux PME.

Le SGAE a créé une cellule de mobilisation des fonds européens il y a plus d'un an. Nous sommes convaincus que la France pourrait mieux utiliser ces fonds. Nos analyses montrent qu'une meilleure organisation pourrait nous permettre de gagner jusqu'à 2 milliards d'euros supplémentaires par an. Actuellement, nos retours sont de 15 milliards et pourraient atteindre 17 milliards. Des réflexions sont en cours pour améliorer notre organisation sur ce sujet.

En conclusion, les aides d'État et les fonds européens ne sont pas une fin en soi, mais des outils à adosser à une stratégie claire de réindustrialisation. Pendant longtemps, ces instruments européens ont été trop autonomes. Il est temps de les adosser à des objectifs politiques concrets. La nouvelle organisation de la Commission européenne reflète cette volonté, comme on peut le voir avec le pôle couvert par le commissaire français Stéphane Séjourné.

Notre approche vise à dépasser la simple perspective juridique pour adopter une vision plus économique et pragmatique. Le concept de politique industrielle n'est plus tabou à Bruxelles, ce qui représente une avancée significative. Le SGAE mobilise une équipe de huit personnes dans le bureau concurrence/aide d'État et un bureau dédié à la mobilisation des fonds européens.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour ces précisions essentielles à notre rapport. J'apprécie particulièrement votre approche pragmatique plutôt que purement juridique dans l'application de ces dispositifs. En tant qu'initiateur du test PME actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, je craignais une approche trop juridique au détriment d'une vision économique et pratique. Bien que des progrès aient été réalisés, il reste encore du chemin à parcourir.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour pour ces informations cruciales. Afin de bien saisir l'ampleur du sujet, pourriez-vous préciser les montants globaux des aides notifiées et des aides qui font l'objet d'une simple information ? J'ai bien noté la distinction, mais il serait utile d'avoir une vue d'ensemble.

Un défi majeur pour notre Commission réside dans l'absence d'une définition claire et uniforme de ce que l'on considère comme une aide publique. Les estimations varient considérablement selon les administrations, allant d'un plancher de 70 milliards d'euros à un plafond de 250 milliards si l'on inclut les aides aux ménages qui bénéficient indirectement aux entreprises. Il est important de clarifier ces chiffres.

M. Olivier Rietmann, président. - Je souhaite apporter une précision : notre commission d'enquête se concentre spécifiquement sur les aides aux grandes entreprises. Disposons-nous d'une distinction entre les montants alloués aux PME et TPE d'une part, et aux ETI et grandes entreprises d'autre part ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je crains de devoir vous décevoir en partie, car cette distinction est difficile à établir. Cependant, nous nous efforcerons de vous fournir ces données après l'audition.

Je comprends votre propos concernant les différences de périmètres. Il est important de souligner que toutes les aides de l'État ne sont pas nécessairement des aides d'État au sens du droit européen. De nombreuses aides publiques ne rentrent pas dans cette catégorie spécifique.

Concernant les aides d'État au sens du droit européen, le dernier chiffre disponible pour la France en 2023 s'élève à 36 milliards d'euros. Cette information a été communiquée dans le cadre des rapports annuels que nous produisons. La Commission a d'ailleurs adopté hier un document à ce sujet, que nous vous transmettrons, bien qu'il ne soit probablement pas encore disponible en français.

Pour établir une comparaison pertinente, l'Allemagne a alloué 50 milliards d'euros d'aides d'État en 2023. Sur l'ensemble des 27 pays membres de l'Union européenne, le montant total des aides s'élève à 186 milliards d'euros, en baisse par rapport à 2022 où le montant atteignait 242 milliards d'euros. Cette baisse s'explique principalement par la suppression progressive des dispositifs d'aide mis en place durant la crise sanitaire. Il est important de souligner que ces chiffres, que je cite de mémoire et qui seront détaillés dans le document écrit, correspondent spécifiquement aux aides d'État telles que définies par le droit européen. Ils diffèrent donc probablement des données que vous avez pu entendre lors d'autres auditions, notamment celles issues des rapports de France Stratégie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai bien noté les quatre critères essentiels pour qu'une mesure soit qualifiée d'aide d'État selon les normes européennes. Ces critères comprennent l'effet incitatif, la sélectivité, la réponse à une défaillance du marché, ainsi que la pertinence et le calibrage adéquat des montants alloués.

M. Olivier Rietmann, président. - Les exonérations de cotisations bénéficiant à l'ensemble des entreprises ne sont pas considérées comme des aides d'État en raison de leur caractère non sélectif.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - La sélectivité constitue le critère déterminant dans cette classification.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes fréquemment confrontés à des questions relatives à l'évaluation des aides publiques aux entreprises. L'un des défis majeurs dans l'évaluation réside dans l'établissement d'un groupe de contrôle. Prenons l'exemple du CICE : son caractère universel a rendu son évaluation particulièrement complexe, faute de pouvoir comparer avec un groupe n'en ayant pas bénéficié. La sélectivité des aides permet justement de créer ce groupe de contrôle, facilitant ainsi une évaluation plus rigoureuse de leur impact. Dans le cadre spécifique des aides d'État répondant aux critères européens, existe-t-il des méthodologies d'évaluation établies et des évaluations systématiques ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il est crucial de comprendre que l'efficacité d'une aide d'État s'apprécie principalement au regard de l'objectif initialement fixé. Par exemple, lorsqu'une aide vise à soutenir une entreprise en difficulté, le maintien de l'activité et de l'emploi constitue déjà un indicateur de sa pertinence. Nous distinguons clairement le contrôle de régularité, qui vérifie la conformité aux réglementations, du contrôle de performance.

Dans le domaine de l'innovation, les aides d'État jouent souvent un rôle d'amorçage, palliant les défaillances du marché. L'évaluation de leur efficacité se fait alors à travers l'analyse du développement économique subséquent. L'absence d'activité innovante chez une entreprise bénéficiaire signalerait clairement un problème d'efficacité de l'aide.

Des obligations d'évaluation sont également intégrées dans certains régimes d'aide. Pour la plupart des régimes exemptés de notification dans le cadre du RGEC, un plan d'évaluation doit être notifié et approuvé par la Commission. Ces évaluations, menées par des experts indépendants, doivent être rendues publiques. La Commission exige également l'évaluation de certains régimes d'aide notifiés, particulièrement lorsque les budgets sont conséquents.

Ces processus d'évaluation permettent non seulement de vérifier l'atteinte des objectifs, mais aussi d'activer, si nécessaire, des clauses de récupération.

Il est important de noter que ces évaluations ne relèvent pas des compétences directes du SGAE.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Chaque administration renvoie la responsabilité de l'évaluation à une autre entité. Cette situation soulève un véritable débat politique plutôt qu'administratif. En tant que parlementaires, nous sommes confrontés à un défi majeur : bien que nous partagions globalement l'objectif d'accompagner les entreprises pour renforcer l'industrialisation et la souveraineté de notre pays et de l'Union européenne, nous nous heurtons à la multiplicité et à la complexité des dispositifs existants.

Il est impératif de simplifier et d'unifier ces dispositifs, peut-être en les regroupant sous un guichet unique. Cependant, le problème fondamental reste l'absence d'évaluation globale et cohérente. Les évaluations actuelles sont souvent partielles et manquent de suivi à long terme, alors qu'une période de cinq à huit ans serait nécessaire pour apprécier pleinement l'impact d'une aide publique sur une entreprise.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je comprends votre préoccupation concernant l'évaluation des aides d'État. Il est vrai que la structure que je dirige actuellement n'est pas équipée pour mener ces évaluations, compte tenu de nos effectifs limités. Cependant, au niveau européen, de nombreuses procédures d'évaluation existent, impliquant la Commission européenne et la Cour des comptes européenne. Cette dernière se concentre sur le contrôle de régularité et le contrôle de performance. Elle couvre non seulement les aides d'État traditionnelles mais aussi des dispositifs comme le plan de relance européen, dont la France bénéficie largement.

Nous sommes régulièrement sollicités par la Cour des comptes européenne sur ces sujets. Je reconnais la pertinence de votre observation concernant le besoin d'une évaluation plus approfondie au niveau national. Il est clair que nous ne pouvons pas nous contenter des seules évaluations européennes et qu'une approche plus complète au niveau national serait bénéfique.

M. Olivier Rietmann, président. - Je constate une différence notable entre la gestion des aides au niveau européen et national. Au niveau européen, hormis les aides conjoncturelles comme celles liées à la crise du Covid, les critères, montants et orientations des aides font l'objet de révisions régulières.

Cette pratique d'évaluation et d'ajustement systématique est peu répandue au niveau national. Les modifications des aides nationales résultent souvent de décisions politiques, comme dans le cas du CICE, plutôt que d'évaluations approfondies. En dehors des coupes budgétaires lors de l'élaboration du projet de loi de finances, basées sur des évaluations approximatives, l'administration et l'exécutif ne procèdent pas à des réévaluations systématiques de l'efficacité des aides pour les ajuster en conséquence. Cette approche contraste avec celle adoptée au niveau européen, notamment dans le cadre de la Politique Agricole Commune, qui fait l'objet de révisions régulières, intégrant par exemple des conditionnalités environnementales ces dernières années.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Il convient de nuancer ce constat. La Cour des comptes examine ces questions. De plus, des évaluations de performance sont réalisées par France Stratégie et l'Inspection générale des finances. Nous ne sommes donc pas totalement dépourvus de mécanismes d'évaluation.

M. Olivier Rietmann, président. - Le projet de loi de finances 2025 illustre parfaitement cette problématique. Les discussions sur les ajustements budgétaires se sont focalisées sur des positions politiques plutôt que sur des évaluations factuelles. Prenons l'exemple des 21 milliards d'euros alloués à l'aide à l'apprentissage. Les décisions de réduction se sont basées sur des suppositions, sans s'appuyer sur des évaluations rigoureuses. Cette approche empirique ne remplace pas une évaluation systématique et approfondie. Nous manquons cruellement de données fiables pour déterminer l'efficacité réelle de ces aides, ce qui est préoccupant étant donné les sommes en jeu.

Je ne remets pas en question la nécessité des aides, surtout dans un contexte économique mondial où elles sont omniprésentes. Cependant, l'absence d'évaluation précise de leur efficacité pose un réel problème. Le cas du CICE est révélateur : ses propres concepteurs ne s'accordent pas sur ses objectifs initiaux, qu'il s'agisse de l'emploi ou de la compétitivité. Cette confusion complique toute évaluation.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un autre exemple frappant. Malgré son importance reconnue par les entreprises, nous manquons de données probantes sur son impact réel en termes de recherche et d'innovation. Cette lacune en matière d'évaluation entrave sérieusement notre capacité à prendre des décisions éclairées.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Concernant les soutiens publics européens, votre analyse soulève la question de leur caractère contraignant et de la garantie des résultats escomptés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il est important de reconnaître qu'en économie, la perfection n'existe pas. Sur 100 entreprises soutenues, 85 peuvent réussir et 15 échouer. L'octroi d'une aide publique n'implique pas une obligation absolue de réussite. Le problème réside dans l'entretien délibéré d'un flou, résultant de choix politiques. L'absence d'outils statistiques fiables pour évaluer l'efficacité des aides est préoccupante.

Cette commission d'enquête a profondément modifié notre perspective. Lors du prochain vote du budget, notre approche sera nécessairement différente. Il faut reconnaître que le rôle du Parlement dans le vote du budget est limité, se réduisant souvent à des amendements mineurs sur un budget déterminé par le Gouvernement.

Le cas du CIR illustre parfaitement cette situation. Malgré les débats sur son utilité, nous manquons d'outils d'évaluation fiables. Les témoignages recueillis auprès d'une quinzaine d'entreprises montrent des avis partagés sur son efficacité, certaines le jugeant indispensable, d'autres questionnant sa pertinence. L'absence de critères d'évaluation clairs nous empêche de porter un jugement éclairé sur ce dispositif, malgré son impact significatif sur l'emploi et d'autres paramètres économiques.

M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à souligner une différence fondamentale entre les approches européenne et nationale en matière d'aides publiques. Au niveau européen, les aides s'inscrivent dans une logique d'objectifs concrets, dépassant la simple communication politique. Cette approche se justifie par l'ampleur des fonds engagés et la responsabilité inhérente à la gestion de 27 États membres. L'Union européenne adopte ainsi une démarche structurée : définition d'objectifs précis, réponse à des besoins identifiés - qu'ils soient urgents comme dans le cas de la crise Covid ou à plus long terme pour orienter certaines politiques - et évaluation rigoureuse des résultats pour décider de la poursuite ou non des programmes.

En revanche, au niveau national, nous constatons une carence significative en matière d'études d'impact. Malgré l'exigence formelle du Conseil constitutionnel, la qualité de ces études reste souvent insuffisante. Cette lacune compromet notre capacité à évaluer efficacement les politiques mises en oeuvre. En l'état actuel, nos études d'impact nationales, quand elles existent, manquent cruellement de données chiffrées, ce qui entrave toute évaluation ultérieure pertinente. Nous nous trouvons donc dans une situation où ni le début du processus (étude d'impact) ni sa fin (évaluation) ne sont correctement appréhendés au niveau national. En conclusion, bien que le fonctionnement européen puisse faire l'objet de critiques sur certains aspects, il constitue un modèle dont nous devrions nous inspirer.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Concernant l'approche européenne des aides d'État, je tiens à nuancer et approfondir mes propos précédents. L'Union européenne maintient un équilibre crucial entre la poursuite d'objectifs d'intérêt général, tels que définis par les traités, et une rigueur juridique indispensable.

Le processus d'approbation des aides d'État au niveau européen se distingue nettement des pratiques nationales. Il implique un dialogue approfondi et itératif avec la Commission européenne, bien au-delà des simples actes de notification formelle et de décision finale. Ce processus rigoureux aborde en détail la pertinence de l'aide, sa sélectivité, et son impact potentiel. Il incombe aux États membres de convaincre la Commission du bien-fondé de leurs propositions, la décision finale lui appartenant. En cas de désaccord, le seul recours possible est juridique, devant la Cour de justice de l'Union européenne.

Cette procédure équivaut de facto à une étude d'impact exhaustive. Nous sommes tenus de justifier minutieusement la nécessité de chaque aide, en détaillant les conséquences potentielles de son absence. Le SGAE, dans son rôle de coordinateur interministériel, mobilise l'expertise de l'ensemble des administrations concernées pour répondre aux interrogations de la Commission.

Bien que ce processus ne garantisse pas une efficacité absolue de l'aide, sa rigueur réduit considérablement les risques d'erreurs ou de mauvaise allocation des ressources. À l'inverse, lorsque ce travail préparatoire fait défaut, notamment dans les cas où la dimension d'aide d'État n'a pas été anticipée, la régularisation a posteriori s'avère extrêmement complexe.

Il est important de souligner que cette approche rigoureuse des études d'impact s'étend à l'ensemble des législations européennes. Le test PME, que vous avez mentionné, existe déjà au niveau européen, mais il s'inscrit dans un ensemble plus vaste d'évaluations. Néanmoins, la Commission européenne n'est pas exempte de défis organisationnels, notamment en termes de coordination entre ses différentes directions générales. Cette situation peut parfois conduire à négliger certains aspects importants, comme les enjeux spécifiques aux territoires ultramarins. L'application des règles sur les aides d'État aux régions ultrapériphériques constitue un défi particulier. L'article 349 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, qui prévoit l'adaptation des règles européennes à ces territoires, reste insuffisamment exploité. Nous oeuvrons activement pour convaincre la Commission d'en faire un usage plus systématique, reconnaissant que les règles pertinentes pour la métropole peuvent s'avérer inadaptées dans des contextes aussi différents que ceux de la Guyane ou des Antilles.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous sous-utilisons effectivement cette disposition.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Vous avez raison, cette disposition est sous-exploitée. Nous déployons des efforts considérables pour persuader la Commission d'en faire un usage plus étendu. Cette problématique concerne de nombreux domaines, y compris les aides d'État et la concurrence. Il est évident qu'une réglementation parfaitement adaptée à la Bretagne peut s'avérer totalement inadéquate en Guyane. Cette situation illustre parfaitement la nécessité d'études d'impact approfondies et contextualisées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quels sont les dispositifs européens d'aides aux entreprises qui offrent une marge d'appréciation à la France, et comment notre pays utilise-t-il cette latitude dans leur mise en oeuvre ?

Pensez-vous que les méthodes d'évaluation des aides issues des fonds européens pourraient servir de modèle pour les aides octroyées par les administrations françaises ? Cette question s'inscrit dans le débat plus large sur la transposition des pratiques européennes efficaces au niveau national.

Par ailleurs, concernant la transparence des aides publiques, nous avons constaté lors de nos auditions que la majorité des dirigeants d'entreprises s'y déclarent favorables, bien que certains manifestent plus de réticences. Quelle est votre position sur ce sujet ? Existe-t-il des pratiques de transparence similaires dans d'autres états membres de l'UE ? Une étude comparative sur cette question nous intéresserait vivement.

Enfin, pouvez-vous nous éclairer sur les méthodes d'évaluation et les conditionnalités appliquées aux aides d'État dans les autres états membres ? Certains états imposent-ils des conditions plus strictes ou plus souples que la France dans l'octroi de ces aides ?

M. Olivier Rietmann, président. - Vous pourrez préciser si tous les États membres disposent des mêmes marges de manoeuvre concernant la surtransposition ou si la France bénéficie d'une latitude particulière à cet égard.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous disposons effectivement de certaines marges d'appréciation, notamment dans le cadre du Plan national de relance et de résilience (PNRR). Ce dispositif nous offre une latitude significative pour définir les mesures de soutien aux entreprises, bien que cette marge ne soit pas absolue et fasse l'objet de négociations. Le PNRR démontre une efficacité remarquable : sur les 40 milliards d'euros alloués à la France, nous en avons déjà perçu 30 milliards. Récemment, nous avons soumis notre quatrième demande de paiement. Il est regrettable que ce dispositif, qui a des répercussions concrètes sur l'ensemble de nos territoires, ne bénéficie pas d'une plus grande visibilité médiatique.

Concernant les initiatives européennes dont nous pourrions nous inspirer, je citerai le pilier 3 du programme Horizon Europe, spécifiquement dédié aux start-up. Son succès repose sur des mécanismes flexibles, adaptés aux particularités de ces jeunes entreprises. Il serait pertinent d'envisager une transposition plus large de ce modèle au niveau national.

Quant aux études comparatives sur les pratiques en matière de transparence ou de conditionnalité, je m'engage à approfondir ce point pour identifier d'éventuelles approches plus performantes adoptées par d'autres États membres, tout en tenant compte du cadre réglementaire européen existant.

Les aides à finalité régionale illustrent bien l'encadrement strict des dispositifs de soutien européens. Elles sont assorties de conditions précises, notamment l'obligation de maintenir l'investissement dans la région bénéficiaire pendant au moins cinq ans pour les grandes entreprises, et trois ans pour les PME. De plus, des clauses anti-délocalisation s'appliquent, couvrant une période de deux ans avant et après l'octroi de l'aide. Ces dispositions visent à garantir l'impact durable des investissements dans les régions ciblées.

M. Olivier Rietmann, président. - Existe-t-il des dispositions anti-licenciement liées à ces aides ? Des mécanismes sont-ils en place pour éviter que le montant des aides ne soit intégralement reversé sous forme de dividendes ?

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - La réglementation européenne ne prévoit pas explicitement de clauses anti-licenciement ou de protection de l'emploi. Néanmoins, les dispositions existantes, telles que l'obligation de maintien des investissements, contribuent indirectement à la préservation de l'emploi. Il convient toutefois de nuancer cette approche, car l'imposition de conditions trop strictes pourrait s'avérer contre-productive dans certains contextes, notamment pour les aides à l'innovation. En effet, les entreprises engagées dans des activités innovantes font face à des incertitudes inhérentes à leur secteur, rendant difficile la prise d'engagements fermes en matière d'emploi.

Il serait judicieux d'établir une typologie des situations permettant d'adapter la réglementation. Cela permettrait d'identifier les cas où des conditions plus strictes seraient appropriées pour prévenir les abus, tout en préservant la flexibilité nécessaire dans d'autres contextes.

Concernant les fonds européens, de nombreuses conditions existent déjà. Les « conditions favorisantes » des fonds de cohésion imposent le respect des règles en matière d'aides d'État et de marchés publics, ainsi que la cohérence avec les objectifs européens. Bien que ces conditions visent à assurer l'alignement entre les niveaux local, national et européen, elles peuvent parfois devenir contraignantes.

Un exemple concret illustre ce point : la condition liée à l'atteinte des objectifs nationaux en matière d'énergies renouvelables. La France a rencontré des difficultés pour atteindre l'objectif de 23 % d'énergies renouvelables dans sa consommation énergétique totale, ce qui a temporairement bloqué l'accès aux fonds de cohésion pour les régions, même si certaines avaient individuellement dépassé cet objectif.

Dans le cadre de la préparation de la prochaine période de programmation pluriannuelle, nous devons impérativement résoudre ces incohérences pour que les critères d'attribution des fonds aient davantage de sens à l'échelle régionale. Bien que l'encadrement européen soit souvent justifié, il est de notre responsabilité d'identifier et de corriger les éventuelles impasses pour optimiser l'efficacité de ces dispositifs.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour la précision de vos réponses.

Concernant notre représentation à Bruxelles, j'aimerais soulever une préoccupation qui m'est fréquemment rapportée lors de mes visites. Il s'agit de la sous-représentativité de la France par rapport à d'autres pays, notamment l'Allemagne. On m'a cité des chiffres alarmants : pour un fonctionnaire français présent à Bruxelles effectuant le travail de négociation, on compterait sept ou huit fonctionnaires allemands. Cette disparité nous pose un réel problème pour faire entendre notre voix et orienter les décisions vers des paradigmes qui nous conviendraient davantage.

De plus, notre situation d'endettement au niveau national ne facilite pas les négociations. Cette dette crée une forme de dépendance vis-à-vis des aides et de l'accompagnement européens, ce qui peut engendrer des difficultés. Un exemple concret est le problème du prix de l'énergie, qui est actuellement la préoccupation majeure des grands patrons en France. Ils font face à une concurrence accrue de la part de pays comme la Chine, les États-Unis, ou même d'autres nations européennes telles que l'Espagne.

Cette double contrainte - sous-représentation et endettement - semble nous handicaper fortement. Sans vous demander de prendre position politiquement, j'aimerais avoir votre avis sur cette situation. Par ailleurs, je pense qu'il serait pertinent d'envisager une audition par la délégation aux entreprises pour approfondir ces questions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le prix de l'énergie est devenu un enjeu majeur de compétitivité depuis 2022. Auparavant, la France bénéficiait d'une énergie décarbonée à bas coût, ce qui constituait un avantage compétitif significatif. Cependant, depuis trois ans, nous faisons face à des difficultés qui découlent notamment de problématiques européennes.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je vais m'efforcer de répondre précisément à vos questions, qui sont effectivement cruciales. Permettez-moi toutefois d'apporter un éclairage différent sur la situation.

Concernant la représentativité française à Bruxelles, les chiffres ne corroborent pas l'idée d'une sous-représentation. Prenons quelques exemples concrets. La France compte le plus grand nombre de membres dans les cabinets des commissaires européens. En termes de direction de cabinet, si l'Allemagne possède légèrement plus de chefs de cabinet, nous avons davantage de chefs adjoints, ce qui équilibre la situation.

Les Français sont bien représentés parmi les fonctionnaires européens. Certes, les Belges sont un peu plus nombreux, ce qui s'explique par leur proximité géographique, mais notre présence, notamment à la Commission européenne, n'a pas à rougir de la comparaison, y compris face à l'Allemagne.

Un dispositif particulièrement important est celui des experts nationaux détachés. Chaque année, nous envoyons des experts issus de l'administration française pour des missions de deux à quatre ans dans les institutions de l'Union. Ces professionnels acquièrent une compréhension approfondie du fonctionnement européen, développent une culture spécifique, et apportent ensuite cette expertise dans leur administration d'origine. Actuellement, nous comptons 234 experts nationaux détachés français répartis dans les institutions européennes.

Cela ne signifie pas que tout est parfait. La vigilance reste de mise dans cet environnement concurrentiel où chaque État cherche à exercer son influence. Les rotations de personnel nécessitent une attention constante pour maintenir notre présence à un niveau correspondant à l'importance de la France.

Concernant la situation d'endettement, sans m'étendre sur les aspects politiques, il est évident que c'est un sujet crucial. Le Gouvernement en est pleinement conscient, d'où l'importance de tenir l'objectif de 5,4 % de déficit public en 2025. Cette discipline est essentielle non seulement pour notre crédibilité vis-à-vis des marchés financiers, mais aussi dans le cadre de notre responsabilité partagée au sein de la zone euro.

Des procédures européennes existent pour discuter de ces questions avec la Commission et les autres États membres. C'est un processus normal dans le cadre de notre engagement commun pour la stabilité financière de l'Union européenne.

Dans le cadre des nouvelles règles de gouvernance économique européenne, la trajectoire française a été validée en janvier dernier lors d'un Conseil des ministres de l'Économie et des Finances. Cette validation est logique, étant donné que nous partageons non seulement un marché, mais également une monnaie. De plus, la France, en tant que deuxième économie de la zone euro, joue un rôle fondamental.

Concernant l'énergie, les difficultés rencontrées résultent de la conjugaison de trois facteurs : premièrement un choc de demande survenu en 2021 lors de la reprise économique post-Covid ; deuxièmement un choc d'offre en 2022 dû à la guerre d'agression russe en Ukraine, compte tenu du rôle majeur de la Russie dans l'approvisionnement en gaz ; troisièmement les problèmes de maintenance et de corrosion affectant la production nucléaire française. La combinaison de ces éléments explique en grande partie les difficultés que nous avons traversées.

M. Olivier Rietmann, président. - L'Espagne, qui s'est en partie affranchie du système européen, obtient de meilleurs résultats en termes de prix de l'énergie.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - L'Espagne n'est pas réellement sortie du système, mais bénéficie plutôt d'une exemption.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'Espagne bénéficie en effet de l'exemption insulaire, étant considérée comme située à l'extrémité du réseau.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Les règles mises en place dans le cadre de la réforme du marché européen de l'électricité fin 2023, sous présidence espagnole, visent à répondre aux critiques dont le marché fait l'objet. Le dispositif conçu permet, en cas de hausse excessive des prix, d'instaurer un mécanisme de captation de la rente inframarginale. Ce mécanisme autorise la redistribution du différentiel entre le niveau sur le marché de gros et un certain seuil, sous réserve des contraintes liées aux aides d'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis en total désaccord avec votre analyse. Je propose d'approfondir cette discussion lors d'une séance dédiée.

Le fonctionnement du mécanisme de rente inframarginale demeure obscur, y compris pour ses concepteurs, comme le mécanisme post-Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique). J'ai interrogé le ministre à ce sujet lors des débats budgétaires, et même la droite était proche à voter avec moi, ce qui illustre l'ampleur du problème. En réalité, nous avons appliqué une solution inadaptée à un problème majeur. Nous disposons pourtant d'une énergie décarbonée et peu coûteuse, qui constituait l'un de nos atouts compétitifs.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Je me tiens à votre disposition pour approfondir ce sujet dans un autre cadre. Il est essentiel de consulter les entreprises concernées par les négociations bruxelloises. Elles m'ont toutes fait part de la même préoccupation que vous avez évoquée, Monsieur le Président : l'enjeu principal réside dans le coût de l'énergie.

M. Olivier Rietmann, président. - Contrairement à l'Allemagne, qui dépendait fortement du gaz russe et doit maintenant s'approvisionner à des tarifs élevés, nous disposions d'une capacité de production d'énergie décarbonée très compétitive. Pourtant, nos entreprises nous signalent que l'énergie constitue aujourd'hui leur principal handicap. Cette situation soulève des interrogations.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Le rapport Draghi, qui documente les écarts, conforte notre position. Il ne faut pas se tromper de combat sur ce sujet. La question ne se pose pas entre les États membres, car les traités garantissent le respect de la souveraineté des États en matière de mix énergétique. Les pays qui ne souhaitent pas développer le nucléaire ne doivent pas y être contraints, tandis que ceux qui le désirent doivent pouvoir le faire librement. L'enjeu réel se situe entre nous, Européens, et les autres acteurs mondiaux. C'est l'un des combats que nous menons.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est précisément pour cette raison que nous sommes en parfait accord avec vous sur ce point.

Nous avons créé un marché européen de toutes pièces, visant à unifier les prix, sans pour autant disposer d'une véritable politique énergétique européenne. Chaque État définit sa propre stratégie : la France privilégie le nucléaire, d'autres pays optent pour les énergies renouvelables, le gaz ou le charbon. Ce système n'incite pas les pays fortement carbonés à décarboner leur production, car leurs unités de production restent nécessaires. En liant le prix du gaz à celui de l'électricité, nous nous sommes mis dans une situation intenable. Nous essayons de vendre des produits différents au même prix, ce qui est voué à l'échec. Il est important de noter que ce mécanisme n'est pas une invention du marché européen, mais une création franco-française.

M. Olivier Rietmann, président. - Je propose que nous organisions une audition spécifique au sein de la délégation aux entreprises sur le coût de l'énergie au niveau européen.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sujet est passionnant. Je vous remercie pour cette discussion, bien qu'elle sorte du cadre habituel de la commission.

M. Emmanuel Puisais-Jauvin. - Nous vous fournirons des réponses précises aux douze questions que vous nous avez soumises.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour votre disponibilité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Engie : Mmes Catherine MacGregor, directrice générale,
et Laurence Jaton, vice-présidente chargée de la direction financière
du corporate et fiscale du groupe

(jeudi 10 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - À l'ordre du jour de notre commission d'enquête figure l'audition de Mme Catherine MacGregor, directrice générale d'Engie, et de Mme Laurence Jaton, vice-présidente chargée de la direction financière du corporate et fiscale du groupe. L'audition est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Mesdames, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Engie. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine MacGregor et Mme Laurence Jaton prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos : quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Catherine MacGregor, directrice générale d'Engie. - Merci pour cette invitation à participer aux travaux de votre commission. Avant d'entrer dans le vif du sujet, laissez-moi vous présenter le groupe. Engie est une marque assez jeune - dix ans - mais avec une longue et riche histoire, puisque le groupe provient de la fusion de 2008 entre Gaz de France et Suez. Notre ancrage en France est très fort, même si nous sommes présents dans une trentaine de pays, notamment la Belgique et le Brésil.

Tous les chiffres que je vous donnerai concernent la France. Nous disposons de 46 000 employés - un chiffre stable depuis trois ans -, d'un chiffre d'affaires d'environ 32,6 milliards d'euros en 2024 et d'une puissance d'achat hors énergie de 16,6 milliards d'euros auprès de 26 000 fournisseurs, dont 9 700 PME-TPE. Nous avons investi 3,6 milliards d'euros en France - soit 36 % de nos 10 milliards d'euros environ de Capex total.

Engie est un acteur majeur de la politique énergétique française, très engagé dans la transition énergétique et actif sur l'ensemble de la chaîne de l'énergie. En amont, nous produisons de l'électricité, nous avons des clients en aval et nous opérons des infrastructures qui font le lien entre les deux.

Concernant l'amont, nous sommes le deuxième producteur d'électricité après EDF, avec 12 gigawatts, dont 70 % d'origine renouvelable ; nous sommes le premier opérateur dans l'éolien et le solaire photovoltaïque et le deuxième dans l'hydraulique, avec la compagnie nationale du Rhône (CNR) et la société hydroélectrique du Midi (Shem). Nous opérons également des capacités thermiques flexibles qui jouent un rôle prépondérant dans le système énergétique et son équilibre. S'agissant du gaz, nous ne produisons pas de gaz fossile, mais un peu de biométhane, un gaz vert.

En aval, nous avons 11 millions de clients : 5 millions pour l'électricité et 6 millions pour le gaz.

Concernant les infrastructures, nous sommes l'opérateur historique des réseaux de gaz en France, qui sont essentiels pour la sécurité de l'approvisionnement et ont joué un rôle extrêmement important au début de la crise entre la Russie et l'Ukraine. Nous avons des filiales : GRTgaz, qui s'appelle désormais NaTran et fait du transport de gaz avec 4 400 points de livraison à travers le territoire ; GRDF, pour la distribution, qui dessert 9 500 communes à travers le territoire ; Storengy, qui opère 14 sites de stockage à travers le territoire pour une capacité d'environ 20 % de notre consommation de gaz, ce qui renforce notre sécurité énergétique, notamment en hiver ; enfin, LNG, qui gère les terminaux méthaniers permettant d'importer le gaz naturel liquéfié, lequel joue un rôle très important depuis que nous ne recevons plus de gaz russe à travers les gazoducs.

À l'échelle locale, les infrastructures décentralisées sont essentielles pour la décarbonation des territoires et des industries : Engie opère, exploite et entretient à peu près 180 réseaux de chaleur ou réseaux de froid, 370 chaufferies biomasse qui permettent la décarbonation industrielle et 500 points de charge électrique. Nous avons donc un très fort ancrage français dans les territoires, un rôle moteur dans la décarbonation de l'économie française, une fonction importante dans la sécurité d'approvisionnement énergétique du pays, et, bien sûr, au service des entreprises et de ses citoyens.

La stratégie du groupe est, elle aussi, très claire. Nous aimons parler de notre identité d'utility de la transition énergétique. Utility, c'est un mot anglo-saxon, mais je l'aime bien parce qu'il fait référence au rôle utile à la société que nous voulons jouer : développer le système énergétique de demain, qui doit être décarboné et abordable, et améliorer la souveraineté énergétique de notre pays. Nous nous engageons à être utiles, avec cet objectif d'accélérer la transition énergétique qui est inscrit dans notre raison d'être et que nous essayons de remplir au quotidien, en France et dans les autres pays où nous opérons.

Avec ces 10 milliards de Capex que nous investissons chaque année, une transition énergétique réussie, pour nous, c'est le développement d'un système énergétique équilibré. Vous nous entendrez souvent parler de l'alliance de l'électron et de la molécule : nous devrons électrifier beaucoup d'usages, mais également nous atteler au défi de la décarbonation de la molécule. Nous ne devons pas opposer les technologies entre elles. Loin de ceux qui ne jurent que par le nucléaire ou le renouvelable, nous avons une vision très équilibrée du mix énergétique de demain, avec un rôle très important du nucléaire en France, bien sûr, mais également des renouvelables qu'il faut continuer à soutenir.

Il ne faut pas oublier le stockage - les batteries, particulièrement pour stocker l'électricité lorsque nous produisons trop d'électricité solaire - et la souveraineté : les énergies renouvelables, une fois installées, produisent de l'électricité de manière indépendante, sans dépendre d'importations, que ce soit de gaz ou d'autres éléments. Même chose pour le biométhane.

Engie est une société résolument en croissance, avec de bons résultats qui lui ont permis, en 2024, de verser 825 millions d'euros de dividendes à l'État actionnaire.

C'est aussi un contribuable important. En 2023, Engie et ses filiales françaises contrôlées à plus de 50 % ont payé environ 2,5 milliards d'euros d'impôts, taxes et cotisations, dont la moitié sont des cotisations et des taxes sur les salaires, 250 millions sont des impôts sur les sociétés - dont on a défalqué les crédits d'impôt - et d'autres impôts et taxes pour environ 1 milliard d'euros.

Nous avons identifié trois catégories d'aides publiques : celles qui sont perçues par Engie mais reversées, celles que nous conservons et les réductions d'impôts et de cotisations.

Pour la première catégorie, notre rôle de service public nous a conduits à reverser au pic de la crise le bouclier tarifaire à nos clients. Nous versons des avances au nom de l'État, qu'il nous rembourse.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous en indiquer le montant ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui : 1,9 milliard d'euros pour l'année en question, soit 2023. Il est bon de rappeler que l'État a été très présent.

Autre aide de cette première catégorie : le fonds chaleur. Ces subventions permettent de réduire le prix final facturé au consommateur, sans aucun impact positif pour le taux de rentabilité du projet pour le groupe. En 2023, nous avons signé 18 conventions pour 92 millions d'engagements, qui ne seront mis en oeuvre qu'au moment de la décision finale d'investissement.

Même chose pour les appels à projets dits « BCIAT » (pour Biomasse chaleur pour l'industrie, l'agriculture et le tertiaire), qui permettent de réduire le coût de la chaleur que nous vendrons à l'industriel si nous développons le projet. En 2023, nous avons signé 35 projets, pour un engagement potentiel de 95 millions d'euros, mais à ce jour, seules quatre conventions parmi les treize qui ont été concrétisées permettront de récupérer ces fonds - soit 19 millions d'euros. C'est dire si les sujets de décarbonation de l'industrie prennent du temps, malgré le soutien public.

Dans la deuxième catégorie, celle des aides perçues et conservées, figurent des aides ponctuelles qui soutiennent le groupe dans des projets industriels destinés à engager des solutions énergétiques pas assez matures, mais très importantes pour aider à décarboner. Dans une relation gagnant-gagnant entre l'État, qui a des politiques de décarbonation, et le groupe, qui a des critères de rentabilité et un certain profil de risques acceptables, ces subventions contribuent à rendre le projet digne d'investissements pour nous. Mais la création de valeur est très importante : cela permet d'amorcer et d'accélérer des politiques énergétiques, mais aussi d'oeuvrer au développement des régions et soutenir l'économie française.

Compte tenu de la raison d'être du groupe, nous faisons appel à ces aides budgétaires uniquement dans les cas d'alignement parfait avec les politiques du pays et en particulier celle de la décarbonation. En 2023, le montant de ces aides était de 30 millions d'euros environ. J'aimerais que ce soit plus, mais ces projets ont un peu de mal à sortir, donc le montant est assez faible.

Premier exemple : le projet Massilia, c'est-à-dire la décarbonation de l'hydrogène vert pour la raffinerie TotalEnergies de la Mède avec un électrolyseur européen, fabriqué par le groupe John Cockerill. Nous sommes actuellement en attente de la validation finale de l'aide.

Deuxième exemple de projet vertueux : France Kérosène, pour la décarbonation de l'aviation grâce à un carburant vert, durable. Nous attendons les résultats de l'appel à projets sur les carburants durables, en espérant bénéficier de 25 millions d'euros pour ce projet.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel pourcentage du montant investi cette subvention représente-t-elle ?

Mme Catherine MacGregor. - Un pourcentage faible. Sur le deuxième projet, quelques pourcents...

M. Olivier Rietmann, président. - Moins de 5 % ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui. Nous vous donnerons des chiffres précis.

La troisième catégorie, celle des aides fiscales et sociales incluant le crédit d'impôt recherche (CIR) et l'aide à l'apprentissage, représente 120 millions d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Tout compris ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui. L'apprentissage représente 20 millions d'euros, le CIR 20 millions d'euros environ.

M. Olivier Rietmann, président. - Donc 80 millions d'euros pour les réductions de cotisations ?

Mme Laurence Jaton, vice-présidente chargée de la direction financière du corporate et fiscale du groupe. - Le plus gros élément, en effet, c'est la réduction des cotisations, pour 72 millions d'euros. L'apprentissage représente 20 millions d'euros. Le CIR, 19 millions d'euros. Le reste, c'est 8 millions pour le mécénat et 2 millions pour la famille.

M. Olivier Rietmann, président. - Sur quels sujets porte le mécénat ?

Mme Catherine MacGregor. - Diversité, inclusion, précarité, biodiversité.

Mme Laurence Jaton. - Ces montants sont stables...

Mme Catherine MacGregor. - ...car ils sont principalement ancrés sur la masse salariale.

L'alternance, qui nous tient particulièrement à coeur, à cause de la pénurie de main d'oeuvre dans certains métiers de l'industrie, recouvre deux types de contrats : l'apprentissage, pour les moins de trente ans, sauf pour les personnes en situation de handicap ; les contrats de professionnalisation, avec un public plus divers : jeunes, adultes en reconversion, demandeurs d'emploi, sans limite d'âge. Nous y sommes très attachés et avons fait de l'alternance un levier très important de notre politique d'inclusion. Nous avons un objectif de 10 % d'alternance d'ici fin 2030 - aujourd'hui, nous sommes à 8,2 %.

M. Olivier Rietmann, président. - La loi de finances pour 2025 a revu les critères des aides à l'alternance : niveau d'étude de l'alternant, taille de l'entreprise... Il y a dix ans, il y avait 400 000 alternants ; ils sont 1 million aujourd'hui. Il y a donc eu une prise de conscience.

C'est aujourd'hui la 20ème édition des rencontres de l'apprentissage au Sénat : il y avait un débat dans l'hémicycle sur l'apprentissage ce matin et j'ai participé à une table ronde avec un certain nombre d'apprentis en salle Clemenceau. L'argent public a servi à amorcer le système, mais on en a encore besoin pour autre chose...

Est-ce un pli qui est dorénavant pris ? Est-ce que les entreprises comme la vôtre ont bien pris conscience aujourd'hui que l'apprentissage, ce n'est pas juste rendre service, c'est aussi préparer l'avenir de l'entreprise, le renouvellement de ses salariés ? Cela n'a pas toujours été le cas.

Le fait que l'État diminue son accompagnement vous freinera-t-il ? Les grandes entreprises sont particulièrement concernées par les baisses, en tant que telles, mais aussi parce que ce sont celles qui vont chercher le plus les très hauts niveaux.

Mme Catherine MacGregor. - Vous avez raison, un changement culturel est intervenu au sein des entreprises. Pour notre part, nous ne modifierons pas notre engagement, car nous sommes convaincus que l'apprentissage est quelque chose de très positif. En outre, les aides allouées en ce domaine nous permettent de fixer des objectifs ambitieux.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour rappel, ces aides s'élèvent à 5 000 euros pour les petites et moyennes entreprises (PME) et à 2 000 euros pour les entreprises de plus grande taille.

Mme Catherine MacGregor. - Notre objectif est de mieux cibler l'apprentissage, qui profite aujourd'hui aux ingénieurs diplômés des grandes écoles. Il devrait plutôt nous permettre d'attirer les jeunes qui sont le plus éloignés de l'emploi. Favorisons l'apprentissage, mais méfions-nous des mesures trop complexes : il faut trouver un bon équilibre entre ciblage et simplicité.

M. Olivier Rietmann, président. - L'apprentissage doit aussi inciter les jeunes à s'intéresser à des métiers techniques en tension qui ont une forte valeur ajoutée.

Mme Catherine MacGregor. - Engie possède son propre centre de formation d'apprentis (CFA) et a mis en place des prépas spécifiques à destination des jeunes les plus éloignés de l'emploi. Nous sommes fiers de voir qu'un tel système peut changer la vie des gens, même s'il suppose des investissements financiers et un accompagnement humain.

Je pense que les mesures de soutien à l'apprentissage peuvent aider les entreprises qui sont prêtes à s'engager à développer ce genre de dispositif.

M. Olivier Rietmann, président. - Quels sont les éléments qui vous ont conduits à créer votre propre CFA ? Considériez-vous que les apprentis formés à l'extérieur n'étaient pas suffisamment adaptés à votre entreprise ? Déploriez-vous l'absence de partenariats avec les services du ministère de l'éducation nationale ?

En Suisse, grâce à des partenariats public-privé très solides, 70 % des 15-24 ans bénéficient de contrats d'alternance sans que les entreprises perçoivent la moindre aide d'État et aient besoin de créer leur propre CFA.

Mme Catherine MacGregor. - La création de notre CFA a répondu à une inadéquation entre les profils recherchés et les métiers en tension dans notre secteur : je pense aux métiers de technicien, d'électricien, de climatiseur, de plombier, etc.

Je souhaite maintenant dire quelques mots des mécanismes réglementaires, qui ne sont pas considérés comme des aides publiques, même s'ils jouent un rôle très important dans la transition énergétique. Tout d'abord, le mécanisme de capacité rémunère la flexibilité et la disponibilité des actifs et permet de maintenir en activité des centrales à gaz qui, autrement, seraient fermées. Les centrales à gaz ont l'avantage de très peu polluer, car elles fonctionnent très rarement. En outre, elles sont source d'emplois directs.

Ce mécanisme est parfois considéré comme une aide d'État, mais il relève bien du market design européen. Il est à la disposition du Gouvernement et nous devons absolument le favoriser.

On peut également citer le complément de rémunération sur les énergies renouvelables. Sur la période 2017-2024, Engie a versé 166 millions d'euros à l'État pour ses parcs solaires et éoliens. Nous nous engageons sur un prix connu à l'avance, mais, selon les fluctuations du marché, l'État peut être gagnant ou perdant, d'où l'intérêt de ce mécanisme.

Une aide publique est bonne du point de vue de l'entreprise dès lors qu'elle repose sur trois éléments : la simplicité, la cohérence et la stabilité.

La simplicité est essentielle, même si Engie, en raison de sa taille, peut très bien gérer la complexité, à l'inverse des petites entreprises. Il n'empêche que la France est championne en matière de complexité. Nous devons donc veiller à ce que les aides publiques soient les plus efficaces et lisibles possible. À cet égard, le dialogue avec l'administration est extrêmement utile. Notre service de partenariat permet ainsi d'échanger sur les sujets fiscaux. En règle générale, nous soutenons tout ce qui peut favoriser les discussions, les demandes d'avis et les consultations en amont des décisions.

Est-il opportun de comparer la France aux États-Unis en matière énergétique ? Aujourd'hui, il est clair que la situation a changé, mais je ne ferai pas de commentaires sur l'actualité.

La stabilité est également un élément clé pour la France et l'Europe : elle peut devenir un véritable avantage concurrentiel, si on sait la maintenir. L'Inflation Reduction Act (IRA) a souvent été invoqué en Europe comme l'exemple de ce qu'il faut faire en matière de simplification. En effet, les crédits d'impôt mis en place permettent de comprendre aisément les bénéfices attendus pour tel ou tel projet.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre groupe a-t-il des activités aux États-Unis ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui, aux États-Unis, Engie est un important développeur d'énergies renouvelables, qu'il s'agisse de l'éolien ou du solaire, et oeuvre au stockage de l'énergie.

Enfin, la cohérence est indispensable. Nous sommes toujours à la recherche d'une politique publique énergétique claire permettant d'assurer la cohésion des diverses aides publiques.

L'État a développé une politique d'installation de panneaux solaires, majoritairement importés de Chine. Le crédit d'impôt au titre des investissements dans l'industrie verte (C3IV) a été créé en 2024 pour soutenir l'implantation d'énergies vertes. Tout cela traduit une démarche assez vertueuse.

Par ailleurs, Engie a lancé un projet de développement des énergies solaires suffisamment important et indépendant sur le plan financier pour ne pas avoir à demander d'aides publiques. Or ce projet se heurte aux difficultés de mise en oeuvre de l'objectif zéro artificialisation nette (ZAN). Je serai bientôt contrainte d'y mettre un terme, malgré le soutien local et les millions d'euros que nous avons dépensés.

Face aux injonctions contradictoires - d'un côté, développer les énergies renouvelables ; de l'autre, respecter la réglementation -, nos politiques doivent être cohérentes et hiérarchisées.

Le fait de disposer d'un cadre clair et stable dans un monde bouleversé dont on ne connaît pas les règles est un avantage pour investir dans la politique énergétique. Ainsi, il est important que la France se dote d'une programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE). Elle pourra ainsi continuer de développer le nucléaire, les énergies renouvelables et les batteries.

M. Olivier Rietmann, président. - Le groupe Engie perçoit-il des aides de la part de l'Union européenne ?

Mme Laurence Jaton. - Oui, mais elles ne sont pas très nombreuses. En 2024, nous avons bénéficié de 4 millions d'euros pour conduire des projets sur plusieurs années.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Disposez-vous d'un chiffrage global des montants d'aides que vous percevez, notamment dans le cadre du chèque énergie ?

Mme Laurence Jaton. - En 2023, nous avons bénéficié de 150 millions d'euros d'aides. Nous en avons restitué une partie, car l'achat de biométhane, dont le prix est supérieur à celui du marché, est compensé par l'État. Quant aux aides perçues au titre du bouclier tarifaire, elles se sont élevées à 1,9 milliard d'euros sur la seule année 2023 et à 2 milliards d'euros sur la période 2023-2024.

Du reste, concernant le chèque énergie, nous n'avons aucun chiffrage à vous communiquer.

Mme Catherine MacGregor. - Le chèque énergie est versé directement par l'État à nos clients.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est une aide perçue par le consommateur, vous devez donc en connaître le nombre de bénéficiaires. Vous pourrez nous transmettre davantage d'éléments sur ce sujet par écrit.

Vous présentez le bouclier tarifaire comme une aide indirecte versée par l'État que vous restituez à vos clients. En réalité, aucun consommateur n'a reçu d'argent de la part de son fournisseur d'énergie. Face à la flambée des prix de l'énergie, causée à la fois par la guerre en Ukraine et les effets de marchés - le pic atteint en août 2022 n'est pas uniquement lié à l'augmentation du coût de production -, l'État a décidé de plafonner le montant des factures au-delà de 320 euros par mégawattheure, ce qui représentait déjà huit fois le prix de base.

En 2023, le groupe Engie percevait 1,9 milliard d'euros au titre du bouclier tarifaire, alors qu'il enregistrait 5,2 milliards d'euros de résultat net et distribuait 3,4 milliards d'euros de dividendes à ses actionnaires. Cette subvention a pesé très lourd dans le budget de l'État, ce qui peut nous amener à douter de sa légitimité.

Mme Catherine MacGregor. - Nous avons une vision très différente, monsieur le rapporteur. Engie achète et vend du gaz aux prix du marché. Or, lorsque ces derniers explosent, nous sommes obligés de les répercuter sur les factures adressées au client. Néanmoins, l'État a décidé de caper leur montant. Cela a entraîné une perte financière significative que le Gouvernement s'est engagé à compenser, sous la supervision de la Commission de régulation de l'énergie (CRE). Les bons résultats obtenus par les énergéticiens n'ont rien à voir avec le bouclier tarifaire ; ils dépendent d'autres activités.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il est tout de même surprenant que les résultats de tous les opérateurs du domaine de l'énergie aient fait un bond formidable en 2023 !

Mme Catherine MacGregor. - Nos actifs sont exposés aux prix du marché de l'électricité. Comme ces derniers ont augmenté cette année-là, nous avons eu une bonne performance qui s'est traduite par des résultats financiers positifs. Concernant la vente de gaz et d'électricité, il faut regarder d'où vient le profit.

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise, à l'intention du rapporteur, que l'État doit assumer la différence lorsqu'il décide de caper le montant des factures de consommation d'énergie. Sans le bouclier tarifaire, Engie aurait adressé à ses clients des factures correspondant au prix auquel elle achetait le gaz, en plus des marges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous assumons d'avoir un débat contradictoire sur le sujet. Pour ma part, je continue à penser que nous avons dépensé beaucoup d'argent public en 2023 ; j'avais eu l'occasion d'évoquer ce sujet avec la présidente de la CRE, Mme Wargon. Le plafonnement des prix qui a été décidé pour indemniser les pertes d'Engie a été très largement surestimé. Les factures auraient probablement atteint 700 ou 800 euros, mais le pic de la hausse des prix n'a duré qu'une semaine et ne s'est pas étalé sur l'année.

J'insiste, le bouclier tarifaire a pesé lourd dans le budget de l'État, alors même qu'Engie a distribué des dividendes record à ses actionnaires.

Par ailleurs, vous avez bénéficié de 20 millions d'euros dans le cadre du CIR, ce qui est extrêmement peu. Comment avez-vous utilisé cette somme et combien de brevets avez-vous déposés chaque année ?

Mme Catherine MacGregor. - Le CIR a principalement été utilisé par nos 475 chercheurs basés en France. Pour rappel, notre activité de développement et d'innovation et assez réduite : nous travaillons avec les développeurs et nous appliquons leurs technologies, mais nous ne les vendons pas.

En 2024, nous n'avons même pas déposé dix brevets, ce qui est extrêmement peu. Dans ces conditions, le CIR a moins bénéficié à Engie qu'aux entreprises pour lesquelles la recherche crée de la valeur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos projets de recherche sont-ils exclusivement conduits en interne ou faites-vous appel à de la sous-traitance en France et au sein de l'Union européenne ?

Mme Laurence Jaton. - Nous recourons à de la sous-traitance, mais dans des proportions assez faibles et dans le respect des plafonds européens. Ainsi, nous consacrons un peu plus de 3 millions d'euros à la sous-traitance interne au sein de l'Union européenne.

M. Olivier Rietmann, président. - Quelle est la part d'externalisation entre la France et l'étranger ?

Mme Laurence Jaton. - Nous avons parfois recours à de la sous-traitance à l'étranger, surtout en Belgique pour l'énergie nucléaire et hydraulique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Faites-vous appel à l'IP box, qui est un régime fiscal favorable pour les brevets ?

Mme Laurence Jaton. - Non, ce n'est pas le cas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous une estimation des sommes perçues au titre du CICE ? Ce dispositif a-t-il contribué au maintien de l'emploi, ainsi qu'au développement de nouvelles technologies et de la compétitivité ?

Mme Laurence Jaton. - En 2017, Engie a bénéficié de 100 millions d'euros au titre du CICE, mais, à l'époque, le groupe était plus grand, car nous n'avions pas encore procédé à certaines cessions. Nous ne pouvons donc pas comparer le montant de cette aide aux 72 millions d'euros d'exonérations de cotisations dont nous avons bénéficié. Le CICE a surtout servi au maintien des prix.

M. Olivier Rietmann, président. - Le CICE a-t-il été intégralement reporté sous forme d'exonérations de cotisations ?

Mme Laurence Jaton. - Non, nous avons subi quelques pertes. Notez que le montant du CICE était plus élevé que les réductions de charges actuelles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le CICE représente donc environ 600 millions d'euros sur les six ans d'application du dispositif. À quoi cette somme considérable a-t-elle servi, même si j'entends bien que le groupe a évolué depuis ?

Mme Laurence Jaton. - Nos activités de services ont été concernées au premier chef, car elles se déploient dans un contexte de forte concurrence, dans le cadre d'appels d'offres. Le CICE a permis de placer toutes les entreprises sur un pied d'égalité, ce qui a eu in fine un impact sur les prix.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne détenez plus le record du versement de dividendes, TotalEnergies occupant désormais la place de leader dans ce domaine. Engie demeure cependant un placement plus que sûr pour les investisseurs...

M. Olivier Rietmann, président. - Dont l'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout à fait. Votre résultat net mondial a crû de 2022 à 2024, environ 65 % dudit résultat étant versé en dividendes, ce qui vous place, me semble-t-il, parmi les trois investissements les plus rémunérateurs, avec un rendement brut compris entre 8 et 10 %. Je précise, cependant, que vous avez annulé le versement de dividendes en 2020.

En revanche, vous avez également procédé à des rachats d'actions, pratique que Louis Gallois - qu'on ne peut guère qualifier de néomarxiste - estime être une perversion du système.

Ces considérations m'amènent à la question de votre relation avec l'État, qui reste un des actionnaires de référence d'Engie avec environ 23,6 % du total des parts. S'agit-il d'un atout ou d'un frein pour vous ? L'État est-il un actionnaire comme un autre, ou porte-t-il des exigences particulières en termes d'investissements d'avenir et de maintien de l'emploi ?

Mme Catherine MacGregor. - Nous ne menons pas de programme de rachats d'actions, sauf pour compenser la dilution liée à l'actionnariat salarié. Il ne s'agit en aucun cas d'une politique de rachats massifs, ce qui peut d'ailleurs nous être reproché par certains de nos actionnaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rachat d'actions n'est donc pas organisé chez vous pour augmenter artificiellement leur cours ?

Mme Catherine MacGregor. - Disons que notre politique de retour à nos actionnaires est centrée autour d'une politique de dividendes, dont nous souhaitons qu'elle soit la plus constante possible, afin de conserver la confiance des investisseurs : celle-ci s'appuie sur une certaine prévisibilité.

Le profil d'utility que j'évoquais précédemment implique d'ailleurs cette prévisibilité, l'absence d'effet de surprise et la perspective d'un dividende sur lequel nos investisseurs peuvent compter, dans la mesure où les résultats sont au rendez-vous, bien sûr. C'est la raison pour laquelle cette politique de dividendes s'exprime en pourcentage de résultat net récurrent, pratique qui est d'ailleurs assez courante dans notre secteur.

Je pense d'ailleurs, si vous me le permettez, monsieur le rapporteur, qu'il vaudrait mieux nous comparer avec des sociétés qui présentent ce même profil et une politique de rémunération des actionnaires similaire, plutôt qu'avec d'autres sociétés du CAC 40.

La constance et la régularité nous tiennent donc particulièrement à coeur et, quand les résultats sont bons, nous nous assurons que les actionnaires en bénéficient, toujours en recherchant un équilibre avec la croissance du groupe et le maintien d'un bilan de qualité, et en ayant en tête la nécessité d'assurer la pérennité environnementale et économique d'Engie.

Pour ce qui est de l'État actionnaire, qui détient près de 24 % de nos actions, il joue d'abord un rôle essentiel de soutien à la stratégie du groupe, s'assurant de sa bonne mise en oeuvre. Les aspects sociaux et environnementaux auxquels l'État prête davantage attention sont inclus dans la stratégie d'Engie, ce qui me fait souvent dire que notre raison d'être et notre modèle de création de valeur sont alignés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne répondez qu'à moitié à ma question. L'État impose-t-il d'autres exigences que les actionnaires privés ? Ces derniers sont avant tout intéressés par la rentabilité, et moins par le maintien de l'emploi en France.

Mme Catherine MacGregor. - Chaque actionnaire peut avoir ses propres sujets de prédilection. Engie interagit avec l'État de plusieurs manières : tout d'abord, l'État régule l'ensemble des infrastructures gazières et s'assure qu'Engie maintient ses actifs de la manière la plus sécurisée et la plus économique possible.

Ensuite, l'État détermine la politique énergétique, en lançant par exemple des appels d'offres pour les panneaux solaires ou pour l'éolien en mer : il est donc logiquement un interlocuteur de premier plan. Il n'est pas le seul actionnaire à avoir une vision de long terme, mais, de manière générale, nos vues sont alignées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite en venir à la question sociale, sujet sur lequel j'ai déjà eu l'occasion de vous interpeller. Le groupe a connu des restructurations importantes avant votre prise de fonction, s'étant notamment séparé de dix-sept centres d'appel.

Comme dans toute entreprise, des questions salariales se posent, notamment pour les salariés relevant du statut des industries électriques et gazières (IEG). Votre groupe est également actionnaire de GRDF, entreprise qui s'apprête à subir un plan de restructuration qui courra jusqu'en 2028, avec à la clé une réduction des effectifs de l'ordre de 15 %, soit environ 2 200 postes.

Comment voyez-vous les choses en tant qu'actionnaire ? Dans cette entreprise, le climat social est plus dur qu'ailleurs et je m'inquiète de ces suppressions d'emplois.

Mme Catherine MacGregor. - La responsabilité d'un groupe tel qu'Engie consiste à s'assurer que la transition énergétique soit abordable pour tous. À cet effet, nous devons continuer à trouver des leviers de compétitivité et de performance : il arrive que certaines entités se retrouvent en grande difficulté économique malgré des efforts de redressement entrepris pendant plusieurs années, ce qui peut nous amener à prendre des décisions difficiles telles qu'une cession, éventuellement assortie de suppressions d'emplois.

Tel a été le cas non pas de GRDF, mais de notre filiale EVBox, pour laquelle nous avons dépensé des centaines de millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'avais même pas évoqué ce dossier, mais vous savez bien que je le connais.

Mme Catherine MacGregor. - Même si elle engrange de bons résultats, une entreprise ne peut pas toujours conserver une entité qui n'est pas à la hauteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'échec de cette entreprise spécialisée dans les bornes de recharge est d'ailleurs incompréhensible, compte tenu du développement du marché des véhicules électriques.

Mme Catherine MacGregor. - Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Pour en revenir à GRDF, le profil d'activité va changer puisque la consommation de gaz est appelée à diminuer dans l'Hexagone : le réseau transportera donc moins de molécules et, sans action de notre part, les prix augmenteront pour chaque client final.

Dans la mesure où il s'agit d'un actif régulé, il importe de minimiser la hausse subie par chaque client au travers de la recherche de performance. Nous pourrions très bien délaisser la performance de GRDF et laisser l'État payer l'addition, mais telle n'est pas notre orientation.

Nous diminuerons donc les coûts, dans le plus grand respect des collaborateurs et de leurs statuts. Les chiffres que vous avez cités m'interrogent, car ceux dont je dispose sont un peu plus faibles. Nous prendrons le temps nécessaire dans ce dossier, en respectant le dialogue social : avec une échéance en 2028, il n'est pas question d'agir avec brutalité.

Je vous signale d'ailleurs, monsieur le rapporteur, que l'un de nos collaborateurs - représentant syndical - a souligné, au cours de l'un de nos échanges, l'importance d'adopter des mesures de performance, en mettant en avant le risque de devenir trop chers pour la société. Il s'agit en effet d'une véritable menace pour nous.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La diminution des volumes de gaz transportés ne changera rien au fait que la sécurité du réseau devra continuer à être assurée par des femmes et des hommes sous statut, les salariés ne pouvant être la seule variable d'ajustement.

Je tiens en effet à souligner que le nombre de salariés de GRDF est infiniment plus petit que le nombre de taxes qui pèsent sur la facture des clients ! Ne faisons donc pas croire que le nombre de travailleurs est le facteur le plus déterminant dans le coût final.

Dans le débat public, les salariés sous statut, qu'ils soient cheminots, gaziers ou électriciens, sont souvent présentés comme des privilégiés, alors que c'est loin d'être dans le cas. En tout état de cause, il faudra des salariés pour faire tourner la machine.

Mme Catherine MacGregor. - Nous sommes bien d'accord sur le fait qu'il faudra actionner tous les leviers.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous nous communiquer la masse salariale chargée du groupe Engie ?

Mme Laurence Jaton. - Elle s'élève à 3,2 milliards d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Si on rapporte ce chiffre au montant des exonérations, cela signifie que les salaires sont plutôt élevés au sein du groupe.

M. Daniel Fargeot. - Merci pour vos explications claires. Compte tenu des chiffres que vous avez communiqués, les aides que vous percevez paraissent relativement modestes, notamment en termes de CIR et d'exonérations.

Avez-vous constaté une complexité particulièrement marquée des dispositifs liés à la transition écologique et à la décarbonation ?

Par ailleurs, quelle place les aides publiques occupent-elles dans vos relations avec les pouvoirs publics ? Constatez-vous une différence d'approche entre les services de l'État et les collectivités territoriales ? Seriez-vous favorable à un guichet unique ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous favorable à la transparence en matière d'aides publiques versées aux entreprises ?

Mme Catherine MacGregor. - Oui, si elle n'entraîne pas un alourdissement de notre travail de reporting.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous évoquions la transparence du côté de l'administration. Nous avons réussi à reporter l'entrée en vigueur de la directive sur les rapports de développement durable des entreprises (CSRD) et ne souhaitons donc pas vous charger d'une tâche supplémentaire.

Mme Catherine MacGregor. - S'agissant des différentes aides, le fonds chaleur de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) est un bon exemple de dispositif efficace.

Quant à la complexité, le principal problème réside dans le fait que les subventions ne correspondent pas nécessairement à la maturité des technologies que nous souhaitons mettre en oeuvre. Dans un cas de figure assez courant, une subvention est obtenue pour un projet, mais avec des contraintes ou des spécifications extrêmement précises, alors que divers événements peuvent survenir au cours de la vie du projet, dont une indisponibilité du fournisseur ou l'apparition d'une technologie plus compétitive : il est alors trop tard pour procéder à des modifications et il faut repartir en arrière, en perdant plusieurs années.

Voilà un exemple très concret de subvention qui ne convient pas à des technologies ou à des projets qui ne sont pas très matures. Il faudrait donc accorder davantage de flexibilité dans le cadre des subventions à l'innovation, afin d'éviter des reports ou des abandons de projets.

M. Daniel Fargeot. - En d'autres termes, les pouvoirs publics ont bien des difficultés à s'adapter aux projets proposés. Il serait intéressant de vous entendre dans le cadre de l'examen du projet de loi « simplification ».

Mme Catherine MacGregor. - Par ailleurs, nous ne pouvons que soutenir une diminution du nombre de guichets.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, mesdames, pour la clarté de vos interventions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Air Liquide :
M. François Jackow, directeur général

(jeudi 10 avril 2025)

M. Daniel Fargeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. François Jackow, président-directeur général d'Air Liquide.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Air Liquide.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jackow prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : - établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos : quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. François Jackow, directeur général d'Air Liquide. - Je vous remercie de me donner l'opportunité de contribuer aux travaux de cette commission d'enquête. Dans mon propos liminaire, je vais brièvement présenter les caractéristiques du groupe Air Liquide, en particulier en France, dresser le panorama des aides reçues et formuler quelques propositions.

Je tiens d'abord à souligner que dans le contexte actuel, les aides publiques sont cruciales pour assurer la compétitivité, la pérennité et la souveraineté de l'industrie française et européenne. Je me réjouis donc de cette opportunité de réfléchir ensemble à leur impact et aux moyens d'en accroître l'efficacité.

Air Liquide est un groupe international présent dans plus de 60 pays, comptant plus de 66 000 collaborateurs et réalisant un chiffre d'affaires d'environ 28 milliards d'euros. Nos produits principaux - oxygène, azote, hydrogène, CO2 et gaz spéciaux - servent à plus de 80 % à soutenir l'industrie manufacturière, des grandes aciéries aux petits artisans, en passant par l'agroalimentaire et la fabrication de semi-conducteurs. Notre activité dépend donc essentiellement de l'état de l'activité industrielle locale.

Environ 15 % de notre activité concerne le domaine de la santé, notamment l'oxygène médical dans les hôpitaux et la santé à domicile, avec le suivi quotidien de plus de 2 millions de patients chroniques dans plus de 35 pays.

Une particularité importante est que nos produits ne s'exportent pas. Nos installations de production sont situées à proximité immédiate de nos clients, et la distribution de nos produits se fait dans un rayon limité autour de nos centres de production. Notre implantation est donc mondiale mais aussi multi-locale, au plus près de nos clients.

La France représente environ 12 % de notre chiffre d'affaires avec 12 300 collaborateurs répartis sur plus de 300 sites, dont notre siège social à Paris. Nos activités en France comprennent des opérations industrielles et de santé, mais aussi - et c'est une spécificité française - des activités d'innovation et de technologie, de recherche et développement, d'ingénierie et de construction, ainsi que des centres spécialisés comme ceux dédiés aux essais d'hydrogène ou au spatial dans la région de Grenoble, à Sassenage.

Nos décisions d'investissement en France ces cinq dernières années ont dépassé 3 milliards d'euros, avec une nette accélération puisque sur les deux dernières années, plus de 1,5 milliard d'euros ont été engagés, principalement dans la transition énergétique. En 2023, le montant de nos achats auprès de nos 5 000 fournisseurs en France s'est élevé à environ 1,5 milliard d'euros.

Je tiens à souligner une spécificité importante du groupe Air Liquide : 33,4 % de notre capital est détenu par 900 000 actionnaires individuels, dont 82 % sont des citoyens français. C'est, à ma connaissance, la plus forte proportion d'actionnaires individuels parmi les sociétés du CAC 40. Parmi ces actionnaires, nombreux sont ceux qu'on appelle des « petits porteurs », qui bénéficient via les dividendes d'un complément de revenus stable et régulier, souvent transmis aux générations futures. Le portefeuille médian est de 72 titres, soit environ 12 000 euros. De plus, plus de 30 000 salariés du groupe sont actionnaires d'Air Liquide.

Concernant l'évolution de l'emploi en France, j'ai analysé les données sur les dix dernières années pour vous fournir une vision complète et précise. À périmètre comparable, nos effectifs ont progressé de 13 % entre 2013 et 2023, une fois prises en compte les cessions d'activités non stratégiques telles que le matériel de plongée ou de soudage.

Dans le détail, notre activité industrielle compte désormais 2 469 personnes, soit une augmentation de 4 %. Cette progression reflète directement l'évolution du tissu économique français. Le secteur de la santé, qui comprend la fourniture d'oxygène médical aux hôpitaux et l'accompagnement à domicile de patients chroniques, emploie maintenant 5 654 personnes, en hausse de 8 %. Il convient de noter que ce secteur fait face à une dégradation significative de ses conditions d'exercice, malgré des besoins croissants. Notre pôle innovation et technologie a connu la croissance la plus marquée, avec une augmentation de 39 % de ses effectifs qui atteignent 2 218 personnes. Les autres activités, principalement de support, ont vu leurs effectifs croître de 18 %. Cette répartition souligne l'impact positif des aides à l'innovation et à la propriété intellectuelle sur notre structure d'emploi.

Nous avons catégorisé les aides publiques dont nous bénéficions en six domaines : innovation avec notamment nos projets de décarbonation, compétitivité (incluant les aides énergétiques), activités de santé, emploi et apprentissage, aides liées à la période Covid, et déductions fiscales principalement liées à la fondation Air Liquide.

En matière d'innovation, Air Liquide dispose d'un réseau mondial de cinq centres de recherche, dont le principal est situé aux Loges-en-Josas, sur le plateau de Saclay, les 4 autres étant à Tokyo, Shanghai, Francfort et au Delaware. Le crédit d'impôt recherche (CIR) constitue un levier majeur pour notre stratégie d'innovation. Entre 2020 et 2023, nous avons bénéficié en moyenne de 36,4 millions d'euros par an au titre du CIR. Cette aide a été déterminante dans notre décision de réinvestir plus de 50 millions d'euros dans notre campus des Loges-en-Josas en 2018. Actuellement, 64 % de nos dépenses mondiales d'innovation sont réalisées en France, soutenant près de 105 projets de R&D.

Nos activités de recherche en France s'appuient sur de nombreuses collaborations, notamment avec des institutions académiques comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA), ainsi qu'avec des start-up et des PME. Nous avons développé environ 200 partenariats à partir de notre centre de recherche des Loges-en-Josas. De plus, nous avons soutenu 40 start-up via notre fonds dédié depuis 2013, dont 11 sont hébergées sur notre site de recherche, bien qu'elles ne soient pas éligibles au CIR.

Les dépenses éligibles au CIR sont réalisées à 97 % en France, les 3 % restants étant alloués à d'autres structures dans l'Espace Économique Européen, notamment notre centre de R&D à Francfort qui bénéficie de l'agrément CIR. Nos programmes de recherche en France se concentrent principalement sur les énergies bas carbone, la décarbonation de l'industrie et de la mobilité, l'hydrogène, et la capture du CO2. Aux États-Unis et en Asie, nos efforts de recherche sont plus tournés vers les semi-conducteurs.

Le dispositif IP Box est également crucial pour notre groupe. Il nous permet de développer et de conserver la propriété intellectuelle en France. En 2023, sur 372 brevets déposés dans le monde par Air Liquide, 215 l'ont été en France. Ce mécanisme crée un cycle vertueux encourageant l'innovation et le dépôt de brevets sur le territoire national. Il existe des mécanismes similaires au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans 20 pays de l'Union européenne. Au regard de la nature confidentielle de ces informations, notamment par rapport à nos concurrents américains, nous vous les transmettrons par écrit.

Les subventions directes aux projets d'innovation, hors CIR, sont relativement limitées. En 2023, le montant global pour l'ensemble des entités Air Liquide en France s'élevait à 400 000 euros, en deçà de la moyenne des cinq dernières années qui était de 1,6 million d'euros.

Pour les aides à la décarbonation, destinées à soutenir des investissements industriels innovants, les montants reçus varient considérablement : 320 000 euros en 2020, 970 000 euros en 2021, 840 000 euros en 2022, 29,8 millions d'euros en 2023, et 47,5 millions d'euros en 2024. Cette augmentation significative s'explique par le fait que 95 % de ces subventions entre 2020 et 2023 sont allouées à des projets de décarbonation du groupe, principalement pour le projet d'électrolyseurs en Normandie. Ce dernier a bénéficié d'une subvention de 190 millions d'euros en 2022, répartie sur six ans.

Il est crucial de mettre ces aides en perspective avec le montant total des investissements du groupe en France, qui s'élève à plus de 3,1 milliards d'euros entre 2020 et 2024. Le projet normand, visant à produire de l'hydrogène bas carbone à l'échelle industrielle, représente un investissement total d'environ 600 millions d'euros. Sans l'aide de 190 millions, ce projet, qui sera le plus grand électrolyseur au monde, n'aurait pas pu voir le jour.

Notre vision est claire : ces aides sont destinées à soutenir des projets solides et prometteurs, mais dont les technologies ou les marchés sont encore émergents et comportent des risques élevés. L'objectif final est de rendre ces technologies et ces marchés viables sans aide à terme. Dans le cas du projet normand, ces subventions permettent à nos clients de bénéficier d'un coût réduit de 20 à 30 % pour l'hydrogène bas carbone, facilitant ainsi la décarbonation de leurs propres procédés.

Il est important de noter que ces aides sont assorties de conditions, notamment l'utilisation de sous-traitants français à hauteur de 50 % minimum, ce que nous dépassons légèrement. Cela contribue au développement d'un véritable écosystème français dans ce domaine, positionnant la France comme un leader mondial des solutions de production d'hydrogène décarboné à grande échelle.

Concernant les aides à la compétitivité énergétique, en tant qu'électro-intensif, Air Liquide a bénéficié en 2023 d'une réduction de taxe sur l'énergie de 50,7 millions d'euros pour l'électricité et de 27 millions d'euros pour le gaz naturel. En 2023, Air Liquide a acheté pour 193 millions d'euros d'électricité et 146 millions d'euros de gaz naturel. S'y ajoutent une compensation CO2 indirecte de 800 000 euros et une aide exceptionnelle de 4 millions d'euros liée à la guerre en Ukraine. D'autres dispositifs, impliquant des contreparties en termes d'efficacité énergétique ou de modification des modes opératoires, ont représenté 14,7 millions d'euros en 2023.

Ces aides énergétiques sont cruciales pour maintenir la compétitivité des entreprises françaises fortement consommatrices d'énergie, l'énergie représentant 30 à 60 % du coût de nos produits. Elles permettent de réduire le coût de l'oxygène ou de l'hydrogène pour nos clients, améliorant ainsi leur compétitivité.

Dans le domaine de la santé, les aides publiques reçues en 2023 s'élèvent à 70 000 euros, principalement pour notre entité de fabrication de respirateurs, Air Liquide Medical Systems et celle produisant des adjuvants de vaccins.

Concernant les aides à l'emploi, pour une masse salariale chargée de 1,1 milliard d'euros en 2023, nous avons bénéficié d'allègements de charges sociales s'élevant à 30 millions d'euros, ainsi que de 4 millions d'euros de crédits d'impôts famille et mécénat, principalement de compétences. Entre 2013 et 2018, nous avions touché en moyenne, au titre du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), 12 millions d'euros par an. Ensuite, à la fin du CICE, le groupe a bénéficié du régime d'allègement de charges sociales pour 23,9 millions d'euros en 2019, 24,3 millions en 2020, 25,2 millions en 2021 et 28,3 millions en 2022. Les aides à l'apprentissage ont représenté 150 000 euros, à mettre en regard des 550 000 euros de taxe d'apprentissage que nous payons.

Il est à noter que le groupe a choisi de ne pas recourir aux dispositifs d'activité partielle lors de la crise sanitaire en 2020, à la fois pour assumer notre part de l'effort national et pour maintenir notre flux de dividendes pour nos actionnaires individuels dans une période difficile.

Enfin, au travers de la Fondation Air Liquide, nous avons bénéficié d'une réduction d'impôts sur les sociétés de 900 000 euros en 2023.

Pour être exhaustif, j'ajoute que nous avons reçu des subventions européennes significatives pour des projets de décarbonation, notamment 191 millions d'euros en 2022 de l'Innovation Fund pour la décarbonation de cimenteries, notamment celles d'Eqiom, et pour les usines de Lhoist, et 166 millions d'euros en 2023 pour le développement d'un pipeline CO2 à Dunkerque. Ces montants seront répartis sur plusieurs années. Nous avons également bénéficié de 860 000 euros du programme Horizon 2020 pour des projets liés à la mobilité.

Pour conclure, je souhaite évoquer quelques pistes concernant les aides publiques en me focalisant sur trois points principaux : la simplification, la conditionnalité, et les domaines potentiellement non couverts actuellement.

Concernant la simplification, je mets en avant deux aspects essentiels. Premièrement, la neutralité technologique est cruciale. Il est impératif que les aides publiques se concentrent sur la définition des objectifs sans imposer les moyens pour y parvenir. Cette approche permet aux entreprises de choisir les solutions technologiques les plus adaptées, évitant ainsi des orientations potentiellement inefficaces à long terme. Deuxièmement, la visibilité pluriannuelle est fondamentale. Les investissements industriels s'inscrivent dans le long terme, et une clarté sur les mécanismes d'aides publiques, notamment sur les calendriers des appels d'offres, serait extrêmement bénéfique. Cela permettrait d'éviter les dépôts précipités de projets peu aboutis et réduirait les délais d'instruction par les autorités.

Je soutiens le principe de conditionnalité des aides, sous réserve qu'elle reste en lien direct avec le projet ou sa localisation. Je préconise également l'introduction d'un critère de « contenu européen » dans les projets, s'inspirant du concept de « Buy European ».

Enfin, j'aimerais attirer votre attention sur des domaines stratégiques actuellement dépourvus d'aides publiques en France, contrairement à d'autres pays. Deux exemples méritent une attention particulière.

Premièrement, l'écosystème des semi-conducteurs, non pas la fabrication elle-même, mais tout ce qui concerne les équipements et les matériaux nécessaires à leur production. Ces éléments sont cruciaux pour la compétitivité et la souveraineté de cette filière. Des pays comme les États-Unis, la Corée, la Chine ou Taïwan ont déjà mis en place des programmes de soutien actifs dans ce domaine.

Deuxièmement, la capture et le stockage du carbone (CCS), un levier majeur pour la décarbonation de l'industrie, reconnu par l'Agence Internationale de l'Énergie comme un élément clé de la transition énergétique. Actuellement, les solutions technologiques dans ce domaine sont plus coûteuses que la taxe carbone. Des mécanismes tels que les contrats sur la différence (CFD) sont nécessaires pour combler cet écart de coût durant une phase transitoire. Nos voisins européens, comme la Belgique, les Pays Bas et l'Allemagne, ont récemment mis en place de tels mécanismes. Leur absence en France dissuade nos clients de lancer des projets de décarbonation.

M. Daniel Fargeot, président. - Je vous remercie pour votre exposé clair et précis. Êtes-vous favorable à la transparence et à la publication des subventions et aides publiques accordées aux entreprises ?

M. François Jackow. - Je suis tout à fait favorable à la transparence des aides publiques. C'est une démarche saine, à condition qu'elle n'engendre pas de charge administrative supplémentaire pour les entreprises.

M. Daniel Fargeot, président. - Je fais référence spécifiquement aux aides octroyées par l'État.

M. François Jackow. - Il est dans l'intérêt de tous de démontrer l'utilisation efficace de l'argent public.

M. Daniel Fargeot, président. - Je vous remercie pour cette clarification et je cède la parole à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre souci de transparence. Hormis l'IP Box, dont vous nous communiquerez le montant par écrit, pourriez-vous nous donner une estimation globale des aides perçues en 2023 ? Nous avons noté les chiffres concernant le CIR et le CICE, mais il serait utile d'avoir une vue d'ensemble.

M. François Jackow. - En 2023, nous avons reçu 30 millions d'euros de subventions et 155 millions d'euros d'aides, incluant les allègements de taxes sur l'énergie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sans révéler le montant exact de l'IP Box, pourriez-vous nous donner une idée de son importance par rapport au CIR ?

M. François Jackow. - Vous aurez toutes les informations sur l'IP Box par écrit. C'est un dispositif très important pour nous. La technologie est au coeur de notre modèle d'affaires, et nous accordons une grande importance à la protection de notre propriété intellectuelle. Nous avons fait des efforts considérables pour localiser cette propriété intellectuelle en France, ce qui est bénéfique pour tous.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'IP Box offre effectivement un avantage fiscal significatif, réduisant le taux d'imposition de 25 % à 10 % si des brevets sont déposés. C'est un mécanisme d'optimisation fiscale légal, conçu pour encourager la localisation des brevets en France. Bien que le débat sur son bien-fondé puisse avoir lieu au Parlement, ce n'est pas l'objet de notre discussion aujourd'hui.

M. François Jackow. - Il est crucial de garder à l'esprit que la compétitivité et la souveraineté se jouent aussi sur le terrain de la technologie et de la propriété intellectuelle. Ce type de mécanisme existe dans de nombreux autres pays, tels que les Pays-Bas, l'Italie, le Royaume-Uni et les États-Unis. Le taux de 10,3 % appliqué en France se situe plutôt dans la fourchette haute en comparaison internationale, certains pays proposant des taux encore plus avantageux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends l'importance de cette question, mais pour évaluer l'efficacité de ce dispositif, il est essentiel de connaître les montants précis. Une fois ces informations en notre possession, nous serons en mesure de juger si l'enjeu de compétitivité pour la France justifie cet investissement. Il est évident que l'impact n'est pas le même selon qu'il s'agisse d'un million, dix millions ou cent millions d'euros pour votre entreprise. Cependant, la problématique dépasse le cadre de votre seule société et concerne l'ensemble du système. Actuellement, en l'absence de chiffres concrets et compte tenu du peu d'informations dont nous disposions jusqu'à présent sur ce mécanisme, je pense que le montant global pourrait avoir un impact significatif sur la fiscalité. Pour certaines entreprises, il pourrait même représenter deux à trois fois le montant du CIR, qui fait déjà l'objet de débats. Je ne fais pas spécifiquement référence à Air Liquide, n'ayant pas les chiffres exacts. L'objectif est simplement que, une fois en possession du montant global, les parlementaires puissent évaluer son efficacité lors du prochain budget et décider de son maintien, de son amélioration ou de son renforcement.

M. Daniel Fargeot, président. - Il est crucial pour nous de connaître le montant total des aides accordées par l'État et les collectivités aux entreprises, afin d'évaluer leur pertinence et leur nécessité. Les estimations actuelles varient considérablement, entre 70 et 260 milliards d'euros par an. Nous avons besoin de données précises concernant ces aides, subventions et crédits d'impôt, notamment ceux liés à la compétitivité. Comme vous l'avez justement souligné, la question de la souveraineté est également primordiale. Il est essentiel de préserver notre indépendance dans de nombreux domaines.

M. François Jackow. - Nous vous fournirons ces informations dans un esprit de transparence, tout en respectant bien entendu leur caractère confidentiel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous comprenons parfaitement. Le montant que vous nous communiquerez restera confidentiel et ne sera pas inclus dans notre rapport. Nous avons l'habitude de gérer ce type d'informations sensibles pour d'autres entreprises et nous respecterons cette confidentialité. Cependant, j'ai remarqué que dès que nous abordons le sujet de l'IP Box lors des auditions, la volonté de transparence semble s'estomper et une certaine crispation apparaît. Si nous expliquons clairement qu'il s'agit d'un élément de compétitivité, comme vous l'avez mentionné, et que ce dispositif existe dans d'autres pays de l'Union européenne, cela ne devrait pas poser de problème. Personnellement, je suis plus réservé que certains collègues concernant les schémas d'optimisation fiscale, mais tout peut être sujet à débat. Le manque de transparence sur la question de l'IP Box suscite des doutes, alors que nous avons besoin, au contraire, de clarté et d'explications.

M. Daniel Fargeot, président. - Il est effectivement important de souligner que vous déposez un nombre significatif de brevets en France. Sur 272 brevets déposés en 2023, 215 ont été développés sur le territoire français. Cela représente un atout considérable pour l'attractivité de notre pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Revenons maintenant aux subventions de projets. Vous nous avez présenté en détail le projet Normand'Hy, qui bénéficie de 190 millions d'euros d'aides françaises, auxquels s'ajoutent 200 millions de la Commission européenne, soit un total de 400 millions. C'est une somme considérable. J'ai également noté d'autres projets subventionnés : une installation de captage de CO2 à Port-Jérôme pour 9 millions d'euros, un projet d'hydrogène mobilité à Vitrolles pour 30 millions d'euros entre 2022 et 2024, un projet avec le cimentier Eqiom dans les Hauts-de-France pour 100 millions d'euros, un projet de capture de CO2 à Dunkerque pour 90 millions d'euros, et un autre projet de capture de carbone à Dunkerque nommé d'Artagnan pour 160 millions d'euros. Tous ces projets impliquent votre filiale Alfi.

Au niveau européen, je pourrais également citer des projets à Anvers sur l'hydrogène bas carbone (110 millions du Fonds européen), au Danemark avec un cimentier italien (220 millions de subventions européennes), ou encore aux Pays Bas avec TotalEnergies pour une usine d'hydrogène ELYgator de 200 mégawatts.

En France, je me souviens également d'une subvention de 600 000 euros accordée par la région Île-de-France, qui avait suscité de vifs débats à l'époque.

Je comprends que ces projets s'étalent sur plusieurs années et que les montants sont répartis dans le temps. Néanmoins, il apparaît que votre groupe bénéficie de subventions très importantes pour son développement. Avez-vous une stratégie d'investissement liée aux aides publiques, notamment en France ou dans les pays européens ? Comment décidez-vous d'investir ? La possibilité d'obtenir davantage de subventions influence-t-elle le choix de développer un projet en France, en Italie, au Danemark ou ailleurs ?

M. Daniel Fargeot, président. - Pouvez-vous nous indiquer, approximativement, ce que représente le montant de ces subventions en pourcentage par rapport au coût total des projets concernés ?

M. François Jackow. - Permettez-moi d'apporter quelques clarifications. Vous avez cité plusieurs annonces de presse qui peuvent parfois se référer aux mêmes projets. Concernant le projet Normand'hy, le montant total des subventions n'est pas de 400 millions, mais de 190 millions d'euros.

Les projets mentionnés pour Lhoist, Eqiom et Dunkerque font en réalité partie d'un même ensemble. Lhoist et Eqiom sont les deux émetteurs de CO2 dont nous allons capturer les émissions, puis un pipeline acheminera ce CO2 jusqu'à Dunkerque. L'ensemble de ce dispositif n'est couvert que par les subventions dont je vous ai parlé précédemment.

Concernant les autres subventions régionales, notamment pour la filiale Alfi, elles sont incluses dans le total des subventions que je vous ai communiqué. Nous serons ravis de vous fournir le détail si vous souhaitez vérifier vos sources par rapport aux nôtres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Reprenons point par point pour éviter toute confusion. Si j'ai commis une erreur, je n'aurai aucun problème à l'admettre. En 2015, une subvention de 9 millions d'euros a été accordée pour une installation à Port-Jérôme, concernant le captage de CO2, via la filiale Alfi. Sommes-nous d'accord sur ce point ?

M. François Jackow. - Je ne suis peut-être pas remonté jusqu'à 2015 dans mes données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comme vous, je tiens à la précision, et s'il y a la moindre inexactitude, je n'hésiterai pas à la rectifier.

M. François Jackow. - Nous vous fournirons les tableaux détaillés, qui sont d'ailleurs publics. Il n'y a aucun problème de transparence sur ce point. Pour répondre à votre question centrale sur la manière dont nous décidons des projets, nous les choisissons d'abord en fonction de nos clients, ce qui est évidemment essentiel dans le contexte de la décarbonation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez-moi, mais puisque vous avez remis en question certains chiffres, je pense qu'il est important que nous les examinions un par un.

J'ai donc relevé une subvention de 9 millions d'euros en 2015 pour une installation à Port-Jérôme. En 2022, la construction d'un électrolyseur de 200 mégawatts en Normandie a bénéficié d'une subvention de 190 millions d'euros. De plus, entre 2022 et 2024, un projet d'hydrogène pour la mobilité, comprenant une station et une citerne à Vitrolles, représente un investissement de 30 millions d'euros pour votre filiale Alfi.

M. François Jackow. - Je dois vérifier ces informations dans le détail pour confirmer leur exactitude.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous dites que tous mes chiffres sont faux. Il est essentiel que nous soyons précis. Mes propos sont étayés par des chiffres vérifiés.

M. François Jackow. - Mes collaborateurs viennent de me transmette un tableau détaillé.

M. Daniel Fargeot, président. - Le directeur général va nous donner des chiffres précis.

M. François Jackow. - Je comprends votre démarche, mais nous ne pouvons pas remonter l'historique complet du Groupe Air Liquide depuis sa création en 1902.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ne caricaturez pas mes propos. Mon analyse se concentre sur la période débutant en 2022, à l'exception d'un seul projet datant de 2015.

M. François Jackow. - Voilà le détail des projets pour lesquels nous avons reçu des subventions : projet Normand'hy en 2022, 190 millions d'euros ; projet à La Mède en 2020 : stations hydrogènes, 2,1 millions d'euros, en partenariat avec l'ADEME, la région Sud, et Bpifrance ; projet RISE en 2022 : station hydrogène et centre de conditionnement 600 bars, 8,8 millions d'euros ;projet Zibac Socrate en 2025 : pre-feed pour un hub en Normandie, 650 000 euros, financé par l'ADEME ; projet Zibac Décarbonation en 2023 : études à Dunkerque, 2 millions d'euros ;projet Hyguane en 2023 : électrolyseur à Kourou, 5,6 millions d'euros ; projet d'échangeurs à Belle-Etoile en 2022 : efficacité énergétique, 300 000 euros ; études de faisabilité d'une canalisation CO2 à Dunkerque en 2022 : 70 000 euros ; projet Hyrex en 2021 : injection d'hydrogène dans un four à verre, 60 000 euros.

Ces chiffres couvrent l'ensemble de nos investissements en transition énergétique à ma connaissance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions. Ces données, que nous n'avions pas initialement, démontrent la complexité du sujet. Les chiffres que j'ai cités sont exacts, ce qui nous permet de poursuivre notre discussion sur une base factuelle solide.

M. François Jackow. - Nos décisions d'investissement dans la transition énergétique sont principalement guidées par les besoins de nos clients. Nous construisons des unités industrielles destinées à fonctionner pendant 15 à 30 ans, ce qui nécessite des engagements sur le long terme, généralement 15 ans. Notre travail consiste à identifier les sites et les clients capables de soutenir ces investissements sur la durée.

Une fois les clients identifiés, nous entamons un processus technique pour concevoir la meilleure solution, particulièrement dans le domaine de la décarbonation où les technologies sont émergentes. Lorsque le contenu innovant d'un projet le justifie, nous cherchons des aides financières pour compenser les coûts élevés des technologies non matures, rendant ainsi le produit final, comme l'hydrogène décarboné, économiquement viable pour nos clients.

Par exemple, pour le projet en Normandie, les subventions étaient nécessaires pour rendre le coût de l'hydrogène acceptable pour nos clients raffineurs. Nous montons des dossiers argumentés pour obtenir ces aides, en mettant en avant l'innovation technologique et la création de valeur, notamment à travers le développement d'écosystèmes.

Il est important de noter que certains projets ne nécessitent pas de subventions lorsque notre technologie est suffisamment mature et que nous parvenons à un équilibre économique satisfaisant pour le client. C'est le cas, par exemple, d'un projet développé pour TotalEnergies à La Mède utilisant de la biomasse pour produire de l'hydrogène décarboné.

Le montant des subventions varie selon les projets. Pour l'unité d'hydrogène en Normandie, la subvention de 190 millions d'euros représente environ 30 % d'un investissement total de 600 millions d'euros. Cette subvention est cruciale car elle permet d'abaisser le coût de l'hydrogène à un niveau économiquement viable pour notre client. Ainsi, les aides bénéficient à l'ensemble de la chaîne de valeur.

M. Daniel Fargeot, président. - Quelle est votre position sur les avances remboursables ? Considérant que vous bénéficiez d'une aide de l'État à hauteur de 30 % pour votre projet et que vous allez générer un retour sur investissement grâce à votre client sur une période de 12 à 15 ans, seriez-vous favorable à un système où ces subventions initiales seraient remboursables ?

M. François Jackow. - Pour le projet en Normandie, notre modèle économique repose sur un contrat de 15 ans avec notre client. Le remboursement du capital initial s'étale sur huit à dix ans, période durant laquelle nous sommes en déficit. La rentabilité n'est atteinte que dans les dernières années du contrat. Pour nos offres les plus innovantes, l'équilibre économique est particulièrement tendu. Notre modèle ne permet pas d'augmentation significative des volumes, les usines étant conçues pour des besoins spécifiques et stables du client. Le risque majeur réside dans d'éventuels problèmes opérationnels, notamment avec les technologies innovantes, pouvant entraîner des arrêts prolongés ou des remplacements d'équipements coûteux. C'est précisément ce risque industriel que nous assumons pour nos clients.

Je suis ouvert au principe des aides remboursables pour certains projets. Cependant, il est crucial de définir judicieusement les conditions. Il est légitime que l'État, qui a pris une part du risque, bénéficie d'un retour si le projet s'avère particulièrement rentable. Cette approche s'apparente au mécanisme du CFD, où l'État assume le risque si le prix du carbone est inférieur au coût de la chaîne logistique, mais récupère la différence si ce prix dépasse ce coût.

M. Daniel Fargeot, président. - Vous avez mentionné la mise en place d'un modèle économique avec TotalEnergies sans recourir aux subventions. Pourquoi n'avez-vous pas envisagé l'utilisation d'avances remboursables pour faciliter le financement de ce modèle ? Est-ce que la complexité des démarches pour obtenir ces aides publiques a été un frein ?

M. François Jackow. - Il convient de distinguer deux aspects. Concernant la simplification des processus d'obtention des aides, nous y sommes favorables, bien que ce ne soit pas notre priorité actuelle. Notre objectif principal est de développer des solutions économiquement viables sans aide. La majorité de nos investissements, représentant entre 3,5 et 4,5 milliards d'euros annuels à l'échelle mondiale, se réalise sans subvention.

Nous sollicitons des aides uniquement pour des technologies émergentes présentant un intérêt stratégique, notamment dans le domaine de la décarbonation. Ces technologies sont proches de la maturité mais manquent encore d'économies d'échelle et d'expérience. Sans subvention, leur modèle économique n'est pas viable. Nous limitons donc nos demandes d'aide à ces segments pionniers, jugés stratégiques tant par nous que par les politiques industrielles françaises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour clore le sujet des subventions, j'aimerais obtenir des précisions sur une subvention de 600 000 euros accordée par la région Île-de-France en 2018 pour un projet de start-up aux Loges-en-Josas. Cette aide régionale s'est-elle cumulée avec des subventions étatiques ou européennes ? Lorsque vous sollicitez une subvention régionale, informez-vous systématiquement le financeur des autres aides obtenues, qu'elles soient nationales ou européennes ? Comment s'articulent ces différents financements ?

M. François Jackow. - Pourriez-vous me fournir davantage de détails sur ce projet de 2018 ? Un nom ou une information supplémentaire me permettrait de mieux le situer dans l'ensemble des activités du groupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit d'une subvention de 600 000 euros, attribuée le 4 juillet 2023 par la région, pour financer un accélérateur de start-up aux Loges-en-Josas sur le plateau de Saclay.

Ma question porte sur la méthodologie d'une demande de subventions : lorsque vous sollicitez une aide régionale, informez-vous la région des autres financements obtenus, qu'ils soient étatiques ou européens ? Comment gérez-vous la superposition éventuelle de ces différentes aides ?

M. François Jackow. - Je vous remercie pour ces précisions. Il s'agit effectivement d'un projet s'inscrivant dans un investissement global de 50 millions d'euros sur le site des Loges-en-Josas. Notre objectif était de créer un incubateur unique au monde, capable d'accueillir des start-up nécessitant un environnement technique et scientifique spécifique. Nous avons mis à leur disposition des laboratoires pour développer leurs procédés. Cette subvention a probablement servi à l'aménagement de ces laboratoires. Ce projet est un véritable succès et s'inscrit parfaitement dans notre stratégie de développement d'un écosystème innovant sur le plateau de Saclay.

Concernant le cumul de subventions provenant de différentes sources, je n'ai pas d'exemple précis en France combinant actuellement des aides nationales, régionales et européennes. Cependant, cela peut se produire. Dans de tels cas, nous sommes tenus de détailler dans les dossiers les subventions déjà obtenues. Généralement, il y a un financeur principal, et d'éventuels compléments portent sur des aspects différents du projet. Par exemple, en Belgique, nous avons eu des projets de décarbonation bénéficiant de subventions européennes, nationales et régionales, mais toujours en toute transparence, ces aides étant publiques. Nous n'avons ni l'intention ni l'intérêt de dissimuler ces informations.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez indiqué qu'Air Liquide avait bénéficié d'un montant moyen de 36,4 millions d'euros sur les trois dernières années au titre du crédit d'impôts recherche (CIR). Mes propres recherches basées sur les liasses fiscales montrent des chiffres légèrement inférieurs : 36,2 millions pour 2022, 35,8 millions pour 2023 et 35 millions pour 2024. Combien de chercheurs employez-vous ? Le CIR est-il utilisé exclusivement en France ou partiellement au sein de l'Union européenne ? Faites-vous appel à de la sous-traitance ? Enfin, pourriez-vous nous rappeler le montant global de vos activités de R&D en France et la part que représente le crédit d'impôt recherche dans ce total ?

M. François Jackow. - Notre centre principal aux Loges-en-Josas compte environ 280 personnes. Le CIR est principalement utilisé par nos équipes de recherche en France, souvent en collaboration avec des partenaires académiques, notamment dans le cadre d'accords avec le CNRS et diverses universités. Comme je l'ai mentionné précédemment, 97 % de nos activités de recherche sont réalisées en France par des équipes Air Liquide. Les 3 % restants sont effectués dans l'Espace économique européen, dont deux tiers dans nos propres centres, notamment à Francfort qui bénéficie de l'agrément pour le CIR. Le dernier pourcent est réalisé avec d'autres partenaires européens. Nos activités de recherche sont donc très concentrées géographiquement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner une estimation du montant global de R&D en France ?

M. François Jackow. - Nous ne communiquons pas spécifiquement sur le montant de R&D en France. En revanche, je peux vous indiquer que le budget d'innovation total pour le groupe s'élève à environ 300 millions d'euros par an à l'échelle mondiale. Sachant que 64 % de notre recherche est effectuée en France, vous pouvez en déduire une estimation pour la France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces chiffres devront être analysés en tenant compte du montant de l'IP Box pour déterminer le pourcentage total d'aides publiques en R&D en France.

Concernant l'emploi, vous avez évoqué une stabilité des effectifs. Mes données indiquent 11 937 salariés pour 2024, ce qui est proche des 12 300 que vous avez annoncés. Cependant, la situation dans le secteur de la santé à domicile soulève des inquiétudes. Vous êtes confronté à plusieurs plans de sauvegarde de l'emploi, que vous pourriez éventuellement transformer en plans de départ volontaire. Pouvez-vous apporter des précisions à ce sujet ? Pour Pharmadom, le plan Ergon concerne environ 938 salariés. VitalAire prévoit 470 suppressions de postes, et Alfi 223. Au total, cela représente environ 1 600 postes menacés dans l'année en cours pour la filière santé et santé à domicile. Cette situation est en partie due aux déremboursements de la Sécurité sociale, ce qui soulève la question de considérer ces remboursements comme une aide indirecte. Les marges de ces sociétés, qui étaient auparavant d'environ 20 %, se sont effondrées. Ces suppressions d'emplois visent-elles à retrouver une marge opérationnelle d'environ 20 %, ou d'autres facteurs entrent-ils en jeu dans ces décisions ?

M. François Jackow. - En tant que dirigeant, ma priorité est d'assurer la pérennité du groupe, ce qui implique de garantir la viabilité de chacune de nos activités. Le secteur de la santé à domicile en France est un secteur crucial qui prend en charge 4 millions de patients chroniques, impliquant 2 400 entreprises, dont de nombreuses PME et TPE, ainsi que quelques acteurs nationaux majeurs comme Air Liquide. Ce secteur des prestataires de santé à domicile (PSAD) emploie 33 000 salariés en France, dont 6 000 professionnels de santé. Cependant, il traverse actuellement une crise. Au cours des dix dernières années, il a subi plus de 700 millions d'euros de baisses de remboursement. Une étude menée par le cabinet indépendant Asterès a révélé que les marges de l'ensemble du secteur étaient proches de zéro en 2022 et sont devenues négatives en 2023. Cette année encore, une réduction de 5 % des remboursements a été actée, notamment pour l'apnée du sommeil.

Air Liquide souhaite maintenir sa présence dans ce domaine tout en le transformant. Il existe un paradoxe : pour des pathologies chroniques comme l'apnée du sommeil, le niveau de remboursement en France est nettement supérieur à celui d'autres pays européens. Par exemple, en Allemagne, le remboursement moyen est de 250 euros par patient et par an, en Espagne d'environ 280 euros, alors qu'en France, il varie de 540 à 800 euros. Malgré cela, le secteur peine à développer un modèle économique viable. Une réunion avec des acteurs publics est prévue dans les semaines à venir pour discuter de ces enjeux et examiner nos propositions.

Notre groupe doit également se transformer, car notre activité résulte à la fois d'une croissance organique et de nombreuses acquisitions. Par exemple, nous avions jusqu'à présent huit marques différentes en France pour la santé à domicile, que nous prévoyons de rationaliser en trois marques nationales. Nous disposions de 170 sites en France, avec parfois plusieurs sites dans une même ville, comme à Orléans (quatre sites), Toulouse (quatre sites) ou Lille (six sites). Pour repenser notre organisation, nous avons investi plus de 100 millions d'euros dans la transformation de notre outil industriel et le développement d'outils digitaux pour optimiser le suivi des patients. Dans le cadre de cette restructuration, nous avons annoncé la suppression de 1 240 postes au total dans le périmètre de la santé, compensée partiellement par 710 créations, soit une réduction nette de 530 postes. Nous avons mis en place un accompagnement rigoureux pour cette transition difficile. À ce jour, 28 % des personnes concernées ont bénéficié d'une mobilité interne, ce qui représente un défi considérable dans le secteur de la santé, 28 % ont développé des projets personnels, incluant des départs volontaires, tandis que 26 % ont fait l'objet de licenciements économiques. Les 18 % restants sont en cours de reclassement.

Notre engagement dans cet accompagnement se traduit par plus de 44 000 heures de formation. Nous avons également conclu des accords territoriaux, notamment en Indre-et-Loire et en Haute-Garonne, les départements les plus impactés, avec des investissements de 1,2 million d'euros dans des projets locaux. Au total, nous avons alloué 55 millions d'euros à l'accompagnement social des salariés.

Il est important de souligner que nous avons maintenu un dialogue social constructif avec les organisations syndicales représentatives, qui ont d'ailleurs approuvé les accords de transformation. Cette démarche témoigne de notre volonté de prendre nos responsabilités en tant qu'entreprise, tout en contribuant à la transformation nécessaire du système de santé. Notre objectif reste d'assurer un suivi de qualité pour nos 500 000 patients en France, tout en adaptant notre structure aux défis actuels.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces explications, mais je m'interroge sur la cohérence entre la réduction des effectifs et la capacité à répondre aux besoins croissants des patients. Avec une population vieillissante et environ 4 millions de personnes nécessitant des soins, l'accompagnement à domicile deviendra un enjeu majeur dans les 10 à 15 prochaines années. N'y a-t-il pas une contradiction entre la diminution du personnel, qui implique une perte de compétences et de savoir-faire, et les défis à venir ?

Au regard de la solidité financière de votre groupe, n'aurait-il pas été envisageable d'adopter une approche différente ? Une entreprise intégrée comme la vôtre, avec plusieurs filiales, ne pourrait-elle pas traverser une période difficile de quelques années en prévision de l'avenir prometteur du secteur ? Nous avons débattu hier des difficultés du secteur chimique avec ExxonMobil, mais la santé à domicile présente des perspectives de croissance significatives pour les 15 à 20 prochaines années.

Avec une population qui vieillit et qui entre de plus en plus tard dans les établissements spécialisés comme les Ehpad, et compte tenu du souhait légitime des personnes de rester à domicile, ne pensez-vous pas qu'une autre stratégie aurait été plus appropriée ?

M. François Jackow. - Je partage entièrement votre analyse concernant la croissance des besoins en santé, observable en France et à l'échelle internationale. C'est précisément pour cette raison que nous avons choisi d'adopter une approche responsable en tentant d'apporter des solutions à ce défi sociétal majeur. Cependant, nous devons concilier ces besoins croissants avec les contraintes budgétaires et de financement auxquelles nous sommes confrontés.

La contradiction réside principalement dans le fait que la France dépense davantage que ses voisins pour ces pathologies sans parvenir à développer un modèle économique viable. En comparaison avec d'autres pays, comme l'Allemagne où une seule visite physique annuelle est requise, la France impose trois visites physiques la première année. Pourtant, la crise du Covid-19 a démontré l'efficacité de la télémédecine et des dispositifs connectés pour la collecte d'informations.

Il est impératif de transformer notre modèle plutôt que d'attendre passivement. La tendance actuelle, marquée par une réduction de 700 millions d'euros des remboursements sur les dix dernières années, illustre la nécessité d'un changement structurel. Notre objectif est d'améliorer l'efficacité de nos services tout en répondant aux besoins des patients, qui préfèrent généralement être suivis à domicile plutôt qu'à l'hôpital, ce qui est également plus économique pour la société.

Nous avons donc formulé plusieurs propositions visant à modifier le modèle actuel. Bien que la communication de ces idées ait été initialement difficile, je me réjouis de constater que la dynamique de changement semble désormais engagée. Parallèlement, il était nécessaire pour Air Liquide de transformer ses propres organisations pour éliminer certaines inefficacités. Par exemple, la rationalisation de nos 33 centres d'appels en France permettra d'améliorer notre efficacité opérationnelle et notre capacité à répondre aux besoins des patients.

En tant qu'entreprise, nous devons assumer notre responsabilité et nous efforcer de nous améliorer constamment. Cette démarche est essentielle pour pouvoir légitimement demander à l'Assurance Maladie d'augmenter les tarifs de remboursement ou de modifier son modèle. Notre transformation est donc un préalable nécessaire à toute négociation constructive avec les autorités de santé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais aborder la question des dividendes. Vous avez souligné la particularité de votre actionnariat, composé à environ 33 % de petits porteurs. Votre dividende a connu une augmentation constante depuis 2003. Les chiffres montrent une progression significative : 1,33 milliard en 2020, 1,41 milliard en 2021, 1,58 milliard en 2022, et 1,62 milliard en 2023.

Je souhaite également vous interroger sur votre pratique de rachat d'actions. Quelles sont vos motivations ? S'agit-il de racheter des actions pour les céder à l'actionnariat salarié ou d'augmenter artificiellement la valeur de l'action ? Je cite Louis Gallois qui a évoqué une « perversion du système » et même l'AFEP qui recommande de modérer cette pratique en raison des questionnements qu'elle soulève.

Compte tenu de votre base importante de petits porteurs, environ 900 000 représentant 33,4 % de votre actionnariat, quelle est votre stratégie concernant le rachat d'actions ? Envisagez-vous d'intensifier cette pratique ou au contraire de la réduire dans les années à venir ?

M. François Jackow. - Le groupe Air Liquide n'utilise pas les rachats d'actions pour gonfler artificiellement le cours de son titre. Nos rachats d'actions, qui demeurent minimes, servent exclusivement à compenser les actions offertes aux salariés dans le cadre des programmes d'actionnariat salarié et d'attribution d'actions de performance. Notre philosophie est claire : nous souhaitons retourner le cash généré sous forme de dividendes et réinvestir dans notre coeur de métier, à savoir la construction d'usines et la satisfaction des besoins de nos clients.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je tiens à souligner que l'année dernière, deux opérations de rachat d'actions ont eu lieu. En février 2024, 905 000 titres ont été rachetés, représentant 0,17 % du capital, pour un montant de 168 millions d'euros. En décembre 2024, 352 000 titres supplémentaires ont été acquis, soit 0,1 % du capital, pour 55 millions d'euros. Ainsi, sur une année, ces rachats d'actions ont totalisé 225 millions d'euros. Bien que ces montants puissent paraître modestes pris individuellement, leur cumul sur quatre ou cinq ans atteint aisément le milliard d'euros, ce qui impacte significativement le résultat net de l'entreprise.

M. François Jackow. - Il convient de distinguer deux aspects. Premièrement, l'objectif de nos rachats d'actions est de soutenir le développement de l'actionnariat salarié en offrant des actions à nos collaborateurs à des conditions préférentielles. Le pourcentage global reste inférieur à 1 %. Deuxièmement, il faut considérer qu'Air Liquide est un champion français international valorisé à 100 milliards d'euros en bourse. Cette capitalisation explique pourquoi un faible pourcentage de rachat peut représenter des montants significatifs en valeur absolue. Nous devrions nous réjouir de disposer d'un tel champion international français.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne vois aucun rapport entre votre réponse et ma question initiale. L'objet de cette commission d'enquête n'est pas de juger si nous devons nous réjouir ou non de l'existence d'un champion français. Ma question portait spécifiquement sur les rachats d'actions. Vous les qualifiez de minimes, et j'ai effectivement cité les pourcentages qui semblent faibles. Cependant, le montant cumulé avoisine 250 millions d'euros. Si cette pratique se répète chaque année, nous atteignons un milliard d'euros en quatre ans, ce qui impacte directement le résultat net. Il n'y a aucun lien entre cette question et le fait d'avoir un champion français de la santé. Ce sont deux sujets distincts. Je n'ai pas à exprimer de satisfaction ou d'insatisfaction à ce sujet. Bien que je sois heureux de l'existence d'une entreprise comme la vôtre, ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête.

M. François Jackow. - Dans le contexte de la souveraineté industrielle, il est important de disposer de champions internationaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous partageons cette satisfaction, mais ce n'est pas le sujet de notre discussion. La question porte spécifiquement sur les rachats d'actions. Je tiens à souligner que 250 millions d'euros ne constituent pas une somme négligeable et impactent directement le résultat net de l'entreprise.

M. Daniel Fargeot, président. - Il est vrai que par rapport à une capitalisation de 100 milliards d'euros, ces montants peuvent sembler modestes. Néanmoins, je comprends la préoccupation de Monsieur le rapporteur concernant l'impact cumulé de ces rachats sur le report à nouveau de l'entreprise sur plusieurs années.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite attirer l'attention sur la perspective d'un salarié qui vient de perdre son emploi. Ce dernier, en examinant la stratégie de dividendes et de rachat d'actions de l'entreprise, pourrait s'interroger sur les choix effectués, notamment dans le contexte de l'activité de santé à domicile. Il pourrait se demander si l'entreprise n'aurait pas pu opter pour une autre approche, comme soutenir la stratégie existante en attendant une éventuelle révision de la politique de déremboursement. Le fait d'allouer chaque année 250 millions soulève des interrogations légitimes, y compris à l'Association française des entreprises privées (AFEP). Je suis convaincu que les salariés ont un avis sur cette question, indépendamment de toute considération sur le statut de champion national de l'entreprise.

M. François Jackow. - Pour être exhaustif, je précise que l'AFEP, dont je suis membre du conseil d'administration, recommande les rachats d'actions dans le cadre spécifique des programmes d'actionnariat salarié, ce qui correspond exactement à notre pratique.

M. Daniel Fargeot, président. - C'était précisément ma question. Je souhaitais que vous nous confirmiez que vous participez à cette politique d'actionnariat salarié.

M. François Jackow. - Nous considérons cette politique comme un axe stratégique majeur. Avec plus de 30 000 collaborateurs actionnaires du groupe, cette politique contribue significativement au sentiment d'appartenance à l'entreprise, ce qui est primordial.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions.

M. Daniel Fargeot, président. - Nous vous remercions vivement pour votre intervention qui alimentera substantiellement les travaux de notre commission d'enquête. Conformément à votre engagement, vous nous transmettrez des données qui resteront confidentielles. Nous vous sommes reconnaissants de votre participation à cette audition.

M. François Jackow. - J'espère avoir contribué efficacement à vos travaux et à l'avancement de votre réflexion.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du conseil régional d'Occitanie : Mme Carole Delga, présidente,
et M. Yoann Iacono, directeur général délégué
chargé de la transformation économique,
de la souveraineté industrielle, de la recherche,
de l'enseignement supérieur, de l'emploi,
de la formation et des métiers de demain

(mardi 22 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition, en visioconférence, de Mme Carole Delga, présidente de la région Occitanie et de l'association Régions de France. Elle est accompagnée de M. Yoann Iacono, directeur général délégué chargé de la transformation économique, de la souveraineté industrielle, de la recherche, de l'enseignement supérieur, de l'emploi, de la formation et des métiers de demain.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien entendu vos mandats et fonctions au conseil régional d'Occitanie. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Carole Delga et M. Yoann Iacono prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Madame la présidente, Monsieur le directeur, vous êtes les premiers représentants des collectivités territoriales à être entendus par notre commission d'enquête. Selon la revue de dépenses de l'inspection générale des finances (IGF) de mars 2024, les aides aux entreprises versées par les collectivités territoriales s'élevaient à 7 milliards d'euros en 2021, dont 40 % de la part des régions. L'audition de ce jour porte essentiellement sur votre action en tant que présidente de la région Occitanie, mais il vous est évidemment possible de vous exprimer en tant que présidente de l'association Régions de France, si vous le souhaitez.

Pouvez-vous rappeler succinctement les compétences des régions en matière d'aides aux entreprises et celles des autres collectivités territoriales ? Faut-il selon vous faire évoluer le cadre juridique applicable aux aides aux entreprises versées par les collectivités territoriales ? Quelles sont les obligations actuelles en termes de transparence des aides publiques régionales aux entreprises ? Seriez-vous favorable à leur renforcement ? Quelles ont été en 2023 les différentes aides aux entreprises versées par votre région, et pourriez-vous rappeler les montants en jeu et les logiques économiques propres à chaque dispositif ? Quelles sont parmi les aides versées par la région Occitanie aux entreprises celles qui sont issues de fonds européens ? Quels sont les moyens mis en oeuvre pour assurer le contrôle des aides versées par votre région ? Comment sont assurés le suivi et l'évaluation de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Carole Delga, présidente de la région Occitanie et de l'association Régions de France. - La région Occitanie, qui compte 6 millions d'habitants, connaît la plus grande progression démographique en France, puisque nous accueillons chaque année plus de 40 000 nouveaux habitants. Pour éviter une hausse du taux de chômage, il est nécessaire de créer 25 000 emplois par an, ce qui constitue un défi important. Avec ma majorité régionale, je considère la création d'emplois comme une priorité absolue pour lutter contre le chômage et la précarité qui sont, comme nous le savons, le terreau du populisme.

Nous souhaitons également agir de manière volontaire pour mettre en place un nouveau modèle de développement économique. La région Occitanie est la plus enclavée de France, mais nous nous battons pour avoir de grandes infrastructures de transport, comme les lignes à grande vitesse (LGV), et pour obtenir la réouverture de lignes ferroviaires, notamment dans la vallée du Rhône ou dans les Pyrénées.

Notre taux de chômage est parmi les plus élevés de France, à presque 9 %, et notre progression démographique est essentiellement due à l'installation de jeunes couples, dont un membre a un emploi, l'autre non. Pour favoriser la création d'emplois, nous soutenons les projets des entreprises et nous oeuvrons via des associations, ainsi que par l'action publique.

Nous travaillons aussi à mettre en oeuvre un nouveau modèle de développement économique, en favorisant l'innovation des entreprises pour une décarbonation des filières économiques et en encourageant l'innovation pour la compétitivité des entreprises. Nous accompagnons également la transformation du modèle économique des entreprises vers un modèle plus vertueux, moins consommateur d'énergie et d'espace agricole, et nous mettons en place une politique sociale affirmée. Nous formons les demandeurs d'emploi à des emplois de qualité et nous veillons à ce que la création d'emplois soit répartie sur tous les territoires.

Si la région est chargée de l'aide aux entreprises, les intercommunalités peuvent compléter son action sous la forme de conventions, ce qui favorise la lisibilité des aides apportées. Les départements peuvent également intervenir dans certains cas, qui restent exceptionnels. En revanche, l'immobilier d'entreprise relève de la compétence de l'intercommunalité, la région pouvant intervenir sous la forme d'un conventionnement. Là encore, la traçabilité des aides est assurée.

Par conséquent, il n'existe pas de doublons dans les aides que les différentes collectivités locales apportent aux entreprises et le dispositif fait l'objet d'une grande transparence. Toutefois, il serait utile d'approfondir la question de la répartition des aides entre les régions et l'État. Par exemple, les appels à projets des administrations centrales ne sont pas toujours élaborés en concertation avec les régions et j'ai pu constater, en tant que présidente de l'association Régions de France, que cela pouvait créer de la confusion et des difficultés de lisibilité sur les aides disponibles pour les entreprises.

Dans la région Occitanie, les aides concernent à 98,4 % les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME). Ce chiffre est conforme au taux moyen que l'on constate dans la plupart des régions, où entre 97 % et 99 % des aides concernent les TPE et les PME.

Pour assurer la transparence des aides, la Commission européenne nous impose de renseigner la plateforme en ligne TAM (Transparency Award Module), qui compile les aides aux entreprises de plus de 10 000 euros dans un délai de six mois à compter de leur attribution. En outre, les régions doivent faire remonter à l'État et à la Commission européenne l'ensemble des aides versées au cours de l'année, conformément à l'article 1511-1 du code général des collectivités territoriales. La mise en place d'un registre national ou européen est en cours pour inscrire les aides versées dans un délai de vingt jours après leur octroi, et son usage sera généralisé à partir du 1er janvier 2026.

La région Occitanie a souhaité, dans le respect du régime des aides que l'État verse aux entreprises, mettre en place des aides à l'innovation qui représentent 25 % des montants votés. Elle octroie aussi des aides à la croissance des entreprises et à l'internationalisation, dans le cadre du dispositif Contrat Entreprise d'Avenir, qui ne concerne que les TPE et les PME. De plus, nous avons mis en place des aides à la réindustrialisation visant à rapprocher la production de la consommation et à participer au rétablissement de la souveraineté industrielle de notre pays. Des aides à la décarbonation sont également prévues, notamment dans le cadre du plan Avion vert, ou pour favoriser les économies d'énergie et la réduction de la consommation d'eau. Enfin, des aides directes pour faciliter le recrutement et répondre aux enjeux de ressources humaines sont aussi disponibles, bien que leur volume soit faible, qui visent à appuyer les entreprises, en particulier les TPE et PME, lorsqu'elles doivent redéfinir leur système de production et leurs compétences associées.

Les régions de France ont la volonté de favoriser la création d'emplois en prévoyant un principe de conditionnalité pour les aides qu'elles versent. Les estimations globales des aides publiques aux entreprises varient fortement selon qu'elles proviennent de l'INSEE ou de l'IGF, allant de 70 milliards à plus de 200 milliards d'euros. Les aides directes des régions ne représentent qu'environ 1 % du total des aides publiques. Pour l'année 2023, l'association Régions de France estime leur montant légèrement supérieur à 1,9 milliard d'euros.

Depuis mon élection en 2016, la région Occitanie a accompagné 90 000 projets d'entreprise pour un montant cumulé d'aides directes de 1,5 milliard d'euros, dont 98,4 % ont été consacrés aux projets de TPE et PME. Dans le budget de la région pour 2025, les aides directes représentent 75 millions d'euros en autorisations de programme (AP), dont 40 millions d'euros au titre du Fonds européen de développement régional (Feder), aides auxquelles les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grandes entreprises ne sont pas éligibles. Des comptes rendus de délibérations, ainsi que des rapports, permettent d'avoir accès à ces données, en toute transparence.

Pour ce qui est des grandes entreprises, telles que vous les définissez, 120 d'entre elles ont bénéficié d'aides de la part de la région Occitanie depuis janvier 2016, ce qui représente un accompagnement d'un montant de 22,7 millions d'euros pour 150 projets, soit 1,6 % du montant total des aides versées par la région.

Les aides accordées aux grandes entreprises sont encadrées et respectent la réglementation. Les deux tiers d'entre elles sont des aides à l'innovation, plafonnées à 25 % de l'assiette pour les projets individuels et à 40 % pour les projets collaboratifs. Elles doivent poursuivre un intérêt régional et avoir un impact significatif pour le territoire et son écosystème. Un tiers des aides concerne de nouvelles implantations d'activités en zone rurale, dans le cadre du fameux dispositif des zones d'aide à finalité régionale (AFR), avec un taux limité à 15 % de l'assiette des dépenses éligibles.

En plus des subventions et des avances remboursables, nous avons souhaité privilégier des dispositifs d'ingénierie financière, tels que le tiers-financement dit Fiteeo, pour Financeur pour l'industrie et le tertiaire de l'efficacité énergétique en Occitanie, proposé par l'Agence régionale de l'énergie-climat (Arec) d'Occitanie. Par exemple, l'usine française de l'entreprise Villeroy & Boch, située à Valence d'Agen dans le Tarn-et-Garonne, en territoire rural, a pu décarboner son mode de production grâce à ce dispositif. Nous avons également un partenariat avec l'entreprise Andros, qui est basée dans le nord du Lot.

De plus, l'Agence régionale de l'aménagement et de la construction (Arac) d'Occitanie réalise des portages immobiliers pour le compte des entreprises et des industriels, en se rémunérant sur la base de loyers versés sur une longue période.

Enfin, nous disposons d'un fonds souverain régional doté de 400 millions d'euros avec une part minoritaire d'argent public, provenant de la région et de la Caisse des dépôts et consignations, au travers de Bpifrance, et une part majoritaire d'argent privé provenant des grandes entreprises. Cela permet de distribuer des obligations simples convertibles, des prêts où le capital n'est remboursé qu'à la dernière année du prêt, ou encore des fonds propres, ce qui signifie que nous pouvons être actionnaires dans le capital des entreprises. La région a ainsi voix au chapitre pour développer des solutions innovantes, comme le montre l'exemple de la start-up Genvia, qui utilise des électrolyseurs à haute température pour produire de l'hydrogène vert.

Le principe de la conditionnalité des aides mises en place par la région Occitanie a été approuvé dans le cadre du schéma régional de développement économique, d'innovation et d'internationalisation (SRDEII). Nous appliquons les critères légaux et réglementaires. Le maintien des investissements et des emplois aidés pendant la durée de réalisation du programme, ainsi que durant les trois ans qui suivent pour les PME et les cinq ans qui suivent pour les ETI et les grandes entreprises ayant bénéficié de l'aide, constitue la première conditionnalité.

Nous avons adopté des critères supplémentaires. Les entreprises doivent maintenir l'activité sur le site aidé pendant cinq ans à compter de la date de la fin du programme, quel que soit leur statut. La région peut demander le remboursement de l'aide à la suite d'une opération en capital affectant le contrôle de l'entreprise, notamment en cas de prise de contrôle par un actionnaire étranger ou dans le cadre de toute opération qui conduirait à un déménagement de l'établissement soutenu. Dans certains dossiers, nous pouvons faire valoir l'incitation de l'aide à la création d'emplois. Le versement du solde peut également être conditionné à la réalisation effective de création d'emplois. Dans d'autres cas, nous pouvons demander le non-versement de dividendes. Enfin, les entreprises qui bénéficient d'un soutien à l'innovation doivent s'engager à réaliser leur programme de recherche et développement (R&D) exclusivement dans un établissement situé en Occitanie.

Nous tenons donc à contrôler la réalisation des conditions fixées lors de l'attribution de nos aides, et il est arrivé que nous rappelions certaines aides qui avaient été versées à cause du non-respect de ces conditions. Cela a été le cas pour l'entreprise Taramm, située en Ariège, productrice de pièces pour la filière aéronautique, qui n'avait pas respecté l'obligation de conserver ses équipements sur le territoire. Toujours dans la filière aéronautique, l'entreprise ariégeoise MKAD a subi le même sort pour ne pas avoir respecté le niveau de création d'emplois sur lequel elle s'était engagée. Un autre exemple est celui d'une entreprise montpelliéraine, qui, dans le cadre d'un contrat d'innovation, n'avait pas réalisé ses activités de R&D en Occitanie. Ou bien encore, nous avons diminué notre subvention au groupe Latécoère proportionnellement à la réduction des ambitions de l'entreprise que nous avions constatée.

Depuis 2016, moins de 200 subventions n'ont pas été versées en totalité, principalement en raison de la moindre ampleur des projets d'investissement par rapport aux dossiers de demande initiaux. Cependant, pour une vingtaine d'entreprises, c'est le non-respect des conditions fixées lors de l'attribution des aides qui est en cause.

Dans le cadre de l'association Régions de France, nous défendons fortement le maintien de l'aide régionale aux entreprises pour la création d'emplois, la réduction du chômage et les enjeux de souveraineté. Nous demandons une meilleure coordination entre les initiatives régionales et celles des administrations centrales pour plus de lisibilité et d'efficacité.

En Occitanie, ces aides ont permis la création d'emplois et la structuration de filières écologiques. Je pense notamment au plan Avion vert, qui a bénéficié aux PME, c'est-à-dire aux sous-traitants de la supply chain. Nous avons également choisi de diversifier notre économie, qui repose sur l'agriculture, le tourisme, l'aéronautique et le spatial, en développant la filière santé, notamment grâce à la construction d'une usine de production de paracétamol, et en investissant dans les énergies renouvelables, par exemple dans le cadre du projet Genvia, issu d'un partenariat public-privé entre la région, l'entreprise Schlumberger New Energy, le cimentier Vicat, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et Vinci Construction. Cela nous a permis de maintenir les emplois existants et d'en créer d'autres sur un site industriel qui était très menacé, à savoir celui de l'entreprise Cameron située à Béziers.

Notre objectif est aussi de répartir les emplois sur tous les territoires. Ainsi, malgré la fermeture de l'usine de la Société des aciéries de la marine (SAM) à Decazeville, dans l'Ouest aveyronnais, la région a racheté l'ensemble du site et continue sa prospection pour soutenir des entreprises et favoriser leur essaimage sur les territoires affectés. Nous soutenons également l'entreprise Figeac Aero, à l'est du Lot.

Nous estimons que 33 000 emplois directs ont été créés par les entreprises qui ont bénéficié d'une aide directe de la région. Nous utilisons la plateforme Viziaéco, développée en partenariat avec l'Urssaf, pour mesurer l'évolution du nombre d'emplois.

Nous avons réussi à préserver environ 80 000 emplois après la crise Covid, période pendant laquelle l'économie de la région Occitanie a été fortement affectée du fait de la chute de la production dans l'aéronautique et de l'arrêt du tourisme. Ainsi, grâce à Genvia, nous avons pu préserver 237 emplois à Béziers, comme le rappelle Luc Mas, le directeur du site de l'entreprise Cameron Schlumberger, qui a traversé de grandes difficultés dans le cadre de ses activités dans le champ pétrolier. Nous avons pu créer 170 emplois supplémentaires. Cependant, nous aurions besoin que l'Insee, l'Urssaf ou bien les ministères concernés proposent des outils plus fiables pour mieux documenter l'impact sur l'emploi des politiques économiques régionales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On ne peut que saluer le volontarisme dont votre région fait preuve sur la question de l'emploi. Cependant, la priorité que vous semblez donner aux projets de décarbonation rappelle beaucoup ce que l'État a fait, notamment dans le cadre des plans de relance. Vous avez dit qu'il n'y avait pas assez d'échanges avec l'État sur les aides publiques, allant jusqu'à parler de « confusion » et de « difficultés de lisibilité ». Cela interroge sur l'existence d'une superposition entre ce que fait la région d'un côté et ce que peut faire l'État de l'autre. Appelez-vous à une clarification des rôles visant, par exemple, à ce que ce soit seulement les régions, ou bien seulement l'État, qui interviennent dans les projets de décarbonation ? Quand on est présidente de région, comment fait-on pour éviter qu'une PME qui bénéficie d'une aide régionale ne concoure pas aussi à des aides de l'État ? Autrement dit, comment éviter que les aides de l'État ne viennent en doublon de celles de la région sur un même projet ?

Mme Carole Delga. - Les présidents de région sont capables de contrer des initiatives qui n'auraient pas été concertées, grâce au travail qu'ils mènent en région avec les services de l'État. En Occitanie, ce travail collaboratif est très fort, ce qui nous permet d'avoir une visibilité complète sur les aides dont pourrait bénéficier une entreprise, évitant ainsi les doublons entre les aides régionales et étatiques. Grâce à un dialogue hebdomadaire avec le Secrétariat général pour les affaires régionales (Sgar), nous veillons à ce que nos aides soient complémentaires et efficaces.

Toutefois, il est clair que nous perdons souvent du temps à rattraper certaines initiatives des administrations centrales, principalement Bercy. J'ai dû appeler personnellement le ministre de l'économie pour signaler des initiatives non concertées qui nous ont obligés à retravailler tout le dispositif. Mais, dans les faits, à ma connaissance, il n'y a pas de doublons, en Occitanie, en matière d'aides publiques aux entreprises.

Je considère qu'il faut décentraliser ces aides au maximum et en laisser la responsabilité aux régions. Cependant, quand une entreprise est en grande difficulté, nous devons travailler avec Bercy sur les questions fiscales.

M. Olivier Rietmann, président. - Madame la présidente, vous êtes une élue locale. Disons-le sans langue de bois : vous avez forcément constaté qu'il y avait un problème.

L'argent public est utilisé par plusieurs administrations et par plusieurs services, avec les mêmes objectifs, sans qu'il existe vraiment de transparence, puisque vous venez de dire que vous aviez dû appeler Bercy, voire le ministre lui-même, au sujet de certains dossiers.

Cela représente une perte d'énergie, une perte d'efficacité et, finalement, une perte d'argent. Chaque administration est rémunérée et elles ont toutes le même objectif, celui d'aider les entreprises, qu'elles soient en difficulté ou en développement, pour favoriser la décarbonation, la création d'emplois et une meilleure dynamique sur les territoires. Mais chaque administration travaille en silo, ce qui entraîne une déperdition très importante de l'argent public.

Mme Carole Delga. - L'organisation des services de l'État devrait en effet être revue pour optimiser la dépense publique, notamment en matière d'aides à l'emploi et à la réindustrialisation, ainsi que pour la reconquête de la souveraineté industrielle. Le fonctionnement en silo à l'échelle de l'État est particulièrement préjudiciable.

Néanmoins, en tant que présidente de l'association Régions de France, et sans langue de bois, je considère qu'il n'y a pas de gaspillage des aides régionales lié à un éventuel doublon que créeraient d'autres aides, qu'elles soient européennes ou d'État. En revanche, il est clair que la désorganisation des services de l'État entraîne une perte de temps et d'argent public. L'État devrait donc se concentrer sur ses missions régaliennes et laisser les collectivités locales agir. Les régions sont compétentes dans le domaine de l'économie, mais les départements ou les intercommunalités seraient mieux placés pour favoriser la production de logements grâce aux aides à la pierre, afin de répondre aux besoins sociaux de nos concitoyens et de soutenir la filière du bâtiment.

M. Olivier Rietmann, président. - Vos réponses restent très générales. Pragmatiquement, comment voyez-vous les choses ? L'État ne s'occupe plus de l'accompagnement des entreprises et transfère les finances aux régions. Celles-ci sont en première ligne pour le développement économique et doivent prendre des décisions. Comment procéder ? Vous convenez qu'il existe un manque d'organisation, avec comme conséquence une perte de temps et d'argent. Plusieurs administrations centrales ou territoriales sont payées pour actionner les mêmes leviers économiques. Comment pourrions-nous être plus efficaces et résoudre le problème ?

Mme Carole Delga. - Très concrètement, il faudrait que le Gouvernement et les présidents de région passent un contrat de partenariat pour favoriser la création d'emplois et préserver la souveraineté de notre pays. Cela permettrait de définir des objectifs et de fixer les modalités de leur déclinaison, notamment en matière de création d'emplois et de décarbonation de l'industrie.

Les régions doivent rester prioritaires dans la mise en oeuvre des politiques d'accompagnement aux entreprises, que ce soit par le biais de l'ingénierie financière, de subventions ou d'avances remboursables. Les appels à projets nationaux ne pourront porter que sur certains sujets et il faudra prévoir une cellule réunissant l'État et la région dans le cas où une entreprise serait en grande difficulté. En effet, les questions de fiscalité ne peuvent se traiter qu'à l'échelon de l'État, car les régions ne lèvent pas d'impôts, à l'exception de la taxe sur les cartes grises, qui représente 5 % de leurs recettes, les 95 % restants provenant de dotations de l'État. C'est pourquoi il est regrettable qu'il n'y ait jamais eu de réunion de travail entre le Président de la République et les présidents de région sur les enjeux cruciaux que sont la création d'emploi et la réindustrialisation.

Le contrat de partenariat entre l'État et les régions doit être élaboré avec l'ensemble des acteurs. Il faut qu'il y ait une conférence annuelle et que le rôle de chacun soit clairement défini. La primauté doit être donnée aux régions, l'État n'intervenant que sur certains sujets très spécialisés. Les objectifs de décarbonation et de création d'emplois dans tous les territoires doivent être clairement fixés. Cela nécessite une modification législative sur les compétences économiques des régions par rapport à l'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ouvrez le débat en employant des mots extrêmement forts : vous avez dit avoir « contré » l'intervention de l'État dans certains projets et avez parlé d'une « désorganisation » des services de l'État...

Par conséquent, l'alternative est la suivante : soit l'on transfère aux régions la totalité des 2 200 dispositifs existants, ce qui représente au bas mot entre 70 milliards et 100 milliards d'euros, soit l'on remonte les 7 milliards d'euros d'aides que gèrent les régions directement à l'État.

Vous ne pouvez pas vous engager en employant des mots aussi forts que ceux que nous avons entendus, puis choisir de rester dans un entre-deux où les régions continueraient à gérer les aides publiques aux TPE-PME, qui représentent moins de 10 % du montant total versé chaque année, tandis que l'État ferait le reste, sans qu'il y ait de coordination entre les deux, ce qui crée de la confusion et de l'illisibilité.

Mme Carole Delga. - Notre pays est en difficulté et nous voulons qu'il puisse se relever. Il est en difficulté budgétaire et nous devons faire en sorte que chacun puisse avoir accès à un travail source d'une rémunération digne. Un autre défi à relever est celui du réchauffement climatique. Dans ce contexte de graves difficultés, il faut se poser les bonnes questions et avoir le courage de faire de grandes réformes.

Je ne crois pas à la recentralisation. Les aides à l'apprentissage, par exemple, ont été recentralisées depuis bientôt sept ans. Les chiffres sont meilleurs, mais le coût a doublé, passant de 5,5 milliards à 11,2 milliards d'euros. Ces aides ont principalement bénéficié à l'apprentissage et à l'enseignement supérieur.

Je crois à l'échelon local. La décentralisation doit être beaucoup plus aboutie. Les régions doivent pouvoir s'emparer de la question du développement économique et la décentralisation ne doit pas se limiter à un transfert de compétences. C'est à l'échelon local que nous pourrons répondre aux attentes de nos concitoyens en faisant preuve de rapidité et d'adaptabilité.

De plus, nous connaissons nos entreprises à l'échelon local. En Occitanie, j'ai pu créer un lien entre les jeunes en recherche de stage et les entreprises susceptibles de les accueillir, grâce au fichier dont je dispose sur les 90 000 entreprises aidées par la région.

Je pourrais multiplier les exemples pour montrer l'importance de l'échelon local. Ainsi, sur la question de la décarbonation de l'aviation, il est nécessaire de pouvoir décliner les objectifs européens et nationaux à l'échelle régionale, car le système aéronautique est différent d'une région à l'autre.

Je défends donc une réforme massive de décentralisation et de transfert des aides économiques aux régions françaises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les aides régionales vont surtout aux PME-TPE et les grandes entreprises en reçoivent moins de 1 %. Toutefois, en Occitanie, de nombreuses TPE et PME travaillent pour les grands donneurs d'ordre de l'aéronautique, notamment Airbus et Safran. De quelle nature est le dialogue que vous entretenez avec ces grandes entreprises ? En effet, vous avez dit que la région pouvait demander le remboursement des aides publiques, par exemple quand l'entreprise n'assurait pas le niveau d'emploi sur lequel elle s'était engagée. Mais en réalité, ce sont souvent les grands donneurs d'ordre qui donnent le « la » en matière d'emploi sans laisser le choix à leurs sous-traitants, en l'occurrence les PME-TPE du secteur aéronautique. Par exemple, lorsque l'entreprise Airbus a supprimé 5 000 postes en 2020, en pleine crise Covid, cela a eu des conséquences en cascade sur les sous-traitants, qui ont dû réduire leurs effectifs.

Par conséquent, avez-vous des discussions régulières avec les grands donneurs d'ordre dans l'aéronautique ? Sur les 90 000 projets que la région a soutenus depuis 2016, quelle est la part qu'ont prise les TPE et PME de ce secteur ?

Enfin, j'ai été surpris par les conditions assez fortes que vous posez pour l'attribution des aides, comme l'obligation de réaliser la R&D dans les sites aidés, le non-versement de dividendes sur certaines aides ou le maintien de l'emploi pendant cinq ans. Combien d'agents a-t-il fallu mobiliser pour contrôler les 90 000 projets ?

Depuis le début de notre commission d'enquête, nous nous posons la question du contrôle de l'argent versé. À l'échelle de l'État, les administrations centrales semblent parvenir à l'exercer, notamment grâce à l'administration fiscale. Mais l'évaluation des projets reste insuffisante en raison de critères trop imprécis et surtout du manque de fonctionnaires disponibles pour effectuer les contrôles. Je me demande donc comment votre région avait fait pour contrôler et évaluer 90 000 projets depuis 2016, soit environ 10 000 projets par an, et combien d'agents étaient mobilisés pour cela.

Mme Carole Delga. - En Occitanie, nous avons la chance d'entretenir un dialogue de confiance avec les grandes entreprises de la région, notamment Airbus, qui est un donneur d'ordre essentiel. Je m'entretiens très régulièrement avec Guillaume Faury, le directeur général d'Airbus, et mes équipes travaillent en étroite collaboration avec les siennes. C'est également le cas avec le groupe Pierre Fabre. Mes équipes s'attachent à promouvoir la présence des entreprises sur l'ensemble du territoire.

Pour l'aéronautique, nous avons avec Airbus le même objectif de garantir une production d'avions de qualité, dans des délais courts. C'est pourquoi la région soutient les PME et les TPE, qui sont les sous-traitants de la supply chain, par des aides à l'investissement et à la formation.

Airbus est toujours présent pour structurer et pérenniser la supply chain. Lorsqu'une entreprise de sous-traitance aéronautique est en difficulté, Airbus se montre toujours un partenaire solidaire, que ce soit par le biais des commandes ou au moyen d'avances ou d'une recapitalisation. Le groupe a par exemple joué un rôle majeur dans le rachat de l'entreprise Aubert et Duval, tout comme Safran.

Pour ce qui est du pourcentage des aides de la région versées aux PME-TPE du secteur de l'aéronautique, je propose que mon directeur vous transmette l'information par écrit sous quarante-huit heures.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur la relation de la région Occitanie avec Airbus. Vous êtes très volontariste sur la question de l'emploi. Vous avez mentionné les conditions très fortes qui ont été fixées en matière de maintien de l'emploi pour l'attribution des aides publiques.

Que se passe-t-il lorsqu'un groupe comme Airbus prend la décision de supprimer 5 000 postes, comme en 2020 ? On dit souvent qu'un emploi direct équivaut à trois ou quatre emplois induits. Mais on oublie de dire que, lorsqu'il est détruit, ce sont aussi trois à quatre emplois induits qui disparaissent. Une cascade de sous-traitants a dû se retrouver en grande difficulté, notamment en Occitanie. Je l'ai constaté à l'époque : ACH Aéronefs a dû supprimer 900 postes, Derichebourg en a supprimé 700, sans parler de Cauquil, GE Aviation ou Figeac Aero.

Par conséquent, quel type de dialogue entretenez-vous avec les donneurs d'ordre et comment défendez-vous auprès d'eux les conditions très fortes en matière de maintien de l'emploi que vous fixez aux TPE-PME dans le cadre de l'attribution des aides publiques ? Quand vous décidez de supprimer une aide publique à un sous-traitant qui n'aurait pas respecté son engagement en matière de maintien de l'emploi, bien souvent c'est à cause du donneur d'ordre qu'il a dû supprimer des emplois, car sans carnet de commandes il ne pouvait pas faire autrement. Quel atout avez-vous, y compris par la loi, pour faire valoir vos exigences aux donneurs d'ordre, notamment au sujet des conditions que vous fixez à leurs sous-traitants en matière de maintien de l'emploi ?

Mme Carole Delga. - Monsieur le rapporteur, je vous rappelle qu'Airbus crée énormément d'emplois, notamment en Occitanie, puisqu'il s'agit de la région qui bénéficie le plus de la présence d'entreprises dans le secteur de la production aéronautique. Airbus garantit la création d'emplois rémunérés à un niveau de salaire très élevé.

La question des restructurations qui sont intervenues à la suite de la crise Covid a été traitée de manière à en limiter au maximum les conséquences. Il était nécessaire de préserver la supply chain pour assurer la reprise de la production aéronautique, qui a d'ailleurs été plus rapide que prévu. Mais pendant plusieurs mois, la production d'avions a été arrêtée et Airbus a dû prendre la décision de supprimer des emplois. Toutefois, le groupe en a créé plusieurs milliers depuis 2020 et les sous-traitants ont également bénéficié de cette reprise d'activité à un niveau élevé.

De plus, quand certaines entreprises essentielles à la souveraineté de notre pays se sont retrouvées en difficulté, comme l'entreprise Aubert et Duval, basée en Occitanie et dans la région voisine Auvergne-Rhône-Alpes, nous avons réussi à mettre en place avec Airbus un montage financier qui a permis de sauver cette entreprise, qu'il s'agisse de ses emplois ou de sa production industrielle, indispensable pour la souveraineté de l'aéronautique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Airbus crée de l'emploi, certes, mais son carnet de commandes, qui s'étend sur sept ans, a été modifié par la crise Covid. D'ailleurs, un nouveau plan de licenciement de 540 emplois a été prévu en 2024, alors que c'était une période de pleine activité.

Notre commission s'intéresse à l'utilisation de l'argent public par les grandes entreprises et à ses conséquences sur la sous-traitance, notamment dans les filières automobile et aéronautique, où les donneurs d'ordre travaillent avec des sous-traitants quasi exclusifs. Lorsque la région soutient les TPE et PME, elle exige des conditions très fortes pour attribuer ses aides, qui peuvent être difficiles à respecter pour certaines entreprises - même s'il ne s'agit pas de les exonérer de toute responsabilité -, notamment dans l'aéronautique, secteur où c'est le donneur d'ordre qui décide de remplir ou non le carnet de commandes. Les suppressions de postes en 2020 et en 2024 en Occitanie, notamment à Toulouse, ont eu des conséquences importantes pour les TPE-PME.

Ma dernière question concerne le nombre de personnes que la région mobilise pour exercer le contrôle et le suivi des aides, car l'État a des difficultés à y parvenir. Quel pourcentage de dossiers contrôlez-vous ?

Mme Carole Delga. - Je me permets de rappeler que la filière aéronautique crée massivement de l'emploi, avec des niveaux de salaire et des conditions sociales très favorables. En Occitanie, l'aéronautique...

M. Olivier Rietmann, président. - Madame la présidente, je voudrais que nous progressions et que vous répondiez aux autres questions du rapporteur, notamment celle sur le contrôle.

Mme Carole Delga. - Je vais y répondre, mais mon combat est celui de l'emploi et je tiens à dire combien la filière aéronautique est importante de ce point de vue.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne n'a dit le contraire, madame la présidente. Nous soutenons tous l'emploi.

Mme Carole Delga. - Je ne suis pas informée des licenciements qui auraient eu lieu chez Airbus. Il faut différencier Airbus Defence and Space et Airbus dans ses activités aéronautiques.

Les versements d'argent public de la région sont bien évidemment contrôlés, qu'il s'agisse des aides aux communes, des aides aux associations ou des aides aux entreprises. Une vingtaine de collaborateurs sont affectés à la liquidation des aides. Certaines petites entreprises ou communes se plaignent parfois du nombre de documents que nous leur demandons pour effectuer ces contrôles.

Pour les aides aux entreprises, une vingtaine de fonctionnaires de la région sont affectés au contrôle du versement des subventions, en particulier sur le solde, pour vérifier que toutes les conditions fixées dans l'arrêté attributif de subvention sont remplies. Si une condition n'est pas remplie, nous ne versons pas le solde ou nous pouvons même émettre un titre de recette si la somme versée a été supérieure à ce qu'elle aurait dû être. Comme je vous l'ai indiqué, des titres de recette ont été émis pour annuler certains versements de subventions et ont bien été exécutés.

À l'échelle européenne, le programme opérationnel Feder 2021-2027 a alloué 14,7 millions d'euros d'aides directes aux TPE et PME, principalement pour l'innovation. Dans ce cadre, le Fonds Occitanie de soutien territorial aux entreprises régionales (Foster), qui offre une garantie bancaire aux entreprises, a bénéficié de 52,5 millions d'euros, permettant un effet levier de 700 millions d'euros de prêts au TPE-PME.

M. Michel Masset. - Je suis élu du Lot-et-Garonne, un département proche de votre région. Je ne reviendrai pas sur le suivi du contrôle des aides, car j'ai compris qu'il concernait peu d'entreprises, d'après votre réponse.

Mme Carole Delga. - Toutes les aides aux entreprises sont contrôlées, comme toutes les subventions versées par la région.

M. Michel Masset. - Vous avez parlé d'ingénierie financière dans le cadre de ces aides. De quoi s'agit-il exactement ? Est-ce un dispositif qui existe dans les intercommunalités ou est-il propre à la région ?

Avez-vous de nouveaux prospects tous les ans pour les demandes d'aides ou s'agit-il souvent des mêmes entreprises ?

Enfin, vous avez évoqué la décentralisation, mais sans mentionner le département, qui reste un acteur économique important, notamment dans le secteur de l'agroalimentaire, même s'il a perdu la clause de compétence générale par la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite NOTRe.

M. Daniel Fargeot. - La question essentielle est de savoir comment définir entre l'État et les régions la réorganisation des aides économiques, afin de ne pas les démultiplier et de ne pas risquer d'alourdir la dépense publique de façon directe ou indirecte.

La région Occitanie s'est dotée d'un programme ambitieux pour soutenir le développement économique sur son territoire en rassemblant les quatre schémas obligatoires : développement économique, enseignement supérieur et recherche, formation professionnelle, tourisme et loisirs. Le budget de cette stratégie 360 est de 4 milliards d'euros, dont 2 milliards pour le SRDEII. Selon vous, y a-t-il un champ qui ne serait pas couvert par cette stratégie ?

De plus, vous avez précisé qu'il y avait un volet de contrôle de l'utilisation des aides publiques. Dans ce cadre, avez-vous connaissance des aides versées par l'État aux entreprises que vous soutenez au sein de la région Occitanie ? Avez-vous également pu évaluer la pertinence de ces aides à partir du cas de certaines entreprises qui en auraient bénéficié dans la durée ? Avez-vous mesuré l'efficience de ces aides pour la région Occitanie ?

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez parlé de l'apprentissage, en disant que l'État avait repris la compétence de l'accompagnement de l'apprentissage, ce qui avait doublé le coût. Mais cela a aussi doublé le nombre d'apprentis en France, dynamisant ainsi la prise en compte de l'apprentissage par les entreprises. Aujourd'hui, l'État peut se permettre de retirer une partie des accompagnements, car les entreprises nous disent que cela ne les empêchera pas de continuer l'apprentissage. Nous sommes passés de 400 000 apprentis à quasiment un million d'apprentis. Il fallait le préciser.

Enfin, je vous livre une réflexion personnelle qui pourrait faire l'objet d'un examen approfondi. Vous avez insisté sur l'importance de l'échelon local qui caractérise l'intervention des régions. Toutefois, depuis la création des grandes régions, peut-on encore parler d'une collectivité locale ?

Mme Carole Delga. - Encore une fois, toutes les subventions et aides versées par la région aux entreprises sont contrôlées. Dans chaque direction, un service composé d'une vingtaine de personnes vérifie que les objectifs de l'aide publique régionale sont atteints, et cela pour tous les bénéficiaires, entreprises, communes et associations. C'est un principe de l'action publique régionale : l'argent public versé par la région est contrôlé et l'on vérifie que les objectifs fixés dans l'arrêté attributif de subvention ont bien été atteints. Un principe de conditionnalité figure dans le règlement d'intervention auprès des entreprises et l'argent public n'est versé par la région que si les conditions fixées sont respectées.

Lorsqu'une entreprise fait une demande de subvention, nous nous réunissons avec l'ensemble des financeurs potentiels, y compris l'intercommunalité et les services de l'État, pour une analyse partenariale. Cela nous permet d'avoir une bonne évaluation de la configuration de l'aide régionale et d'éviter les redondances.

Les départements n'ont plus la possibilité de donner des aides aux entreprises, sauf dans le domaine agricole, via des conventions avec la région, mais pas dans le secteur agroalimentaire. En Occitanie, la région aide les entreprises, qu'il s'agisse d'un boulanger qui s'installe et dont il faut subventionner le four ou d'une grande entreprise qui innove dans le secteur des énergies renouvelables.

S'agissant de la prospection, il est essentiel que toutes les entreprises connaissent les aides dont elles peuvent bénéficier. En Occitanie, nous avons une implantation locale dans les 13 départements, grâce aux 17 maisons de la région qui correspondent à des implantations de bassin d'emploi. Nous travaillons en partenariat avec les services de la sous-préfecture des intercommunalités concernées, ainsi qu'avec les chambres consulaires et les fédérations professionnelles. Nous avons des conventions avec les chambres de métiers et de l'artisanat, les chambres d'agriculture et les chambres de commerce et d'industrie, pour répartir les missions et aller vers les entreprises. Grâce aux maisons de la région, les services économiques sont implantés dans les 17 bassins d'emploi de la région Occitanie. Tout cela permet aux PME-TPE d'avoir une information précise sur les dispositifs qui existent, même si elles ne disposent pas forcément d'un service spécifique pour cela.

J'ai mentionné l'ingénierie financière comme un outil possible, par exemple au travers d'un fonds souverain ou d'un tiers-financement pour la transition écologique et énergétique.

Nous avons développé un partenariat fort avec les entreprises. Le principe de conditionnalité le rend exigeant, mais cela se passe très bien. Nous menons une évaluation sur plusieurs années. L'Agence régionale de développement économique d'Occitanie (Ad'Occ) compte 120 salariés ; ils sont répartis territorialement pour assurer ce suivi auprès des entreprises qui nous permet de juger de la pertinence et de l'efficience de nos dispositifs. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, quand j'ai été élue présidente de région, j'ai souhaité mettre en place, à travers ce dialogue constant, des outils d'ingénierie financière pour le haut de bilan, pour parler très clairement.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous parlez d'ingénierie. Les chambres de commerce, qui sont chargées d'accompagner les entreprises dans leur développement, et les fédérations ne remplissent-elles pas déjà cette mission ? Voulez-vous dire qu'elles ne feraient pas leur travail ?

Mme Carole Delga. - Non, monsieur le président : qu'il n'y ait pas de confusion dans mes propos ! La région dispose d'outils financiers pour mettre en oeuvre l'ingénierie financière des entreprises. Le fonds souverain et le dispositif de tiers-financement avec Fiteeo sont des outils régionaux. L'ingénierie dont vous parlez, c'est-à-dire le conseil, est assurée dans le cadre des conventionnements avec les chambres consulaires. Nous avons en effet un conventionnement qui passe par le conseil et l'accompagnement des entreprises, que les chambres consulaires réalisent. Nous avons également une plateforme commune, mutualisée entre les intercommunalités, les services de l'État, les chambres consulaires et la région, qui permet de recueillir des renseignements sur l'entreprise qui demande une aide, offrant ainsi une vision transversale.

L'accompagnement des entreprises se fait donc en Occitanie de façon coordonnée. Nous avons mis en place une sorte de pack qui est composé des chambres consulaires, des fédérations professionnelles, des intercommunalités, de l'État et de la région.

M. Olivier Rietmann, président. -Nous vous remercions, Madame la présidente. Si vous avez des documents ou des informations complémentaires, vous pourrez nous les transmettre par écrit.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Airbus : M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus ;
M. Didier Loiselet, directeur comptable et consolidation
et M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques

(mardi 22 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus, de M. Didier Loiselet, directeur comptable et consolidation, et de M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct. Elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Airbus.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Faury, M. Didier Loiselet et M. Fabien Menant prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier, vise trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos : quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France, et plus particulièrement le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être les limites à la conditionnalité de ces aides ?

M. Guillaume Faury, directeur général d'Airbus. - Je serai succinct sur la présentation de l'entreprise, qui est connue. Airbus est un groupe essentiellement européen, par ses racines, et mondial, par ses clients et ses implantations. Nous intervenons principalement dans trois types d'activités : l'aviation commerciale avec les avions Airbus ; la défense et l'espace ; et les hélicoptères. Nous avons des sous-activités assez nombreuses, en particulier dans la défense et l'espace, avec des produits et services à un haut niveau de granularité.

Les chiffres que je vous communiquerai datent de 2023 et de 2024.

L'aviation commerciale, en 2024, a représenté 50 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Nous sommes le leader mondial de l'aviation commerciale depuis 2019, tant par les prises de commandes que par les livraisons. L'activité défense et espace a représenté 12 milliards d'euros de chiffre d'affaires et les hélicoptères 8 milliards d'euros. Le chiffre d'affaires total s'est donc élevé à 69 milliards d'euros en 2023. Nous sommes quasiment revenus au niveau d'avant le covid. On ne peut pas parler d'aides publiques sans évoquer le covid, qui a été une crise existentielle que nous avons réussi à gérer relativement bien tous ensemble.

Notre activité est en croissance dans la plupart de nos métiers, mais pas tous, car nous avons de grands concurrents mondiaux et européens. Nous subissons des assauts concurrentiels forts d'acteurs situés outre-Atlantique, mais aussi en Asie.

La principale priorité d'Airbus est d'arriver à gérer la montée en cadence, ou ramp up en anglais, puisque nous avons le privilège d'avoir un très gros carnet de commandes, qui correspond au succès de nos produits et services. Pour pouvoir livrer, nous devons prendre beaucoup de mesures, pour nous comme pour nos partenaires. En effet, nous ne pouvons monter en cadence seuls. Nous nous appuyons sur un très gros réseau de 3 500 fournisseurs en France. Cela signifie beaucoup d'embauches, d'investissements et d'activités économiques, mais aussi beaucoup de difficultés, dans un environnement rendu particulièrement complexe ces dernières semaines par les décisions des États-Unis en matière de barrières douanières.

La deuxième priorité est la décarbonation de l'aviation. C'est la quatrième révolution de l'aviation : la première était de faire voler des avions ; la deuxième, de le faire de façon sûre ; la troisième, de façon économiquement accessible au plus grand nombre. Nous devons rendre l'aviation soutenable en la décarbonant. Cette transition offre beaucoup d'opportunités, mais fait naître beaucoup de risques. En tant que leader mondial, nous devons être aussi performants, voire plus, sur la prochaine génération d'avions que sur celle que nous commercialisons actuellement. Nous rejouons notre titre. C'est important pour Airbus, ses partenaires et ses fournisseurs, mais aussi pour la France, compte tenu de notre implantation et de notre importance économique et sociale dans le pays.

La troisième priorité est liée à la complexité de la situation dans le domaine de la défense et de l'espace. En Europe, nous sommes très petits et fragmentés, dans des métiers où les investissements sont très importants pour des séries relativement petites, alors que nos concurrents aux États-Unis et en Chine bénéficient de bien meilleurs effets d'échelle. Nous ne pouvons pas régler ce problème seuls.

Notre activité repose sur une implantation mondiale, très largement européenne. Airbus, dans son périmètre consolidé, compte 156 000 salariés dans le monde, dont un tiers en France, un tiers en Allemagne et un tiers dans d'autres pays. Nous avons 12 000 à 15 000 salariés en Grande-Bretagne et en Espagne et une présence significative au Portugal, en Pologne, en Hongrie et en Roumanie. Nous sommes de plus en plus implantés aux États-Unis, en Chine et en Inde.

Nous sommes très français par notre implantation et le nombre d'employés, mais aussi par la force du tissu industriel autour de nous.

Nous avons la chance, en France, de disposer d'une filière aérospatiale et de défense très unie, solidaire et active, donc très efficace. La France bénéficie d'un tissu très riche dans le domaine de l'aviation, de l'espace et de la défense, présent sur tous les segments, avec une représentation de l'ensemble des métiers. L'animation de la chaîne de fournisseurs et de la filière est très importante, pour nous évidemment, mais plus encore pour le pays.

Nous payons chaque année 2,4 milliards d'euros de contributions, sous forme d'impôts, de taxes et de prélèvements. Nous avons reçu, en 2023, 159 millions d'euros de subventions et 108 millions d'euros de crédits d'impôts, dont 98 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR).

Il est important de se figurer ces grandes masses, car nous recevons des subventions et des aides, mais elles s'inscrivent dans un ensemble. Airbus contribue dix fois plus au pays que ce qu'il reçoit.

Sur les près de 70 milliards d'euros de chiffre d'affaires du groupe Airbus, 28 milliards d'euros sont issus des ventes à des clients européens, soit environ 40 %. Près de 5 milliards d'euros sont issus de clients français, soit 7 %. Le reste est réalisé à l'international. Nous sommes très largement exportateurs dans le reste du monde.

Nous avons environ 56 000 employés en France. La création de valeur est d'environ 8 milliards d'euros et nos achats réalisés auprès de fournisseurs français oscillent entre 14 et 19 milliards d'euros, selon que l'on compte en fonction de l'origine de production ou de l'origine de contractualisation. C'est considérable.

Nous versons chaque année 2,6 milliards d'euros de salaire en France, auxquels s'ajoutent 730 millions d'euros de charges salariales et 1,8 milliard d'euros de charges patronales. Nous payons également 163 millions d'euros d'impôts de production et 430 millions d'euros d'impôt sur les sociétés (IS) - voilà comment sont constitués les 2,4 milliards d'euros que j'évoquais tout à l'heure.

Sur les 159 millions d'euros de subventions, 150 millions d'euros proviennent du Conseil pour la recherche aéronautique civile (Corac).

Je répondrai aux questions que vous nous posez en évoquant principalement le Corac et le CIR : répondent-ils aux objectifs ? Sont-ils contrôlés ? Sont-ce de bonnes subventions et de bons crédits d'impôt ? À quelles conditions est-il approprié de les donner ou de ne pas les donner ? Sont-ils bien gérés ? Doivent-ils être conditionnés à d'autres paramètres comme celui de licencier ou de ne pas licencier, ou de verser des dividendes ou de ne pas en verser ?

Nous sommes présents dans 10 des 13 régions françaises métropolitaines. Nos achats sont réalisés auprès de 3 500 fournisseurs, dont 1 000 entreprises de taille intermédiaire (ETI) et 2 500 petites et moyennes entreprises (PME), qui représentent près de 30 % du montant total mondial de nos achats. Nous sommes le premier employeur en Occitanie avec 33 000 collaborateurs et en région Sud-Provence-Alpes-Côte d'Azur (Paca) avec 9 500 collaborateurs. Notre site industriel de Toulouse est le premier site industriel français et celui de Marignane le troisième. Nous avons 6 000 salariés en Pays de la Loire, 2 800 en Île-de-France et 1 800 en Nouvelle-Aquitaine.

Les dernières années ont été marquées par une tendance de fond d'augmentation du nombre de salariés et une situation très difficile pendant le Covid, qui nous a amenés à baisser temporairement nos effectifs. Depuis le point bas de 2021, nous avons créé 10 000 emplois en France sur l'ensemble de nos activités.

Toutes ces données ne prennent pas en compte nos participations dans des filiales aux côtés d'autres acteurs industriels. Ainsi nous sommes actionnaires à 50 % d'Ariane, à 37,5 % de MBDA, leader mondial des missiles, avec Leonardo et BAE Systems, à 50 % d'ATR, leader mondial des avions de transport régionaux, avec Leonardo, et avons des participations ailleurs, comme chez Aubert & Duval, au capital duquel nous sommes entrés avec Safran et Tikehau pour sauvegarder et développer une filière de métaux spéciaux. Nous participons également aux fonds Ace Aéro Partenaires AAP 1 et AAP 2, à hauteur d'un peu plus de 200 millions d'euros, le premier ayant été constitué pendant le covid pour soutenir la chaîne de fournisseurs. Nous sommes de très loin le premier investisseur industriel dans ces fonds, à côté de Tikehau et d'acteurs bancaires. Notre influence dépasse donc largement notre périmètre consolidé.

La filière aéronautique et spatiale est la première contributrice à la balance commerciale française, avec un surplus de 30 milliards d'euros, ce qui est une très grosse contribution à la prospérité du pays. Pour quelles raisons ? D'abord par la qualité et la performance de nos produits, qu'il faut absolument préserver, voire continuer à développer, si l'on veut protéger la filière. Celle-ci est rassemblée au sein du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), dont je suis le président depuis près de quatre ans, qui regroupe 500 entreprises du secteur, soit un peu plus de 200 000 salariés.

Nous nous organisons pour être au rendez-vous. En effet, nous avons de longues périodes sans programmes, puis, tout d'un coup, des programmes qui doivent franchir des marches technologiques très hautes. Le Corac joue un rôle très important en réunissant des acteurs publics et privés pour définir les technologies à développer pour que la filière puisse être au rendez-vous des grands appels d'offres. Cette façon de travailler a été historiquement très performante. C'est pourquoi les PME du Gifas sont très attachées au Corac.

Le Corac, dont les financements sont orchestrés par la direction générale de l'aviation civile (DGAC), qui dispose d'un très haut niveau d'expertise, permet de flécher les dépenses sur les bonnes technologies pour être au rendez-vous des prochains programmes - en l'occurrence, pour nous, le remplacement de l'A320.

Le Corac est essentiel à la feuille de route de l'avion décarboné. La feuille de route actuelle, mise en place en 2020, prévoyait un investissement de 10 milliards d'euros sur les technologies sur dix ans, avec un équilibre privé-public à 50-50. Elle a été fortement revue à la baisse en 2023 sur l'initiative de l'État. Les financements sont passés de 450 millions d'euros par an à 300 millions d'euros par an. Il est très important pour nous d'avoir de la visibilité. Nous avons considéré que ces 300 millions d'euros étaient le minimum pour conserver un intérêt à jouer collectif. En deçà, ce sont les stratégies individuelles qui sont plus performantes, et l'on perd cet effet de préparation de l'ensemble de la filière.

L'Allemagne, la Grande-Bretagne ou l'Espagne ont des modèles qui se rapprochent du nôtre, mais le Corac reste le plus gros financeur. Il a démontré par le passé qu'il pouvait atteindre le plus haut niveau de convergence et de partenariat de l'ensemble des acteurs de la filière. Le Corac est très bien animé, avec un expert aux manettes : la DGAC, qui contribue aux arbitrages et aux fléchages pour atteindre un résultat performant.

Le Corac constitue du co-investissement. En effet, la subvention ne peut pas dépasser 50 %. C'est aussi notre intérêt de contribuer, pour que l'argent redescende vers les ETI et PME sur lesquelles nous comptons lors des nouveaux programmes. Nous nous appuyons beaucoup sur le Corac et, en tant que président du Gifas, comme mon prédécesseur, je me bats pour expliquer pourquoi il s'agit d'un très bon outil, gagnant-gagnant pour la France comme pour les entreprises qui y sont implantées.

L'avantage compétitif, en France, n'est pas le coût du travail, mais les technologies. Par conséquent, si l'on veut maintenir nos exportations, il est très important de s'appuyer sur ce co-investissement pour préparer les technologies de demain.

Le CIR est une autre façon de rendre les activités de recherche et de technologie plus compétitives en France. Pour garder une activité industrielle dans notre pays, il est essentiel de s'appuyer sur ces points forts. C'est pourquoi le Corac et le CIR sont tout à fait bienvenus.

Si nous n'étions pas attractifs en matière de technologies et de recherche, la phase de développement et d'industrialisation ne se ferait plus en France. En effet, c'est près de là où l'on a les technologies et le savoir-faire que l'on développe, et près de là où l'on a développé que l'on produit. L'effet démultiplicateur du Corac est absolument considérable à long terme. Le soutien à la recherche et à l'innovation est absolument consubstantiel à la capacité de la France à être exportatrice.

J'en viens à la compatibilité entre payer des dividendes, recevoir des subventions et restructurer. Notre entreprise est multidimensionnelle, avec des dynamiques économiques différentes selon ses secteurs et sous-secteurs d'activité. Nous sommes aussi implantés dans diverses régions. Très souvent, nous avons des activités qui vont bien et d'autres qui vont moins bien. Quand cela va mal, il faut réagir tout de suite, parfois en restructurant, en réduisant le format parce que l'activité baisse ou parce que des concurrents nous prennent des parts de marché.

En ce moment, par exemple, nous sommes en très forte croissance sur l'aviation commerciale et les hélicoptères, mais nous sommes en très grande difficulté sur le spatial. Nous évitons les licenciements secs, et ce depuis très longtemps, mais nous ne sommes pas sûrs de toujours le pouvoir.

Pour un grand groupe comme le nôtre, il est normal d'être à la fois en défense et en attaque, en croissance et en restructuration. Il ne faudrait pas que, parce que nous avons des difficultés à certains endroits, on arrête de nous aider ailleurs, où cela a vraiment du sens.

Pour répondre à votre question, oui, nous sommes régulièrement en situation de restructurer tout en recevant des subventions.

J'en viens aux dividendes. Dans notre activité, comme dans beaucoup d'autres probablement, on a besoin d'un très grand capital humain, mais aussi d'un important capital financier. Nos métiers requièrent de très gros investissements. Nous avons besoin d'attirer les travailleurs, mais aussi les investisseurs. Le capitalisme a peut-être des défauts, mais il a pour avantage que, lorsque l'on attire les investissements, on peut innover, être compétitif et donc embaucher, croître et faire appel à des fournisseurs.

Là encore, pour répondre à votre question, nous avons en permanence à la fois des subventions, des dividendes ou d'autres formes de retour aux investisseurs et des restructurations. Nous devons attirer les investisseurs. C'est presque existentiel. Ainsi, nous avons levé en quelques jours, sur les marchés financiers, les 15 milliards d'euros dont nous avons eu besoin pendant le Covid, parce qu'Airbus se comporte bien vis-à-vis des investisseurs et qu'ils ont confiance.

La coexistence de ces situations peut paraître contradictoire si l'on réduit l'entreprise à quelque chose de monocellulaire, mais nous avons des activités de natures très différentes, à des moments de cycle de vie différents, et il faut pouvoir faire ce qui est approprié à chaque moment.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci. Vous avez dit être présent aux États-Unis, en Chine et en Inde. Dans chacun de ces pays, y a-t-il à la fois recherche, développement et production ? Comment les subventions y fonctionnent-elles ?

M. Guillaume Faury. - Nous faisons un peu de recherche et développement aux États-Unis et en Chine et, de façon croissante, en Inde. La pure recherche reste tout de même très européenne. Plus de 90 % de la recherche se situe en Europe - France, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne. La part de la France est de 40 %. Nous sommes surtout présents aux États-Unis, en Chine et en Inde pour produire et assembler des appareils.

Prenons l'exemple de l'A320, qui représente 75 % de nos livraisons d'avion. À partir de l'année prochaine, nous nous reposerons sur dix chaînes d'assemblage : deux aux États-Unis, deux en Chine et six en Europe. C'est cohérent avec nos marchés : le marché américain représente 20 % de notre marché d'aviation commerciale, la Chine 20 %, et l'Europe produit pour le reste du monde.

L'activité de production de composants se fait très largement en Europe. La quasi-totalité des ailes sont fabriquées en Grande-Bretagne, les fuselages avant, très largement en France, les fuselages arrière, très largement en Allemagne, les fuselages arrière d'empennage horizontaux et verticaux, en Espagne. Nous avons un peu spécialisé les pays.

En Inde, nous sommes en croissance sur l'informatique et l'ingénierie, donc le développement. Nous sommes moins présents sur la fabrication et l'assemblage, en revanche. Nous nous reposons sur des fabricants locaux qui investissent beaucoup et qui sont de plus en plus compétitifs. Notre croissance s'appuie sur celle des pays dans lesquels nous voulons nous développer, par l'augmentation de notre activité et de nos parts de marché.

M. Olivier Rietmann, président. - En Inde, faites-vous principalement appel à la sous-traitance ?

M. Guillaume Faury. - En Inde, nous avons de l'activité en propre, avec 4 000 à 5 000 employés, principalement en col blanc, dans l'informatique. Nous achetons également à hauteur d'un milliard d'euros à des partenaires - ce que vous appelez de la sous-traitance.

Nos activités sont à chaque fois très fortement aidées. Quand on implante une chaîne d'assemblage ou un site de production, on a un soutien local très fort, bien plus fort que ce qui est possible en Europe en raison de la réglementation.

En France, il est très difficile d'être soutenu pour une implantation industrielle, alors que d'autres pays, comme les États-Unis, la Chine et l'Inde, se rendent très compétitifs.

En outre, le coût du travail y est beaucoup plus faible. En termes d'efficacité économique, il est très difficile d'opérer en Europe de l'Ouest. C'est pourquoi la France ne doit pas perdre son avantage compétitif que sont les compétences sur le produit si elle veut conserver son industrie ou réindustrialiser.

M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous donner des exemples chiffrés ?

M. Guillaume Faury. - Quels chiffres souhaitez-vous connaître ?

M. Olivier Rietmann, président. - En Inde, en Chine ou aux États-Unis, combien d'aides avez-vous reçues ?

M. Guillaume Faury. - Chaque pays a ses caractéristiques. En Chine, les investissements industriels sont majoritairement financés par les autorités et les partenaires locaux, ce qui les rend beaucoup moins coûteux et beaucoup moins risqués.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi vous être implantés en Chine et en Inde ?

M. Guillaume Faury. - Il y a un marché très fort sur place, et l'implantation locale nous aide auprès des partenaires et des clients, dans une proximité technique et business. Nous sommes plus efficaces en étant sur place avec de l'assemblage.

Nous avons une très grosse part de marché aux États-Unis sur les avions monocouloirs. Nous avons une chaîne d'assemblage de ces avions, et bientôt deux. Nous n'avons en revanche pas de chaîne d'assemblage d'avions long-courrier, pour lesquels notre part de marché est bien plus faible.

Les acteurs privés ne sont pas directement intéressés par le lieu de production de l'avion, mais en pratique, cela crée une intimité avec les clients et partenaires qui fonctionne bien. Comme ce sont de gros marchés, nous nous y sommes implantés et, globalement, cela a permis à Airbus de passer de 15 % de parts de marché il y a trente ans à plus de 50 % désormais.

L'aviation est en train de se développer très vite en Inde. On compte déjà quatre sites principaux de production d'avions monocouloirs, à Toulouse, à Hambourg, à Mobile aux États-Unis et à Tianjin en Chine. Nous n'avons donc pas voulu en ajouter. Le savoir-faire indien est très développé dans les métiers de l'ingénieur et les technologies de l'information, donc nous nous y développons dans ces domaines, et nous avons des partenaires industriels sur place. Toutefois, notre activité industrielle en Inde est faible par rapport à celle des autres pays où nous sommes présents.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous favorable à la transparence des aides ? Nous sommes plutôt enclins, au sein de cette commission d'enquête, à une transparence qui pèse sur l'administration et non sur les entreprises.

Par ailleurs, je vous remercie des chiffres que vous avez donnés, mais vous n'avez pas parlé des exonérations de cotisations sociales. Vous n'avez pas évoqué le plan France 2030 ni l'aide à la décarbonation de l'aviation, d'un montant total de 430,5 millions d'euros. Airbus en bénéficie-t-il et pour quel montant ? Vous n'avez pas non plus évoqué le fonds européen, par exemple pour le programme EcoPulse avec Daher et Safran. Pouvez-vous l'évoquer ? Ne recevez-vous pas d'aide pour la question énergétique ? Quid des certificats d'économies d'énergie (C2E) ?

Comme vous développez des brevets avec le CIR, avez-vous recours à l'IP Box ? Mme Delga nous a dit tout à l'heure que très peu d'aides publiques des régions allaient aux grands groupes. En recevez-vous ?

M. Guillaume Faury. - Bien sûr, sur le principe, nous sommes favorables à la transparence des aides publiques. La transparence est très élevée pour le Corac et le CIR.

La limite de la transparence, c'est qu'il faut éviter de donner à nos grands concurrents des informations qui pourraient leur être utiles. Il ne faudrait pas que la transparence sur les technologies ou les investissements industriels les conduise à savoir ce qui se passe. La transparence de l'argent versé par l'État me paraît essentielle, mais attention à ne pas être naïf.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce n'est pas parce que l'on dit que vous avez reçu 150 millions d'euros d'aides que l'on dit vers quoi elles sont fléchées.

M. Guillaume Faury. - Je dis qu'il faut une transparence appropriée, qui préserve la concurrence.

M. Didier Loiselet, directeur comptable et consolidation d'Airbus. - Nous avons reçu 108 millions d'euros de crédits d'impôt, dont 98 millions d'euros de CIR, 6,2 millions d'euros d'allègements de cotisations patronales sur les bas salaires, ce qui est assez faible compte tenu du nombre d'employés, 2,5 millions d'euros de crédit d'impôt mécénat et 1,5 million d'euros de crédit d'impôt famille.

M. Guillaume Faury. - Oui, nous bénéficions de France 2030, via le Corac. En effet, France 2030 contribue financièrement au Corac. Sa contribution sera même majoritaire pour 2025-2026.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une part des 150 millions d'euros du Corac provient du fonds d'aide à la décarbonation de France 2030, n'est-ce pas ?

M. Olivier Rietmann, président. - Pour le dire autrement, les 300 millions d'euros d'apport de l'État au Corac sont en partie issus de France 2030.

M. Guillaume Faury. - Les 300 millions d'euros, devenus 285 millions d'euros, sont issus de plusieurs financements de l'État, dont un financement de France 2030 croissant. Heureusement que nous l'avons pour 2025 et 2026, mais cela pose la question de l'avenir du Corac ! Pour nous, ces investissements doivent être pluriannuels. Il est important d'assurer le développement des technologies de bout en bout, donc la stabilité du Corac.

Nous sommes aussi financés par l'Europe, à hauteur d'environ 50 millions d'euros par an. Ces programmes financent de la recherche en France, mais surtout des programmes européens. C'est une autre forme de coordination pour être compétitifs à grande échelle, en Européens. Les bons effets d'échelle se font au niveau des États-Unis, de l'Europe et de la Chine. EcoPulse fait partie des programmes européens.

Je confesse mon ignorance sur les aides énergétiques et l'IP Box.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est l'accompagnement dont vous bénéficiez après l'explosion des coûts de l'énergie ?

M. Guillaume Faury. - Nous sommes un gros consommateur d'énergie dans l'absolu, mais un petit consommateur à notre échelle. Nous ne sommes pas un groupe électro-intensif. L'augmentation du coût de l'énergie a représenté 300 millions d'euros en 2023.

Nous sommes aussi très concernés, car l'ensemble de notre supply chain est concerné, dont certains acteurs électro-intensifs ou énergie-intensifs, qui se sont parfois retrouvés en grande difficulté financière. Nous avons été à leur chevet, en tant que filière ou en tant qu'entreprise.

La hausse des prix de l'énergie n'a pas été un enjeu majeur pour notre périmètre consolidé.

Je ne sais pas ce que les entreprises de notre supply chain ont reçu.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce serait bon de le savoir.

M. Guillaume Faury. - Nous vous fournirons l'information.

Je ne peux pas répondre à votre question sur l'IP Box, car je ne sais pas ce que c'est.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'IP Box permet de loger les brevets en France et de réduire la fiscalité. Dans certains cas, on peut doubler, voire tripler le CIR.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela vient s'appliquer directement sur l'impôt sur les sociétés.

M. Didier Loiselet. - À ma connaissance, nous n'y avons pas recours. Notre calcul de CIR est fondé sur nos chercheurs. S'y ajoutent des frais de fonctionnement, et l'on retire les subventions reçues par ailleurs. Nous avons moins de 5 % de sous-traitance auprès d'organismes agréés.

M. Guillaume Faury. - Je vais examiner le sujet de l'IP Box avec curiosité, pour savoir si nous passons à côté de quelque chose...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rapporteur que je suis n'encourage pas forcément le recours à ce schéma d'optimisation fiscale !

M. Olivier Rietmann, président. - Déposez-vous beaucoup de brevets ?

M. Guillaume Faury. - Nous vous répondrons par écrit sur ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous nous écrirez. D'autres entreprises ont procédé ainsi. Tout le monde est pour la transparence, sauf sur la fiscalité des brevets.

M. Guillaume Faury. - Ce n'est pas un manque de volonté.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai bien compris qu'il n'y avait pas malice. Selon mes informations, vous n'êtes pas dans les dix premiers bénéficiaires de l'IP Box.

M. Fabien Menant, directeur des affaires publiques d'Airbus en France. - Nous faisons bien partie des dix premiers déposants de brevets, avec 300 brevets déposés en 2024.

M. Olivier Rietmann, président. - L'IP Box permet de bénéficier d'un taux préférentiel d'impôt sur les sociétés à 10 % pour les revenus générés par les brevets. L'avantage fiscal peut être important.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si vous n'en bénéficiez pas alors que vous le pourriez, vous pourrez nous remercier !

M. Guillaume Faury. - Les aides régionales sont très faibles.

M. Didier Loiselet. - Selon mes équipes, nous avons reçu 30 000 euros pour les Pays de la Loire et rien en Occitanie.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela s'adresse sans doute plutôt à vos sous-traitants, en effet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Toutes les aides de France 2030 que vous recevez passent-elles par le Corac ? Il me semble que certaines entreprises en reçoivent à la fois par le Corac et par ailleurs.

M. Guillaume Faury. - En 2023, nous n'en avons pas reçu hors-Corac. En 2024, je ne pense pas non plus. Pour l'avenir, il est prématuré de le dire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comment le Corac est-il financé ? Y a-t-il un euro d'argent public pour un euro des industriels ? Quelle a été l'évolution sur les cinq dernières années ?

M. Guillaume Faury. - Il ne peut pas y avoir plus de 50 % de financements publics. Certains projets sont en deçà. Je ne connais pas le taux moyen, mais nous vous répondrons par écrit. J'imagine que nous sommes aux alentours de 35 à 40 % de financement public par rapport au financement privé, pour ce qui concerne Airbus, mais nous allons vérifier.

Les montants sont attribués par projet. On explique à la DGAC pourquoi les projets que nous souhaitons développer sont importants, on explique les technologies et leur lien avec les grands objectifs collectifs de l'aviation décarbonée. L'État a lui-même ses priorités. Nous sommes passés d'un financement assez général sur la compétitivité de l'outil technologique France au financement de la décarbonation. Le Corac est désormais très fortement centré sur cette thématique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La part du public et du privé est-elle décidée projet par projet ?

M. Olivier Rietmann, président. - Y a-t-il une enveloppe globale ?

M. Guillaume Faury. - L'État décide d'une enveloppe, qui était de 300 millions d'euros, devenus 285 millions d'euros deux années de suite. Après nous être mis d'accord sur les priorités, les projets et leur cohérence, nous menons des discussions projet par projet avec la DGAC. Les projets sont validés un par un.

Comment le partage de la subvention est-il fait, projet par projet ? Je ne le sais pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela peut-il concerner aussi bien de grands donneurs d'ordre que des PME ? Y a-t-il un comité d'attribution au sein de la DGAC ?

M. Guillaume Faury. - C'est piloté par la DGAC. Celui qui dirige cette partie s'appelle Pierre Moschetti. C'est quelqu'un d'extrêmement professionnel, tant sur la gestion des deniers publics que sur les technologies de demain. Les projets sont décidés un par un en fonction de leur pertinence, de leur montage et de leur contribution à la feuille de route globale.

M. Fabien Gay, rapporteur. - M. Loiselet a dit que 95 % du CIR concernait de la recherche en France, avec très peu de sous-traitance.

Monsieur le directeur général, on constate que les critères d'attribution du CIR sont assez larges. Vous avez dit que la recherche et le développement participaient à l'industrialisation en France. Or un certain nombre d'entreprises font la recherche et du développement en France, puis l'industrialisation hors de l'Union européenne. Une des entreprises dont nous avons reçu les représentants en audition a nourri l'un de ses produits à 50 % par du CIR et a décidé d'une industrialisation en Chine ! Êtes-vous favorable, quand on bénéficie d'argent public de façon assez abondante, à l'obligation d'industrialiser le brevet, ou au moins une partie de celui-ci, pendant un certain temps, en France ou au sein de l'Union européenne ?

M. Olivier Rietmann, président. - Dans l'autre sens, des entreprises étrangères viennent installer leur recherche et développement en France pour bénéficier d'ingénieurs très bons et pas chers et du CIR, puis envoient les résultats en production dans leur pays d'origine.

M. Guillaume Faury. - Je ne sais pas de quelle entreprise vous parlez.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous interrogeons sur le principe. Est-il normal qu'une entreprise française reçoive du CIR en France, puis industrialise à l'étranger, ou que des entreprises étrangères n'installent que leur recherche et développement en France, avant de développer la phase industrielle dans leur pays ?

M. Guillaume Faury. - Je ne sais pas dans quelle mesure des entreprises se retrouvent dans cette situation.

Notre activité de recherche et développement se fait essentiellement en Europe. Ensuite, en cours de développement, nous choisissons les sites industriels en fonction d'un grand nombre de paramètres. Il faut pouvoir rester libre de choisir le site au mieux selon l'intérêt de l'entreprise.

Si le CIR n'est accordé que si l'industrialisation se fait à 100 % en France, le dispositif sera peu attractif. On se demandera si l'on a bien raison d'établir l'activité de recherche en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Même si c'est une partie ?

M. Guillaume Faury. - C'est une question d'appréciation des perspectives de l'activité de recherche et développement en matière d'industrialisation en France.

Le problème de l'industrialisation en France est lié aux barrières réglementaires et au coût du travail. La France a un très gros désavantage compétitif en matière d'industrialisation, surtout quand le coût du travail est un paramètre majeur. Il y a généralement intérêt à encourager l'innovation et la recherche, car c'est l'un de nos facteurs de compétitivité à préserver. Cela génère de façon statistique une très forte activité de développement, puis d'industrialisation. Si la conditionnalité est trop élevée, on risque d'obtenir l'effet inverse de celui qui est recherché.

En Europe, nous faisons de la technologie et du développement, ainsi qu'une grosse partie de l'industrialisation. Le fait qu'il y a de l'industrialisation dans d'autres parties du monde nous ouvre des marchés. Il faut trouver des équilibres.

La France a intérêt à rester attractive sur le développement des technologies et la recherche. Dans le secteur de l'aviation, du spatial et de la défense, le résultat est très positif.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce n'est pas mon cas, car je sais prendre de la hauteur, mais on pourrait être choqué par ce que vous venez de dire.

M. Guillaume Faury. - Pourquoi ?

M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites qu'il faut que l'État verse beaucoup d'argent pour développer la R&D, pour donner de l'emploi à ces chercheurs, mais que l'industrialisation doit pouvoir se faire ailleurs. En faisant cela, vous créez des millions de chômeurs. Celui qui n'a pas de haut niveau de diplôme doit pouvoir être embauché. On doit aussi développer la production en France. On ne peut pas se contenter de dire que, le coût du travail étant élevé en France, tenons-nous-en à la R&D et allons développer l'industrie ailleurs !

M. Guillaume Faury. - Ce n'est pas ce que je vous ai dit.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est ce qui pourrait être compris.

M. Guillaume Faury. - Avoir une activité de recherche et d'innovation technologique compétitive en France y entraîne des développements, puis, compte tenu du grand besoin de proximité, dans nos métiers, entre les ingénieurs de développement et les techniciens de production, y entraîne assez naturellement une activité de production forte. En outre, Airbus a un très gros ancrage français, allemand, et plus généralement européen, donc la question ne se pose pas. J'essaie de répondre sur le cas général.

Si vous créez une conditionnalité trop forte, vous risquez d'entraîner une déconnexion avec l'activité d'innovation et de recherche. Le remède serait pire que le mal. Il faut trouver un bon équilibre. Conditionner très directement l'aide à la recherche à une obligation d'industrialiser en France poserait problème à beaucoup d'acteurs multinationaux.

Chez Airbus, on fait essentiellement du développement dans le pays dans lequel on a créé la technologie, mais ensuite, tous les pays sont impliqués dans l'industrialisation. Nous avons besoin de répartir de nouveau la production et de jouer au moins en Européens. Il faut être capable de voir l'Europe comme un terrain de jeu, d'innovation, de développement et de production.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On dit toujours qu'en France les conditionnalités sont extrêmement fortes. Mais ce n'est pas le cas du CIR, en réalité. On donne de l'argent public et la recherche ne doit pas obligatoirement être faite en France, ni même en interne ; cela peut être ailleurs dans l'Union européenne et externalisé. Certains groupes que nous avons reçus en audition sous-traitent ainsi entre 35 et 50 %.

Les Américains financent beaucoup, mais attendent beaucoup d'industrialisation en retour.

Nous pourrions recommander une conditionnalité pour de grands groupes qui bénéficient de millions d'euros, voire de dizaines de millions d'euros, pendant des années. On pourrait citer des groupes pharmaceutiques qui ont reçu plus d'un milliard d'euros d'argent public en dix ans et qui, en ce moment même, ferment des sites de production et refusent d'industrialiser les futurs brevets en France. On peut se poser une question légitime.

On peut vouloir conserver la recherche et développement en France, mais cela doit participer à la réindustrialisation, ou au moins servir à conserver l'industrie en France, a minima au sein de l'Union européenne.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous ne faisons pas de procès à Airbus. Nous voulons vraiment votre avis, en tant que directeur général d'un fleuron.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez évoqué des difficultés dans le domaine spatial.

Le plan Bromo était censé montrer l'explosivité de l'Union européenne face à SpaceX, et vous avez été chercher un nom de volcan indonésien - vous auriez pu trouver un autre nom qui représente davantage la conquête européenne... Bromo, c'est 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires annoncé pour ce plan issu d'une fusion entre Airbus, Thales et Leonardo ; 2 443 postes supprimés, dont 500 en France ; une provision de 1,6 milliard d'euros - le confirmez-vous ? Ne pensez-vous pas qu'en s'amputant de savoir-faire et de compétences, en supprimant tous ces postes, vous vous mettez en difficulté pour concurrencer SpaceX ?

M. Guillaume Faury. - La nécessité, en Europe, est de recréer un effet d'échelle suffisant pour être compétitif face à de grands acteurs américains aidés à un niveau bien supérieur au nôtre. Nous avons absolument besoin de créer les conditions du succès de demain.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les acteurs américains du spatial bénéficient d'abondantes subventions. Sur ce point, nous nous rejoignons. Venons-en à la restructuration.

M. Guillaume Faury. - Nous la réalisons, car nous sommes en grande difficulté économique et financière dans ce domaine, comme nos futurs partenaires, Thales et Leonardo, qui opèrent sur le même terrain de jeu.

Dans le domaine spatial, nous menons trois actions. La première est la restructuration des contrats individuels. Nous avons mis en place un nouveau management et portons une attention accrue à ces programmes. Nous avons réalisé une évaluation des programmes un par un, y compris avec notre supply chain, pour réévaluer les montants et les risques sur la durée du développement.

La deuxième est la restructuration de la division Airbus Defence and Space, plus particulièrement de l'activité spatiale. Les chiffres sur l'emploi que vous avez cités ne sont pas liés à Bromo, ni à la future consolidation que nous tentons d'atteindre, mais aux difficultés actuelles et à notre tentative de redevenir rentables.

La troisième est de créer un futur qui nous permette de réinvestir en fusionnant ces activités avec nos partenaires Leonardo et Thales. Le montant de 1,3 milliard d'euros auquel vous faites référence, Monsieur le rapporteur, concerne sans doute nos provisions pour 2024 pour notre entité spatiale, qui s'ajoutent à 600 millions d'euros de provisions déjà constituées en 2023, soit au total près de 2 milliards d'euros de provisions, qui couvrent les pertes actuelles et futures des programmes en grande difficulté technique et financière.

Je ne comprends pas pourquoi rapprocher ces montants du sujet des subventions...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'ai pas parlé de subvention. J'ai dit que vous provisionniez en vue de la restructuration. Je n'ai absolument pas dit que vous provisionniez de l'argent public.

M. Guillaume Faury. - Ce sont des montants prévus non pas pour la restructuration, mais pour les pertes futures.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les pertes, ainsi que la restructuration qui vous coûtera.

M. Guillaume Faury. - Non. Ce ne sont pas des montants liés à la restructuration, mais aux pertes des programmes. Ce sont deux choses totalement différentes. Nous n'avons pas encore défini le montant de la provision pour la restructuration.

M. Didier Loiselet. - Concernant les 500 personnes en France, il n'y a pas de licenciements secs, mais des départs en retraite et de la mobilité interne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connais le refrain !

M. Guillaume Faury. - C'est un point auquel nous sommes particulièrement attachés. Nous pouvons nous le permettre quand la situation de l'entreprise est suffisamment bonne.

Le Covid nous a entraînés dans une crise existentielle qui aurait pu très mal se terminer. Nous avons pu bénéficier de l'activité partielle de longue durée (APLD), avec l'État, mais aussi du fonds Ace Aéro Partenaires ou AAP 1 que nous avons nous-mêmes mis en place. Nous avons ainsi pu passer cette période sans licenciement sec.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends bien qu'il n'y a pas de licenciements secs, mais un plan de départs volontaires... Mais je ne connais personne qui se lève le matin en souhaitant être licencié. Tant mieux s'il y a de la mobilité interne, mais tout cela conduit quand même à 500 suppressions de postes.

M. Michel Masset. - Monsieur le directeur général, vous plaidez pour une industrie de défense européenne et française plus souveraine et une meilleure utilisation des moyens financiers. Vous avez déclaré : « L'argent de la défense de l'Europe est mal dépensé ». Pouvez-vous développer ?

M. Daniel Fargeot. - Nous avons entendu les décisions outrancières de Donald Trump sur les droits de douane, qui mettent évidemment à mal le secteur aéronautique européen et, par voie de conséquence, le secteur américain. Vous appelez, comme nous tous, à un retour à la raison. Pensez-vous qu'une politique d'aides publiques pourrait contrer tout ou partie de ces mesures dévastatrices à terme ?

M. Guillaume Faury. - Les montants d'acquisition de matériel de défense sont cinq fois plus faibles en Europe qu'aux États-Unis. L'Union européenne achète 20 % de ce que les États-Unis achètent.

De plus, les Américains achètent la quasi-totalité à des entreprises implantées aux États-Unis, tandis que les pays de l'Union européenne achètent la majorité de leurs 20 % hors de l'Union européenne - de l'ordre de 60 % à 65 % -, et ce, très largement aux États-Unis. Il n'y a qu'un tiers de ces 20 % qui est acquis en Europe. Les entreprises européennes ne reçoivent donc que 7 % de ce que les entreprises américaines reçoivent.

Cela révèle trois choses.

La première est que les Européens s'équipent très peu en matériel de défense et de sécurité. C'est d'ailleurs un très gros enjeu actuellement.

La deuxième est qu'ils achètent trop peu en Europe. Si nous voulons que l'Europe soit souveraine en matière de défense et de sécurité, ils doivent acquérir le matériel auprès d'entreprises européennes, avec une technologie, une implantation et une logistique européennes.

La troisième est qu'ils achètent de façon très fragmentée. Ces 7 % sont distribués par petits paquets dans les différents pays, avec très peu de coopération, et cela pour des matériels sur lesquels l'effet d'échelle est important, puisque l'on développe de petites séries dont la durée de vie est faible.

Voilà pourquoi j'ai dit que l'argent était mal dépensé. Alors que l'Europe va devoir mieux s'équiper pour se protéger contre les menaces extérieures, il faudra dépenser plus d'argent, plus en Européens, et plus conjointement.

Nous sommes au tout début de la crise des droits de douane, qui est caractérisée par un très haut niveau d'incertitude. On a de la difficulté à définir des solutions, car on commence tout juste à analyser la situation, entre les États-Unis, la Chine et l'Union européenne. Le niveau de complexité est élevé. Nous devrons éviter toute rupture des chaînes d'approvisionnement.

Il est trop tôt pour comprendre de quels dispositifs nous aurons besoin, mais il ne me semble pas, à ce stade, que ce soient des aides publiques. Ce dont nous aurons besoin, c'est d'une Europe qui se mette d'accord sur la façon d'aborder le problème, et faute de résolution à l'amiable rapidement, qui mette en place des réponses appropriées pour éviter de trop affecter les entreprises européennes, tout en ayant un argument de négociation avec les États-Unis.

Nous sommes dans cette phase tout à fait transitoire. Nous espérons que les grands décideurs trouveront des solutions pour éviter un impact trop important sur l'économie mondiale en général et française en particulier.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question portera sur le Covid.

Il y a des questions de restructuration, de réorganisation, de cadence de production. On n'a pas le temps d'évoquer votre plan Lead dans l'aviation civile, qui consiste, entre autres, à augmenter les cadences et geler les embauches.

Votre entreprise a été extrêmement aidée pendant le Covid. Je rappelle que 15 milliards d'euros ont été déboursés pour la filière aéronautique - vous nous direz combien Airbus en a perçu. Vous avez reçu un prêt garanti par l'État (PGE) de 2 milliards d'euros. Entre 8 000 et 10 000 de vos salariés, comme 10 millions de salariés au total, ont été placés au chômage partiel en mai 2020. Vous avez signé un accord d'entreprise pour maintenir les salaires à 92 %, au lieu de 84 % ailleurs. Enfin, vous avez fait appel à l'APLD en octobre 2020. En même temps, vous avez mis en place un plan de 4 248 suppressions d'emplois.

M. Guillaume Faury. - Non !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si ! À chaque fois que l'on évoque des plans de licenciements, même si tout est documenté, on entend : « Non ! » Je précise que les 4 248 suppressions se sont faites sans licenciement contraint. Vous avez aussi massivement mis fin aux contrats intérimaires. Or les carnets de commandes de l'aéronautique sont sur six à douze ans.

Effectivement, il fallait passer la crise Covid, qui a affecté l'ensemble de l'économie, mais, de fait, vous saviez que la production allait repartir.

Je précise, pour dépeindre un tableau le plus exact possible, que vous n'avez pas versé de dividendes en 2020 et 2021.

Quand on a un carnet de commandes aussi fourni, sur plusieurs années, et que l'on est aidé, pourquoi supprimer des emplois ? On peut se poser la question.

M. Guillaume Faury. - On vit beaucoup de crises. Après coup, on fait un retour d'expérience, une fois que l'on connaît toute l'histoire.

Nous avons été déterminés à trouver des solutions pour passer la crise du covid tout en restant capables d'être performants ensuite. Nous nous en sommes assez bien sortis, collectivement.

Les montants d'aides qu'Airbus a reçus ont été très faibles. Au contraire, nous avons aidé les autres. Airbus a été chercher 15 milliards d'euros sur les marchés financiers pour disposer de suffisamment de liquidités pour traverser la crise, et près de la moitié de ces 15 milliards d'euros sont allés vers notre chaîne de fournisseurs, car nous avons continué de recevoir ce que nous avions commandé et de le payer.

Nous avons mis en place un plan de départs volontaires, après avoir trouvé les bons montants de liquidités et décidé du niveau de réduction de la production, pour trouver une position viable qui amortisse le choc au maximum. En proportion, nous avons beaucoup moins licencié que notre activité n'a baissé en 2020 et 2021.

Nous avons pris la décision de réduire notre production de 65 avions par mois à 40, ce qui restait beaucoup plus que ce que les clients achetaient, puisque leur santé financière se dégradait très rapidement - je rappelle qu'ils n'avaient presque plus le droit de voler. Il a fallu faire des pieds et des mains pour continuer à livrer à cette période. Nous avons fait le pari que les livraisons reprendraient.

Le carnet de commandes n'avait plus de sens à ce moment-là, car, concrètement, si les clients ne prennent pas leur livraison, qu'ils aient commandé ou non, vous ne faites pas votre chiffre d'affaires et vous gardez vos avions sur les bras.

Nous avons fait tout ce que nous avons pu, en tant qu'entreprise et en tant que filière, pour que l'ensemble de la filière, en France et en Europe, s'en sorte. Nous y sommes parvenus.

L'argent public a-t-il été bien dépensé ? On peut toujours faire mieux, mais le résultat visé a été atteint. Nous sommes même sortis mieux positionnés que Boeing, dont le redémarrage a été et reste très difficile.

Notre amortissement a été très important par rapport à la gravité de la crise. Je considère que l'APLD a été cruciale. En revanche, les 15 milliards d'euros...

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai cité le plan de 15 milliards d'euros pour la filière et je vous ai demandé le montant que vous aviez reçu. Ensuite, j'ai cité le PGE de 2 milliards d'euros, dont le montant est public. Enfin, j'ai cité le nombre de salariés au chômage partiel et en APLD, dont je ne connais pas le coût.

M. Didier Loiselet. - Nous avons reçu 94 millions d'euros d'APLD. Nous avons réduit la production de 40 %, nous avons demandé à nos employés de travailler 15 % de moins, notamment en production, et nous les avons indemnisés à 92 %.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai évoqué ce taux de 92 %.

M. Guillaume Faury. - Une part très importante de l'aide à la filière est allée aux transporteurs aériens.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez donc rien reçu du plan pour la filière ?

M. Guillaume Faury. - Nous avons reçu l'APLD. J'insiste sur le fait que nous avons contribué à financer d'autres acteurs. Nous avons été au chevet de la filière pour lui permettre de passer la crise.

Je n'ai pas connaissance d'un PGE chez Airbus. Nous nous sommes organisés différemment. Nous sommes allés chercher de l'argent sur les marchés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les Échos vous ont cité parmi les principaux bénéficiaires...

M. Guillaume Faury. - Nous n'avons pas reçu 2 milliards d'euros de PGE, c'est certain. Nous vous répondrons précisément par écrit, car il est possible que certaines petites filiales aient reçu des PGE.

M. Fabien Menant. - Vous avez évoqué 4 200 départs pendant le Covid. Il y a eu 2 800 départs volontaires sur les 5 000 prévus initialement, donc zéro licenciement, ainsi que des départs à la retraite anticipés et de l'aide à la création d'entreprise, en particulier avec notre filiale à 100 % Airbus Développement, qui a fait un très bon travail.

M. Guillaume Faury. - Au début du Covid, j'ai communiqué sur environ 5 000 départs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je maintiens mon chiffre de 4 248, issu de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares).

M. Guillaume Faury. - Nous vous fournirons les chiffres les plus fiables possible, après coup.

Les entreprises du Gifas comptaient 200 000 salariés juste avant le covid. Nous sommes descendus à 184 000 ou 186 000, de mémoire, puis nous sommes remontés pour dépasser les 200 000 l'année dernière. Nous avons amorti un terrible choc avec des départs volontaires et nous avons réembauché ensuite. Ces départs volontaires ont été l'occasion de renouveler les compétences. En effet, nous n'avons réembauché qu'un tiers, environ, des compétences laissées.

Je sais bien que ce sont des destructions de postes, mais nos clients ne nous prenaient plus d'avions. Ce n'est pas tenable longtemps. L'ajustement a été plutôt bien fait pendant le Covid.

En ce qui nous concerne, les aides apportées ont été plus que largement rémunérées par le redémarrage de l'activité. L'État, pendant le Covid, a bien fait son travail de soutien aux entreprises, pour ce qui me concerne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne, au sein de cette commission, ne dira qu'il ne fallait pas aider les entreprises pendant la crise du covid. J'ai moi-même plaidé pour une couverture du salaire à 100 %. Mais vous êtes un grand donneur d'ordres. Plusieurs milliers d'emplois directs ont été supprimés, et pour chaque emploi direct supprimé, c'est quatre emplois indirects qui disparaissent.

Votre groupe a joué le jeu, je ne dis pas le contraire, mais il a aussi été largement accompagné. On peut s'interroger, d'autant que, aujourd'hui, vous êtes revenu à un niveau d'emploi supérieur à ce qu'il était, parce que le carnet de commandes est resté rempli et qu'il faut livrer.

M. Olivier Rietmann, président. - Quand vous dites qu'on s'est bien sorti de la crise du Covid, cela n'engage que vous, car les finances de l'État paient encore les pots cassés...

C'est un libéral qui vous le dit : que ce soit un départ volontaire ou un licenciement, à la fin, c'est quelqu'un qui se retrouve sans emploi. Parlons vrai ; chez moi, un vrai départ volontaire, ça s'appelle une démission.

Vous n'avez pas mentionné l'apprentissage. N'y avez-vous pas recours ? Ne recevez-vous pas d'aide à l'apprentissage ?

M. Didier Loiselet. - Nous avons accueilli 1 400 apprentis en 2023, soit 2 millions d'euros d'aides annuelles. Il me semble que c'est en plus des chiffres déjà cités.

M. Olivier Rietmann, président. - Si les aides diminuent, poursuivrez-vous l'apprentissage ?

M. Guillaume Faury. - Nous poursuivrons l'apprentissage. Nous n'en supprimerons pas 100 %.

M. Olivier Rietmann, président. - Je suppose que vous ne choisissez pas l'apprentissage parce qu'il est subventionné, mais pour préparer l'avenir de l'entreprise et renouveler vos ressources humaines.

M. Guillaume Faury. - Nous avons un lycée Airbus, dans lequel nous investissons. Nous multiplions par 2,5 le nombre des élèves qui y passent. Nous avons une activité permanente d'investissement. Nous avons même fait récemment homologuer par l'Éducation nationale une formation sur le cyber. Nous formons de plus en plus, car, sinon, nous ne trouvons pas les compétences dont nous avons besoin.

M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous sûr de votre chiffre de 2 millions d'euros d'aides à l'apprentissage ?

M. Fabien Menant. - Nous dénombrions 2 575 apprentis en 2024 et Airbus a contribué à la taxe d'apprentissage à hauteur de 23 millions d'euros en 2023.

M. Didier Loiselet. - Je crois que le crédit d'impôt est de 1 600 euros par apprenti.

M. Fabien Menant. - La rémunération d'un apprenti chez Airbus est de 20 % supérieure aux minima fixés par l'État.

M. Olivier Rietmann, président. - Finalement, ce ne sont pas les 6 000 euros d'aide à l'embauche qui vous poussent à prendre un apprenti ; on fait donc bien de supprimer les aides aux très grandes entreprises et aux plus hauts niveaux de diplôme. C'est tout de même de la main-d'oeuvre déjà bien qualifiée, à un niveau de rémunération bien inférieur à celui d'un salarié plein et entier.

M. Guillaume Faury. - Nous sommes en faveur de l'apprentissage en France, cela ne fait aucun doute. Le soutien à l'apprentissage et sa mise en lumière étaient nécessaires et bienvenus, mais je comprends que des actions budgétaires doivent être menées.

Nous allons poursuivre l'apprentissage, tout en naviguant sur le volume d'apprentis en fonction de nos besoins, de notre situation économique et des taxes à l'importation des États-Unis.

M. Olivier Rietmann, président. - Le fait que vous payez bien mieux les apprentis que d'autres entreprises est intéressant. L'argent public sert à amorcer une dynamique et, une fois que celle-ci fonctionne d'elle-même, on peut le consacrer à autre chose.

Enfin, par écrit, je vous demanderai de nous dire ce que peut vous coûter un informaticien, en brut et en net, en moyenne, aux États-Unis, en Chine, en Europe et en Inde, et ce que peut vous y coûter un investissement. Nous conserverons la confidentialité de ces données.

M. Guillaume Faury. - Nous ferons au mieux.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci de cette audition.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Atos : M. Philippe Salle, président-directeur général

(mardi 22 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Philippe Salle, président-directeur général d'Atos.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Monsieur le président-directeur général, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Philippe Salle, président-directeur général d'Atos. - Je suis président de Viridien (ex-CGG), entreprise cotée en bourse et intervenant dans le secteur du pétrole.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous faites bien de le préciser.

Je vous invite à présent à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Salle prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Monsieur le président-directeur général, après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues en France par votre groupe en 2023 comme sur ces dernières années en moyenne, ainsi que, en particulier, le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être, alors, les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes environ. Fabien Gay, rapporteur, vous posera ensuite quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Philippe Salle, président-directeur général d'Atos. - Je vous remercie de votre invitation. Ayant été nommé président-directeur général d'Atos très récemment, le 1er février dernier, je m'exprime publiquement pour l'une des premières fois, et cela devant la Haute Assemblée. Compte tenu des grandes difficultés que le groupe a rencontrées - destruction de valeur, endettement, effondrement de son cours de bourse - et des défis qui lui font face, je crois devoir dire en quelques mots mon avis sur le parcours d'Atos.

Atos est aujourd'hui dans une situation très particulière, le groupe ayant été placé en procédure de sauvegarde accélérée par le tribunal de commerce de Nanterre le 24 juillet 2024. À l'origine, Atos était une société française de services en ingénierie informatique de taille moyenne, dont le chiffre d'affaires a doublé en quelques années. Après une entrée momentanée au CAC 40, elle s'est véritablement effondrée, jusqu'à faire face au risque d'une procédure de redressement judiciaire aux prises avec ses créanciers, qui en ont pris le contrôle.

L'entreprise s'est trouvée confrontée à une réalité interrogeant sévèrement la pertinence de sa stratégie, sa discipline financière dans les acquisitions et ses prises de commandes, certains contrats n'étant pas rentables. La course au chiffre d'affaires et les mauvaises commandes ont créé une tension insupportable, notamment sur le besoin en fonds de roulement.

Je n'en dirai pas plus aujourd'hui, car ma priorité est de me tourner vers l'avenir. Notre travail et notre énergie ne doivent pas être encombrés par le passé. Avec toute l'équipe et les talents d'Atos, nous avons bien sûr fort à faire. Leur énergie est intacte, leur volonté collective est de réussir et nous avons le soutien de nos clients.

Pour votre information, j'annoncerai ma stratégie le 14 mai prochain. Atos étant une société cotée, je ne pourrai pas en dire grand-chose d'ici là. Je reste très concentré sur le futur et je suis convaincu que nous avons devant nous un chemin de qualité et d'excellence.

J'en viens à une rapide présentation d'Atos. En 2023, année que vous prenez comme référence, nous avions à peu près 95 000 collaborateurs dans le monde, répartis sur environ 80 pays, et notre chiffre d'affaires s'élevait à 10,7 milliards d'euros. Nous sommes le numéro un européen de la cybersécurité, du cloud, de la conception et de la fabrication des supercalculateurs notamment, et nous fournissons des solutions intégrées pour tous les secteurs. Le groupe est reconnu, d'ailleurs, pour son excellence par les analystes spécialisés en technologie digitale, comme IAG ou Gartner.

En France, pour votre information, nous comptions en 2023 environ 10 000 collaborateurs, pour un chiffre d'affaires de 1,8 milliard d'euros. Nos activités sont réparties sur 47 sites sur le territoire : centres de données, centres de services, laboratoires de recherche et, bien sûr, notre usine d'assemblage de nos supercalculateurs à Angers. Nous avons plusieurs établissements dans le Val-d'Oise, par exemple, et employons 3 000 personnes environ en Gironde, 500 en Isère ou à Paris.

Le groupe Atos a finalisé sa restructuration financière le 18 décembre 2024. Il est aujourd'hui organisé en trois grandes lignes d'activité, qui évolueront bien sûr à l'occasion des annonces que je ferai en mai prochain.

Le premier périmètre, puisqu'il a été décidé, à une époque, de scinder la société en deux, s'appelle Eviden. Eviden a une activité digitale et une activité dite BDS, pour Big Data et Sécurité. Sous ce nom, nous intervenons dans 47 pays, comptons près de 40 000 collaborateurs et réalisons un chiffre d'affaires légèrement supérieur à 5 milliards d'euros. Nous sommes le seul acteur européen capable de manufacturer des supercalculateurs, afin de répondre à des besoins très spécifiques et pointus. Nous livrerons ainsi cette année au centre de recherche de Jülich, en Allemagne, le premier Exascale, soit l'ordinateur le plus puissant - un milliard de milliards d'opérations à la seconde - jamais livré en Europe.

Le deuxième périmètre s'appelle Tech Foundations, et recouvre les activités traditionnelles d'infogérance, c'est-à-dire la conception d'infrastructures numériques pour nos divers clients. Nous gérons ainsi les systèmes critiques d'entreprises ou d'administrations et optimisons leur environnement informatique, afin de réduire le coût total des processus. Cette activité représente également un chiffre d'affaires de 5 milliards d'euros environ.

Enfin, notre entité Major Events a été le partenaire informatique des jeux Olympiques et Paralympiques de Paris. Il est aussi celui de l'Union des associations européennes de football (UEFA).

Voilà ce que je voulais vous dire sur Atos. Je pourrai naturellement, à votre demande, vous apporter des informations complémentaires.

J'aborde à présent l'objet central de cette commission d'enquête. Le montant total des aides que nous avons perçues en 2023 est de l'ordre de 59 millions d'euros. Quelque 60 % de ce montant, soit à peu près 38 millions d'euros, proviennent du crédit d'impôt recherche (CIR). En tant que patron, j'estime que le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et le CIR sont non pas des aides, mais une façon très compliquée d'atténuer les conséquences douloureuses d'un coût élevé du travail en France, avec au passage des contrôles et des procédures extrêmement complexes. J'en veux pour preuve que le CICE a été transformé en réduction pérenne de cotisation sociale de façon à diminuer notre taux d'imposition sur les salaires.

Nous utilisons le CIR depuis plus de quinze ans pour réduire le coût de nos équipes de recherche et développement (R&D). Dans la mesure où le CIR est constaté en fin d'année et concerne les activités de l'année écoulée en fonction des critères attendus par l'administration, il est anticipable. Comme nous ne payons pas d'impôt sur les sociétés (IS) aujourd'hui, nous ne sommes remboursés que trois ans après.

Plus de 70 % du montant du CIR est affecté à des projets de R&D sur nos supercalculateurs. Ils peuvent porter sur des aspects matériels tels que la conception de racks et de moyens de refroidissement - nous avons une technique très concurrentielle de cartes mères pour supporter les processeurs -, sur les technologies de réseau bien sûr, mais aussi sur des aspects logiciels, la gestion des supercalculateurs, l'optimisation de leurs performances ou encore leur consommation électrique, qui est très importante. Pour rappel, les supercalculateurs simulent un processus physique. Ils servent à modéliser, par exemple, les prévisions météorologiques d'évolution du climat ou à simuler des explosions, comme celle de la bombe nucléaire. Les autres cas d'usage concernent la santé, la pharmacie et l'aéronautique. Sur ce marché nous n'avons essentiellement que deux concurrents au niveau mondial : l'américain HP, qui avait racheté les activités de Cray, et le chinois Lenovo.

Le CIR sert également à la recherche et développement sur les serveurs à haute performance que nous délivrons également dans le cadre de notre activité de cloud. En 2023, le portefeuille de propriété intellectuelle du groupe atteignait à peu près 2 400 brevets. Nous avons déposé 64 demandes de brevets, avec une augmentation de 28 % des brevets liés à l'intelligence artificielle.

Le montant du CICE perçu en 2023 était très faible : 2,4 millions d'euros. Nous avons également perçu d'autres subventions, toutes quasiment à des fins de R&D, en particulier sur nos calculateurs de haute performance. Les fonds issus de l'Union européenne proviennent de divers programmes - Horizon Europe, Digital Europe, European Defence Fund, EuroHPC - aux règles de financement et aux objectifs différents, mais accessibles via un guichet unique. En 2023, nous avons reçu à ce titre environ 5,1 millions d'euros.

De la part de l'État français, nous recevons des fonds de différents interlocuteurs : Direction générale des entreprises, Bpifrance, Agence nationale de la recherche (ANR), Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), ou encore Caisse des dépôts et consignations (CDC). En 2023, quelque 6,6 millions d'euros nous ont été alloués pour divers projets de recherche dans le logiciel et le quantique. Notons notamment la subvention octroyée par la CDC en 2021 au titre de l'Académie du numérique pour la mise en oeuvre et le déploiement d'une ingénierie de formation dans quatre filières du numérique.

Enfin, nous recevons des subventions de la part des régions, sur fonds propres ou via le fonds européen de développement régional (Feder). Parfois, des métropoles complètent des subventions attribuées au niveau régional. En 2023, cela n'a pas été significatif, mais en 2022, par exemple, Atos a bénéficié, pour son nouveau campus à Échirolles, en Isère, d'une subvention de la région Auvergne-Rhône-Alpes de 4 millions d'euros.

Outre ces subventions directes, nous bénéficions également de subventions indirectes. Par exemple, dans le cadre de la construction de notre nouvelle usine de supercalculateurs à Angers, c'est la société d'économie mixte, le promoteur, qui a négocié et obtenu une subvention du fonds vert de 1,2 million d'euros, contribuant à réduire indirectement le coût pour Atos. Cette usine coûtera ainsi environ 86 millions d'euros et n'aura bénéficié, à ce jour, d'aucune aide directe de l'État.

Enfin, citons également l'aide indirecte que constitue l'accompagnement des agents du Trésor et des services de Bercy lorsque nous développons l'export vers des pays où l'État français souhaite proposer des prêts d'État à État. Par exemple, nous venons de conclure un contrat avec l'État serbe. Nous avons vendu ce qu'on appelle une AI factory. En fait, l'État français prête de l'argent à l'État serbe, qui nous achète des prestations. Pour notre part, nous avons décidé - je n'étais pas aux responsabilités à l'époque - de ne pas bénéficier d'un prêt garanti par l'État (PGE).

En résumé, sur les 59 millions d'euros d'aides que le groupe Atos a touchés en 2023, quelque 38 millions proviennent du CIR, 17 millions de subventions directes de l'UE, de l'État et des régions, à peu près 2,4 millions de baisses de charges et environ 1,5 million de l'aide au mécénat.

En France, le groupe Atos bénéficie quasi exclusivement de subventions tournées vers la R&D. Je saisis cette occasion pour vous préciser que, contrairement à nous, d'autres pays compétiteurs, comme les États-Unis, ne se privent pas, avec leur plan Inflation Reduction Act (IRA), de soutenir également les moyens de production. Ils assurent également des commandes publiques exclusivement nationales, ce qui n'est pas notre cas non plus. On peut s'interroger sur le bien-fondé de soutenir un programme de R&D sur une filière donnée pour voir ensuite la commande publique privilégier des acteurs étrangers. C'est une évidence, mais depuis quelque temps, beaucoup de choses sont en train d'être clarifiées.

Nous sommes bien sûr soumis - vous m'avez posé la question - à de nombreux contrôles. Nous subissons d'ailleurs actuellement un contrôle du fisc sur le CIR. À ce jour et à ma connaissance, nous n'avons jamais eu de redressement lié à l'éligibilité de nos travaux, ce qui atteste du sérieux avec lequel nous montons les dossiers. Les mécanismes de contrôle sur les subventions sont à plusieurs niveaux. Tout d'abord, le commissaire aux comptes valide chacun de nos relevés de dépenses en fonction de la subvention signée. Ensuite, en fonction de l'organisme qui fournit l'aide, un contrôle supplémentaire peut être exigé. Les régions, par exemple, exigent un audit interne systématique. Bpifrance n'en effectue pas, mais contrôle étroitement l'exécution des projets. L'ANR effectue des audits au cas par cas. Quant à la Commission européenne, elle fait mener des contrôles aléatoires par une société d'audit externe.

Vous m'avez également interrogé sur la transparence des subventions. Sans y être totalement défavorables, nous sommes très attentifs à ce que les informations concernées ne permettent pas de déduire un certain nombre de données très sensibles que nous produisons et gérons pour le compte de nos clients. Nous ne sommes pas favorables, par exemple, à la transparence sur les montants du CIR, car cela donnerait une très bonne idée des dépenses R&D de l'entreprise. Or cette information est par essence industriellement très sensible. Je tiens à souligner de nouveau que nos sociétés font très régulièrement l'objet d'un contrôle fiscal, ce qui permet à l'administration de procéder aux différentes vérifications, en particulier sur le CIR.

Pour terminer, je formulerai trois recommandations concrètes visant à améliorer l'efficacité des aides publiques, en particulier pour les entreprises qui, comme la nôtre, s'engagent pleinement en faveur de la souveraineté technologique et prennent part activement à la réindustrialisation du pays.

Trois axes nous paraissent essentiels : premièrement, simplifier les aides pour accélérer leur déploiement ; deuxièmement, alléger les modalités de gestion pour maximiser leur impact ; troisièmement, mieux coordonner l'action des agences de l'État pour bâtir un écosystème cohérent et performant.

Ma première recommandation consisterait à réduire la complexité des aides, en particulier leur instruction, qui est une véritable barrière à l'entrée. C'est l'un des enseignements les plus marquants du programme américain IRA : aux États-Unis, le soutien de la filière industrielle a été massif grâce à des mécanismes d'aide simples et lisibles. En Europe, la Commission européenne s'est engagée à s'inspirer de cette approche. Nous saluons et soutenons pleinement cette orientation.

En France en revanche, la complexité administrative constitue encore une véritable barrière à l'entrée pour de nombreuses entreprises, en particulier pour les entreprises sous-traitantes. Prenons l'exemple du Feder. Au lieu de relier les aides européennes avec fluidité, l'État ou les régions y ajoutent des conditions et des contrôles supplémentaires, rendant l'accès encore plus contraignant que dans d'autres États membres. De même, la lourdeur des procédures d'instruction - les délais sont parfois supérieurs à deux ans - est inadaptée à des projets de R&D où l'innovation est par définition rapide et évolutive. Il nous paraît urgent de raccourcir drastiquement les délais d'étude des dossiers, afin que les aides accompagnent les projets au rythme où ils se construisent. À cet égard, une réflexion sur les avances remboursables serait peut-être à mener.

Par ailleurs, les aides en France portent sur la recherche et développement au sens strict, et non sur l'innovation. Pour votre gouverne, au Royaume-Uni, le crédit d'impôt englobe l'innovation, qui ne résulte pas exclusivement d'une activité de recherche. Ainsi, la mise à jour du Research Development Expenditure Credit (RDEC), l'équivalent britannique du CIR, accepte les dépenses de cloud computing, d'achat de données ou les factures d'électricité. Ce triptyque permet au Royaume-Uni de répondre aux évolutions de la recherche et développement sur l'intelligence artificielle, qui requiert un cloud important et suppose l'accès à des jeux de données qui sont énormes. Ce n'est absolument pas le cas en France.

Ma deuxième recommandation vise à repenser les modalités de gestion des aides, qui sont trop coûteuses et trop rigides. L'un des exemples les plus parlants est celui des états de dépenses. En France, pour un projet subventionné, il faut produire un rapport annuel et un état final, tous deux audités par un commissaire aux comptes. Le coût de ces audits est parfois très important. Pour une subvention de 300 000 euros répartie sur trois ans, les seuls frais d'audit peuvent ainsi atteindre près de 7 % du montant, soit 20 000 euros, autant d'argent consacré à un contrôle administratif plutôt qu'au projet lui-même.

À l'échelle européenne, la pratique est plus légère, tout aussi sérieuse et moins coûteuse. La règle est assez simple : un relevé de dépenses, non pas audité, mais validé, est transmis chaque année, puis un rapport d'état de dépenses audité est demandé en fin de projet. Il serait plus efficace d'aligner les procédures françaises sur ce modèle européen, en particulier lorsqu'un même projet bénéficie à la fois de financements européens et de financements français. Aujourd'hui, les entreprises se retrouvent à produire des documents redondants, à payer deux fois pour les mêmes audits et, parfois, à mobiliser des ressources importantes pour répondre à des exigences qui sont en fait parallèles.

Enfin, troisième recommandation, il nous paraît essentiel de mieux coordonner les pratiques d'instruction et de demandes de rapports entre les différentes agences de l'État - Bpifrance, Ademe, ANR, etc. - sur un même type d'aide. Aujourd'hui, une entreprise sollicitant une aide de type R&D auprès de ces différentes institutions est confrontée à des processus d'instruction complètement distincts, à des demandes de documents hétérogènes et à des formats de reporting spécifiques à chaque agence, parfois pour un même type de projet. Cette absence d'harmonisation entraîne des pertes d'efficacité pour l'administration, mais aussi des coûts supplémentaires, des doublons et un risque accru d'erreur pour les entreprises. Il serait pertinent de mutualiser et d'unifier les processus d'instruction, d'audit et de suivi pour des aides comparables. Une telle simplification représenterait un gain de temps précieux pour les entreprises, renforcerait la lisibilité pour les agents publics et constituerait un véritable levier d'efficacité collective au service de notre réindustrialisation.

Enfin, il me paraît important d'instaurer en Europe, comme en France, la préférence européenne et nationale pour les grands contrats d'intérêt stratégique. Les moyens pour la faire jouer existent d'ores et déjà, mais ils ne sont pas assez utilisés. J'ai eu l'occasion de le constater lors de mon déplacement à Bruxelles au début du mois. Si la prise de conscience arrive à la faveur des derniers rebondissements aux États-Unis, il me paraît important d'instaurer systématiquement la préférence européenne face à nos concurrents américains et chinois. Je tiens juste à rappeler que le groupe Atos, avec ses supercalculateurs, ne peut pas concourir à des marchés publics aux États-Unis et en Chine, alors que les Américains et les Chinois ne se privent pas de concourir en Europe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de ces propos introductifs. Avec mes trois collègues Sophie Primas, désormais porte-parole du Gouvernement, Jérôme Darras et Thierry Meignen, j'ai mené au début de l'année 2024 une quarantaine d'auditions d'acteurs intervenant dans l'environnement d'Atos. Nous n'avions pas eu l'occasion de nous rencontrer, puisque vous n'étiez pas encore en fonction et que nous avons assisté pendant six mois à une valse des dirigeants chez Atos. Dans notre rapport, nous avions fait onze propositions pour éviter ce que nous appelions la « catastrophe Atos ». Malheureusement, je vois que la situation continue de se dégrader.

Je voudrais donc exprimer en premier lieu notre solidarité envers l'ensemble des salariés d'Atos. Vous l'avez rappelé, Atos est une très belle entreprise, dont l'action affecte le quotidien des Français. Le public n'en connaît pas nécessairement les détails, mais Atos a géré, par exemple, les jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, les systèmes d'information, ou encore le Grand Paris Express. Atos, c'est aussi la dématérialisation de nos services publics, Mon espace santé et bien d'autres choses encore. Et c'est une société qui ne repose que sur les cerveaux de ses salariés. Il s'agit donc d'une entreprise extrêmement importante.

Mettons de côté les supercalculateurs, qui soulèvent, comme vous l'avez rappelé, un enjeu de souveraineté stratégique. Peut-être pouvez-vous tout de même nous dire un mot sur la commande publique, une question que nous avons peu creusée jusqu'à maintenant ? Atos fonctionne en grande partie grâce à la commande publique, qui, certes, n'est pas une aide. Vous avez perdu notamment un appel d'offres du ministère des armées sur les supercalculateurs, remporté par HP. Or nous avions dit pour notre part que nous souhaitions au minimum, pour accompagner Atos dans sa transformation, que la commande publique reste à niveau. Pouvez-vous apporter à la commission d'enquête des éléments plus précis sur ce point ? Avec quels ministères agissez-vous ? Sans entrer dans le détail, pouvez-vous nous communiquer un montant global de commande publique, de sorte que nous nous représentions le travail réalisé par Atos ?

M. Philippe Salle. - En ce qui concerne la commande publique, nous considérons deux secteurs, celui de la défense et celui des administrations. Vous avez raison, monsieur le rapporteur, de souligner que nous travaillons avec de nombreuses administrations, en France comme à l'étranger, ainsi qu'avec des acteurs de la défense. Nous comptons ainsi un certain nombre de clients au Royaume-Uni, en Allemagne et au Danemark. Le secteur de la défense représente environ 6 % de notre chiffre d'affaires, ce qui équivaut à environ 600 millions sur 10 milliards d'euros. Je n'ai pas les chiffres précis concernant le secteur public, mais je dirai qu'il représente environ 20 % de notre activité au niveau mondial. Comme vous l'imaginez, nous travaillons très peu pour le secteur public aux États-Unis. Notre activité se concentre essentiellement sur le secteur public européen.

Je me réjouis de pouvoir rebondir sur votre commentaire : nous avons en effet perdu un contrat. Il est important de comprendre les enjeux qui se jouent entre les trois principaux acteurs mondiaux dans le domaine des supercalculateurs. C'est en effet une question de souveraineté pour la France et, au-delà, pour l'Europe. Il faut bien comprendre que nous ne pouvons pas jouer sur le terrain de nos concurrents. En revanche, eux viennent jouer chez nous et nous sommes suffisamment stupides pour les laisser faire.

En réalité, nos concurrents cherchent à nous fragiliser en baissant les prix. J'ai entendu dire qu'ils étaient moins chers. Ils ne sont pas moins chers : comme nous, ils achètent des cartes Nvidia. Certes, nous les assemblons et nous avons un système de refroidissement très différent, mais il ne peut pas y avoir un écart de prix monumental entre ce qu'ils font et ce que nous faisons. Il est évident que, si rien ne change, à la fin, nous ne vendrons plus de supercalculateurs : nous ne cesserions pas d'acheter, en provenance notamment des États-Unis des produits qui sont « dumpés » sur le marché. Gardons la tête froide. On ne peut pas se dire qu'il y a des coups à faire de temps en temps sur ce type de marché en achetant moins cher. En réalité, nos concurrents cherchent à nous déstabiliser. Si un jour nous arrêtons de produire des supercalculateurs faute de moyens pour le faire, alors, assurément, ils auront gagné le combat.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez énuméré l'ensemble des aides dont vous avez bénéficié, y compris le mécénat et les exonérations, qui s'ajoutent aux subventions directes et indirectes. Quid de l'IP box ?

M. Philippe Salle. - Nous ne faisons pas d'IP box. Quoique, je n'en suis pas sûr à 100 %... Comme j'ai prêté serment, je vérifierai et vous transmettrai la réponse. Il me semble que nous n'avons pas recours à ce dispositif.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans ce cas, il vaut mieux dire que vous ne savez pas.

M. Philippe Salle. - Alors, je ne sais pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous aimerions que vous nous répondiez par écrit.

M. Philippe Salle. - Je le ferai.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes en poste depuis un mois et demi. Nous comprenons tout à fait que vous n'ayez pas toutes les réponses.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce dispositif s'applique à l'impôt sur les sociétés. Comme vous n'en payez plus, vous n'auriez pas grand intérêt à y recourir.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne reviens pas sur le passé ; vous avez raison de vous tourner vers l'avenir. Il faut tout de même que nous cernions deux ou trois problèmes. Comme vous l'avez évoqué, votre entreprise comptait 110 000 salariés. Ce n'est plus le cas aujourd'hui...

M. Philippe Salle. - Nous sommes à un peu moins de 80 000.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Un peu moins, en effet. En deux ans, vous avez donc perdu pratiquement un tiers des effectifs, ce qui est considérable. Et cette fuite des cerveaux se poursuit.

M. Philippe Salle. - Si je puis me permettre, monsieur le rapporteur, il n'y a pas de fuite des cerveaux. Le taux de turn-over au sein d'Atos, de l'ordre de 15 % y compris l'année dernière, est comparable à celui de nos concurrents. Il n'y a pas de fuite. Nous avons perdu des contrats et nous avons également vendu certaines activités.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'y viens. Pour avoir rédigé avec trois autres collègues un rapport sur l'entreprise, je la connais assez bien.

M. Philippe Salle. - Je le sais bien.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je rencontre régulièrement vos syndicats. J'avais d'ailleurs prévu de venir visiter l'usine d'Angers. Vous l'avez refusé, ce qui est parfaitement votre droit, mais je connais bien l'entreprise. Je le répète, de 110 000 salariés il y a deux ans, nous sommes tombés à un peu moins de 75 000. La baisse est considérable, en particulier pour une entreprise qui n'a pour actifs que ses cerveaux.

Certes, cela ne s'est pas fait sous votre direction et il est toujours simple de le dire après coup, mais il y a eu de mauvaises acquisitions, comme celle de Syntel, acheté 3,4 milliards d'euros. Il y a eu aussi de mauvais contrats - celui avec Siemens a beaucoup pesé -, ainsi que le refus du cloud privé. Il y a eu encore, pendant très longtemps, le refus - en tant que rapporteur communiste, je ne peux que le soutenir - de l'offshoring, notamment en Inde. Manifestement, vous avez accéléré sur cette question, puisque la moitié des effectifs se situe désormais en Inde.

À présent, vous vendez actif après actif. Worldgrid a été vendu à Alten pour 270 millions d'euros. Je rappelle que cette société, qui emploie 1 100 salariés, est spécialisée dans les systèmes de contrôle-commande des centrales nucléaires, notamment des futurs EPR 2. Il s'agit donc d'un actif assez stratégique et nous ne voulions pas qu'il tombe entre de mauvaises mains. Se pose désormais la question des supercalculateurs. L'État a fait une offre autour de 500 millions d'euros. Vous en voulez 625 millions d'euros, si j'en crois l'ensemble des coupures de presse que j'ai lues.

M. Philippe Salle. - Si je puis me permettre, l'offre que nous avons signée en novembre était de 500 millions d'euros, plus 50, plus 75.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Très bien, c'est donc une affaire réglée ?

M. Philippe Salle. - Non, elle n'est pas réglée. C'était une intention. Les négociations sont en cours. Je peux réaffirmer l'objectif que nous avions annoncé en novembre : signer un accord d'ici à la fin du mois de mai.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous allez donc vous séparer de cette activité.

M. Philippe Salle. - Si nous trouvons un accord.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Très bien, un accord autour de 625 millions d'euros.

Vous avez bien développé, dans votre propos liminaire, la présentation d'Eviden et de Tech Foundations. Je perçois une envie de fusionner de nouveau ces deux entités, qui avaient été séparées d'une très mauvaise façon à l'époque. Si je peux me permettre, cette scission aura coûté cher à l'entreprise, notamment pour rémunérer les cabinets de conseil qui ont mis cette idée dans la tête du président du conseil d'administration. Êtes-vous sur le point de fusionner de nouveau les deux activités ?

M. Philippe Salle. - Comme je vous l'ai dit, je ne peux pas tout dire. J'annoncerai beaucoup de choses le 14 mai prochain. Cela étant, je peux vous répéter ce que j'ai dit aux journalistes de Challenges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces informations ne sont pas confidentielles. Je les ai obtenues dans la presse ou en discutant avec des salariés et des syndicalistes. Elles sont publiques. Je ne communique ici aucun élément relatif au secret fiscal ou au secret des affaires.

M. Philippe Salle. - J'ai déclaré dans la presse - et je vous le répète aujourd'hui - que la scission n'était pas un bon projet, et ce pour plusieurs raisons. La première est que nous sommes engagés dans une course à la taille. Pour jouer dans la cour des grands, il faut réaliser au moins 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Nous n'y étions pas l'année dernière et nous n'y serons pas cette année. En divisant le groupe en deux, nous devenons un acteur moyen dont le chiffre d'affaires avoisine les 4 ou 5 milliards d'euros. Cela n'a pas beaucoup de sens.

La seconde raison est que les activités concernées sont assez complémentaires. De prime abord, ces deux mondes n'ont strictement rien à voir, mais les activités de Tech Foundations s'articulent autour de contrats de très long terme qui permettent d'avoir de très bonnes relations avec les départements informatiques de nos clients. Cela ouvre la porte pour les activités de type Eviden. En se coupant d'une partie du business, Eviden aurait été extrêmement fragilisé. La réponse est donc oui : il n'y a plus de projet de scission.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pense également - je l'ai dit - que la scission entre les deux entités a été une erreur stratégique et industrielle assez grave.

J'ai par ailleurs été surpris, voire agacé, par une information : au moment où nous sortions notre rapport, l'État contribuait financièrement, sans monter au capital, à la restructuration de la dette d'Atos de 5 milliards d'euros. Je rappelle que 3,1 milliards d'euros ont été convertis en emprunts du capital pour l'ensemble des fonds, qui sont d'ailleurs aujourd'hui détenus par les seuls actionnaires, et qu'il reste 1,9 milliard d'euros à restructurer...

M. Philippe Salle. - Pour être très précis, nous avons une dette brute de 3,1 milliards d'euros. Nous disposons, par ailleurs, de 1,8 milliard d'euros de liquidités.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Disons 1,8 milliard d'euros, vous connaissez le chiffre mieux que moi. Toujours est-il que l'État a mis au pot 50 millions d'euros, sans contrepartie. Or au même moment, Atos annonçait la création d'une double holding, Dutch Co, aux Pays-Bas, ce montage juridique et financier devant permettre de payer moins d'impôts et de réduire la fiscalité sur les cessions d'actions et les dividendes.

Nous sommes, nombre de mes collègues et moi-même, bienveillants avec Atos. Nous souhaitons que le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) intervienne. Le fait que des fonctionnaires viennent au chevet d'entreprises en difficulté pour les accompagner dans la restructuration de leur dette est aussi une forme d'aide. Tout le monde ici, je pense, en sera d'accord. On vous a donné 50 millions d'euros, notamment pour passer les jeux Olympiques et pour stabiliser l'entreprise. Tout le monde était d'accord avec cette décision. Mais permettez-moi de vous dire mon étonnement, pour ne pas dire mon agacement, d'apprendre que, au moment même où nous l'accompagnions sans contrepartie dans la restructuration de sa dette, l'entreprise envisageait une solution d'optimisation fiscale à l'étranger.

Je considère que l'État peut et doit accompagner les entreprises en difficulté. Mais on ne peut pas en même temps demander le soutien de l'État, qui n'est même pas actionnaire, et jouer une fois encore la carte de l'optimisation fiscale, sachant, de plus, que vos résultats étant déficitaires, vous ne payez déjà pas l'impôt sur les sociétés.

M. Philippe Salle. - Nous sommes d'accord. Puis-je rectifier deux points ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Naturellement, c'est un échange !

M. Philippe Salle. - Le prêt que vous évoquez a été remboursé le 18 décembre dernier à un taux de 15 %. L'État a certes été présent, mais il a aussi été bien servi en termes d'intérêts. Je rappelle que 15 % de 50 millions d'euros, c'est 7,5 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est sans commune mesure avec l'ensemble des cabinets de conseil qui ont oeuvré au cours des cinq dernières années pour un montant de 300 millions à 500 millions d'euros, contribuant à scinder l'entreprise en deux et à la mettre en difficulté !

M. Philippe Salle. - Je tiens simplement à dire que ce prêt a été remboursé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'État ne s'est pas « gavé » sur Atos.

M. Philippe Salle. - Je ne me serais pas permis de dire cela.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Beaucoup, en revanche, se sont gavés. L'État a été au rendez-vous pour accompagner une entreprise dans laquelle il n'avait aucune participation. Je préfère le dire.

M. Philippe Salle. - Par ailleurs, la double Dutch Co que vous évoquez n'a pas été créée dans une perspective d'évasion fiscale, comme cela a pu être écrit.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit non pas d'évasion, mais d'optimisation.

M. Philippe Salle. - L'objectif n'était même pas la simplification ou l'optimisation fiscale, appelez cela comme vous voulez. Nos créditeurs ont simplement demandé que certains actifs soient protégés, en prévention de nouveaux problèmes. L'idée n'était pas de payer moins d'impôts. Cette solution permet de loger certains actifs et d'offrir une lecture plus simple aux créditeurs. Cela ne change rien sur le plan fiscal, je peux vous l'assurer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai lu le document que vous nous avez transmis. Vous avez raison : ce sont vos créanciers, donc vos actionnaires, qui vous l'ont demandé. Je répète qu'il ne s'agit pas d'évasion fiscale. Un montage juridique et financier visant à payer moins d'impôts, cela s'appelle de l'optimisation fiscale, et c'est tout à fait autorisé. On peut s'interroger sur la moralité de la démarche, mais elle est légale.

M. Olivier Rietmann, président. - Jusqu'à un certain point !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Par ailleurs, je m'interroge sur cette volonté de réduire la fiscalité sur les cessions d'actions et sur les dividendes, alors que vous étiez en pleine restructuration de la dette et que des ventes d'actions avaient lieu. Je vous le dis en tant que parlementaire ayant un regard acéré sur la situation : que l'État accorde un prêt de 50 millions d'euros, très bien, mais que, au même moment, quasi concomitamment, ce schéma soit organisé, cela m'interroge d'autant plus que l'État n'est pas actionnaire de l'entreprise !

On a beaucoup reproché à l'État de ne pas avoir agi plus tôt. Selon moi, chaque chef d'entreprise est responsable de la conduite de son entreprise. On ne peut pas demander à l'État de venir pallier la défaillance des directions successives et, quand ce dernier est au chevet de l'entreprise pour tenter de préserver des emplois, agir de la sorte. Cela n'aurait pas dû être fait, du moins pas de façon concomitante.

M. Philippe Salle. - Je le note. Je me permets simplement de vous redire qu'il ne s'agit nullement d'une démarche d'optimisation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En général, quand on crée une double holding aux Pays-Bas, ce n'est pas pour aller cueillir des fleurs ni par amour des tulipes !

M. Michel Masset. - Les années 2023 et 2024 ont été particulièrement éprouvantes et difficiles pour votre groupe. Vous devez annoncer le 14 mai prochain votre feuille de route. Sans trahir de secret, pouvez-vous nous dire si la part des aides publiques dans cette feuille de route sera plus ou moins importante ? Quelle est par ailleurs votre vision de l'accompagnement européen dans l'avenir du groupe Atos ?

M. Philippe Salle. - Sans dévoiler de secret, il n'y aura pas d'appel, dans notre feuille de route, à une augmentation des aides françaises ou européennes. Au passage, la plupart des aides que nous percevons sont concentrées sur l'activité de calculateurs, que nous allons perdre et dont l'Agence des participations de l'État (APE) deviendra actionnaire. De fait, le montant de nos subventions diminuera substantiellement à partir de 2026, puisque nous serons dès lors une société de services n'exerçant plus d'activité de hardware.

M. Michel Masset. - Qu'en est-il de votre repositionnement européen ?

M. Philippe Salle. - Nous sommes déjà un acteur essentiellement européen, puisque près de 70 % de l'activité du groupe a lieu en Europe. Dans les grandes lignes, les États-Unis représentent environ 20 % de notre chiffre d'affaires et le reste du monde environ 10 %. Notre objectif est naturellement de poursuivre dans cette direction. Nous sommes un acteur français dont le siège est en France. La double Dutch Co disparaîtra lorsque nos créanciers seront remboursés. Cette structure n'est pas pérenne ; elle a été créée selon un principe de caution, et c'est tout.

Nous avons donc vocation à nous développer fortement en Europe, où le potentiel est phénoménal. Les acteurs mondiaux et européens sont peu nombreux. En réalité, nous ne sommes que deux au niveau mondial et les deux acteurs sont français. Nous continuerons à nous développer en France, bien sûr, mais dans aussi d'autres pays, puisque nous sommes très forts en Allemagne et en Angleterre. Nous sommes également présents en Belgique, aux Pays-Bas ou encore dans les États nordiques.

Permettez-moi de corriger une donnée. En Inde, les effectifs sont de 20 000 personnes, soit 25 % du total, et non pas 50 % comme vous l'avez dit. Le nearshoring en Europe - en Roumanie, en Pologne et en Bulgarie notamment - représente bien en revanche 50 % du total. Il faut savoir que de nombreux acteurs publics européens nous demandent de faire de l'offshoring, mais en Europe.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous préciser ces notions ?

M. Philippe Salle. - Le nearshoring, de l'anglais « à côté », consiste à recourir à une main-d'oeuvre localisée dans des pays à moindre coût, mais en Europe. L'offshoring concerne des pays situés hors d'Europe. Nous sommes ainsi très présents en Inde et, dans une moindre mesure, aux Philippines.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Au temps pour moi. 25 000 personnes sur 75 000, cela ne fait pas 50 %.

M. Philippe Salle. - 20 000, pour être précis. Cela fait un quart des effectifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes plus près du tiers.

M. Philippe Salle. - Si vous voulez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour répondre à M. le président, l'offshoring, c'est la délocalisation d'emplois sans site industriel. C'est de la délocalisation de cerveaux. M. le président-directeur général vient de le dire : il s'agit de délocaliser pour réduire le coût du travail.

M. Philippe Salle. - Exactement, c'est une façon d'être plus compétitifs face à d'autres acteurs, notamment les Indiens, qui sont très forts. Je disais que le CICE et le CIR n'étaient pas des aides, mais que ces dispositifs permettaient simplement de baisser le coût des salaires en France. Pour votre information, un ingénieur en Inde coûte cinq fois moins cher qu'un ingénieur en France. Or il fait le même travail. Il ne faut pas penser que ces gens travaillent moins bien ; ils travaillent même plus, à peu près quarante heures par semaine. Lorsque nous sommes pressés sur les prix - nous le sommes, y compris par les administrations publiques -, nous essayons aussi de proposer un meilleur prix à nos clients. Pour ce faire, nous sommes contraints d'utiliser certaines ressources à l'étranger.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si je comprends bien, pour concourir à des marchés publics, vous avez parfois recours à des cerveaux non pas français ou européens, mais indiens...

M. Philippe Salle. - Non, pour les marchés publics, c'est pratiquement impossible et cela nous est souvent interdit. C'est la raison pour laquelle nous recourons au nearshoring : nous utilisons, comme vous le dites, des cerveaux roumains ou polonais notamment, qui ne sont pas français, mais européens.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est assez extraordinaire. Ces personnes font partie de l'entreprise, heureusement.

M. Philippe Salle. - Nous ne nous permettrions pas de recourir à du personnel indien si les règles des marchés publics nous l'interdisent. Je vous promets que nous ne le faisons pas.

M. Daniel Fargeot. - Nous sommes impatients de connaître la stratégie que vous annoncerez au mois de mai. C'est une étape importante pour l'avenir d'Atos, auquel tout le monde est attentif. L'an passé, Atos a annoncé le recours à un mandataire pour faciliter la discussion avec ses vingt-deux banques créancières, afin de refinancer sa dette d'ici à la fin de 2025. Le ministre de l'économie indiquait que l'État utiliserait tous les moyens à sa disposition pour préserver les activités stratégiques du groupe. Dans cette situation d'urgence économique, avez-vous identifié ou expérimenté des formes d'aides autres que financières que l'État pourrait mettre à disposition de votre société qui, vous l'avez dit, deviendra davantage une société de services ?

M. Philippe Salle. - Sur les activités dites de services, hors supercalculateurs, nous avons besoin non pas d'aides, mais de clients, États ou administrations publiques européennes ou françaises. Oui, nous devons atteindre une certaine taille, un certain volume. J'évoquais les coûts et la préférence qui pourrait être donnée à certains acteurs. Il faut s'assurer que les données que nous manipulons restent en Europe. C'est très important pour notre souveraineté.

Mon objectif principal est le retour de la croissance. Notre chiffre d'affaires a décru au premier semestre de 15 %, en raison notamment de la perte de contrats. Il faut le savoir, lorsque les agences de notation nous ont placés en défaut sur la question de la dette, certaines entreprises, notamment américaines, ont mis un terme aux contrats qui nous liaient, craignant une prochaine disparition d'Atos. Nous avons perdu, au travers de ces contrats, des centaines de millions d'euros, et au passage des salariés.

La note d'Atos est repassée à B- le 18 décembre dernier. C'est une note qui reste assez faible et nous aimerions bien sûr retrouver - c'est l'un de nos objectifs - le triple B qui était le nôtre voilà quelques années. Il est surtout important de retrouver le chemin de la croissance, et nous estimons y parvenir en 2026. Le point bas sera 2025, en raison des contrats perdus en 2024. Depuis quatre mois, nous n'avons perdu aucun appel d'offres, c'est plutôt bon signe. Je traîne simplement derrière moi le poids très lourd des années 2023-2024. Nous mettons fin tout de même à certains contrats négatifs. La baisse du chiffre d'affaires de 15 % est donc due également à des actions volontaires de notre part. J'estime que nous devons pouvoir travailler à marge positive. Nous sommes donc en train de renégocier ou de rompre certains contrats qui étaient à marge négative.

Nous espérons retrouver la croissance au quatrième trimestre. Plutôt que de recevoir des aides, nous préférons continuer à servir les administrations publiques ou les sociétés d'État, en France ou en Europe.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Au-delà de la simplification de l'instruction des dossiers d'aides que vous souhaitez, êtes-vous favorable à une conditionnalité renforcée des aides publiques au respect de certains critères sociaux, environnementaux ou à d'autres engagements ? Dans le cadre de vos activités à l'étranger, avez-vous l'impression que certaines aides sont moins complexes à mettre en oeuvre et plus efficaces ? Les conditions de contrôle sont-elles plus faciles ?

M. Philippe Salle. - Je ne cherche pas à vous dire que tout est plus facile ailleurs. La confiance n'exclut pas le contrôle. Que notre entreprise soit contrôlée, en France ou dans les autres pays, cela me va très bien. Il y a forcément des acteurs qui jouent avec les règles, ce qui n'est pas notre cas. Je ne vois donc aucun souci dans le fait que, dès lors que nous touchions des aides, nous soyons contrôlés.

Il faut bien comprendre néanmoins que nous agissons sur un marché mondial. À un moment donné, je prends la décision de placer ou de déplacer certaines équipes à tel ou tel endroit. Dans ce contexte, il serait dommageable pour un groupe comme le nôtre que la France impose des critères trop compliqués - vous évoquez la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) ou d'autres critères -, auxquels ne seraient pas soumis ses concurrents.

Il y a des aides dans tous les pays et, dans certains d'entre eux, il est plus simple d'en bénéficier. Le contrôle me paraît tout à fait normal. Tout ce que je demande, c'est d'éviter de permettre à nos concurrents de nous attaquer plus facilement sur nos marchés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce débat est très intéressant. Vous trouverez ici de nombreux sénateurs favorables à l'idée que l'on accompagne une entreprise pour maintenir ou développer des emplois ou pour assurer une transition numérique, énergétique ou écologique. Lorsque l'on parle du marché international, il est souvent question des États-Unis et de la Chine, qui, il est vrai, subventionnent, parfois à gogo, certaines filières industrielles. Ce financement peut être très simple et passer par des guichets uniques, mais le retour sur investissement se fait à l'intérieur de ces pays.

Pour nous, les choses sont différentes. Prenons le CIR par exemple, qui est censé favoriser la compétitivité, même si nous pourrions en débattre. On s'aperçoit tout d'abord que cette aide est conditionnée à une activité non pas en France, mais dans l'Union européenne, et, ensuite, que la sous-traitance est permise. Surtout, le CIR n'impose aucune contrepartie en matière d'industrialisation. On peut donc faire de la recherche et développement en France ou au sein de l'Union européenne et ensuite délocaliser ailleurs pour réduire le coût du travail. C'est un problème : on ne peut pas en même temps demander de la simplification, une moindre présence de l'État et un allègement des normes et attendre que l'État octroie des aides publiques sans aucune contrepartie pour la nation.

Nous sommes prêts à examiner la question du guichet unique et à simplifier les procédures. Aucun parlementaire ne vous dira le contraire. En revanche, nous voudrions au minimum que l'argent public serve non seulement à la phase de recherche et développement, mais aussi à l'industrialisation du territoire, en France ou sein de l'Union européenne. Les États-Unis, eux, ne financent pas la recherche et développement aux États-Unis pour industrialiser l'Europe !

M. Olivier Rietmann, président. - Quelle est votre position sur cette question ? Nous avons discuté ce matin de la présence d'entreprises étrangères qui viennent en France exercer une activité de R&D dans le but de bénéficier des aides publiques, avant de réaménager leur production industrielle dans leur pays d'origine. Certaines entreprises françaises, de leur côté, bénéficient d'aides à la R&D, puis produisent à l'étranger. Je ne demande pas que la production se fasse en totalité en France, mais il y a un minimum.

M. Philippe Salle. - L'ensemble de la production d'Atos est situé en France. Nos supercalculateurs sont à Angers, où notre usine a été entièrement rénovée et inaugurée récemment. Il s'agit d'un projet de plusieurs années qui sera conduit à l'avenir par l'APE. Je fais donc en sorte que ce projet se poursuive.

Notre activité de supercalculateurs et de logiciels étant localisée en France, toutes les aides que nous percevons, au titre du CIR notamment, sont utilisées pour des produits développés en France. Qu'un État exige des contreparties, cela ne me choque pas. L'articulation entre la R&D et les ateliers, tout ce qui relève de la fabrication proprement dite, représente, me semble-t-il, un autre sujet. Pour notre part, nous sommes dans le monde de la technologie et de la recherche. Nous n'avons pas de centre de production en dehors de la France.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous avons beau être sénateurs, nous ne sommes pas totalement déconnectés. Nous savons bien qu'il y a un enjeu sur le coût du travail. Il faut trouver le bon équilibre.

M. Philippe Salle. - C'est bien pour cela que nous avons des effectifs en Inde. Il faut savoir que la France « produit » 50 000 ingénieurs quand l'Inde en produit 1,5 million. La vérité est que nous ne pouvons pas rivaliser avec ce pays. Il reste que nous subissons, de la part des administrations comme de tous nos clients, des pressions sur le prix de nos prestations. Je ne peux pas faire 100 % du travail en France, c'est impossible. Je ne pourrais pas tenir face à mes concurrents.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour être compétitif sur les marchés publics, une partie du travail effectué pour l'administration est donc réalisée hors de France...

M. Philippe Salle. - En effet, mais en Europe, en Roumanie notamment. Les contrats avec les administrations nous imposent de travailler au sein de l'Union européenne.

M. Daniel Fargeot. - Atos est en difficulté d'un point de vue économique. Pourtant, c'est un fleuron pour la France et pour l'Europe. On évoque souvent la souveraineté nationale et européenne. Au-delà des aides financières, l'État français ne pourrait-il pas prendre part au capital, en attendant que la société revienne à un niveau de rentabilité plus cohérent ? Cela éviterait notamment une éventuelle offre publique d'achat (OPA) de la part de vos concurrents. Cela pourrait être aussi une forme d'aide.

M. Philippe Salle. - Nous sommes aujourd'hui protégés par l'État. Vous savez que l'État a acquis une action de préférence dans notre filiale Bull. Lorsque l'activité de supercalculateurs sera vendue, ce dernier conservera un droit de regard. On ne peut pas faire n'importe quoi. Je considère qu'il n'y a aucun risque qu'un concurrent vienne nous acheter, sauf si, bien sûr, il en demande l'autorisation à l'État et si ce dernier donne son feu vert.

Ensuite, comme vous le savez, le 18 décembre 2024 a été un big bang pour Atos, puisqu'une grosse partie de sa dette a été effacée. Nos états de liquidité montrent - nous étions aux alentours de 2,2 milliards d'euros en fin d'année et à un peu moins de 2 milliards d'euros à la fin du mois de mars - que le groupe n'a pas de problème de liquidités.

Ce qu'il nous faut, c'est redresser ce fleuron, comme vous dites, pour qu'il redevienne rentable et retrouve un cash-flow positif. Ce sera le cas en 2026. C'est en tout cas l'objectif que nous nous sommes fixé et je pense que nous l'atteindrons. Pour y parvenir, nous n'avons pas besoin de l'État. Cela demande un véritable travail. L'État nous protège déjà au travers de cette action de préférence. De toute façon, il sera vigilant dans l'hypothèse où un acteur souhaiterait faire une improbable OPA sur le groupe.

M. Daniel Fargeot. - Tant mieux !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce que vous venez dire est valable pour Eviden, moins pour la partie Tech Foundations.

M. Philippe Salle. - En effet, mais le groupe entier est protégé. Si vous touchez au groupe, vous touchez à Eviden.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est pour cela qu'il est important de rassembler les deux entités.

M. Philippe Salle. - Oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde sait que Daniel Kretinsky, par exemple, était très intéressé par Tech Foundations.

M. Philippe Salle. - Vous avez raison, mais aujourd'hui, personne ne peut toucher au groupe Atos.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est mieux !

M. Philippe Salle. - Oui, je trouve cela très bien en tant que PDG. Il faut éviter les prédateurs, notamment parce que nos activités revêtent encore un caractère souverain. Il est hors de question qu'elles tombent dans n'importe quelles mains. En tant que Français, je ferai tout pour qu'elles soient protégées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La scission en deux filiales laissait penser que Tech Foundations pouvait être rachetée.

M. Philippe Salle. - C'était en effet le projet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les activités de Tech Foundations et d'Eviden étant fortement liées - vous l'avez souligné, tel contrat en amène un autre -, l'idée qu'un Kretinsky puisse racheter une partie des activités suscitait une certaine crainte. C'est plutôt une bonne chose que cela ne puisse pas se faire, du moins pour l'instant.

Vous nous avez donné le montant que vous avez perçu au titre du CIR - 38 millions d'euros -, mais vous ne nous avez pas indiqué le montant global de R&D du groupe en France. Nous aimerions estimer le pourcentage que représente l'aide publique dans la recherche et développement du groupe Atos.

M. Philippe Salle. - Je n'ai pas cette information, mais je pourrai vous la transmettre par écrit. Il s'agit d'une donnée ultra confidentielle. Le pourcentage est inférieur à 10 %.

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends votre réserve. Il est assez facile d'effectuer des calculs. Les chiffres que vous nous enverrez resteront strictement confidentiels dans la mesure où ils n'auront pas été communiqués lors de cette réunion.

M. Philippe Salle. - Il faut bien comprendre que nous avons deux types d'activité. Sur le chiffre d'affaires de 9,6 milliards d'euros de l'année dernière, la partie dite hardware-software représente à peu près 1 milliard d'euros. La partie dite services représente environ 8,5 milliards d'euros et le montant de la recherche y est assez faible.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'infogérance est une activité qui est plutôt en déclin.

M. Philippe Salle. - Elle est en transformation. Nous aidons nos clients à passer sur le cloud, sachant qu'ils sont de plus en plus nombreux à se demander où vont leurs données. Dans ce contexte, il est très important que les centres de données restent en Europe. Sur l'activité software-hardware, les montants de R&D sont en effet beaucoup plus significatifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous nous transmettrez ces chiffres, qui resteront confidentiels.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le président-directeur général, plutôt que de dire : « Je ne sais pas » - cela m'aurait surpris que vous n'ayez pas ces chiffres -, dites-nous tout simplement : « Nous vous les enverrons ». Il s'agit d'une information qui mérite d'être protégée au regard de l'importance de l'entreprise.

Je vous remercie de votre franchise et de votre disponibilité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'EDF : MM. Luc Rémont, président-directeur général,
et Bertrand Le Thiec, directeur des affaires publiques

(mardi 22 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, à l'ordre du jour des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants figure à présent l'audition de MM. Luc Rémont, président-directeur général d'EDF, et Bertrand Le Thiec, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Luc Rémont, président-directeur général d'EDF. - Mon épouse travaille pour Bpifrance. Comme moi, elle s'est déportée de certains sujets.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Rémont et Le Thiec prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux.

Tout d'abord, nous entendons établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, il s'agit déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, nous souhaitons réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en matière de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Depuis la loi du 11 avril 2024, EDF est une société anonyme « d'intérêt national », dont le capital est détenu à 100 % par l'État. Société chère au coeur de nos concitoyens, EDF compte environ 190 000 collaborateurs dans le monde entier et elle est aujourd'hui le premier producteur mondial d'électricité bas carbone grâce notamment à son parc nucléaire.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France, en particulier des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères visant à évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ? Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ, avant de répondre aux questions de notre rapporteur et des membres de la commission d'enquête.

M. Luc Rémont. - EDF est une société anonyme d'intérêt national, détenue à 100 % par l'État. Depuis 1946, elle est engagée dans l'électrification du pays et, depuis plusieurs décennies, dans sa décarbonation. EDF est aujourd'hui le premier producteur mondial d'électricité bas carbone et représente environ 20 % de la production de ce type d'électricité au sein de l'Union européenne.

EDF a développé son activité en tant qu'entreprise industrielle, sans aides d'État. À l'exception des renouvelables, l'ensemble de notre appareil productif, qu'il s'agisse du nucléaire ou de l'hydraulique, a été financé par les Français en tant que clients.

Notre outil industriel est constitué de 57 réacteurs nucléaires et de plusieurs centaines de barrages, qui contribuent à l'équilibre instantané du système électrique grâce au suivi de la demande et à la capacité de s'adapter à l'intermittence.

Notre modèle économique est grevé depuis treize ans par un dispositif qui est précisément l'inverse d'une aide d'État : nous sommes contraints de céder de facto les deux tiers de notre production nucléaire en dessous de son coût de production, le reste étant vendu aux conditions du marché. Ce dispositif prendra fin au terme de l'année 2025.

Dans ce contexte, nous avons poursuivi des investissements massifs destinés à assurer la pérennité de notre mission auprès des Français, dans tous les domaines d'activité du groupe en France et à l'étranger.

En France, ces investissements atteindront bientôt 25 milliards d'euros par an. Ils seront notamment dédiés au grand carénage de l'activité nucléaire, à hauteur de 6 milliards d'euros par an, à la maintenance du parc hydroélectrique qui sera, je l'espère, bientôt libérée des contraintes juridiques qui l'affectent, et qui représente plusieurs centaines de millions d'euros par an, au développement du réseau de notre filiale Enedis, pour 5 milliards d'euros par an, ainsi qu'au nouveau nucléaire, maintenant que la centrale de Flamanville est raccordée au réseau.

EDF réalise ces investissements dans un contexte de concurrence sur le prix de l'électricité. Or, dans la période récente, la totalité de nos investissements en France est deux fois supérieure à ceux qui sont réalisés dans un cadre bénéficiant d'une aide sous forme de garantie de prix. Nous avons ainsi été, de très loin, le premier investisseur, en prenant un pari sur la capacité de l'équilibre futur entre l'offre et de la demande électrique à soutenir notre activité industrielle, malgré une régulation qui nous empêchait de vendre notre électricité à un prix correspondant à son coût.

L'an dernier, EDF a payé 5,111 milliards d'euros d'impôts en France. Ce montant doit augmenter, sous forme de contributions ou d'impôts.

Cette année, nous payerons un dividende au titre de nos résultats. Cela me paraît normal, dès lors que l'entreprise est profitable. Ainsi, les contributions faisant l'objet d'impôts spécifiques à notre activité, sur le nucléaire notamment, atteindront 2,745 milliards d'euros en 2025, voire davantage, en fonction des décisions que prendra le pouvoir réglementaire sur la base des autorisations législatives ouvertes par la loi de finances.

Nous sortons actuellement d'une crise énergétique, dont le déclenchement, entre 2021 et 2022, résultait à la fois de la guerre en Ukraine, d'un manque d'eau patent et du problème de la corrosion sous contrainte.

Fort heureusement, grâce à la reprise de notre production industrielle, qui a permis à notre production électronucléaire de remonter à 360 TWh l'année dernière, contre 280 TWh pendant la crise, nous pouvons désormais envisager la fin de cette décennie et le début de la prochaine avec un volume suffisant pour faire face à la demande. Ainsi, en 2024, nous avons exporté 90 TWh à destination de nos voisins.

En outre, nous constatons une détente très nette des prix de l'électricité. L'année 2026 sera la première année post-Arenh (accès régulé à l'électricité nucléaire historique). Les prix qui se forment actuellement sur le marché de gros sont de 59,70 euros le mégawattheure. Ce sont les prix les plus compétitifs en Europe, inférieurs même à ceux de l'Espagne. En Allemagne et en Belgique, ils s'élevaient à 79 euros le mégawattheure, à 86 euros au Royaume-Uni et à 97 euros en Italie. Cette nouvelle situation, appelée à durer, nous permet de formuler des propositions commerciales pour nos clients comme pour nos concurrents, à qui nous fournissons de l'électricité au-delà de 2030. Nous pourrons ainsi sortir de l'incertitude qui pesait sur les conditions de prix de l'électricité et faire des choix résolus d'électrification pour contribuer à la décarbonation.

Le prix de l'électricité dépend du prix de fourniture, mais également des tarifs de réseau et des taxes. L'évolution future de la performance de notre système électrique sera reflétée par cet ensemble.

Les tarifs de réseau seront conduits à augmenter en raison de la multiplication des besoins de raccordement de nouvelles sources d'injection dans le réseau de transport ou de distribution à venir. La Commission de régulation de l'énergie (CRE) a récemment décidé d'une hausse de 10 % des tarifs de transport d'Enedis et de Réseau de transport d'électricité (RTE) pour refléter les investissements passés et à venir dans le cadre du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) 7, pour une période de trois ans.

Par ailleurs, même s'il n'y a pas de lien de cause à effet direct entre les prix de rachat de l'électricité sur les moyens de production qui bénéficient d'une garantie de prix et la taxe sur l'électricité, le coût, pour le contribuable, de ces moyens de production devra être répercuté. Ce coût représentait 3,2 milliards d'euros en 2024. Il s'élève à 4 milliards d'euros en 2025 et atteindra 7,7 milliards d'euros en 2027. Si les prix relativement bas que nous connaissons aujourd'hui se maintiennent d'ici à 2030, comme l'anticipent les marchés de l'énergie, 10 à 12 milliards d'euros de subventions publiques seront nécessaires à l'équilibre du système électrique à cet horizon.

Ces préoccupations sont donc essentielles pour la compétitivité de l'ensemble de notre système électrique et sous-tendent les débats sur la programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE).

Pour autant, le principal sujet de compétitivité pour les activités énergo-intensives reste l'écart entre le prix du gaz européen et celui du gaz américain, ce qui induit des contraintes insolubles pour notre entreprise.

J'en viens à la question des aides d'État. Différentes activités d'EDF sont éligibles à des aides, notamment dans le domaine de la recherche et développement (R&D) et du développement.

Le groupe bénéficie du crédit d'impôt recherche (CIR) à hauteur de 72 millions d'euros, pour une dépense totale d'EDF seule de 370 millions d'euros. Le taux du crédit est de 5 % pour la partie des dépenses supérieure à 100 millions d'euros.

Par ailleurs, les projets de R&D du groupe EDF sont soutenus à hauteur de 7 millions d'euros par des aides provenant à 70 % de l'Union européenne.

Certains projets de nos clients font également l'objet d'aides, auxquelles nous contribuons également. Je pense par exemple au fonds Chaleur de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe).

Enfin, le seul développement nucléaire qui a fait l'objet d'une aide dans l'histoire du groupe EDF est le petit réacteur Nuward (Nuclear forward), qui, dans le cadre d'un programme approuvé à hauteur de 300 millions d'euros, a bénéficié de 150 millions d'euros de subventions, dont 15 millions restent à recevoir. L'an dernier, ce projet a été réorienté vers la construction d'un réacteur de cogénération, pour lui donner les meilleures chances d'aboutissement dans un marché relativement incertain.

Nous recevons également des aides pour l'apprentissage, qui sont passées de 28 millions d'euros en 2024 à 9 millions d'euros en 2025. Si cette réduction est compréhensible, il importe avant tout que ces aides continuent à soutenir notre filière industrielle. Sur le nucléaire et les réseaux électriques au sens large, mon groupe représente plus de 600 000 personnes en France. Or, pour l'ensemble des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) comme pour EDF, l'alternance fait partie des moyens les plus sûrs d'attirer les jeunes talents et de les conserver.

L'électrification des usages est souhaitée par tous en tant que véhicule fondamental de décarbonation. Cependant, un écart se creuse entre ce désir d'électrification, tel qu'il est planifié, et la réalité. Les planifications économiques pour 2035-2040 prévoient une consommation électrique de 650 TWh à 700 TWh dans notre pays. Or nous en sommes à 400 TWh, et l'aiguille ne bouge pas. Si nous ne nous confrontons pas à cette réalité, nous nous retrouverons dans quelques années face à un écart entre le dimensionnement du système de production électrique, de transport et de distribution et les niveaux de consommation, et cela se traduira par une augmentation des coûts.

Pour accélérer la hausse de la consommation et la conversion des usages, les opérateurs doivent offrir des prix compétitifs à long terme pour garantir une visibilité à ceux qui peuvent utiliser l'électricité, certes. Mais la politique publique a aussi un rôle à jouer. En cela, la stabilité est essentielle. MaPrimeRénov' a connu cinq à dix évolutions en deux ans. Il en va de même pour les aides à l'installation d'une pompe à chaleur ou à l'adoption d'un véhicule électrique. Plus qu'un quantum d'aides dans ce domaine, c'est la clarté de l'objectif de la politique publique et sa stabilité qui permettront aux acteurs de réaliser des choix avisés en matière de décarbonation.

Nous avons plaidé, dans le cadre européen, pour l'établissement d'une banque de l'électrification. Une banque de la décarbonation a finalement été créée, ce qui nous convient parfaitement. En effet, pour beaucoup d'industriels, le choix de la décarbonation par l'électricité est un cheminement qui nécessite plusieurs étapes, dont certaines requièrent l'engagement d'un capital significatif. Une politique publique homogène à l'échelle européenne peut donc les aider à prendre les bonnes décisions.

Par ailleurs, les délais de raccordement des utilisateurs sont encore trop longs, souvent à cause de la lourdeur des procédures. De nombreux leviers peuvent donc être actionnés avant même de songer à des aides financières.

J'en viens aux politiques publiques liées à la production. À l'échelle européenne comme mondiale, les dispositifs de garantie de prix compensent l'instabilité intrinsèque des prix de l'électricité et offrent une visibilité suffisante pour engager des sommes considérables sur une vingtaine d'années.

Le cadre européen me paraît stable et bien défini. En 2023, il a été révisé de manière à considérer l'ensemble des moyens de production électrique à parité, sans biais technologiques. Ainsi, chaque pays, notamment la France, peut développer son instrument de production électrique en choisissant les technologies les plus pertinentes. C'est une évolution majeure. Il est essentiel que le même esprit prévale pour l'hydrogène.

Cependant, en raison d'un écart croissant entre l'offre et la demande, un déséquilibre du système électrique s'observe entre sources commandables et intermittentes. Il faut éviter que cette situation ne grève la stabilité physique ou économique du système. C'est le plus grand défi des années à venir.

Il serait donc préférable d'orienter la politique publique en déterminant l'utilité pour le système électrique de chaque demande de raccordement, ne serait-ce que pour juger si une garantie publique est souhaitable ou non.

Permettez-moi de préciser que le groupe EDF est présent dans toutes les technologies et tient précisément à conseiller les autorités publiques dans la bonne allocation des ressources pour la performance du système. Mais à très court terme, l'explosion des demandes de raccordement dans le domaine solaire a conduit à une multiplication par deux, en 2024, du nombre d'heures où le prix de l'électricité était nul, voire négatif. Or cela signifie que toute l'électricité ajoutée à cela sera payée en totalité par la garantie publique. In fine, il est demandé à ces nouvelles capacités, ainsi qu'aux capacités existantes, de se débrancher sur ces créneaux, alors qu'elles sont payées comme si elles avaient produit de l'électricité ! Ainsi, en choisissant de subventionner différents moyens de production par une garantie de prix, on engage la stabilité du système électrique pour les prochaines décennies.

Trois pistes importantes pour l'avenir doivent être soulignées.

Tout d'abord, il me semble que la meilleure aide réside dans la réduction du poids des procédures. Les démarches administratives ont pris une place déterminante, dix fois plus importante qu'il y a vingt ans. Un tri serait nécessaire, à la fois pour aller plus vite et pour baisser les coûts.

Ensuite, pour un opérateur industriel comme EDF, il importe de donner un cadre clair et stable, ainsi que des objectifs mesurables, aux politiques publiques. À ce titre, la politique européenne mériterait de progresser encore sur les objectifs de décarbonation des usages.

Enfin, la responsabilité des acteurs fait partie des conditions qui s'imposent à tout acteur industriel pour opérer dans un pays. Or on est d'autant plus responsabilisé que les conditions d'engagement sont claires. Les dispositifs d'aides doivent donc être améliorés de ce point de vue.

Pour garantir l'équilibre du système électrique, le groupe EDF aura besoin d'un mécanisme de financement et de partage du risque avec la puissance publique, afin de réaliser ses propres investissements dans les meilleures conditions.

Deux mois après ma prise de fonction, je déclarais, devant une commission d'enquête, que le nucléaire doit pouvoir investir et que, pour cette raison, il ne peut pas payer pour tout le monde. Ces propos m'avaient valu une sévère réaction. Ils sont pourtant toujours aussi vrais.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur Rémont, je vous remercie de votre présence, alors que vous vous apprêtez à quitter vos fonctions.

De quelles exonérations de cotisations bénéficie EDF ? Par ailleurs, seriez-vous favorable à une totale transparence des aides publiques, qui s'appuierait non pas sur un reporting effectué par les entreprises, mais sur un tableau de bord fourni par l'État ?

M. Luc Rémont. - Je ne connais pas le montant précis des exonérations. Je vous le transmettrai ultérieurement.

Sur la transparence, je suis d'accord avec vous. Par définition, l'État et l'ensemble de ses corps constitués ont tous les moyens de savoir ce qui se passe chez EDF !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le bouclier tarifaire a coûté plus de 25 milliards d'euros sur la seule année 2022. Quelle partie de ce montant a bénéficié à EDF ? En comparaison, l'Arenh+, instauré par le Gouvernement en mars 2023, et qui consistait à mettre 20 TWh supplémentaires à disposition des fournisseurs, aurait coûté 8,4 milliards d'euros. Confirmez-vous ce montant ?

M. Luc Rémont. - Ce sont les clients qui ont bénéficié du bouclier tarifaire. L'année 2022 a été particulièrement difficile pour EDF. En raison des problèmes de corrosion sous contrainte, la production nucléaire n'a été que de 279 TWh, contre 360 TWh aujourd'hui. Or nous avons dû acheter l'électricité que nous ne pouvions pas produire, au moment où son prix, qui dépend du cours du gaz, explosait en raison de l'invasion de l'Ukraine. Et la même année, nous devions revendre 20 TWh de plus aux fournisseurs, pour 42 euros le mégawattheure. Ce n'était vraiment pas une bonne affaire ! La dette d'EDF a augmenté de 20 milliards d'euros cette année-là.

Concernant l'Arenh+, le groupe EDF a déposé une demande auprès des autorités judiciaires administratives pour obtenir une réparation, dont l'ordre de grandeur est cohérent avec le montant que vous avez évoqué - vous pourrez en déduire ce que l'Arenh nous a coûté pendant treize ans...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Gouvernement a décidé de plafonner le prix de l'électricité aux alentours de 330 euros le mégawattheure, au moment où EDF et ses concurrents achetaient de l'électricité à un prix plus élevé sur le marché. Cependant, la moyenne sur l'année n'atteignait pas ce plafond. J'y vois donc une forme d'aide : la facture a augmenté pour l'usager, et vous avez été indemnisés lorsque le prix de l'électricité achetée était supérieur à 330 euros le mégawattheure. Selon moi, donc, le bouclier tarifaire a représenté un effet d'aubaine pour l'ensemble des énergéticiens, qui a coûté cher tant à l'État français qu'aux usagers - qui sont aussi des contribuables !

M. Luc Rémont. - Notre dette a augmenté de 20 milliards d'euros en 2022. Grâce à la reprise de la production du parc nucléaire entre 2023 et 2024, son niveau a été réduit de 10 milliards, pour atteindre 54 milliards d'euros - contre 68 milliards d'euros lorsque j'ai pris mes fonctions -, pendant que les investissements augmentaient. Si EDF s'était enrichie, cela se serait vu !

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'Arenh suscite un certain malaise. En effet, le partage de la rente du nucléaire est justifié par le fait que c'est l'État qui aurait investi dans l'électricité. Mais en réalité, ce sont les usagers, au travers de leurs factures, qui ont financé le système ! Personnellement, j'y vois une spoliation d'EDF et des clients.

En 2010, le Gouvernement prétendait que ce mécanisme permettrait aux acteurs alternatifs d'investir dans la production, ce qu'ils n'ont jamais fait, puisque rien ne les y contraignait.

L'Arenh prend fin cette année. Nous devrons débattre d'un nouveau mécanisme extrêmement complexe, dont ni la représentation nationale ni même le Gouvernement ne semblent avoir compris le fonctionnement. Pourriez-vous revenir sur ce point ?

M. Luc Rémont. - Comme cela a été prévu en 2012, l'Arenh prend fin au terme de l'année 2025. Dès lors, EDF ne sera plus contrainte de vendre sa production à prix administré, à hauteur d'un tiers selon la loi et de deux tiers dans les faits.

À partir de 2026, notre objectif est d'organiser le commerce de notre électricité de façon à offrir les meilleures conditions de compétitivité, dans un horizon de quatre à cinq ans, à nos clients - dont certains sont en réalité nos concurrents, puisqu'ils revendent l'électricité que nous leur cédons.

Jusqu'ici, nos clients étaient exposés à la fois à l'incertitude du prix administré et à la très grande volatilité des prix spot de court terme. Durant la période de l'Arenh, nous avons cumulé les défauts du système régulé et du système de marché. Désormais, notre régime sera celui d'un opérateur électrique normal, dont l'objectif est de donner de la visibilité à ses clients. C'est ce qui nous a permis, en reprenant notre volume de production, de diviser les prix par deux entre le début de nos discussions, en 2023, et aujourd'hui.

Lorsque nous avons conclu cet accord avec le Gouvernement en 2023, nous proposions de fixer le prix à environ 70 euros le mégawattheure. Le prix retenu est finalement inférieur à la cible. Cette stratégie a fonctionné et a permis une baisse de prix significative. Désormais, nous pouvons offrir une visibilité jusqu'en 2030 aux entreprises qui en ont besoin.

Par ailleurs, le Parlement a voté un dispositif applicable en cas de hausse des prix. Ainsi, si les prix dépassaient 78 euros le mégawattheure pour 50 % des revenus dégagés par EDF ou 110 euros le mégawattheure pour 90 % des revenus dégagés par EDF, l'État reprendrait ces revenus excédentaires pour les redistribuer aux clients, sous forme d'un bouclier financier.

La Commission de régulation de l'énergie n'a pas rendu publiques ses analyses, mais le prix fixé pour 2026 - 60 euros le mégawattheure - parviendra à peine à assurer notre équilibre de long terme pour financer nos investissements sur le parc nucléaire existant, sans même inclure la construction des réacteurs pressurisés européens (EPR) 2.

Le prix fixé à 42 euros le mégawattheure en 2012 aurait dû être révisé pour tenir compte des besoins d'investissement et des coûts. Or il ne l'a jamais été. Il y a donc un écart entre ces deux prix, qui représente simplement l'économie actuelle.

Nous négocions des accords sur des horizons de quatre à cinq ans avec les entreprises, voire de quinze ans ou davantage avec les entreprises électro-intensives qui ont besoin de davantage de visibilité, sous des formes compatibles avec notre statut d'entreprise concurrentielle.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comment sera financé le nouveau nucléaire ? Quel est le coût de la construction de six EPR, de huit EPR et de quatorze EPR - cette dernière option étant appelée de ses voeux par la majorité sénatoriale ?

M. Luc Rémont. - Le financement est monté pour six réacteurs. L'accord entre l'État et EDF suivra un calendrier qui s'étendra potentiellement jusqu'à la fin du siècle, puisqu'il faut tenir compte des phases de construction, puis d'exploitation - soit au moins soixante ans. Le dispositif doit donc être robuste.

Nous ne partons pas de rien. Il existe des projets de nouveaux réacteurs nucléaires associés de dispositifs de financement dans l'ensemble de l'Europe. La centrale de Flamanville, qui a été intégralement financée par EDF, sans aucune forme de garantie, est probablement le seul exemple de la sorte sur le continent. Cependant, les conditions de son lancement ont été élaborées il y a déjà vingt ans. Désormais, tous les projets nucléaires en Europe - au Royaume-Uni, en République tchèque, en Hongrie, en Suède, aux Pays-Bas - font l'objet de schémas alliant une garantie de prix de l'électricité et une forme de préfinancement par la puissance publique, qui sont appelés à être systématiquement validés par la Commission européenne.

Nous nous sommes donc inscrits dans ce cadre pour déterminer avec l'État le plan de financement de ces six EPR. Nous ne sommes pas encore arrivés à une conclusion : ce travail reviendra à mon successeur. Nous convergeons sur certains points, notamment sur l'objectif de parvenir à un dispositif garantissant un prix inférieur à 100 euros le mégawattheure, ce qui correspond à un équilibre souhaitable. Cependant, nous devons encore travailler sur les modalités de financement par l'État. Environ 100 milliards d'euros courants seront nécessaires pour réaliser les six EPR. La dette d'EDF s'établissant à 54 milliards d'euros, son niveau d'endettement sera difficile à soutenir sans une quote-part de financement assurée par la puissance publique.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel devrait en être le niveau ?

M. Luc Rémont. - Dans les autres pays européens, les financements de la puissance publique s'élèvent au minimum à 75 % du volume nécessaire. Pour l'heure, nous n'en sommes qu'à 55 %.

Encore une fois, il ne s'agit pas de dépenses budgétaires. Nous proposons que l'État prête de l'argent à sa filiale EDF pour lui éviter d'aller chercher ces sommes sur les marchés financiers, ce qui présenterait le risque de tensions importantes. Or, en cas de tension, les investissements les plus à risque sont ceux de court terme, c'est-à-dire ceux qui permettent la pérennité du parc existant. Cependant, EDF a besoin de construire de futurs EPR pour assurer la puissance commandable disponible de la seconde moitié de la prochaine décennie, mais aussi de réaliser chaque année 6 milliards d'euros d'investissement sur le parc nucléaire existant pour en assurer la pérennité et le bon fonctionnement.

Quand on s'engage pour un siècle, il vaut mieux être clair sur les conditions d'exercice ! Si celles qui concernent le post-Arenh le sont, ce n'est pas le cas des niveaux de prélèvement de l'État sur EDF. Or, si l'aléa atteignait plusieurs milliards d'euros, l'entreprise pourrait se retrouver en difficulté.

M. Michel Masset. - Pensez-vous que les régimes d'aide, tels que le CIR et le CICE, doivent être identiques dans les secteurs privé et public ?

Vous avez évoqué la nécessité de la simplification et de la stabilité des politiques publiques. Avez-vous chiffré financièrement les pertes de marchés liées à ces problématiques ?

Pouvez-vous revenir sur la situation des filiales RTE et Enedis ?

M. Daniel Fargeot. - Votre départ précipité ne peut que nous interroger, non sur votre personne, mais sur un possible malaise plus profond dans la conduite de notre stratégie nucléaire. Il donne le sentiment d'un cap étatique encore incertain comme d'une gouvernance de projet insuffisamment structurée.

Les aides publiques sont-elles un levier efficace pour que l'État pèse sur la politique d'une entreprise ? Quels autres piliers pourraient fonder les relations entre l'État et EDF, et plus généralement les entreprises ?

M. Luc Rémont. - Plus que le statut de l'entreprise, c'est le cadre dans lequel elle opère qui compte. À l'exception d'Enedis, qui est en situation de monopole, EDF est entièrement dans le champ de la concurrence. Empêcher une entreprise publique de bénéficier des mêmes aides que ses concurrentes privées, de même que lui imposer des taxes ou des régulations, revient à la condamner ou à la freiner fortement.

Il est difficile d'évaluer l'impact de l'instabilité des politiques publiques sur la perte de marchés. Il faut cependant souligner l'effet immédiat du changement de régulation sur la décarbonation des usages dès lors qu'un paramètre, en apparence anodin, de MaPrimeRénov' ou des aides à l'adoption d'un véhicule électrique, par exemple, est modifié. Cela ne représente pas une perte de marchés pour EDF, mais la réussite de ces politiques publiques en est affectée.

RTE et Enedis sont des entreprises agissant dans le cadre d'un monopole légal. Ce sont les syndicats d'électrification qui sont propriétaires du réseau d'Enedis, qui opère pour leur compte. Ces deux entreprises n'ont pas besoin d'aides pour exercer leur activité, qui est d'ailleurs réglementée par la CRE, laquelle détermine l'adéquation de leurs ressources par rapport à leurs missions sur le long terme.

Je n'ai pas d'inquiétude quant à la bonne santé de ces entreprises. Enedis est toujours au sein d'EDF, alors que RTE n'est plus entièrement détenue par le groupe. Ces deux entreprises font cependant face à un défi équivalent à l'évolution du système électrique que je décrivais. Les volumes d'investissement de RTE sont appelés à être multipliés par trois dans les années à venir, et ceux d'Enedis à augmenter de 50 à 60 % pour répondre aux demandes de raccordement supplémentaires.

Cela pose d'importantes difficultés opérationnelles. Le réseau de distribution injecte l'électricité dans le réseau de transport. Or nous faisons face à un nombre croissant de situations de congestion locale. Une augmentation de la demande à hauteur de 10 % par an résoudrait ce problème. Pour l'heure, ce n'est pas le cas. Nous devons donc trouver une solution avec la puissance publique et la CRE, qui définissent les priorités des gestionnaires de réseau, pour donner la priorité de raccordement à ceux qui soutirent de l'électricité, en trouvant des procédures permettant d'aller plus vite.

Monsieur Fargeot, les aides publiques sont parfois nécessaires. Mais il me semble que, plus tard on y vient, mieux l'on se porte ! Nous aurions beaucoup à gagner en améliorant ou en accélérant les interactions entre le secteur productif et la puissance publique dans toutes ses dimensions. N'abandonnons pas le combat de la simplification des procédures en pensant le compenser par la dépense publique. Il y aurait une forme de renoncement pour une entreprise à reposer sur des subventions publiques pour réaliser sa mission principale. La vocation d'une entreprise est de trouver ses clients, dans des conditions optimales, pour elle comme pour eux. Lorsqu'elle n'y parvient pas, en raison d'un défaut de marché caractérisé ou parce que le cycle économique n'est pas encore mature, la politique publique peut contribuer à limiter les risques. Mais il faut éviter à tout prix la tentation de l'abonnement.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Comment agissez-vous pour garantir un accès fiable et abordable à l'énergie dans nos territoires d'outre-mer, où la vie chère est un problème persistant ?

M. Daniel Fargeot. - Vous avez indiqué qu'à l'horizon 2035-2040, la production serait d'environ 600 TWh et la consommation de 400 TWh. Selon vous, quel est l'avenir des énergies renouvelables ?

M. Olivier Rietmann, président. - EDF, comme tous les producteurs et fournisseurs d'énergie, prend une part active dans la transition et la rénovation énergétiques, au travers de MaPrimeRénov' et des certificats d'économies d'énergie (C2E). Dans le cadre du premier dispositif, la puissance publique met chaque année 2,5 milliards d'euros sur la table. Quel est votre regard sur la proposition de loi renforçant la lutte contre les fraudes aux aides publiques, récemment adoptée par le Sénat, dont j'étais rapporteur ?

M. Luc Rémont. - Les territoires d'outre-mer ne sont pas interconnectés : cela signifie qu'il faut y apporter tous les moyens de production, de distribution et de transport qui correspondent aux besoins du territoire, afin de répondre à la demande de l'ensemble de nos concitoyens et aux enjeux de décarbonation. En effet, il est souvent difficile d'y proposer une énergie commandable décarbonée.

Notre activité est soutenue par les pouvoirs publics et par la Commission de régulation de l'énergie. La Réunion a été le premier territoire français dont l'électricité est intégralement décarbonée, grâce à l'utilisation de bioliquide dans les turbines de sa centrale thermique.

Ce sera bientôt le cas de la Guyane, grâce à la construction de la centrale du Larivot, qui remplacera celle de Dégrad-des-Cannes. Dans ce territoire se pose en outre la problématique des communautés situées à l'intérieur des terres, comme la ville de Maripasoula, qui compte plus de 10 000 habitants. Des investissements sont en cours pour permettre l'amélioration du système électrique.

Par ailleurs, en Corse, nous avons inauguré il y a quelques mois le chantier de la centrale bioénergie du Ricanto, qui remplacera la centrale du Vazzio.

L'ensemble de ce schéma est étayé dans le cadre d'une programmation pluriannuelle de l'énergie pour chacun des territoires, en essayant de répondre au mieux à l'ensemble des enjeux de décarbonation. Les consommateurs bénéficient quant à eux du tarif réglementé et sont protégés des surcoûts de la production dans leur territoire.

Monsieur Fargeot, je n'ai pas été jusqu'à dire que le niveau de la consommation ne devrait pas évoluer jusqu'en 2035 ! EDF a fait de sa progression son premier objectif stratégique. Nous devons accompagner nos clients vers la décarbonation et l'utilisation de l'électricité, en nous tenant au rendez-vous en matière de production et de réseaux. Le groupe EDF souhaite donc contribuer, d'ici à 2035, à l'émergence de 150 TWh de demande en France. Cela nous amènerait donc au moins à 550 TWh, sachant que d'autres acteurs, je l'espère, y contribueront également.

Cette croissance de la demande nous éviterait l'instabilité totale qui résulterait d'un trop grand écart entre les volumes produits et consommés, d'un point de vue économique, mais aussi technique. En effet, les capacités de production intermittentes augmentent la modulation du parc nucléaire : cet effacement représentait 30 TWh de production en 2024, contre 15 TWh en 2023. Ainsi, une action résolue sur la demande garantira l'atteinte de l'objectif de décarbonation de notre énergie et, partant, d'une plus grande indépendance et souveraineté énergétiques.

Concernant les C2E et MaPrimeRénov', je ne suis pas certain que la loi renforçant la lutte contre les fraudes aux aides publiques joue un rôle déterminant. Nos actions en la matière sont régulièrement auditées. Mais ces dispositifs, qui mobilisent des sommes colossales, sont d'une complexité insurmontable. Ils pourraient représenter des instruments pertinents pour financer la décarbonation industrielle : nous montons d'ailleurs des projets dans lesquels l'industriel bénéficie de nos engagements de C2E pour franchir le cap d'investissement rentable qui permet la décarbonation. Cependant, la complexité du dispositif est dommageable et facilite sans doute les fraudes. Il conviendrait de le simplifier.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pouvez-vous estimer le coût que représentent les raccordements des producteurs d'énergie renouvelable chaque année ? Quel montant d'aides publiques recevez-vous dans ce cadre ?

Par ailleurs, certains industriels, notamment Saint-Gobain, ont dénoncé votre décision de mettre aux enchères des volumes d'électricité, considérant même qu'il s'agissait « d'un bras d'honneur à l'industrie française », puisque cela pouvait conduire à ce que des mégawatts échappent à nos entreprises. Par voie de presse, vous avez répondu qu'« EDF n'a pas de leçon de patriotisme industriel à recevoir, en particulier de la part d'une entreprise qui vit depuis des décennies de politiques publiques à la rénovation et à l'efficacité énergétiques [...]. Une entreprise publique n'est pas là pour faire des subventions à un petit club privé. ». Pensez-vous que certaines entreprises vivent effectivement des aides publiques ?

Dans la même prise de parole, vous avez parlé d'un « lobby d'entreprises bien installées, qui ont déjà, par le passé, mis l'ensemble du système électrique français en risque ». Pouvez-vous nous éclairer sur la réalité de ces risques ?

M. Luc Rémont. - Les prix garantis concernent pour l'essentiel des technologies renouvelables, car ce sont celles que nous développons effectivement. L'hydroélectricité est bloquée pour des raisons juridiques, et il n'existe pas actuellement de projet de construction nucléaire nécessitant de mobilisation de la puissance publique - ce sera le cas lorsque les EPR 2 seront lancés.

Les prix garantis représenteront cette année 4 milliards d'euros. Ce montant dépendra de l'évolution des prix de l'électricité industrielle à la fourniture sur les marchés de gros, mais il devrait atteindre au moins 10 milliards d'euros à l'horizon 2030, au global. Au titre des prix garantis, EDF récupérera sa quote-part de marché pour les projets conclus dans chacune des technologies, soit 10 % du solaire et de l'éolien à terre et un peu plus pour l'éolien en mer.

Pour l'heure, ces volumes sont secondaires par rapport aux investissements que nous réalisons sur notre parc de production principal, sur lequel nous opérons à risque marchand.

Je vous transmettrai ultérieurement le coût précis des raccordements et de l'effacement. C'est une part très significative des investissements d'Enedis et de RTE. Le coût du raccordement au kilowatt est plus élevé lorsque le raccordement est décentralisé. Ainsi, le raccordement d'une grande ferme solaire de 50 mégawatts au kilowatt est moins coûteux que celui d'un simple toit.

Concernant les propos que vous avez cités, je ne veux pas relancer une polémique inutile. Au fond, la mission d'EDF a toujours été de faire réussir l'industrie française. EDF elle-même est un groupe industriel : ce n'est pas une banque de subventions.

Si nos clients nous perçoivent comme des industriels et négocient des prix qui correspondent à notre production, nous pouvons obtenir les meilleurs prix possibles, qui sont tout à fait compétitifs à l'échelle européenne, et pour une durée longue qui permettra à nos contreparties industrielles d'investir.

Si, à l'inverse, les entreprises considèrent qu'EDF, en tant qu'entreprise publique, est un guichet supposé fournir des prix qui ne représentent pas la réalité de notre économie industrielle, nous ne pouvons satisfaire leurs attentes. Ce n'est pas à EDF de compenser l'écart sur le prix du gaz ! Cela reviendrait à subventionner les industriels, ce qui serait contraire au droit de la concurrence : nous fournirions alors des aides d'État non déclarées.

Ce débat ne concerne qu'un tout petit nombre d'entreprises qui imaginent que le rôle d'EDF est de subventionner leur décarbonation. Cela ne sera pas le cas, et mon successeur s'y opposera tout autant !

C'est l'Arenh qui a conduit EDF, entreprise industrielle totalement soumise à la concurrence, à vendre son électricité pour un montant inférieur des deux tiers à ses coûts, pendant treize ans. Aucun des industriels que vous mentionnez n'accepterait de travailler dans ces conditions une seule année ! Cette logique n'est pas soutenable. Si elle devait être envisagée une nouvelle fois, nous commencerions par réduire nos investissements et notre pays se retrouverait en déficit d'électricité commandable. C'est ce que j'appelais à éviter dans le texte que vous citez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La commission des affaires économiques du Sénat a créé une mission d'information sur l'avenir des concessions hydroélectriques. Je suppose que vous seriez opposé à l'instauration d'un Arenh hydroélectrique.

M. Luc Rémont. - Ce n'est pas l'appellation que je préférerais ! Cependant, n'oublions pas qu'il s'agit de lever un blocage juridique qui pèse depuis vingt ans sur l'ensemble des acteurs. Or il est déterminant de réinvestir dans ce secteur et de consolider la puissance commandable, nécessaire pour l'équilibre du système électrique, afin de mieux faire face aux pentes électriques.

EDF pourrait s'y atteler avec d'autres acteurs. Il serait compréhensible que nous devions vendre, dans un cadre structuré, une partie de cette électricité, tout en conservant la maîtrise industrielle du secteur. Il reviendra à mon successeur d'en déterminer les conditions.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur Rémont, je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du Medef : M. Patrick Martin, président ;
Mmes France Henry-Labordère,
directrice générale adjointe en charge des affaires sociales,
et Christine Lepage, directrice générale adjointe en charge de l'économie

(mardi 22 avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Patrick Martin, président, Mme France Henry-Labordère, directrice générale adjointe en charge des affaires sociales et Mme Christine Lepage, directrice générale adjointe en charge de l'économie du Medef, le Mouvement des entreprises de France.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le président, mesdames les directrices, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie, par ailleurs, de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête outre, bien entendu, vos fonctions au Medef.

M. Patrick Martin, président du Medef. - Je suis à la tête d'une entreprise qui entre, au vu de ses effectifs et de son chiffre d'affaires, dans le champ de votre commission d'enquête.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Martin, Mme France Henry-Labordère et Mme Christine Lepage prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux.

Le premier est d'établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi qu'à leurs sous-traitants.

Le deuxième est de déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, le troisième est de réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leur activité.

Quelle définition retenez-vous des aides publiques aux entreprises ?

Quel regard portez-vous, de manière générale, sur les aides publiques versées aux entreprises ? Leur lisibilité et leur accessibilité sont-elles assurées ?

Que pensez-vous du rôle de chef de file des régions en matière d'aides publiques aux entreprises ? La répartition des rôles entre collectivités territoriales vous semble-t-elle cohérente ? Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment contrôlées ? Quid de leur évaluation ?

Quel regard portez-vous sur les contreparties en termes d'emploi qui assortissent certaines aides ?

Enfin, quelles sont les propositions du Medef en lien avec les aides publiques aux entreprises ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Tout d'abord, vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Patrick Martin. - Je souhaite commencer par un rapide rappel de ce qu'est le Medef, qui réunit 200 000 entreprises employant 11 millions de salariés. Celles-ci sont de toutes tailles, de la très petite entreprise (TPE) jusqu'au plus grand groupe, et interviennent dans tous les secteurs d'activité, de l'industrie, du commerce, des services et de la distribution. À l'intérieur de ce large échantillon d'entreprises, on retrouve toutes celles qui intéressent votre commission d'enquête, en termes d'effectifs et de chiffre d'affaires, que ce soit des grands groupes à proprement parler ou des entreprises de taille intermédiaire. Ma propre entreprise fait partie de cet échantillon, puisqu'elle réalise un peu plus d'un milliard d'euros de chiffre d'affaires et emploie 3 000 salariés.

En termes de propos liminaires, je voudrais mentionner huit points.

Premièrement, ces aides publiques me semblent devoir être appréciées au regard d'un contexte concurrentiel et international qui se durcit. En effet, d'un pays à l'autre, l'on retrouve des dispositifs de soutien ou d'aide assez variés. Ainsi, nous avons tous en tête ce que les États-Unis ont fait d'assez efficace, avant même l'installation de l'administration Trump, sous la présidence de Joe Biden, en particulier avec l'Inflation Reduction Act (IRA), mais aussi la manière dont la Chine, de manière plus ou moins lisible, agit en soutien de ses entreprises. Je rappelle, en outre, les annonces du nouveau gouvernement allemand en matière de soutien et d'attractivité de son économie.

J'ai évoqué, à l'instant, la diversité des mesures de soutien qui peuvent être mises en place. À titre d'illustration, les Allemands ont instauré un système de tarification de l'électricité très favorable aux entreprises et, a contrario, beaucoup moins avantageux pour les ménages, puisque ces derniers acquittent un prix de l'électricité de 42 % supérieur à celui qui est pratiqué en France.

Mon deuxième point, sans aucun esprit polémique de ma part, est que je préfère parler de compensation plutôt que d'aide. Pourquoi ? Parce que, dans notre pays, nous avons une propension singulière, qu'il ne me revient pas de juger, des acteurs publics, de l'État et des collectivités locales à mener des stratégies très encadrées, voire interventionnistes, lesquelles peuvent, au cas par cas, fausser la rationalité économique. Dès lors, des mesures de compensation viennent corriger les effets pervers de certaines législations ou réglementations.

Il est important de noter que, déduction faite de ces aides, ou compensations, les prélèvements obligatoires qui pèsent sur les entreprises françaises et sociétés non financières représentent 10,5 % du produit intérieur brut. Ce taux est supérieur à celui de la quasi-totalité des pays concurrents et, pour la plupart, voisins. Je prends l'exemple de la Suisse, souvent considérée comme un pays uniquement financier. Elle l'est, mais elle a conservé un tissu industriel représentant 22 % de son produit intérieur brut, soit deux fois plus qu'en France. En Suisse, le taux moyen d'impôt sur les sociétés est de 19,65 %, tandis que les impôts de production ne représentent que 0,4 % du produit intérieur brut. À l'intérieur de l'Union européenne, l'Espagne a un taux d'impôt sur les sociétés de 25 % et les impôts de production y représentent 2 % du produit intérieur brut. Aux Pays-Bas, le taux d'imposition sur les sociétés est comparable à celui de la France, à 25,8 %, mais les impôts de production ne pèsent que 1,2 %. La Suède est le seul pays où les impôts de production sont sensiblement supérieurs à ceux de la France, à 10,5 % du produit intérieur brut, mais cela est dû au fait qu'ils y financent largement la protection sociale. En regard, le taux d'impôt sur les sociétés n'atteint que 20,6 %. Il est utile de prendre en compte ce panorama global pour apprécier ce qui est fait en France, de bien et de moins bien.

En troisième point, je rappelle que ces aides sont intrinsèquement conditionnées, puisqu'elles sont liées à un objet précis. Par exemple, on ne touche pas d'aide à l'apprentissage si l'on n'embauche pas d'apprentis. Soit dit en passant, j'ai un pronostic sombre sur l'effondrement du nombre d'apprentis du fait de la réduction desdites aides, ce qui démontrerait leur conditionnalité. Je pense aussi au crédit d'impôt recherche, ainsi qu'aux aides délivrées par France 2030, entre autres. Considérer que ces aides sont excessives en France me semble quelque peu abusif.

Vous avez certainement connaissance d'une étude de la fédération Syntec, qui regroupe toutes les professions de services à forte valeur ajoutée, selon laquelle la réduction des allègements de charges en France conduit à un différentiel de coût salarial de 8 milliards d'euros par rapport à l'Allemagne pour les métiers concernés. De manière globale, sur le système de protection sociale allemand, qui prévoit un plafonnement des assiettes de cotisation, on aboutit à un différentiel de 37 milliards d'euros entre la France et l'Allemagne. Ainsi, du point de vue du Medef, les aides liées aux allègements de charges ne gomment pas complètement, tant s'en faut, les distorsions avec des pays concurrents.

Mon quatrième point consiste à suggérer que, de la même manière qu'il est parfaitement légitime d'essayer d'apprécier l'efficacité de ces aides ou compensations, il conviendrait de s'interroger sur l'efficacité des impôts au regard de la performance économique, sociale, environnementale de notre pays, laquelle, à bien des égards, laisse à désirer.

Par exemple, l'impôt sur la fortune immobilière a un impact très négatif sur l'investissement locatif dans le logement, ce qui est l'une des composantes de la grave crise du logement que nous subissons en France. La contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) dont je rappelle que la suppression a été votée il y a bien longtemps déjà, a été qualifiée par le Conseil d'analyse économique d'« impôt stupide ». Quant à la taxation sur les complémentaires santé, de l'ordre de 14 % à ce jour et appelée, si j'ai bien compris, à augmenter encore, elle renchérit directement le coût du travail au même titre que le transfert vers ces mêmes complémentaires santé d'une partie de la prise en charge des indemnités journalières de sécurité sociale. N'oublions pas la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), qui pèse deux fois et demie plus sur l'industrie que sa part dans le PIB, ce qui en fait une machine à disqualifier l'industrie. Enfin, la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) ouvre un boulevard aux géants américains et, de plus en plus, chinois du e-commerce, et contribue à désertifier nos zones commerciales en centre-ville ou en proche périphérie.

Cinquièmement, je rappelle que la stabilité de l'environnement législatif et réglementaire, d'une manière générale, mais aussi spécifiquement s'agissant de ces dispositifs de soutien à l'économie, est un déterminant pour les entreprises. Le fait que, d'une année sur l'autre, ces dispositifs puissent être remis en cause, a fortiori dans le contexte très tendu sur le plan économique que nous vivons actuellement, est d'évidence un frein à la prise de décision en matière d'investissement comme en matière d'emploi. Le Medef, constant dans ses convictions, appelle à une stabilité de ces dispositifs.

Mon sixième point consiste à attirer votre attention sur une loi que vous avez votée vous-même, mesdames, messieurs les sénateurs, qui a repris fidèlement un accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur. Ce dernier a été fondé sur un diagnostic partagé avec les organisations syndicales, établissant que le partage de la valeur ne s'est pas déformé au fil des ans, a fortiori pas au détriment des salariés, et que la répartition de cette valeur est l'une des plus équitables du monde. En définitive, s'il y a eu une déformation, cela a été uniquement au bénéfice des impôts. Il a ainsi été établi, d'un commun accord avec les organisations syndicales, que le niveau des dividendes était resté assez stable, aux alentours de 4 % de la valeur ajoutée.

Mon septième point est de rappeler qu'il faut des rendements pour attirer des actionnaires. Or le rendement moyen des investissements en actions en France est de l'ordre de 3 %, ce qui, pour un placement à risque, ne paraît pas exagéré. Il convient de rappeler par la même occasion que les actions des sociétés cotées, qui méritent une grande attention, sont pour moitié détenues par des investisseurs étrangers.

La place de la France sur les marchés boursiers est relative. Ainsi, la capitalisation boursière de Paris, à l'instant où je vous parle, est de 2 174 milliards d'euros. C'est beaucoup, mais cela ne constitue que 3,5 % de la capitalisation boursière mondiale. À titre de comparaison, le New York Stock Exchange regroupe 32 000 milliards de dollars, soit 50 % de la capitalisation mondiale. La bourse de Shanghai représente, elle, 20 000 milliards de dollars. Il ne faut donc pas sous-estimer la volatilité de ces marchés et le fait que, dans ce panorama boursier mondial, Paris est une place secondaire. C'est une raison de plus pour être attentif à la rentabilité des investissements engagés dans les titres cotés en France.

Enfin, pour mon huitième point, sur un mode plus personnel, j'affirme une forme de sérénité dans mes propos. En effet, j'ai signalé précédemment que j'étais moi-même à la tête d'une entreprise intermédiaire, qui réalise un peu plus d'un milliard d'euros de chiffre d'affaires et emploie 3 000 salariés. C'est une entreprise familiale, bientôt bicentenaire, provinciale, avec son siège social à Bourg-en-Bresse depuis l'origine. Par les hasards de la généalogie, j'en suis, à la septième génération, l'actionnaire majoritaire.

Au moment de la pandémie, en 2020, l'entreprise a touché 2,6 millions d'euros au titre de l'activité partielle de longue durée (APLD), soit 2,4 % seulement de sa masse salariale, laquelle représente 108 millions d'euros, alors même que nos marchés industriels ou dans le bâtiment étaient à l'arrêt. Elle n'a rien perçu en 2021 au titre de l'APLD, parce qu'elle n'a rien demandé, et, ayant souscrit un prêt garanti par l'État (PGE) en 2020, elle l'a remboursé intégralement dès l'année suivante.

Cette même entreprise, non cotée, est en train de procéder à des rachats d'actions en vue d'une réduction de capital. Est-ce que c'est une manoeuvre sauvagement capitaliste ? Non. En effet, il se trouve qu'un actionnaire familial a mis sous pression les autres, dont moi-même, pour que nous vendions l'entreprise. L'entreprise aurait été vendue - les offres existaient - à un fonds d'investissement ou à un grand concurrent étranger. Pour désintéresser cet actionnaire et régler ce contentieux, qui a même pris une forme judiciaire au sein de l'actionnariat, il a été décidé d'une réduction de capital réservée.

En conclusion, le Medef est constant dans sa conviction selon laquelle nous gagnerions tous à simplifier ces dispositifs, à condition de veiller à ce que cela ne se fasse pas au détriment de la compétitivité de l'économie et des entreprises françaises. En effet, le problème de compétitivité me semble évident et ne se résume pas uniquement à la compétitivité prix ou coût, qui a tout de même son poids. Les 80 milliards d'euros de déficit commercial annuel de la France en sont une triste illustration.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de vos propos introductifs et je dois dire que je ne suis pas surpris. Nous ne vous auditionnons pas en tant que PDG de votre entreprise, raison pour laquelle je mettrai votre huitième point de côté, même si nous vous remercions de cette illustration.

En tant que président du Medef, vous êtes extrêmement proactif et faites de la politique, ce qui n'est pas un gros mot pour moi. Vous intervenez fortement dans le débat politique, notamment dans le contexte actuel de guerre commerciale avec les États-Unis et de questions sociales en France, entre le conclave sur les retraites, qui n'aboutira probablement pas à grand-chose, et la recherche de 40 milliards d'euros d'économies, le tout dans le cadre d'une économie de guerre. Il est donc légitime d'avoir ces débats politiques et sociaux, et il est normal que des chefs d'entreprise et une organisation patronale comme la vôtre interviennent dans le débat.

En outre, on oublie, alors que les discussions sont souvent caricaturées et hystérisées, que le débat démocratique, c'est la dispute organisée. On peut donc être en désaccord, se le dire, s'affronter argument par argument, mais aussi trouver des points de convergence. C'est ce que nous essayons de faire depuis le début, y compris entre le président et le rapporteur de cette commission d'enquête - vous aurez noté que nous n'avons pas la même étiquette politique.

Le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky du Sénat a décidé de cette commission d'enquête dans un contexte social précis. Ainsi, au mois de novembre dernier, au sein de grands groupes, notamment Michelin et Auchan - dont nous avons auditionné les PDG -, dans le cadre de 300 plans sociaux ou de licenciements, environ 300 000 emplois ont été menacés ou supprimés.

Olivier Rietmann, qui est aussi président de la délégation sénatoriale aux entreprises, pourrait également parler des défaillances, qui touchent surtout les petites et moyennes entreprises. Ce qui suscite le débat dans la société, c'est le fait que les grandes entreprises bénéficient d'aides publiques parfois importantes, versent des dividendes parfois élevés, utilisent le rachat d'actions pour augmenter artificiellement le cours de l'action, parfois deux ou trois fois dans l'année, et, dans le même temps, détruisent de l'emploi. Cela soulève des interrogations, de l'émotion, de la colère, de l'indignation. Il est nécessaire d'avoir un débat public sur ces questions et que le Parlement s'en saisisse.

Ainsi, le PDG de TotalEnergies, M. Pouyanné, a déclaré que pendant la crise Covid, il n'avait pas voulu toucher d'argent public, car il souhaitait verser des dividendes. Il a ajouté que, sur une période donnée, si des entreprises touchaient des aides pour traverser la crise, il serait partisan qu'elles ne versent pas de dividendes. Or majoritairement, elles ont continué à le faire. Y a-t-il une réflexion au sein du Medef sur ces sujets ? Dans un climat social lourd, des questions vont continuer à se poser, notamment sur le bon emploi de l'argent public.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ajoute une précision : quelques entreprises, comme TotalEnergies, ont préféré ne pas avoir recours aux aides publiques et continuer à verser des dividendes. Une majorité ont touché les aides publiques tout en diminuant sensiblement, de 20 à 40 %, les dividendes versés. Enfin, certaines entreprises auditionnées ont effectivement touché des aides publiques et versé des dividendes sans diminuer ceux-ci, mais ce phénomène me semble marginal. Reconnaissons une vraie prise de responsabilité au niveau des grandes entreprises, avec un effet, dans la plupart des cas, sur le versement de dividendes. Néanmoins, il est vrai que certaines entreprises ayant touché des aides ont continué à verser des dividendes à hauteur de ce qui se faisait avant le Covid. Tel est le ressenti des auditions passées.

M. Patrick Martin. - Je comprends l'émotion, les interrogations, voire, selon les cas, la colère que cela peut susciter. Voilà une raison supplémentaire d'éclairer ce débat autant que possible.

Certaines entreprises sont-elles en difficulté du fait qu'elles ont distribué des dividendes, alors même qu'elles avaient reçu des aides ? Peut-être, mais je n'en connais pas. Prenons le cas du secteur de la distribution en détail, avec Casino et Auchan, mais nous pourrions aussi citer Casa, ou encore C&A. Ces entreprises sont confrontées à des difficultés, parfois de manière violente et brutale, en tout cas imprévisible, en raison d'une évolution profonde de leur modèle économique. Je précise au passage que certains grands acteurs du e-commerce, que j'ai évoqués tout à l'heure, bénéficient d'une certaine manière d'aides au travers de la fiscalité et des tarifs postaux, quand elles ne sont pas aidées - je reste très prudent, car de telles aides sont difficiles à identifier - par le gouvernement de leur pays d'origine. Le marché de ce secteur est déprimé, et les entreprises concernées sont ainsi confrontées à de nouveaux modes de commerce, parfois inéquitables et qui remettent en cause leur équilibre économique.

Dans le cas de l'automobile, j'assume le commentaire selon lequel la Commission européenne a commis une grave erreur stratégique en ne mesurant pas les conséquences économiques, sociales et territoriales de ses décisions sur la motorisation thermique. Le raz-de-marée d'importations, dont on sait d'où elles viennent, déstabilise complètement ce modèle. Très sincèrement, je n'ai pas connaissance de dirigeants de grands groupes automobiles, ni même, en amont ou en aval, de sous-traitants équipementiers de premier, deuxième, troisième rang, qui avaient mesuré à quel point la filière automobile européenne serait déstabilisée. Or on trouve, parmi les 70 000 défaillances d'entreprises vers lesquelles on se dirige en 2025, de plus en plus d'entreprises de ce secteur.

J'ai parlé du retail, la distribution auprès du grand public en bon français, et de l'automobile. Il en va de même pour d'autres secteurs d'activité. Ainsi de la sidérurgie, qui est complètement déstabilisée, du fait d'une sous-consommation couplée à une offensive très résolue de la part de concurrents, en particulier chinois. Attribuer à des dirigeants de ces entreprises des comportements irrespectueux, voire coupables, en leur reprochant d'avoir cherché des aides et distribué des dividendes alors même que leurs entreprises étaient en difficulté me paraît être un raccourci. Les réalités économiques, de plus en plus brutales et rapides, sont à l'origine de l'essentiel des difficultés que ces entreprises connaissent.

Sur les politiques de distribution de dividendes, j'ai bien entendu les propos de la plupart des chefs d'entreprise que vous avez auditionnés. Je ne commenterai pas les déclarations de Patrick Pouyanné, lequel a le mérite de la cohérence. Je voudrais simplement rappeler que l'Association française des entreprises privées (Afep), alors que les aides les plus importantes ont été distribuées au moment de la pandémie, s'est appliqué un code de bonne conduite, une prescription visant à limiter le montant des dividendes. Je crois savoir qu'il a été essentiellement respecté. Le code Afep-Medef, qui relève de la soft law, prévoit un certain nombre de conditions, notamment sur la gouvernance et les politiques de rémunération des groupes cotés. L'échantillon que couvre votre commission d'enquête comprend entre 800 à 1 000 entreprises, dont toutes ne sont pas cotées. J'ai la conviction que la très grande majorité d'entre elles n'ont pas eu de comportement abusif au regard de ce que vous pointez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pense qu'une majorité d'entreprises jouent le jeu. Ce n'est pas là-dessus que porte la question, et il ne s'agit ni de parler d'un complot ni d'employer un ton accusateur.

Je souhaite prendre deux cas en exemple. Tout d'abord, Sanofi a reçu un milliard d'euros d'argent public en dix ans rien qu'au titre du crédit d'impôt recherche (CIR). Dans le même temps, on observe une diminution des emplois en matière de recherche, que j'estime à 3 500 postes, quand Sanofi parle de 1 200 postes. Quoi qu'il en soit, il y a une diminution sensible de l'emploi, alors que l'efficacité reste à démontrer au cours des dix dernières années. Par exemple, pendant la crise du covid, Sanofi n'a pas été parmi les premiers à trouver un vaccin... Cela peut interroger au regard de l'argent public dépensé : il n'a pas bénéficié à l'emploi et son efficacité industrielle reste à démontrer.

Je citerai un second exemple, dans la grande distribution, avec Carrefour. Sur les six ans d'existence du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), l'entreprise a bénéficié de 2 milliards d'euros d'argent public au titre de ce dispositif et des exonérations de cotisations sociales, alors qu'elle a réalisé 3,5 milliards d'euros de bénéfices et distribué 2 milliards d'euros de dividendes. Sans les aides publiques, le résultat net aurait été de 1,5 milliard d'euros. On peut donc imaginer que les dividendes versés aux actionnaires auraient été moindres.

Ces deux cas, sans volonté de cibler qui que ce soit, justifient le fait que la représentation nationale s'interroge. Nous acceptons l'idée que les entreprises soient accompagnées avec de l'argent public, mais nous devons nous assurer qu'elles n'en profitent pas pour nourrir les dividendes ou participer à la destruction d'emplois. Notre collègue Daniel Fargeot a développé l'idée de soustraire des résultats, pour le versement des dividendes, le montant des aides. Cette piste de réflexion alimentera notre débat.

M. Patrick Martin. - L'entreprise Carrefour étant cotée, son actionnariat est très dilué et comporte une bonne part d'actionnaires étrangers. Je reste prudent dans mon commentaire, mais le cours de bourse de Carrefour ne s'est pas revalorisé ces dernières années. Dans ces conditions, comment peut-on attirer et fidéliser des actionnaires d'une société cotée ayant, pour des raisons de marché essentiellement, une telle performance économique, donc boursière - cela est vrai de beaucoup d'autres enseignes de la grande distribution -, sans leur distribuer de dividendes ? C'est une question de rationalité économique. À juste titre, les actionnaires français ou étrangers, sans plus-value ni distribution de dividendes, pourraient être amenés à vendre leurs actions. Or plus on vend d'actions, plus le cours du titre se dégrade, ce qui entraîne un cercle vicieux. Il faut prendre en compte la logique de l'actionnaire, qu'on l'apprécie ou non.

S'agissant de Sanofi, l'entreprise a fait et va faire des annonces importantes d'investissement en Europe et en France. Alors que la France ne représente plus que 6 ou 7 % du chiffre d'affaires de Sanofi, le groupe y maintient un quart de son effort d'investissement en recherche et développement et la même proportion de ses chercheurs. J'espère que c'est par patriotisme, même si l'actionnariat de Sanofi est lui aussi très internationalisé, sans même parler de sa concurrence. Il y a de bonnes raisons pour que ses effectifs soient maintenus en France. Prenons donc en compte la logique des actionnaires, qui ne sont par définition pas captifs d'une société cotée en bourse, et conservons une vision d'ensemble.

Par ailleurs, ces aides ou ces compensations publiques, si on parle de salaires, ne conduisent pas à ce que la France soit un pays de dumping social. Je redis qu'il s'agit de la correction d'un système qui s'est construit au fil des ans, je dois le reconnaître, bien souvent avec l'assentiment du patronat, parfois même sur son initiative. Cela a conduit à une structure des coûts salariaux, des circuits de distribution et des compensations assez illisible, donc à des comportements parfois irrationnels. J'ai évoqué la rationalité économique tout à l'heure : les travaux confiés à MM. Bozio et Wasmer aboutissent peu ou prou à la même conclusion.

Je répète ce que j'ai dit en introduction : nous sommes tout à fait ouverts à ce que tout cela soit revisité, tant en termes de modalité de financement qu'en termes d'équilibre des aides, lorsqu'elles existent. Ces éléments étaient dans la feuille de route de MM. Bozio et Wasmer, qui n'ont pu mener leurs travaux jusqu'à leur terme, pour éviter les effets de seuil et les trappes à bas salaire, qui existent de tous côtés, par exemple entre les revenus du travail et la prime d'activité.

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis convaincu que, lorsqu'une grande entreprise cotée est en difficulté, ce qui lui permet de continuer son activité, c'est le soutien de ses investisseurs. Or si elle ne répond plus aux attentes de ces derniers, si les investisseurs partent, l'entreprise est morte. Le soutien de ses investisseurs passe aussi par la distribution de dividendes, qui sont la rémunération de la prise de risque.

Je ne pense pas qu'on puisse établir une relation étroite entre la difficulté rencontrée par une entreprise, les aides publiques et les dividendes, ce qui n'est pas forcément le cas pour la délocalisation ou les licenciements. Ce qui permet à l'entreprise de tenir malgré les orages, c'est la confiance que lui portent les investisseurs.

M. Patrick Martin. - Je me permets de rebondir sur votre propos en citant deux exemples. Nous avons un fleuron industriel et scientifique français absolument extraordinaire avec Air Liquide, dont je souligne que le capital est extrêmement morcelé et dont les principaux actionnaires, hormis le fonds d'investissement des salariés eux-mêmes, sont dorénavant étrangers. Pourquoi Air Liquide a-t-il, en termes d'image, en termes de performance, ce standing ? C'est parce que l'entreprise a de longue date une politique de distribution qui rassure les investisseurs, au-delà de sa performance intrinsèque absolument remarquable. J'ai visité une nouvelle usine d'Air Liquide à Shanghai il y a trois semaines, qui m'a paru très impressionnante : être mondialisé a ses avantages.

À l'inverse, la situation de British Steel, en Grande-Bretagne, est dramatique. Au sein de cette entreprise chinoise, comme son nom l'indique, des actionnaires n'ont pas joué le jeu de l'entreprise. Le marché de l'acier, qui, à travers toute l'Europe, est déstabilisé par des intrants, en particulier chinois, mais également indiens. Le manque d'un actionnariat robuste, stable et en soutien d'une direction qui elle-même a une stratégie de moyen ou de long terme, donne de tels résultats. D'un point de vue stratégique ou en termes de souveraineté pour le pays, cela peut même avoir un effet très déstabilisant.

M. Olivier Rietmann, président. - Contrairement à un patron français, un actionnaire international n'a aucune raison d'être patriote. C'est la rentabilité qui compte.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il subsiste ainsi un désaccord profond. En effet, l'actionnaire qui vient soutenir l'entreprise, qui apporte des fonds, qui souhaite développer des projets, n'existe plus. Moins de 3 % des investisseurs correspondent à ce profil ! Je ne parle pas de l'entreprise familiale qui a sept générations d'actionnaires, comme la vôtre, monsieur Martin. Mais aujourd'hui, vous avez raison, même des entreprises sous pavillon français sont en majorité détenues par des capitaux étrangers.

Par exemple, M. Menegaux, PDG de Michelin, nous a dit en audition que 75 % de ses actionnaires étaient étrangers et que 9 % de son chiffre d'affaires et 16 % de ses effectifs étaient encore en France. Il est vrai que le siège social y reste.

Le problème est que les très grandes entreprises ne sont plus soutenues par des actionnaires qui apportent du cash et veulent investir dans la durée, mais par des actionnaires qui cherchent la rentabilité, notamment à court terme. Je pense que nous vivons sur un mythe qui n'est plus la réalité, du moins pour ces très grandes entreprises. Toutes les études le montrent.

Louis Gallois, en audition, a évoqué le rachat d'actions, qu'il considère comme une « perversion » du système. Partagez-vous ses propos ? Je parle du rachat d'actions qui a pour objet d'augmenter artificiellement le cours en bourse.

M. Patrick Martin. - Le rachat d'actions intéresse parfois les salariés eux-mêmes, la France étant le pays d'Europe où l'actionnariat salarié est le plus développé.

M. Olivier Rietmann, président. - Certaines opérations de rachat d'actions permettent une redistribution aux salariés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela permet de ne pas débattre des salaires.

M. Daniel Fargeot. - Mais non !

M. Patrick Martin. - Les deux ne sont pas mutuellement exclusifs.

Je rappelle qu'il existe quelques grandes familles capitalistes françaises impliquées dans des groupes magnifiques, qui sont des références mondiales, et qui jouent parfaitement le jeu. La famille Peugeot s'est diluée dans Stellantis, mais elle n'a pas vendu ses actions. La famille Bettencourt-Schueller reste l'actionnaire de référence de ce magnifique groupe qu'est L'Oréal, sans oublier des participations au sein de Nestlé. M. Bernard Arnault a plutôt racheté des actions qu'il n'en a vendues dans son groupe. Réjouissons-nous donc d'avoir de grands actionnaires patrimoniaux qui restent constants dans leur attachement.

En ce qui concerne les rachats d'actions, si l'on peut mettre de côté des cas particuliers, ces derniers sont tout de même assez nombreux, du désintéressement d'un actionnaire qui veut se dégager au rachat d'actions en vue de leur distribution au personnel, via l'attribution gratuite d'actions en particulier.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En général cela bénéficie aux plus hauts cadres dirigeants. Quand un ouvrier touche dix actions, le haut cadre en recevra 10 000, voire plus.

M. Patrick Martin. - Il y a tout de même 3,5 millions de salariés actionnaires en France, essentiellement à la suite de programmes de distribution d'actions gratuites.

Cela me donne l'occasion de mentionner que, dans le cadre de l'accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur, il avait été imaginé, ce qui a été repris dans la loi, que des actions dites fantômes puissent être créées. Cela permettait d'éviter, dans les entreprises patrimoniales, un problème assez sensible. Or la loi a considérablement diminué la portée de la mesure en en plafonnant le montant, de sorte que ce dispositif auquel on croyait beaucoup et que les syndicats avaient validé ne connaît pas le succès qu'il aurait pu et dû avoir, pour mieux associer les salariés à la performance de l'entreprise.

Je ne commenterai pas les propos de Louis Gallois, pour lequel j'ai le plus grand respect. Dans certaines circonstances, l'entreprise se doit de soutenir son cours de bourse si elle ne veut pas être vulnérable à une offre publique d'achat (OPA) ou partir vers des horizons inconnus. Il est des rachats d'actions qui, me semble-t-il, n'obèrent ni la robustesse ni la stratégie des entreprises qui les pratiquent.

Il peut arriver qu'une entreprise soit en excédent de trésorerie. Que faut-il alors qu'elle fasse ? Le placer sur le marché monétaire est une option envisageable. En restituer une partie aux actionnaires en soutenant le cours de bourse au travers des rachats d'actions l'est également. Je me garde d'avoir une opinion de principe sur ces comportements. La réalité, c'est que les entreprises investissent et ne procèdent pas, par exception, à des rachats d'actions quand elles ont des opportunités de marché qui les poussent à investir, étant entendu que le rendement est meilleur en investissant qu'en rachetant des actions.

Je vais peut-être vous choquer, mais introduire de la morale dans ce type de comportement peut mener très loin.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne suis pas choqué, mais je n'ai pas compris. Que vient faire la morale dans ces questions ?

M. Patrick Martin. - Il serait coupable ou répréhensible d'utiliser une trésorerie dont elle n'a pas l'usage, sans mettre son activité ou sa stratégie en péril, pour procéder à des rachats d'action. Mais à quel titre peut-on dénoncer une telle attitude, si ce n'est la morale ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reprends les propos de Louis Gallois, qui parle de perversion du système. Selon le libéral qu'il est, le comportement d'une entreprise qui rachète des actions, les détruit et augmente artificiellement le cours des actions restantes demeure une perversion. Il n'a pas parlé de morale. Peut-être est-ce une question d'éthique.

J'en viens à mes deux dernières questions. Vous avez déclaré que la politique de l'offre en France avait créé deux millions d'emplois au cours des dernières années et participé à la stabilité, avant le déficit budgétaire que nous connaissons aujourd'hui. Cependant, des études d'économistes et un chiffrage de la Banque de France - nous ne parlons donc pas d'ultragauche - estiment que la politique de l'offre aurait créé entre 100 000 et 240 000 emplois, soit entre 20 et 10 fois moins que ce que vous estimez. Cela renvoie aux déclarations de Pierre Gattaz, l'un de vos prédécesseurs, qui avait promis, pin's à l'appui, un million d'emplois grâce à 100 milliards d'euros de CICE sur 6 ans. Or le dernier rapport de France Stratégie parle de 100 000 à 120 000 emplois créés. On est donc loin du million promis.

Pourtant, nous parlons bien de politique de l'offre. Ne pensez-vous donc pas que cette dernière, au regard du décalage entre les déclarations et les résultats, est, finalement, un échec ?

M. Patrick Martin. - Je ne pense pas qu'elle ait été - car cette politique de l'offre est suspendue, quand elle n'est pas remise en cause - un échec. Mais je conviens qu'il est à peu près aussi difficile d'établir le nombre de créations d'emplois liées à cette politique de l'offre que celui qui est issu de l'instauration des 35 heures.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Des rapports, notamment produits par l'ancêtre de France Stratégie, indiquent que les 35 heures ont permis de créer 500 000 emplois. C'est la dernière fois qu'on en a créé autant en France.

Certains, au Sénat, sont des pourfendeurs des 35 heures, mais la réalité, ce sont ces 500 000 emplois. Or le CICE n'a permis de créer que 100 000 emplois, quand un million d'emplois étaient promis. Quant aux sept dernières années, je n'avais pas compris que nous étions sortis de la politique de l'offre pour entrer dans une économie néomarxiste... Toujours est-il que vous annonciez deux millions d'emplois, alors que le rapport de la Banque de France mentionne plutôt 100 000 à 240 000 créations.

Pourquoi donner une estimation de deux millions si vous dites vous-même que ce nombre est complexe à déterminer ? Louis Gallois dit la même chose sur le CICE : selon lui, il était question, non d'emploi, mais de compétitivité, qui ne s'évalue pas.

M. Patrick Martin. - Peut-être est-ce un hasard du calendrier, mais l'on ne peut déconnecter complètement cette politique de l'offre des performances plutôt satisfaisantes qu'a enregistrées la France depuis qu'elle a été mise en oeuvre. En termes de croissance, d'investissements et de créations d'emplois, la vision d'ensemble est plutôt satisfaisante pour la France.

J'évoquais tout à l'heure l'effet tout à fait récessif qu'aura le retrait des aides à l'apprentissage sur le nombre de contrats d'apprentissage. Je crois que, à ce jour, on est d'ores et déjà sur une baisse du nombre de contrats de 20 à 30 %, certes sur la période du début de l'année, assez peu probante. Il faut y être très attentif.

Je veux revenir sur la stratégie américaine d'attractivité, qui ne date pas de Donald Trump - d'ailleurs, je ne suis pas sûr que les dernières annonces du président Trump aillent dans le sens de l'attractivité du territoire américain. Je fais référence à l'Inflation Reduction Act, ce programme de subvention massive de l'industrie. Il a transformé les États-Unis, conjugué avec d'autres éléments - je pense au prix de l'énergie en particulier -, en une véritable pompe aspirante pour les investissements internationaux. Enfin, j'écoute attentivement ce qu'annonce M. Merz, en Allemagne, pour son futur gouvernement, avec l'accent mis sur l'attractivité et la compétitivité, au travers de mesures fiscales et sociales, qui ne me paraissent d'ailleurs pas du tout être antisociales, tant s'en faut.

Pour tenir son rang, notre pays, dont je suis convaincu qu'il a les moyens de la réussite, ne peut pas se déconnecter de ce qui se passe ailleurs. J'évoquais tout à l'heure le différentiel de charges sociales entre la France et l'Allemagne, qui est assez impressionnant. Pourquoi l'Allemagne a-t-elle conservé un niveau d'industrie aussi élevé, c'est-à-dire avec une proportion deux fois plus haute de son PIB que ce que nous voyons la France ? C'est multifactoriel, dirait-on. Je ne vous ferai pas l'affront, monsieur le rapporteur, de dire que les sujets de simplification, ou plutôt de complexification, sont étrangers à cette situation. Sans en savoir mesurer les effets au millimètre près, je suis tout à fait affirmatif, y compris en tant que chef d'entreprise. En résumé, tout cela a été très stimulant pour les entreprises françaises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes très habile. Nous vous apprécions parce que vous faites beaucoup de politique.

Vous aviez déclaré que la politique de l'offre créerait deux millions d'emplois, et je vous ai rappelé que la Banque de France estimait un résultat dix à vingt fois moindre. Nous sommes donc bien d'accord : la politique de l'offre, sous Emmanuel Macron, n'a pas créé deux millions d'emplois.

M. Patrick Martin. - La politique de l'offre, qui a commencé avant Emmanuel Macron...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien sûr ! Je rappelle que votre prédécesseur avait promis un million d'emplois grâce au CICE.

M. Patrick Martin. - Parmi les composantes de la fiscalité, l'on retrouve les coûts salariaux, dont l'écart avec des pays concurrents a été pour partie résorbé par le CICE. Une autre est la fiscalité. Or la France n'est certainement pas devenue un paradis fiscal. En termes d'impôt sur les sociétés, elle s'est simplement alignée sur la moyenne européenne. Cependant, en ce qui concerne les impôts de production, on est encore loin du compte. Je rappelle que les entreprises françaises supportent des impôts de production équivalant à 3,5 % du produit intérieur brut, contre 0,7 % en Allemagne. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, je ne peux m'empêcher de penser que ce n'est pas indifférent dans le décrochage industriel de la France.

Les salaires sont élevés en Suisse, mais le coût de la protection sociale y est sensiblement moindre, de même que les impôts, de production et les impôts en général. On constate ainsi, de manière contre-intuitive, que ce pays, qui n'est pas majeur, de par sa superficie et sa population, a réussi à conserver une industrie d'excellence très exportatrice dans la mécanique ou dans la chimie. Or les déterminants de cette performance de la Suisse tiennent beaucoup aux coûts salariaux et à la fiscalité. À nouveau, les mêmes causes produisant les mêmes effets, j'affirme que la politique dite de l'offre a contribué à une performance de la France meilleure que celle des années précédentes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous devrions avoir un débat sur le modèle social, car il est aussi un élément de compétitivité et d'attractivité. Il vaut mieux avoir des salariés bien formés, bien soignés et mieux payés que des salariés chinois, indiens ou bangladais.

Je souhaite vous interroger sur le crédit d'impôt recherche. Selon le dernier rapport de la Cour des comptes, qui date de 2019, il profite plus aux grandes entreprises qu'aux PME, les premières recevant proportionnellement plus d'argent à ce titre qu'elles ne paient d'impôts sur les sociétés. En effet, plus une entreprise est grande, plus elle a recours à des schémas d'optimisation fiscale, comme l'IP Box pour les brevets, qui permettent de réduire le taux de l'impôt sur les sociétés. Certaines entreprises sont même largement subventionnées et ne paient pas d'impôt sur les sociétés en France.

Par exemple, en 2019, quelque 3 milliards d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) ont été attribués aux grandes entreprises, tandis que l'ensemble des PME n'a reçu que 1,9 milliard d'euros. Or la Cour des comptes révèle que, pour 1 euro d'argent public donné aux grandes entreprises, l'effet d'entraînement est de 0,40 euro. En revanche, pour les moyennes entreprises, l'effet d'entraînement est de 1 euro, et, pour les petites entreprises, il atteint 1,40 euro.

Êtes-vous en faveur de la concentration du CIR au bénéfice des petites et moyennes entreprises, plutôt que des grandes ? Seriez-vous favorable à une limitation du CIR à une proportion du volume dépensé ? Ainsi, on observe habituellement que le CIR atteint entre 5 et 7 % des dépenses de recherche et développement, alors que, dans deux groupes, il dépasse les 50 %. On pourrait donc envisager un plafonnement, par exemple à 10 %.

Par ailleurs, nous avons appris que le crédit d'impôt recherche pouvait être attribué au titre d'activités menées dans l'Union européenne ou en sous-traitance. Ne devrait-on pas prévoir comme condition d'attribution du CIR l'industrialisation du brevet en France, en totalité ou en grande partie ? Par exemple, dans le domaine des microprocesseurs, nous venons d'apprendre qu'un produit développé pendant plusieurs années serait industrialisé en Chine.

M. Patrick Martin. - Limiter encore le bénéfice du crédit d'impôt recherche pour les grandes entreprises conduira-t-il à ce que les PME l'utilisent plus ? De mon point de vue, non, parce qu'à ce jour rien n'interdit à une PME ou une entreprise de taille intermédiaire (ETI) d'y recourir. En revanche, cela renvoie à une autre considération : monter un dossier de crédit d'impôt recherche est horriblement compliqué.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes d'accord.

M. Patrick Martin. - L'effet en est assez dissuasif pour beaucoup de PME et d'ETI. Si d'aventure le système était simplifié, peut-être aurait-on un meilleur équilibre entre les différents types de populations. Enfin, si l'on raisonne en nombre d'entreprises, 84 % des bénéficiaires du crédit d'impôt recherche restent des PME. Le dispositif a quand même été sérieusement écrêté, au-delà de 100 millions d'euros, pour les grandes entreprises.

J'en profite pour rappeler l'existence d'un dispositif mieux adapté aux petites et moyennes entreprises : le crédit d'impôt d'innovation (C2I). Cependant, pour des raisons que nous ignorons, sa consommation a atteint un plafond depuis des années. On peut s'en réjouir pour les finances publiques, mais cela signifie que le dispositif n'est peut-être pas aussi séduisant ou convaincant qu'il devrait l'être. Ainsi, 250 à 300 millions d'euros sont consommés au titre du crédit d'impôt d'innovation.

M. Olivier Rietmann, président. - Le dispositif se diffuse difficilement parmi des entreprises concernées.

M. Patrick Martin. - Ensuite, la traduction en investissement du recours au CIR, y compris en dehors du territoire français, relève à mon avis de différentes logiques, à commencer par le rapprochement des entreprises concernées de leur marché. Vient ensuite le sujet, central, de la compétitivité industrielle de la France. C'est une chose de découvrir un produit intéressant, c'en est une autre de le mettre sur le marché.

En effet, jusqu'ici, il est une partie prenante dont nous n'avons pas parlé : le client. Le client final, qu'il soit en B2B ou en B2C, c'est-à-dire qu'il s'agisse d'une entreprise ou d'un consommateur, est-il prêt à payer plus cher au seul motif que le produit inventé sur le territoire national serait produit sur le même territoire ? Je n'en mettrais pas ma main à couper. Chacun doit gérer ses propres contradictions, ce qui vaut aussi pour les chefs d'entreprise.

Enfin, les brevets, donc leurs redevances, doivent rester sur le territoire national, car cela importe en termes de souveraineté et de rendement. Or on peut comparer ce qui existe en France et dans des pays voisins, notamment le coût des chercheurs. Ainsi, ce dernier est 30 % plus bas en Espagne, sans parler de la Chine. Dans ce pays, les salaires sont d'ailleurs en train de flamber pour les profils les plus qualifiés, ce qui, à l'échelle de la Chine, équivaut tout de suite à des centaines de millions de personnes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela a beaucoup monté, en effet, pour l'encadrement.

M. Patrick Martin. - Ce débat mérite d'être mené, mais il faut véritablement prendre en compte ce qui existe dans les pays voisins, ainsi que les coûts complets, en tenant compte des aides publiques, des coûts industriels et salariaux... J'y aspire sincèrement et résolument.

Sans cela, on risquerait d'augmenter les capacités de production en France pour, dans certains cas, ne pas avoir de clients. Cela vaut pour les médicaments : je renvoie au courrier adressé aux autorités européennes par les grands laboratoires pharmaceutiques implantés en Europe, qui ne sont pas nécessairement d'origine européenne. La politique de tarification du médicament impose parfois aux laboratoires de délocaliser leur production, car leur vocation n'est pas de produire à perte. Le sujet me semble beaucoup plus complexe que cela.

M. Olivier Rietmann, président. - Il n'y a qu'un seul grand pays où les ingénieurs coûtent beaucoup plus cher qu'en France : les États-Unis. Ainsi, les entreprises américaines viennent installer leurs activités de recherche et développement en France pour bénéficier d'ingénieurs de très haut niveau, car elles reconnaissent que nos ingénieurs sont très bien formés et moins chers que leurs homologues américains. Pour le reste, un ingénieur en France coûte effectivement plus cher que dans les pays voisins.

M. Daniel Fargeot. - Monsieur Patrick Martin, vous évoquez davantage des compensations que des aides publiques, certainement par rapport au coût des prélèvements fiscaux et sociaux très élevés en France. Il serait nécessaire, selon vous, de simplifier les dispositifs d'aide sans réduire la compétitivité, car cette dernière est essentielle, tout comme la souveraineté. Vous soulignez également des distorsions liées aux aides publiques entre pays concurrentiels européens et posez la question de la stabilité des dispositifs réglementaires et législatifs, qui est plus que nécessaire, ce qui ne serait pas le cas aujourd'hui dans les politiques publiques.

Le contexte économique et industriel est inflammable. Pour autant, le climat social dans les entreprises est apaisé, à un plus bas historique, malgré l'inflation et la question du pouvoir d'achat. Serait-ce le calme avant la tempête ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Depuis des années, l'État consacre des sommes substantielles aux aides publiques aux entreprises sous diverses formes : exonérations, crédits d'impôt, compensations... Cependant, ce système nous paraît peu lisible, peu évalué et, surtout, largement déconnecté de critères d'efficacité et de conditionnalité. Or le Medef a largement soutenu ces dispositifs, insuffisamment ciblés, peu équitables et non assortis de véritables obligations. Avez-vous des propositions concrètes pour que ces aides soient plus justes, plus efficaces et conditionnées à des engagements mesurables, ou bien considérez-vous que le statu quo est acceptable ?

M. Marc Laménie. - Votre exposé en huit points, particulièrement pédagogique, suscite certaines interrogations.

Vous avez rappelé le grand nombre de salariés - 11 millions -, employés par les entreprises, petites et grandes, que vous représentez. En ce qui concerne l'apprentissage, alors que certaines entreprises ont du mal à recruter et qu'il est indispensable de susciter des vocations, cet aspect est-il réellement pris en compte au niveau des financements de l'État et de l'Union européenne ?

Ensuite, comment les financements provenant des collectivités territoriales, principalement les intercommunalités et les régions, sont-ils gérés ?

Enfin, je voudrais aborder le sujet de la constitution des dossiers, qui peut être très difficile pour certaines entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Un examen attentif révèle une pléthore d'aides publiques en France, destinées à pallier les difficultés des entreprises en matière de coûts salariaux, notamment. Cependant, malgré ces aides, nous nous dirigeons vers 70 000 défaillances pour l'année 2025, alors que 67 000 avaient déjà été enregistrées en 2024. Cela signifie donc que ce qui existe n'est pas suffisant.

Cependant, les aides publiques ont-elles réellement pour vocation, ce qui relève d'un choix politique, de rendre nos entreprises plus compétitives ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une volonté de les orienter dans le sens de certaines politiques, comme la décarbonation ? On ferait alors fi de la volonté de les rendre plus compétitives, pourvu qu'elles agissent dans le sens souhaité. Mis à part les exonérations de cotisations, les aides sont destinées à inciter les entreprises à adopter certaines orientations, quitte à les rendre moins compétitives. Cela m'est revenu à l'esprit lorsque le ministre de l'économie et des finances, récemment nommé, déclarait que la préoccupation prioritaire des entreprises dorénavant était la transition écologique, quitte à ce qu'elles acceptent une moins grande rentabilité. Allez l'expliquer à des chefs d'entreprise et, surtout, à leurs investisseurs... N'y a-t-il pas là une erreur de paradigme ?

M. Patrick Martin. - J'ai mentionné, à tort, la morale ; allons-nous maintenant parler de philosophie ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - La philosophie, ce n'est pas la même chose...

M. Patrick Martin. - Il est vrai qu'il y a un interventionnisme croissant et une volonté de pilotage très fin, y compris dans les stratégies des entreprises, au titre de politiques publiques. Est-ce efficace, à la fin ? Je n'en suis pas absolument convaincu. Les entreprises françaises et, sans doute, européennes sont d'accord pour que, avec le politique, nous nous fixions des objectifs ambitieux, en particulier environnementaux. Cependant, nous souhaitons que le législateur ou les administrations nous laissent naviguer dans le cadre de ces objectifs, avec par exemple la neutralité technologique.

Je vais citer l'exemple de l'obligation, au titre de la loi Climat et Résilience, de rénovation thermique des logements, laquelle posait problème dès l'origine. Nous avons évidemment en commun la finalité de cette disposition. Cependant, nous n'en approuvons pas du tout les modalités et constatons qu'il se produit un effet d'éviction sur le parc locatif, alors même que le marché du logement en France est extrêmement tendu.

De même, sur la décision de l'Union européenne en matière de motorisation thermique, on n'est pas allé jusqu'au bout du raisonnement. L'Union, en accord avec les acteurs de l'automobile à proprement parler, mais les usagers également, aurait pu fixer un objectif et laisser les acteurs se débrouiller à l'intérieur de cet objectif, quitte à prévoir de dures sanctions si celui-ci n'était pas atteint. Je pense que cela aurait bien mieux fonctionné.

Nous sommes tout à fait résolus - je sais que cela surprend parfois - à lutter contre la fraude fiscale et la fraude sociale. Si nous avions moins de textes, parfois instables et incohérents entre eux, donc un cadre législatif et réglementaire beaucoup plus lisible, beaucoup plus constant, nos performances seraient sensiblement meilleures.

Je parlais de philosophie et, sans grande surprise, nous avons une philosophie libérale. Mais le libéralisme, ce n'est pas l'ultralibéralisme. Accordons-nous sur des objectifs ambitieux, luttons, les uns et les autres, contre la fraude, dont je rappelle qu'elle est, pour les entreprises un facteur d'inéquité concurrentielle. Ainsi, jamais le Medef ne prendra la défense du travail illégal. Nous pourrions alors fonctionner beaucoup mieux.

Dans le cadre de cette philosophie générale, les conditionnalités me semblent consubstantielles à un certain nombre de dispositifs. Ainsi, il n'y a pas d'aide à l'apprentissage sans apprentis et pas d'allègements de charges sans des salariés rémunérés à un niveau qui les y rende éligibles. Le crédit d'impôt recherche est l'un des dispositifs les plus scrutés de France, un dossier sur quatre étant systématiquement contrôlé. Pourquoi pas, mais cela fait le bonheur d'un certain nombre d'officines qui montrent les dossiers de demande de crédit d'impôt recherche et qui viennent en assistance quand il y a des contrôles. Il faut bien que cela profite à quelqu'un, même si je ne suis pas certain que ce soit là la finalité du crédit d'impôt recherche... Nous estimons que sont ainsi absorbés 20 % à 30 % du montant attribué au titre du crédit d'impôt recherche. Voilà l'illustration par l'absurde de ce que peuvent générer ces complexités, y compris en termes de perte d'argent public, celui-ci aboutissant dans la poche de ces officines.

En ce qui concerne la multiplicité des intervenants, les collectivités locales ont été évoquées. On s'y perd, là aussi, entre ces dernières, l'État, les agences, les autorités indépendantes, etc. Cela entraîne beaucoup de délais et beaucoup de complexité, pour les entreprises comme pour la sphère publique. Si l'on pouvait rétablir le principe de compétence des collectivités locales, tout le monde y gagnerait beaucoup, y compris la sphère publique.

M. Daniel Fargeot. - Les aides publiques sont-elles un levier efficace pour que l'État pèse sur la politique d'une entreprise ? Existe-t-il d'autres leviers que financier à même d'étayer les relations entre l'État et les entreprises ? Enfin, appartient-il à l'État ou aux entreprises de contrôler l'efficacité de ces dispositifs ?

M. Patrick Martin. - C'est dans l'ordre des choses que le bon usage de l'argent public soit contrôlé. Cependant, en partant d'objectifs plus simples, il serait préférable de contrôler le respect d'une obligation de résultat plutôt que celui d'une obligation de moyens.

Par ailleurs, il y a un sérieux problème de confiance réciproque. Pourquoi y a-t-il autant de contrôles ? En effet, il existe une suspicion, parfois fondée, je dois le reconnaître, de mauvaise utilisation, voire de détournement des financements publics.

En revanche - j'ai déjà mentionné les impôts de production -, le fait que la C3S existe encore et que la fin de la CVAE n'en finisse pas d'être repoussée pose un problème d'espèces sonnantes et trébuchantes pour les entreprises qui, pour beaucoup d'entre elles, avaient intégré dans leur stratégie cette suppression progressive. De manière plus fondamentale, cela soulève la question de la confiance en la parole de l'État. Ainsi, bien des entreprises, alors qu'elles prennent les mauvaises nouvelles pour argent comptant, sont dubitatives ou soupçonneuses face à des annonces positives, pour lesquelles on ne sait plus très bien à quel saint se vouer. Il y a une impérieuse nécessité de restaurer ou de consolider cette relation de confiance. Cela passe par l'identification des responsables du côté des entreprises, mais aussi du côté des décideurs publics, et par le fait que les annonces soient effectivement suivies d'effet dans les délais impartis.

En outre, je vous confirme, pour le niveau de conflictualité, un plus bas historique dans les entreprises. Cela peut s'expliquer pour partie par une crainte, commune aux salariés et aux entrepreneurs, liée à une situation économique assez précaire, voire menaçante. Mais cela tient aussi au fait que, même si nous avons des désaccords de fond, le dialogue est de qualité à tous les niveaux, entre les chefs d'entreprise et les organisations patronales, d'un côté, et les salariés et les organisations syndicales, de l'autre. C'est le cas, en ce moment, autour du conclave, mais aussi sur d'autres sujets encore.

Ainsi, même si nous n'avons pas les mêmes solutions, nous avons une grande convergence sur le diagnostic. Certains médias, et peut-être certains politiques - je ne parle bien sûr pas de vous, mesdames, messieurs les sénateurs -, sont moins conscients de cette réalité. Mme Sophie Binet, par exemple, connaît les dossiers industriels sur le bout des doigts. Pouvoir partager ces visions et prendre des décisions adaptées relève de l'intérêt général.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous pour ou contre la transparence des aides publiques de la part de l'administration ?

Par ailleurs, les exonérations de cotisations sociales atteignent 80 milliards d'euros. Or tous les économistes s'accordent à dire que les exonérations versées au titre des salaires inférieurs à 1,6 Smic, soit 20 milliards d'euros, sont une trappe à bas salaires. Partagez-vous ce constat ?

M. Patrick Martin. - Oui, la transparence sur l'utilisation des aides publiques ne nous pose aucune difficulté.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je parlais plutôt de la transparence sur les montants versés. En effet, nous parlons d'un total compris entre 170 milliards et 250 milliards d'euros. Cette transparence est, à tout le moins, nécessaire pour les organisations syndicales. Beaucoup nous ont indiqué ignorer, par exemple, le montant du crédit d'impôt recherche perçu par les entreprises, ou encore le montant des exonérations. J'ai été très surpris : dès la première audition d'un chef d'entreprise, le ton a été donné par Florent Menegaux, qui a joué la transparence totale sur les montants perçus au titre des dispositifs les plus importants. Globalement, tout le monde a joué le jeu, détaillant les subventions directes, le mécénat, etc. Ainsi, tout le monde est favorable à la transparence.

M. Patrick Martin. - Cela ne me crée par de difficulté, dans la limite des informations concurrentielles qui pourrait être révélées.

Sur le montant des aides ou compensations publiques, même en déduisant ces dernières, les prélèvements obligatoires français restent importants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Voilà une nouvelle expression : les compensations publiques !

M. Patrick Martin. - J'ai déjà dû corriger mon vocabulaire : je ne parle plus de charges sociales, mais de cotisations sociales...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Voilà qui est très bien !

M. Patrick Martin. - Je crois que vous avez assisté vous-même à une scène où, à deux reprises, je me suis fait reprendre après avoir parlé de charges sociales ! Mais le terme de compensation me paraîtrait conforme à la réalité.

Vous avez, monsieur le rapporteur, évoqué le financement de la protection sociale. Il y a une urgente nécessité de revisiter tous ces dispositifs, d'abord pour apporter de la lisibilité, puis pour éviter un certain nombre d'effets de seuil. Je vous rejoins sur les effets pervers des différents niveaux d'allègement de charges, qui sont des trappes à bas salaires. Je l'ai dit moi-même.

J'irai même plus loin : lorsque Mme Borne, alors Première ministre, a tenu sa conférence sociale fin 2023, c'est sur l'initiative du Medef - je peux le prouver - que le sujet des trappes à bas salaire a été évoqué. Je peux vous citer un certain nombre de cas, que vous connaissez, d'entreprises employant des salariés à temps partiel. En effet, les travailleurs pauvres sont essentiellement des travailleurs à temps partiel, souvent subi, j'en suis conscient, mais parfois voulu. Il arrive que, de manière parfaitement rationnelle, les intéressés refusent de travailler plus à la demande de leur entreprise. Or il est plus facile pour cette dernière d'augmenter la durée du travail d'un salarié que d'en recruter, former et suivre administrativement un nouveau. Bien sûr, je me garde d'en faire une généralité, mais certains salariés refusent de travailler plus, parce qu'ils perdraient alors tout ou partie du bénéfice de certains dispositifs d'aide sociale, en particulier la prime d'activité.

Il y a donc urgence à s'interroger sur l'architecture de ces différents dispositifs, afin de les simplifier et de gommer leurs effets pervers, de reconstituer des marges de manoeuvre de nature à faire regagner de la compétitivité à nos entreprises - je reste constant sur ce point : nous avons un problème de compétitivité -, de revaloriser les salaires nets et, enfin, dans une certaine proportion, de supprimer des allègements de charge, c'est-à-dire des compensations. En effet, à un moment, il y a bien quelqu'un qui paie. Or actuellement, cela pèse de manière tout à fait excessive sur les entreprises et les salariés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le débat est passionnant. Nous conservons un désaccord sur cette question : les cotisations sociales, patronales et salariées, sont du salaire différé, qui finance la protection sociale, elle-même un élément de compétitivité.

M. Patrick Martin. - Cependant, les branches famille et santé vont très au-delà des populations salariées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces droits ont été ouverts par des cotisations.

M. Patrick Martin. - Trois régimes doivent relever des entreprises et des salariés : le chômage, les retraites et les accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP). Certes, les entreprises ne doivent délaisser ni la famille ni la santé, qui sont des sujets d'intérêt pour les salariés, mais ce n'est certainement pas à elles de les financer dans les proportions actuelles. Ces régimes sont des régimes de solidarité.

In fine, il s'agit selon moi d'un problème d'efficacité économique. Dynamiser la croissance, la compétitivité et l'emploi aura un effet vertueux pour la collectivité dans son ensemble.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La santé est intimement liée au travail.

M. Patrick Martin. - Mais pas seulement.

M. Olivier Rietmann, président. - Voilà pourquoi nous intégrons les maladies professionnelles. C'est un débat à part entière, mais la réalité des faits nous ramènera toujours sur terre.

Nous vous remercions de votre disponibilité et de votre franchise.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé,
des solidarités et des familles

(lundi 5 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles.

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Madame la ministre, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Catherine Vautrin prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est assigné trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi, au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Vous êtes la première responsable nationale en exercice que nous entendons dans le cadre de nos travaux, sachant que nous auditionnerons M. Lombard, jeudi 15 mai, et deux anciens ministres de l'économie, cette semaine.

Madame la ministre, quel regard portez-vous, de manière générale, sur les aides publiques versées aux entreprises ? Leur lisibilité et leur accessibilité sont-elles assurées ?Disposez-vous d'éléments de comparaison internationale sur les taux de cotisation employeur en vigueur en France ? Pensez-vous que les principales niches sociales en faveur des employeurs sont suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ?

Quelles sont les conséquences de la multiplication des mesures d'exonérations de cotisation employeur pour le financement de la protection sociale ? Quelles sont, selon vous, les aides les plus efficaces et celles dont l'efficacité n'est pas démontrée ? Seriez-vous favorable à la fixation de contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements, voire délocalise ? Comment expliquez-vous que les mesures d'exonération en faveur de la compétitivité coût des entreprises ne freinent pas les plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ?

Enfin, pouvez-vous rappeler les suites que vous avez réservées, dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025, au rapport d'Antoine Bozio et Étienne Wasmer ?

Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir apporter des réponses à ces interrogations dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je profite de l'occasion, madame la ministre, pour vous remercier, ainsi que vos services, de la qualité des réponses que vous avez apportées au questionnaire du rapporteur.

Mme Catherine Vautrin, ministre du travail, de la santé et des solidarités. - Les entreprises sont au coeur de notre modèle économique et social. Notre tissu économique est riche et varié. Plus de 99 % de nos entreprises sont des micro-entreprises ou des PME, qui embauchent plus de 40 % des salariés. Les grandes entreprises, objet de votre commission d'enquête, représentent 0,01 % des structures, mais génèrent plus de 30 % de la valeur ajoutée et emploient 30 % des salariés.

L'ensemble des entreprises, petites comme grandes, contribuent à la richesse du pays ; elles doivent être compétitives pour créer de l'emploi, générer des richesses et financer notre modèle social. Les ressources de la sécurité sociale sont principalement assises sur les revenus du travail ; ses recettes proviennent pour moitié des cotisations sociales versées par les employeurs.

Qu'entend-on par « aides publiques aux entreprises » ? Vous le savez, il n'existe pas de définition juridique opposable. Les aides publiques aux entreprises sont strictement encadrées par l'Union européenne afin de ne pas fausser la concurrence sur le marché intérieur. Dans mon champ d'intervention, on entend sous ce vocable l'ensemble des soutiens financiers ou avantages accordés par les pouvoirs publics pour favoriser l'activité économique ou l'emploi. Ces aides peuvent intervenir à différentes étapes de la vie d'une entreprise : la création, la reprise, l'embauche, le développement, la réponse aux difficultés économiques. Elles peuvent prendre différentes formes : subventions, exonérations fiscales, réductions de cotisation ou de contribution sociale, prêts garantis, prêts à des taux préférentiels. Chaque aide publique versée aux entreprises est associée à un objectif particulier de politique publique. À ce titre, elle est assortie de conditions d'éligibilité, s'accompagne de modalités de suivi et de contrôle, et fait l'objet d'évaluations périodiques.

Dans le domaine de l'emploi et de la formation professionnelle, les interventions de l'État à destination des employeurs se concentrent plus particulièrement sur deux mesures : l'aide à l'embauche des apprentis et le dispositif d'activité partielle. En 2024, 3,8 milliards d'euros ont été versés au titre des aides à l'embauche. En 2023, les entreprises ont reçu pour 290 millions d'euros d'indemnisations d'activité partielle : 82 millions pour l'activité partielle de droit commun et 195 millions pour l'activité partielle de longue durée.

Les allégements généraux, qui représentent la majeure partie des exonérations sociales, ne sont pas assimilables à des aides publiques. Au regard de ces montants d'exonération sociale, il semble normal que nous puissions nous interroger sur le sujet. Les exonérations de cotisations sociales ont atteint près de 75 milliards d'euros en 2023 pour le champ des régimes obligatoires de la sécurité sociale. Il s'agit de 65 milliards d'allégements généraux, notamment sur les bas salaires, auxquels s'ajoutent 10 milliards d'exonérations sociales ciblées sur certains secteurs économiques, certains publics et certaines zones géographiques.

Vous vous intéressez au regard porté sur les aides publiques versées aux entreprises, leur lisibilité et leur accessibilité. Les aides publiques sont des outils de pilotage de la compétitivité du marché du travail et de l'activité économique. Le fonctionnement économique de la France comme des autres économies développées se fonde sur une logique de prélèvements obligatoires et de redistribution. Les aides aux entreprises, comme les prélèvements dont celles-ci sont redevables, sont des outils de stabilisation de l'activité économique de la Nation. Comme tous les outils d'intervention publique, les aides publiques nécessitent un suivi particulier et doivent faire montre de lisibilité pour leurs bénéficiaires potentiels ; c'est à ces conditions que leur efficacité sera maximisée.

Vous avez relevé la multiplicité des aides publiques ; le nombre de 2 200 dispositifs nationaux, locaux et européens a été évoqué. Cela pose incontestablement un double enjeu, d'accessibilité pour les entreprises et de suivi pour les pouvoirs publics.

Concernant l'accessibilité, de nombreuses informations sont d'ores et déjà disponibles, même si l'on peut mieux faire. Mentionnons l'existence de la plateforme aides-entreprises.fr, initiative gouvernementale désormais pilotée par les chambres de métiers et de l'artisanat. Les outils numériques permettent de renforcer l'accessibilité. Notre opérateur France Travail y concourt également.

S'agissant du suivi par les pouvoirs publics et de l'information du Parlement, des améliorations doivent être notées. Pour les exonérations sociales, aux termes de la loi organique du 14 mars 2022, les annexes aux projets de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et aux projets de loi d'approbation des comptes de la sécurité sociale (Placss) doivent désormais présenter le coût global de ces mesures, ce qu'elles font de manière particulièrement fournie.

Ces aides publiques sont essentielles. Certaines, plus que d'autres, ont fait la preuve de leur efficacité.

Ainsi, l'activité partielle, outil de prévention des licenciements économiques, a su jouer son rôle d'amortisseur social au moment de la crise sanitaire. Selon la Dares (direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), près de 6,7 millions de salariés ont pu bénéficier du dispositif en mars 2020, et jusqu'à 8,4 millions en avril 2020, au pic du premier confinement. Selon l'Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), alors que le produit intérieur brut a connu une chute de 8 %, l'emploi salarié dans le secteur privé n'a baissé que de 1,7 % entre fin 2019 et fin 2020.

L'apprentissage est une politique puissante de justice sociale et d'insertion. Alors que le taux de chômage des jeunes reste élevé, à plus de 17 % en 2023, et que le taux d'emploi des 15-24 ans se replie, à 34,4 % en 2024, l'apprentissage occupe une place centrale dans les politiques de formation et d'emploi des jeunes. Il permet une immersion plus rapide dans le milieu professionnel tout en favorisant le développement des compétences attendues par les employeurs. Grâce à l'impulsion du Président de la République, l'apprentissage a connu un formidable essor ces sept dernières années : le nombre d'entrées en apprentissage a été triplé. Depuis le début de 2024, 842 800 contrats d'apprentissage ont commencé, en hausse de 2,4 % sur un an. L'objectif d'un million d'apprentis a été atteint en 2023. C'est clairement une révolution culturelle qui s'opère dans notre pays. L'apprentissage est un tremplin vers l'emploi, puisque 66 % des apprentis occupent un emploi salarié six mois après leur sortie d'études, mais aussi un gage d'excellence pour les employeurs et un moteur d'intégration et d'ascension sociale pour les jeunes moins favorisés, qu'ils soient issus de quartiers prioritaires ou de zones rurales.

Les exonérations de cotisations sociales ont un effet sur l'emploi. Ce choix politique est confirmé par de nombreuses études d'économistes, qui s'accordent à juger que l'impact est réel pour les exonérations sur le Smic. C'est d'ailleurs ce qui ressort des travaux conduits récemment, à la demande du Gouvernement, par les économistes Antoine Bozio et Étienne Wasmer.

Vous me demandez des éléments de comparaison internationale sur les taux de cotisation employeur en vigueur en France. Par définition, s'il y a des exonérations, c'est parce qu'il y a des cotisations. Le montant des exonérations sociales reflète mécaniquement le coût du travail en France, qui est le plus élevé d'Europe. L'objet des exonérations est d'alléger le coût du travail pour favoriser l'emploi. Le taux de cotisation patronale affiché en France, à 40 %, est effectivement supérieur à celui de ses partenaires européens : il est ainsi de 31,42 % en Suède, de 32,48 % en Espagne et de 19,6 % en Allemagne.

Il convient de souligner que les exonérations visent principalement les bas salaires et profitent surtout aux petites entreprises. Le taux d'exonération décroît avec la taille de l'entreprise : 16,2 % pour les entreprises de moins de 10 salariés, 13,4 % pour les entreprises de 10 à 49 salariés, 10,9 % pour les entreprises de 50 à 249 salariés et 8,1 % pour les entreprises de 250 salariés et plus. Ces chiffres de l'Urssaf coïncident avec les montants déclarés par les dirigeants d'entreprises que vous avez auditionnés.

Vous me demandez également si les principales niches sociales en faveur des employeurs sont suffisamment suivies, contrôlées et évaluées. Un premier point d'importance est la conditionnalité de ces aides. Dans le champ de l'emploi et de la formation professionnelle, le versement des aides est systématiquement conditionné. L'État souhaite faire respecter ces conditions en vérifiant les conditions d'éligibilité des aides et en contrôlant a posteriori leur usage.

Pour l'apprentissage, par exemple, les entreprises de 250 salariés et plus doivent atteindre un seuil de 5 % d'alternants dans leur effectif salarié annuel, ou de 3 % avec des objectifs de progression. Les contrats d'apprentissage doivent être transmis dans les six mois de leur conclusion à l'Agence de services et de paiement (ASP), chargée d'effectuer les contrôles et, le cas échéant, d'obtenir le remboursement des sommes indûment versées.

Le bénéfice des exonérations de cotisations est également soumis à des conditions relatives au comportement de l'employeur. Ainsi, celui-ci a l'obligation de mener une négociation annuelle et aucun travail illégal ne doit avoir été constaté. De la même manière, pour les allégements généraux de cotisations sociales, le système dépend de plafonds de salaire fixés en fonction du Smic. Pour les exonérations ciblées, l'on applique des règles spécifiques à chaque dispositif, relatives au zonage géographique, aux effectifs, au secteur d'activité, ou encore aux caractéristiques des salariés.

À ce stade, le Gouvernement n'a pas souhaité mettre en oeuvre de critères supplémentaires de conditionnalité parmi ceux qui ont été évoqués dans le débat parlementaire. Les dispositifs doivent être à la fois lisibles et prévisibles afin de rester efficaces pour l'attractivité et la création d'emplois. Le contrôle du respect par les entreprises des conditions de ces aides revient à l'Urssaf ; celle-ci a ainsi réalisé 64 000 contrôles en 2023, pour des redressements d'un montant de 111 millions d'euros au titre des allégements généraux.

Les exonérations sociales ont permis la création de nombreux nouveaux emplois ces dernières années, notamment grâce au renforcement des allégements généraux. Sur les décennies 1990 et 2000, époque de leur mise en place, entre 300 000 et 1 million d'emplois ont été créés ou sauvés, selon un rapport de 2012 des spécialistes de l'emploi Pierre Cahuc et Stéphane Carcillo. D'après France Stratégie, entre 100 000 et 300 000 emplois ont été créés ou sauvés lors de l'instauration du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), devenu une exonération de 6 points des cotisations maladie.

Les exonérations ne sont en revanche pas reprises au moment où l'entreprise licencie les salariés, parce que, à ce stade, il est considéré qu'elles doivent rester incitatives à l'implantation sur le territoire.

Les évaluations dont nous disposons doivent nous permettre de poursuivre les efforts entrepris en matière de ciblage des aides publiques, essentiels pour une performance économique maximale, tout en veillant à la maîtrise des dépenses publiques.

Ainsi, concernant l'apprentissage, nous venons de procéder à une nouvelle modulation des aides à l'embauche selon la taille de l'entreprise : l'aide sera de 5 000 euros pour les entreprises de moins de 250 salariés, de 2 000 euros au-delà. Cette évolution est le fruit de travaux portant sur l'efficacité de cette aide. Notre objectif est de continuer à soutenir les petites entreprises, pour lesquelles l'accueil d'un apprenti représente une charge plus importante, mais aussi une plus grande opportunité.

Nous poursuivons ce ciblage en travaillant, avec les branches professionnelles, sur les niveaux de prise en charge des coûts pédagogiques financés par des contributions employeur. Nous devons affiner la territorialisation des formations en apprentissage pour mettre en adéquation les formations avec les besoins du territoire, rendre plus attractives les filières correspondant aux secteurs d'activité qui recrutent localement.

J'en viens au suivi des principales niches sociales et aux conséquences de la multiplication des mesures d'exonération de cotisations employeur pour le financement de la protection sociale. Les exonérations de cotisations sociales sont suivies avec beaucoup de précision depuis la mise en place de la déclaration sociale nominative (DSN), qui offre une connaissance à la fois centralisée et individualisée de la masse salariale en France. Toutes les entreprises doivent ainsi transmettre les données de la paie des salariés aux organismes sociaux. Nous devons encore progresser dans la transparence des aides et développer l'interconnexion entre les différents systèmes d'information de l'Urssaf, de l'ASP ou des finances publiques, pour mieux lutter contre la fraude.

Depuis 2022, conformément au souhait du Parlement, l'évaluation des niches sociales progresse rapidement. Plusieurs travaux ont été conduits sur les allégements généraux comme sur les exonérations spécifiques. Ainsi, en mai 2024, avec les ministres chargés des comptes publics et des outre-mer, j'ai demandé aux inspections générales des finances et des affaires sociales (IGF et Igas) une évaluation des exonérations sociales spécifiques aux outre-mer. Les dispositifs d'exonération sociale applicables aux rémunérations des apprentis ont été examinés par l'IGF dans sa revue des dépenses publiques d'apprentissage et de formation professionnelle, en mars 2024. Depuis, ces exonérations ont été diminuées, dans un souci d'efficience et d'équité entre salariés, apprentis et non-apprentis. Tous les travaux d'évaluation sont restitués dans l'annexe 2 du Placss, qui contient 450 pages d'informations sur les exonérations, actualisées chaque année par la direction de la sécurité sociale. De nouveaux travaux ont été lancés par le Gouvernement et la Cour des comptes, qui enrichiront à leur tour l'information du Parlement.

Nous avons la responsabilité de mieux évaluer les dispositifs d'aide aux entreprises. Le contexte budgétaire extrêmement contraint nous oblige à rechercher des économies et à faire des choix. Ces évaluations nous ont conduits à entreprendre des réformes. Ainsi de la suppression, cette année, du dispositif des emplois francs à la suite de l'évaluation réalisée par la Dares en 2023, qui avait démontré un fort effet de seuil.

En matière d'allégements de cotisations sociales, à la suite de la mission confiée à Antoine Bozio et Étienne Wasmer, le Gouvernement a proposé une réforme des allégements généraux dans le cadre de l'examen du PLFSS 2025. Les paramètres de cette réforme ont évolué au cours des débats parlementaires. Dès 2025, les points de sortie des bandeaux maladie et famille ont été réduits, passant respectivement de 2,4 Smic à 2,25 Smic et de 3,4 Smic à 3,3 Smic, pour une économie de 1,6 milliard d'euros. Cela permet de freiner la dynamique des allégements généraux. Une refonte structurelle des allégements de cotisation interviendra en 2026 : les dispositifs existants, qui engendraient des effets de seuil, seront remplacés par un dispositif unique de réduction dégressive des cotisations. Cette réforme permettra de freiner la dynamique d'évolution des allégements généraux de cotisation, de simplifier le barème des allégements de cotisation et de réduire le coût employeur d'une hausse salariale.

Les exonérations sont très majoritairement compensées et ne pèsent donc pas sur les comptes de la sécurité sociale. Le taux de compensation reste très élevé. Les exonérations non compensées représentent 3 milliards d'euros.

Enfin, je comprends la stupéfaction, voire la colère que suscitent les suppressions d'emplois au sein d'entreprises qui ont bénéficié d'aides publiques, notamment lorsque de grandes entreprises font le choix de la délocalisation. Vous m'avez interrogé sur la fixation de contreparties juridiquement contraignantes à certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme, délocalise ou procède à des licenciements. Vous m'avez également demandé les raisons pour lesquelles les mesures d'exonération prises en faveur de la compétitivité ne freinent pas les PSE.

En 2024, nous avons dénombré 565 PSE, nombre en augmentation par rapport à 2023, où nous en avions comptabilisé 402, sans toutefois revenir au niveau observé pendant la crise du covid.

Pour les entreprises employant plus de 1 000 salariés avec un chiffre d'affaires égal ou supérieur à 450 millions d'euros, 167 PSE ont été mis en oeuvre sur la période 2020-2024, pour un volume de 29 000 ruptures de contrats de travail. Parmi ces PSE, 62 avaient pour objet une fermeture de site et 21 étaient associés à un projet de délocalisation. La plupart de ces entreprises, soit 49 d'entre elles, ont bénéficié de l'activité partielle sur les cinq années précédant le PSE, et 13 ont bénéficié de l'activité partielle et de l'activité partielle de longue durée (APLD). Seules quatre n'ont bénéficié ni de l'activité partielle ni de l'APLD.

Pour les grandes entreprises qui emploient plus de 5 000 salariés et celles qui enregistrent un chiffre d'affaires de plus de 1,5 milliard d'euros et un bilan de plus de 2 milliards d'euros, 37 PSE ont été mis en oeuvre sur la période 2020-2024, pour 28 000 contrats de travail. Parmi ces projets, seize avaient pour objet une fermeture de site, et cinq étaient liés à un projet de délocalisation. La majorité desdites entreprises, douze d'entre elles, ont bénéficié de l'activité partielle, quand une a été concernée à la fois par l'activité partielle et l'APLD, et quatre par aucune de ces deux mesures.

Ces chiffres permettent de remettre la problématique en perspective. Nous voyons bien que les aides de soutien à l'emploi et les exonérations peuvent ne pas suffire et que d'autres facteurs économiques défavorables, tels que la baisse de la demande, les coûts de production ou une situation internationale dégradée peuvent contribuer à ces situations. Au moment où je m'exprime, je n'ai pas connaissance de dispositifs d'aide aux entreprises qui feraient disparaître les PSE. Nous devons incontestablement concentrer nos efforts sur les dispositifs d'activité partielle et de formation, qui permettent d'amortir les effets de la dégradation de l'activité économique sur les territoires.

Je souhaite maintenant aborder la question du remboursement des aides en cas de restructuration et de suppression d'emplois, question complexe à laquelle on ne peut pas répondre par oui ou par non et qui nécessite d'opérer une distinction entre les aides reçues et les différents types de soutien apportés. Les décisions des entreprises de procéder à des PSE dépendent avant tout de la conjoncture économique. Il est donc extrêmement important de prévenir les comportements opportunistes et les détournements de procédures.

Pour les entreprises qui rencontrent des difficultés économiques et qui sont contraintes d'effectuer un PSE, nous appliquons jusqu'à maintenant une logique de réparation, avec une obligation de revitalisation territoriale. Dans ce cadre, le préfet peut imposer une obligation de recréation d'activités et de développement des emplois. L'objectif est, dans le principe, de recréer autant d'emplois qu'il en a été supprimé. Nous vivons tous cela sur nos territoires, sur des durées plus ou moins longues. Cet engagement s'ajoute évidemment aux obligations sociales à l'égard des salariés.

En conclusion, très concrètement, les aides de l'État versées aux entreprises pour soutenir l'emploi doivent être - comme elles le sont déjà, mais nous devons faire preuve d'une grande vigilance - systématiquement conditionnées, transparentes et soumises à de nombreux contrôles. Ces exonérations de cotisations sociales, qui représentent des montants très importants, bénéficient aux petites et moyennes entreprises en nombre, mais davantage aux grandes entreprises en montant. Je rappelle qu'elles sont, certes, compensées par la sécurité sociale, mais qu'elles ont un coût global pour l'économie de notre pays.

Les dispositifs d'aide et d'exonération de cotisations sont plus évalués aujourd'hui qu'ils ne l'étaient hier en raison de la nouvelle obligation organique et de la mobilisation très forte des économistes, des corps d'inspection et des organismes indépendants. Cependant, cela ne veut pas dire qu'on n'a pas besoin d'aller plus loin. Il est de la responsabilité du Gouvernement comme du Parlement de prendre acte des résultats de ces évaluations pour orienter ces dispositifs, voire les supprimer lorsque les effets attendus ne sont pas au rendez-vous.

Dans un contexte économique très incertain, les entreprises ont besoin de visibilité et de stabilité des dispositifs d'aide publique, faute de quoi elles ne les utiliseront pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette commission d'enquête traite des grandes, voire des très grandes entreprises. Or, lorsque l'on parle de plus de 2 000 dispositifs d'aide et d'un montant cumulé de plus de 200 milliards d'euros, il s'agit de l'intégralité des aides consacrées à l'ensemble des presque 5 millions d'entreprises françaises. Madame la ministre, vous avez mentionné un montant de 75 milliards d'euros pour les exonérations de cotisations. À quel montant global de cotisations sociales versées par l'intégralité des entreprises en France cela correspond-il ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Les exonérations s'élèvent à 75 milliards d'euros, pour plus de 300 milliards d'euros de cotisations versées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, je vais aller directement au coeur du sujet, puisque nous vous recevons dans un moment politique qui n'est pas le même que lorsque nous avons commencé nos auditions. En effet, le Premier ministre, depuis trois semaines, insiste sur la nécessité de dégager d'urgence 40 milliards d'euros d'économies. Voilà qui irriguera les débats de notre Parlement et fera peut-être l'objet d'un budget rectificatif, voire d'un référendum. Et en même temps, on penche vers l'économie de guerre...

Je reviens sur le montant des exonérations de cotisations, qui, comme vous l'avez reconnu, sont une aide publique. Ce montant de 75 milliards d'euros équivaudrait au quatrième budget de l'État. Personnellement, je ne suis pas favorable aux exonérations de cotisations, parce que ces dernières sont une partie du salaire - net, brut, super brut. Ainsi, lorsque l'on exonère, on ampute une partie du salaire des travailleurs et des travailleuses, tout en le compensant par la TVA, c'est-à-dire par l'impôt de l'ensemble des Françaises et des Français. Les travailleurs et les travailleuses y perdent ainsi deux fois. Tout cela relève d'un débat philosophique et politique.

Premièrement, je m'interroge sur les exonérations de cotisations portant sur les salaires dépassant 1,6 Smic. Selon l'ensemble des économistes que nous avons auditionnés, libéraux comme progressistes, il peut y avoir débat en dessous de ce montant, mais au-delà, tous s'accordent sur le fait que l'effet bénéfique sur l'emploi de ces exonérations, qui s'élèvent à 20 milliards d'euros, est quasi nul. Ainsi, dans un contexte où l'on recherche des économies, ne pourrait-on pas revenir sur les exonérations sur les salaires au-delà de 1,6 Smic ?

Deuxièmement, considérez-vous que, en dessous de 1,6 Smic, nous sommes confrontés à des trappes à bas salaire ? En effet, plus on exonère à ce niveau de rémunération, moins les directions d'entreprises sont incitées à augmenter les salaires.

Ma troisième question est la suivante : êtes-vous favorable à ce que les entreprises qui bénéficient des exonérations de cotisations sociales respectent la loi française ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Pour répondre à votre dernière question, bien évidemment, la règle de base est que toute entreprise, quelle que soit sa taille, même unipersonnelle, doit respecter la loi, de même que chaque Français. Cela fait partie de notre contrat social. Si l'on ne respecte pas la loi, on a un problème de contrat social.

Pour le reste, vous avez raison, c'est une question de philosophie. Dans mon propos liminaire, j'avais bien pris la précaution oratoire de dire que ces 75 milliards d'euros étaient compensés, ne pesant donc pas sur le budget de la sécurité sociale proprement dit. Toutefois, cela ne veut pas dire que ce montant ne grève pas les comptes de la Nation, comme je l'ai reconnu bien volontiers.

Je consulte la littérature sur ce sujet : jusqu'à 1,6 Smic, les allégements sont, clairement, un élément important d'attractivité. En revanche, il y a bien une question autour des trappes à bas salaires, on ne peut le nier. Le sujet est toujours le même : les cotisations versus le salaire, donc l'emploi. Vous m'avez demandé, monsieur le président, de donner des éléments contextualisés par rapport à ce qui se fait au niveau européen : il y a là une problématique propre à la France. Nous aurons à débattre de ce sujet, extrêmement intéressant.

Au mois d'octobre, nous célébrerons les 80 ans de la sécurité sociale, qui est l'élément clé du contrat social de notre pays. Or la solidarité intergénérationnelle est, aujourd'hui, totalement supportée par les actifs. En avons-nous les moyens, dans le contexte actuel d'évolution démographique, démontré scientifiquement ? Ce qui est vrai actuellement le sera encore plus à partir des années 2030 et jusqu'aux années 2040 et 2050 : la transformation de la population sera telle que le nombre d'actifs risque de ne pas être suffisant pour notre modèle social. Nous devons donc nous demander ce que nous faisons reposer sur ce dernier. C'est un enjeu de société majeur : d'un côté, des gens qui bossent expliquent que la différence entre les salaires brut et net fait qu'un certain nombre de personnes qui travaillent s'appauvrissent. De l'autre, notre modèle social est très vertueux, mais aussi très coûteux.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce sujet est très important. Nous sommes non seulement confrontés à un problème de courbe démographique, mais aussi, alors que nous approchons des 80 ans de la sécurité sociale, à d'autres éléments qui ont énormément changé depuis 1945.

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Bien sûr.

M. Olivier Rietmann, président. - À l'époque, on commençait à travailler à 14 ans, l'espérance de vie était de 60 ans, l'âge du départ à la retraite était fixé à 65 ans, on travaillait 45 heures par semaine et les femmes avaient en moyenne trois enfants au cours de leur vie.

Or aujourd'hui, nous avons peu ou prou le même système qu'alors, supporté par les mêmes personnes, alors que nous commençons en moyenne à travailler à 25 ans, que l'âge de départ à la retraite a baissé, que l'espérance de vie est beaucoup plus longue et que le nombre d'enfants par femme dépasse à peine 1,5.

Le problème n'est donc pas que celui des exonérations de cotisation ou de l'âge de départ à la retraite, mais de savoir qui supportera, pour l'avenir, ce cadre social, lequel ne correspond plus, sur le plan mathématique, à ce qu'il était il y a 80 ans.

Dans ce cadre, concernant les aides aux entreprises, l'alternative est la suivante : mettons-nous fin aux aides aux entreprises pour maintenir ce système social ? Ou bien les poursuivons-nous, avec quel report des cotisations ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, le temps presse. Je pourrais parler des heures d'Ambroise Croizat et du modèle social français, mais je préfère que nous restions ancrés sur le sujet de notre commission d'enquête.

Vous avez reconnu l'existence d'une trappe à bas salaire sur les exonérations concernant les salaires inférieurs à 1,6 Smic. En revanche, vous n'avez pas répondu sur les salaires dépassant ce montant. Les économistes estiment que les exonérations, à ce niveau, ont un effet quasi nul sur l'emploi. Sommes-nous donc d'accord, alors que nous cherchons à économiser 40 milliards d'euros, pour revenir sur ces 20 milliards d'euros ? Nous ferions ainsi la moitié du chemin en une après-midi !

Vous convenez avec moi que les entreprises bénéficiant d'exonérations de cotisations doivent respecter la loi. Sans aborder l'évasion fiscale des grandes entreprises, je souhaite mentionner les branches professionnelles dont les salaires les plus bas sont inférieurs au Smic. Sur 171, 94, à ma connaissance, ne respectent pas encore le cadre de la loi.

Parlementaire depuis huit ans, j'ai interpellé les ministres du travail successifs sur cette question. À chaque fois, l'on me répond que le sujet est difficile, que les choses avancent doucement, qu'il faut une négociation. Madame la ministre, puisque vous êtes d'accord avec moi sur le respect de la loi, pourrait-on envisager un critère selon lequel la branche professionnelle ne doit pas prévoir de salaire inférieur au Smic ? Les entreprises des branches qui ne seraient pas dans ce cas ne pourraient alors pas bénéficier d'exonération.

Voilà qui accélérerait les négociations, au sein de l'ensemble des branches professionnelles, en vue d'un salaire de départ se situant au moins au niveau du Smic. Qu'en pensez-vous, madame la ministre ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je reviens sur votre première question : aujourd'hui, il y a une incertitude sur les effets d'exonérations sur les salaires supérieurs à 1,6 Smic. Nous devons travailler sur le sujet pour mieux nous documenter et prendre une décision. Je ne veux pas répondre simplement par oui ou par non.

Sur le deuxième sujet, celui des salaires minima dans les branches, la direction générale du travail rencontre une difficulté : à chaque fois qu'on augmente le Smic, on remet un euro dans la machine. Faut-il mettre fin aux aides en cas de non-respect de la loi ? En tout cas, peut-être pourrions-nous examiner le cas des branches qui sont dans ce cas de manière endémique. En effet, certaines ne le sont qu'occasionnellement, à l'occasion d'une augmentation du Smic.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur 94 branches, au moins 75 sont concernées régulièrement. Commencer par elles pourrait inciter les vingt autres à avancer.

Je reviens sur les PSE et sur les aides publiques. Vous avez dit que vous compreniez la colère, l'émoi que suscitent les licenciements opérés par des entreprises qui touchent des aides publiques. Mais il n'y a pas que les PSE : les grandes entreprises procèdent aussi à des plans de départs volontaires ou à des plans de siège. Mais in fine, cela reste des destructions d'emplois. Dans le cas des PSE, il faut démontrer l'existence de difficultés économiques, ce qui est complexe pour certaines grandes entreprises.

Nous avons commencé nos auditions dans un climat social caractérisé par la mise en oeuvre de 300 plans sociaux, avec environ 300 000 emplois menacés ou supprimés, notamment chez Michelin et Auchan. Voilà la raison pour laquelle le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky du Sénat a proposé cette commission d'enquête. Mais, depuis, d'autres entreprises, dont certaines de celles que nous avons auditionnées, ont annoncé des plans sociaux, dont Thales, STMicroelectronics et ArcelorMittal.

Ainsi, cette dernière entreprise va supprimer 636 emplois et retarde l'investissement d'un milliard d'euros, complété par 850 millions d'euros de l'État, pour décarboner les hauts fourneaux. Elle délocalise la matière grise en Inde, avant de rapatrier la production dans trois ans. Or 195 millions d'euros d'aides publiques lui ont été accordés en 2023, alors que cette entreprise ne va pas mal, avec 17 milliards d'euros de fonds propres et un endettement de 5 % - contre 15 % pour ses concurrentes. Elle vient de verser 600 millions d'euros de dividendes à ses actionnaires et a racheté pour 12 milliards d'euros d'actions en quatre ans.

Michelin va supprimer 2 200 emplois, mais a versé 1,4 milliard d'euros de dividendes à ses actionnaires. Thales va mettre fin à 1 800 emplois après avoir effectué pour 500 millions d'euros de rachats d'actions. Quant à Sanofi, qui a voulu supprimer 330 emplois et souhaite se séparer d'un site, elle a versé 4,4 milliards d'euros de dividendes tout en bénéficiant de 100 millions d'euros de crédits d'impôt chaque année.

Madame la ministre, je parle bien des grandes entreprises. Ne pensez-vous pas que la question des PSE et du périmètre des difficultés économiques devrait être revue ? En effet, lorsqu'un groupe possède autant de fonds propres, verse des dividendes, rachète des actions et reçoit une aide publique, cela devrait être pris en compte dans le cadre d'un PSE.

Au-delà de l'émoi ou de la colère, allons-nous prendre des mesures concrètes ? Je prends l'exemple de STMicroelectronics, qui n'est pas une entreprise comme les autres, car l'État en est le principal actionnaire. Considérez-vous que, lorsqu'il est actionnaire, l'État doit se conduire comme un actionnaire proactif, au minimum sur les questions de maintien de l'emploi, au vu des subventions publiques versées chaque année ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Recentrons le sujet : des aides publiques ont été versées à des entreprises par la France pour leur présence en France. Or celles que vous venez de citer ont toutes des activités qui dépassent largement le cadre de notre pays. La question qui se pose est donc également celle de la situation des marchés internationaux.

Je prends l'exemple d'ArcelorMittal, dossier qui concerne directement le territoire sur lequel je suis élue. Je vois parfaitement ce dont il s'agit, puisque ce groupe supprime un centre à Saint-Brice-Courcelles, soit environ 111 emplois, ce qui loin d'être négligeable.

Je choisis cet exemple parce qu'il y a un enjeu autour de la surcapacité de la sidérurgie européenne, voire mondiale. Ce mouvement n'est pas récent et la demande, sur le marché mondial, est affaiblie. L'État est extrêmement vigilant, notamment sur le reclassement des salariés et sur la situation à Dunkerque et à Fos-sur-Mer. En effet, la question est celle du maintien des relations avec des groupes qui restent encore en France.

Lors de la réunion extraordinaire de son comité social et économique (CSE) du 23 avril, ArcelorMittal a annoncé un projet de restructuration visant les sept usines du Nord, qui tend à la délocalisation de 200 à 260 postes et à la suppression de 400 postes de production. Les conséquences sont importantes pour les territoires concernés. Mais 7 100 salariés demeurent sur le territoire, d'où notre besoin d'une vigilance totale.

Pour Sanofi, c'est la même chose : nous faisons face à une compétition mondiale avec, de surcroît, un enjeu de souveraineté, lié à la production dans notre pays d'un certain nombre de médicaments. Je partage cette analyse : il y a une nécessité de contrôler ces PSE, la façon dont ils sont mis en oeuvre et le reclassement des salariés. Mais en même temps, nous devons faire attention aux mesures que nous prenons, le risque étant que des groupes décident de quitter définitivement notre pays en raison du coût du travail et du traitement qui leur serait réservé en France. C'est un équilibre qu'il faut trouver.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'équilibre est quelque peu complexe... Reprenons l'exemple d'ArcelorMittal : l'appel à la vigilance, l'actionnaire Mittal, pardonnez-moi de le dire ainsi, s'en contrefout royalement. Avec 17 milliards d'euros de fonds propres, le groupe investit en Inde et au Brésil en y construisant de nouvelles usines. Si nous ne décarbonons pas nos deux hauts fourneaux d'ici au 1er janvier 2030, il faudra stopper leur activité, ce qui entraînera la fermeture des laminoirs et mettra fin à l'activité sidérurgique en France.

Mittal possédait 22 hauts fourneaux il y a douze ans, et 11 aujourd'hui. La réalité est que, sans 1,8 milliard d'euros, dont 850 millions de l'État via l'Ademe (Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie), il n'y aura pas de décarbonation. Or pour décarboner les hauts fourneaux, il faut construire une ligne à haute tension de huit kilomètres entre la centrale de Gravelines et Dunkerque, ce qui mobilise cinq équivalents temps plein (ETP). Au sujet des 636 postes supprimés, pourrions-nous convoquer Mittal pour lui demander si lesdits cinq ETP font partie de ces emplois ? Si oui, cela signifie que Mittal sait, d'ores et déjà, qu'il n'investira pas dans la décarbonation. Dans ce cas, allons-nous continuer à verser 300 millions d'euros chaque année à ArcelorMittal, qui n'en a pas besoin, alors que nous savons que les sites fermeront dans trois ans ? Céder au chantage à l'emploi n'a jamais empêché aucune fermeture.

M. Olivier Rietmann, président. - Je voudrais aller plus loin. Ne commettons-nous pas une erreur du « en même temps » dans le versement des aides publiques ? En effet, notre objectif, au vu de la situation actuelle, est de soutenir la compétitivité de nos entreprises tout en préservant les finances de l'État.

Or au fil des auditions, nous nous rendons compte que les aides publiques apportées aux entreprises incluent, certes, des exonérations de cotisations, mais aussi des subventions tendant à inciter les entreprises à investir dans la décarbonation, c'est-à-dire à verdir leur production. Cependant, n'allons-nous pas un peu vite en besogne ? En effet, les aides à la décarbonation ne représentent qu'un faible pourcentage des investissements, jusqu'à 10 %, ce qui laisse un reste à charge aux entreprises.

Ainsi, ne rendons-nous pas nos entreprises moins compétitives en les incitant à investir dans la décarbonation ? Certaines le font sans grande aide, comme Total, qui consacre 500 millions d'euros à la décarbonation de son site de Grandpuits, avec de l'argent qu'il gagne ailleurs, aux États-Unis ou en Amérique du Sud. En effet, décarboner demande énormément d'argent.

Ne conviendrait-il pas plutôt de diminuer cette pression et ces aides publiques à la décarbonation, sans y mettre complètement fin, au profit des exonérations de cotisation, afin de rendre nos entreprises encore plus compétitives ? Cela leur permettrait de payer les salaires et d'investir ultérieurement dans la décarbonation. Or aujourd'hui, nous poussons des entreprises peu compétitives à décarboner, ce qu'elles ne peuvent même plus faire faute de moyens...

Nous sommes au pied du mur. Ne serait-il pas préférable de mettre le paquet sur la compétitivité des entreprises, en prenant rendez-vous, une fois la compétitivité renforcée, pour relancer nettement la décarbonation, plutôt que de faire les deux en même temps ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - S'agissant de Dunkerque, je me permettrai de citer le ministre de l'industrie, Marc Ferracci, qui est le premier concerné par ce dossier, et qui, en réponse à une question qui lui était posée la semaine dernière à l'Assemblée nationale, a déclaré qu'il n'y avait « pas d'aides [...] sans contrepartie ». C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a indiqué aux dirigeants d'ArcelorMittal qu'il cesserait d'accompagner l'entreprise si celle-ci ne réalisait pas les investissements attendus.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez-moi, mais il faut distinguer entre, d'une part, les 1,8 milliard d'euros - dont 850 millions d'euros d'aides de l'Ademe - du projet de décarbonation d'ArcelorMittal, pour lesquels, effectivement, l'État ne contribuera que si l'entreprise s'engage financièrement et, d'autre part, les 295 millions d'euros d'argent public versés chaque année à ce groupe, dont 195 millions d'euros d'aides à la décarbonation - mais sans contrepartie -, 40 millions d'euros d'exonérations de cotisations sociales, 11 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR), et quelques millions d'euros d'aides à l'apprentissage.

Qu'ArcelorMittal investisse ou non dans les hauts fourneaux, il continuera de toucher les 40 millions d'euros d'exonérations de charges et les 195 millions d'euros au titre de l'énergie. Si le groupe s'apprête à mettre fin à l'activité de ces hauts fourneaux, ne faudrait-il pas cesser de lui verser des aides, et ce d'autant qu'il n'en a vraiment pas besoin ?

M. Olivier Rietmann, président. - L'aide de 850 millions d'euros que l'État verse à ArcelorMittal ne servira à rien, dans la mesure où les résultats de l'entreprise sont catastrophiques en France en ce début d'année 2025. En réalité, le seul enjeu qui vaille est celui de la compétitivité de nos entreprises.

Mme Catherine Vautrin, ministre. - C'est la raison pour laquelle l'État n'investira pas si l'entreprise ne veut pas investir.

Pour répondre plus globalement à votre question sur la compétitivité des finances publiques et des aides publiques, monsieur le président, je pense qu'il existe un autre enjeu, qui est l'enjeu climatique. Dans le cadre du plan France 2030, le Gouvernement défend ainsi un certain nombre d'aides publiques en matière d'environnement, pour créer un effet de levier permettant à la fois de « verdir » notre industrie et de favoriser la soutenabilité financière des projets de décarbonation. Cela étant, j'entends ce que vous dites : dès lors que certaines entreprises sont dans une situation moins favorable, cela peut leur poser un certain nombre de difficultés.

Cela pose plus généralement la question des cotisations et des charges des entreprises. Certains dirigeants mettent en cause, au nom de la compétitivité, le bien-fondé du paiement des cotisations maladie ou famille par leurs entreprises... Or, si ce ne sont pas les entreprises qui règlent ces cotisations, qui prendra en charge les 270 milliards d'euros du budget de l'assurance maladie ?

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage votre point de vue : l'entreprise doit cotiser pour le chômage, la retraite, les accidents du travail et les maladies professionnelles. La question se pose en revanche pour le reste...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis partisan d'un débat sur notre modèle social. Un ministre du travail, en France, se doit de défendre ce modèle, car il s'agit d'un élément de compétitivité et d'attractivité en tant que tel. J'entends constamment le patronat se plaindre du niveau des prélèvements obligatoires et des charges - qui sont en fait les cotisations de leurs salariés -, mais personne ne rappelle jamais que notre modèle social est excellent. Il nous permet notamment d'avoir la proportion de retraités pauvres la moins élevée d'Europe.

Madame la ministre, je voudrais vous interroger sur des chiffres que j'ai déjà exposés au PDG de Carrefour, M. Bompard : sur la période 2013-2018, Carrefour a touché un montant cumulé de 2,033 milliards d'euros d'aides au titre du CICE et d'exonérations de charges diverses ; ce chiffre est à comparer aux 3,656 milliards d'euros de bénéfices réalisés et aux 2,865 milliards d'euros de dividendes versés. Concrètement, ces aides comptent pour moitié dans les bénéfices réalisés et représentent une part significative des dividendes versés aux actionnaires !

Je cite cet exemple, car il est particulièrement éclairant - je précise que M. Bompard n'a pas contesté les chiffres. Qu'en pensez-vous, madame Vautrin, en tant que ministre du travail ? Les exonérations de charges doivent-elles servir à accroître les bénéfices des grandes entreprises et à rémunérer les actionnaires ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Il me serait difficile de commenter ces chiffres, car je ne dispose pas des éléments d'appréciation que pourraient me fournir les services de mon ministère. En revanche, j'aurais souhaité disposer également du montant de l'impôt sur les sociétés, des cotisations et des diverses taxes payés par cette grande entreprise, ainsi que le montant de sa contribution supplémentaire à l'apprentissage et de son versement mobilité, de sorte à avoir une vision réellement globale de la situation. Ce que vous exposez est extrêmement intéressant, mais le sujet mérite d'être étudié dans son intégralité et évalué à 360 degrés.

Sur le fond, monsieur le rapporteur, je pense comme vous que nous avons un excellent modèle social. Je ne veux pas laisser croire que je puisse penser différemment. Il faut simplement que chacun ait bien en tête qu'il convient aujourd'hui de faire des économies.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans ce cas, madame la ministre, arrêtez de détricoter ce modèle à la moindre occasion ! Du reste, votre réponse sur les chiffres que je viens de citer me fait penser à ce que répondent systématiquement les patrons que j'interroge quand je mets en balance les aides que leur entreprise perçoit et les bénéfices qu'elle fait...

Laissons Carrefour un instant et parlons de nouveau de STMicroelectronics, société qui perçoit beaucoup d'argent public, presque un demi-milliard d'euros de crédits d'impôt chaque année, sans payer le moindre euro d'impôt ! Sans compter qu'elle vient d'annoncer qu'elle va supprimer 1 000 emplois. Quelque chose ne tourne pas rond !

M. Olivier Rietmann, président. - Je rejoins le rapporteur au sujet de STMicroelectronics.

Quand une entreprise explique qu'elle fait des bénéfices importants au niveau mondial, mais que ses activités sur le sol français sont insuffisantes pour gagner de l'argent, donc pour payer des impôts en France, cela me semble normal. En revanche, quand une entreprise qui a touché énormément d'aides au sortir de la crise de la covid-19, sous prétexte de préserver l'indépendance de notre pays dans le domaine des semi-conducteurs, explique qu'elle ne paie pas d'impôts en France parce qu'elle ne vend pas ses produits sur notre territoire, il y a un problème, madame la ministre !

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je vous entends parfaitement, monsieur le président. Je me contentais de réagir aux montants cités par M. le rapporteur, en faisant remarquer qu'il était préférable de disposer de la totalité des chiffres, notamment en termes de création de richesses, de taxes et d'impôts payés. C'était le sens de ma réponse.

M. Olivier Rietmann, président. - Par souci de transparence, précisons que les chiffres relatifs au CICE et aux exonérations de charges sont nationaux et que les montants des bénéfices et des dividendes sont, eux, internationaux...

M. Michel Masset. - Madame la ministre, vous avez souligné que toutes les aides et exonérations étaient contrôlées a posteriori. De quels moyens disposez-vous pour effectuer ces contrôles ? Pensez-vous les amplifier ? J'ai notamment entendu parler d'un plan de lutte contre la fraude sociale. Dans quelle proportion les entreprises n'ont-elles pas joué le jeu ? Sont-ce toujours les mêmes entreprises qui bénéficient des aides ou exonérations ? Enfin, les formulaires d'aides et d'exonérations sont-ils suffisamment simples pour que toutes les entreprises puissent les remplir et en bénéficier ? Ces documents sont-ils suffisamment connus de tous ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Madame la ministre, les travaux de notre commission d'enquête m'amènent à la conclusion que l'octroi d'aides publiques permettait de compenser les charges sociales et fiscales, qui sont très élevées en France par rapport à d'autres pays d'Europe ou même du monde, et permettait d'assurer le maintien de la compétitivité de nos entreprises à l'international.

Le ministère a-t-il conduit des études permettant d'évaluer l'effet sur l'emploi d'une baisse généralisée de ces charges, en comparaison du montant des aides publiques octroyées ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Monsieur le sénateur Masset, l'Urssaf est évidemment l'un des grands acteurs de la lutte contre la fraude. L'année dernière, ce sont ainsi 64 000 contrôles qui ont été menés.

Vous m'interrogez sur la lisibilité des formulaires : les très grandes entreprises, qui font l'objet de votre commission d'enquête, disposent d'équipes dont le métier est précisément d'aller chercher les aides, si je puis dire ; en outre, elles ont en règle générale les moyens de répondre aux formulaires et de payer les amendes qui leur sont infligées. Je précise que l'administration respecte le principe du « dites-le-nous une fois », qui équivaut à l'application d'un droit à l'erreur.

Aujourd'hui, nous souhaitons aller plus loin en matière de recouvrement et mobilisons les Urssaf pour progresser dans ce domaine. En effet, à l'heure actuelle, le rapport entre le montant des amendes infligées et le montant recouvré est de un à dix.

Madame la sénatrice Renaud-Garabedian, vous avez raison, l'objectif de ces aides publiques est de compenser notre manque de compétitivité. Le rapport de la mission Bozio-Wasmer montre qu'en réduisant le coût du travail on rend de la compétitivité à nos entreprises. C'est tout le sens de la baisse des cotisations patronales que nous avions prévue dans le projet de loi de finances pour 2025 et qui a donné lieu à un débat parlementaire nourri. Il nous reste à évaluer les incidences de cette mesure sur le maintien de l'emploi dans les entreprises.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Madame la ministre, en 2023, on a créé la mission interministérielle de coordination antifraude (Micaf). Cette cellule nationale de veille contre la fraude aux aides publiques a permis de créer des synergies grâce à une doctrine commune des administrations et des organismes chargés du versement des aides publiques.

Quand vous parlez d'aides publiques d'une manière générale, s'agit-il également des aides consenties aux entreprises ? Et, dans l'affirmative, quelle est la méthodologie employée pour détecter la fraude ? Quels sont les résultats obtenus en matière de fraude en 2024 ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je m'engage à vous transmettre une réponse détaillée par écrit si tant est que des résultats soient d'ores et déjà disponibles. Je rappelle que la mise en place de la Micaf est très récente, et je crains de manquer d'éléments sur le sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. -Je reste un peu sur ma faim concernant les chiffres sur les aides publiques que je vous ai demandé de commenter.

Madame la ministre, j'estime pour ma part que de telles situations sont inacceptables. Le monde salarié, dans sa grande diversité, ne peut plus comprendre que des entreprises viables économiquement, qui dégagent d'importants bénéfices, versent des dividendes et procèdent à des rachats d'actions pour plusieurs milliards d'euros, continuent à percevoir des aides publiques via des crédits d'impôt, des exonérations, des subventions directes ou indirectes, et puissent ensuite déclencher des plans sociaux de grande envergure, surtout dans la période actuelle.

Contrairement à ce que vous venez de dire, le suivi des aides publiques est peu ou prou inexistant, tout comme l'évaluation de tous ces dispositifs. C'est ce que confirment les auditions que nous avons menées, que ce soit avec l'IGF ou la DGFiP (direction générale des finances publiques). Certes, le contrôle fiscal est plutôt bien fait en France ; en revanche, pour ce qui est du suivi et de l'évaluation des dispositifs, on patauge beaucoup.

Dernière question, madame la ministre : êtes-vous favorable à ce que l'on fasse toute la transparence sur l'étendue et le montant des différents dispositifs d'aide publique ? Nous avons été surpris de constater ici que la quasi-totalité des PDG interrogés étaient assez d'accord avec cette idée - je précise qu'ils estimaient néanmoins que ce travail de transparence était plutôt du ressort de l'administration et non de chaque entreprise.

Seriez-vous d'accord pour rendre public, entreprise par entreprise, le montant des exonérations de cotisations, celui des aides à l'apprentissage, ainsi que les aides versées au titre du chômage partiel, ces dernières intéressant au premier chef les salariés et leurs organisations syndicales ?

M. Olivier Rietmann, président. - Puisque M. le rapporteur a prononcé le mot, je terminerai en évoquant l'apprentissage.

Je suis de ceux qui estiment qu'il est tout à fait normal de diminuer le montant des aides publiques versées à un moment donné, et à juste titre, pour favoriser un modèle, comme celui de l'apprentissage, dès lors que ce modèle est bien ancré dans un écosystème, fonctionne de lui-même et semble pérenne.

Le choix a été fait de réduire l'aide à l'apprentissage dans le cadre du dernier projet de loi de finances. Je ne mets pas en cause cette décision à proprement parler, mais je regrette que nous n'ayons pas disposé d'éléments d'appréciation plus précis pour fixer le plus rationnellement possible le montant de cette baisse. Nous avons eu le sentiment qu'il s'agissait d'un coup de rabot à l'aveugle, faute d'évaluations détaillées, secteur par secteur, taille d'entreprise par taille d'entreprise.

Je suis convaincu que l'on parviendra, à terme, à diminuer les aides à l'apprentissage, tant ce modèle a vocation à s'étendre. D'ici là, vous engagez-vous, madame la ministre, à ce que les parlementaires puissent disposer de véritables critères d'évaluation dans le projet de loi de finances pour 2026, pour calibrer ces aides au plus juste ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - J'entends votre demande, monsieur le président. Je ne vois aucune difficulté à ce que nous y travaillions. Il y a deux écoles aujourd'hui : il y a, d'un côté, ceux qui considèrent qu'il faut privilégier les petites entreprises, donc qu'il ne faut plus verser d'aides à l'apprentissage aux grandes entreprises ; de l'autre, il y a ceux qui disent que les aides doivent continuer d'être versées à toutes les entreprises, mais seulement jusqu'à un certain niveau de diplôme, moins élevé qu'actuellement.

Il ne faut pas oublier la dimension territoriale du sujet. Dans les territoires frontaliers, comme le vôtre, monsieur le président, on est frappé de constater que tous les jeunes en formation dans les centres d'apprentissage n'ont qu'un rêve, celui de partir travailler dans le pays voisin...

En réponse à M. le rapporteur, je tiens à dire que je n'ai aucun problème avec son souci de transparence. Dans le questionnaire que la commission d'enquête a adressé à mon ministère, nous avons ainsi cité un certain nombre d'entreprises et livré des chiffres assez précis sur le montant perçu par les unes et des autres et sur leur recours aux différents dispositifs d'accompagnement. Vous disposez donc déjà de données fournies à ce sujet, et il me semble parfaitement naturel que de tels éléments soient mis à la disposition de votre commission. La seule limite qui s'impose est celle du secret statistique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, je ne vous parlais pas des données collectées par la commission d'enquête. En l'occurrence, les prérogatives d'une telle commission l'autorisent à interroger l'ensemble des ministres et à demander l'ensemble des pièces qu'elle juge utiles dans le cadre de ses travaux. En tant que rapporteur, je peux même me rendre dans les services de votre ministère pour les récupérer ! Nous vous avons adressé un questionnaire, vous y avez répondu. Dont acte !

Moi, ce dont je vous parle, c'est d'améliorer la transparence sur les aides publiques, qu'il s'agisse des aides pour la prise en charge du chômage partiel, des aides à l'apprentissage ou des exonérations de cotisations.

J'observe que, très souvent, les comités sociaux et économiques (CSE) ne connaissent pas le montant des aides publiques, des différents crédits d'impôt, des exonérations de cotisations dont bénéficie l'entreprise. Seriez-vous favorable, madame la ministre, à faire la transparence sur ces dispositifs, de telle sorte qu'au minimum les salariés et les CSE y aient accès ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - L'existence d'un dialogue social de qualité, qui permette à toutes les instances de l'entreprise d'être informées, me paraît essentielle. De la même manière, je suis de ceux qui restent profondément attachés à l'intéressement et à la participation, qui sont d'autres éléments favorisant un dialogue social de qualité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personnellement, je reste attaché au salaire, car c'est sur celui-ci que reposent notre modèle social et les cotisations.

Mme Catherine Vautrin, ministre. - L'un n'empêche pas l'autre !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, mais, depuis une quinzaine d'années, on voit bien que l'on substitue à la question des salaires celles du pouvoir d'achat, de l'intéressement, de la participation, voire de l'actionnariat salarié.

Je ne suis pas sûr d'avoir compris votre réponse : vous êtes plutôt favorable au dialogue social. Mais quid d'une transparence totale, par exemple sous la forme d'un tableau comprenant l'ensemble des données, qui serait disponible sur le site du ministère du travail ?

Mme Catherine Vautrin, ministre. - Je viens de parler d'une transparence totale au sein de l'entreprise dans le cadre du dialogue social. Cela me semble être un élément important, qui fait d'ailleurs l'objet d'un certain nombre d'obligations légales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame la ministre, je suis régulièrement interpellé par des salariés, qui découvrent les montants des aides publiques que leur entreprise a perçues et me disent qu'ils n'en savaient rien ! Depuis le début de ces auditions, M. le président et moi-même avons reçu énormément de salariés, qui sont scandalisés par cette situation. Pour ne prendre que cet exemple, tout le monde ignorait chez Sanofi que l'entreprise avait perçu près de 1 milliard d'euros en dix ans au titre du crédit d'impôt recherche.

Cette transparence que je réclame est d'utilité publique. Elle serait un élément essentiel du dialogue social apaisé que vous appelez de vos voeux ; elle contribuerait à renouer le lien de confiance entre les Français et leurs entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup, madame la ministre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Ubisoft : M. Yves Guillemot, président ;
Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, directrice générale des studios
et du portefeuille de marques,
et M. Emmanuel Martin, vice-président chargé des affaires corporatives

(lundi 5 mai 2025)

M. Michel Masset, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Yves Guillemot, président d'Ubisoft, Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, directrice générale des studios et du portefeuille de marques et M. Emmanuel Martin, vice-président chargé des affaires corporatives.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.

Madame, Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Ubisoft.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yves Guillemot, Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis et M. Emmanuel Martin prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, elle vise à établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, nous cherchons à déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, cette commission d'enquête a vocation à réfléchir aux contreparties, en matière de maintien de l'emploi au sens large, qui pourraient être imposées aux grandes entreprises lorsque celles-ci procèdent à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités alors qu'elles ont perçu des aides.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître le regard que vous portez sur les aides publiques aux entreprises.

Permettez-moi de formuler quelques questions pour guider vos propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Pouvez-vous nous dresser le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Plus spécifiquement, quel est votre regard sur le crédit d'impôt jeux vidéo, qui a souvent été mentionné lors de nos auditions ? Avez-vous des propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorables à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Le cas échéant, quelles devraient être les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Yves Guillemot, président d'Ubisoft. - Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation. Je suis accompagnée de Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, qui s'occupe de nos studios sur l'ensemble du monde, et d'Emmanuel Martin, le vice-président chargé des affaires corporatives.

J'ai créé Ubisoft en 1986 avec mes frères, en Bretagne, où nous avons nos racines familiales. Avec nos équipes, nous sommes devenus, en trente-neuf ans, l'un des leaders du secteur du jeu vidéo. Nous avons ainsi intégré le top 5 des créateurs de jeux vidéo dits « AAA », qui sont l'équivalent des blockbusters pour les films, c'est-à-dire de jeux dont la production coûte entre 50 et 200 millions d'euros.

Nous siégeons à Carentoir, dans le Morbihan, et nous sommes très contents d'être une société française éditant, publiant et créant des oeuvres partout dans le monde. Les équipes d'Ubisoft comptent 17 000 personnes, réparties dans 40 studios situés dans 30 pays différents. Grâce au talent de nos équipes, nous avons créé de grandes franchises mondialement reconnues parmi lesquelles Assassin's Creed, Just Dance, Rainbow Six, Prince of Persia, Les Lapins Crétins, ou encore Rayman.

Notre objectif est d'enrichir la vie de nos joueurs et de nos joueuses, en leur offrant des expériences ludiques qui leur permettent de comprendre les événements passés, de connaître des villes, des pays et des façons de vivre différentes, mais aussi de se connecter avec d'autres joueurs pour partager une expérience en commun et d'apprendre la persévérance en se confrontant avec soi-même pour aller au bout d'un jeu.

Le jeu vidéo est aujourd'hui la première industrie culturelle au monde, devant le cinéma ou la musique. Il s'agit d'un produit culturel mondialisé, qui parle à l'imaginaire de tous, notamment des jeunes. Le secteur est stratégique, puisqu'il est un véritable outil de soft power.

Nous exportons nos jeux dans le monde entier. La France représente seulement 5 % de notre chiffre d'affaires - les 95 % restants résultent de nos exportations. Nous avons réalisé l'année dernière un chiffre d'affaires de 2,3 milliards d'euros pour un résultat de 157 millions d'euros et nous avons payé, en 2023, 25,3 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en France.

Nous avons six studios de développement en France, à Paris, Montpellier, Annecy, Lyon et Bordeaux, et nous avons installé notre siège social international à Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne. Ubisoft est ainsi depuis plusieurs années le premier employeur du secteur en France : nos plus de 4 000 salariés répartis sur tout le territoire représentent un tiers des effectifs directs en France. Sur l'année fiscale 2024, nous avons versé près de 310 millions d'euros de salaires et de cotisations sociales.

Quelles sont les aides publiques que nous percevons ? Nous venons juste de clôturer l'année fiscale au 31 mars 2025 et nous présenterons nos chiffres le 14 mai. Étant tenus à une période de réserve par l'Autorité des marchés financiers (AMF), nous ne pourrons donner aucune information sur ces chiffres. Nous vous présenterons donc les chiffres de l'année dernière - c'est-à-dire les aides que nous avons perçues du 1er avril 2023 au 31 mars 2024 -, qui ne présentent pas une différence importante avec ceux de cette année. Si vous le souhaitez, nous vous ferons parvenir par écrit les chiffres de l'année fiscale la plus récente dès que nous le pourrons. Nous tenons également à votre disposition l'historique de ces données sur les cinq dernières années.

Je commencerai par les crédits d'impôt. Nous avons reçu 24,1 millions d'euros au titre du crédit d'impôt jeux vidéo (CIJV) et 3,6 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR). Notre filiale Ubisoft Film & Télévision a perçu 3,1 millions d'euros et nous avons touché 73 000 euros au titre du crédit d'impôt mécénat.

En ce qui concerne les subventions, nous avons perçu 600 000 euros correspondant au dernier versement d'un partenariat de recherche et développement (R&D) conclu en 2019 entre notre studio de Bordeaux et la région Nouvelle-Aquitaine, pour un montant de 3,6 millions d'euros sur cinq ans.

Enfin, les réductions de charges se sont élevées à près de 6 millions d'euros : 2,1 millions d'euros pour les allocations familiales, 3,8 millions d'euros pour l'assurance maladie et 1 million d'euros de réduction générale des cotisations.

Au total, nous avons donc perçu 38,4 millions d'euros d'aides publiques, soit un montant comparable aux années précédentes. Je précise que nous n'avons pas reçu d'aide de l'Union européenne.

Permettez-moi de vous rappeler les termes du crédit d'impôt jeux vidéo, dont vous comprendrez l'importance pour nous. Il s'agit d'une aide sélective. Les jeux doivent contribuer au développement et à la diversité de la création française et européenne en matière de jeux vidéo. La sélection est déterminée au moyen d'un barème de points défini par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Le taux de défiscalisation est de 30 % des dépenses de développement pour une durée de trente-six mois maximum et se limite à 6 millions d'euros par studio.

La création d'un jeu ambitieux par Ubisoft implique la collaboration pendant plusieurs années d'une dizaine de studios à travers le monde, soit des centaines de personnes, pour des budgets qui s'expriment en centaines de millions d'euros. Le jeu vidéo est un écosystème à la fois créatif et technologique requérant de très hauts niveaux d'expertise. Aussi, nous sommes fiers d'avoir réussi à produire en France des jeux très ambitieux et à très grand budget. Peu de pays en sont capables, car cela nécessite des talents de très haut niveau et nous avons montré que la France était capable de rivaliser avec, par exemple, les blockbusters américains ou japonais.

En ce qui concerne les retombées pour la France, le CIJV a donné les moyens aux créateurs français, dont Ubisoft, d'être compétitifs. La constitution d'équipes de haut niveau a attiré en France les projets les plus ambitieux. Par exemple, notre studio de Bordeaux a été créé en 2017, à la suite d'une réforme ayant amélioré le CIJV de manière significative. Ce studio a connu une croissance importante et rapide, en obtenant des mandats de développement majeurs tels que l'avant-dernier volet de la franchise Assassin's Creed, qui a été créée à Montréal. Il s'agissait du premier jeu développé intégralement en France et il a d'ailleurs rencontré un grand succès.

À l'heure actuelle, le studio compte 400 talents et accueille, depuis 2021, un pôle de R&D internalisé. Il illustre notre volonté de rapatrier en France des projets habituellement dirigés par nos studios de Montréal ou de Québec. En effet, de nombreux salariés français qui s'étaient expatriés au Canada ont pu revenir en France, à Bordeaux, la ville leur plaisant particulièrement.

Le CIJV a favorisé la création de nouveaux emplois localisés en France. En raison de la création de ce crédit d'impôt en 2008, puis de sa réforme en 2017, Ubisoft a fait le choix de tripler ses effectifs français entre 2008 et 2017, puis de les multiplier par deux entre 2017 et 2022 pour atteindre 4 000 employés. Ensuite, cette trajectoire s'est légèrement infléchie. En effet, à la suite de résultats en deçà de nos attentes en 2023, nous avons mis en place en 2024 un plan d'économies. Nous avons ralenti le recrutement et ne remplaçons plus qu'un départ sur trois. Néanmoins, je tiens à dire clairement qu'Ubisoft n'a conduit aucun plan social en France. Nous avons toujours privilégié la répartition de nos talents sur le territoire français.

Le soutien apporté par le CIJV a facilité la pérennisation des emplois et nous a permis de conserver des professionnels fortement expérimentés et à haute compétence dans notre pays, alors qu'une véritable guerre des talents est à l'oeuvre dans notre industrie et que le travail à distance permet à nos concurrents étrangers de recruter partout dans le monde, notamment en France. Il nous a conféré une attractivité qui se traduit également par le recrutement dans les studios français de talents étrangers attirés par des projets prestigieux.

Ubisoft joue ainsi un rôle moteur dans l'écosystème français. Chacun de ses studios constitue un pôle majeur tirant vers le haut toute la région dans laquelle il est implanté. De plus, nos importants besoins en recrutement ont considérablement stimulé le développement de formations aux métiers du jeu vidéo. De nombreuses écoles se sont créées autour du jeu vidéo au fil des ans et forment énormément de talents. En outre, de nombreux studios français ont été créés par d'anciens employés d'Ubisoft.

Nous sommes donc fiers d'avoir provoqué un phénomène d'essaimage : très souvent, dans les villes ou les régions où nous sommes implantés, il existe de nombreux petits studios qui fonctionnent très bien, ce qui est positif. Les professionnels peuvent ainsi naviguer entre ces petits studios et Ubisoft.

Cet écosystème garantit une formation complète, ce qui est crucial pour entretenir l'innovation et la créativité. N'oublions pas que le jeu vidéo, par sa dimension technologique, est un secteur pionnier en matière d'innovation. Ubisoft a toujours fait le choix stratégique d'investir dans des technologies internes et propriétaires. La création récente d'un département transverse de 1 000 ingénieurs consacré aux technologies de production et dirigé depuis notre siège en France renforce cette indépendance technologique.

Il faut savoir que nous avons créé deux moteurs de jeu très reconnus, Anvil et Snowdrop, qui garantissent notre indépendance par rapport aux moteurs américains, lesquels sont utilisés par près de la moitié des acteurs du secteur.

Par ailleurs, nous développons des expertises de haut niveau grâce à notre cellule de R&D basée à Bordeaux. Nommée La Forge, celle-ci noue des partenariats fructueux avec de nombreux acteurs de la recherche, notamment française. Dans le domaine de l'intelligence artificielle générative, notre expertise se diffuse au-delà de notre secteur. Nous travaillons par exemple avec la société Nvidia, qui est très satisfaite de ce que nous réalisons ensemble. Bien sûr, chacun conserve la propriété intellectuelle de ses savoirs.

Grâce à la présence en France de notre siège social, mais aussi grâce à nos marques, à nos technologies propriétaires et au fait que nous disposons de nos propres data centers en France et en Europe, nous contribuons à la souveraineté numérique de notre pays. Nous avons par exemple racheté il y a quelques années l'hébergeur i3D.net, qui est devenu l'une de nos filiales. Ce centre serveur reçoit certains de nos jeux, mais héberge aussi de nombreuses sociétés. Cela nous confère une belle indépendance par rapport au cloud public.

Cette attractivité du territoire français pour le développement de projets à grande visibilité offre à la France un rayonnement culturel, créatif et technologique important sur la scène internationale. Ainsi, des millions de joueurs aux quatre coins du monde peuvent parcourir les rues de Paris pendant la Révolution française en jouant à Assassin's Creed Unity ou revivre les destins brisés par la Première Guerre mondiale en jouant à Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Notre studio de Montpellier a été récompensé aux Pégases, qui sont l'équivalent des Césars pour le jeu vidéo.

Ubisoft fait partie intégrante du paysage culturel français et contribue significativement à véhiculer nos valeurs et nos imaginaires dans le monde entier. En témoigne le vibrant hommage qui a été rendu à Assassin's Creed lors de la cérémonie d'ouverture des jeux Olympiques et Paralympiques en 2024, un personnage inspiré de cet univers ayant été présent tout au long de la cérémonie.

En raison d'une forte croissance, le secteur fait l'objet d'une importante concurrence d'autres pays européens, mais surtout des États-Unis, de la Chine et du Japon. Désormais, réaliser un jeu vidéo est une vraie prise de risque. Nous avons en France la chance de disposer d'un écosystème du jeu vidéo très créatif, innovant et attirant des talents hautement qualifiés et reconnus internationalement, ce qui représente un atout économique et compétitif crucial. Selon nous, il est essentiel de le préserver et de bien s'en occuper.

Pour cela, nous avons besoin de prévisibilité. Lorsque la loi de finances pour 2024 a borné le dispositif du CIJV à 2026, sans aucune concertation, nous avons eu un petit peu peur. En effet, cela envoyait le message que les choses pouvaient très vite évoluer, alors que la production d'un jeu vidéo se fait sur le long terme. La dernière loi de finances a reporté ce bornage à 2031, ce qui est plus réaliste, mais ne comporte aucune indication sur le calendrier, la méthodologie ou les critères retenus.

Au printemps dernier, dans une revue des dépenses, l'inspection générale des finances (IGF) préconisait la suppression du CIJV, tout en admettant ne pas avoir évalué le dispositif ni consulté les acteurs du secteur. Or il nous semble inconcevable de proposer la suppression d'un outil stratégique sans avoir au préalable évalué de manière approfondie les répercussions d'une telle mesure, ne serait-ce que pour éclairer le débat public, et même si nous comprenons qu'il existe des nécessités budgétaires.

L'industrie du jeu vidéo appelle de ses voeux depuis plusieurs années une évaluation du CIJV. Tous les indicateurs économiques attestent l'efficacité de ce dispositif ; il est nécessaire de disposer d'une étude de référence sur ce sujet.

Dans un secteur créatif aussi risqué que le jeu vidéo, où le succès d'un jeu n'est jamais garanti, les aides publiques permettent aux entreprises de garder le cap sur le long terme, d'accélérer leur développement dans les bonnes années et de faire face aux mauvaises. Le jeu vidéo traverse depuis deux ans une crise globale ; la France a été protégée de ses impacts les plus graves grâce à sa compétitivité liée au CIJV. Il est primordial de préserver ce qui fonctionne et qui a prouvé son efficacité.

Ce crédit d'impôt est devenu une référence à l'international. Le succès du modèle québécois a de même permis de faire de Montréal la capitale mondiale du jeu vidéo en seulement vingt ans. Convaincus de la portée stratégique de cette industrie, les gouvernements du monde entier se sont inspirés de cette réussite et soutiennent désormais le jeu vidéo.

Il faut comprendre que le jeu vidéo est souvent précurseur de nombreuses industries technologiques. Beaucoup de pays ont pris conscience que, après quinze ans, Montréal est devenue une plaque tournante, non seulement pour le jeu vidéo, mais aussi pour tout l'écosystème qui gravite autour de ce secteur.

Des dispositifs d'aides publiques pour attirer les acteurs du jeu vidéo ont été mis en place dans de nombreux pays à travers le monde, après le Canada et la France. Plusieurs pays d'Europe, d'Asie, du Moyen-Orient et d'Océanie ont suivi cette voie.

L'Allemagne, après avoir constaté son retard, est le dernier pays en date à avoir prévu la création d'un crédit d'impôt pour le jeu vidéo dans l'accord de coalition de son nouveau gouvernement, afin de renforcer la compétitivité internationale de son site de production de jeux vidéo en améliorant la prévisibilité et la précision du système de financement. Les données que nous vous présentons illustrent l'attractivité de certains de ces dispositifs.

Nous sommes conscients du contexte budgétaire actuel, mais il sera nécessaire, à un moment donné, de réfléchir à notre CIJV afin d'apporter une réponse adaptée aux défis du contexte mondial, car ce dispositif n'a pas beaucoup évolué récemment. Conçu en 2008, il n'est plus totalement adapté à la façon dont les jeux sont créés en 2025.

Avec l'ensemble de l'industrie française, nous avons formulé des recommandations sur les améliorations possibles, concernant notamment la durée d'éligibilité des coûts. Auparavant, les jeux nécessitaient deux à trois ans de développement, alors qu'ils peuvent maintenant requérir cinq, six, voire sept ans. Or, seulement trente-six mois sont pris en compte dans le dispositif actuel. De plus, certains jeux continuent à évoluer après leur lancement, avec l'ajout d'événements complémentaires. Il est donc nécessaire d'adapter le CIJV à cette réalité.

La France doit proposer une vision industrielle pour le jeu vidéo, une stratégie à dix ans au moins, capable d'offrir aux entrepreneurs et aux investisseurs une stabilité fiscale et réglementaire propice à la prise de risque. Les investisseurs qui s'engagent dans le jeu vidéo le font pour de nombreuses années, étant donné les durées de développement des jeux. Il est essentiel qu'ils aient une visibilité sur le maintien du crédit d'impôt à long terme afin de favoriser un tel engagement dans la durée.

Toute l'industrie du jeu vidéo est animée par ce goût de la prise de risque. Avec le CIJV, l'État n'accorde pas une subvention à un secteur, mais attire des talents et des investissements internationaux ; il crée des emplois en période de croissance et les protège en période de crise. Plus que jamais, le CIJV est un vecteur essentiel pour pérenniser ce secteur vertueux et continuer à faire du jeu vidéo un acteur incontournable du rayonnement économique et culturel de la France.

M. Michel Masset, président. - Avez-vous des donneurs d'ordre ou créez-vous puis commercialisez-vous vous-mêmes dans un second temps ? Cette durée de cinq à six ans pose question au regard du marché : comment vous assurez-vous que la vente sera effective à l'issue ?

M. Yves Guillemot. - Le donneur d'ordre, bien qu'indirect, n'est autre que le client final, qui patiente lorsque nous ne sommes pas prêts. Nous ne travaillons pas pour d'autres, mais directement pour le client final.

M. Michel Masset, président. - Quel est le statut juridique de vos différentes structures dans le monde ?

M. Yves Guillemot. - Il s'agit de filiales à 100 %, au départ de la France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous venez de répondre à ma première question sur la transparence en nous communiquant l'intégralité des chiffres. J'en déduis que vous y êtes favorable. De nombreux dirigeants se déclarent d'accord avec le principe de transparence, tout en ne souhaitant pas l'appliquer eux-mêmes.

Si l'administration publiait chaque année un tableau récapitulatif des différents dispositifs et de leurs montants, vous n'y verriez pas d'objection ?

M. Yves Guillemot. - La seule difficulté est que nous ne souhaitons pas communiquer publiquement sur le coût de projets spécifiques sur lesquels nous travaillons, notamment auprès des joueurs et des joueuses. Il s'agit parfois d'une information confidentielle que nous ne divulguons pas. Hormis ces cas particuliers, nous n'avons bien entendu aucune objection à la publication de ces données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les 38 millions d'euros que vous avez mentionnés couvrent l'intégralité des aides, incluant le fonds du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), le Fonds d'aide au jeu vidéo (FAJV), potentiellement le fonds MEDIA Europe Créative, le crédit d'impôt jeune entreprise innovante (JEI), ou encore l'IP Box si vous disposez de brevets ? Nous avez-vous communiqué la totalité des aides directes et indirectes dont vous bénéficiez ?

M. Emmanuel Martin, vice-président d'Ubisoft, chargé des affaires corporatives. - Tout à fait.

Nous ne sommes pas éligibles au FAJV, les autres dispositifs ne me disent rien. Nous ne recevons aucune aide européenne. Nous avons déjà évoqué le crédit d'impôt innovation (C2I).

Pour être complet, j'ajoute que nous percevons 300 000 euros d'aides à l'apprentissage.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Qu'en est-il des aides du Réseau recherche et innovation en audiovisuel et multimédia (Riam) ?

M. Emmanuel Martin. - Nous n'en recevons pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'imagine que vous disposez de brevets, puisque vous bénéficiez du crédit d'impôt recherche ?

M. Yves Guillemot. - Nous en déposons très peu.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Qu'en est-il du dispositif jeune entreprise innovante (JEI) ?

M. Yves Guillemot. - Nous sommes de moins en moins jeunes...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les 38 millions d'euros évoqués couvrent-ils également l'intégralité d'Ubisoft France, incluant les six studios déjà cités ainsi que les nombreuses structures créées en parallèle, ou acquises ?

M. Yves Guillemot. - Ce chiffre couvre effectivement l'intégralité du groupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Revenons sur le tableau qui a été projeté et qui compare les subventions accordées dans différents pays, notamment le Canada, le Royaume-Uni, Singapour et l'Allemagne.

Le choix de vous implanter au Canada, par exemple, est-il directement lié aux aides publiques ou à la fiscalité avantageuse pour le secteur du jeu vidéo ou à d'autres facteurs comme la présence de compétences spécifiques et l'accès au marché nord-américain ?

M. Yves Guillemot. - Le premier critère de choix était les subventions octroyées par le Canada, le second, le fait que ce pays offre l'opportunité de développer nos activités dans un pays francophone sur le territoire nord-américain.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le faible montant des aides accordées par l'Allemagne est surprenant, dans la mesure où ce pays est souvent cité en exemple pour son environnement favorable aux entreprises. Certes, le nombre d'employés diffère significativement entre les deux pays, avec 4 000 salariés en France contre 670 en Allemagne. Pour autant, même en extrapolant les effectifs allemands au niveau français, la France accorde des aides trois à quatre fois supérieures.

M. Yves Guillemot. - L'Allemagne vient d'adopter, dans le cadre de son prochain budget, un crédit d'impôt destiné à combler son retard significatif en matière de soutien au secteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons demandé au responsable de l'IGF que nous avons reçu quel dispositif pourrait, à son sens, être supprimé, en veillant à ne pas orienter sa réponse. Il a spontanément cité le CIJV. Comment expliquez-vous cela ?

M. Yves Guillemot. - Cela me semble s'expliquer par la méconnaissance de l'impact réel du crédit d'impôt. Celui-ci favorise la formation et attire les entreprises technologiques dans le sillage des lieux de création. Il permet de verser des salaires élevés en France, générant ainsi d'importantes charges sociales et des recettes fiscales substantielles grâce aux nombreux emplois créés.

Chaque étude d'impact menée au Canada démontre les retombées très positives de tels dispositifs pour l'écosystème. Il faut examiner attentivement ces éléments afin d'en mesurer pleinement les bénéfices économiques pour le pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La remise en cause du CIJV tient notamment au fait qu'il profite essentiellement à un seul acteur dominant, en l'occurrence votre entreprise. Vos concurrents en bénéficient très peu, car votre position de leader vous permet d'écraser le marché français.

M. Yves Guillemot. - La réalité est bien différente, c'est même plutôt l'inverse. Dans l'ensemble des villes où nous sommes implantés, de nombreux studios se sont créés et rencontrent le succès. Récemment encore, l'un d'entre eux vient de lancer un jeu qui a connu un succès mondial. Dans notre pays, le talent constitue véritablement le facteur clé. Notre rôle consiste à former ces talents, qui peuvent ensuite intégrer différents studios. Bien entendu, nous nous efforçons de les retenir et de leur offrir la meilleure expérience chez Ubisoft ; cependant, leur capacité à rejoindre d'autres studios et à créer des jeux à succès mondial contribue fortement à la vitalité de l'écosystème global.

Nous ne représentons donc que 30 % des emplois directs du secteur, et ce métier a connu un développement considérable. Si vous examinez les profils des responsables des sociétés et des studios nouvellement créés, vous constaterez qu'un grand nombre des postes de premier plan y sont occupés par des anciens d'Ubisoft.

M. Emmanuel Martin. - Représentant un tiers des emplois directs, et avec cinq studios parmi les plus importants en France, il est vrai que mathématiquement nous bénéficions effectivement d'une part significative du dispositif.

Toutefois, la part d'Ubisoft dans le budget global du CIJV ne cesse de baisser. Nous en représentions 50 % au départ, mais nous en sommes aujourd'hui à un tiers, selon les chiffres du CNC. Sur les 370 projets financés par le CIJV au total, seulement 48 étaient des projets d'Ubisoft soit 13 % du total, et pour l'année dernière, ce chiffre n'était que de 7 %, avec 5 projets validés sur 67.

Ainsi, bien que nous soyons une entreprise de grande envergure qui bénéficie d'une part importante de ce dispositif, celle-ci diminue chaque année, car nous essaimons et nous permettons à de nombreuses autres structures d'en bénéficier également.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est l'IGF qui soulevait cette question, je m'efforce de comprendre les raisons qui l'ont conduite à cela. Une autre explication est peut-être liée au fait que votre chiffre d'affaires s'élève à 2,3 milliards d'euros, vos bénéfices à 750 millions d'euros, mais que vos impôts payés en France ne représentent que 25 millions d'euros, selon les montants que vous avez communiqués. Ainsi, l'accompagnement de 38 millions d'euros est significatif, comparé au montant d'impôts payés en France. Il est légitime de vérifier l'efficacité de cette subvention substantielle, de cet engagement lourd de l'État, pour maintenir vos studios et 4 000 emplois sur le territoire national.

De plus, le crédit d'impôt recherche existe depuis longtemps sans avoir été révisé, la dernière refonte du système remontant à 2017. Il est assez normal de contrôler son efficacité, s'agissant d'une aide publique et d'un dispositif fiscal accordé chaque année par un vote du Parlement.

D'une année à l'autre, il peut être reconduit, modifié, amélioré ou réduit, surtout dans un contexte de recherche de 40 milliards d'euros d'économies.

M. Yves Guillemot. - Il est bien entendu nécessaire de comparer le montant des aides à celui des impôts que nous avons acquittés, mais il convient également de le mettre en regard des 310 millions d'euros de salaires et de charges que nous versons chaque année. C'est important et cela constitue le critère de comparaison retenu par les Canadiens. Les salariés payent des impôts. Lorsque nous faisons revenir des Français partis à l'étranger, lorsque nous permettons à des Français de progresser dans le métier du jeu vidéo pour devenir des experts du domaine et bénéficier ainsi de rémunérations intéressantes, ces personnes s'acquittent de leurs impôts. Vous devez donc prendre en compte l'apport fiscal de ces individus, car c'est la valeur créée par ces personnes qu'il faut également considérer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela me semble un peu tiré par les cheveux !

M. Yves Guillemot. - Sans cette puissance dans notre industrie, nous ne disposerions pas de ces métiers et tous ces talents partiraient à l'étranger, dans d'autres sociétés. Nous sommes parvenus à faire revenir de nombreux talents.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous un chiffre à ce sujet ?

M. Yves Guillemot. - Je ne suis pas en mesure de fournir un chiffre précis, mais je peux vous affirmer que de nombreuses personnes, après avoir parcouru le monde, reviennent régulièrement en France pour travailler dans nos studios. Elles y trouvent des projets d'un calibre qu'elles ne rencontrent pas dans d'autres pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rapprochement avec la firme chinoise Tencent, qui fait l'actualité, suscite des interrogations.

Vous allez céder trois titres, dont Assassin's Creed, en coproduction, et laisser la licence pour qu'ils puissent l'utiliser. Pouvez-vous nous en dire davantage et répondre aux craintes des salariés dont vous venez de parler ? Ceux-ci redoutent qu'Ubisoft se sépare à terme d'un certain nombre de studios ou de salariés dans le cadre de ce rapprochement.

M. Yves Guillemot. - Nous avons récemment annoncé l'investissement de Tencent dans une entité spécifique détenant trois de nos marques phares : Assassin's Creed, Far Cry et Rainbow Six.

Cette société, créée au sein d'Ubisoft, ne possède que ces trois actifs majeurs. Cette entité ne détiendra pas les marques elles-mêmes, mais versera des royalties à la société Ubisoft Entertainment. En revanche, elle générera le chiffre d'affaires issu de tous les développements réalisés sur ces marques.

Concrètement, elle emploiera environ 3 000 personnes et poursuivra le développement des marques concernées. L'actionnaire Tencent a acquis environ 25 % de cette société pour un montant de 1,16 milliard d'euros, demeurant ainsi un actionnaire minoritaire. Cette opération est très positive pour l'ensemble du groupe, car elle permettra une entrée de capitaux à hauteur de 1,16 milliard d'euros et renforcera notre partenariat avec cette société qui distribue certains de ces produits en Chine.

Nous considérons donc cette évolution comme extrêmement favorable pour notre entreprise, lui offrant la possibilité de poursuivre sa croissance dans le secteur du jeu vidéo et d'aller plus loin encore avec les trois marques en question.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est donc la création de l'entité Ubisoft Nova.

M. Yves Guillemot. - Nous n'avons pas encore choisi de nom.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tencent versera donc des royalties sur les trois jeux vidéo mentionnés ?

M. Yves Guillemot. - La société nouvellement créée, dont Tencent détiendra 25 % du capital, versera des royalties à Ubisoft Entertainment, et non Tencent directement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La situation pose la question de l'évolution de la structure actionnariale et de ses conséquences. Le statut minoritaire étant limité à deux ans, les salariés s'interrogent légitimement sur une éventuelle vente des droits d'exploitation de ces produits à Tencent à moyen ou long terme. Ils se demandent également si les deux moteurs de jeux développés par Ubisoft seront confiés à cette nouvelle société et quel sera son avenir après trois ans.

Isoler trois de vos jeux phares, générateurs de revenus, dans une filiale dans laquelle entre un éditeur de jeux chinois, Tencent, soulève des inquiétudes. Dans un contexte de difficultés ayant conduit à réduire de 10 % les effectifs au niveau mondial, la question de l'avenir après deux ans peut légitimement se poser.

M. Yves Guillemot. - Tencent est présent au capital d'Ubisoft depuis 2018. Cette situation ne constitue donc pas un grand changement par rapport à ce que nous connaissions précédemment. Tencent est simplement également partie prenante de cette nouvelle entité créée dans le but de permettre à la société de poursuivre sa croissance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La propriété intellectuelle et les moteurs développés par Ubisoft reviendront-ils à cette nouvelle entité ?

M. Yves Guillemot. - La propriété intellectuelle reste à Ubisoft Entertainment, à qui la société nouvellement créée va payer des royalties pour exploiter ses jeux et ses moteurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous pouvez donc comprendre l'inquiétude de vos salariés.

M. Yves Guillemot. - Nous échangeons régulièrement avec eux à ce sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez-moi de vous le dire, mais les informations dont je dispose sont différentes. Vous me direz que vous connaissez vos salariés mieux que moi, et vous aurez raison, mais je leur parle régulièrement. Ma dernière question porte d'ailleurs sur les aspects sociaux.

Vous le savez, l'an dernier, pour la première fois, des mouvements de grève assez historiques ont eu lieu chez vous dans le secteur des jeux vidéo. Je rappelle que ce monde est globalement assez peu réceptif, voire hostile, à la syndicalisation. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, de manière assez exceptionnelle, un syndicat indépendant, non affilié à une grande organisation syndicale, s'est créé.

Ces mouvements de grève inédits ont notamment porté sur l'accord de télétravail, pratique très développée à la sortie du covid, mais sur laquelle vous semblez souhaiter vouloir revenir. Certains me posent la question d'un éventuel passage en force visant à remettre en cause ces accords, avec un double objectif : se séparer des salariés sans passer par un plan social et économique, et préparer une revente à Tencent.

M. Yves Guillemot. - Le télétravail est moins efficace qu'auparavant pour le travail de création. Si les premières années posaient peu de problèmes, plus le temps passe, moins les collaborateurs se connaissent et moins ils peuvent prendre des risques ensemble pour créer des jeux. C'est la raison pour laquelle nous avons pris la décision de réduire le temps de télétravail et de ramener la présence dans les bureaux à trois jours par semaine, afin de permettre un travail collaboratif.

Les mouvements de personnel entrant et sortant étant relativement importants, il est essentiel que ces personnes apprennent à se connaître pour être créatives et fortes ensemble. Nous avons donc décidé de modifier la structure du télétravail à l'échelle mondiale, et non spécifiquement en France, dans le but d'accroître notre efficacité.

Si cette évolution suscite de nombreuses discussions en France, elle a été mise en place et fonctionne très bien dans le reste du monde.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour autant, l'accord sur le télétravail continue à faire débat.

M. Yves Guillemot. - L'enjeu primordial réside dans la capacité de cette société à maintenir sa performance et son efficacité afin de créer les meilleurs jeux du marché. Il est donc essentiel que nous prenions les dispositions nécessaires pour atteindre cet objectif.

Nous mettons actuellement en place ces mesures qui, même si elles font encore l'objet de négociations en France, aboutiront à un résultat. Je peux d'ores et déjà vous assurer que ce mode de fonctionnement est opérationnel partout dans le monde.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne sais pas ce qu'il en est de vos salariés à l'étranger, mais vos salariés français m'indiquent qu'ils ne souhaitent pas que l'on revienne sur les cinq jours de télétravail dont ils bénéficient actuellement. Au regard du coût de la vie et du niveau des salaires, qui, contrairement à ce que je pensais, ne sont pas si élevés, certains ont fait le choix de vivre loin des studios. Il leur sera donc difficile de revenir travailler deux jours sur place, comme cela leur est imposé de manière unilatérale.

M. Yves Guillemot. - Non, pas de manière unilatérale !

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en veux pour preuve que de nombreux salariés ont fait grève pendant deux jours, ce qui, dans une entreprise fort peu syndicalisée comme la vôtre, était historique.

M. Yves Guillemot. - Un patron doit s'assurer que son entreprise fonctionne sur le long terme. Nous avons donc pris la décision d'engager cette négociation, qui n'est du reste pas terminée en France, afin d'améliorer la qualité de nos produits et d'assurer l'efficacité de nos process.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une négociation est également menée sur les salaires.

M. Yves Guillemot. - En effet, comme chaque année.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À ce stade, vous proposez un effort très faible, voire nul.

M. Yves Guillemot. - Nous avons consenti de fortes augmentations, il y a plusieurs années. Les conditions économiques du marché étant actuellement plus difficiles, nous nous adaptons.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous rappeliez précédemment que votre société avait réalisé 2,3 milliards d'euros de chiffres d'affaires et 750 millions d'euros de bénéfices.

M. Yves Guillemot. - Nous n'avons réalisé que 150 millions d'euros de bénéfices l'année dernière, et le résultat de cette année, qui n'est pas encore publié, devrait être nul.

M. Michel Masset, président. - Quel était le résultat en année n-2 ?

M. Yves Guillemot. - Il était négatif.

M. Michel Masset, président. - Ne pensez-vous pas que les crédits d'impôt pourraient être proportionnels au résultat de l'entreprise ?

M. Yves Guillemot. - On ne peut pas prendre la décision de créer un jeu sans connaître son coût de revient. Or la rentabilité du produit dépend des crédits d'impôt qui seront consentis. Si le montant de ces derniers varie en fonction du résultat de l'entreprise, ils ne pourront pas être pris en compte dans ce calcul de rentabilité.

M. Michel Masset, président. - Vous seriez donc opposé à une revalorisation annuelle du montant du crédit d'impôt en fonction du résultat net de l'entreprise ?

M. Yves Guillemot. - J'estime en effet qu'au regard des investissements de moyen terme qui sont nécessaires à la production de jeux, ce n'est pas souhaitable.

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis, directrice générale des studios et du portefeuille de marques d'Ubisoft. - Je souhaite préciser que les équipes tech ne sont pas intégrées à la nouvelle entité que nous avons créée, et que le développement des trois jeux concernés reposera à parts égales sur des salariés - environ 3 000 - et sur des collaborations avec des studios allemands, français, italiens, etc. Sans ces collaborations, ces trois marques ne pourront pas atteindre leur plein potentiel. Cet élément me paraît de nature à vous rassurer sur la pérennité de cette entité.

La création d'un jeu suppose des investissements massifs, alors même qu'il est très difficile de prédire un succès commercial. Le jeu est en effet un produit culturel dont le succès repose sur une appréciation subjective qui est parfois à rebours des évaluations de la critique. De plus, entre le début de la production et la sortie d'un jeu, les goûts des joueurs ont pu évoluer et la concurrence s'est parfois installée. Nous avons donc besoin d'être accompagnés.

M. Michel Masset, président. - Pouvez-vous revenir sur les partenariats que vous avez noués avec des lycées et des universités proches de vos sites de production ?

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - Nous entretenons des relations étroites avec les écoles locales - l'École nationale du jeu et des médias interactifs numériques (Enjmin), le goupe Rubika, Isart Digital, pour n'en citer que quelques-unes. Ubisoft a longtemps recruté et formé de nombreux salariés juniors issus de ces écoles. Nous avons donc eu des échanges très rapprochés : participation à l'élaboration des programmes pédagogiques, stages, parrainage de promotions, masterclass, mentorat...

M. Michel Masset, président. - Avez-vous contribué financièrement au fonctionnement de ces établissements ?

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - N'ayant pas de données précises en tête, je préfère ne pas m'avancer. Nous avons, par exemple, financé une chaire d'intelligence artificielle à l'École polytechnique.

M. Yves Guillemot. - Nous recrutons beaucoup dans ces écoles qui peuvent de ce fait proposer des programmes de plus en plus performants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de vos précisions sur la nouvelle entité, mais il me paraît tout de même que par cette opération vous avez logé vos trois principaux actifs dans une société sur laquelle vous conserverez la main pendant deux ans, sans garantie au-delà.

M. Yves Guillemot. - Pas du tout. Comme je l'ai indiqué, nous détenons 75 % des actions de cette société. Nous conserverons donc la main aussi longtemps que nous le souhaiterons. D'où sortez-vous cette durée de deux ans ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je pense que c'est plus complexe que cela. Vous avez coupé une partie de la société.

M. Yves Guillemot. - C'est au contraire très simple. Nous détenons 75 % de cette entité. Le reste des actions a été acheté par un acteur qui nous apporte des fonds pour développer les jeux concernés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi d'avoir un doute. Si vous avez le droit de défendre votre restructuration, il est bien légitime que dans le cadre de cette commission d'enquête, nous interrogions cette participation d'un mastodonte chinois qui, au bout de deux ans, pourra racheter des actions s'il le souhaite.

M. Yves Guillemot. - Non ! Il ne le pourra pas puisque nous sommes majoritaires !

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'espère que vous le resterez. En tout cas, j'entends que vous vous y engagez.

M. Michel Masset, président. - Puisque vous demandez un engagement dans la durée en matière d'aides publiques, il est naturel que nous nous assurions que vous puissiez vous aussi vous engager de manière pérenne.

M. Yves Guillemot. - J'en conviens tout à fait, mais je ne peux pas vous laisser dire des choses qui ne sont pas vraies : l'investissement d'un partenaire dans une société que nous détenons à 75 % permettra à notre groupe de continuer à se développer dans de bonnes conditions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il reste que vous avez fait un choix, et que celui-ci interroge. Tencent étant déjà actionnaire, il aurait pu monter au capital de la holding de groupe. Vous avez toutefois choisi de créer une nouvelle filiale, d'y loger vos trois principaux actifs et de vendre 25 % des actions à Tencent.

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - Nous conservons dans notre portefeuille un grand nombre de très belles marques que nous avons bien l'intention de continuer à développer : Far Cry, Rainbow Six, Assassin's Creed, Anno, The Crew, Just Dance, Ghost Recon, Prince of Persia ou Rayman. C'est autant de travail pour les salariés français.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les trois marques qui sont logées dans la nouvelle entité sont toutefois vos plus belles marques.

Mme Marie-Sophie de Waubert de Genlis. - Ce sont les plus matures et les plus rémunératrices.

M. Yves Guillemot. - C'est pour cela que nous avons réussi à lever 1,16 milliard d'euros. Cet argent aidera l'ensemble de l'entreprise à poursuivre son développement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie et je vous invite à mener un dialogue social apaisé, dans le cadre de la négociation tant sur le télétravail que sur les rémunérations. Les aides publiques visent en effet non seulement à créer des emplois, mais aussi à améliorer la qualité du cadre de travail des salariés.

M. Yves Guillemot. - Nous faisons tout notre possible pour assurer une bonne ambiance et de bonnes conditions de travail dans l'entreprise.

M. Michel Masset, président. - Je vous remercie, Madame, Messieurs. Je note votre engagement de transparence, tant sur les aides publiques que sur votre politique d'entreprise dans le temps long, Monsieur le Président.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Onet : Mmes Émilie de Lombarès, présidente du directoire,
Julie Champourcin, directrice des comptabilités, fiscalité et financement, et M. Steve Berteaux, directeur expertises de la masse salariale

(mardi 6 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mmes Émilie de Lombarès, présidente du directoire de la société Onet, Julie Champourcin, directrice des comptabilités, fiscalité et financement, et M. Steve Berteaux, directeur expertises de la masse salariale de cette société.

Madame de Lombarès, je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre disponibilité, car vous avez toujours fait preuve de compréhension face aux contraintes d'agenda de notre commission d'enquête, qui sont particulièrement fortes en cette fin de cycle d'auditions.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Mesdames, monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Onet.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Émilie de Lombarès, Mme Julie Champourcin et M. Steve Berteaux prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, vous pourrez nous donner votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Émilie de Lombarès, présidente du directoire d'Onet. - Je tiens à vous remercier de m'avoir invitée à m'exprimer devant vous sur un sujet majeur pour nos entreprises. Il me semble important de bien appréhender les enjeux des aides publiques en fonction des profils d'entreprises, nos structures d'intervention technique étant particulièrement concernées par certaines d'entre elles.

Je vous présenterai le groupe Onet et le contexte économique dans lequel nous évoluons. Je détaillerai ensuite les aides et subventions publiques que nous avons perçues, ainsi que leur utilité. Enfin, je formulerai quelques éléments d'analyse et des propositions qui me semblent pertinentes.

Onet est une entreprise française familiale spécialisée dans les services et l'ingénierie. Née d'activités de manutention sur le port de Marseille, voilà plus de 160 ans, elle s'est diversifiée dans les années 1950, lorsque mon arrière-grand-père a développé l'activité de propreté, qui représente aujourd'hui plus de la moitié de nos domaines d'intervention.

Nous portons une vision de long terme pour Onet, avec la volonté de valoriser le rôle sociétal majeur de nos métiers de service. Nous considérons que notre mission - créer des environnements plus sains, sûrs et fiables - donne tout son sens à nos interventions, à la fois en proximité sur les territoires et au coeur des enjeux de nos clients.

Aujourd'hui, le groupe Onet compte 80 000 collaborateurs, dont 61 000 en France. Il a réalisé un chiffre d'affaires de 2,35 milliards d'euros en 2024, dont 15 % à l'étranger, principalement au Brésil et en Espagne. Nos métiers sont organisés par expertise : la propreté, la sécurité humaine et électronique, l'accueil, ainsi que les services aéroportuaires et logistiques. Nous avons également développé une forte présence dans l'industrie du nucléaire, en commençant par l'assainissement des centrales, puis en élargissant nos services à l'arrêt de tranche, à l'ingénierie et à la maintenance des réacteurs. Plus récemment, nous avons investi dans des sites de fabrication de pièces chaudronnées complexes, destinées aux donneurs d'ordre du nucléaire civil, ainsi qu'aux acteurs français de la défense.

À travers nos différents métiers, nous sommes très fiers d'intervenir dans les coulisses des lieux qui rythment le quotidien. Il s'agit, pour la plupart, de sites à forte fréquentation présentant des enjeux importants pour la sûreté et le bien-être des occupants : hôpitaux, gares, stades, aéroports, universités, bureaux. Dans les environnements industriels, nos interventions prennent tout leur sens lorsque la gestion des flux constitue un levier crucial de performance et de robustesse, contribuant ainsi à assurer à nos clients pérennité et efficacité opérationnelle.

La diversité de nos métiers peut surprendre, mais ils reposent tous sur des modèles proches : des métiers d'intervention physique, réalisés directement chez nos clients en business to business (B2B). Nos marchés sont majoritairement issus d'appels d'offres compétitifs. La plupart de nos contrats ont une durée de trois à quatre ans ; chaque année, environ 30 % de notre portefeuille est remis en concurrence. Les clauses de révision de prix sont généralement indexées sur des indices qui ne reflètent pas systématiquement l'évolution réelle de nos coûts.

Pour compléter la présentation de notre modèle d'affaires, je souhaite partager avec vous les principaux agrégats économiques et financiers du groupe.

Nos métiers sont peu capitalistiques, ce qui signifie que la proportion de nos actifs dans le bilan est faible relativement à la taille de l'entreprise. Le compte de résultat est constitué à 75 % des salaires bruts de nos équipes - à hauteur de 57 % - et des contributions sociales et fiscales - à hauteur de 18 %. Notre résultat net oscille entre 1 %, qui est un seuil de risque pour la pérennité de notre entreprise, et 3 % les meilleures années. Sur les dix dernières années, la moyenne s'établit à 1,8 % du chiffre d'affaires.

Nos métiers de service sont donc à faibles marges et la diversité de nos activités est absolument essentielle pour assurer la pérennité du groupe.

Sur les 80 000 collaborateurs du groupe, 90 % sont ouvriers ; nous employons aussi 500 ingénieurs. Nous comptons 86 % de CDI et 43 % de contrats à temps plein. Nos 300 agences sont réparties sur tout le territoire. En termes de diversité et d'inclusion, le groupe se distingue, avec 60 % de femmes - certains métiers restent genrés -, 134 nationalités représentées, plus de 15 000 collaborateurs étrangers, près de 10 000 collaborateurs issus des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), et plus de 1 000 parcours d'insertion réalisés chaque année dans le secteur de la propreté.

Nous considérons que cette diversité est une richesse. Notre ambition est de faire valoir le champ des possibles que représentent nos métiers. Nous disposons d'une université interne pour créer des parcours certifiants pour nos collaborateurs ; le spectre des formations que nous dispensons est large.

Permettez-moi de souligner la valeur sociale et sociétale de nos métiers, souvent qualifiés d'invisibles, une appellation que je déplore : il est regrettable que beaucoup considèrent encore que le service bien fait ne se voit pas.

Je suis particulièrement engagée pour valoriser nos métiers et, avant tout, nos équipes, qui sont fières de leur travail. Nous devons changer le regard de notre société. Nos métiers sont créateurs de liens, vecteurs d'insertion et de mobilité sociale. Notre pays a besoin de ces métiers et des ouvriers qui les exercent, et la société tout entière doit mesurer les bénéfices qu'ils apportent.

Je vais maintenant vous présenter les données chiffrées concernant les aides et les subventions reçues par nos entreprises. Je distinguerai les aides à l'emploi, à la formation et à l'inclusion, les aides à l'innovation et les aides à la solidarité.

Les allégements et réductions de cotisations patronales ont représenté 189 millions d'euros en 2024, ce qui constitue de loin l'aide la plus importante pour notre groupe. Les aides à l'alternance se sont élevées à 812 000 euros en 2024, pour plus de 1 000 alternants. Les autres dispositifs d'aide à l'emploi, tels que les emplois francs ou les contrats uniques d'insertion, se sont chiffrés à 306 000 euros. Onet n'étant pas une entreprise de l'économie sociale et solidaire ni une entreprise d'insertion, nous ne bénéficions pas d'aides publiques relatives à ces modèles.

Le recours au dispositif du chômage partiel est très marginal depuis la fin de la pandémie. Il a représenté 39 millions d'euros en 2020 et 14,15 millions d'euros en 2021. Cette mesure a été vitale pour soutenir les activités qui ont été stoppées du jour au lendemain, notamment dans nos services aéroportuaires. En revanche, nous n'avons pas eu recours aux prêts garantis par l'État (PGE).

J'entrerai plus en détail sur les dispositifs d'allégement et de réduction des cotisations patronales.

Depuis les premières mesures des années 1990, nos entreprises se sont adaptées aux dispositifs d'allégement de cotisations sur les bas salaires. Ces dispositifs ont eu des conséquences positives en réduisant le coût du travail. Aujourd'hui, ils n'ont plus d'effet direct sur l'emploi, les salaires de nos collaborateurs ou notre capacité d'investissement. Néanmoins, ils ont profondément modifié nos équilibres économiques et influencé directement le prix de nos prestations.

Afin de bien illustrer l'ampleur de la question, je me concentrerai sur notre métier de propreté : 75 % de nos salaires sont compris entre 1 et 1,6 Smic. Ces dispositifs concernent donc la majeure partie de notre masse salariale, bien que la profession s'engage à ce que les salaires conventionnels soient supérieurs au Smic.

Les allégements, souvent perçus comme des aides aux entreprises, sont désormais des données d'entrée pour déterminer nos prestations et nos tarifs. Aujourd'hui, nous payons des cotisations allégées sur les plus bas salaires, et il est impossible de chiffrer nos prestations sans tenir compte de ces allégements, tant leur niveau est élevé par rapport à nos marges.

S'il me semble pertinent de s'interroger sur les niveaux de cotisations sociales appliquées aux bas salaires et sur leur conséquence sur les finances publiques, je tiens toutefois à mettre en garde contre les risques liés à une modification de ces dispositifs, qui pourrait être périlleuse pour les entreprises de propreté, qui en dépendent quelle que soit leur taille.

Les montants évoqués pour Onet - 190 millions d'euros - représentent plusieurs années de résultats, ce qui est colossal pour notre groupe. Par exemple, les réformes prévues dans les premières versions du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) portées par le gouvernement Barnier auraient été supérieures à 50 % de notre résultat net après impôt.

En tant que chef d'entreprise, je suis convaincue que, pour sortir de cette situation à haut risque, il est indispensable de partager une vision de long terme qui apporte de la stabilité. Nous avons besoin de visibilité sur l'évolution de ces dispositifs, car les revirements politiques successifs pèsent lourdement sur nos équilibres économiques - dans ce contexte, nous ne sortons jamais gagnants.

Compte tenu de la faiblesse de nos marges, toute hausse des cotisations sociales comme des salaires doit nécessairement être répercutée dans nos prix de vente pour éviter les pertes. Or nos contrats sont généralement indexés sur des mécanismes de révision de prix qui n'intègrent pas ces évolutions, ce qui nous contraint à renégocier chaque année avec nos acheteurs, qu'ils soient publics ou privés. Lorsque la situation économique de nos clients ne leur permet pas d'absorber ces hausses, cela entraîne une réduction du périmètre de nos prestations, donc mécaniquement des suppressions d'emplois. Seule une visibilité suffisante sur l'évolution des cotisations sociales nous permettrait d'anticiper ses effets dans nos offres commerciales et de préserver, dans la durée, les conditions de travail de nos équipes.

J'évoquerai à présent les aides à l'innovation.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) a représenté pour Onet 2,9 millions d'euros en 2024, contre 2,6 millions d'euros en 2023. Cet outil est fondamental pour encourager les investissements en recherche et développement (R&D), car il permet aux entreprises de se sentir soutenues par l'État.

Dans le cadre de France 2030, Onet Technologies, notre filiale spécialisée dans le nucléaire, a bénéficié de quatre subventions en 2021 et 2022 au titre des dispositifs de soutien aux investissements et à la modernisation. Ces subventions, représentant un total de 2,7 millions d'euros, ont été encaissées à hauteur de 65 % fin 2024. Obtenues via Bpifrance, elles portaient notamment sur des projets d'innovation très concrets, tels que des procédés de soudage, des contrôles non destructifs ou des techniques de décontamination laser. Ainsi, nous avons ouvert un centre d'essai laser permettant à des acteurs français ou internationaux de qualifier leurs procédés de décontamination et de découpe. Cela contribue à la compétitivité et à l'attractivité d'Onet Technologies, mais également de la filière nucléaire dans son ensemble, tout en créant des emplois.

Par ailleurs, nous avons reçu 350 000 euros de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) en 2021 pour un projet d'Onet Technologies sur un procédé de soudage automatisé, ainsi que 934 000 euros de la Commission européenne dans le cadre du programme Horizon 2020. Cela nous a permis de développer un projet avec le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ainsi que des acteurs espagnols, belges et suédois.

Je terminerai par le soutien au mécénat.

Le groupe a mis en place du mécénat de compétences dès la création de la Fondation Onet en 2010. Nous venons d'élargir ce dispositif à deux jours par collaborateur. Entre le mécénat financier et le mécénat de compétences, Onet a bénéficié en 2024 du crédit d'impôt mécénat à hauteur de 400 000 euros.

Je résumerai nos propositions en quatre priorités majeures : premièrement, simplifier les mécanismes, les modalités de calculs et la gestion administrative ; deuxièmement, stabiliser les dispositifs dans le temps et, si possible, anticiper les évolutions ; troisièmement, aligner chaque type d'aide sur sa finalité et sur les effets attendus ; quatrièmement, intégrer les caractéristiques objectives des différents types d'entreprises dans l'évaluation des effets.

Pour étayer ces propositions, je souhaite revenir sur certains dispositifs.

Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a représenté en moyenne 40 millions d'euros par an pendant six ans pour notre groupe. Mais il s'est révélé extrêmement complexe, avec un impact difficilement mesurable. Son mécanisme en est révélateur : il s'agissait d'un crédit d'impôt calculé sur des salaires, dont les niveaux ont évolué à la hausse comme à la baisse, et qui pouvait s'accompagner de prêts ou de financements, alors même que ses objectifs étaient orientés vers la compétitivité, l'investissement, l'embauche et la formation.

Dans une concurrence essentiellement nationale, ce dispositif a eu peu ou pas d'effet, voire a été déstabilisant. Les montants visés ont simplement transité par nos entreprises sans que nous les mobilisions.

Notre modèle d'affaires, très dépendant de la masse salariale, rend trop lisibles nos équilibres financiers et oblige à répercuter ces coûts dans les prix de vente. Nous avons consacré beaucoup de temps à suivre ces mécanismes et à répondre aux contrôles associés. De plus, les mesures mises en place pour remplacer le CICE ont eu un effet défavorable sur nos résultats, déjà fragiles.

Il serait donc pertinent de revoir les allégements de cotisations sur les bas salaires, qui ont des conséquences sur nos prix et pour le consommateur final. Une réévaluation des charges pourrait permettre une contribution plus équitable aux finances publiques, à condition de préserver l'objectif d'évolution des plus bas salaires et de tenir compte de la compétitivité internationale.

À cet égard, je proposerai trois axes d'amélioration.

Le premier consisterait à instaurer un taux progressif de cotisation sociale, ce qui simplifierait les paramétrages dans nos outils de paie, améliorerait la lisibilité du dispositif et éviterait la méfiance actuelle à l'égard des allégements, présentés comme des cadeaux faits à nos entreprises.

Le deuxième serait de travailler à la définition d'une courbe au travers d'un calcul simple et unique. Néanmoins, à mon sens, les effets de seuil du dispositif actuel ne sont pas pilotés par nos équipes pour créer des trappes à bas salaire, à l'instar de ce qui a été présenté dans le rapport d'Antoine Bozio et Étienne Wasmer intitulé Les politiques d'exonérations de cotisations sociales : une inflexion nécessaire.

Le troisième et dernier serait de fixer un terme à l'application de ces allégements. Il est primordial de le prévoir à un horizon qui ne mette pas en péril nos entreprises. J'insiste sur ce point, car dix à quinze ans pourront être nécessaires. Un bon exemple en la matière est l'ajustement de la déduction forfaitaire spécifique (DFS) proposé par le secteur de la propreté ; il serait étalé sur huit ans, au rythme d'un point de baisse par an. Une entreprise comme Onet pourrait ainsi anticiper quelles propositions faire à ses clients et absorber l'extinction d'une telle mesure.

Toujours pour ce qui concerne la simplification, certaines aides ne sont utilisées par notre entreprise qu'à la marge, en raison de la trop grande complexité de leur gestion administrative. En dépit de nos 10 000 collaborateurs issus des QPV, nous n'avons recouru au dispositif des emplois francs que de façon anecdotique, car il est difficile d'obtenir les justificatifs associés au statut de demandeur d'emploi en QPV.

Dans le domaine de la formation également, le Fonds national pour l'emploi-formation et le Fonds social européen (FSE) sont des dispositifs trop lourds : pas moins de quatorze documents doivent être fournis pour un collaborateur. Nous sommes convaincus de l'importance des enjeux de formation, mais la complexité des systèmes d'aides limite la possibilité d'y recourir.

S'agissant de la proposition de relier les aides publiques à leurs objets, il convient de souligner l'efficacité des aides à l'alternance - ces dernières ont permis de remobiliser les entreprises autour du sujet majeur qu'est l'emploi des jeunes, même si celui-ci reste encore un défi à relever dans certains de nos secteurs - et celle des aides à l'innovation, comme le crédit d'impôt recherche, qui permettent à nombre d'entreprises dont le modèle n'est pas centré sur la R&D de s'inscrire dans une dynamique d'innovation. Comme la finalité de ces aides à l'innovation est de maintenir notre pays dans la compétition internationale, leur efficacité comme la création de valeur qu'elles induisent peuvent être contrôlées. À notre échelle, de telles aides sont très pertinentes. En outre, à mon sens, favoriser des dispositifs incitatifs plutôt que punitifs est souhaitable.

Enfin, je suis bien sûr favorable à la transparence en matière d'aides publiques, dans le respect des règles de concurrence, du secret des affaires ou des enjeux stratégiques de souveraineté.

Comme vous, mesdames, messieurs les sénateurs, les entreprises se soucient de l'efficacité de la dépense publique. Aussi, à mon sens, les aides publiques doivent être ciblées, simples, lisibles et organisées dans le temps. Elles sont indispensables pour donner de l'élan à nos entreprises, pour favoriser l'innovation et pour orienter les priorités d'investissement de notre pays.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de vos propos, précis et empreints d'une véritable volonté de transparence, ainsi que de vos propositions. S'agissant des 189 millions d'euros d'allégements de cotisations sociales pour l'année 2024, pouvez-vous nous indiquer quels sont la masse salariale et le montant des cotisations sociales concernées ?

Mme Émilie de Lombarès. - Le montant des salaires bruts s'élève à 900 millions d'euros et les cotisations représentent 26 % de ce montant ; ce taux est net des allégements.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de votre présentation, de la transparence dont vous avez fait preuve et des éléments d'informations que vous nous apportez ; j'ai noté que vous étiez d'accord avec cette exigence de transparence en matière d'aides publiques, en dépit du nombre de « mais » prononcés à la fin...

Pour ce qui concerne les exonérations de cotisations, qui suscitent le débat, j'apprécie la façon dont vous posez le sujet, sans préjuger de la possibilité d'être d'accord ou non ensuite. Il s'agit de savoir si l'utilisation de l'argent public par de grandes entreprises, comme la vôtre, bénéficie à l'emploi, aux transitions numérique et énergétique, à l'entreprise elle-même et, au-delà, élément à ne pas oublier, à la qualité de l'emploi, qui dépend des conditions de travail. Les métiers dont il est question ici sont extrêmement difficiles et pénibles : les salariés, qui sont souvent des femmes, travaillent très tôt le matin pour nettoyer les bureaux, fréquemment avec des temps partiels imposés et pour de petits salaires situés autour du Smic.

Vous l'avez souligné, en réalité, les entreprises sont prisonnières de l'argent public. Ainsi, la hausse des cotisations portant sur les rémunérations situées autour du niveau du Smic se traduirait pour l'ensemble des entreprises de nettoyage - la vôtre, mais aussi vos concurrents -, qui ont interpellé les parlementaires sur ce sujet, par la suppression directe de milliers d'emplois. On pourrait dire qu'il s'agit d'un chantage à l'emploi... Mais peu importe.

S'y ajoute, chaque année, la renégociation de 30 % des contrats issus des marchés publics ou du secteur privé - c'est considérable -, ce qui alimente la compétition entre les entreprises et la course au moins-disant social. Ainsi un client peut-il vouloir payer 90 000 euros plutôt que 100 000 euros pour le même niveau de service, ce qui entraîne des suppressions d'emploi ou une réduction des salaires.

Par conséquent, les entreprises du secteur sont ultra-dépendantes des aides publiques, si bien que leur modèle économique s'effondrerait si l'on y touchait même de façon minime. Néanmoins, la qualité des emplois proposés dans ces métiers aux conditions de travail difficiles et aux niveaux de salaire préoccupants reste une question qui se pose. Les mouvements sociaux se multiplient partout, aussi bien dans votre entreprise que chez vos concurrents, dans des gares ou encore des hôpitaux, et durent parfois plusieurs semaines, ce qui est très difficile pour ceux qui touchent de petits salaires.

Cette question doit aussi concerner la clientèle des entreprises du secteur ; il faut responsabiliser toute la chaîne. J'entends qu'il faut de la visibilité et de la prévisibilité en matière d'allégements de cotisations sociales ; vous appelez d'ailleurs à rehausser le niveau de cotisations, mais sur un temps long, à raison d'un point par an pendant huit ans, me semble-t-il. Toutefois, ce débat devra aussi se tenir avec les clients des entreprises afin de leur signifier qu'il est impossible d'offrir le même niveau de service pour des prix toujours plus bas.

Dans ce contexte, les marchés publics participent-ils à cette course au moindre coût et, par conséquent, au moins-disant social ? Il s'agit de l'État et des collectivités territoriales. Or les pouvoirs publics ont la responsabilité d'inverser une telle tendance.

Mme Émilie de Lombarès. - Cette question est très large : elle a trait à l'organisation des métiers du secteur de la propreté, à la façon dont nous nous structurons en tant qu'entreprise et au comportement de nos clients.

La fédération des entreprises du secteur de la propreté est une des plus organisées. Depuis des années, nous travaillons à l'amélioration des conditions de travail. Ces métiers sont difficiles, nous en sommes conscients ; c'est pourquoi j'ai insisté sur les métiers d'intervention physique dans mon propos liminaire. Je ne pense pas uniquement aux métiers du secteur de la propreté ; les contextes dans lesquels nous intervenons sont plus complexes que ceux des emplois de bureau. Je reviendrai sur le secteur de la propreté.

Je l'ai indiqué dans mon propos introductif, nous avons toujours veillé à proposer des rémunérations un peu supérieures au Smic ; le maintien d'un tel écart est un engagement fort de la profession.

Pour ce qui concerne le travail en journée, voilà une dizaine d'années que nous essayons de faire intervenir nos collaborateurs pendant la journée, en parallèle de l'activité de nos clients, quand celle-ci le permet. Actuellement, la tendance s'améliore et une prise de conscience collective semble avoir lieu, puisque le travail en journée est possible dans 15 % des cas.

Le travail en journée est un combat collectif, car il renforce la sécurité de nos salariés qui peuvent travailler à des horaires où il est plus facile de se déplacer, il améliore leur quotidien et leur visibilité. Par conséquent, c'est gagnant pour tout le monde. Mais, vous avez raison : le travail en journée est encore un combat.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Des tentatives de légiférer ont eu lieu en la matière, y êtes-vous favorables ?

En tant qu'habitant du département de la Seine-Saint-Denis, je prends régulièrement le RER B très tôt le matin. Or, à 5 h 15, ce sont principalement les travailleurs essentiels - je n'utilise pas l'adjectif « invisibles » - qui empruntent le RER pour se rendre dans les locaux où ils vont effectuer des tâches de nettoyage et repartir avant que les employés arrivent. Pour changer les comportements, ne devons-nous pas recourir à la loi ?

Mme Émilie de Lombarès. - À mon sens, il est nécessaire non pas de légiférer, car cela complexifierait encore le droit du travail, mais de faire évoluer les contrats. Quand nos clients changent, ils changent aussi la façon de contractualiser : au lieu de répondre à des appels d'offres précisant les mètres carrés à nettoyer, nous travaillons avec eux sur une solution de propreté et sur la possibilité d'intervenir en journée. Ainsi, la numérisation que nous avons développée permet de savoir quelle pièce est occupée et de modifier les parcours de nos collaborateurs en conséquence. À nos yeux, le travail en journée est très vertueux, mais c'est à nous de travailler sur les conditions de sa mise en place avec nos clients. L'argument phare à son encontre selon lequel « l'aspirateur fait du bruit » n'existe plus, car le contrat précise nos interventions et leurs conditions de réalisation. Il me semble que nous pouvons progresser, si ce n'est rapidement, à tout le moins collectivement.

Pour ce qui concerne les enjeux du secteur de la propreté et la relation avec nos clients, le groupe Onet est très engagé pour ne pas participer à la course au moins-disant social. Pour gagner des appels d'offres, notre objectif est toujours d'être, non pas le moins cher, mais le candidat avec la meilleure notation technique. Pour cela, nous investissons dans les conditions de travail de nos collaborateurs, à savoir leur équipement, leurs outils, leur formation, tous les engagements qui relèvent de la « compliance » ; c'est un engagement fort de nos entreprises. Actuellement, il serait faux de dire que tous nos clients choisissent le candidat moins-disant social. En revanche, dès que la situation économique se tend, tout le monde regarde sa facture, que ce soient nos clients privés ou publics. Nous discutons alors avec eux pour adapter nos prestations en leur indiquant les différentes solutions possibles. Les secteurs de la propreté et de la sécurité humaine comptent des métiers nécessaires et essentiels. Cependant, quand les moyens de nos clients diminuent, nous devons réduire le périmètre des interventions et organiser celles-ci différemment. C'est pourquoi nous avons alerté sur les risques existant en matière d'emploi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends votre volonté d'améliorer les équipements. Cependant, la réalité sur le terrain est parfois plus complexe.

Mme Émilie de Lombarès. - La réalité de nos métiers, c'est de nettoyer des environnements difficiles dans des conditions difficiles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agit-il, par exemple, des hôpitaux ?

Mme Émilie de Lombarès. - Les hôpitaux sont des environnements tout de même valorisants pour nos équipes ; certains contextes sont encore plus compliqués. Au-delà de cela, nos collaborateurs trouvent du sens à leur travail et sont très fiers de ce qu'ils font. J'ai porté ce message à plusieurs reprises. S'il faut considérer que nos métiers sont difficiles, il faut cesser de mettre en avant uniquement ce point.

Ce sont des métiers dans lesquels on forme ceux qui y travaillent. Par exemple, nous disposons d'une université interne qui permet de développer les compétences des collaborateurs. Des ouvriers qui ont démarré leur carrière en tant qu'agents sont aujourd'hui directeurs d'agence. L'ambition du groupe Onet est de créer des parcours ouvriers, c'est-à-dire de commencer un métier comme agent, puis de changer d'environnement ; c'est une chance.

Une autre réalité méconnue a trait à la protection de l'emploi en cas de changement de prestataire, prévue à l'article 7 de la convention collective nationale des entreprises de propreté et services associés. Dans ce cas, le personnel est repris. En revanche, le revers de la médaille est qu'ils restent sur un site, à mon sens, trop longtemps. Dans une carrière, il faut pouvoir évoluer, avoir de l'ouverture. Le groupe Onet y travaille.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je peux comprendre le désir de mobilité, celui de rompre la routine. Toutefois, si cela s'applique aisément à nombre d'emplois à haute valeur ajoutée, notamment parmi les cadres, c'est en réalité plus complexe pour les simples ouvriers et ouvrières. N'y voyez aucun mépris : toute ma famille est ouvrière et je suis le premier à ne pas l'avoir été. J'ai beaucoup de respect pour ces professions qui, à mes yeux, je le répète, sont essentielles et non pas invisibles. Imposer à des personnes qui travaillent très tôt le matin, qui ne disposent pas forcément de véhicules personnels et qui doivent emprunter les transports en commun, une mobilité vers un site se trouvant de l'autre côté de l'Île-de-France peut rallonger à l'excès leur temps de trajet.

S'agissant de la fierté, je me souviens des propos d'Agnès Pannier-Runacher selon laquelle il faut être fier quand on va au travail. Cela concerne également les ouvriers et les ouvrières. Mais la rémunération participe de la fierté. Or nous sommes collectivement face à un problème, celui d'une entreprise et d'un secteur sous perfusion d'aides publiques. Vous ne refusez pas le terme, puisque vous bénéficiez de 189 millions d'euros d'exonérations de cotisations et que la variation de ce chiffre peut mettre en péril l'équilibre de l'entreprise. Dans ce contexte, la rémunération de l'ensemble des salariés reste faible, autour du niveau du Smic, avec des temps partiels imposés, du travail de nuit ou très tôt le matin.

Vous ne voulez pas qu'on légifère sur le travail en journée, mais cela peut être nécessaire si l'on veut changer les habitudes d'un certain nombre d'entreprises. Voyez l'exemple de la parité : après avoir été incitatif pendant un temps, il a fallu légiférer, sans quoi une très grande majorité d'hommes siégeraient toujours ici. À un moment donné, il faut imposer l'évolution. C'est la même logique pour le travail en journée ; on peut attendre des années le changement de mentalité de l'ensemble des clients, publics et privés.

Par conséquent, l'argent public contribue, d'une manière ou d'une autre, au maintien d'un emploi certes important et essentiel, mais intrinsèquement difficile et avec un niveau de rémunération extrêmement faible. De fait, ce système n'incite ni l'entreprise à augmenter les salaires, puisque ceux-ci doivent rester inférieurs au seuil de 1,6 Smic pour que l'entreprise bénéficie des exonérations, ni le client à tendre vers un meilleur prix.

Au regard des nombreuses luttes sociales qui ont eu lieu en Seine-Saint-Denis, chaque changement de prestataire qui s'accompagne de l'obligation de reprendre le personnel - c'est d'ailleurs parfois extrêmement difficile pour les salariés qui changent cinq ou six fois d'entreprise en vingt ans de carrière - se fait toujours au prisme du moins disant-social, en perdant des acquis et, à un moment donné, touche à la rémunération. C'est la réalité de dizaines de milliers de salariés de l'ensemble de la filière, et non pas uniquement ceux d'Onet, qui en est le plus gros acteur.

Mme Émilie de Lombarès. - Encore une fois, légiférer sur le travail en journée engendrerait de la complexité, alors que celle-ci est déjà largement présente dans nos métiers. La profession est très engagée dans cette direction. À force de conviction et de travail, nous pouvons persuader nos clients que travailler en journée est possible, l'organiser et en faire la preuve. Je reste convaincue qu'il s'agit d'un combat collectif. Les environnements de travail varient tellement d'un site à l'autre que légiférer en la matière serait trop complexe.

Sur la rémunération, j'insiste, nous ne pouvons actuellement pas considérer que les allégements de cotisations sont des aides, toutefois j'entends qu'il s'agit du budget de l'État. Notre contribution sur les bas salaires, à savoir le niveau de cotisation, est faible. Souhaite-t-on l'augmenter ? Aujourd'hui, après avoir refait le calcul, le taux de cotisation appliqué aux plus bas niveaux de salaires est de 4 % ou de 8 %. Considère-t-on comme suffisant un tel niveau de cotisation pour un travailleur percevant ce type de salaire ? Je prends la question dans l'autre sens, car supprimer des aides signifierait revenir à des taux de cotisation plus élevés sur les bas salaires. Il faut travailler sur cet enjeu, afin d'augmenter le net de nos collaborateurs...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'agit d'augmenter le net et le brut. Cela soulève la question du modèle social français. Celui-ci, à mon sens, est un élément d'attractivité et de compétitivité ; c'est un débat récurrent entre le président de la commission d'enquête et moi-même. Nos travaux ouvrent de nombreux débats, notamment sur le modèle social et sur la réindustrialisation du pays.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je vous remercie d'avoir été aussi claire, précise et transparente.

Les aides que vous percevez représentent environ 21 % de votre masse salariale sans les charges. Percevez-vous des aides au Brésil ? Si oui, quel est leur montant ou le pourcentage par rapport à la masse salariale ?

En France, dans quelles régions êtes-vous présents ? Tout à l'heure, vous indiquiez ne presque percevoir pas d'aides territoriales.

À titre personnel, issue de l'hôtellerie où nous disposons de notre propre personnel, je souhaiterais connaître le pourcentage de votre activité ayant trait au secteur hôtelier.

Mme Émilie de Lombarès. - Nous recevons très peu d'aides au Brésil. En revanche, en Espagne, nous percevons quelque 2 millions d'euros d'aides.

Avec plus de 300 agences, nous sommes présents sur l'ensemble du territoire français ; nous entretenons donc un lien de proximité avec l'ensemble de nos clients. Il s'agit d'une véritable stratégie : investir dans les agences d'encadrement intermédiaire permet de bien accompagner nos équipes sur le terrain. C'est un véritable modèle pour notre entreprise. Nous recevons peu d'aides locales, mais nous n'avons pas de stratégie offensive en la matière.

Pour ce qui concerne la part de notre activité dans le secteur de l'hôtellerie, celle-ci a grandement reculé voilà une dizaine d'années, en raison de la complexité des marchés. Nous avons réussi à définir un modus operandi avec certains de nos grands clients, notamment s'agissant de conditions de travail un peu différentes. Certains groupes ont pris des engagements en termes de responsabilité sociale plus importants qu'auparavant. Si, petit à petit, nous progressons de nouveau, le chiffre d'affaires engendré dans ce secteur n'est pas majeur pour notre entreprise.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je me pose une question de base : en l'absence de toute aide publique, votre modèle économique tient-il ?

Mme Émilie de Lombarès. - Comme je l'indiquais, la suppression des allégements de cotisations sociales du jour au lendemain impliquerait le rétablissement d'un niveau de cotisation de 26 % sur les bas salaires, puis la consultation de nos clients. Le risque, qui ne manquerait pas de se produire, serait que nos clients n'aient pas du tout prévu les augmentations que cela représenterait dans leur budget.

Ainsi, dans le domaine de la sécurité, les salaires ont progressé de 20,5 % depuis 2020. Au regard de la proportion de la masse salariale, les évolutions à répercuter dans nos contrats sont importantes. Si, pendant des années, l'inflation a très peu progressé, depuis cinq ans, nous renouons avec un modèle de « revalorisation des salaires », qui implique nécessairement celle de nos contrats.

En cas de suppression des allégements, nos clients risquent de nous dire qu'ils n'ont plus les moyens d'honorer les contrats. Il faudra alors revoir le périmètre. Absorber progressivement une hausse de cotisation sociale sur les bas salaires est possible, mais en étalant les efforts dans le temps et de façon concertée. C'est un enjeu de long terme.

M. Olivier Rietmann, président. - En France, ne pensez-vous pas que ces aides publiques, plus ou moins importantes, sont nécessaires pour accompagner les entreprises, notamment celles qui reposent essentiellement sur de la main-d'oeuvre, avec très peu d'investissement ou d'immobilisation, pour leur permettre de maintenir leur niveau de compétitivité en dépit d'une accumulation d'exigences parfois excessives, ayant trait à la sécurité au travail, aux conditions de travail ou encore aux normes environnementales ? Le mal n'est pas tant dans les exigences elles-mêmes que dans leurs modifications incessantes, comme vous l'avez souligné. Une extrême exigence impliquerait ainsi de recourir aux aides publiques et d'insuffler de l'argent public dans le système économique.

Mme Émilie de Lombarès. - Je comprends la logique de votre démonstration. Pour ma part, relever le niveau d'exigence est une bonne chose. Par exemple, toutes nos réunions, jusqu'à celles du comité exécutif du groupe, s'ouvrent sur les enjeux de sécurité des collaborateurs : où en sommes-nous ? quelles sont les actions de prévention prévues ? À mon sens, en la matière, les entreprises sont plutôt pénalisées au lieu d'être incitées. Je le dis toujours aux équipes, ma seule préoccupation est la santé de mes collaborateurs. Ces métiers sont difficiles et s'exercent dans des contextes d'intervention parfois sensibles. Par conséquent, l'enjeu est de faire attention à chacun et de favoriser la prévention au sein du collectif. Cela me semble une belle exigence.

Je ne suis pas sûre qu'il existe un lien avec les aides publiques. À mon sens, il faut garder le niveau d'exigence et, peut-être, travailler sur des mécanismes plus incitatifs que punitifs. En revanche, les allégements de cotisations sociales sont un véritable sujet pour ce qui concerne le modèle économique français. Ainsi, le taux de cotisation appliqué sur les hauts salaires s'élève à plus de 50 % ; c'est un choix qui peut peser sur notre compétitivité.

Mais s'agissant de nos travailleurs ouvriers, comment définir le niveau de cotisation des plus bas salaires ? À combien s'élève la contribution et est-on capable de l'absorber ? Nos métiers et nos interventions sont essentiels. Je ne rêve pas d'un monde de robots qui réaliseront demain ces tâches, même si nous travaillons à l'amélioration des conditions de travail grâce aux robots.

Pour ma part, je dissocierais donc les deux sujets. Il est bon d'avoir de l'exigence, car cela engendre de la compétitivité et contribue à un modèle social vertueux en France. Le Brésil est un bon exemple. En effet, chez Onet, lorsque nous nous implantons dans un autre pays, nous essayons de partager notre vision du métier. Nos équipes brésiliennes ont ainsi mis en place une sorte de comité d'entreprise pour les collaborateurs, dispositif inexistant au Brésil. En tant qu'entreprise française, nous accompagnons nos collaborateurs au travers de ce type d'initiatives.

M. Olivier Rietmann, président. - Avec ces aides publiques, notamment sur les bas salaires, pensez-vous qu'on a cherché à favoriser l'emploi plutôt que la rémunération ? En effet, plus la rémunération augmente, plus le taux de cotisation est important. Un chef d'entreprise aura donc tendance à favoriser les bas salaires. Certes, les emplois sont pourvus, mais sans forcément favoriser leur bonne rémunération.

Mme Émilie de Lombarès. - Dans nos entreprises, il n'est pas satisfaisant d'avoir des collaborateurs qui ne peuvent pas vivre avec les salaires leur sont versés. J'insiste sur ce point, car c'est difficile aussi pour nous. Pour augmenter la rémunération, le Smic est un enjeu. Pour notre part, nous travaillons afin d'avoir plus de temps complets à l'avenir.

Pour une entreprise, il est plus facile et plus direct de travailler sur le niveau de charge salariale, qui sera abaissé et dont le gain sera répercuté dans le salaire net, afin de mieux rémunérer ses collaborateurs, car cela a moins de conséquences directes sur le modèle d'affaires. Toutefois, nous devons garder pour objectif d'améliorer la situation de nos collaborateurs.

M. Lucien Stanzione. - Vous percevez des aides de l'État pour faire fonctionner votre entreprise. Mais que se passe-t-il en cas de résultat positif à l'issue de votre exercice ? Qu'advient-il des bénéfices constatés ? Reviennent-ils aux actionnaires, aux salariés ? Sont-ils rendus à l'État ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaiterais poursuivre avec vous ce débat intéressant. Contrairement à la filière industrielle ou à la filière sidérurgique, au sein de laquelle ArcelorMittal exerce actuellement un chantage à l'emploi, mais sur des emplois délocalisables en Inde ou au Brésil, pays où l'entreprise continue d'investir, les emplois de votre filière ne sont pas délocalisables. Au sein des entreprises, il y aura toujours besoin de personnes qui assurent la sécurité ou le nettoyage des locaux. Si tous les acteurs de la filière sont obligés d'augmenter les prix de manière importante, de 20 % par exemple, le client sera contraint de se passer du service et de l'internaliser de nouveau s'il est trop cher. Mais cela ne veut pas dire que plus personne n'occupera un emploi de nettoyage ou de sécurité en France, alors qu'il existe un besoin croissant de sécurité. Ce n'est pas la réalité.

Si une filière n'est absolument pas délocalisable, c'est bien la vôtre, comme celle de la restauration d'ailleurs ; il est impossible de déjeuner à Rio de Janeiro, puis de revenir au bureau à quatorze heures, et on aura toujours besoin de cuisiniers, de serveurs et de plongeurs. Par conséquent, nous devons également prendre en compte cet état de fait. Le débat sur les bas salaires, qui nous animera, devra se tenir filière par filière. Pour ce qui concerne votre filière, à un moment donné, il faudra un choc. Mais c'est le rapporteur communiste qui vous le dit... N'ayez crainte : le combat politique devra être de grande ampleur pour que mes propos se concrétisent ! Néanmoins, un choc est nécessaire, car les exonérations ne peuvent pas continuer à être une trappe à bas salaire.

Je m'interroge par ailleurs sur les conflits sociaux. Je le répète, ceux-ci sont extrêmement durs et longs au sein de votre filière ; ainsi de ceux qui se sont déroulés dans des centres hospitaliers universitaires (CHU), à la gare de Marseille ou aux Batignolles, où des salariés d'hôtel ont été en conflit pendant deux ans et demi. En outre, les acteurs de la filière n'ont pas l'habitude de regarder la syndicalisation des salariés d'un bon oeil. L'existence de conditions de travail difficiles et de rémunérations faibles, en tout cas proches du Smic, l'absence de syndicalisation et les conflits sociaux à répétition témoignent de la nécessité de revoir l'organisation des entreprises et du dialogue social. Je parle de la filière dans son ensemble, et non pas que d'Onet.

M. Olivier Rietmann, président. - Tout d'abord, contrairement à M. le rapporteur, je n'ai pas eu l'impression que votre démarche relevait d'un chantage à l'emploi, en tout cas pas lors de cette audition. Ensuite, j'ai plutôt l'impression que le choc évoqué par M. le rapporteur nuirait à votre monde économique. Enfin, je pense également que les choses doivent plutôt se faire dans le temps, avec une visibilité qui vous permet d'anticiper.

Mme Émilie de Lombarès. -Pour ce qui concerne le dialogue social, nous disposons de plus de 300 comités sociaux et économiques (CSE). Notre organisation est très territoriale et les relations sociales au sein de l'entreprise sont très organisées, grâce à l'encadrement exercé par des centaines de personnes. À propos des grèves qui touchent l'ensemble de la profession, je tiens à défendre mon entreprise : au regard du nombre de nos sites, nous avons toujours accordé une grande importance au dialogue social, qui est essentiel à nos yeux.

Faire évoluer la profession et les conditions de travail est un véritable combat collectif. Pour cela, arrêtons de considérer nos métiers comme étant les plus difficiles, car il est compliqué ensuite de les valoriser, y compris auprès de nos clients.

Encore une fois, il faut définir à quel niveau de salaire correspond telle contribution sociale. C'est déterminant pour notre pays.

Enfin, pour répondre à M. Lucien Stanzione, les aides sont bonnes lorsqu'elles sont temporaires. Elles ont un impact sur l'emploi lorsqu'elles sont en place pendant un an, voire deux ou trois ans, avant de disparaître. Si vos résultats sont positifs pendant l'année où vous bénéficiez d'aides, tant mieux ! Nos entreprises en ont besoin pour investir et soutenir leur pérennité. Ainsi, quelque 1 % à 3 % de résultat sont un minimum. Au regard de l'énergie consacrée à la gestion de sujets complexes, il est heureux d'obtenir quelques résultats. Dans le cas contraire, c'est que nous avons mal travaillé. Lorsque l'entreprise perd de l'argent dans le cadre d'un marché avec un client, je considère que je paie pour venir travailler.

Pour autant, faut-il restituer le montant des aides lorsqu'on obtient un niveau de résultat déterminé ? Dans mon propos liminaire, j'insistais sur la nécessité de lier l'aide à son objet. S'il s'agit de développer une innovation, il faudra alors se mettre d'accord sur le seuil de déclenchement d'une telle restitution et sur son montant.

Nous fonctionnons ainsi avec la Banque publique d'investissement. Lorsque celle-ci investit dans notre entreprise, elle est ensuite capable de suivre la rentabilité de cet investissement. Nous devons réfléchir d'une autre façon en la matière.

Aujourd'hui, nous avons besoin de renouer le lien entre la société et les entreprises, d'être fiers de nos entreprises et de trouver les équilibres qui nous permettent d'être compétitifs au niveau international.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre filière n'est pas délocalisable, mais elle est hautement concurrentielle. Elle est d'ailleurs très organisée au sein de fédérations. En tant que président de la délégation aux entreprises du Sénat, j'ai rencontré les représentants de la Fédération des entreprises de propreté, d'hygiène et services associés (FEP).

Aussi, une action au niveau des prix ne peut intervenir qu'au travers de la fédération. En effet, une entreprise qui déciderait seule de pratiquer des prix supérieurs à un certain seuil serait condamnée d'avance.

Mme Émilie de Lombarès. - Il faut tout de même le faire.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être pouvons-nous inciter un tel mouvement par la loi ; toutefois, il ne faut ni braquer ni bloquer les entreprises.

Mme Émilie de Lombarès. - Nos emplois ne sont pas délocalisables ; c'est une bonne chose, car cela nous donne une véritable vision de l'emploi et permet de dégager des pistes pour améliorer les conditions de travail, l'employabilité et les compétences des collaborateurs. Nous sommes fiers de notre entreprise pour ces raisons. Mais j'insiste, sans clients, il n'y a pas d'entreprise. Alors comment une telle évolution peut-elle s'organiser ? Cela doit être prévu et travaillé ensemble. C'est le message essentiel.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de vos propos. Si vous avez des contributions écrites, n'hésitez pas à nous les transmettre.

Mme Émilie de Lombarès. - N'hésitez pas à nous solliciter si vous avez d'autres questions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie,
du redressement productif et du numérique

(mardi 6 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous reprenons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'économie, du redressement productif et du numérique.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien entendu vos anciennes fonctions ministérielles.

M. Arnaud Montebourg, ancien ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique. - Je ne saurai pas vous dire si j'ai des liens d'intérêts. Je suis à la tête de douze entreprises, créées après avoir quitté l'action publique, et qui comme toute entreprise reçoivent des aides publiques.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Arnaud Montebourg prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux. Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre en votre qualité de ministre du Redressement productif en 2012 puis de ministre de l'Économie, du redressement productif et du numérique en 2014, mais également en votre qualité d'entrepreneur. Pour votre bonne information, nous entendrons demain M. Bruno Le Maire.

Quelques questions pour guider votre propos liminaire : quel regard portez-vous, de manière générale, sur les aides publiques versées aux entreprises ? Leur lisibilité et leur accessibilité sont-elles assurées ?

Dans le contexte géopolitique international que nous connaissons, quel peut être le rôle des aides publiques aux entreprises ?

Quelles ont été les grandes orientations prises pendant la période où vous étiez ministre en matière d'aides publiques aux entreprises ?

Quel était votre regard sur le pacte pour la croissance, la compétitivité et l'emploi ? A-t-il changé aujourd'hui ?

Le crédit d'impôt recherche, vous semble-t-il actuellement bien calibré ?

Le rôle de chef de file confié aux régions en matière d'aides aux entreprises vous semble-t-il gage d'efficacité ?

Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises étaient suffisamment suivies, contrôlées et évaluées lorsque vous étiez ministre ? Qu'en est-il aujourd'hui ?

Seriez-vous favorable à la fixation de contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements voire délocalise ?

Enfin, quelles seraient vos propositions pour améliorer l'efficience des aides publiques aux entreprises ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent. Je vous cède maintenant la parole.

M. Arnaud Montebourg. - Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, d'avoir provoqué cette investigation qui se révèle indépendante des autres pouvoirs, à savoir les pouvoirs judiciaires et exécutifs.

Il s'agit en effet de questions importantes, car les outils dont dispose la politique publique pour tenter d'orienter l'économie s'avèrent rares, d'un emploi malaisé et conduisent potentiellement à des effets pervers. Parmi les nombreux dispositifs créés au fil du temps, si certains ont survécu grâce à leur performance et à leur utilité constatée, d'autres n'ont pas eu cette chance. À ce titre, il aurait été judicieux de les examiner sous un autre angle.

N'étant plus à la tête d'une administration publique, je ne suis pas en mesure de vous indiquer avec précision la nature des coûts que vous cherchez à évaluer. Cependant, je suis en capacité de vous indiquer les aides publiques que nous avions créées ou reconduites il y a dix ans ainsi que leur degré d'efficacité. Il va de soi que mes propos relèvent de mon interprétation personnelle. Pour commencer, il convient de souligner que nous nous trouvions dans une période similaire à celle que nous connaissons actuellement : le ressac de la grande récession de 2008-2009. À la suite de cette récession, l'économie avait connu une remontée légère entre 2010 et 2011 pour ensuite rechuter de manière abrupte. Cette rechute a causé la perte d'une grande partie de notre appareil industriel et ce, en un laps de temps très court. À ce jour, nous ne sommes toujours pas parvenus à retrouver notre niveau de PIB industriel pré-récession. C'est au regard de cet échec collectif et réaliste que je me permettrai d'indiquer les politiques qu'il conviendrait de mettre en oeuvre afin d'allouer au mieux les ressources publiques comme privées.

Lors de mon mandat, nous nous sommes basés sur le rapport élaboré par Louis Gallois, grand capitaine de l'industrie française. Monsieur Gallois s'était vu confier le soin d'aider le gouvernement auquel j'appartenais à mettre un terme à la désindustrialisation massive. Je rappelle par ailleurs que la situation actuelle s'avère très similaire à celle que j'ai connue. À l'époque, la France enregistrait 55 000 faillites par an contre environ 65 000 aujourd'hui. Les secteurs les plus touchés étaient le secteur de l'automobile et du BTP. Aujourd'hui, à ces secteurs toujours en difficulté vient s'ajouter le secteur de la restauration avec environ 8 000 fermetures de restaurants depuis le début de l'année. Ces dégâts sectoriels sont liés à des politiques sectorielles et il conviendrait de les analyser en profondeur.

À l'époque, nous avions un problème de compétition interne à l'Union européenne avec une grande partie de notre matière économique qui fuyait vers les pays de l'Europe de l'Est. La Chine était à l'époque une menace relative même si elle était sérieuse et nous avions entrepris avec Bruxelles de mener des politiques déjà protectionnistes autant que nous pouvions pour défendre notre appareil industriel - sans grand succès compte tenu de l'idéologie libre-échangiste de l'Union Européenne. Il convenait également de rétablir l'équilibre sur les coûts de production avec nos voisins allemands. En effet, même si la France disposait d'une énergie moins chère, le coût du travail s'avérait beaucoup plus élevé qu'en Allemagne. Afin de baisser le coût du travail, le rapport Gallois a mis en place le CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi) qui consistait à verser un crédit d'impôt à l'ensemble des entreprises employant des salariés avec un certain niveau de salaire. Cette politique a été poursuivie après mon départ de Bercy par Emmanuel Macron sous la forme du pacte de responsabilité. Ce pacte consistait à convertir une partie de la politique en baisse de cotisation sur des salaires un peu plus élevés que la moyenne et sur les niveaux de revenus proches du Smic.

Monsieur Gallois avait été clair à l'époque sur le fait qu'il importait de ne modifier ni le CIR (crédit d'impôt recherche) ni le pacte Dutreil. Ces deux politiques fiscales sont en réalité des dépenses fiscales, mais restent deux aides publiques très importantes pour les entreprises. À l'époque, une majorité se disait défavorable au CIR et la Commission européenne nous avait même dissuadés de sectoriser l'aide. Cette même Commission avait déjà annulé le plan Borotra de 1995 qui visait également à diminuer le coût du travail en procédant à des plans ciblés et sectoriels. Cette annulation avait conduit l'État et les entreprises à rembourser les aides perçues et avait entraîné la faillite d'un nombre important d'entreprises du textile. De plus, comme indiqué dans le rapport Gallois, le CIR est l'une des raisons pour lesquelles la France abrite encore le siège de plusieurs entreprises du CAC 40. En effet, ce crédit d'impôt recherche représente une source de travail pour les ingénieurs français et plusieurs entreprises, même étrangères, ont gardé leurs services de R&D en France pour bénéficier de cette aide publique. Aujourd'hui, la Commission européenne a évolué dans sa doctrine et il nous serait possible de sectoriser le CIR. Cependant, il convient de s'assurer que cette sectorisation ne perturbe pas l'ensemble du tissu industriel français. Il n'y a pas d'innovation dans la grande distribution, ni dans la banque, et s'il y en a, ces entreprises doivent la financer seules. Je ne dissuaderai aucun parlementaire qui aurait l'idée de sectoriser le CIR, à la condition que cette réforme ne déstabilise pas les autres secteurs.

Deuxièmement, il convenait également de sanctuariser le pacte Dutreil. Ce pacte permet d'atténuer le prix fiscal des héritages et ainsi d'éviter la vente d'entreprises ou de domaines agricoles. Il est important que ces propriétés restent au sein du patrimoine français. Malheureusement, aujourd'hui la priorité est donnée à la financiarisation de l'économie de la France et ces entreprises, faute de pouvoir être rachetées par les héritiers, deviennent la propriété de fonds d'investissements étrangers. Nous observons les conséquences de cette situation au niveau des châteaux bordelais ou encore des vignobles bourguignons qui subissent une perte importante de l'humanisation du travail viticole et de vinification. Cette tendance a par ailleurs une influence négative sur nos AOP (appellations d'origine protégée). Il importe que nos dirigeants politiques s'emparent de ces thématiques et qu'ils prolongent la durée de vie de ces deux aides publiques qui sont, encore une fois, des dépenses fiscales et non des subventions.

Concernant les contreparties, le CIR est contrôlé par l'administration fiscale de façon presque quotidienne dans l'ensemble des PME françaises. Ces dernières doivent justifier de l'utilisation des fonds perçus. Ces contrôles s'avèrent très fréquents, tatillons et parfois de mauvaise foi. En effet, l'administration fiscale publique, pour laquelle je suis très respectueux en tant que fils d'inspecteur des impôts, peut parfois exagérer légèrement dans son argumentaire.

Nous avons créé un fonds de résistance économique, successeur du FDES (Fonds de développement économique et social). Pendant la période de forte désindustrialisation nationale que j'ai traversée avec les équipes du redressement productif, nous avons pris la décision de décentraliser et de déconcentrer notre action. À ce titre, les équipes avaient reçu comme consigne qu'aucune entreprise en difficulté, quelle que soit sa taille, n'était négligeable. Il s'avère important de rappeler que le premier plan social depuis vingt ans concerne l'agriculture. Ces dernières années, un grand nombre d'entreprises familiales disparaissent dans l'indifférence totale. L'objectif était donc de sauver des PME disposant de savoir-faire précieux et d'une histoire familiale, face à des banques parfois exigeantes. Le préfet, par l'intermédiaire d'un commissaire au redressement productif, réunissait toutes les parties prenantes pour trouver une solution et sauvegarder l'outil de travail. Sauver l'outil ne signifiait pas toujours préserver tous les emplois, mais permettait de repartir sur des bases solides. En effet, lors d'une restructuration, il convient que chacun prenne sa part de l'effort : actionnaires, banques, État et parfois salariés.

De cette façon, nous avons pu sauver certaines entreprises comme Brandt, fabriquant de plaques de cuisson localisée en France, ou encore Kem One, maillon essentiel de la chaîne de la transformation chimique, également basée en France. Pour ce faire, nous avons utilisé l'ancien FDES, créé sous le Général de Gaulle afin de financer la reconstruction, et avons mis en place le fonds de résistance économique. À ce titre, nous avons obtenu la somme de 400 millions d'euros à prêter aux entreprises en difficulté. Les entreprises que nous avons réussi à sauver montrent encore leur reconnaissance à ce jour.

Ces aides ont par ailleurs toutes été remboursées. Les rares cas de non-remboursement sont liés aux faillites des entreprises subventionnées. Le cas de Kem One est représentatif de l'utilité de ce fonds. Pour sauver cette entreprise, nous avons réuni l'ensemble de la filière, à savoir Total et Arkema, en leur expliquant qu'il convenait de participer financièrement au sauvetage de Kem One pour ne pas endommager l'ensemble de la chaîne. Nous leur avons également assuré que l'État participerait financièrement à cette opération. Un autre exemple représentatif est celui de l'entreprise Thomson qui a été sauvée de la faillite par un investisseur algérien qui, a ainsi participé à la fois au développement français ainsi qu'au développement algérien. L'entreprise est désormais rentable et le prêt accordé a été intégralement remboursé.

En revanche, certaines opérations de sauvetage n'ont pas eu le résultat escompté. Je pense notamment à l'entreprise Mory Ducros pour laquelle nous avions réussi à convaincre les actionnaires, les banques et une grande partie des organisations syndicales de participer collectivement au redressement fiscal du transporteur. Cependant, une organisation syndicale réfractaire, la CFDT, ayant attaqué le plan, l'entreprise a fait faillite et plusieurs milliers d'employés ont perdu leur travail. Ces exemples démontrent que le métier de reconstructeur de l'économie est un métier difficile. Il convient donc de disposer d'une certaine flexibilité et d'un pouvoir d'appréciation pour traiter un vaste panel de situations, toutes différentes les unes des autres, et déterminer la meilleure solution.

Concernant le coût du travail, la période de désindustrialisation que nous connaissons actuellement est liée à certaines politiques publiques. Tout d'abord, il est possible de mentionner les prêts garantis par l'État (PGE). Quelques semaines plus tôt, j'ai alerté l'actuel ministre de l'Économie sur le fait que le délai de remboursement de ces prêts est intenable pour les entreprises. En effet, 120 milliards d'euros de prêts ont été octroyés sur quatre ans, puis renouvelés pour cinq années supplémentaires. Le remboursement total correspond à 25 % du chiffre d'affaires d'une entreprise. Sur une période de cinq ans, ce pourcentage représente 5 % de remboursement annuel, soit la moyenne du revenu d'une entreprise saine. À ce titre, les entreprises sont automatiquement en déficit lors du remboursement des PGE. Il convient d'aligner la durée de remboursement avec d'autres prêts, notamment les prêts covid des États-Unis qui s'étendent sur une durée de 30 ans. Si on prévoit une durée de 30 ans, c'est du haut de bilan, remboursé par la génération future. Aujourd'hui, au terme de cinq ans, l'État doit donc procéder à des recouvrements et cette situation engendre une forte instabilité économique. La politique publique instruite par le gouvernement actuel mène à la destruction de l'économie. J'ai échangé avec le ministre de l'économie, je lui ai dit de prévoir une durée de remboursement des PGE de 10 ans car le recouvrement actuel des 18 milliards d'euros détruira l'économie. Il convient absolument d'allonger la durée de remboursement de ces prêts.

La deuxième problématique identifiée est celle du prix de l'électricité. Tout le monde m'appelle à ce sujet. Si ce prix représentait un atout à l'époque du rapport Gallois, il est désormais devenu une entrave au développement économique des industries françaises et en pousse certaines à la faillite. Je partage la position du rapporteur sur ce sujet et le changement de dirigeant à la tête d'EDF permettra de mieux comprendre le tissu industriel. Tant que le coût de l'électricité sera aussi élevé, les aides publiques ne seront pas suffisantes pour aider véritablement les entreprises et il est important que ces propos soient entendus par le Parlement. J'ai échangé avec le ministre de l'économie, qui a dit qu'il devait retourner à Bruxelles. Tout ministre de l'économie doit y passer beaucoup de temps, et chercher à construire des compromis.

Concernant les collectivités territoriales, je suis favorable au fait que le chef de filât soit à la main de la région. Le problème est que les régions sont trop grandes et trop éloignées du terrain. On a fait des monstres, ce que je regrette. Les régions ne sont plus en mesure de travailler efficacement sur l'économie locale. Je regrette que l'État ait passé autant de temps sur la restructuration des collectivités. Je rappelle que les collectivités locales ont embauché en 20 ans 700 000 personnes. Le résultat pour les territoires n'est quand même pas brillant.

D'une manière générale, il me semble qu'il est grand temps que l'État s'engage plus activement dans le développement des entreprises. Cet engagement doit passer par un investissement et non par le versement de subventions. Il convient que l'État puisse intégrer le capital de ces entreprises, au même titre que les salariés comme en Allemagne, afin d'avoir une économie enracinée, résistante aux tempêtes. Sinon, l'économie ne fait que répondre aux injonctions de l'actionnariat financier exigeant la rentabilité des investissements. En cas de manque de rentabilité, il est désormais fréquent que les entreprises délocalisent leur production.

Par ailleurs, il est important de souligner que le contexte actuel voit apparaître une course aux subventions, aux dépenses fiscales et aux aides à laquelle toutes les grandes nations industrielles participent. L'exemple américain est assez parlant : le programme de réduction de l'inflation proposé par le président Biden prévoyait que 370 milliards d'euros seraient versés aux entreprises. Cette somme comprenait 128 milliards d'euros de crédits d'impôt pour la production et l'investissement et seulement 23 milliards d'euros de subventions pour les consommateurs. L'investissement des entreprises et la fabrication des pièces sur le sol américain étaient donc récompensés par une réduction d'impôt. Le montant du plan est inconnu car on ne sait pas combien de pièces éligibles ont été produites. De cette façon, il apparaît clairement que l'État est une composante essentielle de la compétitivité des entreprises. Le plan Biden a conduit à ce que la moitié des projets de gigafactories du secteur de l'automobile soient implantées sur le sol états-unien et non plus européen. Plus les contreparties sont nombreuses, moins vous serez compétitif dans le capitalisme mondialisé : c'est le monde dans lequel nous vivons, avec lequel nous devons composer.

En France, le gouvernement a fait savoir son envie d'accélérer et de relocaliser la production liée au secteur de la défense. Je salue cette politique. Par ailleurs, l'ensemble du secteur privé s'empare de cette opportunité, étant conscient que le capital investi verra sa rentabilité multipliée par deux, car une partie de l'argent investi proviendra de l'argent public. Les aides publiques sectorielles permettent donc de multiplier la rentabilité dudit secteur.

Par ailleurs, je tiens également à alerter sur la situation chinoise. En effet, le pays subventionne les grosses productions de biens de consommation telles que les véhicules électriques. Cependant, le marché intérieur chinois ne disposant pas des capacités d'absorption suffisantes, une grande partie de ces biens sont redirigés vers le marché extérieur, et notamment vers le marché européen. À ce titre, il convient que l'Europe mette en place des politiques protectionnistes afin de préserver l'industrie automobile européenne. Le cas échéant, l'Union européenne pourrait perdre plus de 15 millions d'emplois dans ce secteur. Par ailleurs, si l'Union européenne ne souhaite pas mettre en place ces mesures de protection, je suggère que chaque État membre implémente ses propres politiques protectionnistes. En France, nous devons notamment protéger des entreprises telles que Renault ou Stellantis et préserver la sécurité économique nationale.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, monsieur le ministre, pour vos propos. Avant de passer la parole au rapporteur et aux sénateurs, je tenais à souligner que votre comparaison économique entre votre époque en tant que ministre à Bercy et la situation actuelle est tout à fait pertinente, même s'il existe quelques différences. En effet, il convient de préciser qu'à votre époque, vous disposiez de la majorité politique. De plus, la dette publique était 50 % inférieure à celle que le pays connaît actuellement (environ 1 700 milliards d'euros contre 3 400 milliards d'euros aujourd'hui). Les moyens d'agir pouvaient donc s'avérer différents.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, Monsieur Montebourg, d'avoir accepté d'être auditionné en ce jour. Au lancement de cette commission d'enquête, j'avais fait part à Monsieur le Président de ma volonté d'auditionner les ministres en place. À ce titre, nous avons déjà entendu Madame Vautrin et nous entendrons prochainement Monsieur Lombard. Il me semblait également important d'auditionner des économistes de tous bords politiques afin d'obtenir une vision la plus complète possible. J'avais formulé une demande expresse pour que vous soyez inclus parmi les auditionnés, persuadé que votre contribution apporterait une dimension à la fois passionnante et enrichissante à nos échanges.

Sur la question de l'énergie, l'ensemble des directeurs et directrices d'entreprises auditionnés nous confirme qu'un des critères principaux pour décider du lieu où investir est le coût de l'électricité ainsi que sa volatilité. Il y a quelques années, nous disposions d'une entreprise leader sur le marché du nucléaire : EDF. À la suite de son démantèlement, le prix de l'énergie a rapidement grimpé et ne repose plus sur les coûts de production. Il existe donc une vraie urgence sur ces sujets et le Sénat étudie la question de manière sérieuse.

Concernant les PGE, je partage entièrement votre point de vue. J'ai eu l'occasion de rédiger un rapport sur les toutes petites entreprises et l'artisanat au moment de la crise sanitaire. À l'époque, je m'étais montré favorable aux prêts garantis par l'État ainsi qu'à la proposition d'élargir les critères d'éligibilité afin de les rendre plus accessibles. Cependant, j'avais précisé que demander aux entreprises bénéficiaires de les rembourser sous quatre ans ne faisait que retarder le moment de leur défaillance. Je partage donc votre analyse sur le fait que les entreprises n'ayant pas pu rembourser à temps leur PGE vont se retrouver prochainement en situation de faillite. Il est impératif de trouver une solution à cette situation sous peine de voir le nombre de défaillances d'entreprises s'accroître de manière significative et le taux de chômage augmenter drastiquement.

J'ai également eu l'occasion de lire votre livre « L'engagement » qui traite de votre passage à la tête du ministère de l'Économie. Je l'ai trouvé très intéressant et il m'amène à ma première question : celle de la transparence. En effet, la grande majorité des PDG que nous auditionnons font preuve d'une grande transparence concernant l'argent public que l'État leur verse ainsi que son utilisation. En revanche, lorsque nous auditionnons des membres de l'administration, ces derniers se montrent moins enclins à la transparence, nous indiquant qu'il s'avère difficile d'évaluer avec précision le montant des aides. À ce titre, pouvez-vous nous partager votre position sur la transparence et également nous expliquer ce décalage entre l'administration et les entreprises ?

J'aimerais également connaître votre avis sur le suivi et l'évaluation de l'argent public versé aux entreprises. En effet, vous mentionniez le contrôle de cet argent par l'administration fiscale, dont je tiens à saluer le travail remarquable. Cependant, il importe de souligner qu'actuellement, il n'existe pas véritablement de suivi de ces fonds. Il s'agit d'une situation assez stupéfiante au vu des sommes engagées. Estimez-vous que ce non-suivi et cette non-évaluation des subventions publiques proviennent du pouvoir public en place ou sont-elles liées à une résistance du côté de l'administration qui ne souhaite pas répondre à ces questions ?

M. Arnaud Montebourg. - L'administration aime être commandée. Il n'existe rien de pire que quand elle se retrouve autonome du fait de l'absence du ministre. Si l'administration n'effectue pas une de ses tâches ou de ses missions, le ministre en place sera tenu pour responsable. Il convient également d'ajouter qu'une administration dispose d'objectifs internes tandis qu'un ministre poursuit, quant à lui, des objectifs politiques dont il doit répondre devant l'opinion publique. Il existe donc une différence entre les objectifs poursuivis. Par ailleurs, l'un des principaux problèmes est le fait que les ministres n'ont pas la possibilité de nommer leurs collaborateurs : ils doivent composer avec un ensemble d'administrateurs qui peuvent parfois se montrer réfractaires voire déloyaux. Le ministre en place a plusieurs options. Il peut décider de s'entourer de membres de l'administration afin de mieux la contrôler ou alors de mettre en place un cabinet composite avec, comme ce fut mon cas, des économistes et des universitaires, afin que les questions d'économies ne soient pas laissées aux technocrates. Aux États-Unis, par exemple, les ministres de l'Économie et les présidents s'entourent d'universitaires pour répondre aux questions relatives à l'analyse économique et aux orientations stratégiques. En France, nous sommes entourés uniquement de fonctionnaires qui, malgré leur mérite, ne disposent pas du même niveau de formation en économie.

De plus, lors de mon passage à Bercy, j'ai remarqué la volonté qu'avaient certains membres de l'administration de masquer la vérité, notamment sur la situation économique réelle de notre pays. Le jour de ma prise de fonction, le directeur du Trésor m'a remis une note de conjoncture sur la situation du pays en me disant que c'était la dernière fois qu'elle sera sincère... J'ai également découvert un directeur d'administration centrale qui m'avait caché 30 millions d'euros dans son budget. À ce titre, il importe de pouvoir s'entourer de personnes sincères, dévouées et loyales et de prendre congé des autres, car être à la tête d'une administration telle que Bercy requiert un travail de management considérable, similaire à celui d'un chef d'entreprise. Ce management intensif est par ailleurs la clé du respect des hauts fonctionnaires.

En outre, les ministres se retrouvent souvent submergés par une quantité significative de notes de service, qui passent d'ailleurs entre les mains d'un grand nombre de personnes avant de terminer sur le bureau ministériel. J'avais donc à coeur de contacter les auteurs originaux des notes afin de m'assurer que la version initiale était bien conforme à la version finale, ce qui n'était pas tout le temps le cas. Ce travail permettait néanmoins d'identifier les membres de l'administration dont les idées étaient les plus brillantes et de les récompenser pour le travail fourni.

Concernant la transparence sur les aides publiques, tout dépend du ministre en fonction. Les aides publiques que reçoivent les entreprises sont souvent conditionnées à des investissements privés. Si aucun investisseur ne se porte volontaire pour financer les projets, l'entreprise ne touche pas les aides publiques. Pour les entreprises financées en partie par le plan de relance « France 2030 », il leur revient de rendre publics les montants des aides perçues ainsi que leur fléchage. Quand un entrepreneur reçoit une aide, il est toujours très fier de l'annoncer parce que c'est une distinction. Il n'est pas rare de voir des entreprises, dans le secteur du nucléaire ou de l'usinage de précision, indiquer que telle machine a été financée par le plan de relance. L'information existe, mais reste difficilement accessible. C'est aux entreprises de communiquer. On pourrait même imaginer de déposer ces informations au greffe. Une approche microéconomique où chaque entreprise déclarerait les aides reçues me paraît donc adaptée, d'autant que ces sommes sont généralement modestes et rarement déterminantes.

M. Olivier Rietmann, président. - Les entreprises, bien qu'enclines à être transparentes sur les aides perçues, estiment qu'il revient à l'administration de communiquer sur les montants versés ainsi que sur les bénéficiaires de ces aides. De son côté, l'administration invoque le secret industriel pour ne pas communiquer sur le sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - De plus, nous recevons un nombre important de messages de salariés et de syndicalistes nous expliquant qu'ils découvrent le montant des sommes perçues par leur entreprise en écoutant les auditions de notre commission d'enquête. À ce titre, il convient également qu'il existe une transparence au sein même des entreprises. En effet, si ces données étaient partagées avec les représentants du personnel, les CSE (comités sociaux et économiques) pourraient mener des discussions quant à l'utilisation de ces fonds.

Lors de l'audition de Louis Gallois, l'un des pères du CICE, celui-ci nous avait indiqué que ce dispositif n'avait jamais été conçu pour l'emploi, mais plutôt pour la compétitivité. Il a également ajouté qu'il n'était pas possible d'évaluer la compétitivité des entreprises. Ma question est donc la suivante : ce dispositif a-t-il rempli sa mission initiale de renforcer la compétitivité ? De plus, le gouvernement de M. Hollande avait annoncé que ce dispositif permettrait de créer de l'emploi. Or, il s'avère qu'aucune contrepartie n'était imposée aux entreprises pour qu'elles génèrent plus d'emplois. À ce titre, la grande majorité des entreprises ont touché le CICE sans pour autant créer les emplois promis par le gouvernement. Comment analysez-vous ce contraste entre la communication politique et la réalité des entreprises ?

Enfin, les entreprises auditionnées mentionnent toutes l'importance du CIR. Cependant, l'administration admet ne pas être en mesure de contrôler efficacement l'ensemble des demandes de CIR. Je pense notamment à l'exemple de STMicroelectronics qui a bénéficié du CIR pour notamment développer un microprocesseur dont l'industrialisation devait se faire à Tours. Au final, l'entreprise a annoncé un plan de départ volontaire et a délocalisé la production du microprocesseur en Chine. Je précise que le montant versé dans le cadre du CIR représentait plus de 55 % de l'investissement en R&D de cette entreprise. Dans ces cas-là, ne serait-il pas préférable que le CIR soit conditionné aux questions de R&D et d'industrialisation afin d'éviter de répéter ce scénario ?

M. Olivier Rietmann, président. - Dans le même sens, plusieurs entreprises étrangères décident d'installer leur R&D en France pour bénéficier du CIR puis reportent l'intégralité de la production dans leurs pays. Je rejoins donc la question du rapporteur : ne serait-il pas préférable que cette aide soit conditionnée au développement de l'industrie française ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je tiens également à préciser que notre gouvernement est prêt à investir des sommes importantes pour accueillir les chercheurs américains qui souhaiteraient quitter leur pays à la suite des annonces du président sur l'avenir de la science aux États-Unis. Je suis évidemment favorable à cette démarche, mais il convient également de soutenir les chercheurs français et européens.

M. Arnaud Montebourg. - Sur la question du CICE, nous n'avons pas eu gain de cause avec Louis Gallois sur l'ensemble des arbitrages, loin s'en faut, mais je reste solidaire des décisions prises et souhaite nuancer ses inconvénients. En effet, nous sommes parvenus à rétablir un certain équilibre en termes de conditions salariales entre la France et l'Allemagne. De plus, la France a su reprendre des positions de marché vis-à-vis de son voisin. À ce titre, si la compétitivité s'avère difficile à évaluer comme le dit Louis Gallois, elle se reconnaît sans évaluation.

En revanche, il est vrai que le CICE ne nous a pas permis de rattraper notre retard relatif au poids des impôts de production. Ces impôts, contrairement à l'impôt sur les sociétés, interviennent avant toute production. Il me semblerait pertinent de baisser ces impôts et d'augmenter l'impôt sur la société. Cependant, au cours de son premier quinquennat, le président Macron a fait l'inverse. Un impôt sur une activité productive est suicidaire. Afin de rattraper les 70 milliards d'euros de retard que nous avons avec l'Allemagne, il conviendrait donc de diminuer ces impôts de production, quitte à relever à 40 % l'impôt sur les sociétés.

Concernant le cas de STMicroelectronics, et plus généralement le cas des entreprises de semi-conducteurs, je me suis rendu au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) à Grenoble, où j'ai pu échanger avec quelque 200 chercheurs du Leti (Laboratoire d'électronique des technologies de l'information) sur les enjeux du secteur. Il convient de souligner qu'il s'agit d'une industrie cyclique extrêmement brutale et violente et l'Union européenne ne met pas suffisamment de mesures en place pour financer et lisser les cycles dans ces industries, contrairement à la Corée, au Japon et à la Chine. L'Union Européenne est en dessous de tout sur la question industrielle car elle opte pour une politique de concurrence et reste ouverte au grand vent de la mondialisation américano-asiatique. Les pays européens ne font donc pas le poids contre ces marchés étrangers. Afin de pallier ce problème, il faudrait renforcer les PIIEC (projets importants d'intérêt européen commun) qui visent à renforcer la politique industrielle européenne et la compétitivité et investir davantage dans des entreprises comme STMicroelectronics.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La France a investi trois milliards d'euros dans leur nouvelle usine.

M. Arnaud Montebourg. - Cette somme, bien qu'importante pour la France, ne représente pas un montant conséquent à l'échelle de l'Union européenne. De plus, nos compétiteurs mondiaux cherchent à s'implanter chez nous et à prendre notre place sur le marché. Il est impératif que nous défendions notre industrie par des mesures protectionnistes ainsi que par des subventions et pas seulement par de l'investissement. Dans les téléphones iPhone, il y a et il y aura des pièces fabriquées en France et en Europe.

Prenons l'exemple du groupe ArcelorMittal. Il y a plusieurs années de cela, j'ai proposé la nationalisation de ce groupe mondial. Arcelor était le leader mondial de l'acier. Il a fait l'objet d'une OPA (offre publique d'achat) hostile contre laquelle le gouvernement de l'époque ne disposait pas des outils nécessaires pour s'opposer. Monsieur Mittal est d'abord un mineur qui répartit ses intérêts sur la planète, la France et l'Europe ne l'intéressent absolument pas, il a mené tous les gouvernements par le nez, en Algérie, en Italie, au Luxembourg et en France. On n'a jamais eu un État pour dire maintenant ça suffit, on vous enlève vos instruments. Comme me l'a dit Louis Gallois, on aurait eu raison de nationaliser le site il y a dix ans. Plus tard, ce sera le tour de Fos... Les Britanniques ont récemment opté pour la prise de contrôle, et les Indonésiens et les Japonais ont nationalisés les industries de semi-conducteurs.

Le cas de PSA Peugeot Citroën est parfaitement représentatif de mes propos. En effet, lorsque ce groupe a traversé une période de difficultés en 2012, le gouvernement a procédé à une nationalisation partielle et à une augmentation du capital afin de sauver l'entreprise, la part des actions de la famille passant de 37 à 14 %. M. Gallois a nommé M. Tavares, qui a permis d'acheter Opel, puis ensuite de faire l'alliance avec Chrysler. C'était sans compter avec la politique de l'Union européenne sur le véhicule électrique qui a déstabilisé notre propre industrie, comme toujours... Beaucoup ont peur de la planification. Mais moi je fais des business plans dans mes entreprises, pour planifier les investissements et notre activité. Hélas, l'État français n'a même pas de plan et quand on en a un on l'exécute mal. La question de la prise de contrôle se pose également pour les industries de semi-conducteurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je rejoins votre avis sur le fait que nous aurions dû effectivement nationaliser le groupe Arcelor à l'époque et je persiste à croire que nous devrions toujours le faire. En effet, je ne pense pas que le groupe investira les sommes prévues pour la décarbonation en contrepartie des sommes versées par l'État. De plus, ArcelorMittal procède à des investissements significatifs et a prévu de délocaliser 636 postes français. Si nous n'agissons pas maintenant, dans quelques années, l'ensemble des équipes et de la production du groupe aura quitté le périmètre européen. Nous sommes déjà passés de 22 fourneaux en Europe il y a 12 ans contre 11 aujourd'hui. Évidemment, je ne suis pas favorable à la nationalisation de l'ensemble des entreprises car je suis contre l'idée de nationaliser les pertes et de privatiser les profits. Cependant, il convient d'identifier les entreprises les plus stratégiques et de les nationaliser pour des questions de souveraineté. C'est notamment le cas de l'acier.

Afin de s'assurer que Monsieur Mittal compte bien procéder aux opérations de décarbonation, il conviendrait de l'auditionner et de lui demander si les fonctions supports liées à ce projet sont concernées par la délocalisation. Si la réponse s'avère positive, alors nous saurons que le groupe n'aura jamais eu l'intention de décarboner le site. À ce titre, il conviendrait de mettre en pause le versement des 295 millions d'euros d'aides publiques annuels.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Nous sommes surpris d'entendre que le Gouvernement indique ne pas disposer des chiffres exacts relatifs aux versements des aides publiques. Selon vous, cette absence de communication relève-t-elle d'un problème technique ou s'agit-il d'une volonté avérée ? De plus, pensez-vous que notre économie est sous perfusion ? Enfin, nous sommes parfaitement conscients de la nécessité de réindustrialiser notre pays. À ce titre, estimez-vous que les aides publiques encouragent suffisamment la relocalisation industrielle ? Quels sont, pour vous, les outils d'aides publiques les mieux adaptés ?

M. Lucien Stanzione. - Pensez-vous qu'une entreprise qui bénéficie des aides de l'État devrait les restituer dans le cas où elle afficherait un bilan excédentaire ? Ou estimez-vous au contraire que ces aides n'empêchent en rien le partage de la richesse au niveau des actionnaires ? Serait-il envisageable de partager cette richesse avec les salariés ayant concouru à la valorisation du capital ?

M. Michel Masset. - Pensez-vous qu'il conviendrait d'encourager davantage les entreprises dont le siège social est basé en France ? Conviendrait-il également d'encourager les nouvelles structures juridiques ?

Par ailleurs, je partage votre avis sur la nécessité pour l'État et les collectivités territoriales de s'engager de manière plus active au sein des conseils d'administration des entreprises qu'ils financent.

M. Jérôme Darras. - Lorsque vous étiez en fonction, vous avez défini l'action publique en matière d'économie comme la bonne synthèse entre la politique de l'offre et la politique de la demande. Pensez-vous que nous disposons encore des moyens d'une telle politique dans le nouveau contexte économique et financier ?

J'aimerais également connaître votre avis sur la Banque Publique d'Investissement (Bpifrance). Pensez-vous qu'elle a atteint tous les objectifs que nous lui avons fixés ?

M. Arnaud Montebourg. - Sur la question du comportement de l'administration, je ne pense pas qu'il y ait eu une instruction précisant de ne rien dévoiler. La décision de communiquer sur ces aides relève d'une décision politique. À ce titre, l'administration n'est pas habilitée à prendre ces décisions. Il revient au ministre en fonction de le faire.

Concernant la réindustrialisation, je pense que tout amorçage nécessite des aides publiques. En France, nous avons la chance de bénéficier de Bpifrance. Cependant, lorsque les besoins en investissement, notamment pour les start-ups industrielles, deviennent trop importants, les aides publiques ne suffisent plus. À ce titre, il convient d'identifier des partenaires privés qui puissent compléter l'apport financier de la puissance publique. Afin de retrouver un PIB industriel de 15 % comme en Espagne, il conviendrait d'investir 120 milliards d'euros, soit 30 milliards d'euros de plus que ce que l'économie française investit naturellement.

Cependant, ce plan de réindustrialisation nécessite un investissement bancaire et les banques n'y participent pas. Il conviendrait par ailleurs de procéder à une réforme des banques et notamment du financement des PME non cotées et des entreprises en développement. Il importerait également d'amener un fonds souverain à financer ces entreprises en fonds propres. Une partie des entreprises défaillantes le sont par manque de financeurs privés. Ce fonds souverain permettrait également de remonter le niveau de l'industrie et de l'agriculture sur le territoire français.

Par ailleurs, nous entendons souvent que le peuple français ne souhaite pas travailler. La raison réelle résulte à mon sens de l'absence de travail. La France ne dispose pas des emplois nécessaires pour embaucher les 10 % de personnes inscrites à Pôle Emploi. Ces emplois manquants sont justement ceux dont nous aurions besoin pour financer notre modèle social. Pour pallier cette solution, il convient d'investir. Cependant, encore une fois, l'argent public ne s'avère pas suffisant. Nous avons besoin d'argent privé. Or, le système financier refuse de le faire.

Une solution envisageable pour une réindustrialisation convenable de notre pays consisterait à prendre 5 % des encours de l'assurance-vie et de les confier à des fonds investissant uniquement dans des PME non cotées afin de constituer un fonds souverain sous une direction privée et supervisée par des spécialistes de l'investissement. Je vous invite, Monsieur le Président et Monsieur le rapporteur, à transmettre mon message à qui de droit.

Sur la question de la restitution des aides publiques, ma conviction personnelle est la suivante : nous aurions dû faire en sorte que les entreprises ne remboursent pas leur PGE, mais, qu'en contrepartie, elles fassent entrer l'État à leur capital afin d'augmenter leurs fonds propres et d'en reverser une partie aux salariés. Ce système aurait considérablement renforcé le tissu entrepreneurial français et aurait permis aux salariés de s'associer et de s'engager dans la gestion de leur entreprise, bien que les syndicats soient généralement opposés à ce principe. Il convient néanmoins de nuancer mes propos. En effet, l'État ne peut pas siéger dans l'ensemble des entreprises où il est actionnaire. En outre, mon expérience à l'Agence des participations de l'État montre que la présence de l'État dans les conseils d'administration est souvent inefficace, avec des représentants qui changent constamment et une centralisation impossible des décisions. Le ministre ne peut pas être présent dans tous les conseils d'administration. Je préconise donc encore une fois de donner plus de pouvoir aux salariés et aux élus locaux qui disposent d'une connaissance accrue du terrain et de ses réalités.

Sur le plan financier, nous allons vers un protectionnisme accru. Nous allons revenir à ce qui s'est passé avant l'acte unique, avant la mondialisation financière qui a précédé la mondialisation des biens et des services. La mondialisation financière recule, comme l'illustrent les sanctions contre la Russie après l'invasion de l'Ukraine, décidées presque sans droit ni titre. Les chambres de compensation sont aujourd'hui sous contrôle de l'État, alors que l'on me disait il y a dix ans que ce n'était pas possible. L'État redécouvre sa souveraineté et doit l'exercer, notamment pour taxer l'économie numérique.

Je défends un néo-colbertisme transpartisan qui protège contre les menaces extérieures et stimule l'activité économique.

La BPI s'avère être un bon outil, mais trop petit avec seulement 5 à 7 % du marché. Face à un oligopole bancaire qui finance insuffisamment l'économie réelle, il convient de desserrer les ratios prudentiels de Bâle III pour les prêts aux PME, comme je l'ai dit à Mme Lagarde. Les Américains ont abandonné Bâle III mais la Commission européenne a décidé de mettre ces règles dans le droit européen. Sans cette réforme, nous devrions envisager de nationaliser une banque comme la Société Générale, l'homme malade du système bancaire, et la fusionner avec la BPI.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les économistes s'accordent pour dire que les 20 milliards d'euros d'exonérations de cotisations accordées au-delà de 1,6 SMIC ont peu voire aucun effet sur l'emploi. À ce titre, êtes-vous favorable au maintien de ces exonérations ? Par ailleurs, soutenez-vous un renforcement de la loi Florange afin de mieux protéger notre tissu industriel et d'optimiser les outils dont nous disposons ?

M. Arnaud Montebourg. - Il nous est actuellement impossible de déterminer l'impact que ces exonérations ont pu avoir sur l'emploi. En revanche, nous pouvons affirmer avec certitude que la suppression de ces exonérations aura un effet négatif sur le marché de l'emploi. J'ajouterai même qu'il conviendrait d'élargir le champ d'action de ces exonérations aux emplois les plus qualifiés, soit environ 3 000 euros de salaire. Cependant, ces décisions représentent un coût financier important et s'il ne convient pas de diminuer les dépenses, il importe néanmoins d'augmenter les recettes afin de trouver un point d'équilibre.

Afin d'augmenter les recettes, il serait judicieux de réduire les prélèvements sur l'activité économique en France en contrepartie d'une augmentation de l'activité économique. Le taux de cotisation pourrait diminuer quand l'entreprise embauche. En effet, il convient de mettre en place de nouvelles politiques publiques afin d'inciter les entreprises à embaucher davantage. Il faut répartir la charge sur un plus grand nombre pour obtenir une augmentation de l'activité économique et financer le modèle social. Par ailleurs, le changement démographique que notre pays connaît depuis plusieurs années doit nourrir, à l'instar du phénomène de désindustrialisation, les réflexions des pouvoirs publics afin que notre économie puisse s'adapter aux transformations sociétales. Des économistes ont réfléchi à ces questions, je pourrais vous donner leurs noms. On ne peut pas faire du progrès social avec des déficits, on sait comment ça se termine...

M. Olivier Rietmann, président. - Estimez-vous qu'il existe un déséquilibre entre les aides publiques visant à améliorer la compétitivité de nos entreprises et les aides publiques pour la décarbonation ? En effet, la question se pose : ne serait-il pas pertinent d'accorder des subventions aux entreprises dans un but de production et d'industrialisation plutôt que pour la décarbonation ? La décarbonation est certes vertueuse et très importante, notamment de nos jours, cependant, les entreprises qui bénéficient de ces aides se retrouvent toujours avec un reste à charge et les investissements qu'elles effectuent ne permettent pas d'augmenter la production de richesse ni la compétitivité. Or, au vu de la situation actuelle, il serait potentiellement plus pertinent de réorienter ces aides vers la compétitivité et la création d'emploi et d'activité ainsi que la production de richesse.

M. Arnaud Montebourg. - Je partage votre avis sur le fait que les investissements pour la transition écologique ne permettent pas d'augmenter la compétitivité ni la productivité. Il s'agit d'investissements vertueux qui représentent néanmoins un coût et peu voire aucun bénéfice à court ou moyen terme. Cependant, comme le souligne le rapport de Jean Pisany-Ferry, si ces investissements ne sont pas financés par les pouvoirs publics, ils ne verront jamais le jour, car les marchés ne les financeront pas. Au niveau de la compétition mondiale, nous avons certes un retard sur l'innovation, les outils industriels et la formation des services publics, mais nous sommes le pays européen en tête des politiques de décarbonation des entreprises, notamment grâce à l'énergie nucléaire. Il convient donc de faire des choix et définir des priorités et assumer les éventuelles conséquences. Cependant, je partage votre avis, Monsieur le président.

Je voudrais également signaler un point important : aujourd'hui, des cabinets agissent comme des chasseurs de primes d'aides publiques. Les chefs d'entreprise, faute de temps, leur confient ces démarches et ces cabinets se rémunèrent à hauteur de 20 à 30 %. Le taux de commission appliqué par ces cabinets s'avère trop important, ce sont les nouveaux agents immobiliers. De plus, ces commissions sont prises sur l'argent public et il convient de s'assurer qu'il ne serve pas à financer les intérêts personnels des cabinets. À ce titre, je souhaiterais que le Sénat étudie la possibilité d'instaurer un plafond de commission pour ces cabinets, autour de 2%, afin de s'assurer que l'argent public soit utilisé à bon escient. Je pourrais par ailleurs vous faire parvenir la liste de ces cabinets.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous sommes preneurs de toutes contributions écrites, monsieur le ministre.

M. Arnaud Montebourg. - Je vous transmettrai les informations nécessaires.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie pour cette audition qui fut à la fois passionnante et dynamique.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Orange : Mme Christel Heydemann, directrice générale ;
MM. Nicolas Guérin, secrétaire général
et Laurentino Lavezzi, directeur des affaires publiques

(mardi 6 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mme Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange, M. Nicolas Guérin, secrétaire général et M. Laurentino Lavezzi, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte-rendu sur le site du Sénat.

Madame la directrice, Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Orange.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christel Heydemann, MM. Nicolas Guérin et Laurentino Lavezzi prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelques questions pour guider vos propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

Mme Christel Heydemann, directrice générale du groupe Orange. - Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, je vous remercie de me recevoir aujourd'hui et de me permettre d'évoquer devant vous le sujet crucial de l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Ce sujet permet également d'aborder les questions relatives à l'opportunité de ces aides, leurs conditions ainsi que les actions de contrôle et de reporting. Afin de contribuer de manière pertinente à vos travaux, je présenterai dans un premier temps le groupe Orange puis, dans un second temps, j'évoquerai les montants des aides publiques perçues par le groupe au titre de l'année 2024 ainsi que les montants versés à l'État sur cette même année.

Avant d'entamer la présentation, il me semble important de revenir sur les principales différences entre les aides publiques octroyées en France et celles perçues dans les autres États où nous opérons. En effet, les États décident souverainement de leurs objectifs économiques et des outils à mettre en place pour gagner en compétitivité et attirer les grandes entreprises sur leur territoire. À ce titre, ils octroient des aides publiques afin de développer la recherche et le développement, de soutenir des secteurs stratégiques, de protéger l'emploi et l'économie ou encore de corriger des défaillances de marché. Si la France a opté pour des aides publiques ciblées, certains pays ont choisi une baisse des impôts ou un environnement fiscal plus attractif pour les grandes entreprises. Si les aides publiques permettent de soutenir des secteurs ciblés selon les besoins conjoncturels, elles génèrent néanmoins une complexité administrative et présentent des risques de dépendance. Les baisses d'impôts, quant à elle, permettent de relancer l'ensemble de la consommation et de l'investissement d'un territoire, mais sont moins ciblées et donc, moins efficaces. Il existe néanmoins la possibilité de combiner ces approches afin d'attirer le plus d'entreprises et de réduire le plus possible les contraintes qui pèsent sur ces dernières. Il est donc essentiel de considérer les aides reçues par le groupe Orange dans le contexte de notre cadre fiscal spécifique.

Orange est l'un des principaux opérateurs de télécommunication dans le monde. En 2024, son chiffre d'affaires s'élevait à 40,3 milliards d'euros et le groupe employait 127 000 salariés répartis sur 75 pays, dont 69 700 en France. Nous comptons 290 millions de clients particuliers et plus de 2 millions de clients professionnels et de PME. Nous figurons donc parmi les leaders mondiaux des services de télécommunications aux grandes entreprises. Nous sommes aussi leaders européens dans la cybersécurité avec 8 700 entreprises clientes et 32 centres de cyber détection. En Afrique, nous disposons de 90 millions de comptes Orange Money ouverts pour des transactions pour un montant total de 130 milliards d'euros en 2023.

Notre coeur de métier consiste à déployer et opérer des infrastructures numériques. Dans le monde, plus de 71 millions de foyers sont raccordables à la fibre optique dont près de 23 millions en France. Nous bénéficions également de 70 000 tours mobiles, de plus de 2 500 antennes satellites, de 45 000 kilomètres de fibres terrestres, de 450 000 kilomètres de câbles sous-marins et de plus d'un million de kilomètres d'artères de génie civil.

De plus, Orange reste un acteur majeur de l'innovation avec plus de 600 millions d'euros investis en R&D au titre de l'année 2024. Nous disposons également de 700 chercheurs et déposons en moyenne 250 nouveaux brevets par an pour un total cumulé de 11 000 brevets. En outre, nous participons activement aux principaux forums européens et mondiaux sur l'innovation et la normalisation.

Avant d'évoquer devant cette commission le montant des aides que notre groupe a perçues, il convient de le mettre en regard de la surfiscalité sectorielle qui pèse sur Orange et qui s'avère très singulière en France. En effet, la France est le pays qui impose la surfiscalité sectorielle la plus importante parmi les pays européens et les pays membres de l'OCDE avec 3,1 % du chiffre d'affaires du secteur. Par ailleurs, la fiscalité générale des entreprises ne s'avère pas plus légère en France que dans le reste du monde.

Selon la Fédération Française des Télécoms, en 2022, les opérateurs télécoms ont payé 1,9 fois plus d'impôts que la moyenne des sociétés du CAC 40. De plus, entre 2010 et 2024, Orange a versé en France près de 4 milliards d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés tout en s'acquittant également de 5,725 milliards d'euros au titre de l'imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER) fixe ; 1,340 milliard d'euros au titre de l'IFER mobile ; 1,857 milliard d'euros au titre de la taxe Copé et 1,201 milliard d'euros au titre du financement du centre national du cinéma.

En plus de ces sommes, Orange a également dû s'acquitter de plus de 4 milliards d'euros afin de pouvoir utiliser les fréquences et a versé près de 6 milliards d'euros de dividendes à l'État actionnaire. Cette surfiscalité étonne et interroge. En effet, au moment où l'État français a lancé un plan ambitieux de généralisation de la fibre optique, il a lesté les opérateurs d'une surfiscalité sectorielle.

Le groupe Orange a néanmoins soutenu le plan de l'État en y investissant près de 15 milliards d'euros de fonds propres. Nous avons également structuré l'ensemble de la filière des infrastructures numériques et avons fait de la France le pays le plus fibré d'Europe. Nous avons traité plus de 20 millions des 41 millions de locaux raccordables en France et avons effectué plus de 3 millions de délégations de services publics via Orange Concession. Au total, nous sommes à l'initiative de 58 % des raccords de locaux en France.

Avant de détailler les aides publiques perçues par Orange, je tiens à préciser que je ferai une distinction entre les aides perçues par Orange en France et les subventions perçues par Orange Concession. Par ailleurs, je ne pourrai pas confirmer l'exhaustivité du recensement des aides qui a été effectué, mais vous bénéficierez néanmoins d'une vision fidèle des aides publiques que nous avons perçues.

Au titre de l'année 2024, Orange a reçu plus de 233,1 millions d'euros en France. Cette somme comprend 88,5 millions d'euros d'exonérations de charges sociales : 20,5 millions d'euros pour les salaires inférieurs à 1,6 Smic ; 43 millions d'euros pour les salaires inférieurs à 2,5 Smic et 25 millions d'euros pour les salaires inférieurs à 3,5 Smic.

En plus des exonérations, Orange a perçu 10 millions d'euros au titre des aides à l'embauche ainsi que 9,3 millions d'euros fléchés vers le recrutement des apprentis et 700 000 euros au titre de la convention industrielle de formation par la recherche.

Le groupe a également bénéficié de 88,5 millions d'euros au titre des crédits d'impôt et des incitations fiscales, à savoir 47 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) ; 5,7 millions d'euros de réduction d'impôt sur les sociétés ; 13 millions d'euros de crédit d'impôt mécénat ; 8 millions d'euros de suramortissement des investissements en fibre ; 6,7 millions d'euros d'exonération d'IFER mobile ; 100 000 euros au titre du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi à Mayotte et 8 millions d'euros de réduction de taux pour l'assise électricité des datas centers.

Enfin, les 233,1 millions d'euros d'aides perçues comprennent également 46,1 millions d'euros de subventions répartis de la façon suivante : 13,7 millions d'euros au titre des projets importants d'intérêt européen commun (PIIEC); 25 millions d'euros dans le cadre du programme Connecting Europe Facility ; 1,9 million d'euros du programme Horizon Europe ; 2,4 millions d'euros pour des projets coopératifs financés par des fonds européens, par Bpifrance et par l'Agence nationale de la recherche et 3,1 millions d'euros au titre du guichet de cohésion numérique.

Orange Concession peut, de son côté, prétendre à des subventions de deux natures. D'une part les subventions dites PER (premier établissement de réseaux) qui sont liées au déploiement initial du réseau et, d'autre part, des subventions CCF (câblage client final) qui financent le raccordement effectif des logements et des locaux. L'intégralité des subventions CCF est par ailleurs reversée au fournisseur d'accès Internet pour la construction du raccordement client final. De plus, ces deux subventions permettent de rapprocher les conditions économiques de la zone d'investissement publique de celles observées en zone d'investissement privée afin que les tarifs pratiqués pour l'accès au réseau soient homogènes sur l'ensemble du territoire national.

Au titre de 2024, pour déployer les RIP (Réseaux d'Initiative Publique) dont il est délégataire, Orange Concession a perçu 56,1 millions d'euros de PER. À date, nous avons investi un total de 1,226 milliard d'euros pour déployer environ 3,42 millions de prises sur les 3,75 millions prévus au contrat public. En contrepartie de cet investissement, nous avons reçu près de 400 millions d'euros de PER sur les 463 millions d'euros prévus au contrat public. Au terme de nos déploiements, nous aurons investi 763 millions d'euros de fonds propres, alors que les réseaux construits seront la propriété des collectivités délégantes.

Concernant les CCF, il ne nous est pas possible de déterminer avec exactitude le montant des aides perçues par les délégataires des RIP. Cependant, nous connaissons le montant qu'Orange Concession reverse à Orange pour les raccordements de ses clients finaux. À ce titre, nous estimons à 50 millions d'euros le montant total des subventions CCF qui nous ont été reversées en 2024 par les délégataires des RIP. Ce montant vient donc s'ajouter aux 233,1 millions d'euros d'aides publiques reçues par Orange au titre de l'année 2024. Si ces montants peuvent sembler importants, ils se sont avérés nécessaires pour remplir nos multiples objectifs : fibrer le territoire français, garantir la souveraineté française et européenne dans les câbles sous-marins, participer à la normalisation de la 6G, engager la softwareisation des réseaux et préserver la maîtrise du cloud qui héberge nos fonctions réseau. Par ailleurs, ces aides représentent un montant inférieur à ce qu'Orange a versé à l'État au titre du seul IFER fixe.

Au titre de l'année 2024, Orange s'est acquitté de 1,2 milliard d'euros d'impôts et de taxes dont :

- 258 millions d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés ;

- 329 millions d'euros d'IFER fixe ;

- 138 millions d'euros d'IFER mobile ;

- 100 millions d'euros au titre de la taxe Copé ;

- 94 millions d'euros de Taxe sur les Services de Télévision ;

- 23,3 millions d'euros pour la part 2024 des fréquences 5G ;

- 83 millions d'euros de redevances des fréquences.

À cette somme s'ajoutent également 458 millions d'euros de dividendes distribués par Orange à l'État sur l'année 2024.

Avant de répondre à vos questions, je tiens à souligner l'importance que représentent ces aides pour nous à cadre fiscal, social et réglementaire constant. En effet, ces aides publiques nous ont permis de faire de la France le pays le plus fibré d'Europe et de généraliser l'utilisation du haut débit. De plus, le soutien public à la recherche s'avère essentiel pour continuer nos activités de R&D. Ces aides permettent également à notre pays d'asseoir son influence sur les réseaux du futur et au sein des instances normatives mondiales. À cet égard, il convient de maintenir le CIR en l'état, voire de le renforcer. En effet, les mesures actuelles ne permettent pas de compenser l'asymétrie fiscale que nous subissons par rapport à nos concurrents en Europe. Notre concurrent allemand, Deutsche Telekom, en plus de bénéficier d'un chiffre d'affaires plus important que le nôtre au sein de son territoire (23,3 milliards d'euros contre 17,8 milliards d'euros) verse 20 % d'impôts en moins qu'Orange.

Afin de rester compétitive et de préserver sa souveraineté numérique, la France a besoin que des groupes tels qu'Orange confortent leur position de leader européen et mondial. Elle a également besoin que des doctorants et des postdoctorats intègrent ces entreprises afin de faire avancer la recherche et le développement. À ce titre, nous sommes pour augmenter la transparence concernant l'attribution des aides publiques.

En revanche, il me paraît compliqué d'imposer davantage de contrôles et de conditions pour l'obtention de ces aides. En effet, les aides que nous percevons sont déjà conditionnées à l'obtention du résultat escompté. En revanche, il serait pertinent de simplifier les dossiers de demande des aides publiques et d'accélérer leur instruction afin que les entreprises puissent sécuriser leur budget. Il serait également judicieux d'harmoniser le traitement des dossiers de demande d'aides européennes. En effet, le fait que la France impose systématiquement des conditions et des critères supplémentaires aux prérequis européens présente un réel risque pour la compétitivité de notre territoire et pour l'attractivité de la recherche française.

Afin de faciliter l'investissement dans les télécoms, il convient de renforcer le développement et le déploiement de réseaux toujours plus performants. Ce faisant, nous renforcerions la compétitivité de nos territoires et l'emploi local. Les aides publiques s'avèrent donc indispensables. Cependant, au vu de notre contexte budgétaire actuel, elles ne sont plus suffisantes.

Si nous comparons notre situation avec l'Espagne, un des pays les plus fibrés d'Europe (95% des locaux y sont raccordés à la fibre, contre 92 % en France), deux approches se distinguent. D'une part, la France a choisi d'encadrer fortement les déploiements avec un financement public conséquent de l'ordre de 10 milliards d'euros. D'autre part, l'Espagne a opté pour un modèle plus libéralisé avec peu d'intervention publique directe et un investissement provenant majoritairement d'opérateurs privés. Les financements publics que le pays perçoit s'élèvent à hauteur de 2,2 milliards d'euros et pourtant, le taux de logements raccordables en Espagne s'avère supérieur à celui de la France en 2024. Les aides publiques sont donc indispensables, mais elles ne représentent pas le seul levier pour soutenir un objectif de politique économique ou sociale. Par ailleurs, Orange n'a jamais cherché à obtenir l'ensemble des aides auxquelles le groupe avait le droit et a même renforcé son soutien financier à ses ETI et PME ainsi qu'à ses sous-traitants afin de préserver le tissu industriel du territoire.

Aux aides publiques, nous préférerons toujours une régulation et une fiscalité qui nous permettent d'investir dans les territoires et dans notre souveraineté. Il convient donc de remédier aux politiques fiscales nuisant aux entreprises plutôt que d'essayer de les compenser par des aides publiques. En sus de la fiscalité et des aides publiques, les États disposent d'un autre outil permettant de favoriser la compétitivité des entreprises : la commande publique. Par ailleurs, l'Europe et la France ont annoncé leur souhait de réarmer l'Europe. Cependant, la souveraineté dans la défense n'est pas possible sans souveraineté numérique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie, Madame la Directrice, pour cette présentation transparente, même si la rapidité des chiffres a pu rendre le suivi difficile. J'apprécie par ailleurs la maturité du secteur économique. En effet, les différents dirigeants d'entreprises auditionnés se sont toujours montrés très collaboratifs quant au fléchage des aides perçues par l'État. De plus, dans le contexte social actuel, avec plus de 300 plans de licenciements et 300 000 emplois menacés ainsi qu'un débat autour de la pertinence des aides publiques, cette transparence est la bienvenue.

Ma première question concerne la qualité de l'emploi, notamment au niveau de votre sous-traitance. En effet, je suis client chez vous et lors de mon raccordement à la fibre, j'ai constaté un système complexe de sous-traitance en cascade. Le technicien portant une veste Orange m'a expliqué qu'il était sous-traitant, payé à la pièce, avec des contrats très courts. Un autre sous-traitant est venu ensuite vérifier son travail. Cette situation affecte tant la qualité de l'emploi que la qualité du service, avec des problèmes fréquents où les clients se retrouvent privés de connexion pendant plusieurs jours parce que des techniciens débranchent et rebranchent des câbles de façon désordonnée.

À ce titre, j'aimerais connaître votre avis sur le plan de filière qui avait été signé avec la sous-traitance ainsi que son avancement. De plus, quelle est votre vision de ce déploiement parfois anarchique de la fibre ? Quelles propositions législatives ou réglementaires pourraient améliorer cette situation qui désespère les élus locaux ?

Mme Christel Heydemann. - Effectivement, le rythme et l'intensité du plan France Très Haut Débit ont engendré de réels problèmes de qualité. En effet, nous avons déployé le réseau fibre en l'espace de 15 ans alors que nous avions mis 40 ans à déployer le réseau cuivre en France. Les problèmes rencontrés ont donc été principalement liés à la vitesse du déploiement de la fibre, mais aussi à la qualité des réseaux de première génération ainsi qu'aux compétences des techniciens et des sous-traitants. Je tiens néanmoins à préciser que nos sous-traitants sont des partenaires indispensables pour nous. Cependant, il nous a fallu procéder à une étape de formation et de montée en compétences afin qu'ils soient au niveau de la qualité de service attendue. Pour ce faire, nous avons notamment renégocié un certain nombre de règles et de pratiques avec nos partenaires et mis en place des actions de contrôle. À ce titre, le rapport du régulateur indique que nous nous sommes considérablement améliorés sur la qualité du service. Évidemment, il nous reste encore des axes d'amélioration que nous avons déjà identifiés et sur lesquels nous travaillons activement.

Par ailleurs, s'il est impossible pour Orange de travailler sans sous-traitants, ces derniers ne travaillent pas uniquement pour nous. En effet, le réseau fibre en France est désormais organisé entre plusieurs opérateurs et plusieurs zones et nos partenaires veillent à la cohérence de ce découpage au sein des territoires. Concernant la qualité du travail, nous disposons de techniciens et avons renouvelé des accords et des contrats de long terme avec nos entreprises partenaires afin que celles-ci puissent disposer du temps nécessaire pour former leurs employés et recruter du personnel qualifié.

Nous avons également identifié trois enjeux principaux : le déploiement du réseau, la maintenance de la fibre et le sujet du cuivre. À ce titre, nous rencontrons principalement des problèmes qualité liés à la dégradation voire aux vols qui ont lieu sur le réseau cuivre et qui pénalisent une partie de nos clients. De plus, nous sommes conscients que certains de nos techniciens peuvent avoir des pratiques erronées et, afin de pallier ce problème, nous avons mis en place un système de qualité basé sur la reconnaissance visuelle et nous partageons un système d'information commun entre tous les opérateurs. Ce travail entrepris par la filière permet de construire l'infrastructure fibre de manière durable et d'assurer la connectivité des foyers.

M. Nicolas Guérin, secrétaire général du groupe Orange. - Les mesures mises en place par Orange pour pallier les différents problèmes rencontrés ont été concrètes, opérationnelles et pragmatiques. En effet, le problème lié à la formation et à la qualité des techniciens a été résolu en instaurant une formation obligatoire minimale pour tous nos techniciens avant leur première intervention. Nos intervenants sont donc désormais certifiés. Concernant les problèmes liés à la qualité des travaux, nous avons mis en place un système de compte-rendu à base de photos afin d'assurer le suivi et le contrôle des interventions.

Notre régulateur, l'Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), continue par ailleurs de suivre ces problèmes de façon régulière. À ce titre, il a noté une amélioration continue et significative de la qualité de nos services au terme de chacun de ses observatoires.

Aujourd'hui, nous avons réussir à couvrir 92 % du territoire national. À mon sens, il ne serait pas pertinent de légiférer sur ces thématiques, mais, au contraire, de continuer à soutenir la filière et les efforts fournis par les opérateurs pour continuer à s'améliorer. Il pourrait également s'avérer pertinent de sanctionner nos partenaires qui ne respectent pas les règles que nous avons mises en place. En effet, tous les opérateurs n'ont pas le même niveau de qualité et tous les sous-traitants ne disposent pas non plus du même niveau de qualité. À ce titre, il conviendrait qu'à chaque manquement aux bonnes pratiques, nous puissions porter plainte contre la personne responsable et nous assurer qu'elle ne travaille plus pour ce secteur. Il convient de renforcer le travail sur le terrain afin de déceler ces comportements.

Effectivement, nous avons déployé le réseau fibre de manière peut-être trop rapide et nous sommes en train de rectifier la situation. Cependant, la qualité et le volume de déploiement de notre réseau s'avèrent remarquables. Il convient également de souligner que nous avons procédé à ce déploiement tout en continuant en parallèle à développer les réseaux mobiles avec notamment le New Deal Mobile, la 4G et la 5G. Grâce à ce travail, nous bénéficions désormais d'un réseau extraordinairement efficace et qui propose un vaste panel de services mobiles à ses concitoyens, contrairement aux autres pays européens.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne remets aucunement en cause le volume, mais plutôt la qualité du déploiement, malgré les améliorations dont vous nous avez fait part. En effet, plusieurs élus locaux se retrouvent confrontés à cette anarchie des raccordements que je mentionnais précédemment. Et il me semble que cette situation est liée à la qualité de l'emploi. Auparavant, lors du déploiement du réseau cuivre, Orange, à l'époque France Télécom, disposait de 237 000 salariés contre 70 000 aujourd'hui en France. Cette diminution drastique du nombre de salariés a entraîné le recours à des recrutements de personnels peu voire pas formés ainsi que le recours à de la sous-traitance avec une certaine mise en concurrence entre eux qui les incite à privilégier la quantité à la qualité. Il serait par ailleurs intéressant que vous nous fournissiez le montant des exonérations de cotisations dont vous bénéficiez au titre de vos sous-traitants ainsi que le nombre exact de salariés sous-traitants qui travaillent pour votre groupe. De plus, ces sous-traitants occupent des postes souvent mal rémunérés et pâtissent d'une faible sécurité de l'emploi. Or, il convient de rappeler que les aides publiques doivent également permettre de renforcer la qualité de l'emploi et le passage d'un service public à une entreprise privée à tout de même eu des conséquences sur les conditions de travail de vos employés et, de ce fait, sur la qualité des services fournis.

Mme Christel Heydemann. - Lorsque nous nous intéressons à l'accidentologie des réseaux fibres, nous constatons que près de 60 % des réseaux fibres en France ont été déployés par Orange. À ce titre, nous sommes parfaitement conscients des taux de pannes et des zones dîtes à risques. Afin d'éviter tout problème de qualité, il arrive que nous refusions de commercialiser nos services dans des zones (urbaines ou rurales) où la présence de réseaux de première génération ne permet pas de garantir la pleine satisfaction de la demande du client. Par ailleurs, nous avons procédé à d'importants investissements afin de réparer voire de doublonner certains endroits.

En outre, il me semble pertinent de s'intéresser à ce qui se passe chez nos voisins. En Italie, par exemple, Telecom Italia rencontre les mêmes problèmes qu'Orange, mais, ce groupe s'est vu contraint en outre de louer son réseau fixe à un fonds d'investissement américain afin de se désendetter. Cette situation rend bien compte de la situation actuelle des télécoms européens, qui se retrouvent affaiblis par l'ouverture importante à la concurrence. Cette concurrence réduit de manière significative le nombre de clients par opérateurs en Europe (5 millions de clients pour des opérateurs européens contre plusieurs centaines de millions pour leurs homologues sur les marchés américains et chinois).

Concernant l'emploi des sous-traitants, le groupe Orange fait appel à environ 13 500 ETP (équivalents temps plein) pour les activités de déploiement et de maintenance des réseaux fibre et cuivre. Le groupe dépense environ 1 milliard d'euros pour ces sous-traitants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez été condamnés à une amende de 26 millions d'euros en 2023, confirmée par le Conseil d'État en octobre 2024. Comment jugez-vous cette sanction ? De plus, est-ce que cette sanction a remis en cause des aides publiques ?

M. Olivier Rietmann, président. - En tant qu'élu local d'un territoire très rural de la Haute-Saône, je constate une différence de traitement entre territoires urbains et ruraux concernant la fibre. Il aurait été préférable d'instaurer une équité de traitement sur les territoires. De plus, il a été demandé une participation financière des territoires pour le déploiement de la fibre, malgré les aides publiques perçues.

Mme Christel Heydemann. - Paradoxalement, il s'avère que les Français ayant le plus de difficultés à être fibrés se situent dans les zones très denses et urbaines qui ne font pas partie des RIP. De plus, nous avons fait le choix de fibrer l'intégralité du territoire français malgré le fait qu'il puisse exister d'autres solutions telles que le développement du réseau mobile ou du réseau satellite.

Par ailleurs, l'amende de l'Arcep concernait la zone moyennement dense où nous avions déployé le réseau fibre à l'aide de nos fonds propres. Par ailleurs, Orange est le seul opérateur à couvrir autant la zone moyennement dense (80 %). L'amende en question portait sur une différence d'interprétation des engagements que nous avions pris concernant les taux de couverture.

En outre, la fiscalité qui pèse aujourd'hui sur nos entreprises a un impact sur les réseaux fixes et sur la couverture du territoire. En revanche, nous couvrons l'intégralité d'un grand nombre de territoires ruraux. Cependant, il convient de préciser que la réalité opérationnelle veut que le coût de maintenance de la fibre dans les territoires ruraux s'avère significativement plus élevé que dans les zones plus denses. Il s'agit de la raison pour laquelle les subventions RIP existent.

M. Lucien Stanzione. - Ma question concerne les aides de l'État, qui sont au coeur de cette commission d'enquête. En tant qu'entreprise, comment réagissez-vous aux différentes aides perçues lorsque vos résultats sont positifs ? Les bénéfices d'exploitation sont-ils redistribués aux actionnaires ou investis dans les salariés ? Restituez-vous à l'État les aides perçues qui ont participé à la création d'un chiffre d'affaires positif ? En outre, comment ces éléments influencent-ils votre relation avec vos sous-traitants, qui jouent un rôle prépondérant dans votre activité ?

Mme Christel Heydemann. - Concernant la sous-traitance, nous avons des indicateurs qualité qui permettent de mieux rémunérer nos sous-traitants quand la qualité est au rendez-vous et de pénaliser la moindre qualité, dans un système qui se veut vertueux.

Sur la répartition de la valeur ajoutée chez Orange, pour un chiffre d'affaires d'un peu plus de 40 milliards d'euros, notre premier poste de dépenses concerne nos fournisseurs et partenaires (18 milliards d'euros), puis nos salariés (10 milliards d'euros de masse salariale), les investissements dans les infrastructures (6 milliards d'euros), les achats de spectres, les taxes et les impôts (3 milliards d'euros), et enfin la rémunération des actionnaires (2 milliards d'euros).

Concernant les aides publiques mentionnées, les exonérations de charges sociales ne sont pas spécifiques à notre entreprise, et nous avons peu de bas salaires. De plus, nos sous-traitants n'occupent pas tous des métiers peu qualifiés, beaucoup travaillent dans des domaines très technologiques. Pour la maintenance de nos réseaux, ce sont des partenaires clés, notamment lors de situations d'urgence, comme les tempêtes en Bretagne ou les cyclones à Mayotte. Quant à l'aide à l'embauche d'apprentis, malgré la baisse des aides, nous n'avons pas réduit notre engagement dans l'apprentissage, proposant des opportunités sur l'ensemble du territoire national.

Par ailleurs, l'essentiel de notre recherche étant basé en France, le CIR s'avère indispensable pour maintenir notre place parmi la concurrence européenne. Cependant, nous opérons également avec des équipes basées dans certains pays de l'Est comme la Pologne ou la Roumanie. Les exonérations diverses, quant à elle, ne représentent pas un montant suffisamment conséquent pour qu'elles déterminent les choix du groupe.

De plus, le secteur des télécoms peut jouer un rôle décisif dans la course à la souveraineté numérique en Europe en permettant notamment de limiter la dépendance à des technologies extra européennes. À ce titre, le groupe Orange a fait le choix stratégique de maintenir des infrastructures telles que les câbles sous-marins, les flottes de bateaux ou encore les tours mobiles contrairement à bon nombre d'opérateurs.

Dans un secteur régulé comme le nôtre, le cadre réglementaire impacte nos décisions d'une manière plus importante que les aides publiques. Nous avons cité le cas de l'Espagne qui a un cadre réglementaire qui lui permet de faire appel à des investisseurs privés pour développer ses réseaux télécom. En revanche, l'Allemagne n'a pas du tout fait le choix de la fibre puisqu'on n'est qu'à moins de 40 % de pénétration de cette technologie, et les prix pratiqués par nos voisins ne sont pas du tout compétitifs par rapport à ceux que nous offrons à nos clients. En effet, même si la concurrence impacte les emplois, elle permet néanmoins de renforcer le pouvoir d'achat de nos concitoyens ainsi que celui des entreprises installées sur notre territoire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je me fais porte-parole de Mme Pascale Gruny, sénatrice de l'Aisne qui ne pouvait pas être présente parmi nous aujourd'hui. Elle indique qu'Orange a privilégié les zones de l'Aisne concentrant un grand nombre d'entreprises au détriment des petites communes ou de certains quartiers. En effet, à date, il reste 4 312 prises à déployer au sein du département dont environ 600 comportent des difficultés techniques ou sont soumises à des refus de syndicats voire à des contraintes réglementaires. Comment votre entreprise compte-t-elle surmonter les obstacles évoqués afin d'honorer ses engagements ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'aurais également une dernière question à vous poser. Il est évident que certains hameaux ou maisons isolés ne seront jamais raccordés à la fibre. Ces lieux sont aujourd'hui connectés au reste du monde grâce au réseau cuivre. Cependant, l'annonce du démantèlement du réseau cuivre, prévu au 1er janvier 2026, inquiète grandement les habitants de ces zones et notamment les personnes équipées de matériel d'assistance ou de déclenchement d'urgence. Avez-vous pris ces personnes en compte dans votre projet ?

M. Michel Masset. - Avez-vous passé des conventions d'occupation avec les collectivités territoriales afin de procéder à la pose de chambres ? De plus, payez-vous les passages et les emplacements ?

Mme Christel Heydemann. - Il me semble que Orange Concession ne supervise pas le RIP du département de l'Aisne. Cependant, il est envisageable qu'une partie du département soit couverte par une zone AMII (Appel à Manifestation d'Intention d'Investissement). Il conviendra de vérifier. En revanche, je peux vous assurer que nous sommes en avance sur les plans de déploiement dans ces zones et nous continuerons à tenir nos engagements. Je ne peux toutefois pas répondre des déploiements supervisés par nos concurrents. Il est cependant vrai que nous avons initié nos plans de déploiement en priorité dans les zones les plus rentables et les plus simples à connecter. Actuellement, il nous reste à déployer la fibre sur les zones les plus complexes. Par ailleurs, la complexité des zones n'est pas nécessairement liée à leur situation économique. Il peut s'agir de zones très denses ou disposant de bâtiments historiques. De plus, dans les territoires qui ne sont pas encore raccordées à la fibre, nous proposons également la 4G, la 5G ainsi qu'une option satellitaire. Notre objectif est que l'ensemble du territoire français dispose d'un accès à une solution très haut débit.

Concernant l'arrêt du cuivre, il convient de préciser que seule la commercialisation sera arrêtée à partir du 1er janvier 2026. De plus, le débranchement s'effectuera sur plusieurs années et suivra un plan précis. Nous débrancherons en priorité les zones qui sont déjà entièrement raccordées à la fibre et qui présentent des taux de pénétration et d'adoption élevés. Nous sommes encore en phase d'étude afin de déterminer les modalités de la récupération du cuivre et la valorisation qui pourra en être faite. Nous travaillons en collaboration avec les collectivités territoriales pour qu'elles comprennent l'importance d'un tel chantier.

Pour répondre à votre question relative aux droits d'accès, notre réseau cuivre se situe sur des sites dont nous sommes propriétaire. À ce titre, il peut arriver que nous mettions en place des conventions, mais les cas de figure sont aussi variés que le nombre de communes. En revanche, nous versons des redevances aux collectivités lorsque nous utilisons des infrastructures leur appartenant.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais que vous nous détailliez l'utilisation des fonds perçus à travers le CIR. En effet, il apparaît que votre utilisation du CIR est restée relativement stable ces dernières années et que vous utilisez les plafonds pour les dépenses de personnel et la sous-traitance étrangère.

De plus, nous avons vu qu'à la suite du cyclone qui a frappé Mayotte, le Gouvernement a pris la décision d'utiliser les satellites Starlink. Cette situation pose deux problèmes : d'une part, la question de la souveraineté numérique et énergétique, Starlink étant une entreprise américaine. D'autre part, l'État étant actionnaire du groupe Orange à hauteur de 25 %, cette décision a été accueillie avec une certaine surprise. Quelle est votre opinion sur le sujet ?

Mme Christel Heydemann. - Nous disposons de 700 chercheurs dont la plupart sont basés en France et nous mettons un point d'honneur à les maintenir en poste. Nos recherches se portent principalement sur les questions liées à l'efficacité du spectre, à la diffusion des ondes radio, à la cybersécurité, à l'intelligence artificielle, au réseau 6G, aux enjeux de sécurité ou encore à la communication quantique. Ces sujets demeurent relativement constants d'année en année, ce qui explique le peu de variation dans notre utilisation du CIR. Par ailleurs, nous menons nos recherches en collaboration avec d'autres entreprises françaises réparties sur l'ensemble du territoire national. Les résultats de nos recherches sont communiqués à l'occasion de l'Open Tech Day d'Orange.

En outre, la situation à Mayotte a permis de souligner l'importance de nos services en cas de catastrophe, que ce soit pour les secours ou pour la population locale. La bataille que mène un grand nombre d'entreprises et de territoires est celle de l'accès à l'énergie et aux communications. Pour le cas de Mayotte, nous souhaitions nous assurer que l'ensemble de la population pouvait de nouveau accéder au réseau de télécommunication tandis que Starlink proposait des solutions sur des zones beaucoup plus limitées. Ces situations nous amènent également à identifier des solutions d'urgence pour parer chaque évènement extrême susceptible de survenir. Nous réfléchissons donc également à des solutions basées sur une connectivité satellite afin de garantir l'autonomie de nos réseaux. Par ailleurs, nos réseaux mobiles ont été rétablis rapidement à Mayotte rendant inutile le déploiement des réseaux Starlink. Enfin, nous avons récemment inauguré la 5G à Mayotte tout en continuant à oeuvrer activement à la reconstruction du territoire.

M. Olivier Rietmann, président. - Madame la Directrice générale, Monsieur Guérin, Monsieur Lavezzi, je vous remercie d'avoir répondu à nos questions et je vous souhaite une excellente soirée.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l'économie,
des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

(mercredi 7 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien entendu vos anciennes fonctions ministérielles.

M. Bruno Le Maire, ancien ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Le seul lien d'intérêt que je pourrais avoir tient à mes fonctions actuelles de conseiller spécial de l'entreprise néerlandaise ASML, qui fabrique des semi-conducteurs.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bruno Le Maire prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre en votre qualité d'ancien ministre de l'économie et des finances de 2017 à 2022, puis ministre de l'Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique de 2022 à 2024, soit pendant sept années consécutives. Vous avez donc pris des mesures structurantes en matière d'aides aux entreprises dont les conséquences sont encore tangibles aujourd'hui.

Quelques questions pour guider votre propos liminaire.

Quel regard portez-vous, de manière générale, sur les quelque 2 200 aides publiques versées aux entreprises ? Dans le contexte géopolitique international que nous connaissons, quel peut être le rôle des aides publiques aux entreprises ? Quelles ont été les grandes orientations prises pendant la période où vous étiez ministre en matière d'aides publiques aux entreprises ?

Quelle a été, succinctement, votre stratégie de soutien aux entreprises pendant la crise sanitaire et les moyens pris ensuite pour baisser leurs coûts ? Quelle a été votre action pour endiguer le nombre de dépenses fiscales en faveur des entreprises. Le crédit d'impôt recherche (CIR) vous semble-t-il bien calibré ? Le rôle de chef de file confié aux régions en matière d'aides aux entreprises vous semble-t-il gage d'efficacité ? Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises étaient suffisamment suivies, contrôlées et évaluées lorsque vous étiez ministre ? Qu'en est-il aujourd'hui ?

Seriez-vous favorable à la fixation de contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides publiques lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements voire délocalise ?

M. Bruno Le Maire. - Je suis très heureux de vous retrouver, pour vous apporter mon regard d'ancien ministre de l'économie et des finances, mais aussi de nouvel entrepreneur privé.

Les aides aux entreprises en France sont régulièrement sous le feu des critiques. Elles regroupent en fait deux réalités bien différentes.

Il y a d'abord les aides conjoncturelles, sur lesquelles je passerai rapidement parce qu'elles sont par définition liées à une situation particulière ; nous n'avons pas été épargnés ces dernières années puisque nous avons connu deux crises parmi les plus graves depuis un siècle en France : la crise du Covid-19, avec un effondrement de la production comparable à ce qui s'était passé en 1929, et la crise inflationniste, qui était la plus grave depuis les années 1970.

Avec les aides conjoncturelles que nous avons mises en place, l'État a joué tout son rôle consistant, face à une crise conjoncturelle, à soutenir, défendre et protéger les entreprises, notamment les plus petites. Je rappelle à tous ceux qui ont aujourd'hui la critique facile, que ces aides nous ont permis de sauver des milliers d'entreprises, qui vont d'Air France ou Renault jusqu'à la plus petite des très petites entreprises. Mon obsession a été de protéger les plus fragiles, les entreprises de moins de 10 salariés, en mettant à leur disposition un fonds de solidarité de 1 500 euros pour les petits commerçants, les petits artisans, pour éviter qu'ils ne soient emportés par l'effondrement du niveau d'activité. Si c'était à refaire, je referais exactement la même chose : protéger massivement notre tissu économique et industriel face à une crise qui n'avait pas eu d'équivalent depuis 1929.

Ces aides conjoncturelles ont fait que la relance économique française a été la plus rapide de tous les grands pays de la zone euro. L'argent public a été bien employé parce qu'il a évité à la France de passer par la case récession, ce qu'ont enduré de nombreux pays de la zone euro, y compris l'Allemagne.

Il y a, ensuite, les aides structurelles. Selon le rapport de l'Inspection générale des finances (IGF) de l'an dernier, le montant des aides aux entreprises s'élève à 86 milliards d'euros : 36 milliards d'euros de dépenses fiscales, 28 milliards d'euros de dépenses budgétaires, 15 milliards d'euros de dispositifs en extinction et 7 milliards d'euros de dépenses sociales. Ce chiffre est contesté, votre commission fera oeuvre utile en précisant le chiffrage ; il recouvre des dispositifs hétérogènes, allant des taux réduits de TVA, qui peuvent coûter plusieurs milliards d'euros et constituent la dépense fiscale la plus importante, à la prime à la bagasse pour les territoires d'outre-mer, en passant par le soutien à la SNCF - c'est un ensemble complexe et hétérogène. Le total que je donne ne comprend pas les allègements de charges sur les bas salaires, qui représentent à eux seuls 75 milliards d'euros en 2023, ni les aides accordées parfois de manière redondante par les collectivités locales et par l'Union européenne.

Un travail de simplification et de clarification me semble nécessaire, l'efficacité et la pertinence de ces aides peuvent être évaluées, mais il ne faut pas faire des entreprises le bouc émissaire de ce travail utile de simplification et de rationalisation. Certains semblent penser qu'il suffirait de diminuer les aides aux entreprises pour réduire les déficits publics ; mais la raison d'être de ces aides, c'est que l'État redonne d'une main ce qu'il a pris de l'autre, elles sont la conséquence de prélèvements obligatoires confiscatoires en France, parmi les plus élevés au monde. Lorsque les restaurateurs ne s'en sortent pas avec les charges qui pèsent sur leurs salariés, on met en place une TVA restauration à 10 %, pour redonner de l'air à l'ensemble du secteur hôtellerie-restauration. J'estime que cette façon de faire relève d'une politique de court terme, où l'on creuse un trou pour en boucher un autre, et l'issue n'est certainement pas un coup de rabot sur les aides aux entreprises en général. En sept ans, j'ai sept fois fait l'exercice d'étudier les aides aux entreprises, pour sept fois faire chou blanc, sauf sur des montants très réduits, tout simplement parce qu'à chaque fois qu'il y a une aide, elle correspond à une compensation de charges, de taxes ou de prélèvements qui sont excessifs. Et par conséquent, si l'on se contente de passer un coup de rabot général sur ces aides aux entreprises, nous allons affaiblir la compétitivité de nos entreprises et affaiblir leur capacité à créer de l'emploi.

La bonne voie consiste plutôt à réduire la dépense publique inefficace et à alléger le poids des prélèvements et des impôts, donc à refonder les aides aux entreprises sans affecter leur compétitivité. Il faut, en réalité, refonder le modèle économique et social de la France pour développer ce qui a été mon obsession pendant sept ans : une économie de production qui crée des emplois, qui ouvre des usines et qui crée de la valeur. Parce que des entreprises qui se portent bien, ce sont aussi de meilleurs salaires, davantage de participation, davantage d'intéressement, plus de pouvoir d'achat et une meilleure rémunération du travail, c'est l'un des enjeux stratégiques et sociaux pour notre pays. La loi 22 mai 2019 portant sur le plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) a renforcé les dispositifs d'intéressement et de participation, ils ont concerné l'an dernier près de 10 millions de salariés, pour un montant moyen par salarié de près de 3 000 euros par an, contre 2 500 euros en 2017.

Une économie qui se porte bien, des entreprises qui réalisent des bénéfices, ce sont des salariés qui peuvent être mieux intéressés aux résultats et avoir de meilleures rémunérations. C'est ce que nous avons commencé à faire en 2017 : créer une politique la plus attractive possible pour les entreprises, nous assurer qu'une partie est redistribuée aux salariés par l'intéressement et la participation et réduire la dépense publique la moins efficace. Nous avons réduit l'impôt sur les sociétés de 33,3 à 25 %, nous avons mis en place la flat tax à 30 % et, à mon initiative, nous avons baissé les impôts de production, qui étaient sept fois plus élevés que ceux de notre voisin allemand. Nous avons engagé la suppression de la contribution sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), il faut rapidement la supprimer complètement.

Nous avons mis également en place un plan de décarbonation pour les secteurs les plus polluants, tels que la chimie, le ciment, l'aluminium. Nous avons créé un crédit d'impôt pour l'industrie verte sur le modèle de l'Inflation Reduction Act (IRA). Nous avons donc soutenu l'industrie et les entreprises dans un cadre le plus attractif possible pour le développement économique.

Nous avons également réduit la dépense publique, c'est un combat difficile contre beaucoup de monde. Nous avons notamment réduit les aides financières aux chambres de commerce et d'industrie, transformé le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en allègement de charges pérenne, nous aussi encadré le CIR, parce que j'estimais qu'il y avait des abus. Je suis le ministre de l'Économie qui a supprimé le doublement de la prime pour les jeunes doctorants et qui a exclu les dépenses non directement liées à la recherche et au développement.

Nous nous sommes attaqués aux dépenses les moins efficaces, nous avons créé un environnement favorable aux entreprises. Résultat : entre 2017 et 2024, plus de 600 nouvelles usines ont été ouvertes ; le rythme d'ouverture des usines en 2022 et 2023 était de 200 par an. Or, depuis 2024, la baisse des impôts de production a été arrêtée, c'est une erreur. Le projet de supprimer complètement la CVAE a été stoppé, c'est une erreur, de même que le relâchement de la politique de soutien aux entreprises industrielles les plus exposées à la concurrence. Dans une conjoncture internationale difficile, où la guerre commerciale menace notre industrie et la survie de pans entiers de notre industrie, de l'industrie automobile jusqu'à l'industrie chimique, ces changements de cap se paient cash : il n'y a rien de pire que de changer de politique économique au moment où la conjoncture internationale se dégrade. Résultat, depuis 2024, les ouvertures d'usines ont nettement ralenti. Il n'y a pas besoin d'être un devin pour savoir que les choses vont continuer de s'aggraver si nous ne corrigeons pas le tir rapidement, en offrant la visibilité et la stabilité aux entreprises, aux PME, en particulier dans le secteur industriel, elles en ont besoin pour survivre, pour se développer et pour créer de nouveaux emplois.

L'enjeu est autant culturel, identitaire, qu'économique : nous devons réindustrialiser la France, poursuivre la politique de reconquête de la production que nous avons engagée en 2017 et conduite sans relâche pendant sept ans. Nous devons supprimer des impôts de production qui pèsent sur les entreprises industrielles : c'est une condition de notre prospérité, de notre indépendance, mais aussi de la bonne rémunération des salariés, car ces emplois industriels sont des emplois qualifiés. C'est une condition de notre intelligence collective et de la défense d'un patrimoine culturel ouvrier auquel je suis attaché. Cette réindustrialisation ne se fera pas contre les règles économiques de base ; elle va demander du temps long, de la constance, de la stabilité, pas des changements de cap permanents - car changer sans cesse notre fiscalité, nos taux, nos impôts, c'est la pire des erreurs économiques, c'est l'assurance que la France va s'appauvrir.

Nous devons être lucides sur notre environnement international, il a radicalement changé en 12 mois - vous en êtes tous conscients ici et j'aimerais qu'on le soit davantage au-delà des murs du Sénat : la mondialisation heureuse est terminée, à supposer qu'elle ait jamais existé, la mondialisation cannibale a commencé, où chaque continent veut dévorer le voisin, et pour ce faire, se dote des moyens pour soutenir massivement son économie et son industrie. L'IRA, mis en place par le président Biden et que nous avons combattu à l'époque avec le président Macron, ce qui m'a valu plusieurs visites à Washington et plusieurs discussions très houleuses avec la ministre des finances de l'époque, Janet Yellen, est un soutien direct de 350 milliards de dollars sous forme de subventions et de crédits d'impôt à la réindustrialisation aux États-Unis. La Chine, quant à elle, subventionne massivement son industrie depuis des décennies, à coup d'aide publique et d'environnement normatif favorable à ses entreprises - voyez le développement de la voiture électrique, les filières des batteries électriques, de l'hydrogène, des semi-conducteurs. Si nous voulons être à armes égales, il faut soutenir nos entreprises et les protéger car ce qui est en jeu, c'est la survie de ce qui a fait la puissance européenne et française au XXème siècle : l'industrie automobile, l'industrie chimique, l'industrie aéronautique et tous les sous-traitants, ceux dont on parle le moins mais qui sont, en première ligne, les plus menacés de disparition.

Je ne propose pas que nous soyons des cannibales parmi les cannibales, mais que nous ne nous laissions pas dévorer tout cru, c'est le sens qu'il faut donner aux mesures d'aide aux entreprises - je vous propose qu'elles servent à attirer les investisseurs en France, à accélérer la décarbonation de notre économie et à financer l'innovation. Cette politique doit aussi nous faire remettre en cause beaucoup de dogmes européens, de la libre concurrence jusqu'à la politique de concurrence, en passant par les moyens de protection indispensables contre la concurrence déloyale que nous livre la Chine. J'ai une certaine fierté d'avoir gagné des combats sur le sujet, notamment celui du soutien à l'industrie automobile, en imposant que des tarifs douaniers soient fixés sur les véhicules électriques produits en Chine, tout simplement pour lutter contre une concurrence déloyale. Vous ne pouvez pas demander à Stellantis et à Renault de démarrer la production de véhicules électriques dans des conditions qui ne sont pas compétitives au départ - comment rivaliser avec une industrie chinoise qui, depuis 20 ans, bénéficie d'un soutien massif du gouvernement chinois et qui peut mettre sur le marché des produits jusqu'à 35 % moins chers ? Des barrières tarifaires étaient indispensables, j'ai plaidé pour que la Commission européenne les mette en place, elle en a fixé jusqu'à 34 % pour les véhicules chinois : c'est une bonne décision - et ce changement de dogme était nécessaire, il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis. Il faudrait être fou aujourd'hui pour ne pas imposer des tarifs douaniers à des produits qui ne respectent pas les mêmes règles que nous, il s'agit simplement d'équité et de concurrence...

La politique qui me semble la bonne, - au-delà de la réorganisation de notre modèle économique et social, un sujet qui excède le champ de votre commission -, repose sur trois piliers.

D'abord, un soutien à l'investissement par des aides publiques. La décarbonation n'est pas rentable. Vous ne pouvez pas demander à une entreprise qui a une exigence de rentabilité et de compétitivité, d'investir massivement sur la décarbonation sans lui apporter des aides publiques - conditionnées à la réalité de la décarbonation, j'y reviendrai avec le cas d'ArcelorMittal.

Ensuite, un soutien à l'investissement est nécessaire pour augmenter la production. Nous avons réussi à obtenir, après trois ans de discussions féroces, un investissement de GlobalFoundries, le producteur de semi-conducteurs, à Crolles, près de Grenoble, auprès de STMicroélectronics : c'est le plus gros investissement industriel en France depuis la réalisation des réacteurs nucléaires - 7,5 milliards d'euros et des milliers d'emplois à la clé. Cet investissement a pris du retard, j'en ai conscience, mais soit nous apportons un soutien financier - et alors GlobalFoundries arrive et nous développons la production de semi-conducteurs à Crolles ; soit nous n'apportons pas d'aide publique - et alors GlobalFoundries ira ailleurs : c'est aussi brutal que cela. Il est nécessaire de soutenir l'investissement par des aides publiques pour réindustrialiser notre pays.

Je crois également qu'il faut maintenir notre soutien à la recherche et au développement. J'entends les critiques contre le CIR, elles me font penser à celles que l'on adressait au nucléaire : en France, nous avons une fâcheuse tendance à taper sur ce qui marche et à remettre en cause ce qui est un avantage comparatif par rapport aux autres nations. Le CIR peut certainement être corrigé, je l'ai fait ; mais remettre en cause cet avantage compétitif majeur pour notre industrie et pour nos entreprises, ce serait une grave faute économique et politique.

Le troisième pilier, le plus iconoclaste et le plus indispensable, c'est une protection commerciale au niveau européen via des tarifs commerciaux ou des mesures de sauvegarde. Nous avons réussi à le faire face aux véhicules électriques chinois, la protection n'est pas un gros mot, il faut cesser de penser qu'on ne peut réussir que par la compétitivité, la productivité...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc changé d'opinion ?

M. Bruno Le Maire. - Mon crédo n'a pas changé, je l'ai juste complété, convaincu de ce qu'une protection aux frontières de l'Union européenne est devenue indispensable. Je suis le seul parmi les ministres de l'Économie en Europe à avoir défendu cette idée et j'ai obtenu une augmentation des tarifs douaniers sur les véhicules électriques chinois. Le drame, c'est que les décisions européennes sont trop lentes : là où les États-Unis et la Chine décident en trois jours, la Commission européenne décide en trois ans. Nous devons changer de braquet : il faut que l'Union européenne décide vite, décide fort, qu'elle protège, qu'elle assume la défense de nos intérêts économiques, de nos intérêts nationaux et de nos intérêts européens. La guerre commerciale a été déclarée, la France ne doit pas se laisser manger toute crue, nous avons tout pour nous défendre, les instruments juridiques sont sur la table : il y a les tarifs douaniers, les mesures de sauvegarde et de restriction des importations, ou encore l'instrument anti-coercition, que nous avons fait voter : servons-nous-en rapidement, surtout quand la conjoncture est aussi difficile.

Le site ArcelorMittal de Dunkerque est un excellent exemple de ces nouveaux enjeux et de la nécessité que l'État joue tout son rôle pour défendre nos intérêts économiques, avec le soutien de l'Union européenne. Ce site que j'ai visité à plusieurs reprises est vital pour la France et pour la sidérurgie européenne. Tout doit être fait pour sauver le site ArcelorMittal de Dunkerque - et je rends hommage aux milliers de salariés compétents...

M. Olivier Rietmann, président. - Tout ? Même la nationalisation ?

M. Bruno Le Maire. - J'ai nationalisé Les Chantiers de l'Atlantique, la nationalisation est un outil temporaire et de dernier recours. Mais considérer que l'État va gérer ArcelorMittal et la production d'acier en France, c'est tromper les salariés, c'est leur vendre des illusions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela fait 12 ans que Mittal nous mène en bateau, il n'a aucune envie de décarboner le site et de le maintenir...

M. Bruno Le Maire. - Je rends hommage aux milliers de salariés compétents et motivés qui sont attachés à leur outil de production et qui travaillent sur ce site. Nous devons également être lucides sur la réalité économique actuelle, vous la connaissez : une concurrence féroce, une surproduction en Chine, qui représente la moitié de la production d'acier mondiale et qui ne peut plus se déverser vers les États-Unis en raison de l'augmentation des tarifs douaniers américains, ce qui crée un risque que les excès de production d'acier chinois se déversent à bas prix sur le continent européen ; de l'autre côté, le nôtre, un acier décarboné qui est cher et une industrie automobile qui souffre alors qu'elle est le premier client de cet acier.

Nous sommes face à une situation critique, alors même que la défense du site ArcelorMittal est une priorité absolue. Quelle est la bonne solution ? La première action, sans laquelle tout sera inefficace, c'est de lutter contre les surcapacités chinoises par des mesures draconiennes de limitation des importations, en recourant à des mesures de sauvegarde. Les barrières tarifaires sont inefficaces, elles ne vaudront pas mieux qu'une ligne Maginot facile à contourner par la capacité de dumping qu'ont les Chinois - si l'on va dans ce sens, le prix de l'acier baissera encore plus, l'acier chinois entrera sur le territoire européen et menacera encore plus la compétitivité d'ArcelorMittal et des autres sidérurgistes européens.

La seule mesure efficace et qui doit être prise tout de suite, c'est une limitation drastique des contingents d'acier chinois sur le marché européen : stop à l'acier chinois ! Voilà le seul message que nous attendons de la Commission européenne. Stop à l'acier chinois et au déversement des surcapacités d'acier chinois à bas prix sur le territoire européen, parce que cela va tuer notre industrie. Nous avons les moyens de répondre : les mesures de sauvegarde doivent être prises de manière massive, dans quelques jours et pas quelques semaines - car chaque jour qui passe rend la situation plus difficile pour ArcelorMittal.

La deuxième nécessité, c'est évidemment que Mittal tienne ses engagements. Quelle est la meilleure garantie que Mittal reste sur le site d'Arcelor à Dunkerque et continue à améliorer la compétitivité du site ? C'est que M. Mittal tienne les engagements qu'il a signés avec moi l'an passé, qui prévoient de remplacer le haut fourneau par un procédé de Direct Reduced Iron (DRI), qui décarbone la production en utilisant de l'hydrogène, et qui prévoit aussi d'acheter au moins un, et, de préférence, deux fours électriques. Le Gouvernement doit s'assurer que cet accord est rigoureusement respecté, pas un euro d'argent public ne doit être versé à Mittal tant que l'entreprise n'a pas initié l'investissement auquel elle s'est engagée. Nous devons nous assurer qu'ArcelorMittal continue à opérer le site, fasse les investissements qui vont lier son avenir au site de Dunkerque. Si l'entreprise devait renoncer à cet investissement sur le site de Dunkerque, pas un euro d'aide publique ne devrait être versé et il faudrait trouver d'autres investisseurs. Si l'État devait faire la jonction entre ArcelorMittal et le nouvel investisseur, une nationalisation temporaire serait possible, je l'ai fait pour Les Chantiers de l'Atlantique. Mais cette nationalisation n'est que la solution de dernier recours et elle ne peut être que temporaire. Ne donnons pas cette illusion aux salariés, aux ouvriers, à tous les habitants de la région, que l'État pourrait gérer un site de sidérurgie : c'est une folie. La nationalisation est un outil pour aller d'un investisseur à un autre, cela ne peut en aucun cas être une solution pérenne pour le site d'ArcelorMittal à Dunkerque. L'État ne saurait pas faire. L'environnement international n'a jamais été aussi incertain, la guerre tarifaire reste possible, la réaction de la Chine est imprévisible. Il y a un risque non seulement sur les tarifs douaniers, mais sur les contrôles des exportations que les États-Unis pourraient infliger à certaines industries de pointe européenne, qui affaibliraient là aussi d'autres pans de l'industrie européenne. Dans cette période d'incertitude totale, notre responsabilité est de donner de la visibilité aux entreprises. Plus l'environnement est incertain, plus le gouvernement doit apporter de la certitude aux entreprises, avec un cadre stable, un cadre fiable, un cadre simple, un cadre attractif, qui passe par le maintien des aides publiques, et qui passe par le soutien à la décarbonation, à l'investissement et à l'innovation.

M. Olivier Rietmann, président. - Personne au sein de cette commission d'enquête ne remet en cause le CIR, son importance est capitale pour capter la recherche et le développement sur notre territoire national. Cependant, nous nous posons des questions sur son ajustement au contexte actuel. Que pensez-vous d'en conditionner le montant au développement industriel, sur le territoire national, des résultats de la recherche ? Des entreprises touchent du CIR mais vont développer industriellement les résultats de la recherche dans des pays à moindre coût, des pays dont le modèle social n'a rien à voir avec le nôtre ; inversement, des entreprises américaines s'installent en France, mais uniquement pour installer leur R&D, ce qui leur permet de bénéficier du CIR et de capter nos ingénieurs qui sont de très haute qualité et beaucoup moins chers que les ingénieurs américains - mais ces entreprises, elle aussi, s'empressent ensuite d'aller exploiter les résultats de la recherche ailleurs qu'en France.

Ensuite, pensez-vous utile de différencier le CIR selon les secteurs d'activité - Arnaud Montebourg nous disait hier qu'il y serait plutôt favorable. Dans des secteurs comme la banque ou la grande distribution, par exemple, la R&D est des plus limitées, par comparaison à l'industrie, mais les entreprises touchent du CIR : y a-t-il là une marge d'ajustement ?

Dans le contexte actuel, celui d'une guerre commerciale où nos concurrents, à l'échelle continentale, s'organisent pour nous « cannibaliser », comme vous le dites, ne pensez-vous pas qu'il est nécessaire, pour retrouver des marges d'action, de réorienter une partie des milliards d'investissement que nous consacrons à la décarbonation et à la transition écologique, vers la compétitivité, la captation de marchés et la réindustrialisation, tant elles sont devenues urgentes ?

Enfin, vous dites qu'il faut contingenter et limiter fortement les importations d'acier chinois sur nos territoires. Mais comment compenser la perte de compétitivité et de rentabilité pour nos entreprises qui, en optant pour un acier décarboné, supporterait un coût plus élevé que si elles importaient de l'acier chinois ? La grande différence de prix entre l'acier européen décarboné et l'acier chinois pose un problème de compétitivité et de rentabilité évident : faut-il compenser par de l'aide publique, et en a-t-on même les moyens ?

M. Bruno Le Maire. - Les ajustements au CIR ont déjà été apportés, notamment en ce qui concerne le doublement de la prime pour les jeunes chercheurs ou les dépenses non directement liées à la recherche et au développement.

En revanche, je ne suis pas favorable à la création des conditions que vous suggérez. Ce qui permettra à la France de redevenir la nation la plus attractive pour les investisseurs étrangers en Europe, c'est un cadre stable, prévisible et attractif. Si les excès de telle ou telle entreprise doivent être corrigés, nous disposons d'autres moyens pour y parvenir ; tous les excès doivent être corrigés, c'est le rôle de la puissance publique, mais cela ne justifie pas de poser des conditions à l'utilisation du CIR, il en deviendrait complexe, alors qu'il a l'avantage d'être simple, clair et lisible.

Vous évoquez à juste titre la question des ingénieurs. En réalité, le CIR compense le déplafonnement des allègements de charges, qui font que les ingénieurs français sont trop chers par rapport aux autres ingénieurs...

M. Olivier Rietmann, président. - Ils sont bien moins chers que les ingénieurs américains...

M. Bruno Le Maire. - Certes, mais plus chers que les autres ingénieurs européens - le coût d'un ingénieur en Allemagne, par exemple, est plafonné. En modifiant trop le CIR, on risque de perdre ce qui est indispensable à la réindustrialisation, à savoir les ingénieurs, les compétences et les savoir-faire.

Enfin, je suis très défavorable à l'idée de sectorisation. Il n'y a pas de bons secteurs et de mauvais secteurs économiques, il y a des emplois pour les Français. Il est inutile d'aller critiquer la banque, l'assurance, en leur refusant le CIR et en les présentant comme les « méchants » de la finance...

M. Olivier Rietmann, président. - Quand une entreprise de la grande distribution bénéficie de CIR parce qu'elle met en place des caisses automatiques, ce n'est pas cela qu'on peut viser avec ce crédit d'impôt...

M. Bruno Le Maire. - La question numéro un pour l'économie française, c'est sa productivité, tous secteurs confondus - la grande distribution, la banque, la finance, les assureurs, aussi bien que l'industrie, l'automobile, l'aéronautique, l'hydrogène. Tous ces secteurs ont besoin d'investir dans l'intelligence artificielle, des secteurs comme la banque et l'assurance ont besoin de logiciels de traitement des fonds quand d'autres, comme la grande distribution, ont besoin de caisses automatiques et d'autres encore, comme l'industrie manufacturière, recherchent des systèmes de gestion des stocks dans les entrepôts : on ne peut pas dire aux uns qu'ils peuvent être aider à innover, et aux autres qu'ils ne le méritent pas, ce qui reviendrait à leur dire qu'ils n'ont pas à innover parce que leur secteur d'activité serait moins bien... Je suis donc en désaccord avec Arnaud Montebourg et je suis pour la stabilisation du CIR. Il est possible de sanctionner de manière ciblée les entreprises qui commettent des excès mais pour le reste, mieux vaut garder un dispositif global, attractif, qui fait la force de notre pays.

La décarbonation de notre économie et notre capacité à être la première économie décarbonée de la planète constituent une question stratégique, notamment par rapport aux États-Unis et à la Chine. Je continue à penser que c'est un des éléments clés du succès européen de demain et l'une des clés du succès français.

M. Olivier Rietmann, président. - Aujourd'hui, cela coûte et cela ne crée pas de richesse - et cela ne rend pas notre économie plus compétitive...

M. Bruno Le Maire. - Certes, mais notre responsabilité politique, c'est de réfléchir sur le long terme. Faut-il continuer à soutenir les véhicules électriques ? Oui. Est-ce difficile ? Oui. Mais je pense possible de rattraper la Chine, et c'est pour cela que nous avons, avec TotalEnergies, avec Saft, créé une économie de la batterie électrique à Dunkerque, qui représente des milliers d'emplois à terme. Si tout à coup on n'a pas le courage ni la constance de notre effort, et qu'on déclare la décarbonation trop difficile, ce sera un massacre pour des pans entiers de notre économie. Nous développons un nouveau secteur d'activité, avec les éoliennes, les moteurs et les véhicules électriques, les batteries, et demain l'hydrogène, il faut continuer à soutenir cette économie verte, elle est créatrice d'emplois. Elle n'est pas rentable tout de suite, mais la force de la Chine, c'est d'avoir su penser le long terme : les Chinois ont mis 15 ans à développer le véhicule électrique et ils sont aujourd'hui en position dominante.

Si l'Europe n'est pas capable d'assurer la stabilité de ses aides et de sa vision stratégique à 15 ou 20 ans, elle est morte, elle disparaîtra - elle sera un pays de consommateurs et un territoire de consommation. Si l'on arrête le soutien aux batteries et aux véhicules électriques, si l'on arrête le soutien à la décarbonation, nous serons demain des consommateurs de véhicules électriques chinois, d'éoliennes chinoises, de panneaux solaires chinois et d'hydrogène venus des pays du Golfe ou d'ailleurs.

C'est cela l'enjeu stratégique, la question que doit se poser tout décideur politique est la suivante : voulons-nous être un grand territoire de consommation, ou un grand territoire de production ? Dans un cas, c'est l'appauvrissement généralisé ; dans l'autre, ce sont des compétences, des emplois, des qualifications, une meilleure rémunération, de meilleurs salaires, une meilleure vie pour tout le monde. Ce soutien est d'autant plus difficile à faire que la conjoncture n'est pas facile, mais c'est précisément parce que c'est difficile qu'il faut persévérer.

Enfin, votre question sur la compensation éventuelle de la perte de compétitivité liée à l'usage de l'acier décarboné européen illustre parfaitement le défi qui est devant nous, et m'apporte un argument supplémentaire contre une nationalisation durable du site d'ArcelorMittal à Dunkerque. Il faut garantir la compétitivité du site, ce que l'État ne saura pas faire, alors que son intervention pèsera sur les finances publiques - et finalement, tout le monde en pâtira, y compris les constructeurs automobiles et leurs sous-traitants. La meilleure des solutions passe par les investissements auxquels M. Mittal s'est engagé ; l'État les accompagne financièrement, car cela garantit à ArcelorMittal la compétitivité du site de Dunkerque pour produire un acier décarboné à un prix compétitif.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis ravi de vous revoir, nous sommes d'accord sur pas grand-chose, ce qui est normal puisque nous soutenons deux visions politiques différentes, mais nous sommes tous deux pour le débat démocratique, qui est la dispute organisée, civilisée, nous pouvons être en désaccord et nous exprimer tout en restant respectueux - c'est le rôle du Parlement, et particulièrement du Sénat. La politique de l'actuel Gouvernement est la même que la vôtre, mais elle est portée de façon moins brillante.

Votre propos ne me surprend guère, vous défendez votre bilan en nous disant qu'avant vous, c'était le chaos, puis que l'action publique était formidable quand elle était entre vos mains, puis que c'est de nouveau le chaos depuis que vous êtes parti - vous aurez ce débat avec vos collègues de droite car pour ce qui me concerne, je ne défendrai pas votre bilan, ni celui de vos successeurs.

Notre commission d'enquête porte sur les aides publiques aux grandes entreprises et vous en venez à nous parler de notre modèle social - vous n'êtes pas le premier à le faire, et votre propos est à peu près semblable en la matière à celui de Patrick Martin, le président du Medef.

Ce que nous constatons depuis le début de nos travaux, c'est que l'administration est loin d'avoir les capacités de contrôler non seulement les conditions posées aux aides publiques, quand elles en ont - et je suis plutôt pour, l'État accorde un crédit d'impôt en vue d'une finalité d'intérêt général -, mais l'administration ne connait même pas le montant des différentes aides accordées à telle ou telle grande entreprise : il n'y a aucun tableau récapitulatif ! Nous l'avons demandé aux administrations, et si on ne nous a pas communiqué une telle information récapitulative, ce n'est pas par mauvaise volonté, mais simplement parce qu'elle n'existe pas. Il y aurait 2 200 dispositifs, distribués par des dizaines d'agences, et pas ou peu de suivi, d'évaluation : cela donne l'impression d'un flou organisé.

Ce flou est-il organisé sur le plan politique, pour que le Parlement ne dispose pas des informations utiles à son débat, à ses décisions budgétaires ? Comment débattre de tel ou tel dispositif, proposer autre chose que les coups de rabot dont vous dites qu'ils sont redoutables, si l'on n'a pas d'information sur les dispositifs fiscaux - dont nous décidons chaque année en loi de finances, une aide fiscale n'étant pas la même chose qu'une prestation sociale ? On parle, tout confondu, de 170 à 250 milliards d'euros par an, c'est le premier poste de dépenses de l'État...

Êtes-vous favorable à la transparence de ces aides publiques ? Nous aurons auditionné une trentaine de PDG de très grandes entreprises, chacun s'est dit prêt à donner les chiffres des aides publiques reçues - alors que vous, comme ministre, vous avez toujours refusé de nous donner ces chiffres, je vous les avais alors demandés plusieurs fois publiquement : avez-vous donc changé d'avis ?

M. Bruno Le Maire. - Je partage le plaisir de renouer le débat avec vous, j'ai toujours considéré que les débats que nous avons pu avoir ici au Sénat - parmi d'autres - étaient trop rares.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne veniez pas assez souvent...

M. Bruno Le Maire. - C'est vrai qu'il m'arrivait d'être absent, mais aujourd'hui je viens avec grand plaisir et j'ai toujours apprécié la qualité du débat qui fait honneur à notre démocratie.

Première remarque, je n'ai pas la prétention de dire qu'avant nous c'était le chaos, et qu'après nous c'est de nouveau le chaos. Je dis juste les faits et ils sont têtus : nous ouvrions des usines, aujourd'hui, elles ferment ; nous avons créé 2 millions d'emplois, on se remet à en détruire ; il y a probablement une part de conjoncture, mais il peut y avoir aussi une part de politique.

M. Olivier Rietmann, président. - Le chômage a commencé à augmenter à la fin de 2023, les entreprises ont commencé à fermer à la fin de 2024...

M. Bruno Le Maire. - Je ne prétends pas que nous sommes passés du jour à la nuit, mais nous avions commencé à tracer une voie prometteuse. Notre pays a été, en Europe, celui qui avait le plus détruit d'usines, délocalisé, détruit d'emplois industriels et dévalorisé les métiers d'ouvriers, de techniciens de maintenance et d'ingénieurs. Depuis 2017, nous avions commencé à retrouver le fil de la production industrielle, de la technologie, du savoir-faire et du métier industriel. Je me battrai jusqu'au bout pour que nous continuions à suivre cette voie, je suis convaincu qu'elle est nécessaire pour notre pays.

En ce qui concerne les aides publiques, si l'on retire les taux de TVA préférentiels, les allègements de charges sociales et le CIR, il ne reste pas grand-chose puisque ces trois aides représentent les trois-quarts du total...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont des exonérations de cotisations sociales, pas de charges sociales...

M. Bruno Le Maire. - Je connais la distinction sémantique - et permettez-moi, comme entrepreneur, d'y voir aussi des charges sociales...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour ceux qui les payent, les cotisations constituent une partie du salaire...

M. Bruno Le Maire. - Suis-je favorable à la transparence ? Oui, mille fois oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous vous l'avions demandé à de très nombreuses reprises ! Vous êtes donc devenu favorable à la transparence ? Vous seriez donc d'accord pour publier un tableau, dispositif par dispositif, - peut-être les plus importants -, indiquant le montant des aides perçues par les entreprises ? Et que les grandes entreprises et les comités sociaux et économiques (CSE) en disposent ?

M. Bruno Le Maire. - Aucune difficulté, mais il faut aller jusqu'au bout, il faudra faire la transparence sur tout. Quelles sont les entreprises qui bénéficient de taux réduits de TVA ? Quels sont les territoires ? Il y a une politique de soutien aux territoires d'outre-mer avec des aides fiscales très importantes : faisons la transparence également sur ce sujet. On verra que c'est bien facile de dire qu'on va couper dans les aides publiques - mais que c'est bien plus difficile à faire quand on voit de quoi il s'agit concrètement...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ici n'a parlé de couper les aides publiques...

M. Bruno Le Maire. - Je suis favorable à la transparence. Si l'on peut fournir un tableau montrant les aides par entreprise au titre du CIR, au titre des taux réduits de TVA ou d'autres aides apportées par l'État, cela mettra de la clarté dans le débat et de la sérénité dans les choix politiques.

M. Olivier Rietmann, président. - En indiquant peut-être aussi combien les entreprises versent de cotisations sociales et combien elles paient d'impôts...

M. Bruno Le Maire. - Pourquoi pas. Tout ce qui va dans le sens de la transparence, éloigne le soupçon.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si vous revenez un jour dans la partie politique, vous serez favorable, donc, à cette transparence à laquelle vous avez été opposé pendant sept ans en tant que ministre ?

M. Bruno Le Maire. - Je suis très heureux dans ma nouvelle vie, c'est très bien ainsi...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis opposé à votre politique de l'offre et je conteste l'analyse que vous en faites, le rapport de la Banque de France, par exemple, montre qu'il y a des alternatives, contrairement à ce que nous a dit le patron du Medef ; vous n'avez pas créé autant d'emplois que vous le dites, vous avez fait beaucoup d'annonces, par exemple avec Choose France, mais les résultats ne sont pas ceux que vous dites, en particulier sur les emplois industriels.

Nous voulons être les leaders de la batterie électrique, nous verrons ce qui est possible, dans la guerre commerciale que nous connaissons - les data centers sont stratégiques, mais en réalité très peu pourvoyeurs d'emplois et surtout extrêmement énergivores. Et on ne peut pas parler de réindustrialisation sans évoquer les dégâts provoqués par les destructions d'emplois, qui ont continué sous votre gouvernement, la vente de fleurons stratégiques, tels que Alcatel, Technip et tant d'autres...

Une question sur le CICE : pourquoi l'avez-vous transformé en exonération de cotisations, sachant qu'il a coûté 20 milliards d'euros d'argent public chaque année, et que, selon le dernier rapport France Stratégie, il n'avait permis que de créer 100 000 emplois, bien loin du million d'emplois promis à l'époque par ses initiateurs et par le Medef ?

Une question, ensuite, sur le CICE et Michelin. Je vous avais posé une question écrite en 2019, sur la fermeture du site Michelin de La-Roche-sur-Yon, vous m'aviez répondu - après plusieurs mois - que tout allait bien, que l'argent public alloué à Michelin était contrôlé et évalué. Or, on comprend aujourd'hui que le suivi et l'évaluation étaient en réalité plus difficiles que ce que vous me l'aviez affirmé. Je vous avais alerté sur ce fait précis : les 4,3 millions d'euros de CICE attribués à Michelin pour son usine de La-Roche-sur-Yon avaient servi à acheter huit machines-outils, dont six avaient été directement expédiées en Espagne, en Pologne et en Roumanie, sans jamais servir en France ; vous m'aviez répondu que tout allait bien. J'ai interrogé Florent Menegaux, le président de Michelin, il m'a confirmé que les six machines-outils n'avaient pas servi en France - et il nous a dit être disposé à rembourser l'aide publique perçue si on le lui demandait.

Pourquoi n'avez-vous rien fait, alors que vous étiez en responsabilité et qu'un parlementaire vous posait une question écrite sur ce sujet précis ? J'imagine bien ne pas avoir été seul à vous en alerter. 

M. Bruno Le Maire- Très honnêtement, je n'ai pas de souvenir précis de cet épisode avec Michelin. Cela illustre ce que je disais tout à l'heure : dès lors qu'il y a un mauvais emploi des fonds publics, plutôt que de changer l'intégralité du dispositif, il vaut mieux exiger de l'entreprise, y compris de manière publique, qu'elle rembourse l'argent. Et pour des raisons strictement réputationnelles, il est probable qu'effectivement, grâce à votre pression, Michelin remboursera ses six machines-outils.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cette affaire a fait du bruit à l'époque, des syndicats vous ont alerté, des parlementaires aussi, je vous ai posé une question écrite : il me semble que les questions des parlementaires doivent être prises au sérieux. La responsabilité de l'État n'était-elle pas de demander un remboursement ? On ne parle pas ici d'une petite entreprise...

M. Bruno Le Maire. - J'en suis d'accord : si les démarches nécessaires n'ont pas été faites à ce moment-là, c'était une erreur. L'essentiel, c'est que lorsqu'il y a de l'argent public qui a été mal employé, il puisse être remboursé grâce à la transparence que vous suggérez. Ce sera le cas en l'espèce, ce qui est une très bonne chose.

Je suis favorable à un allègement de charges pérenne, car cela redonne de la visibilité et de la prévisibilité à des entreprises qui sont obligées d'investir sur le long terme. C'était une très bonne chose de transformer le CICE en allègement de charges, la compétitivité des entreprises en a été renforcée, cela a créé des emplois - vous citez le chiffre de 100 000, c'est un nombre important d'emplois. La vraie difficulté, c'est le profil des allègements de charges, il faut faire attention à ne pas créer une trappe à pauvreté avec le seuil d'allègement des charges ou des cotisations.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardon de vous interrompre, mais si, comme vous j'apprécie le débat, je n'oublie pas que nous sommes ici en commission d'enquête, et que vous avez prêté serment : vous dites que le CICE a créé beaucoup plus que 100 000 emplois, quelle est votre source ? La mienne, c'est France Stratégie, dont on ne peut pas dire que ce soit une officine néo-marxiste...

M. Bruno Le Maire. - Non, j'ai dit que 100 000 emplois, c'est beaucoup...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, mais c'est loin du million d'emplois promis !

M. Bruno Le Maire. - C'est vrai, mais pour notre part, nous avons créé, en pérennisant des allégements de charges et par notre politique économique, environ 2 millions d'emplois, nous sommes passé à peu moins de 7,5 % de taux de chômage et nous avons atteint le taux d'emploi le plus élevé depuis 50 ans : ce sont des faits. Je ne les attribue pas entièrement à la transformation du CICE en allègement de charges.

Lorsque vous me donnez le chiffre de 100 000, je l'accepte tel quel ; il peut être discuté, comme tout chiffre présenté dans une évaluation, mais je dis simplement que 100 000 emplois, c'est beaucoup d'emplois - quand la transformation d'un crédit d'impôt en dispositif pérenne crée 100 000 emplois, c'est une bonne décision.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous ne parlez pas même chose : le rapporteur évoque le fait que quand le CICE avait été mis en place, donc avant votre arrivée au gouvernement, votre prédécesseur et le Medef avaient promis un million d'emplois à la clé, mais il n'y en a eu que 100 000. Ensuite, vous avez transformé ce crédit d'impôt en allègement pérenne, les choses se sont passées en deux temps...

M. Bruno Le Maire- Je défends l'idée d'une politique stable, claire, pérenne, c'est la condition du succès économique. Il ne faut certainement pas revenir à un crédit d'impôt qui doit être voté chaque année, cela créerait de l'instabilité, ce serait un retour en arrière catastrophique pour les entreprises, pour les PME, pour les artisans et pour les commerçants. Il est insupportable d'être chaque année à la merci d'une remise en cause des allègements de charges.

Le vrai débat est de savoir quel profil d'allègement de charges est le plus progressif, pour éviter une concentration de tous les salaires autour du SMIC, comme on le constate aujourd'hui à cause des effets de seuils des allègements de charges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Au-delà de 1,6 SMIC, tous les économistes, qu'ils soient de droite ou de gauche, affirment que les exonérations de charges ont un effet quasi nul sur l'emploi. Or, elles représentent 20 milliards d'euros - donc si on les supprime, l'effet serait quasi nul sur l'emploi. En deçà, elles représentent 50 milliards d'euros, et même Mme Catherine Vautrin a reconnu qu'elles forment une trappe à bas salaires.

M. Bruno Le Maire. - Comment éviter la trappe à bas salaires ? Si la réponse est de supprimer les allégements de charges, je vous garantis que le chômage va bondir dans notre pays...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ne parle de suppression...

M. Bruno Le Maire. - Donc vous êtes d'accord pour maintenir les allègements de charges ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous dirai à la fin de mon rapport quelles sont nos propositions.

M. Bruno Le Maire. - Je poursuis sur vos questions. Vous avez mentionné Alstom, j'ai bataillé pendant un an pour que nous récupérions la souveraineté sur les turbines « Arabelle », un an de discussion, de travail acharné avec mes équipes - et nous avons réussi. Nous avons aussi sauvé Ascoval, c'est un fait ; tout le monde voulait la fermer en 2017, j'y suis allé, j'ai vu des ouvriers, j'ai vu une production qui était en très bon état, j'ai dit qu'on allait sauver cette entreprise - et nous l'avons sauvée.

Les Chantiers de l'Atlantique se portent bien aujourd'hui, mais je n'ai pas oublié le travail qu'on a fait pour cela ; l'entreprise devait être cédée à l'Italien Fincantieri, nous savions que cela signifierait un déménagement, alors nous nous sommes battus. Qui a nationalisé ? Qui a établi un autre capital pour garantir la souveraineté des Chantiers de l'Atlantique - avec le résultat que l'on voit aujourd'hui, et qui doit tant à ses équipes et à son directeur général ?

Nous avons livré des combats, je veux les rappeler, aussi pour souligner que dans la période actuelle de guerre commerciale et d'affrontements entre grandes puissances, jamais l'État n'a été aussi important en matière économique : l'État doit jouer tout son rôle de défense des intérêts économiques de la nation. Il ne le fera pas en reprenant le contrôle de telle ou telle entreprise, il le fera en garantissant qu'au niveau européen, on prend les mesures de sauvegarde et de tarifs nécessaires, et qu'au niveau national, on conduit une politique d'attractivité pour notre territoire.

Quant aux nouvelles filières que nous avons créées, celles des batteries électriques, des data centers, nous sommes au moment difficile où il faut tenir. Vous retireriez l'aide publique aux batteries électriques ? Allez donc dire à Dunkerque aux ouvriers, aux employés et à tous les élus de la région que l'État laisse tomber Verkor ou ACC, ce serait révoltant. Aujourd'hui, c'est difficile mais il faut tenir, c'est ce qui nous permettra d'avoir nos propres batteries électriques - alors qu'il y a cinq ans, nous les importions de Chine à 90 %...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Lorsqu'on ne partage pas votre avis sur les aides, votre ligne de défense consiste à dire que nous voudrions les supprimer, mais ce n'est pas notre position, et vous ne trouverez ici personne pour vouloir supprimer le CIR, par exemple. Ce que nous voulons c'est que les aides, en bénéficiant à l'entreprise, bénéficient aussi aux salariés sur les questions d'emploi, de formation, de salaire et de qualité de travail - et pas seulement à la direction et aux actionnaires. Nous avons débattu avec les agents qui contrôlent l'usage des aides, ce qu'ils nous disent est loin du tableau que vous en dressez, je ne parle pas seulement de quelques brebis galeuses, mais bien du tableau général.

Je prendrai deux exemples. Sanofi, d'abord : l'entreprise a touché 1 milliard d'euros de CIR en 10 ans, la presse dit que cette entreprise en est l'un des plus gros bénéficiaires - mais Sanofi a quand même détruit de l'emploi ; en audition, ses responsables ont commencé par nous dire qu'il n'y avait pas eu de destruction d'emplois, que Sanofi avait même créé de l'emploi ; mais quand je leur ai rappelé les quatre PSE (plans de sauvegarde de l'emploi) successifs, - 2014, 2019, 2021, 2023, donc trois quand vous étiez vous-même ministre de l'économie -, ils ont reconnu une perte d'environ 1 000 emplois, je crois pour ma part que c'est plutôt 3 500... Il y donc de quoi s'interroger : Sanofi touche beaucoup de CIR, mais elle détruit de l'emploi et elle en vient même à vendre des principes actifs, par exemple avec le Doliprane...

Deuxième exemple, STMicroélectronics, vous l'avez citée. Un fort soutien de l'État, qui finance 55 % de la recherche et développement de l'entreprise, mais ne paie pas d'impôt - en audition, son PDG paraissait ne pas le savoir, heureusement j'ai pu le lui dire... -, et la présence de l'État parmi ses actionnaires, via l'Agence des participations de l'État. Pourtant, il y a eu 1 000 suppressions de postes - on n'appelle plus ça des licenciements mais des « départs volontaires », comme si des salariés pouvaient, en se levant le matin, dire qu'ils seraient volontaires pour perdre leur emploi... ce vocabulaire est révoltant, mais ce n'est pas le sujet de notre commission d'enquête. Or, les salariés de STMicroélectronics nous disent qu'ils devaient industrialiser en France un nouveau microprocesseur mis au point à Tours, mais que cette industrialisation aura finalement lieu en Chine. Vous êtes contre toute conditionnalité, mais quand la recherche se fait ici avec de l'aide publique et que toute l'industrialisation se fait ailleurs, des questions se posent. Je vous repose donc la question : seriez-vous favorable à une conditionnalité peu contraignante, pour qu'une partie au moins de l'industrialisation de la recherche aidée se fasse en France ou au sein de l'Union européenne ?

Enfin, il y a le dossier d'ArcelorMittal : l'entreprise a touché 295 millions d'euros d'aide publique par an, voilà 12 ans qu'elle nous mène en bateau. Arnaud Montebourg l'a dit : quand Mittal en a pris le contrôle, il y avait 22 hauts fourneaux en Europe, il n'y en a plus que 11... L'entreprise investit massivement au Brésil et en Inde. J'entends vos propos sur l'acier chinois, mais il faut savoir que 90 % de la production d'acier chinois sont destinés au marché intérieur, cela représente 100 millions de tonnes ; la principale menace, pour nous, c'est l'acier indien. En investissant au Brésil et en Inde, ArcelorMittal se prépare à ne jamais mettre le milliard d'euros promis pour décarboner le site de Dunkerque. Le document que vous avez signé avec M. Mittal l'an dernier, est le même que celui qu'il avait signé sous François Hollande et dont il n'a tenu aucun compte à Florange. À un moment donné, il faut donc convoquer les dirigeants et leur dire que s'ils ne veulent pas faire la décarbonation, il y aura une nationalisation temporaire, le temps de trouver un repreneur ; parce que si on laisse fermer les hauts fourneaux, ce sera une grande perte stratégique, loin de toute réindustrialisation.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi l'État a-t-il décidé de soutenir très fortement STMicroelectronics ? Parce que la crise sanitaire nous a fait réaliser que nous étions hyper dépendants sur les semi-conducteurs. N'est-on pas allé un peu trop vite ? Je pose la question, parce que si STMicroelctronics ne paie pas d'impôts en France, nous a dit son patron, c'est parce qu'il n'y vend pas ses produits - ceci parce que les entreprises qui pendant la crise sanitaire avaient fait pression pour que STMicroelectronics les fournisse, les Renault et les Stellantis qui n'avaient pas été jusqu'alors ses clients, ont repris, une fois la crise passée, leur habitude de se fournir ailleurs : ce serait pour cette raison que l'entreprise ne paient pas d'impôt en France. Cette explication me surprend beaucoup : qu'en pensez-vous ?

M. Bruno Le Maire. - Ce que je pense, c'est que sur un certain nombre de secteurs stratégiques, nous devons prendre une décision cruciale : soit nous maintenons notre ligne pour conserver des capacités de production en France et en Europe, soit nous serons dépendants de la Chine et des États-Unis. Parmi ces secteurs, il y a l'automobile, l'aéronautique, les lanceurs spatiaux, les satellites, l'hydrogène, le nucléaire et les semi-conducteurs.

Un chiffre édifiant illustre la situation : il y a une quarantaine d'années, l'Europe produisait 40 % des semi-conducteurs de la planète, elle en produit moins de 10 % aujourd'hui. Les semi-conducteurs sont omniprésents et constituent le véritable pétrole du XXIème siècle, ils feront la différence entre les pays qui réussiront et ceux qui seront dépendants.

Il est donc crucial que nous nous dotions d'une stratégie de développement des semi-conducteurs en Europe, à la fois en volume et pour avoir accès aux technologies de pointe sur les semi-conducteurs de moins de 2 nanomètres. Sans cela, nous ne pourrons plus produire de montres, de systèmes domotiques, de voitures, de fusées, d'équipements spatiaux, de missiles, d'équipements militaires, et nous mettrons en danger notre souveraineté nucléaire - parce qu'il n'y a pas un seul équipement électronique sans semi-conducteurs.

Il faut que l'Union européenne se dote d'une stratégie plus efficace pour produire ces semi-conducteurs, et que nous continuions à soutenir STMicroelectronics. Faut-il des préférences nationales et européennes ? Oui, cela fait 10 ans que nous nous battons pour aller dans ce sens-là au niveau national. L'histoire nous donne raison, continuons dans ce sens. : nous avons besoin d'une préférence européenne. Ensuite, il faut bien voir que notre écosystème se réduit à quelques entreprises dans certains secteurs : c'est bien pourquoi il faut les protéger, parce que le jour où elles disparaissent, c'est fini. Nous avons STMicroélectronics en France, Infineon Technologies en Allemagne, le centre de recherche IMEC en Belgique, et ASML aux Pays-Bas, qui fait l'édito-gravure par UV et qui a des savoir-faire uniques au monde.

Ce petit écosystème peut nous faire réussir, il faut désormais augmenter la production en volume et continuer à soutenir les investissements dans ces entreprises. Il est essentiel de s'associer à des entreprises plus grandes et plus avancées que la nôtre, telles que TSMC à Taïwan ou Samsung en Corée du Sud, afin d'accéder aux technologies les plus avancées sur les semi-conducteurs de moins de 2 nanomètres - ces technologies sont moins coûteuses, plus performantes et moins consommatrices d'énergie, elles sont aussi indispensables à notre défense.

C'est dans cette direction que nous devons avancer, ce qui n'empêche pas d'empêcher les abus dans le recours aux aides publiques, en particulier pour les grandes entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous ne répondez qu'à une partie de la question, il y a aussi le fait que quand une entreprise fait des ventes, il est normal qu'elle paie des impôts, quand bien même ces ventes se font hors de France - si elle ne gagnait pas d'argent, elle ne paierait pas d'impôt, mais il faut éviter l'optimisation fiscale, par laquelle on ne paie aucun impôt alors qu'on se fait financer 55 % de sa recherche en France...

M. Bruno Le Maire. - Je suis d'accord, tout comme je partage votre objectif de tout faire pour maintenir l'industrialisation en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais alors comment faites-vous, puisque vous êtes contre toute conditionnalité ? L'incitation, jusqu'à présent, n'a pas l'air d'avoir eu beaucoup de succès...

M. Bruno Le Maire. - La solution, vous l'avez apportée, c'est la transparence. À partir du moment où le public est informé, que les parlementaires sont informés et que le contrôle est exercé par le Parlement sur l'utilisation de ces fonds, cela vous donne tous les moyens de vous assurer qu'une partie de l'industrialisation se fait bien en France.

J'ai combattu, comme la pire des conneries - pour le dire simplement - cette histoire d'industrie sans usine qu'on nous a racontée dans les années 1980 et 1990 et qui a tué l'industrie française. Je suis le premier à dire que l'industrialisation doit être faite en France. Pas de tous les produits, mais de ceux dont l'enjeu est stratégique : pour l'énergie renouvelable, le nucléaire, l'hydrogène, les semi-conducteurs, l'aéronautique, l'automobile, les fusées ou les satellites, il est indispensable qu'une part importante de l'industrialisation se fasse sur le territoire européen et sur le territoire national.

Le site d'ArcelorMittal à Dunkerque est vital pour la France et pour l'Europe. On ne peut pas laisser tomber les hauts fourneaux, on ne peut pas laisser tomber les ouvriers. J'ai livré ce combat, j'ai vu M. Mittal des dizaines de fois, la négociation avec lui est dure, il faut la livrer, nous sommes à un moment de vérité. L'objectif est simple : on garde ArcelorMittal, pour en faire ce qu'il doit continuer à être, l'un des sites les plus importants et les plus compétitifs de la sidérurgie nationale et européenne. On doit passer du temps à négocier avec la famille Mittal, y revenir chaque jour, passer du temps au téléphone, passer du temps en direct, et dire clairement que si l'investissement n'est pas fait, l'État retire ses billes et cherche un autre investisseur ; cependant, il faut avancer avec prudence, parce que dans les circonstances actuelles, avec les surcapacités chinoises et indiennes, il faut réfléchir à deux fois avant d'en arriver là.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous savez que si nous n'investissons pas pour décarboner dès maintenant, ce sera trop tard, il faut tirer maintenant la ligne à haute tension entre Gravelines et le site, on ne peut pas attendre jusqu'à 2028 ou 2029...

M. Bruno Le Maire. - La proximité de Gravelines est un atout. Je vous l'ai dit, nous sommes à un moment de vérité, c'est maintenant qu'il faut mettre M. Mittal face à ses responsabilités, lui demander très clairement s'il veut se battre pour décarboner ce site et en faire l'un des plus compétitifs d'Europe.

L'investissement à faire est très spécifique : il s'agit du DRI (réduction directe du fer), qui est très coûteux mais garantit la décarbonation complète du site par hydrogène - à quoi s'ajoutent les deux fours électriques, pour une décarbonation rapide. C'est à ces conditions que nous pourrons confirmer notre participation et avancer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On ne leur demande pas d'investir les 2 milliards d'euros tout seuls, l'État apportera quand même 850 millions d'euros via l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe)...

M. Bruno Le Maire. - Exactement, c'est le montant que j'ai négocié ; il n'est cependant pas gravé dans le marbre, et il est proportionnel à l'investissement de la famille Mittal, qui s'élève normalement à 1 milliard d'euros. Si M. Mittal ne suit pas, nous ne pourrons pas continuer avec un investisseur qui ne garantit pas les investissements nécessaires dans la décarbonation. Je le redis : il faut agir avec prudence, car l'enjeu est stratégique pour la souveraineté du pays et il est crucial pour les ouvriers.

Le deuxième moment de vérité, c'est avec l'Union européenne. Là aussi, ce n'est pas une affaire de mois ou de semaines, c'est une affaire de jours : il faut des contingents sur l'acier chinois. Nous n'avons pas vocation à être le déversoir des surcapacités de production d'acier chinoise - car alors personne n'investira plus chez nous, Mittal partira, l'État reprendra le contrôle et ce sera une pompe à argent public qui finira très mal. Donc, tout ce que nous faisons, et la bataille doit être livrée avec la dernière des énergies, est conditionné à la décision rapide et radicale de l'Union européenne de fermer partiellement ses frontières à l'acier chinois.

Présidence de M. Daniel Fargeot, vice-président

M. Daniel Fargeot, président. - Un des axes de votre politique a été de permettre aux entreprises françaises, start-up, PME et ETI, de se développer et de grossir à l'international. Au fil du temps, la puissance publique a créé une forêt amazonienne d'aides publiques au bénéfice des entreprises privées et publiques.

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées ? L'État n'a-t-il pas une sorte de responsabilité élargie qui devrait le contraindre à s'assurer de l'efficacité et de la transparence des aides qu'il verse ? Enfin, seriez-vous favorable à la neutralisation des montants d'aides publiques dans le résultat fiscal des sociétés, afin de ne pas les comptabiliser dans les résultats distribuables ? Je fais référence à tout crédit d'impôt, y compris les allègements de charges et autres subventions.

M. Bruno Le Maire. - Je répondrai par écrit à votre dernière question, après y avoir réfléchi.

Je partage votre avis : il faut rationaliser les aides publiques aux entreprises, faire preuve de transparence et mieux les évaluer. Leur organisation actuelle n'est pas satisfaisante, certaines sont versées à la fois par Bpifrance, par l'État central, par les régions, par d'autres collectivités locales, c'est un enchevêtrement qui n'est satisfaisant ni pour les entreprises, ni pour le bon usage de l'argent public.

Je suis favorable à ce que l'on clarifie cette situation, à ce que l'on redéfinisse la répartition des responsabilités. Chaque acteur doit avoir son rôle clairement défini. Si c'est l'État qui est en charge, ce n'est pas la région, et réciproquement, si c'est Bpifrance, ce n'est plus l'État central, par exemple - sans quoi c'est un maquis incompréhensible pour les entreprises, et c'est une façon inefficace de dépenser de l'argent public.

M. Daniel Fargeot, président. - À votre avis, quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, et quelles sont celles dont l'efficacité est douteuse ?

M. Bruno Le Maire. - Je suis convaincu de l'efficacité du CIR, même si des progrès sont possibles sur la transparence et l'organisation. Les allègements de cotisations sociales, quant à eux, sont nécessaires pour garantir la compétitivité de nos entreprises et les aides conjoncturelles sont indispensables.

Dans un environnement international où les États-Unis ont mis en place l'IRA, doté de 350 milliards de dollars, et où la Chine subventionne massivement les nouvelles industries, il est essentiel que l'État joue son rôle de pilote et d'accompagnement d'industries qui ne sont pas encore rentables, la décarbonation est coûteuse et si nous n'accompagnons pas nos entreprises, nous allons perdre la partie industrielle.

Certains taux réduits de TVA peuvent être sujets à discussion, il serait intéressant d'en avoir une évaluation très précise, car c'est l'aide publique la plus coûteuse. On se focalise beaucoup sur le CIR, mais les deux aides les plus coûteuses sont les allégements de cotisations sociales et les taux réduits de TVA. La France a l'un des taux de TVA moyen les plus faibles des pays développés, cela reflète le choix que nous avons fait d'être une économie de consommation plutôt que de production. Il serait dans notre intérêt de réorienter nos mécanismes en faveur de la production industrielle à forte valeur ajoutée, avec un taux de TVA moyen plus élevé, pour un transfert vers des salaires nets plus élevés, et favoriser une économie de production par la formation des jeunes générations aux métiers industriels - c'est une conviction personnelle, que j'ai défendue à plusieurs reprises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons eu un débat intéressant avec Patrick Pouyanné, qui s'est déclaré favorable aux avances remboursables ou à des clauses de retour à bonne fortune, d'autres PDG se sont dits plus réservés. Les fonds versés à travers France 2030, l'ont été pour les trois-quarts en subvention, et seulement à 10 % en avance remboursable : pourquoi ce choix de privilégier des subventions sans contrepartie, alors qu'on pourrait généraliser des avances remboursables en accompagnant le développement public d'une entreprise et, de fait, en ayant un remboursement si le succès est à la clé ?

Enfin, vous savez que mon groupe politique est à l'initiative de cette commission d'enquête, parce qu'on ne peut pas rester à ne rien faire dans le climat social extrêmement tendu de notre pays, où 300 plans sociaux sont annoncés, 300 000 emplois sont menacés - quand nous avons décidé cette commission d'enquête, il y avait les annonces de plans sociaux chez Michelin et Auchan, aujourd'hui c'est ArcelorMittal, c'est Thalès et tant d'autres. Ce dont je m'aperçois, c'est que les entreprises ne parlent plus de plans sociaux mais qu'elles disent avoir beaucoup de difficultés, alors qu'en réalité, pour beaucoup, elles touchent des aides publiques et versent des dividendes la même année. Pendant la crise sanitaire, vous aviez plaidé pour que les entreprises aidées modèrent leur versement de dividende, vous avez été peu ou pas entendus, exception faite de quelques entreprises. Vous parliez beaucoup aux chefs d'entreprises, avec vous, il y avait souvent à Bercy « les petits déjeuners de Bruno Le Maire » - vous parliez, mais vous n'étiez pas beaucoup écouté par les patrons. Ne pensez-vous pas qu'il faille revoir un peu les choses du côté des plans de sauvegarde de l'emploi ? Parce que dans notre climat social, une entreprise qui touche des aides publiques, verse des dividendes, rachète des actions par milliards d'euros et licencie la même année, c'est tout simplement insupportable pour une très grande majorité de nos concitoyens et concitoyennes.

Vous allez me dire que vous êtes contre l'interdiction des licenciements boursiers. Mais il faudrait au moins réviser les termes des PSE, ils sont tellement laxistes qu'ils permettent, en réalité, à une entreprise qui ne va pas mal de procéder à des licenciements...

M. Bruno Le Maire. - Je vous rassure, les petits déjeuners du ministre avaient vocation à décider, et beaucoup d'entreprises, par exemple Carrefour, se sont plaintes que leur ministre de tutelle tapait trop du poing sur la table et prenait des décisions fortes en matière économique. Le ministre de l'Économie doit laisser les entreprises vivre leur vie économique, sans se mêler de leur fonctionnement, mais en fixant un cadre d'ordre public économique où l'État s'assure qu'on ne fait pas n'importe quoi en matière sociale. Je comprends parfaitement qu'on soit choqué par les rachats d'actions ; nous avons taxé ces pratiques, ce qui va dans le bon sens.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Estimez-vous, comme Louis Gallois, que le rachat d'actions est une perversion du système ?

M. Bruno Le Maire. - Je n'emploie pas ces termes moraux, je dis simplement que tout ce qui n'est pas compréhensible par les gens n'est pas bon - et que quand il y a de la tension sociale et des inquiétudes très vives, chacun doit pouvoir expliquer ses décisions très sereinement. Je défends avec beaucoup de sérénité la politique j'ai portée pendant sept ans, parce que j'y crois. Si j'avais pris des actions que je ne pourrais pas expliquer aux Français parce qu'elles seraient indéfendables d'un point de vue économique, social, moral, cela me mettrait très mal à l'aise.

Nous avons beaucoup parlé d'ArcelorMittal. Oui, cela vaut la peine de se battre, de se retrousser les manches et d'obtenir des résultats tangibles sur ArcelorMittal ; il en va de notre capacité à nous, puissance publique, de garantir notre souveraineté économique. Nous sommes au moment de vérité : ArcelorMittal doit investir, l'État doit accompagner cet investissement, la Commission européenne doit fermer les frontières à une partie de l'acier chinois pour que l'Europe ne soit pas le déversoir des surcapacités chinoises.

Sur le fond, donc, tout ce qui ne peut pas se défendre publiquement et sereinement, quels que soient les désaccords sur les options politiques, mérite d'être corrigé.

Concertant l'arbitrage entre avances remboursables et subventions, il faut voir que les subventions étaient indispensables pour des secteurs qui démarraient et qui ne pouvaient pas survivre sans ces aides. Voyez les pompes à chaleur : si vous ne garantissez pas l'équité de concurrence avec des pompes à chaleur venues de Chine qui ne respectent pas les mêmes normes environnementales que nous, nos entreprises du secteur sont condamnées. Et dans ce cas, la subvention apporte une garantie.

Je me suis toujours battu pour qu'on maintienne des aides aux véhicules électriques. Pourquoi ? Parce que ce soutien est un moyen d'amorcer la pompe, pour que les consommateurs achètent ces véhicules et que nos entreprises trouvent des débouchés.

Les avances remboursables, cependant, sont un très bon outil, à développer massivement, c'est une avance de trésorerie que l'entreprise rembourse si ses comptes se portent bien, c'est un très bon système.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci pour votre participation.

Audition de Thales : M. Patrice Caine, président-directeur général

(mercredi 7 mai 2025)

M. Daniel Fargeot, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Patrice Caine, président-directeur général de Thales.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le Président, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Thales. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrice Caine prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelques questions pour guider vos propos : quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Patrice Caine, président-directeur général de Thales. - Monsieur le Vice-président, Monsieur le Rapporteur, Monsieur le Sénateur, je vous remercie de me donner l'occasion de contribuer à vos réflexions. Je trouve cette commission d'enquête particulièrement pertinente dans un contexte international de plus en plus complexe. Pour un groupe très ancré en France, mais très dépendant de l'international, cela revêt une importance particulière.

Nous observons une vraie compétition entre les pays qui cherchent tous à avoir sur leur territoire des emplois à haute valeur ajoutée et de la R&D, dans un but de souveraineté qui dépasse les seules questions de défense. Cette aspiration est mondiale, peut-être parce que le monde devient plus dangereux et que chaque pays souhaite pouvoir agir avec un minimum de dépendance externe. Mes réponses tiennent compte de la situation budgétaire contrainte de la France, situation que partagent d'autres pays européens.

Quelques tendances de fond expliquent la stratégie de notre groupe. D'abord la géopolitique, très corrélée à nos métiers, est très importante pour comprendre la dynamique des marchés de défense, car, plus la situation se détériore, plus les pays revoient leurs priorités pour protéger leurs citoyens et leurs valeurs. Ensuite, la croissance du trafic aérien donne une visibilité importante à notre activité aéronautique, même si la compétition reste forte face à nos concurrents américains comme Honeywell ou Rockwell. Il faut sans cesse montrer aux grands avionneurs que nous avons des propositions plus innovantes et plus compétitives. La troisième tendance est le besoin croissant des pays d'être présents dans le domaine spatial, faisant écho aux questions de souveraineté.

Le domaine spatial représente chez Thales un peu plus de 2 milliards d'euros, avec deux tiers des clients qui sont des institutionnels, le tiers restant étant des opérateurs télécoms fragilisés, notamment par l'arrivée de Starlink, et des marchés militaires ponctuels. Enfin, la numérisation de nos sociétés tire les besoins de deux de nos grandes activités : l'identité numérique et la cybersécurité, domaine où les attaques augmentent de façon exponentielle en lien avec notre dépendance numérique.

Thalès compte 83 000 collaborateurs présents dans 68 pays, dont la France occupe une place particulière. Notre groupe existe depuis 130 ans, j'y travaille depuis 23 ans et le dirige depuis plus de 10 ans. Malgré les affres soulevées précédemment, nous avons su maintenir en France 60 % de notre recherche et 50 % de nos collaborateurs, alors même que la France, comme pays entrant, ne représente « que » 29 % du chiffre d'affaires.

L'internationalisation de Thomson, devenu Thalès, a commencé dans les années 80-90. Notre exposition internationale est très importante, mais nous avons maintenu la moitié de nos collaborateurs en France, ce qui est un défi en termes de compétitivité. Le chiffre d'affaires du groupe s'élève à 20 milliards d'euros, répartis équitablement entre la défense et le civil (aéronautique civile, spatial institutionnel, cybersécurité et identité numérique).

Dans la défense, nous sommes le cerveau des plateformes. Nous concevons les capteurs (sonars, radars, capteurs optroniques, équipements de guerre électronique) qui permettent aux plateformes de comprendre leur environnement. Ces données doivent ensuite être traitées à bord des plateformes, mais également partagées. Nous développons les systèmes de transmissions militaires ultra-sécurisés, fonctionnant sans infrastructure préexistante, contrairement aux communications civiles, les radios militaires étant leur propre infrastructure. Notre troisième grand métier concerne l'exploitation des données via des systèmes d'aide à la décision qui aident les militaires à préparer, conduire et restituer leurs missions dans des environnements complexes. Le quatrième grand métier est celui des effecteurs, héritage historique de Thales.

Dans le domaine de l'aéronautique, nous concevons ce qui permet à l'avion d'être piloté. Ces métiers sont critiques pour la sûreté de fonctionnement et très compétitifs, notamment par rapport aux Américains. Cependant, Thales a la particularité unique de concevoir aussi bien des équipements à bord des avions qu'au sol (contrôleurs et aides à la navigation). Deux avions sur trois dans le monde sont guidés à l'atterrissage ou au décollage par nos systèmes d'aide à la navigation et 40 % de l'espace aérien mondial est surveillé par nos systèmes de contrôle de trafic aérien.

Dans le domaine spatial, nous opérons via Thales Alenia Space, codétenue avec Leonardo, entreprise italienne. Ce secteur passionnant connaît des mutations profondes, notamment dans le domaine du civil, depuis l'arrivée de Starlink qui bouleverse le marché de la connectivité civile et militaire. Thales se démarque dans le monde par ses grandes spécialités : l'observation (optique et radar) très importante pour le militaire dont Thales a réalisé les charges utiles des satellites d'observation ; la navigation, car nous réalisons la deuxième génération du programme Galileo ; et l'exploration et la science avec l'Agence Spatiale Européenne (ESA), qui est l'agence spatiale européenne, et les agences nationales, comme le Centre national d'études spatiales (CNES) pour la France. Notre pays a réalisé la moitié de la station spatiale internationale via Thales. Pour la future station lunaire du programme Artemis, nous produirons 70 % des équipements. Nous sommes également maître d'oeuvre industriel du programme ExoMars, en fournissant des équipements clés.

Enfin, notre activité « cyber et digital » représente 2 milliards d'euros, dont un quart en cyberdéfense et le reste en cybersécurité civile (administrations, grandes entreprises...). Nous développons des produits et des solutions faisant de l'innovation et de la recherche notre spécialité. Cela nous permet de valoriser nos objets auprès de nos clients et de maintenir notre activité en France malgré les coûts élevés de production et développement. La montée en gamme est essentielle pour rester dans un pays comme la France. Nous avons choisi de nous concentrer sur les produits, les solutions, plutôt que les services cyber, car ces derniers ont des barrières à l'entrée moins fortes. Pour illustrer cette différence, j'utilise la comparaison entre le médecin et le laboratoire pharmaceutique. Le médecin diagnostique et prescrit : ce métier nécessite certes des études, mais la barrière à l'entrée est modérée et peu valorisable. À l'inverse, le développement de produits cyber est comparable au laboratoire pharmaceutique qui crée les médicaments, nécessitant beaucoup de recherche et d'innovation, générant une forte valeur ajoutée. Ce positionnement correspond à notre héritage français, et permet à notre société de rester en France malgré le coût du travail.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Excusez-moi d'intervenir, Monsieur le Président. Nous avons déjà consacré 20 minutes à ces présentations. Je propose que nous abordions maintenant l'objet central de la commission d'enquête concernant l'argent public. Vous pourriez nous présenter vos chiffres, puis nous vous poserons des questions sur ces données ou les projets. Malgré l'intérêt de vos explications, nous devons nous recentrer sur le cadre de notre commission d'enquête concernant l'utilisation de l'argent public.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci pour ces présentations passionnantes, mais nous devons effectivement recadrer nos échanges. Je souhaiterais connaître le montant global des aides publiques que votre groupe perçoit en France, et également savoir si vous bénéficiez indirectement de subventions via vos sous-traitants.

M. Patrice Caine. - Un fil conducteur structurait mon propos et j'allais justement aborder la recherche et le crédit impôt recherche. La recherche est véritablement l'ADN du groupe et nous permet de nous différencier. Elle va de la recherche fondamentale, avec un prix Nobel parmi nos chercheurs, Albert Fert, et des collaborations avec d'autres prix Nobel, Alain Aspect et Gérard Mourou, jusqu'à l'ingénierie très appliquée. Sur nos 83 000 salariés, 33 000 personnes (40 % des effectifs du groupe) travaillent en R&D, dont 19 000 en France, soit environ 60 %. En 2023, nous avons bénéficié d'un CIR de 171 millions d'euros, à mettre en perspective avec le montant total de la R&D qui s'élève à 4,2 milliards d'euros par an.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez mentionné 171 millions d'euros de CIR. Pourriez-vous confirmer le montant global de la R&D ?

M. Patrice Caine. - Le chiffre de 171 millions d'euros correspondant au CIR en France est à mettre en regard de l'ensemble de la recherche que nous faisons dans le monde, qui s'élève à 4,2 milliards d'euros, dont la France représente 60 %.

Pour vous donner un ordre de grandeur, notre budget de recherche mondial équivaut à celui du CNRS (environ 4 milliards d'euros), avec lequel nous collaborons sur de nombreux sujets. Il est important de comprendre que les aides et la compétitivité sont deux sujets liés. Notre recherche française est de grande qualité, mais n'est pas compétitive en termes de coûts. Je préside depuis quelques années l'ANRT (Association nationale pour la recherche et la technologie) qui enquête régulièrement sur les coûts comparés de la recherche au travers de ses grands adhérents. Les données de mars 2023 confirment que si l'on fixe le coût de la recherche en France à 100, nous sommes plus chers que tous les autres pays étudiés, le Royaume-Uni étant à 72, l'Espagne à 56 et l'Inde à 29. Si nous prenons en compte le CIR, notre indice passe de 100 à 73, nous permettant ainsi de retrouver un niveau de compétitivité moyen.

M. Daniel Fargeot, président. - Pour vous, le CIR représente un allègement de cotisations sociales sur vos salaires de chercheurs.

M. Patrice Caine. - Je dirais plutôt qu'il est un moyen de retrouver de la compétitivité bien que ce ne soit pas son seul objectif.

Concernant les autres aides, en 2023, les exonérations et allègements sur les salaires en France représentaient 71 millions d'euros, à comparer avec notre masse salariale française de 4,7 milliards d'euros, dont 1,685 milliard d'euros de cotisations et taxes salariales. Le rapport est donc de 1 à 24, ce qui est assez marginal.

Par ailleurs, nous avons versé 198 millions d'euros d'impôt sur les sociétés en 2023, sans compter l'impôt exceptionnel qui représentera 80 millions d'euros supplémentaires et 91 millions d'euros d'impôts de production. En tant qu'entreprise dont l'État est actionnaire, nous contribuons également à la richesse nationale par le versement de dividendes.

M. Daniel Fargeot, président. - J'ai un chiffre d'une participation à 26 %, pour 36 % de droits de vote.

M. Patrice Caine. - Oui, en effet, car certains droits de vote sont doubles.

Pour ces 26 %, nous avons versé, en 2024, 203 millions d'euros de dividendes à l'État. Sur 10 ans, cela représente un milliard d'euros. De plus, le dividende a augmenté, car l'entreprise a pu se développer et embaucher.

La valeur patrimoniale de Thales compte également pour l'État qui en détient 26 %. Quand on m'a confié la direction du groupe il y a dix ans, ces 26 % étaient valorisés à 2,5 milliards d'euros. Aujourd'hui, ils représentent 12,5 milliards d'euros. Le patrimoine de l'État s'est donc enrichi, car Thales participe à la richesse nationale.

Nous bénéficions également d'aides en faveur de la création de l'emploi, dont les conventions CIFRE (Conventions industrielles de formation par la recherche), un dispositif efficace pour insérer les jeunes docteurs dans les entreprises et favoriser la recherche partenariale entre la recherche publique et celle privée. Le doctorant travaille dans l'entreprise tout en étant encadré par un laboratoire public, favorisant la montée en gamme de ces entreprises. Thales utilise ce dispositif qui représente 1 million d'euros. Les aides liées aux contrats d'apprentissage s'élèvent environ à 9,5 millions d'euros. D'autres aides diverses représentent encore 1 million d'euros. Notre principal soutien concerne donc la recherche.

Le Conseil pour la Recherche Aéronautique Civile (Corac) est par ailleurs très important pour notre secteur, car il nous permet de gagner des appels d'offres face à nos concurrents et de localiser la production en France. Il représente 35 millions d'euros par an sur les quatre dernières années, avec en contrepartie un autofinancement de notre part de 60 millions d'euros par an.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'était ma question suivante, les règles d'abondement du Corac ayant évolué : abondez-vous à hauteur de 65 millions d'euros et l'État à hauteur de 35 millions d'euros par an ?

M. Patrice Caine. - Oui. Le Corac est un dispositif extrêmement puissant, avec une administration très compétente, la DGAC, pour animer avec la filière les feuilles de route technologiques. Cela nous permettra d'être prêts face à nos concurrents américains dans quelques années, quand Airbus lancera son prochain avion.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous propose de passer aux questions pour animer l'échange. Avons-nous bien fait le tour de la totalité des aides publiques, avec le CIR qui est le plus important, le Corac en deuxième, puis les aides liées aux contrats d'apprentissage, les CIFRE, les exonérations de cotisations ? Ne bénéficiez-vous pas d'aide à l'énergie, de crédit mécénat famille, d'IP Box ?

M. Patrice Caine. - L'IP Box intervient dans le taux réduit d'impôt sur les sociétés (IS). Dans le chiffre d'impôt sur les sociétés que je vous ai donné, une partie est en effet éligible à l'IP Box avec ce taux d'IS réduit.

M. Fabien Gay, rapporteur. - De 25 à 10.

M. Patrice Caine. - Je n'ai pas le chiffre exact, mais il rentre effectivement dans les chiffres d'impôt sur les sociétés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est la seule question où les directions se sont montrées réticentes à nous donner le montant. On accepte que vous nous le transmettiez par écrit à l'administration. Et qu'en est-il du crédit mécénat famille ?

M. Patrice Caine. - Il est compris dans les aides diverses et représente 2,310 millions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour l'ensemble de ces chiffres et de nous avoir beaucoup parlé de votre entreprise qui intervient dans le civil et le militaire, que nous souhaitons soutenir.

Je m'attarderai sur la question des réorganisations en cours, notamment le projet Bromo entre Thales, Airbus et Leonardo. C'est un projet que vous avez à peine évoqué, destiné à concurrencer Starlink. J'ai eu la chance de visiter vos usines à Toulouse, de rencontrer des salariés à Bordeaux et je dois me rendre prochainement à Cannes.

On ne dit pas assez que Starlink ne produit qu'un seul type de satellite quand vous arrivez à en produire trois, y compris à les reconfigurer en vol, ce que Starlink ne parvient pas tout à fait à faire. Nous sommes donc compétitifs sur cette question, même si les Américains bénéficient d'un soutien massif de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) et de l'État américain sous forme de subventions directes.

Ma question est la suivante : ces réorganisations en cours, notamment les suppressions d'emploi chez vous et Airbus, ne vont-elles pas nous amputer de savoir-faire essentiels lorsque le projet se concrétisera et que la charge montera ?

Lors de ma visite à Toulouse, j'ai entendu des collaborateurs s'inquiéter de perdre ces compétences vitales à l'avenir. Je me permets de vous interpeller sur ce sujet, d'autant plus que la commande publique est massive dans votre filière.

M. Patrice Caine. - C'est une très bonne question, car nous travaillons beaucoup sur le spatial, une activité qui me tient personnellement à coeur. Tout commence avec la disruption apportée par Starlink. Monsieur Musk a probablement investi 15 milliards de dollars pour Starlink. Nous faisons donc face à des acteurs très puissants.

Les premiers impactés sont les opérateurs télécom qui sont aujourd'hui très fragilisés, d'où ce vent de fusions : Viasat a racheté Inmarsat, SES (Société Européenne des Satellites), le plus grand opérateur télécom européen, est en train de racheter Intelsat, Eutelsat a racheté OneWeb. Malgré ces regroupements, deux mastodontes dominent : Starlink et Kuiper qui arrive.

La Commission européenne et la France réagissent en lançant le programme IRIS² grâce auquel quelques centaines de satellites, plutôt orientés « govsatcom », c'est-à-dire pour de la communication gouvernementale, donneront accès à l'Europe, aux pays membres et aux trois opérateurs, Eutelsat, SES et Hispasat, à cette constellation et dont le financement approche les 11 milliards d'euros.

C'est un programme complexe, car il faut faire converger des besoins publics et privés ayant chacun un héritage différent. Eutelsat, qui a racheté OneWeb, utilise l'orbite basse (600 km), SES a parié sur l'orbite moyenne (quelques milliers de kilomètres) et l'orbite géostationnaire à 36 000 km. Nous allons faire quelque chose que même les États-Unis n'ont pas fait et j'espère que le résultat sera compétitif et utile pour tous. Nous croyons à cette réponse de l'Europe et allons y contribuer avec Airbus et d'autres entreprises européennes.

Nous avons effectivement été fragilisés par cette disruption touchant nos clients historiques qui commandent moins de satellites. Le milieu institutionnel reste un financeur important, avec le principe du retour géographique dans notre industrie. Le travail est proportionnel à la contribution française aux programmes de l'ESA. Il n'y a pas de transfert de fonds dans cette industrie.

Je nuancerais le terme « suppression d'emploi ». Ce que nous faisons est similaire à notre approche pendant le Covid quand l'aéronautique mondiale s'est arrêtée. Grâce à nos secteurs toujours actifs pendant cette période, notamment nos activités militaires, nous avons créé un centre d'ingénierie commun pour la France, proposant à nos collaborateurs de l'aéronautique de travailler temporairement sur des projets militaires qui avaient besoin de recruter. Cela a rendu service au ministère des Armées et a permis de préserver les compétences jusqu'à la reprise de l'aéronautique.

Nous appliquons la même stratégie pour le spatial. Un centre d'ingénierie commun permettant aux collaborateurs de travailler pendant 18 mois sur d'autres projets a été proposé. Ainsi, personne ne perd son emploi et nous gardons les compétences dans le groupe. Nous faisons également cela dans le secteur industriel bien que ce soit plus complexe en raison de la difficulté à faire travailler des équipes sans les déplacer d'un site à l'autre. Pour autant, nous utilisons certains moyens industriels du spatial au profit d'autres activités, notamment la défense.

Nous avons cette chance de pouvoir maintenir les compétences à l'intérieur du groupe grâce à cette « chambre de compensation interne » avec des activités en difficulté et d'autres qui ont besoin d'embaucher.

Nous l'avons également fait avec le site de Pont-Audemer quand nous avons racheté l'entreprise Gemalto, qui produit des cartes SIM, en convertissant une partie du site pour produire des cartes électroniques pour la défense compte tenu de ses besoins. Nous faisons donc notre maximum pour maintenir l'emploi et les compétences dans les territoires. La résilience de notre modèle est unique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur ce point, sans critique, mais pour débattre. Vous avez annoncé 1 300 suppressions de postes dans le spatial, avec certes une partie en mobilité interne, mais des plans de départs volontaires pour les métiers très industriels qui ne peuvent accéder à cette mobilité. De fait, ce sont bien des suppressions d'emploi. En France, on évite le terme « licenciements secs », mais ces plans aboutissent à des suppressions de postes et des pertes de savoir-faire qui posent problème lors des montées en charge.

À Terssac dans le Tarn, 39 postes ont également été supprimés. Vous avez annoncé en juillet dernier le gel des recrutements externes en France et en Grande-Bretagne, notamment dans l'ingénierie. J'ai posé cette même question au PDG d'Airbus concernant le projet Bromo, dont les acteurs se réunissent pour la souveraineté européenne, mais qui se construira avec des suppressions d'emplois chez Airbus et chez vous.

Je crois en Thales et votre possibilité de concurrencer Starlink, notamment grâce à un atout compétitif formidable : le fait que nous ayons trois types de satellites différents et qu'ils puissent être orientés en plein vol. L'argument de la course à la compétitivité face à Starlink me semble donc insuffisant. Le fait de s'amputer aujourd'hui de savoir-faire et de compétences pose question dans vos équipes, même si le plan de mobilité interne permettra peut-être à certains de revenir quand la situation s'améliorera.

M. Patrice Caine. - Je n'arriverai pas à vous convaincre ce soir, chacun ayant sa propre vision. Je reste à l'écoute de solutions, mais pour faire travailler nos ingénieurs, nous avons besoin de projets. Nos jeunes ingénieurs sont très employables et quand il n'y a plus de travail dans une activité, ils trouvent facilement du travail ailleurs, bien que ce ne soit pas notre souhait. L'intérêt de l'entreprise est de conserver ces savoir-faire pour l'avenir. Soyez convaincus que nous agissons de manière responsable, dans un environnement contraint par les contrats que nous gagnons ou perdons, comme dans le cas de Terssac.

M. Daniel Fargeot, président. - La solution ne passerait-elle pas par la commande publique liée à la défense européenne qui doit se mettre en place avec les annonces récentes ? Vous produisez davantage pour constituer un stock permanent et répondre rapidement aux demandes des clients, notamment en ce qui concerne des radars à livrer éventuellement rapidement. Cela pourrait être une solution pour que vous puissiez reprendre votre personnel assez rapidement, compte tenu de votre ambition économique face à la situation géopolitique et l'objectif d'indépendance de l'armement européen. En tant que leader dans l'industrie de l'armement, cela pourrait être une des solutions.

M. Patrice Caine. - Effectivement, le cas que je cite résulte d'un manque de commande publique qui a conduit à cette situation où potentiellement 39 personnes se retrouveront sans activité. Nous allons essayer de leur proposer des solutions au sein du groupe. Grâce à un bassin d'emploi assez dynamique, je pense que nous allons trouver des solutions tout en considérant chaque personne individuellement.

En l'absence de commande publique, nous devons gérer la situation indépendamment de notre bonne volonté. Nous rencontrons également ce problème avec le spatial. Dans la loi de programmation militaire, les programmes spatiaux sont plutôt en fin de programmation. La prochaine génération de satellites d'observation de très haute résolution est prévue à l'horizon 2030. Pour maintenir nos compétences d'ici là, je cherche des contrats d'export qui nous permettent de combler ces longues périodes entre deux générations de satellites.

Par ailleurs, Syracuse 4C ne figure pas dans la nouvelle loi de programmation militaire. Nous avons réalisé Syracuse 4A et 4B, mais les nouveaux satellites militaires ne sont pas prévus avant 2030. Le gouvernement français nous aide sur les marchés militaires à aller chercher des commandes à l'export, mais quand la commande nationale est absente, nous devons aller chercher des contrats hors de la France.

La troisième catégorie de satellites que nous réalisons pour le ministère des Armées, le renseignement d'origine électromagnétique (ROEM), nous permet d'écouter le spectre électromagnétique et de savoir si les radars sont en mode civil ou combat : c'est un élément clé de la chaîne de dissuasion nucléaire. Nous avons lancé la dernière génération CERES, mais la prochaine, CELEST, est également prévue en fin de décennie. Nous cherchons des solutions avec le ministère en faisant des études amont, mais la France ne souhaite pas exporter ce type d'équipement très sensible.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre transparence concernant l'argent public. Je me concentrerai sur le CIR qui représente le montant le plus important, même si le cofinancement du Corac avec Airbus est également intéressant. Je suis étonné du montant des exonérations de cotisations, que je pensais plus faible compte tenu des salaires habituellement élevés dans l'aéronautique.

Les 171 millions d'euros de CIR concernent-ils plusieurs filiales ? Je rappelle que jusqu'à 100 millions d'euros, c'est 30 %, au-delà c'est 5 %. Pouvez-vous préciser le pourcentage en interne et en sous-traitance, y compris à l'étranger au sein l'Union européenne ? Au vu de votre R&D de 2,4 milliards d'euros en France et de 4 milliards d'euros dans le monde, le CIR est-il vraiment indispensable pour vous ? Est-ce que les CIR se fondent dans la masse de la recherche ou sont-ils ciblés sur des créneaux très spécifiques, impliquant que des recherches ne seraient pas faites si vous n'aviez pas ce CIR, car elles ne seraient pas jugées assez rentables ?

M. Patrice Caine. - Sur la répartition, j'ai analysé la moyenne du CIR sur dix ans, qui est de 165 millions d'euros par rapport aux 171 millions d'euros actuels. Sur cette période, 86 % concernent nos salaires internes et 14 % correspondent à d'autres dépenses, dont la sous-traitance.

En 2023, sur les 171 millions d'euros de CIR, les dépenses éligibles totalisaient 650 millions d'euros. La sous-traitance déclarée représentait 39 millions d'euros, générant un CIR de 12 millions d'euros. Sur ces 39 millions d'euros, 8 millions d'euros concernent la sous-traitance publique avec des laboratoires publics et 31 millions d'euros la sous-traitance privée. Ces activités sont réalisées en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une part est-elle réalisée au sein de l'Union européenne ?

M. Patrice Caine. - Je n'ai pas trouvé de traces de dépenses en dehors de la France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est plafonné, mais certains groupes avaient des montants importants, d'autres plutôt microscopiques.

M. Patrice Caine. - La mise en évidence de ces chiffres nous a demandé un travail de recherche de recherche conséquent.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas spécifique à votre entreprise. De nombreux PDG ou directeurs généraux nous ont dit la même chose. Au moins, nous aurons été utiles en vous incitant à faire ce travail. Maintenant, nous pourrons passer directement à l'étape de la transparence. Cet argent représente-t-il une part importante de votre recherche totale en France ? Vous permet-il de faire de la recherche spécifique sur des produits que vous ne développeriez pas autrement, ou est-il simplement intégré dans votre budget global ?

M. Patrice Caine. - Notre premier raisonnement est d'identifier les marchés porteurs où nous voulons investir, indépendamment des subventions disponibles. Ensuite, nous évaluons où réaliser ces activités selon les compétences historiques et le coût de la recherche en fonction des différents pays. La subvention n'est pas le moteur principal de notre recherche, mais France 2030 nous a permis de développer des projets éloignés de notre coeur de métier.

Nous avons par exemple développé des verrous de haute technologie comme nos lasers de très haute puissance, initialement destinés à nos applications traditionnelles, mais s'avérant utilisables pour la fusion nucléaire. Bien que l'énergie ne soit pas notre coeur de métier, nous valorisons cette technologie unique grâce à l'aide de la puissance publique, les applications visant plutôt 2050. Notre groupe a battu deux fois le record mondial de lasers de très haute puissance, atteignant 15 petawatts dans le programme européen ELI.

Nous possédons également des technologies clés pour la fusion nucléaire en matière de confinement électromagnétique, avec nos tubes à onde progressive initialement développés pour les radars, puis les satellites. Cette brique technologique nous permet de produire des gyrotrons et klystrons que la Chine nous envie. Bien que n'étant pas initialement prévue à cet effet, cette technologie s'avère être la meilleure pour faire de la fusion par confinement électromagnétique. France 2030 nous a donc été utile pour ces exemples, car ces aides nous ont permis de débloquer ces verrous technologiques et de les valoriser.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci pour ces explications. Je voudrais connaître votre point de vue sur les principales différences entre les aides publiques octroyées en France et celles que vous pouvez solliciter dans les autres états où votre groupe est présent. Quels seraient également vos besoins actuels en termes d'aides publiques supplémentaires ou fléchées par rapport à votre effort de recherche et à votre situation ?

M. Patrice Caine. - La comparaison internationale est complexe, car chaque pays a son propre système. L'analyse doit porter sur le bilan global des coûts et des subventions. Certains pays ont un CIR plus faible, mais des charges aussi globalement plus basses. Je constate cependant que notre CIR, dont on entend parfois du mal dans les hémicycles, a été copié par de nombreux pays.

Dans certains pays comme l'Australie, où nous sommes le premier industriel de défense, le gouvernement finance directement la R&D dont il a besoin plutôt que de la subventionner.

Pour notre groupe et pour notre pays, la recherche et l'innovation sont fondamentales pour maintenir la production sur le sol national. Nous ne pouvons pas avoir uniquement des ingénieurs dans notre pays, mais aussi des ouvriers qualifiés grâce à l'activité de production. Le maintien de la production sur le territoire sera facilité par la R&D présente en France. J'insiste donc sur l'importance d'un dispositif comme le CIR, même pour les grands groupes comme Thales.

M. Daniel Fargeot, président. - Et le Crédit Innovation ?

M. Patrice Caine. - J'inclus dans cette réflexion le CORAC, France 2030 et tout ce qui nous aide à innover et à développer des technologies suffisamment complexes pour les valoriser à l'international et maintenir l'emploi en France. Sur les 10 milliards d'euros que nous produisons en France, 4 milliards d'euros sont destinés à l'export. Cette capacité d'exportation est liée à notre R&D en France.

Je ne demande pas un déplafonnement du CIR, comprenant que ce n'est pas à l'ordre du jour. Cependant, j'attire votre attention sur les effets pervers des seuils. Si le législateur décidait d'appliquer les plafonds au niveau du groupe plutôt qu'au niveau des sociétés, les conséquences seraient dramatiques pour Thales, notre CIR étant réparti sur plusieurs sociétés. Les GAFA venant en France seraient aidés tandis que Thales, ancré en France et y payant ses impôts, ne le serait pas.

De même, si le ministère de la Défense nous demande de racheter une société stratégique qui fait de la recherche, celle-ci perdrait son CIR en rejoignant notre groupe, alors qu'elle le conserverait si elle était rachetée par une entreprise américaine. Il faut être prudent avec ces effets de seuil qui peuvent compromettre notre souveraineté au profit d'entreprises étrangères.

M. Daniel Fargeot, président. - Il faut défendre la souveraineté française, c'est ce que vous venez d'exposer sans prononcer le terme.

M. Marc Laménie- Monsieur le Vice-président, Monsieur le Rapporteur, Monsieur le Président, Madame et Monsieur, merci pour vos témoignages et le partage de votre expertise. Votre entreprise est reconnue et représente un employeur important avec 83 000 emplois, dont 50 % en France. Quelle est votre répartition géographique sur notre territoire national (métropole et outre-mer) ? Percevez-vous des aides liées à un partenariat avec les collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) qui ont compétence pour le développement économique ? Percevez-vous des aides de la part des fonds européens ? Avez-vous une fondation qui peut intervenir en ce sens ?

M. Patrice Caine. - Notre présence en France est répartie sur 75 sites, dont 61 de plus de 50 personnes, dans des zones où nous pouvons parfois être le premier employeur local. Nous avons donc conscience que les enjeux économiques sont très importants pour les maires de petites communes. Par ailleurs, sur nos 41 000 salariés, la moitié se situe en Île-de-France. L'autre moitié est répartie dans toute la France, à Cholet, par exemple, où nous investissons 300 millions d'euros pour agrandir notre site, à la suite de la fermeture de l'usine Michelin. Nous sommes également présents dans le Nord-Pas-de-Calais, le Sud-Ouest, le Sud, la Savoie, etc.

Nous avons embauché environ 4 000 salariés en France ces dernières années, et près de 10 000 au niveau mondial, soit 30 000 en trois ans. Pour ces 10 000 embauches, nous recevons un million de candidatures par an, ce qui témoigne de l'attractivité de nos métiers, particulièrement auprès des jeunes qui y trouvent du sens. J'ai été très touché de voir les jeunes retrouver le goût de la Défense après les attentats du 13 novembre 2015.

Nous accueillons beaucoup de jeunes. En 2024, nous avions 2 800 alternants, 1 600 stagiaires et 1 500 stages d'observation pour les classes de troisième ou seconde. Au total, près de 5 900 jeunes étaient présents chez Thales au cours de l'année. En tant que vice-président de France Industrie, je suis mobilisé pour ouvrir les portes de nos entreprises aux jeunes afin de démystifier l'industrie et susciter des vocations, notamment pour le métier d'ingénieur, mais pas uniquement.

M. Daniel Fargeot, président. - Merci Monsieur le Président.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour tous ces éléments. Êtes-vous favorable à la création d'un mécanisme de préférence européenne sur la question spatiale, comme évoqué précédemment pour la question nord-américaine, surtout dans le contexte actuel de guerre commerciale ? Par ailleurs, vous nous avez donné beaucoup de chiffres, mais avez omis celui du montant des dividendes et des rachats d'actions.

M. Patrice Caine. - Je vous l'ai donné pour l'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je demandais le chiffre global.

M. Patrice Caine. - Nous pouvons multiplier le chiffre que je vous ai donné par quatre.

M. Daniel Fargeot, président. - Cela fait 800 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le programme de rachats d'actions 2022-2024 représente 3,2 % du capital, soit près d'un milliard d'euros (966 millions d'euros), qui bénéficient principalement au top 1 000 des salariés de l'entreprise.

Vous avez actuellement un conflit sur les salaires assez inédit dans l'aéronautique, secteur où les mouvements sociaux sont rares. Lors de ma visite, j'ai trouvé des salariés très affectés par ce mouvement. Un conflit social qui se termine mal handicape toujours l'entreprise dans sa globalité, car la reprise du travail est plus difficile et les objectifs communs plus difficilement atteignables. Je vous invite donc à régler cette question sociale de la bonne façon. Au regard des bonnes performances du groupe, même si les salaires sont plus élevés dans la filière que dans le reste du pays, il est juste que la part salariale soit également revalorisée.

M. Patrice Caine. - Pour répondre à votre première question, le dialogue social est une longue tradition chez Thales. Depuis mon arrivée dans le groupe en 2002, j'ai constaté un souci constant du dialogue social et certaines avancées sociales réalisées bien en avance par rapport à d'autres entreprises.

Concernant l'inflation, nous avons particulièrement protégé nos salariés aux plus bas salaires. Seulement 6,8 % de nos salariés touchent moins de deux Smic, ce qui n'est pas illogique vu notre profil, et 44 % de nos salariés ont des salaires inférieurs à trois Smic. De 2021 à 2025, l'inflation a progressé globalement de 15 %, tandis que les salaires de ces 44 % de salariés ont évolué de 24,3 %. Nous avons donc bien protégé nos salariés gagnant moins de trois Smic.

Je souhaiterais conserver le dialogue social à l'intérieur de l'entreprise, à l'honneur de nos organisations syndicales et de nos équipes de direction sur les différents sites. Notre dialogue social, que nous essayons de situer au plus près du terrain, est assez déconcentré et nous n'avons rien à gagner à l'externaliser.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne sais pas ce que vous entendez par « externaliser le dialogue social ». Il est cependant normal que des représentants syndicaux puissent dialoguer avec des élus de la nation, dont les parlementaires. Je me déplace beaucoup dans les entreprises et je sens dans la vôtre une colère sociale très lourde, qu'on ne ressent pas souvent ailleurs.

Quand les salariés voient que la progression des dividendes de 11 % du rachat d'actions, dont Louis Gallois lui-même a parlé devant la représentation nationale comme d'une « perversion du système , bénéficie soit au gonflement artificiel du cours, soit au top 1 000 de l'entreprise, et qu'en parallèle le dialogue social est aussi serré, nous pouvons nous interroger. Que le dialogue se fasse dans l'entreprise est normal, mais il est également légitime que des syndicalistes puissent se tourner vers des élus locaux ou des parlementaires.

M. Patrice Caine. - Vous m'avez mal compris Monsieur le Sénateur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez dit « je souhaite que le dialogue social reste interne ». Qu'est-ce que cela voulait dire ?

M. Patrice Caine. - Je répète que 15 % d'inflation ont été suivis de 25 % d'augmentation pour les bas salaires. Je suis ingénieur, j'aime bien les chiffres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'inflation a également été très lourde sur cinq ans.

M. Patrice Caine. - Pour contribuer au débat, je voudrais ajouter un point sur l'allocation du capital. Sur la période qui s'est écoulée depuis 2018, nous avons utilisé notre trésorerie de la façon suivante : 9 milliards d'euros ont été réinvestis dans l'organique, 9 milliards d'euros ont été investis dans des acquisitions d'entreprises comme Gemalto et le retour de cash aux actionnaires s'est élevé à 3 milliards d'euros. C'est un équilibre que je trouve sain, contrairement à certains groupes anglo-saxons qui font beaucoup de rachats d'actions. La plus grande partie de notre cash a été utilisée soit pour investir dans l'organique, soit pour alimenter la croissance externe. Dans une économie de marché, il faut verser des dividendes, mais, dans notre cas, ce versement n'a représenté que 3,1 milliards d'euros.

M. Daniel Fargeot, président. - Cela représente 15 % en distribution.

M. Patrice Caine. - Nous avons fait un rachat d'actions chez Thalès, étant rappelé que nos trois catégories d'actionnaires sont l'État, un groupe privé (le groupe Dassault), et le flottant, que nous ne choisissons pas et qui était majoritairement détenu par des institutionnels français ou européens. Or, depuis une dizaine d'années, la mise en place de la taxonomie européenne qui a mis l'industrie de la défense à l'index a conduit les investisseurs institutionnels européens, notamment français, à progressivement déserter notre capital. Nous n'avons plus d'actionnaires au nord de la France, hormis le fonds souverain norvégien Norges. Un transfert d'actions a été réalisé vers des actionnaires anglo-saxons (anglais, canadiens, américains), qui représentent aujourd'hui environ 60 % du flottant.

Ces actionnaires n'ont pas le même logiciel que les institutionnels européens et français. Ils sont intéressés par les dividendes bien que notre taux de distribution soit de 40 %. Ils apprécient la bonne gestion de l'entreprise et la valeur croissante de l'action, mais souhaitent que nous fassions périodiquement des rachats d'actions qui ont pour unique conséquence de reluer les actionnaires restants. Il faut donc voir cette opération comme un mécanisme financier nous permettant de verser moins de dividendes.

Nous l'avons fait une seule fois dans l'histoire du groupe, car il faut parfois montrer que nous écoutons les actionnaires flottants de Thales avec qui je dois composer. Si le législateur européen modifiait la taxonomie pour que l'industrie de la défense ne soit plus stigmatisée, nous retrouverions peut-être un flottant plus équilibré avec davantage d'institutionnels européens et français. Nous serions alors moins soumis à ce type d'incitation forte. Je fais donc appel à l'aide du législateur, car nous devons composer avec nos actionnaires actuels.

M. Daniel Fargeot, président. - Je pense que l'économie de guerre qui est en train de se mettre en place répondra à votre question.

M. Patrice Caine. - Je le souhaite.

M. Daniel Fargeot, président. - Monsieur le Rapporteur, Monsieur le Président, je vous remercie pour votre intervention et vos propos passionnants. Nous reviendrons certainement vers notre commission des affaires économiques pour que vous puissiez rencontrer l'ensemble des membres de la commission. Votre contribution sera précieuse pour la réflexion de notre commission d'enquête. Vous avez la faculté de nous transmettre tous les documents que vous jugerez nécessaires pour la poursuite de nos travaux.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Unilever France : M. Nicolas Liabeuf, président,
et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière

(lundi 12 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. -Nous entamons la dernière semaine d'auditions de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France, et Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.

Monsieur le président, madame la directrice, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Unilever.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Liabeuf et Mme Amélie Soriano-Johnston prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est donné trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, vous pourrez nous exprimer votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Je formulerai quelques questions pour guider vos propos.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Enfin, quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Ensuite, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Nicolas Liabeuf, président d'Unilever France. - Je vous remercie de votre invitation, qui nous donne l'occasion de contribuer à vos travaux. Avant de répondre à vos questions, je souhaite vous présenter brièvement notre groupe et son ancrage en France.

Unilever est, historiquement, un groupe anglo-néerlandais dont l'activité se concentre sur les produits d'entretien de la maison, d'hygiène, de beauté, ainsi que sur l'alimentaire. Les entreprises de biens de grande consommation sont en général spécialisées dans l'un ou l'autre de ces deux segments.

Le groupe opère dans 190 pays, c'est-à-dire presque partout dans le monde, dans la très grande majorité via des filiales implantées localement et, plus marginalement, par l'intermédiaire de distributeurs externalisés.

Nos produits sont utilisés quotidiennement par 3,4 milliards de consommateurs dans le monde, ce qui nous confère une responsabilité importante à leur égard. Nous employons directement 122 000 employés, auxquels s'ajoutent les effectifs de nos sous-traitants. Le chiffre d'affaires du groupe dépasse les 60 milliards d'euros.

En France, la présence d'Unilever est ancienne, certaines de nos marques, comme Maille, remontant à plusieurs siècles. Unilever France compte aujourd'hui 1 541 employés et dispose de trois sites industriels : Le Meux, près de Compiègne, qui fabrique principalement des dentifrices ; Chevigny-Saint-Sauveur, près de Dijon, où sont produits les condiments des marques Amora et Maille ; Saint-Dizier, en Haute-Marne, où se situe l'usine Cogesal Miko, dédiée à la production de crèmes glacées.

Un peu plus de la moitié de nos ventes en France sont issues de produits fabriqués sur le territoire national. Il convient toutefois de rappeler que notre organisation industrielle s'étend sur plusieurs pays. Par exemple, l'usine de Le Meux fournit l'ensemble du marché européen en dentifrices. Les crèmes glacées sont plutôt consommées en France, avec une part à l'export. L'usine Amora-Maille produit principalement pour le marché français, mais ses marques ont une forte présence internationale.

Notre portefeuille de marques, tant dans l'alimentaire que dans le non-alimentaire, est solide, avec des positions de leader ou de numéro deux sur la plupart de nos marchés. Sur l'ensemble de l'année, un produit Unilever est présent dans 98 % des foyers français.

Nos usines ont fait l'objet d'investissements significatifs, avec 60 millions d'euros alloués au cours des quatre à cinq dernières années, essentiellement pour accroître les capacités de production et déployer des initiatives de décarbonation, notamment dans le traitement des eaux. Aujourd'hui, toutes nos usines travaillent en circuit fermé pour la réutilisation des eaux traitées.

Lors du sommet Choose France, nous annoncerons 30 millions d'euros d'investissements supplémentaires dans nos trois sites industriels pour l'année 2025. Cette dynamique se poursuit donc.

Unilever France est une société importante, à la fois pour notre groupe et pour l'économie nationale : il s'agit de la quatrième entreprise de produits de grande consommation en France par sa taille, et de la dixième entité du groupe au niveau mondial. Néanmoins, nous représentons seulement 1,6 % du chiffre d'affaires global de nos clients. À l'inverse, les quatre principaux clients représentent 80 % de notre chiffre d'affaires en France, l'alliance la plus importante pesant plus de 30 %, la plus petite environ 10 %. Il s'agit donc d'un marché très concentré.

M. Olivier Rietmann, président. - Qui sont vos clients ?

M. Nicolas Liabeuf. - Ce sont surtout les enseignes de la grande distribution. Nous sommes également présents sur d'autres circuits, notamment en restauration, dans les parcs d'attractions ou les campings, pour la commercialisation des crèmes glacées.

Comme l'ensemble du secteur industriel, notre société a subi une forte vague inflationniste voilà près de deux ans et demi, entraînant cette année-là des coûts supplémentaires d'environ 250 millions d'euros. Nous avons pris à notre charge 136 millions d'euros, afin de préserver l'attractivité des prix de nos marques, le pouvoir d'achat des consommateurs et le dynamisme de nos volumes. Malgré cela, notre profitabilité reste, à ce jour, inférieure à ce qu'elle était dans la période antérieure à cette inflation.

Nos hausses tarifaires ont permis de couvrir à peu près 45 % de l'inflation, les 55 % restants ayant été absorbés par l'entreprise. Certes, les conséquences pour les consommateurs ont été importantes, mais, en termes de prix de cession, nous sommes simplement revenus aux niveaux de 2013. La dynamique de baisse des prix dans le marché français ayant des répercussions sur la rentabilité de nos entreprises, il est nécessaire d'investir en permanence pour gagner en efficience.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites que votre profitabilité reste inférieure à celle d'avant la crise inflationniste. De combien était-elle et de combien est-elle aujourd'hui ?

M. Nicolas Liabeuf. - Dans la mesure où cette audition est publique, je préfère vous transmettre ces éléments par écrit.

M. Olivier Rietmann, président. - Je le comprends. Vous pourrez nous faire parvenir ces informations ultérieurement.

M. Nicolas Liabeuf. -Unilever France a perçu 3 millions d'euros d'aides publiques en moyenne chaque année, soit 0,15 % de notre chiffre d'affaires, qui s'élève à un peu plus de 2 milliards d'euros. En 2023, ce montant s'est élevé à 7 millions d'euros, en raison des aides exceptionnelles sur les coûts énergétiques, notamment de l'électricité et du gaz, en faveur des entreprises consommatrices. Ces soutiens ont également contribué à limiter les répercussions de l'inflation sur les consommateurs français, même si nous en avons absorbé une grande partie. Mme Soriano-Johnston vous donnera le détail de ces chiffres.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous attendons effectivement la répartition précise des différents postes.

M. Nicolas Liabeuf. - Je vous présenterai les grandes masses et nous reviendrons ensuite sur chaque poste de manière plus détaillée.

Parmi les 3 millions d'euros, je citerai la contribution énergétique à la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE), les mesures de suramortissement dites « Macron », les réductions de cotisations sociales sur les bas salaires dites « Fillon », ainsi que des crédits d'impôt pour le mécénat et l'apprentissage. À cet égard, nous accueillons en permanence dans nos usines environ 25 apprentis et une cinquantaine d'alternants, bien qu'aucune aide ne soit accordée pour ces derniers.

Mme Amélie Soriano-Johnston, directrice financière d'Unilever France. - En 2023, sur les 7 millions d'euros reçus, 4 millions d'euros proviennent des mesures ponctuelles sur le gaz et l'électricité, destinées aux entreprises fortement consommatrices d'énergie, en réponse à la hausse des tarifs de l'énergie.

Près de 150 000 euros de primes ont été attribués dans le cadre des certificats d'économies d'énergie (C2E) par les fournisseurs d'électricité, en contrepartie des investissements réalisés pour réduire notre consommation d'énergie.

Nous avons également bénéficié d'une économie d'un peu moins de 900 000 euros sur la TICFE, du fait d'un taux différencié pour les entreprises électro-intensives.

De plus, une réduction de 50 000 euros a été obtenue sur la taxe intérieure de consommation sur le gaz naturel (TICGN).

À cela s'ajoutent un peu plus de 850 000 euros au titre du suramortissement « Macron », un dispositif fiscal instauré en 2015 et permettant aux entreprises de bénéficier d'une déduction supplémentaire de 40 % de la valeur d'origine des biens éligibles.

Nous avons aussi bénéficié de 870 000 euros au titre de la réduction d'impôt pour le mécénat, en contrepartie des dons réalisés.

Un peu moins de 600 000 euros ont été économisés grâce à la réduction « Fillon » sur les cotisations sociales pour les salariés ayant une rémunération modeste.

Enfin, nous avons reçu 100 000 euros sous forme de subventions pour l'apprentissage.

M. Olivier Rietmann, président. - Par curiosité, j'aimerais que vous précisiez le type de mécénat que vous soutenez, car chaque entreprise a ses priorités en la matière. Vos choix portent-ils sur le patrimoine ?

M. Nicolas Liabeuf. - La majeure partie de notre mécénat consiste en des dons de produits aux associations et aux banques alimentaires, telles que les Restaurants du Coeur. Par ailleurs, lors de la crise du Covid, nous n'avons pas formulé de demandes de prêts garantis par l'État (PGE) ni sollicité de reports de cotisations. Toutefois, en raison de notre capacité à produire des gels hydroalcooliques dans nos usines, nous avons fait des donations à hauteur de 100 000 euros environ.

M. Olivier Rietmann, président. - N'avez-vous rien perçu au titre du chômage partiel durant la crise sanitaire ?

M. Nicolas Liabeuf. - Non ; nous n'avons pas non plus bénéficié du crédit d'impôt recherche (CIR).

M. Olivier Rietmann, président. - J'imagine que, dans le cadre de vos investissements, vous recherchez des subventions, notamment pour la décarbonation.

Mme Amélie Soriano-Johnston. - En effet. L'année dernière, dans l'une de nos usines, nous avons effectué un investissement pour récupérer les calories d'un groupe froid, pour chauffer directement l'eau, sans avoir recours à de l'énergie externe. Nous avons ainsi reçu une prime dans le cadre des C2E, délivrée par notre fournisseur d'énergie.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez donc pas reçu de subvention directe liée à cet investissement ?

Mme Amélie Soriano-Johnston. - C'est cela.

M. Olivier Rietmann, président. - À titre d'exemple, pouvez-vous nous indiquer les montants investis et la prime que vous avez reçue ?

Mme Amélie Soriano-Johnston. - L'investissement avoisinait 1,3 million à 1,4 million d'euros, et la prime au titre des C2E s'élevait à 1,1 million d'euros.

M. Nicolas Liabeuf. -Sur les 60 millions d'euros d'investissements réalisés sur les quatre dernières années dans nos usines, 4 millions à 5 millions d'euros ont été consacrés à la décarbonation, ce qui nous a permis de réduire nos émissions de 23 %.

M. Olivier Rietmann, président. - Les 55 autres millions d'euros sont-ils consacrés à de l'investissement industriel ?

M. Nicolas Liabeuf. - Tout à fait. Comme l'a précisé Mme Amélie Soriano-Johnston, ces investissements portent sur l'acquisition de nouvelles machines. Pour le reste, ces montants ont été consacrés, pour l'essentiel, à l'augmentation des capacités de production.

M. Olivier Rietmann, président. - Avez-vous bénéficié de subventions sur ces investissements industriels ?

M. Nicolas Liabeuf. - Pas à ma connaissance.

M. Olivier Rietmann, président. - En ce qui concerne les 30 millions d'euros pour 2025 que vous prévoyez d'annoncer lors du sommet Choose France, une part de ce montant est-elle conditionnée à l'obtention de subventions ?

M. Nicolas Liabeuf. - Pas à ma connaissance non plus, mais je vérifierai ce point et vous apporterai une confirmation.

En 2023, parallèlement aux 7 millions d'euros d'aides et subventions reçues, Unilever a contribué aux finances publiques à hauteur de 70 millions d'euros, tous types d'impôts confondus, et a acquitté près de 150 millions d'euros de taxes diverses, y compris la TVA.

M. Olivier Rietmann, président. - Les 70 millions d'euros font-ils partie de ces 150 millions d'euros ?

M. Nicolas Liabeuf. - Non.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant total de votre masse salariale en France ?

M. Nicolas Liabeuf. - Nous comptons 1 541 employés en France. Je vous communiquerai par écrit le chiffre exact de la masse salariale.

M. Olivier Rietmann, président. - Au regard des 600 000 euros d'exonérations ou de réductions de cotisations sociales, cela permet d'apporter un éclairage supplémentaire et de relativiser les montants en jeu.

Pouvez-vous nous donner votre chiffre d'affaires en France ? Nous ne disposons que du chiffre d'affaires mondial.

M. Nicolas Liabeuf. - Le chiffre d'affaires en France s'établissait à 2,168 milliards d'euros pour l'année 2023.

J'en viens à votre question sur les principales différences entre la France et les autres pays en matière d'aides reçues. Quel que soit le pays, Unilever est assez peu demandeur de subventions ; nous bénéficions des mesures en place, mais nous ne sommes pas proactifs en la matière, car nos implantations et nos investissements sont principalement motivés par la réponse aux besoins des consommateurs, donc l'implantation de ces derniers.

Vous nous interrogez aussi sur nos sous-traitants. Unilever a recours à la sous-traitance principalement en amont, pour la production agricole. Je pense notamment à la graine de moutarde. Vous vous souvenez la crise qu'a traversée cette production il y a deux ans. La revalorisation des cours mondiaux a permis de réintégrer la culture de la graine de moutarde en France ; là où le ratio d'approvisionnement était de 20 % de production française et de 80 % de production canadienne, on est aujourd'hui à peu près à parité. Outre Unilever, on trouve en Bourgogne beaucoup de fabricants de moutarde, la plupart de bien plus petite taille. Nous nous attachons à ne pas commander toutes les quantités disponibles pour laisser de la matière première aux petites entreprises. Nous mettons aussi à la disposition de l'ensemble des fabricants de moutarde de l'interprofession une ligne pilote dans notre usine pour que chacun puisse tester la qualité de l'émulsion.

Toujours en amont, nous avons aussi un accord avec le groupe Agrial pour la crème servant de base à nos crèmes glacées, notamment pour la marque Carte d'Or en France.

En aval, nous recourons pour toute la logistique - entrepôts comme livraisons - à des sous-traitants comme FM Logistic ou Stef. Je ne saurais vous dire à quels types d'aides ces entreprises font appel ; nous nous renseignerons si besoin est.

J'en viens au suivi et à l'évaluation des aides reçues. En interne, nous suivons de manière précise leur réception et leur mise en application. En externe, nous recevons peu de demandes de reporting sur les aides ; nous y sommes ouverts à la condition que ce soit simple et efficace. L'évaluation est assez directe : ainsi, l'aide énergétique de 4 millions d'euros reçue en 2023 nous a permis de limiter la répercussion de l'inflation sur les prix de vente à la grande distribution, donc aux consommateurs. L'aide aux investissements de décarbonation produit aussi des effets mesurables assez rapidement dans nos émissions de gaz à effet de serre.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vois que vous avez reçu 100 000 euros d'aide pour recruter 25 apprentis. S'il n'y avait pas eu cette aide, ou si elle avait été moins importante, auriez-vous été dissuadés de prendre des apprentis ?

M. Nicolas Liabeuf. - L'aide nous encourage évidemment, mais son absence ne nous aurait peut-être pas dissuadés d'embaucher des apprentis. Le véritable enjeu dans nos usines, c'est que près de 50 % de nos effectifs vont partir à la retraite dans les prochaines années.

M. Olivier Rietmann, président. - Le recours aux apprentis vous permet donc de former aux méthodes et à la culture de l'entreprise des jeunes dont une partie, vous l'espérez, restera chez vous.

M. Nicolas Liabeuf. - Exactement. Pour ne rien vous cacher, on regrette un manque de candidats, nous avons encore du mal à recruter. Nous discutons en Haute-Marne de la création de centres d'apprentissage qui permettraient à plus de personnes de rentrer dans nos entreprises avant que les détenteurs du savoir ne partent à la retraite.

J'en viens à vos interrogations sur la conditionnalité des aides. Nous sommes là aussi complètement ouverts tant que le process reste simple et efficace : toute demande de ce type exige que des salariés passent du temps à y répondre... L'important, si un tel système était mis en place, serait qu'il perdure de manière stable, afin que nous puissions définir notre stratégie en matière d'aides à long terme. Ainsi de l'apprentissage : si les conditions d'octroi des aides devaient évoluer, il faudrait le savoir au plus vite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci de nous avoir fourni tous ces chiffres. Je n'ai pas compris si le chiffre de 70 millions d'euros que vous citiez correspondait aux sommes acquittées pour le seul impôt sur les sociétés (IS), ou si c'était pour une somme des différents impôts.

Permettez-moi de citer deux chiffres que vous avez omis : le groupe Unilever, à l'échelle mondiale, a versé 4,4 milliards d'euros de dividendes et a procédé à des rachats d'actions pour 1,5 milliard d'euros l'année dernière.

Si vous ne bénéficiez plus du CIR, c'est bien, me semble-t-il, parce que l'ensemble de la recherche et développement (R&D) du groupe a quitté la France pour se concentrer en Italie et aux Pays-Bas. Pouvez-vous le confirmer ?

On nous interpelle parfois sur le CICE. Pouvez-vous nous donner le montant moyen des sommes que ce dispositif vous a procuré entre 2013 et 2018 ?

M. Nicolas Liabeuf. - Les centres de recherche d'Unilever ont été regroupés de manière à créer des pôles d'excellence. Pour la partie alimentaire, on en trouve aux Pays-Bas, principalement pour la production de mayonnaise, mais la recherche sur la moutarde est restée sur notre site de Chevigny, près de Dijon. Concernant l'entretien, l'hygiène et la beauté, nous avons des pôles d'excellence en Angleterre et dans une moindre mesure en Italie. Il y en a aussi dans les autres régions du monde.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc encore des activités de R&D en France, pour la moutarde. Confirmez-vous ne pas percevoir de CIR pour ces activités ?

M. Nicolas Liabeuf. - À ma connaissance, nous n'en percevons pas.

Concernant le montant moyen des sommes perçues au titre du CICE, nous posons la question à nos équipes pour vous répondre dès que possible.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous en remercie, mais à vrai dire nous disposons déjà de ces données. En 2014, le montant était de 2,961 millions d'euros, à diviser entre plusieurs entités relevant du groupe en France. En 2015, c'était 2,849 millions d'euros. Vous nous dites que les exonérations de cotisations sociales issues de la transformation, en 2019, du CICE en dispositif pérenne sont aujourd'hui tombées à 600 000 euros environ. Cela illustre la forte baisse du nombre d'emplois offerts par votre groupe.

De fait, depuis 2008, les exemples de fermetures de sites sont nombreux : l'usine de moutarde de Dijon a fermé cette année-là, et même si une partie de la production a été transférée à Chevigny, 144 emplois ont disparu ; en 2010, ce fut le tour de l'usine Lipton de Lille ; ensuite, on se souvient de l'usine de thé Fralib, à Géménos, reprise avec succès par les salariés après 1 336 jours de grève ! Enfin, citons la cession de l'usine Alsa, à Ludres, en 2019, et la fermeture de l'usine Knorr, à Duppigheim, en 2021.

Je m'inquiète donc de l'avenir de vos trois sites restants en France. Le premier est celui de Le Meux, qui produit le dentifrice Signal et le shampoing Dove. Vous nous annoncez 14 millions d'euros d'investissement, mais ces sommes devraient surtout servir à robotiser la production tout en supprimant 70 emplois ; il est donc intéressant de savoir si vous bénéficiez en la matière du soutien de France 2030, ce plan étant censé accompagner la modernisation de l'outil industriel et non des destructions d'emploi ! Votre deuxième site, à Saint-Dizier, produit de la crème glacée ; les salariés et leurs représentants disent que la production a baissé, de 85 millions de litres il y a trois ans encore à 73 millions aujourd'hui, et que les plans de charge se réduisent fortement. Enfin, votre troisième site, celui de Chevigny-Saint-Sauveur, qui semble moins menacé, fabrique des produits alimentaires sous les marques Amora et Maille.

Votre groupe bénéficie d'aides publiques, mais le nombre d'emplois et d'usines ne cesse de diminuer. Unilever veut-il maintenir son outil industriel en France et les emplois afférents dans les années à venir ?

Le groupe Unilever, à l'échelle mondiale, a adopté un plan de suppression de 7 500 postes, dont 3 200 en Europe ; on ne sait pas combien de ces suppressions de postes seront en France. Prévoyez-vous, dans les prochaines semaines ou les prochains mois, d'annoncer des suppressions d'emploi dans les trois usines qui restent, voire de fermer un site ?

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise que, quand nous parlons de subventions publiques, nous entendons non seulement les aides apportées par l'État, mais aussi les aides régionales, ou encore européennes.

M. Nicolas Liabeuf. - Il faut faire la différence entre l'évolution du portefeuille d'activités du groupe et les réductions d'emplois nettes. Vous avez évoqué Alsa ; c'est une activité et une usine que nous avons vendues. Ce qui s'est passé ensuite ne relève pas du portefeuille d'Unilever.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, vous avez vendu Alsa, qui a ensuite été revendu en 2023, avec des suppressions d'emplois à chaque fois. Ce n'est certes plus votre affaire, mais le choix initial de vendre cette usine est le vôtre.

M. Nicolas Liabeuf. - Bien sûr ; cette décision traduisait l'évolution du portefeuille d'activités d'Unilever, qui s'est resserré sur ses vrais avantages. Dans la majorité des cas, cela implique d'être fort à l'échelle mondiale dans l'activité en question. Alsa est une très belle marque, mais strictement française, et le groupe Unilever n'avait pas la volonté de développer sa production de desserts à préparer ; c'est pourquoi nous avons vendu cette activité. Nous avons aussi vendu au groupe Persán notre usine de produits d'entretien pour lave-vaisselle à Saint-Vulbas, mais nous continuons de nous approvisionner de manière très large auprès de ce groupe.

Nous sommes bien conscients des évolutions du plan de charge de l'usine de Saint-Dizier. Nos ventes de crèmes glacées ont souffert ces deux dernières années d'une météo très défavorable, mais l'usine tourne de nouveau à plein : le début de saison est très bon et les volumes de production sont en très forte hausse. Saint-Dizier sera concerné par les 30 millions d'euros d'investissement que j'ai évoqués pour 2025 ; je ne saurais vous en dire plus avant que les instances représentatives du personnel en soient informées.

Nous avons effectivement fermé l'usine de soupe de Duppigheim, qui était largement sous-utilisée du fait de l'évolution du marché. Nous avons fermé le site, mais conservé la production en France, auprès d'un prestataire, Sill Entreprises, en Bretagne. Nous avons finalement vendu l'activité à Sill Entreprises, la soupe n'étant pas un axe de développement mondial du groupe Unilever.

Quant au plan mondial de suppression d'emplois, la France est bien concernée. Hormis les éléments qui ont été communiqués à ce jour, il n'y a pas de suppression de postes au titre de ce plan dans les usines. Celle de Le Meux se spécialise dans la production de dentifrice pour l'Europe. La production de shampoing part, mais nous y rapatrions depuis la Pologne un volume de dentifrice supérieur. L'usine sera donc plus spécialisée et produira plus. Cette transformation, telle qu'elle a été présentée aux représentants du personnel, s'accompagne d'une automatisation progressive et d'un plan de départs actuellement en discussion ; notre volonté est qu'il n'y ait pas de licenciements secs. Le site de Compiègne, comme les autres, a de nombreux départs à la retraite prévus prochainement et connaît des difficultés à recruter.

Même si nous sommes la quatrième entreprise, en volume, pour les produits de grande consommation, nous ne représentons que 1,6 % du chiffre d'affaires de nos clients. Ceux-ci, sauf un, appartiennent à des alliances à l'achat, dont la plus grosse compte pour 32 % de notre chiffre d'affaires, la deuxième pour un peu plus de 20 %. Ces alliances mènent leurs négociations à l'étranger, hors du droit français. Certes, les lois Égalim nous ont aidés à limiter l'érosion des prix de vente à nos clients, l'inflation de 2022 et 2023 nous a simplement ramenés aux prix qui avaient cours dix ans plus tôt, mais nous subissons une pression permanente sur les prix de cession, qui se répercute sur la rentabilité de nos activités et rend nécessaire de les optimiser en permanence. Cette organisation du marché est une spécificité française.

M. Olivier Rietmann, président. - J'en reviens à l'usine Alsa : vous avez évoqué un choix industriel consistant à ne pas développer la gamme des préparations à desserts, mais je note que vous commercialisez toujours ce type de produits sous la marque Alsa. Cette usine est-elle devenue un sous-traitant pour vous ?

M. Nicolas Liabeuf. - Il s'agit en fait d'une décision relative à notre portefeuille d'activités. Notre division Food solutions apporte des solutions clé en main à nos clients ; si nous sommes très présents pour ce qui concerne les assaisonnements et les glaces, les clients nous ont demandé de conserver également une solution de préparation pour desserts. Dans ce cadre, nous avons bien un accord de sous-traitance avec la société qui a racheté le site.

M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agissant des fermetures, je note que vous n'avez pas évoqué les Fralib de Gémenos, ce qui est assez compréhensible de la part d'Unilever : à l'époque, vous aviez justifié la fermeture en invoquant l'absence de débouchés, mais une société coopérative participative (Scop) ouvrière a ensuite démontré que ceux-ci existaient bien.

Plus généralement, les exonérations de cotisations visent à maintenir les emplois et non à aider à la rationalisation ou à la spécialisation, ce qui m'amène à évoquer à nouveau le site du Meux, que vous choisissez de spécialiser dans le dentifrice en vous séparant de la production de shampoing. Or une unité hyperspécialisée ne dispose plus, à la différence d'une usine comptant plusieurs lignes de production, de la possibilité de compenser une baisse des commandes sur tel ou tel produit, ce qui pourrait menacer sa pérennité : il s'agit donc d'un choix risqué.

Par ailleurs, le plan que vous avez présenté aux salariés va conduire à la suppression de 70 emplois pour en sauver 190 autres, avec des investissements à hauteur de 14 millions d'euros. Vous devriez nous dire plus clairement s'il existera des accompagnements directs ou indirects de l'Union européenne, de l'État ou des collectivités locales dans ce cadre.

Vous n'avez d'ailleurs pas l'air de vouloir passer par le biais d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE), car il est vrai que les règles se sont un peu durcies : tout le monde voit bien qu'un plan de ce type serait difficilement justifiable alors que votre entreprise verse des dividendes considérables aux actionnaires et qu'elle aurait du mal à démontrer une difficulté économique devant le ministère du travail.

Vous avez donc choisi d'autres voies de passage, dont des plans de départs volontaires. Prévoyez-vous donc des suppressions d'emplois dans le cadre de ce plan d'action pour la croissance à l'horizon 2030 ? Compte tenu de l'historique du groupe, le manque de débouchés a été évoqué à plusieurs reprises pour justifier les fermetures précédentes, mais, dans la réalité, les produits continuent à être fabriqués et distribués via la sous-traitance. Unilever compte-t-il donc rester en France ? Le groupe estime-t-il avoir un avenir industriel dans notre pays ?

M. Olivier Rietmann, président. - Pour le dire autrement, le projet industriel d'Unilever s'oriente-t-il davantage vers la sous-traitance ?

M. Nicolas Liabeuf. - Selon nous, la spécialisation d'une usine assure son efficience. De plus, le shampoing produit à Compiègne part dans d'autres pays. En revanche, la marque Signal...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela contredit votre déclaration liminaire, puisque vous avez affirmé être très fier du fait qu'une grande partie de la production française trouve son débouché ici.

M. Nicolas Liabeuf. - Je vais poursuivre. La marque Signal est présente depuis plus de quarante ans en France et participe à une série de programmes d'éducation à l'hygiène bucco-dentaire. Le site du Meux continuera à produire des dentifrices pour l'ensemble de l'Europe, une grande majorité des produits étant destinée à la France. Cette spécialisation nous permet de continuer à investir dans cette activité, dans un environnement commercial qui place une forte pression sur les marges des entreprises. C'est dans un objectif d'efficacité et de pérennisation que nous avons présenté le projet à nos employés.

Concernant le basculement vers la sous-traitance, je rappelle que celle-ci soulève l'enjeu du transfert de technologie : dès lors qu'il est question d'activités dont nous pensons qu'elles nous conféreront un avantage concurrentiel à long terme, il est bien évidemment hors de question de céder nos technologies.

En outre, j'ai indiqué que nous offrions une solution clé en main aux restaurateurs, la partie Alsa ayant été conservée à la demande de nos clients afin de disposer d'une solution complète, ces derniers ne souhaitant pas multiplier les fournisseurs.

En résumé, le développement de la sous-traitance ne constitue pas une orientation stratégique d'Unilever.

M. Olivier Rietmann, président. - Allons plus loin, car je n'ai toujours pas compris la logique dans laquelle s'inscrit la vente de l'usine Alsa. Pourquoi se séparer d'unités de production alors que vous souhaitez proposer une gamme complète à vos clients et que vous continuez donc à vendre les produits concernés ?

Je vais le dire en toute objectivité, mes opinions - plutôt libérales - étant connues : plus le temps passe, plus vous semblez avancer vers l'abandon d'unités de production et paraissez envisager de jouer davantage le rôle d'« intermédiaire » entre les clients et les producteurs. Cela peut s'entendre, mais autant reconnaître que la production ne semble plus être au coeur de vos activités.

En outre, vous n'avez pas répondu sur les aides régionales et européennes.

M. Nicolas Liabeuf. - Nous n'avons pas cédé un site industriel avec la marque Alsa, mais une activité.

M. Olivier Rietmann, président. - Je n'ai pas saisi la nuance.

M. Nicolas Liabeuf. - L'activité de desserts à préparer est une activité purement française au sein d'un groupe présent dans 190 pays. Le groupe a donc évalué cette activité et estimé qu'elle ne s'étendrait guère au niveau mondial, d'où des investissements en recherche et développement plus limités que pour une activité telle que le dentifrice Signal, qui sera distribué dans de nombreux pays.

Nous avons donc vendu une activité, mais conservé la possibilité d'utiliser un portefeuille de produits sous la marque Alsa, dans un circuit de distribution bien spécifique.

M. Olivier Rietmann, président. - Avec le sigle Unilever, malgré tout.

M. Nicolas Liabeuf. - Oui.

M. Olivier Rietmann, président. - J'entends l'argument selon lequel le produit ne trouve pas preneur au niveau mondial, mais pourquoi ne pas conserver le site pour le marché français, qui existe bien ? Y a-t-il un problème de rentabilité de l'usine ? Je ne cherche pas à vous mettre en défaut, mais je peine à comprendre cet abandon de l'outil de production.

M. Nicolas Liabeuf. - Le chiffre d'affaires d'Alsa s'élevait à environ une centaine de millions d'euros, tandis que le chiffre d'affaires lié à l'activité de restauration que nous avons conservée ne représente que 3 millions d'euros à 4 millions d'euros. La majeure partie de l'activité est donc destinée aux foyers, le premier concurrent étant la marque distributeur, vendue 20 % à 30 % moins chère.

Afin de continuer à développer des activités premium, il nous faut investir fortement en R&D afin de créer de nouveaux produits. Une activité de cette taille, sur un marché restreint, ne bénéficie pas de suffisamment de ressources pour être pérenne à très long terme, ce qui explique la décision de groupe de conserver cette possibilité de commercialisation, en vue de fournir une solution à nos clients.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez donc conservé uniquement une partie de l'activité, car vous avez estimé que de lourdes dépenses de R&D auraient dû être engagées pour garantir la rentabilité à long terme.

M. Nicolas Liabeuf. - Oui. De manière générale, notre rentabilité en France est largement inférieure à la moyenne mondiale, ce qui n'a pas toujours été le cas : elle était supérieure quinze ans plus tôt.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour quelles raisons ?

M. Nicolas Liabeuf. - Le déséquilibre entre les activités industrielles et les activités de distribution l'explique au premier chef, avec un transfert de marge des premières vers les secondes. Ce phénomène a conduit à l'adoption des lois Égalim, bienvenues en ce qu'elles nous ont permis de sécuriser nos activités, les emplois et les filières agricoles et alimentaires.

Nous avons récemment discuté avec Laurent Saint-Martin dans le cadre de l'Association nationale des industries alimentaires (Ania) et avons évoqué le fait que la France avait perdu la première place d'exportateur pour n'être plus qu'au troisième ou au quatrième rang.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour en revenir à Alsa, il est possible que le sous-traitant n'investisse pas et mette en péril l'unité de production, ce qui vous mettrait en difficulté : votre choix est donc à double tranchant, d'autant plus que le débouché existe. Je ne vois pas pourquoi un sous-traitant investirait davantage qu'un géant mondial tel qu'Unilever.

Êtes-vous favorable, par ailleurs, à la transparence des aides publiques ?

Vous n'avez pas répondu au sujet des 14 millions d'euros qui seront investis : l'argent public sera-t-il mobilisé ?

Enfin, vous avez indiqué que les unités de production ne seraient pas concernées par le plan de licenciements mondial. Concernera-t-il d'autres structures, et si oui, à quelle hauteur ?

M. Nicolas Liabeuf. - Une fois encore, nous n'avons pas conservé la marque Alsa, mais la possibilité de commercialiser des produits sous cette marque, dans un circuit de distribution bien spécifique. De plus, nous avons vendu l'activité au leader des desserts à préparer en Europe, qui est une société allemande.

Je reviendrai vers vous au sujet de l'accompagnement régional prévu pour le site de Compiègne.

Enfin, le plan de productivité concernera 97 personnes, étant précisé que 40 volontaires se sont déjà manifestés. J'ai bon espoir que le nombre de personnes non volontaires sera inférieur à 40 en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Au cours des auditions que nous avons menées, nous avons pu constater que les aides publiques constituent un levier indispensable pour permettre à nos grandes entreprises d'être compétitives. Selon vous, même si vous faites moins appel aux aides publiques que d'autres secteurs d'activité, que faudrait-il faire pour vous aider à rester compétitif et développer nos positions dans un marché mondial de plus en plus concurrentiel ?

Le régime actuel des aides publiques est-il approprié ? Comment pourrait-il être adapté afin de répondre à la nouvelle donne du commerce international, sur fond de barrières douanières ?

M. Nicolas Liabeuf. - La concurrence se joue bien évidemment à l'échelle mondiale, mais elle s'entend plutôt à l'échelle européenne s'agissant des questions industrielles que nous avons évoquées, puisque la très grande majorité de nos produits est fabriquée sur le continent. L'attractivité de la France s'apprécie donc par rapport aux autres pays européens.

Notre recours aux aides est en effet limité. Le soutien qui nous a été fourni sur le plan énergétique nous a permis d'assurer la compétitivité de nos sites tout en protégeant le pouvoir d'achat des Français dans la mesure du possible : nous avons absorbé 55 % de l'inflation et notre profitabilité en a souffert.

Au total, nous avons perçu environ 3 millions d'euros d'aides publiques par an pour un chiffre d'affaires de 2,1 milliards d'euros : pour un groupe tel que le nôtre, elles ne jouent donc pas un rôle décisif pour la compétitivité.

En revanche, il importe de veiller à ce que le coût du travail nous permette de rester compétitif et à ce que la législation - notamment fiscale - soit suffisamment stable pour que nos investissements de long terme puissent être effectués sereinement. Investir 14 millions d'euros dans un site représente ainsi un engagement fort et à long terme, en France et en Europe.

L'attractivité de la France tient aussi à l'encadrement de notre secteur d'activité, notamment pour ce qui concerne les relations entre la distribution et les industriels, ce qui permet d'éviter de détruire la valeur ajoutée par le biais d'une baisse de prix permanente qui ne mène nulle part.

Enfin, aucun accompagnement régional n'est prévu s'agissant des 14 millions d'euros d'investissements.

M. Olivier Rietmann, président. - Qu'en est-il des 30 millions d'euros prévus pour 2025 ?

Mme Amélie Soriano-Johnston. - Il y aura probablement un certificat d'économie d'énergie pour un investissement de décarbonation, mais aucune autre aide n'est connue à date.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Danone : M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général

(lundi 12 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général de Danone.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le président-directeur général, vous êtes accompagné de M. Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe Danone. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Danone. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Antoine Bernard de Saint-Affrique et M. Laurent Sacchi prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique, président-directeur général de Danone. - Je vous remercie de me donner la parole dans le cadre de vos travaux. Je vois dans cet exercice l'opportunité de continuer à nourrir un climat de confiance et de dialogue transparent entre les acteurs économiques, les pouvoirs publics et les citoyens. Ce type de dialogue ne peut être que vertueux.

J'organiserai en trois temps le panorama des aides publiques perçues par Danone et leurs usages que je vais vous présenter. Je vous donnerai d'abord quelques éléments de contexte retraçant concrètement ce que représente le groupe Danone en France. Je ferai ensuite un panorama des aides publiques perçues par Danone en 2023, année de référence choisie par votre commission d'enquête, et je vous expliquerai comment ces aides ont été et sont utilisées par Danone. Enfin, je partagerai avec vous quelques réflexions et recommandations concernant le fonctionnement de ces aides publiques.

Danone a développé son expertise autour de trois secteurs axés sur la santé par l'alimentation, dont nous sommes les leaders ou les coleaders mondiaux : les produits laitiers frais et végétaux, les eaux minérales naturelles et la nutrition spécialisée qui regroupe les nutritions infantile et médicale. La France, où se trouve notre siège mondial et notre principal centre de recherche, rassemble environ 9 % de nos effectifs totaux avec 8 214 collaborateurs présents sur 25 sites, dont 13 sites de production et 2 centres de recherche. Nous collaborons dans le pays avec plus de 13 700 sous-traitants et plus de 1 900 exploitations agricoles partenaires. En 2024, nous avons enregistré un chiffre d'affaires de 3,489 milliards d'euros en France sur un total mondial de 27,376 milliards d'euros. Ce montant comprend la valeur générée par nos exportations. Même si le secteur de l'agroalimentaire est devenu particulièrement vulnérable en France ces dernières années, nous continuons d'investir en France, malgré l'érosion de nos marges, qui sont aujourd'hui les plus basses d'Europe.

Nous investissons dans la recherche, notamment via notre centre international de recherche et d'innovation, inauguré en 2023, qui rassemble 550 chercheurs et ingénieurs à Paris-Saclay. Notre investissement s'élève à plus de 100 millions d'euros pour le foncier et le bâtiment. Il s'agit de notre plus grand centre de recherche et d'innovation mondial. Ce centre irrigue un large système de partenariats avec des organismes publics, des universités et des entreprises qui a représenté un investissement de plus de 43 millions d'euros entre 2019 et 2024. En 2023, nous avons dépensé 136 millions d'euros en recherche et développement (R&D) en France.

Nous investissons également dans notre outil productif, comme dans les Hauts-de-France où une nouvelle ligne de production consacrée à la nutrition médicale sera mise en service d'ici à 2026.

Enfin, nous investissons pour renforcer la filière agricole en amont de nos activités. Ainsi, depuis 2015, Danone a consacré plus de 48 millions d'euros pour accompagner ses agriculteurs partenaires dans leur transition vers l'agriculture régénératrice.

Pour la période 2023-2027, Danone investira plus de 500 millions d'euros en France, soit environ un tiers des investissements totaux dédiés à l'Europe, ce qui est bien plus que dans tous les autres pays du continent européen. Ces chiffres illustrent notre confiance dans le marché français et notre volonté de contribuer au renforcement de la compétitivité de la recherche, ainsi qu'au développement, en France, de notre appareil productif.

Concernant les aides publiques perçues en 2023, Danone a reçu 33,4 millions d'euros, somme qui est dans la moyenne par rapport aux années précédentes, hormis 2022 et 2021 où nous avons bénéficié d'aides covid visant à soutenir notre activité d'hôtellerie à Évian. Je détaillerai cette somme en la scindant en trois catégories : les subventions et avances remboursables, les mécanismes fiscaux et les dispositifs sociaux.

En 2023, nous avons reçu 11 millions d'euros de subventions et d'avances remboursables, soit 11 % de nos investissements, dans nos capacités de production industrielle en France.

Premièrement, nous avons reçu 9,1 millions d'euros via des certificats d'économies d'énergie (C2E), qui nous ont permis de rénover une grande partie de nos sites en France dans le cadre de leur transition énergétique. Par exemple, notre usine au Molay-Littry, dans le Calvados, a bénéficié d'un vaste projet de modernisation de nos installations énergétiques entre 2022 et 2023 pour un coût total de 4,4 millions d'euros. Cela nous a permis d'améliorer notre efficacité énergétique et notre productivité, en divisant par quatre nos gigawattheures en trois ans, soit une économie d'énergie de l'ordre de 300 000 euros. Dans ce cadre, l'État a financé 3,7 millions d'euros en 2023, versés directement à notre prestataire, Clauger, et Danone a pris à sa charge un montant de l'ordre de 700 000 euros.

Deuxièmement, nous avons perçu 125 000 euros via les aides des agences de l'eau, qui nous permettent de mener des projets d'optimisation de la gestion industrielle de l'eau et de protection de la ressource sur nos bassins versants. Dans notre usine Badoit, nous avons mis en place une station biologique en 2023 pour un coût total de 1,5 million d'euros, ce qui nous permet de réduire les nitrates qui proviennent de nos nettoyages industriels. Ce projet nous permet de réduire notre consommation d'eau industrielle de 15 % par an, pour une économie de 8,8 millions d'euros. L'agence de l'eau finance une partie de cette station à hauteur de 250 000 euros, dont ce premier versement de 125 000 euros en 2023. Le reste nous sera versé en 2025 si nous respectons les objectifs fixés.

Troisièmement, Danone a perçu 900 000 euros au titre du plan France 2030, somme qui se décompose en deux parties : 360 000 euros d'avance remboursable et 540 000 euros de subvention pour l'un de nos projets dans notre usine de Steenvoorde située dans les Hauts-de-France. Cela nous permettra de mettre en place une nouvelle ligne de production dédiée à la nutrition médicale d'ici à 2026. C'est l'aboutissement de quatre ans de travaux et cela nous permettra d'installer un savoir-faire stratégique en France, à savoir la production de compléments nutritionnels oraux qui sont destinés aux personnes âgées ou à des personnes qui sont atteintes de maladies chroniques. Le projet permettra la création de 23 emplois directs et d'une quarantaine d'emplois indirects pour la logistique et l'emballage.

Notre investissement total s'élève à 60 millions d'euros, incluant un soutien de Bpifrance à hauteur de 3,5 millions d'euros dans le cadre du plan France 2030. En 2023, nous avons bénéficié d'une première part de 900 000 euros et nous devrions percevoir le reste de l'aide publique, soit 2,7 millions d'euros, d'ici à 2026.

Je précise aussi que notre usine de Steenvoorde bénéficie actuellement d'un second accompagnement public pour l'installation d'une chaudière biomasse de 6,5 mégawatts en substitution du gaz actuel, en partenariat avec Engie. Cette installation devrait nous permettre de réduire de près de 70 % l'empreinte carbone du site grâce à une énergie verte et locale. Le budget total de ce projet s'élève à 10 millions d'euros. Il est soutenu par le plan France 2030 via l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), à hauteur de 3,3 millions d'euros, ainsi que par la région Hauts-de-France et la communauté d'agglomération Coeur de Flandre, à hauteur de 600 000 euros. Le versement des fonds est échelonné sur la période 2022-2026 en fonction de la réalisation des différentes étapes du projet. Je précise qu'il n'y a pas eu de versement de ces aides en 2023.

J'en viens aux mécanismes fiscaux, exclusivement représentés en 2023 par le crédit d'impôt recherche (CIR). Nous avons bénéficié de 19 millions d'euros au titre de ce crédit pour des dépenses de recherche et développement en France s'élevant à 138 millions d'euros au total. Le ratio reste similaire, année après année.

Le crédit d'impôt recherche est un levier essentiel qui nous permet de développer de manière préférentielle une activité de recherche active dans notre pays. Ainsi, environ 40 % de nos dépenses de recherche et développement sont réalisées en France. Grâce au CIR, le coût d'un chercheur en France devient compétitif par rapport aux grands pays de recherche, sur un sujet stratégique pour l'avenir du pays. Notre confiance dans la pérennité de ce dispositif a largement contribué à notre décision d'investir 100 millions d'euros dans notre centre de recherche et développement, à Paris-Saclay.

Ce dispositif facilite et stimule les collaborations au sein de l'écosystème français. En 2024, nous avons noué 60 partenariats avec des acteurs français pour un total de 7,5 millions d'euros investis et éligibles au crédit d'impôt recherche. Sur la période 2019-2024, le montant dépensé dans le cadre de notre écosystème regroupant chercheurs académiques et industriels s'élève à 43 millions d'euros. Il s'agit de partenariats publics avec l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) ou encore avec AgroParisTech, ainsi que de partenariats avec des entreprises comme SAM, qui fait de la recherche sensorielle, ou CEN, qui fait de la recherche clinique sur le bénéfice de nos produits pour le bien-être digestif.

Enfin, nous avons également bénéficié de dispositifs sociaux à hauteur de 3,4 millions d'euros en 2023, dont 2,8 millions d'euros au titre des réductions de cotisations sociales et 542 000 euros au titre du crédit d'impôt apprentissage. Les réductions de cotisations sociales correspondent aux allègements de cotisations Urssaf et aux réductions de charges sur les retraites complémentaires. Le crédit d'impôt apprentissage nous permet de soutenir la diversité en entreprise et la montée en compétences tout en facilitant l'accès des jeunes au monde du travail. Nous comptions 378 apprentis en 2023, soit une augmentation d'environ 13 % depuis 2020.

En résumé, nous avons bénéficié de 33 millions d'euros d'aides publiques, dont 28 millions concentrés sur deux dispositifs prioritaires pour le pays : les certificats d'économies d'énergie et le crédit d'impôt recherche. Nous sollicitons ces aides avec discernement pour soutenir notre politique d'investissement, et accélérer ou concrétiser des projets orientés vers la modernisation, la transition, la compétitivité et l'avenir.

Je voudrais maintenant présenter trois pistes de réflexion pour améliorer le fonctionnement de ces aides, après avoir partagé avec vous quelques convictions simples tirées de vingt-cinq années passées à travailler hors de France.

Les aides publiques ont à mon sens vocation à s'orienter autour de trois grandes thématiques : des aides exceptionnelles en cas de choc exogène ; des aides pour piloter des choix stratégiques structurants pour la Nation, afin de soutenir des changements clés pour la souveraineté, par exemple dans les secteurs de la transition écologique, du numérique ou de l'éducation ; des aides visant à assurer la compétitivité et l'attractivité du pays dans des domaines stratégiques où la compétition est mondiale, comme la recherche et l'innovation.

Ces aides, bien que de nature fondamentalement différente, doivent obéir à des règles communes : la transparence - où va l'argent du contribuable ? - et l'évaluation - quels sont les résultats ?

Mes recommandations pratiques se concentreront sur le second type d'aide et tiennent en quatre points.

Premièrement, il est important de favoriser les outils de cofinancement à l'image du plan France 2030. Ils sont essentiels pour renforcer la compétitivité de la France parce qu'ils permettent de financer et d'accélérer les transitions nécessaires et massives que notre tissu industriel doit opérer, notamment la transition écologique, qui dans le cadre de l'agroalimentaire ne sera jamais financée par le consommateur à travers une hausse des prix.

Je voudrais d'ailleurs pointer un manque : l'agroalimentaire est un secteur clé de la souveraineté de la France, mais il ne figure pas parmi les nouvelles priorités de France 2030 énoncées par le Premier ministre, il y a quelques semaines. Sur les 54 milliards d'euros du plan, seulement 2,3 milliards, soit à peine 4 %, sont consacrés au développement d'une alimentation saine et durable. C'est peu pour la première industrie de France, qui est au coeur d'enjeux économiques et de société essentiels.

Deuxièmement, je pense que certains dispositifs d'aide publique gagneraient à être simplifiés. Je rejoins les propos tenus par plusieurs chefs d'entreprise que vous avez auditionnés.

L'objectif est non pas de réduire le niveau d'exigence ou de contrôle exercé par les pouvoirs publics - ce contrôle est légitime, s'agissant de l'argent du contribuable -, mais de rendre ces dispositifs plus lisibles, plus prévisibles et plus efficaces. L'incertitude quant aux délais de traitement peut freiner les projets. La multiplicité des interlocuteurs au sein de l'appareil administratif complexifie les démarches et dilue l'efficacité des aides. Face à cela, l'idée d'un guichet unique constitue une solution pragmatique.

L'engagement de la Commission européenne, qui a instauré un cadre plus clair et plus rapide pour les aides d'État, va également dans le bon sens.

Fort d'une expérience de nombreuses années à l'étranger, je constate que d'autres pays ont mis en place des systèmes d'aides aux entreprises qui se distinguent par leur simplicité d'accès, leur rapidité de mise en oeuvre et leur lisibilité, tout en demeurant sélectifs et exigeants.

À Singapour, pour prendre un exemple concret, il y a un interlocuteur unique - le Conseil de développement économique (Economic Development Board) -, qui travaille en étroite collaboration avec les fonds souverains et le gouvernement. Il propose des incitations financières puissantes au service de la compétitivité nationale sur des sujets stratégiques, tout en garantissant une visibilité pluriannuelle dans un cadre administratif clair et pragmatique. Ce conseil entretient un échange informel permanent avec les entreprises au cours de l'instruction des dossiers, ce qui permet de limiter les incertitudes et d'améliorer la qualité des candidatures. Il s'agit là d'une bonne pratique, qui pourrait utilement être généralisée dans le cadre du plan France 2030.

Troisièmement, nous avons besoin de modes de financement adaptés. Pour un groupe comme Danone, les avances remboursables ne constituent pas un levier pertinent, car les taux d'intérêt qui leur sont appliqués sont actuellement bien supérieurs à ceux du marché. Le principe même de l'avance remboursable est sain, mais certains pays, comme le Canada, ont su en renforcer l'impact : les avances y sont octroyées à des taux largement inférieurs à ceux du marché, voire, dans certains cas, à taux zéro.

Quatrièmement, il me paraît indispensable d'identifier systématiquement les meilleures pratiques de ceux avec lesquels nous sommes, de fait, en concurrence, et de les adopter rapidement et pragmatiquement, si cela s'avère nécessaire. C'est une pratique courante dans les entreprises. C'est la condition de leur survie comme de leur compétitivité. Cette logique pourrait, me semble-t-il, s'appliquer plus largement, au-delà du seul monde de l'entreprise.

Telles sont mes suggestions, qui ne sont sans doute pas très originales, mais qui se veulent simples et pragmatiques. Elles visent à rendre plus efficaces pour tous des dispositifs qui jouent un rôle déterminant dans la compétitivité des entreprises du pays.

Ces aides structurelles à la compétitivité incitent, rassurent, stimulent et accélèrent : elles jouent un rôle fondamental de déclencheur. Du côté des pouvoirs publics, lorsqu'elles sont attribuées avec discernement et dûment contrôlées, elles permettent d'orienter l'effort du tissu économique vers des priorités de moyen et long termes, propres à assurer la compétitivité, le rayonnement du pays et le renforcement de son appareil productif.

Dans un contexte géopolitique particulièrement tendu, marqué notamment par la politique industrielle offensive des États-Unis et par l'approche stratégique et de long terme adoptée par la Chine en matière de soutien à l'industrie et à l'innovation, l'Europe, et singulièrement la France, doivent, à mon sens, jouer avec les mêmes armes.

M. Olivier Rietmann, président. - Première réflexion : vous avez parlé de produits laitiers végétaux ...

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - J'ai parlé de produits laitiers et de produits végétaux. Je ne me serais pas permis de confondre les uns et les autres, qui correspondent à deux besoins différents, dans un monde qui devient flexitarien. (Sourires.)

M. Olivier Rietmann, président. - Pour en revenir à l'objet de notre commission, vous évoquiez une érosion de la marge et de la rentabilité de vos entreprises en France, y compris par rapport au reste de l'Europe. Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails ? Quelle est aujourd'hui la marge de Danone en France par rapport à sa marge en Europe ou dans le monde ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Factuellement, la marge dont disposent les acteurs économiques en France est la plus basse d'Europe. La meilleure description de cette situation figure dans un rapport de l'inspection générale des finances (IGF) publié en 2022. Ce rapport étudie l'évolution de l'excédent brut d'exploitation dans trois secteurs : l'industrie, la grande distribution et l'agriculture, entre la période pré-covid et l'année 2022.

Sur cette période, l'excédent brut d'exploitation des industriels de l'agroalimentaire a diminué de 16,1 points. Celui de la grande distribution s'est maintenu, avec une baisse limitée à un point. En revanche, l'excédent brut d'exploitation des agriculteurs a progressé de 12 points.

Ce constat traduit plusieurs réalités. Il reflète notamment le prix de l'alimentation en France, qui demeure plus bas que dans bien des pays, la difficulté à valoriser l'alimentation elle-même, mais aussi à soutenir la recherche et l'innovation dans ce secteur.

C'est pourquoi j'ai souligné, comme je l'ai fait à l'Assemblée nationale devant la commission d'enquête visant à établir les raisons de la perte de souveraineté alimentaire de la France, l'importance de l'application de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim). Cette loi constitue un levier essentiel pour protéger les agriculteurs. Sans agriculture, il n'y a pas de nourriture. Et sans avenir pour les agriculteurs, il n'y a pas d'avenir pour la filière agroalimentaire française. Le problème est collectif.

Cette filière présente pourtant une double valeur ajoutée : en matière d'innovation, mais aussi du point de vue environnemental. Chez Danone, notre métier, c'est la santé par l'alimentation. Ce positionnement repose sur une base scientifique forte, avec un substrat de recherche fondamental dans notre société. Les agriculteurs jouent à cet égard un rôle absolument essentiel : ils sont les premiers acteurs de l'environnement. Ils ne représentent pas le problème ; ils sont la solution. Un pays sans agriculteurs est un pays sans avenir.

M. Olivier Rietmann, président. - Pensez-vous que l'on touche aujourd'hui les limites d'un système fondé sur une exigence toujours accrue de qualité et de vertu, mais qui demeure orienté vers des prix toujours plus bas pour le consommateur ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Toute chose a un prix. Il faut rémunérer décemment les agriculteurs, et Danone s'y emploie depuis de nombreuses années. L'entreprise a été pionnière dans la mise en place de contrats de long terme pour le prix du lait, auxquels s'ajoutent des primes incitatives destinées à encourager l'agriculture régénératrice et certaines pratiques vertueuses. Elle soutient également l'installation des jeunes agriculteurs.

Il faut aussi rémunérer les entreprises comme la nôtre, qui investissent massivement dans la recherche et développement. Ces investissements couvrent des domaines d'une grande sophistication. Danone figure parmi les leaders mondiaux de la nutrition médicale. Lorsqu'un patient suit un traitement oncologique, qu'il est âgé ou en situation de dénutrition, être en mesure d'agir sur cette dénutrition permet une meilleure résistance au traitement, une sortie plus rapide de l'hôpital, un retour plus efficace à l'autonomie et, finalement, une diminution des coûts pour la société.

Ces produits reposent sur un socle scientifique et technologique très avancé, au coeur du travail de Danone : le microbiome. C'est le cas pour le yaourt Danone depuis toujours. Pour prendre une analogie, le rapport est le même qu'entre la Formule 1 et la voiture de ville : une technologie très poussée se retrouve à des niveaux moindres, mais significatifs, dans nos produits protéinés ou parfois à un niveau équivalent dans notre offre de nutrition infantile.

Il existe ainsi un écosystème d'une importance capitale, non seulement pour Danone, mais aussi pour le pays. C'est pourquoi nous poursuivons nos investissements dans la recherche et développement, ce qui justifie que nous restions l'un des grands leaders mondiaux et un champion français d'un secteur agroalimentaire très singulier, fondé sur la santé par l'alimentation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souscris au constat que vous avez fait : l'exercice auquel nous nous livrons relève de l'intérêt général. Pour la première fois, une trentaine de présidents-directeurs généraux d'entreprises issues de plusieurs filières viennent échanger avec le Parlement et débattre sur l'utilisation de l'argent public. Je n'y vois aucun inconvénient, bien au contraire. Dans leur quasi-totalité, les présidents-directeurs généraux, ou directeurs généraux, répondent présent et communiquent en toute transparence les montants concernés. Cela contribue, selon moi, à recréer de la confiance entre le pouvoir économique, les salariés, les élus et les citoyens. Ce type d'échanges nourrit un débat politique de haut niveau, un débat politique éclairé. Je m'y retrouve pleinement.

J'avoue avoir été assez surpris d'apprendre ce matin qu'un cabinet d'avocats prépare désormais les présidents-directeurs généraux aux auditions, estimant que le Parlement serait devenu une zone de non-droit. (Sourires.)

Monsieur le président, vous étiez d'ailleurs cité... Comme quoi, le président libéral-social ferait plus peur que le rapporteur communiste. On apprend décidément des choses dans la presse ! (Nouveaux sourires.)

Je le répète, ce moment me semble important. Il donne lieu à un échange et à un débat dont émergeront sans doute des solutions. Cette manière de faire me paraît plutôt saine.

Dans cet esprit, monsieur le président-directeur général, êtes-vous favorable à la transparence des aides publiques ? Pourriez-vous compléter la réponse que vous avez commencé à donner dans votre propos introductif ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - J'ai fait preuve d'une transparence absolue et je ne peux que faire écho à vos propos : la transparence constitue une véritable vertu.

Dans une entreprise, la gestion s'effectue par objectifs. Elle suppose d'une part que les fonds soient correctement alloués, et d'autre part que leur utilisation soit rigoureusement mesurée. Je suis donc favorable à une transparence totale en matière d'aides publiques : vous disposez ainsi du moindre détail de ce que nous recevons.

Je suis également favorable à ce que ces aides fassent l'objet d'une évaluation, selon des critères simples et pragmatiques, sans pour autant en faire une usine à gaz. Lorsqu'un investissement est réalisé dans une entreprise, il importe de s'assurer que l'argent a été utilisé à bon escient et que les objectifs fixés ont été atteints.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Parlement doit disposer d'un dispositif d'évaluation et de suivi des 2 200 mécanismes fiscaux, subventions directes ou indirectes. Lors du vote du budget, quelles que soient les orientations politiques de chacun et, in fine, le sens de notre vote, il reste essentiel que cette évaluation soit accessible pour permettre un débat éclairé.

Dans l'entreprise également, la direction comme les représentants des salariés mènent un débat légitime sur l'usage de l'argent public. Il s'agit d'identifier les objectifs visés et les moyens mobilisés pour cela, et de mesurer ce qui est rendu possible grâce à l'intervention publique. Pour prendre un exemple, le crédit d'impôt recherche représente environ 15 % de vos dépenses de recherche et développement. Sans cette aide, un certain nombre de projets n'auraient pas vu le jour.

Je souhaite à présent compléter le tableau. Dans la mesure où vous disposez de brevets, vous ne recourez pas au dispositif IP Box qui concerne la fiscalité des revenus issus de la propriété intellectuelle. Vous ne bénéficiez pas non plus du mécénat ni du crédit d'impôt famille. S'agissant de l'énergie, vous avez mentionné les aides liées aux certificats d'économies d'énergie. Pour le reste, votre entreprise n'aurait reçu aucune aide spécifique liée à la crise énergétique de ces dernières années. J'imagine pourtant que la facture s'est alourdie.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je ne pense pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour être complet, j'en viens aux dividendes. Vous annoncez 2,15 euros de dividendes par action et 679 millions d'actions en circulation. Cela représente 1,5 milliard d'euros de dividendes versés l'an dernier, à l'échelle mondiale.

Vous déclarez également 2,7 millions d'actions rachetées, sans que je dispose du montant total correspondant, et un flux de trésorerie particulièrement favorable de 3 milliards d'euros en 2024, ce qui constitue un niveau historique pour votre groupe.

Pouvez-vous nous apporter des précisions sur le montant des impôts acquittés, ainsi que des salaires et cotisations sociales versés en France ? Cela nous permettrait de mener un débat économique global et éclairé.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Le dividende s'élève effectivement à 2,15 euros cette année, sur la base du résultat mondial, la France ne représentant qu'une partie de ce bénéfice global.

Quelques précisions sur ce dividende. Lorsqu'un investisseur achète une action, le dividende constitue, en quelque sorte, le loyer de l'argent qu'il place dans l'entreprise. Le rendement moyen du dividende versé par Danone sur les dix dernières années s'élève à environ 3,2 %. Ce niveau correspond à celui des emprunts d'État français, sans toutefois offrir la même solidité ni le même niveau de sécurité. Il reste, en outre, nettement inférieur au taux d'emprunt américain. Ainsi, le rendement de l'action, sans être négligeable, ne reflète pas toujours le niveau de risque assumé par ceux qui placent leur argent dans l'entreprise.

En ce qui concerne les rachats d'actions, la situation est très simple. Jusqu'à cette année, et depuis mon arrivée, aucun rachat d'actions n'avait été opéré. Les seuls qui ont effectués cette année visent exclusivement à racheter les actions destinées à être distribuées aux salariés et aux cadres de l'entreprise. Cela permet d'éviter une dilution de la participation des actionnaires. Il ne s'agit donc en aucun cas d'un programme de rachat d'actions massif.

J'ai été parfaitement clair, publiquement, sur l'utilisation du cash de l'entreprise, au-delà bien sûr de la masse salariale. Cette dernière représente environ 60 % des flux financiers, contre environ 20 % pour l'investissement et 20 % pour les dividendes. Voilà, grosso modo, la répartition des ressources.

La première utilisation du cash consiste à investir dans l'avenir : cela comprend la recherche et développement, l'outil industriel et la valorisation de la marque. La deuxième part sert à verser un dividende, qui rémunère l'argent investi dans la société. Enfin, une troisième part est destinée à des acquisitions, afin de renforcer l'empreinte de Danone. Nous avons d'ailleurs annoncé ce matin l'acquisition d'une entreprise, dans l'objectif, là encore, de faire progresser Danone. Enfin, cette année, nous avons procédé au rachat de 2,7 millions d'actions, correspondant à celles qui ont été attribuées aux salariés et aux cadres, toujours dans le but d'éviter la dilution des actionnaires.

M. Laurent Sacchi, secrétaire général du groupe Danone. - Le 5 mai dernier, nous avons distribué 1,392 milliard d'euros en dividendes. Parallèlement, nous avons procédé à un rachat d'actions pour un montant de 192 millions d'euros. Cette opération correspond précisément à la compensation des émissions d'actions nouvelles intervenues dans le cadre du plan d'actionnariat salarié et du plan d'attribution d'actions gratuites au bénéfice de plus de 1 500 cadres de l'entreprise.

M. Olivier Rietmann, président. - Quid des impôts ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La contribution fiscale de Danone en France s'élève à 413 millions d'euros. Elle se décompose en 110 millions d'euros d'impôts dits de production, de prélèvements liés aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) ainsi que de taxes sectorielles. À cela s'ajoutent 303 millions d'euros de cotisations patronales et de taxes sur les salaires.

Danone ne paie pas d'impôt sur les sociétés en France, pour deux raisons très simples. La première tient à un endettement particulièrement élevé, lié à notre expansion internationale qui s'est opérée à partir de la France. Nous avons notamment racheté la société Numico, spécialisée dans la nutrition médicale et infantile, ainsi que White Wave, qui produisait du lait biologique et des alternatives végétales.

La seconde raison tient au fait que la France constitue un centre administratif majeur, donc un centre de coûts très important. C'est en France que se trouvent notre principal centre de recherche et nos fonctions globales. Les coûts liés à ces fonctions, conjugués aux charges d'endettement, absorbent en réalité l'assiette de l'impôt sur les sociétés en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai un désaccord avec vous sur cette façon de voir les choses - mais il n'y a pas qu'avec vous.

Il s'agit de 110 millions d'euros d'impôts de production et de taxes diverses, auxquels s'ajoutent 303 millions d'euros de cotisations patronales et de taxes sur les salaires. Or ces 303 millions d'euros correspondent en réalité à une part du salaire différé. Ce n'est pas de l'impôt ; cela n'a rien à voir.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela n'engage que le rapporteur !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien entendu !

J'en viens maintenant au CIR, car il me semble utile d'engager un échange avec vous à ce sujet. Si je ne me trompe pas, ce dispositif représente environ 15 % des dépenses...

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai compté 13,5 %.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Très bien, retenons le chiffre exact : 13,5 %.

Pouvez-vous nous expliquer ce que cela implique concrètement ? Sans le CIR, certaines activités de recherche et développement seraient-elles maintenues en France, ou bien seraient-elles délocalisées ailleurs en Europe, voire en Inde, notamment en matière d'emploi ? Combien de projets sont concernés chaque année ? Parle-t-on de plusieurs dizaines ou de plusieurs centaines de dossiers ?

Par ailleurs, ces activités sont-elles concentrées uniquement sur le site de Paris-Saclay ou bien d'autres centres de recherche sont-ils également mobilisés ?

Enfin, menez-vous l'intégralité de ces travaux en interne ou bien en externalisez-vous une partie ? En réalisez-vous aussi hors de France, au sein de l'Union européenne ? Je rappelle que, en principe, 30 % des travaux peuvent être confiés à la sous-traitance et environ 10 % à d'autres filiales européennes, à condition que celles-ci soient situées dans l'Union européenne.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Lorsqu'un centre de recherche employant plus de 500 chercheurs est implanté, c'est un engagement à très long terme. Ce type de décision structure l'avenir.

Deux éléments sont alors déterminants. D'une part, les compétences disponibles et la qualité de l'écosystème entourant l'entreprise, c'est-à-dire la valeur des femmes et des hommes ainsi que la richesse du tissu universitaire, scientifique et industriel. D'autre part, l'équation économique propre à cet écosystème. Ces deux critères sont essentiels. Nous avons, par exemple, un centre de recherche aux Pays-Bas qui bénéficie d'un écosystème remarquable, tant du point de vue universitaire que pour les compétences d'ingénierie.

Lorsqu'une telle implantation est envisagée, la décision repose toujours sur ces deux piliers. Le crédit d'impôt recherche, comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, joue alors un rôle fondamental. Il compense les écarts de coût ou d'attractivité, et permet d'aligner la compétitivité française avec celle d'autres nations, à conditions égales d'écosystème.

Le crédit d'impôt recherche n'est pas, en soi, une raison suffisante pour s'implanter : on ne choisit pas un lieu uniquement pour une aide, mais cette aide oriente de manière décisive le choix final lorsqu'elle s'inscrit dans un environnement propice.

Cela m'amène à la seconde partie de votre question, concernant l'écosystème.

Chez Danone, nous réalisons en interne une part très importante de nos travaux. Nous disposons notamment, à Saclay, d'une base de 1 900 souches de ferments. Les recherches menées y sont exceptionnelles. Nous travaillons avec des équipes d'une qualité remarquable. Certains de nos chercheurs enseignent également dans des établissements extérieurs, à Saclay comme ailleurs. Cela témoigne de la richesse de notre écosystème partenarial. Nous collaborons étroitement avec les universités, notamment en accueillant des doctorants. Cela nous permet de bénéficier de regards nouveaux sur des sujets majeurs et, en retour, de faire vivre l'écosystème universitaire. C'est un premier cercle.

Nous coopérons également avec des entreprises partenaires, parfois dans des configurations inattendues. Nous avons ainsi créé une joint venture avec Michelin autour de la fermentation de précision. Michelin, chimiste de son état, et nous-mêmes, spécialistes des sciences de la vie, partageons un intérêt commun pour cette technologie, bien que nous l'abordions sous des angles radicalement différents. Ces collaborations produisent des résultats passionnants.

Nous travaillons aussi avec AgroParisTech, avec l'Inrae et même avec le Conseil européen pour la recherche nucléaire (Cern) sur des projets de structuration de produits extrêmement complexes.

En somme, nous ne travaillons pas en vase clos. L'immense majorité, pour ne pas dire la totalité, de nos recherches se déroule en France. Il se peut qu'un ou deux projets échappent à cette règle, mais nos centres français sont conçus pour rayonner à l'échelle mondiale. Les travaux menés en France ou aux Pays-Bas ont vocation à nourrir notre innovation partout dans le monde.

M. Laurent Sacchi. - Vous avez évoqué la question du nombre de centres de recherche implantés en France. Il en existe un second, plus modeste, situé à Évian, qui se consacre principalement aux questions liées aux emballages. Ce centre travaille à la fois sur l'allègement de nos emballages, sur la réduction de leur impact environnemental ainsi que sur les futures générations d'emballages.

Il faut savoir que la décision a été prise d'implanter notre centre de recherche actuel sur le plateau de Saclay afin de remplacer notre centre de recherche précédent, également situé à Saclay, plus petit et moins ambitieux. À ce moment-là, la tentation fut grande de réunir nos deux grands centres de recherche de Saclay et d'Utrecht, aux Pays-Bas. Lors de l'acquisition de Numico, nous avions en effet intégré un centre de recherche de très haut niveau, spécialisé dans l'alimentation infantile et l'alimentation médicale. L'idée de regrouper l'ensemble de notre recherche à Utrecht a été sérieusement envisagée. Toutefois, un facteur déterminant a conduit à maintenir et renforcer notre présence en France : la visibilité offerte par le crédit d'impôt recherche. Cet élément n'a pas à lui seul scellé la décision, mais il a joué un rôle majeur. Il a contribué à rééquilibrer une équation économique initialement plus favorable à une implantation aux Pays-Bas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Faites-vous tout en interne ou recourez-vous à la sous-traitance ? Faites-vous tout en France ou en partie à l'étranger ?

M. Laurent Sacchi. - Nous faisons quasiment tout en France et en interne, à l'exception de quelques cas de coopération, comme ceux qui ont été évoqués précédemment, notamment avec l'Inrae. Ces collaborations relèvent toutefois toujours d'un pilotage interne. La recherche n'est jamais entièrement sous-traitée à l'extérieur. En effet, la propriété industrielle doit rester en interne. Chaque année, nous menons entre 80 et 100 dossiers éligibles au CIR.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Et nous avons fait l'objet de 7 contrôles en trois ans.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une aide relativement modeste, mais relayée par la presse, a été attribuée par la communauté de communes de Flandre Intérieure à hauteur de 450 000 euros au profit de l'usine Blédina de Steenvoorde. Cette subvention a suscité un débat lors du dernier conseil communautaire. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi et comment une collectivité locale, qui n'est pas la région, intervient à une telle hauteur pour maintenir l'activité du site ? Comprenez-vous que cela puisse être perçu, par certains, comme un chantage à l'emploi ?

D'ailleurs, j'ai été alerté, en préparant cette audition - à ce stade, il ne s'agit que de rumeurs -, par plusieurs syndicalistes que l'usine Blédina de Villefranche, près de Lyon, qui existe depuis environ cent-cinquante ans, pourrait voir son activité arrêtée ou être cédée. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette rumeur ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je n'ai pas vocation à commenter les rumeurs. L'usine de Villefranche traverse de grandes difficultés, son activité étant en déclin depuis longtemps. Nous y poursuivons nos efforts, et nous faisons tout notre possible pour maintenir l'activité sur place. Mais, encore une fois, je ne commenterai pas les rumeurs des uns ou des autres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Soyons clairs : cela signifie-t-il qu'aucune décision de fermeture ne sera prise dans les prochains mois ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - On ne ferme jamais un site de gaité de coeur, car c'est un drame pour les employés ; c'est la dernière décision à laquelle on se résout. Cela étant, de manière générale - et je ne parle pas ici spécifiquement de Villefranche -, il incombe à une entreprise de garantir sa viabilité. Danone est un investisseur net en France et entend le rester. Mais cela ne signifie pas que chaque site demeurera figé à l'identique pour l'éternité.

Prenons l'exemple de Villecomtal-sur-Arros : l'activité y était totalement déclinante, nous avons donc entièrement transformé le site. Dans d'autres cas, nous avons été contraints de fermer. Cela se fait toujours « à la manière Danone », c'est à-dire avec un profond sens des responsabilités, dans le respect et en dialogue avec les représentants du personnel.

Comme je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, la subvention versée par la communauté d'agglomération Coeur de Flandre est liée non pas à l'emploi, mais à un projet de chaudière de biomasse destiné à réduire l'empreinte carbone du site. Cette chaudière utilise des coproduits agricoles provenant d'un rayon d'environ 70 kilomètres autour de l'usine. Nous offrons donc aux agriculteurs un débouché pour valoriser leurs coproduits.

M. Laurent Sacchi. - À propos du chantage à l'emploi que vous avez évoqué...

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est l'expression employée par la presse locale et par les représentants d'élus.

M. Laurent Sacchi. - Au contraire, le site de Steenvoorde se développe, puisque nous y avons réalisé un investissement important, afin de diversifier la production. Nous avons notamment installé une ligne de nutrition médicale, qui est un marché en pleine croissance. Comme nous avions plus de capacités en Angleterre, en Allemagne et aux Pays-Bas qu'en France sur ce marché, nous avons décidé d'y installer une usine, à Steenvoorde, laquelle n'est donc pas menacée.

M. Olivier Rietmann, président. - La communauté d'agglomération a-t-elle versé cette aide au titre de sa compétence en matière d'aides à l'immobilier d'entreprise ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La communauté d'agglomération Coeur de Flandre a versé une aide liée au projet de chaudière de biomasse, qui est lui-même lié à l'écosystème agricole autour du site.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez investi 10 millions d'euros pour cette chaudière, n'est-ce pas ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Absolument, l'investissement s'élève à 10 millions d'euros, dont 3,3 millions sont pris en charge par l'Ademe, et 60 000 euros par la région Hauts-de-France et la communauté d'agglomération Coeur de Flandre.

M. Laurent Sacchi. - Autrement dit, ces aides publiques ne financent pas la nouvelle ligne de production, mais elles contribuent au développement du site.

M. Michel Masset. - Je partage une grande partie de vos réflexions sur les conditions d'attribution des aides : événement exceptionnel, projet structurant pour l'autonomie de la Nation ou encore compétitivité de la recherche, le tout dans une logique de transparence et d'évaluation régulière.

Je connais votre engagement en faveur du monde agricole. Vous avez évoqué un soutien à hauteur de 48 millions d'euros, n'est-ce pas ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Oui, nous avons soutenu la filière agricole à hauteur de 48 millions d'euros depuis 2015.

M. Michel Masset. - Ces investissements favoriseraient l'agriculture dite régénératrice. Pourriez-vous détailler les modalités de sélection de vos partenaires et la nature des contrats ? Collaborez-vous avec les chambres consulaires ?

Enfin, vous avez environ 180 sites de production à travers le monde...

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Nous en avons exactement 153, de mémoire.

M. Michel Masset. - Bénéficiez-vous, dans d'autres pays, d'aides publiques similaires ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous nous avez indiqué percevoir environ 33,4 millions d'euros d'aides publiques. Quelle part est allouée aux outre-mer, par type d'aide, et quelles en sont les sociétés bénéficiaires, en particulier celles dans lesquelles Danone détient une participation ? À La Réunion, l'entreprise Sorelait est opérée par le groupe GBH sous licence Danone : votre entreprise détient-elle des parts dans cette structure ? Pourriez-vous nous indiquer par écrit les aides publiques perçues par Danone dans le cadre de ses activités en outre-mer ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je n'ai pas la réponse à cette question.

M. Laurent Sacchi. - Nous vous fournirons ces éléments. Dans les outre-mer, Danone n'intervient pas directement : ce sont des sociétés locales, opérant sous licence, qui produisent la marque Danone selon notre cahier des charges. Nous ne détenons pas de participations dans ces sociétés ; en principe, elles ne perçoivent donc pas d'aides. Nous vous apporterons une réponse écrite précise, car les situations diffèrent selon les territoires.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je poserai une question écrite sur la question de la vie chère. À La Réunion, vous travaillez avec la société Sorelait, qui appartient à un groupe particulier. Or le sénateur Victorin Lurel a déposé une proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en renforçant le droit de la concurrence et de la régulation économique outre-mer, qui a pour objet d'interdire les clauses d'exclusivité de distribution Pourtant, il semble que tous soient contraints de passer par Sorelait pour s'approvisionner.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - S'agissant de la filière laitière, nous travaillons avec des organisations de producteurs (OP), selon des contrats pluriannuels, assurant visibilité et stabilité aux éleveurs. Ces contrats intègrent des prix différenciés selon les régions ainsi que des rémunérations liées à la qualité ou à l'engagement dans des pratiques d'agriculture régénératrice.

Nous soutenons également l'installation des jeunes agriculteurs, en coordination avec les OP : aide au financement des installations - par exemple, nous payons une partie des intérêts d'emprunt -, recherche de remplaçants pour les congés. Plus symbolique, mais tout aussi importante, la campagne « Du neuf dans les champs », que nous avons lancé avec lancée avec Antoine Dupont, partenaire de Danone, afin de promouvoir l'innovation et la durabilité dans la filière laitière.

Nous avons aussi des coopérations avec d'autres filières, notamment les fruitiers dans la région d'Aiguillon. Nous avons noué des partenariats de long terme.

Nous nous approvisionnons à 100 % en lait produit en France, et ce, dans un périmètre restreint autour de nos sites de production.

Nous recevons des aides publiques de pays étrangers. À Singapour, par exemple, nous avons récemment négocié un crédit équivalent au crédit d'impôt recherche pour soutenir des travaux sur le microbiote, sujet prioritaire pour le gouvernement singapourien, qui veut allonger la durée de travail de sa population vieillissante. De même, dans le cadre de l'Inflation Reduction Act, le gouvernement Biden nous a accordé des subventions pour des projets innovants en faveur de la décarbonation de la filière laitière.

L'objectif qui sous-tend l'octroi de ces aides publiques est soit le renforcement de la compétitivité du pays sur des enjeux stratégiques, soit le soutien des transitions nécessaires - qu'elles soient environnementales ou technologiques. C'est ce que font très bien la Chine et les États-Unis, et c'est un objectif que l'Europe et la France doivent également viser.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes l'une des premières entreprises à avoir adopté le statut de société à mission. Vous insistez sur la qualité du dialogue social. Or le plan de sauvegarde de l'emploi décidé le 23 novembre 2020 sous la direction d'Emmanuel Faber - pendant la crise covid, alors même que l'entreprise avait été aidée par l'État - a conduit à la suppression de 500 emplois en 2021. J'ajoute que le plan de départs Local First - certains le qualifieraient de plan de licenciements - est toujours en vigueur pour les cadres de l'entreprise.

Aussi, combien reste-t-il d'ouvriers, de techniciens et de cadres dans l'entreprise ? Et comprenez-vous que certains cadres s'expriment sur les effets de ce plan de restructuration, notamment sur la charge supplémentaire qu'il fait peser sur ceux qui restent ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Je ne connais pas exactement la proportion d'ouvriers et de cadres dans l'entreprise ; je vous transmettrai des chiffres précis. Ce qui est certain, c'est que le plan Local First a concerné uniquement des postes de cadres et non des usines.

Le précédent plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) a été engagé avant mon arrivée. Depuis, nous avons changé de logique : nous formons nos 90 000 collaborateurs, notamment à l'intelligence artificielle ; nous pilotons de manière pluriannuelle la pyramide des âges et des savoirs. C'est l'objet de notre accord relatif à la gestion des emplois et des parcours professionnels (GEPP), signé majoritairement en France et en cours de déploiement.

M. Laurent Sacchi. - Le plan Local First est aujourd'hui achevé : près de 756 départs ont été accompagnés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Selon les cadres - je ne travaille pas dans l'entreprise -, ce plan s'inscrit dans une logique de réorganisation de long terme, uniquement ciblée sur cette catégorie de personnel. Vous avez mentionné 756 départs, auxquels s'ajoutent les 500 suppressions de postes décidées dans le cadre du plan de sauvegarde de l'emploi du 23 novembre 2020. Je comprends que ces réorganisations puissent être difficiles !

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Toute réorganisation est, en effet, extraordinairement difficile, mais les niveaux d'engagement dans l'entreprise sont excellents ; l'intensité du dialogue social y est très forte.

Chaque année, Danone organise une réunion avec tous les syndicats du monde sous l'égide de l'Union internationale des travailleurs de l'alimentation, de l'agriculture, de l'hôtellerie-restauration, du tabac et des branches connexes (UITA). Le comité de direction consacre une journée entière à expliquer notre stratégie ; je réponds personnellement aux questions pendant une matinée ; et nos équipes y consacrent également une demi-journée. C'est un engagement historique, lancé par Antoine Riboud.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous travaillez sur la fermentation de précision appliquée aux aliments végétaux. J'ai rédigé en 2023 un rapport sur les aliments cellulaires. Les aides publiques, via Bpifrance notamment, sont abondantes pour la fermentation, mais bien moindres pour la culture cellulaire.

Comment expliquez-vous que l'on ne vous attaque pas, si j'ose dire, alors que vous défendez - avec constance - le monde agricole, les éleveurs laitiers, et que, dans le même temps, vous développez la fermentation de précision, laquelle, d'une certaine manière, va à l'encontre de l'agriculture laitière telle que nous la connaissons. Les acteurs du développement cellulaire, eux, sont parfois accusés de vouloir tuer l'agriculture traditionnelle. En parallèle, les aides publiques, les subventions, semblent davantage orientées vers la fermentation de précision.

Marc Fesneau, si je ne me trompe pas, avait d'ailleurs opposé une fin de non-recevoir à Bpifrance quant à tout soutien au développement de l'industrie de la culture cellulaire.

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - La fermentation de précision se fait non pas au détriment, mais en complément de l'industrie laitière. Elle permet d'obtenir des fractions jusqu'ici indisponibles en quantités suffisantes. Et elle s'appuie sur des intrants agricoles : le fermenteur doit être nourri.

La culture cellulaire est perçue comme plus radicale et moins familière. Dans le domaine médical, elle est acceptée, car elle sauve des vies. Dans l'alimentaire, elle suscite des réticences. La question est donc culturelle et non scientifique.

M. Olivier Rietmann, président. - Estimez-vous que cela doit, pour autant, orienter le choix politique en matière d'accompagnement financier ?

M. Antoine Bernard de Saint-Affrique. - Quelles sont les technologies d'avenir structurantes pour le pays ? Voilà la question qui doit guider le choix politique, selon moi. Il s'agit de déterminer, à l'échelle nationale ou européenne, dont la dimension est essentielle en raison de la masse critique nécessaire, les domaines dans lesquels nous pouvons bâtir des filières ou des pôles d'excellence capables de nous différencier clairement du reste du monde.

Il reste de nombreuses perspectives dans les secteurs de la défense, du calcul quantique, des sciences de la vie, et donc également de la culture cellulaire. Cela suppose de commencer par une définition claire et simple, à l'échelle française et européenne, des trois ou quatre filières dans lesquelles, à un horizon de dix, vingt ou cinquante ans, la Nation doit rester compétitive - et éviter ainsi de se retrouver prise en étau entre deux géants.

Ces choix doivent être d'abord stratégiques, portés par une vision à long terme, nourris par la France et l'Allemagne, moteurs de l'Europe. On ne peut se contenter d'arbitrages tactiques sur de tels sujets, mais je ne suis pas un expert !

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de cette audition ; nous attendons vos éléments complémentaires par écrit.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de CMA-CGM : MM. Rodolphe Saadé,
président-directeur général, et Ramon Fernandez, directeur financier

(lundi 12 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Monsieur Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA-CGM, et Monsieur Ramon Fernandez, directeur financier.

Cette audition est enregistrée, diffusée en direct, et fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre vos fonctions à la CMA-CGM. Je note que Monsieur Fernandez a été directeur général du Trésor de mars 2009 à juin 2014.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Rodolphe Saadé et Ramon Fernandez prêtent serment.

Notre commission d'enquête poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises (plus de 1 000 salariés et chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros) ainsi qu'à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi lorsque des entreprises bénéficiaires procèdent à des fermetures de sites, licenciements ou délocalisations.

Nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelles différences observez-vous entre les aides françaises et celles des autres pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en France en 2023 ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Les aides publiques sont-elles suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles aides ont selon vous une efficacité avérée ou douteuse ? Quel est votre regard sur le dispositif de détermination du résultat imposable des entreprises de transport maritime en fonction du tonnage de leurs navires, qui est une dépense fiscale dont le coût varie fortement (5,6 milliards d'euros en 2023, mais 615 millions en 2024) ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions permettant d'évaluer leur efficacité ? Quelles devraient être les limites à cette conditionnalité ? Enfin, avez-vous été approché par des cabinets d'avocats pour préparer cette audition ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, puis le rapporteur et les membres de la commission pourront vous interroger.

M. Rodolphe Saadé, président-directeur général de CMA-CGM. - Je suis honoré de m'exprimer devant votre commission d'enquête consacrée à l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises. CMA-CGM est aujourd'hui le numéro trois mondial du transport maritime, le numéro cinq mondial de la logistique et l'un des premiers groupes de médias privés en France. Il y a près de cinquante ans, mon père a fondé la Compagnie maritime d'affrètement avec un seul collaborateur à Marseille. Aujourd'hui, CMA-CGM compte 160 000 collaborateurs présents dans plus de 160 pays. Notre croissance tient à notre ADN familial : nous réinvestissons plus de 80 % de nos bénéfices dans le développement du groupe. Notre flotte comprend près de 700 navires porte-conteneurs, qui sillonnent les mers du monde avec 600 marins français. Nous possédons 59 terminaux portuaires dans le monde entier et opérons plus de 1 000 entrepôts. CMA-CGM assure le tiers des flux importés et exportés de France. Notre raison d'être est de relier les ports, les pays et le monde.

Si nous sommes un opérateur global, notre port d'attache reste la France depuis 46 ans. La France représente 15 % de notre chiffre d'affaires (8 milliards d'euros), 13 % de nos effectifs (plus de 20 000 collaborateurs) et 33 % de nos investissements (plus de 14 milliards d'euros depuis 2019). Elle abrite nos principaux centres de direction, tous nos chefs de lignes, notre direction de l'armement au Havre, notre Fleet Center (centre de navigation), le siège de CEVA Logistics, notre fondation et notre centre de formation Tangram.

Nous sommes présents dans tous les grands ports français, assurons la continuité territoriale avec l'outre-mer et finalisons un programme de 145 millions d'euros de modernisation des ports de Guadeloupe et de Martinique. Avec CEVA Logistics, nous sommes présents dans la moitié des départements français. Depuis 2021, nous avons lancé notre activité de fret aérien en France, avec une base à Roissy-Charles-de-Gaulle, et avons racheté Air Belgium.

Nous avons investi dans des entreprises stratégiques comme Air France KLM et Eutelsat, et dans le secteur des médias avec La Provence, Corse-Matin, La Tribune, RMC, BFM, M6 et Brut. J'annonce aujourd'hui notre entrée au capital de Pathé via notre holding familiale.

Si CMA-CGM a pu se développer et devenir un atout pour la France, c'est aussi parce que nous avons pu compter sur l'État à nos côtés. Je regrette qu'en France on tende désormais à opposer les réussites entrepreneuriales à celles du pays, comme si l'une se faisait au détriment de l'autre.

Depuis toujours, je suis convaincu que les succès de CMA-CGM sont aussi des succès pour la France. L'Europe compte parmi les quatre plus grands transporteurs maritimes mondiaux qui résistent face à la concurrence asiatique : l'Italo-Suisse MSC, le Danois Maersk, CMA-CGM et l'Allemand Hapag-Lloyd. De plus en plus de grandes puissances affirment aujourd'hui leur ambition de devenir des acteurs majeurs du transport maritime : États-Unis, Inde ou encore Arabie saoudite. La concurrence internationale s'intensifie. Le défi de la compétitivité est donc central.

Le premier pilier de cette compétitivité, c'est un cadre fiscal stable et cohérent. Avant de vous parler de la taxe au tonnage, je voudrais évoquer les aides que le groupe perçoit et qui atteignent en 2024 environ 75 millions d'euros : 30 millions d'euros pour la délégation de service public (DSP) accordée à la Méridionale qui assure la desserte de la Corse à partir de Marseille ; 25 millions d'euros de crédit d'impôt au titre de nos activités de mécénat ; 10 millions d'euros d'aides sectorielles pour les entreprises maritimes ; un peu plus de 1 million d'euros d'aides à la presse écrite et aux médias audiovisuels.

Pour la taxe au tonnage, ce dispositif est en vigueur dans la plupart des grandes économies maritimes. Il est essentiel pour que la France reste au niveau de ses concurrents en matière de marine marchande. La taxe au tonnage concerne 90 % de la flotte mondiale et l'intégralité de la flotte européenne. Il s'agit d'un mode de taxation adapté aux particularités du transport maritime, marqué par une forte cyclicité. C'est un levier stratégique pour l'attractivité du pavillon français et notre compétitivité à l'échelle européenne. Ce régime fiscal ne s'applique qu'aux activités de transport maritime du groupe. Nos activités logistiques, portuaires et de médias, qui représentent 40 % de notre chiffre d'affaires, sont soumises à l'impôt sur les sociétés classique comme tout grand groupe français.

Dans un contexte de finances publiques sous tension, il est légitime que les grands groupes français prennent leur part. C'est pourquoi, lors des débats budgétaires de l'an dernier, il m'a semblé important de contribuer à l'effort national de redressement. CMA-CGM s'acquittera ainsi en 2025 d'une contribution additionnelle exceptionnelle estimée à 500 millions d'euros. Cette contribution doit toutefois rester exceptionnelle, condition indispensable pour préserver la compétitivité et l'attractivité de la France.

Le deuxième pilier, c'est un écosystème maritime structuré et soutenu dans la durée. Certaines exonérations de charges sociales pour le maritime sont aujourd'hui remises en cause. Or elles bénéficient à l'ensemble de la filière maritime, qui représente plus de 500 000 emplois en France. À cela s'ajoutent les aides à la formation.

Pour accroître le nombre de navires sous pavillon français, encore faut-il former des navigants. C'est le rôle central de l'École nationale supérieure maritime (ENSM), que nous devons pleinement soutenir. Aujourd'hui, l'ENSM forme une centaine d'officiers navigants par an, dont un quart rejoignent CMA-CGM. Il est important d'atteindre le doublement de la taille des promotions d'ici 2027.

Nous avons besoin d'un État stratège capable de penser le long terme et de s'engager sur les grandes priorités industrielles de notre secteur. Le premier défi, c'est la décarbonation. Le transport maritime représente à lui seul 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Nous nous sommes engagés à atteindre le net zéro d'ici 2050. Pour y parvenir, nous avons déjà investi 18 milliards d'euros pour verdir notre flotte avec des navires propulsés au gaz naturel liquéfié, au bioéthanol et à d'autres carburants alternatifs. Nous avons également créé Pols, un fonds d'investissement doté de 1 milliard d'euros, dont 200 millions d'euros confiés à la Bpifrance pour accélérer la décarbonation de notre filière.

Ces efforts ne suffiront pas si une filière européenne de biocarburants maritimes ne se structure pas. Comme pour le secteur aérien, nous comptons sur la France et l'Europe pour s'engager pleinement, notamment en facilitant l'accès aux fonds d'innovation européens. Cette question sera au coeur des débats lors du sommet des Nations-Unies sur les océans (Unoc) que la France accueillera en juin prochain à Nice et dont CMA-CGM est partenaire.

Le deuxième défi correspond à la montée en puissance de l'intelligence artificielle. Pour rester en tête, nous avons besoin d'un soutien clair à la recherche et à la formation de talents. Je crois en une souveraineté technologique européenne ancrée en France. C'est pourquoi nous soutenons Kyutai, le premier laboratoire européen d'intelligence artificielle en open source basé en France, à hauteur de 100 millions d'euros, en nouant un partenariat stratégique de 100 millions d'euros avec Mistral, et en facilitant l'implantation à Marseille d'écoles de référence comme Albert School et l'école 42.

Le groupe CMA-CGM continuera de lier sa réussite à celle de la France, parce que nous sommes un groupe français et fiers de l'être. Nous aimons notre pays, nous savons ce que nous lui devons. Nous croyons en la capacité de la France à aller de l'avant. Je continuerai à y investir, comme nous l'avons toujours fait.

Le commerce international reste un levier de dialogue et de stabilité dans le monde, et la France, comme l'Europe, peuvent compter sur CMA-CGM pour défendre leurs intérêts et les valeurs que nous partageons. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, monsieur le président-directeur général. Je retrouve bien votre façon de présenter les choses que j'avais déjà pu apercevoir lors d'une audition de la commission des affaires économiques en pleine crise de covid-19, au Sénat. J'avais fortement apprécié cette audition.

Cependant, il nous manque quelques chiffres. Vous évoquez des exonérations de cotisations ou de charges sociales, des aides à la formation, mais nous manquons de détails chiffrés concernant les différentes aides ou exonérations dont peut bénéficier CMA-CGM en France, à comparer avec les impôts dont vous vous acquittez en France et le montant de votre masse salariale en France. Ce sont des chiffres qui nous sont communiqués par tous les grands patrons que nous auditionnons et qui nous permettent d'alimenter nos travaux.

M. Rodolphe Saadé. - Je vous propose de céder la parole à Ramon Fernandez pour vous donner quelques chiffres.

M. Ramon Fernandez, directeur financier de CMA-CGM. - En 2024, si nous faisons la somme de toutes les subventions et autres contributions qui concernent le groupe, la Méridionale reçoit 34,9 millions d'euros au titre de la DSP pour la desserte de la Corse. Ensuite, nous pouvons évoquer des réductions de charges sur salaire qui atteignent 12,2 millions d'euros, dont 6,2 millions d'euros au titre du dispositif de la loi Leroy, soit des exonérations de charges patronales mises en place en 2016, mais interrompues pour le transport de marchandises en 2025. Cette exonération est spécifique au transport maritime. Depuis 2025, nous n'en bénéficierons plus pour le transport de marchandises, mais uniquement pour l'activité de la Méridionale, pour laquelle ce montant atteignait 2,5 millions d'euros en 2024.

Un autre dispositif a également été interrompu début 2025 : le dispositif de soutien aux entreprises d'armement maritime. Il s'agit d'un dispositif de remboursement des charges salariales par l'Urssaf pour les fonctions de lieutenant et les personnels d'exécution. De la même manière, ce dispositif a été recentré en ce tout début d'année 2025 pour ne plus concerner que le personnel de transport de passagers. Le montant concerné pour la Méridionale en 2024 était de 1,2 million d'euros, sur un total qui atteignait 3,3 millions d'euros, transport de marchandises inclus.

D'autres dispositifs divers de réduction de charges sur salaire atteignent un total en 2024 de 2,8 millions d'euros, ce qui donne le total de 12,2 millions d'euros, dont plus de la moitié ne nous concernera plus en 2025.

Nous pourrons vous transmettre le détail de ces chiffres.

Ensuite, plusieurs aides à l'emploi concernent pour l'essentiel les apprentis et atteignent 2,5 millions d'euros en 2024. Diverses aides à la presse atteignent 1,4 million d'euros. D'autres dispositifs totalisent 2,1 millions d'euros quant à eux.

Pour les crédits d'impôt, sur le total de 75 à 80 millions d'euros, 25 millions d'euros concernent des crédits d'impôt. Le montant principal correspond au crédit d'impôt au titre du mécénat qui atteint 24,1 millions d'euros en 2024. Cela comprend principalement le crédit d'impôt au titre des actions de la fondation CMA-CGM (pour 12 millions d'euros), 7,5 millions d'euros au titre de l'activité de Kyutai dans l'intelligence artificielle, et quelques centaines de milliers d'euros qui concernent des dons à différents musées, universités et autres institutions publiques.

Le crédit d'impôt recherche s'élève à 900 000 euros, soit un montant très limité.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant de vos impôts payés en France ?

M. Ramon Fernandez. - Nous nous sommes acquittés de 180 millions d'euros d'impôts sur les sociétés en France en 2024. Nous versons l'impôt sur les sociétés de droit commun pour toutes les activités autres que les activités du shipping qui relèvent du périmètre de la taxe au tonnage. L'impôt payé par le groupe au titre des résultats 2024 atteindra donc 180 millions d'euros en France pour un total mondial de 310 millions d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - S'y ajouteront 500 millions d'euros de contributions additionnelles et exceptionnelles au titre de 2025 pour le redressement budgétaire de notre pays.

Quel est le montant des salaires en France, de façon globale, sur une année ?

M. Ramon Fernandez. - Nous vous communiquerons cette information ultérieurement. Je ne souhaite pas vous donner une information inexacte.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, messieurs, de ces informations. Êtes-vous d'accord sur la question de la transparence des aides publiques et de leur utilisation ?

M. Rodolphe Saadé. - Bien sûr.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous venez de détailler les 75 millions d'euros d'aides que vous percevez, dont plus de la moitié correspondent à La Méridionale, ainsi que les exonérations de cotisations de droit commun, les aides à la presse pour un montant très faible, et le crédit d'impôt, notamment mécénat et le crédit d'impôt recherche.

La taxe au tonnage constitue un débat qui anime le Parlement depuis des années. Cette taxe a coûté 5,6 milliards d'euros en 2023. Pouvez-vous nous indiquer à quelle hauteur votre groupe en a bénéficié ?

M. Rodolphe Saadé. - Le chiffre que vous mentionnez correspond à l'exercice 2022, exceptionnel dans le domaine du transport maritime, industrie cyclique et volatile. Depuis plus de 46 ans que nous existons, nous traversons des hauts et des bas et investissons plus de 90 % de nos résultats dans l'outil de l'entreprise. Je suis surpris que l'on revienne sur ce sujet, car ce régime concerne toutes les compagnies maritimes mondiales. Ce n'est pas une faveur accordée à CMA-CGM. Mes concurrents bénéficient de la taxe au tonnage et n'ont pas payé de contribution exceptionnelle cette année. Dans le secteur du transport maritime, je suis le seul à contribuer à hauteur de 500 millions d'euros. Je comprends votre question et nous vous fournirons tous les chiffres nécessaires, mais si CMA-CGM affiche de telles performances aujourd'hui, c'est parce qu'elle investit dans des navires propulsés au gaz naturel liquéfié, dans des terminaux, dans la logistique et également dans les médias.

M. Olivier Rietmann, président. - Je voulais juste souligner le côté cyclique de votre activité, puisque les 5,6 milliards d'euros de 2023 doivent être comparés en 2024 à 615 millions d'euros. Ces chiffres montrent bien l'amplitude très importante de votre activité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends que nous sommes d'accord sur la question de la transparence. Il s'agit là d'un débat d'intérêt général et public. Vous avez rappelé que votre activité est cyclique, vous avez connu des difficultés en 2008-2009 et pendant la crise du covid-19. À chaque fois, l'État a été présent pour aider votre entreprise stratégique qui emploie des milliers de personnes. Je rappelle qu'en 2008-2009, vous étiez près du dépôt de bilan. L'État a alors été au rendez-vous, avec la BPI. En 2020, lors de la crise du covid-19, l'État a été présent avec un prêt de 1 milliard d'euros que vous avez remboursé.

La taxe au tonnage reste un impôt français, pas européen. La question de la taxe exceptionnelle se pose quand une entreprise réalise des milliards d'euros de bénéfices. Ma question reste donc : de quelles sommes CMA-CGM a-t-elle bénéficié en 2023 et en 2024 ?

M. Ramon Fernandez. - Si le groupe avait été assujetti à l'impôt sur les sociétés de droit commun, il se serait acquitté de 5,7 milliards d'euros d'impôts supplémentaires au titre des résultats 2022 et de 583 millions d'euros supplémentaires au titre du résultat 2023.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cet effort de transparence permet d'avoir un débat serein.

Concentrons-nous sur l'activité fret maritime. Vous avez fait état d'une flotte d'environ 700 navires. En 2023, d'après vos chiffres, votre flotte se composait de 627 navires, dont 242 en propriété et 385 affrétés (c'est-à-dire que vous louez l'équipage et le bateau). J'avais noté 103 bateaux en commande. Est-ce que la proportion entre navires en propriété et navires affrétés reste équivalente aujourd'hui ?

M. Rodolphe Saadé. - Grâce à nos résultats de ces dernières années, nous avons décidé d'acheter nos propres navires plutôt que d'être locataires. Nous sommes désormais proches de l'équilibre entre navires en propriété et navires affrétés. Les 103 navires commandés ont été livrés et nous en avons commandé 134 supplémentaires. Dans le transport maritime, pour rester compétitif, il faut investir. C'est ce que nous faisons régulièrement, avec de nouvelles commandes et un équilibre entre navires en propriété et affrétés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien battent pavillon français parmi vos 350 navires en propriété ?

M. Rodolphe Saadé. - 30.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les autres, vos gros porteurs, sont donc sous pavillons internationaux ?

M. Rodolphe Saadé. - Oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos autres pavillons sont maltais, indien, singapourien, bahaméen, chypriote, etc.

M. Rodolphe Saadé. - Nous avons également des pavillons anglais et américain.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est l'intérêt d'avoir 30 navires sous pavillon français et les autres sous différents pavillons étrangers ?

M. Rodolphe Saadé. - Un équipage français coûte beaucoup plus cher qu'un équipage international. C'est pourquoi, parmi nos navires en propriété, une trentaine battent pavillon français, notamment les grands navires propulsés au gaz naturel liquéfié. Pour les autres, afin de faire face à la concurrence, nous devons réduire nos coûts et privilégions donc les équipages internationaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Y a-t-il des Français sur les navires affrétés ?

M. Rodolphe Saadé. - Non, car les armateurs considèrent que ces équipages sont trop chers.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour éclairer notre débat, quelle est la différence de coût entre un équipage français et un équipage indien, singapourien ou chypriote ?

M. Rodolphe Saadé. - Les prix varient du simple au double.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certains pavillons sont ce qu'on appelle des « pavillons de complaisance », comme le pavillon chypriote ?

M. Rodolphe Saadé. - Non. Nous travaillons uniquement avec les pavillons autorisés par la classe. Nous n'utilisons pas de pavillons de complaisance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La taxe au tonnage, concerne-t-elle uniquement les navires battant pavillon français, l'ensemble de la flotte en propriété, ou l'ensemble de la flotte en propriété plus les navires affrétés ?

M. Ramon Fernandez. - Le régime de fiscalité du transport maritime est assez particulier. Le principe international consiste à concentrer la totalité du résultat imposable dans le pays qui abrite les lieux de décision, sauf en cas de filiale avec un armateur dans un autre pays. Pour nous, la quasi-totalité des résultats du shipping sont déclarés et remontent sur l'entité France, puisque notre siège social est situé en France.

Nous avons deux exceptions limitées : une filiale américaine, APL, qui relève de la fiscalité américaine équivalente à la taxe au tonnage, et l'armateur à Singapour, qui relève de la taxe au tonnage de Singapour. À ces deux exceptions près, la totalité de nos activités, chiffre d'affaires et résultats, remonte en France.

Pour compléter les informations sur l'impact de ce régime fiscal, il est important de rappeler que, pendant 40 ans, les résultats de CMA-CGM étaient très loin des résultats exceptionnels récents. Sur la période 2004-2021, le coût pour les finances publiques de ce régime de taxe au tonnage, donc le bénéfice pour l'Entreprise, représente 90 millions d'euros par an en moyenne. Les années 2022, 2023, 2024 ont été effectivement très bonnes, mais toutes les années précédentes étaient très loin d'atteindre ces montants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je connais ces éléments, car j'ai lu nombre de vos interviews, dans lesquelles vous défendez votre entreprise. La question concerne les quatre dernières années, avec des résultats exceptionnels, représentant un coût non négligeable pour les finances publiques. Votre activité est cyclique et l'État a toujours été présent à chaque difficulté pour accompagner votre entreprise.

Il semble donc logique que nous échangions autour de cette taxe au tonnage. Cette niche fiscale représente pour vous près de 98 % du montant total, avec 5,7 milliards d'euros pour 2023 et 583 millions d'euros sur les 615 millions d'euros de 2015. Il est logique que des parlementaires interrogent une niche qui profite à plus de 95 % à une seule entreprise.

De plus, depuis 2022, vous investissez beaucoup et pas uniquement dans le maritime. Vous avez racheté la Méridionale, La Provence, Altice, pris des parts dans Air France KLM, dans Bolloré Logistics. Avec ces bénéfices records et cette niche fiscale massive, votre entreprise continue d'investir dans le transport maritime et se diversifie dans les médias et d'autres secteurs. Il est donc légitime d'avoir ce débat sur la façon de faire contribuer une entreprise comme la vôtre de manière exceptionnelle, puisque les résultats et l'accompagnement financier dont elle bénéficie sont exceptionnels.

M. Olivier Rietmann, président. - J'aurais souhaité vous poser une question supplémentaire sur le même sujet pour éclaircir les débats. Quel est le choix de votre engagement fiscal ?

Je voudrais aussi préciser que ce n'est pas l'État qui a sauvé l'entreprise CMA-CGM en 2008-2009. La première entité à avoir pris tous les risques, c'est la famille Saadé, qui a mis sur la table près de l'intégralité de ses biens personnels pour sauver son entreprise. L'État et la BPI ont ensuite effectivement accompagné l'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'ai jamais dit que l'État avait sauvé votre entreprise. L'État vous a accompagné via la BPI en 2008 et par un prêt garanti par la suite. Par ailleurs, depuis quatre ans, cette taxe au tonnage vous offre un régime fiscal extrêmement avantageux.

Le Parlement peut légitimement accepter une niche fiscale sur des bateaux battant pavillon français, dans l'intérêt de notre compétitivité, mais la part des pavillons français dans votre flotte est inférieure à 5 %. Que cette niche fiscale bénéficie aussi à des bateaux sous pavillon étranger nous interroge.

M. Rodolphe Saadé. - La BPI a investi 150 millions d'euros dans notre entreprise et a récupéré à ce jour 435 millions d'euros. C'est plutôt positif pour l'État. Si tous les investissements de l'État rapportaient autant, nous nous en féliciterions.

La taxe au tonnage est un régime international, pas uniquement français ni européen. Toutes les compagnies maritimes du monde en bénéficient. Pour maintenir notre compétitivité, il faut que la perception des impôts soit identique partout, sinon CMA-CGM se trouverait dans une situation très délicate. Au Danemark, en Allemagne, en Chine, au Japon, à Singapour, chaque entreprise bénéficie du même régime et personne ne paie de contribution exceptionnelle, à part CMA-CGM, parce qu'elle est attachée à son pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aurais souhaité poser deux dernières questions. Concernant Tangram, ce centre de recherche, d'innovation et de formation ouvert à Marseille dont vous nous avez parlé, avez-vous bénéficié d'argent public, d'aide de l'État, de la collectivité ou de la région ?

M. Rodolphe Saadé. - Il me semble que nous avons bénéficié d'aides de la part de la région. Nous vérifierons ce point et reviendrons vers vous.

Pour répondre à la question du Président sur l'application de la taxe au tonnage : elle s'applique systématiquement tous les ans, quels que soient nos résultats.

M. Olivier Rietmann, président. - Elle est donc systématique. Cela signifie que, même les années où vous ne faites pas de bénéfices, mais transportez un gros tonnage, vous payez cette taxe.

M. Rodolphe Saadé. - Exactement. Pendant de nombreuses années où nous n'avons pas gagné d'argent, nous avons quand même payé l'impôt. C'est pourquoi il ne faut pas regarder uniquement les trois années exceptionnelles, mais considérer nos 46 ans d'existence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite un débat sérieux et argumenté. En 2023, sur les revenus 2022, la somme de 5,7 milliards d'euros est conséquente, bien qu'exceptionnelle. Cette somme a permis au groupe de dégager de la marge, d'investir et de se diversifier.

Nous devons réfléchir avec vous sur cette question. Je m'interroge sur le fait que nous pouvons accompagner des bateaux sous pavillon français et nos marins, mais que ces dispositifs s'appliquent aussi sur des pavillons étrangers. Aurions-nous pu limiter cette aide à la partie française et faire en sorte que les impôts pour les pavillons étrangers soient payés ailleurs ?

M. Rodolphe Saadé. - Je suis ouvert à ce type de discussion. Nous allons recevoir 134 navires entre 2025 et 2029, dont une partie battra pavillon français. Cependant nous ne parvenons pas à trouver suffisamment d'officiers français prêts à embarquer sur nos bateaux, faute de ressources.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez mentionné deux problèmes : le manque d'officiers et la question sociale.

Je suis surpris que votre crédit d'impôt recherche ne se monte qu'à 900 000 euros. Pouvez-vous nous donner le montant global de la R&D que vous effectuez en France ? Ces 900 000 euros sont-ils déterminants dans votre modèle de R&D ? Pouvez-vous nous en dire plus sur votre R&D ?

M. Ramon Fernandez. - Ce montant est faible, car nous ne sommes pas éligibles au crédit d'impôt recherche, qui n'est mobilisable que pour les sociétés payant l'impôt sur les sociétés de droit commun. La modicité de notre recours au CIR tient au fait que nous sommes soumis au régime de la taxe au tonnage.

J'ajoute deux points. D'abord, l'éligibilité au dispositif de taxe au tonnage pour lequel nous optons pour dix ans suppose qu'au moins 60 % de nos navires soient sous pavillon européen. Des conditions sont associées au bénéfice de ce régime européen dérogatoire aux aides d'État. Il ne s'agit pas en tant que tel d'un régime fiscal européen, mais des lignes directrices de la Commission européenne permettent aux États membres de déroger au régime des aides d'État, ce qu'ont fait la quasi-totalité des États de l'Union européenne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il faut préciser que les régimes chypriote et maltais sont extrêmement favorables.

Ma dernière question est une question d'actualité. Vous êtes patriote économique, votre siège social est situé à Marseille, où votre entreprise est impliquée.

Dans la guerre commerciale États-Unis-Chine, vous avez été reçu par le Président américain et avez annoncé dans son bureau un investissement de 20 milliards de dollars dans de nouveaux terminaux aux États-Unis. Parallèlement, le Président Macron a appelé à plusieurs reprises de grands industriels et patrons à faire preuve de patriotisme économique et à ne pas céder dans cette guerre commerciale. Comment avez-vous vécu ces déclarations et pourquoi cet investissement de 20 milliards d'euros dans le Golfe du Mexique à ce moment-là ?

M. Rodolphe Saadé. - Nous investissons aux États-Unis depuis plus de 35 ans. Généralement, nous y investissons 3,5 à 4 milliards d'euros par an. L'investissement que nous avons annoncé porte sur quatre ans, il est donc assez proche de notre rythme habituel. Le Président Trump a voulu en faire un effet d'annonce. Nous investissons aux États-Unis, mais aussi en Inde, en France et ailleurs. Nous sommes présents dans 160 pays. Le métier de CMA-CGM est de relier les ports avec nos porte-conteneurs, donc nous investissons partout. Les États-Unis représentent un grand marché pour nous. Nous investissons dans les ports, la logistique, l'aérien. Nous sommes présents aux États-Unis, comme ailleurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comment avez-vous analysé l'appel au patriotisme économique du Président Macron ? Vous êtes un grand patron français qui intervient souvent dans le débat politique. Comment avez-vous apprécié ces déclarations, faites au moins à quatre reprises ces derniers mois ? Comment envisagez-vous la résolution de cette guerre commerciale voulue par Trump, avec la hausse des taxes ?

M. Rodolphe Saadé. - Je n'ai pas de jugement à porter. Je fais mon métier et ne rentre pas dans ces discussions. Ce qui m'importe, c'est que mes clients soient satisfaits, que mon entreprise fasse des résultats et que les salariés soient satisfaits de travailler chez CMA-CGM. Le reste me dépasse.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous intervenez cependant régulièrement dans le débat politique sur de nombreuses questions, notamment sur cette taxe au tonnage. La politique n'est pas un vilain mot et ne signifie pas forcément l'exercice d'un mandat.

M. Rodolphe Saadé. - Dans ce cas, faut-il encore parler de la taxe au tonnage, monsieur le rapporteur ? Ne pensez-vous pas qu'il est temps de passer à autre chose ? Si vous voulez que CMA-CGM reste un groupe solide, troisième armement mondial, qui continue à bien travailler, recruter en France et s'y développer, le débat n'est-il pas ailleurs ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez pas d'avis sur les déclarations du Président Macron ou vous ne souhaitez pas l'exprimer ; je le respecte. Néanmoins, vous avez participé auprès du Président Trump à un exercice de communication.

M. Rodolphe Saadé. - Il est le Président des États-Unis, où je réalise 25 % de mon chiffre d'affaires. Pouvais-je lui dire non ? Nous avons reçu le Premier ministre indien à la tour CMA-CGM et j'étais très heureux de le recevoir, avec le Président Macron. Nous travaillons avec tout le monde.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comment envisagez-vous la résolution de la guerre commerciale entre les États-Unis et le reste du monde ?

M. Rodolphe Saadé. - Nous avons reçu de bonnes nouvelles aujourd'hui. La Chine et les États-Unis ont décidé de fumer le calumet de la paix. C'est une bonne nouvelle pour CMA-CGM, car nous pourrons continuer à exporter de la marchandise d'Asie, notamment de Chine, vers les États-Unis. Depuis presque trois semaines, nos volumes de Chine vers les États-Unis n'ont cessé de diminuer.

M. Olivier Rietmann, président. - Effectivement, je comptais vous interroger sur l'impact de la situation politique sur les transports Chine-États-Unis.

M. Rodolphe Saadé. - Nous avons perdu 50 % de nos volumes à destination des États-Unis depuis cette crise entre la Chine et les États-Unis, ce qui est considérable.

M. Olivier Rietmann, président. - Une décision bilatérale entre la Chine et les États-Unis a été annoncée aujourd'hui : la Chine appliquera 10 % de droits de douane et les États-Unis 30 % sur les produits chinois pendant 90 jours pour l'instant.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous avez évoqué des difficultés à recruter du personnel français pour les bateaux que vous recevrez prochainement. Cela signifie-t-il que nous n'engagez pas de personnel étranger sur ces bateaux ?

Deuxièmement, concernant l'outre-mer, un protocole pour lutter contre la vie chère a été signé en Martinique en octobre dernier entre les services de l'État, les distributeurs et votre groupe, avec un objectif de baisse de prix de 20 % sur 6 000 produits. Quelle a été votre part de réduction dans ce protocole depuis le début de l'année ?

M. Rodolphe Saadé. - Concernant les navires, sur les 134 qui seront livrés entre 2025 et 2029, une partie sera sous pavillon français. Cependant, nous ne disposons pas de suffisamment d'officiers disponibles, car nous ne sommes pas les seuls sur ce marché de l'emploi. Sur les navires battant pavillon français, nous n'employons que du personnel français. Nous avons la possibilité, dans certains cas, de passer en pavillon européen, avec un mix entre français et européen, ou de rester uniquement sous pavillon français.

En ce qui concerne les Antilles, nous avons entrepris des discussions avec l'État et les partenaires locaux sur la cherté de la vie. Nos tarifs de fret sont restés stables ces dernières années. Nous investissons également 145 millions d'euros pour agrandir les terminaux de Martinique et de Guadeloupe afin d'accueillir des navires de plus grande taille.

M. Michel Masset. - La contribution exceptionnelle se montait à 500 millions d'euros en 2025 et devait être de 300 millions d'euros en 2026.

M. Rodolphe Saadé. - La taxe exceptionnelle ne peut pas aller au-delà d'une année, en l'occurrence 2025. Avec le Gouvernement Bayrou, nous avons acté une somme de 500 millions d'euros, sur une moyenne entre 2024 et 2025.

M. Michel Masset. - Êtes-vous propriétaires de vos centres de formation ou avez-vous noué un partenariat public-privé ?

M. Rodolphe Saadé. - Ils sont financés à 100 % par CMA-CGM, sans aucune aide publique. Nous allons vérifier si nous recevons une aide du conseil régional.

M. Michel Masset. - Avez-vous également développé des formations d'apprentis ?

M. Rodolphe Saadé. - Oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends votre diversification dans le domaine du fret aérien. Cependant, pourquoi vous diversifier vers les médias, alors que la presse papier ne rapporte guère ? Est-ce pour vous un moyen de mener le débat politique ou de soutenir le pluralisme ?

Par ailleurs, avez-vous été approché par un cabinet d'avocat pour préparer cette audition, comme mentionné dans la presse ce matin ?

M. Rodolphe Saadé. - Je répondrai « non » à votre seconde question. Je compte sur les talents des collaborateurs du groupe pour préparer tous ces documents.

Concernant votre question sur la presse, j'ai d'abord voulu sauver La Provence, par patriotisme marseillais. En tant qu'entrepreneur, nous avons ensuite acquis La Tribune et La Tribune Dimanche, puis nous nous sommes interrogés sur les complémentarités possibles avec l'audiovisuel, ce qui a mené aux discussions pour racheter BFM et RMC. Il est important qu'un groupe de notre taille soit impliqué dans les médias, tout en garantissant l'indépendance éditoriale.

Ma famille est également impliquée dans ces investissements, notamment dans l'audiovisuel via une société détenue à 20 % par ma famille et à 80 % par CMA-CGM. L'annonce faite aujourd'hui d'une prise de participation de 20 % dans Pathé concerne la holding familiale, pas CMA-CGM. Pathé est la plus belle société de production de France et devrait bénéficier de complémentarités avec notre pôle médias.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Votre objectif est-il de créer une plateforme numérique comme Canal +, pour concurrencer Netflix, à partir de BFM et de RMC, ou simplement de faire vivre la chaîne d'information continue ?

M. Rodolphe Saadé. - Non, c'est de faire vivre la chaîne d'information continue. Je pourrai vous répondre sur ce sujet lors d'une prochaine audition.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci beaucoup, monsieur le président-directeur général. Merci pour toutes les précisions apportées, votre disponibilité et votre état d'esprit positif durant cette audition. Bonne fin de journée.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Kering : M. François-Henri Pinault,
président-directeur général ;
M. Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint,
et Mme Marie-Claire Daveu,
directrice du développement durable et des affaires institutionnelles

(mardi 13 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, à l'ordre du jour des travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants figure l'audition de François-Henri Pinault, président-directeur général du groupe Kering, de M. Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint et de Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions dans le groupe Kering.

Mme Marie-Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles. - Je suis administratrice d'Engie et du groupe Crédit Agricole.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François-Henri Pinault, M. Jean-Marc Duplaix et Mme Marie-Claire Daveu prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises. Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? Quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. François-Henri Pinault, président-directeur général du groupe Kering. - Je vous remercie de cette occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques par les grandes entreprises françaises et leurs sous-traitants.

Je préside le groupe Kering, acteur important du secteur du luxe depuis plus de vingt ans. Ce secteur représente plus de 10 % des exportations françaises et plus de 600 000 emplois en France. Il contribue au rayonnement de notre pays à l'étranger et à son influence, et constitue un secteur important à l'échelle européenne.

Je pense qu'il est important que vous ayez à l'esprit les différences assez significatives entre nos activités dans le secteur du luxe et celles d'autres groupes que vous avez pu auditionner. Ces spécificités impactent le type et le montant des aides publiques dont nous pouvons bénéficier en France.

Le groupe Kering est né du parcours d'un entrepreneur et d'une famille. Créé en 1962 à Rennes comme société spécialisée dans l'importation et le négoce de bois, il est devenu au début des années quatre-vingt-dix le groupe PPR, conglomérat de plusieurs métiers, notamment dans la distribution professionnelle ou grand public. Face à la mondialisation, j'ai décidé en 2005, en devenant PDG, de transformer le groupe PPR pour le spécialiser dans un secteur d'activité à l'échelle mondiale. C'était un choix osé puisque fin 2004, le groupe réalisait 22 milliards d'euros de chiffre d'affaires à travers huit divisions, et les activités de luxe n'en représentaient que 10 %. Cette transformation s'est achevée en 2013, année où nous sommes devenus Kering.

Aujourd'hui, Kering compte six maisons dans la couture et la maroquinerie, quatre maisons joaillières, une maison dans les arts de vivre et de la table, et deux entités récentes : Kering Eyewear, créée en 2015, leader mondial de la lunetterie de luxe, et Kering Beauté, créée début 2023 avec l'acquisition de la maison de parfum Creed, qui développe aujourd'hui son activité de production de parfum pour les autres marques du groupe.

Fin 2024, nous comptions 46 936 collaborateurs dans le monde, dont 4 731 en France (environ 10 % des effectifs) et 13 278 en Italie (28 % des effectifs). Notre chiffre d'affaires l'an dernier était de 17,2 milliards d'euros, la France représentant environ 5 %. Nous avons 1 813 magasins en propre dont 76 en France (4 % de notre présence globale). Nous comptons 30 570 fournisseurs directs et indirects, dont 92 % en Europe, principalement en Italie, et 4 570 en France (470 directs, 4 100 indirects). Le siège du groupe et de nos marques françaises ainsi que leurs ateliers sont à Paris, et nous sommes présents sur cinq sites de production en France (Maine-et-Loire, Manche, Val-de-Marne, Jura et Seine-et-Marne).

Notre secteur a des spécificités importantes : le capital des activités de luxe repose essentiellement sur les marques et leur désirabilité dans le temps. Notre compétitivité se construit sur la visibilité de ces marques, la qualité créative de notre offre et les savoir-faire artisanaux que nous utilisons. C'est pourquoi notre secteur est l'une des activités manufacturières françaises les moins délocalisables.

Concernant Kering, 6 de nos 14 marques, dont Gucci qui est la plus importante, sont italiennes, ce qui explique qu'une part importante de nos effectifs, fournisseurs et sous-traitants soit en Italie.

Sur les aides dont nous avons bénéficié, je précise que je ne dispose d'aucun élément concernant celles reçues par nos fournisseurs et sous-traitants, ces données leur appartenant. En 2023, le groupe Kering a versé 258 millions d'euros en prélèvements obligatoires et impôts en France, dont 68 millions d'impôts sur les sociétés. Nous avons bénéficié cette même année d'environ 4 millions d'euros au titre des différents dispositifs d'aides, soit environ 1,5 % de nos prélèvements.

Nous avons reçu environ 3 millions d'euros au titre du mécénat, représentant 75 % de la totalité des aides. Nous sommes fiers de notre mécénat qui représente environ 6,2 millions d'euros par an depuis 2019, distribués à 89 % auprès d'organismes français. Ces actions concernent l'environnement, les écoles, les arts et la culture et principalement la lutte contre les violences faites aux femmes (2,5 millions annuels), notamment pour la Maison des femmes fondée par le docteur Ghada Hatem que nous déployons à l'échelle nationale.

Nous avons également reçu 552 000 euros au titre des contrats aidés, dont 315 000 euros pour l'apprentissage. En 2023, nous avons accueilli 89 apprentis en France, la moitié dans les structures centrales, l'autre moitié dans nos maisons (12 chez Saint-Laurent, 17 chez Balenciaga, 13 chez Boucheron). 18 de ces apprentis ont obtenu un contrat de travail chez Kering à l'issue de leur formation.

Nous avons perçu 130 000 euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR) pour la tannerie de Périers dans la Manche, concernant des recherches sur les biomatériaux à base de mycélium et le développement de cuir à partir de cellules animales vivantes. Nous avons également reçu 62 000 euros de crédit d'impôt famille (CIF) pour le financement de places en crèches pour nos collaborateurs ayant des enfants en bas âge.

Ces 3,9 millions d'euros proviennent de l'État. S'y ajoutent deux aides régionales : 116 000 euros de l'Agence de l'eau pour la tannerie de Périers (recyclage des eaux usées et innovation en tannage sans métaux lourds) et 16 000 euros du Centre Technique des Industries Mécaniques pour notre société Usinage et Nouvelles Technologies à Morbier (Jura).

Ces aides ciblées forment un partenariat public privé sur des sujets d'intérêt général et sont efficaces pour le groupe Kering.

Sur une période plus longue, nous avons bénéficié d'une aide de l'Union européenne de 400 000 euros sur la période 2020-2025 correspondant au remboursement de 70 % des dépenses engagées à la tannerie de Périers sur les projets de recherche que j'ai déjà cités, sans doublon avec le crédit d'impôt recherche. Seuls les coûts qui ne sont pas couverts par la subvention européenne bénéficient du CIR.

Concernant le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), nous avons reçu en moyenne 2,6 millions d'euros par an entre 2013 et 2018, soit 15,6 millions au total. Depuis 2019, nous bénéficions d'allègements de charges sur les bas salaires (967 000 euros en 2024, 910 000 euros en 2023), auxquels s'ajoutent les allègements pour apprentis (280 000 euros en 2024, 340 000 euros en 2023). Pendant la pandémie, seule la tannerie de Périers a bénéficié d'une aide pour le chômage partiel (329 000 euros de juillet 2020 à février 2022).

Je précise que nos effectifs sont stables en France avec 94 % de CDI, et que nous avons investi 185 millions d'euros dans nos maisons françaises au cours des trois dernières années.

Concernant ma réflexion qualitative sur ces aides, j'aborderai cinq thèmes (transparence, conditionnalité, prévisibilité, efficacité, industrie du luxe).

La transparence est indispensable, nous sommes redevables des aides fournies par l'État. Elle doit s'accompagner d'une pédagogie pour éviter les amalgames : les aides publiques ne sont pas une spécificité française mais un élément de compétitivité internationale ; elles ne garantissent pas le succès des projets (c'est un investissement comportant une prise de risque) ; il ne peut pas y avoir d'obligation de résultat mais une obligation de moyens. Enfin, cette transparence ne doit pas nuire à la confidentialité des données des entreprises, particulièrement celles investissant dans la recherche.

Sur la conditionnalité, je suis favorable à des aides conditionnées selon des objectifs et indicateurs clairs et précis, avec des montants cohérents avec les ambitions poursuivies. La philosophie globale doit être la constance et la prévisibilité, sans exclure des évolutions mais en évitant les à-coups brutaux.

Concernant l'efficacité, je préconise trois principes : la simplification, nous avons en France plus de 2 000 dispositifs d'aides, ce qui risque de créer un saupoudrage inefficace et nous avons besoin d'un interlocuteur unique ; une approche sectorielle. Les aides publiques placent souvent le secteur privé et l'État dans une forme de partenariat. Toutes les entreprises n'étant pas équivalentes en taille et compte tenu de la diversité des secteurs d'activité, une approche au plus près des spécificités sectorielles me paraît indispensable. C'est le meilleur moyen d'éviter les effets d'aubaine qui résultent souvent de dispositifs trop généraux et transversaux ; la prévisibilité. Les objectifs des aides peuvent varier - favoriser les investissements en France, maintenir l'emploi ou préserver la compétitivité sectorielle. Ces aides doivent être pluriannuelles avec des clauses de rendez-vous clairement définies au départ et des critères d'évaluation simples, lisibles et pérennes.

Concernant le secteur du luxe, même s'il n'est pas prioritaire pour les aides financières de l'État, il a besoin du secteur public. J'identifie trois axes de réflexion : d'abord, le soutien à l'artisanat en France et en Europe, avec ses compétences pointues liées aux savoir-faire, élément fondamental de compétitivité. Cela nécessite une réflexion sur la formation et l'attractivité de ces métiers auprès des jeunes. Les aides à l'apprentissage pourraient être réévaluées pour ces savoir-faire spécifiques. Deuxième axe, l'importance du développement durable. Le groupe Kering est pionnier depuis 2007, c'est un des quatre axes de notre stratégie. Le développement durable devrait faire partie des conditions exigées pour toute aide publique touchant à la production. Dernier axe, l'importance de poursuivre la concertation sur le développement et l'attractivité du tourisme en France. Pour notre secteur, c'est crucial - le tourisme représente 50 % de nos ventes en France, qui elles-mêmes constituent 5 % du chiffre d'affaires du groupe.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette présentation liminaire complète. Les pistes évoquées au-delà des chiffres sont très intéressantes et méritent d'être approfondies. Quelle est votre masse salariale en France et au niveau du groupe ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre exposé. Je salue le travail de transparence fait par votre groupe. Je considère que notre travail est d'intérêt général. Je constate que les dirigeants viennent ici dans un souci de transparence et d'échange, contribuant à renforcer la culture économique du pays et à retisser un lien de confiance entre entreprises, citoyens et élus - ce dont nous avons besoin dans un contexte politique et social complexe.

Je partage certaines de vos recommandations. Sur la question du guichet unique face aux 2 200 dispositifs existants, même un groupe comme le vôtre peut rencontrer des difficultés à trouver de la prévisibilité et de la pérennité dans les dispositifs.

Je pense qu'il est sain que nous puissions échanger sur le premier budget de la France puisque les aides publiques (exonérations, dépenses fiscales, subventions, etc.) représentent entre 170 et 250 milliards d'euros.

Il y a quelques mois, avant cette commission d'enquête, je me suis rendu à l'aéroport de Roissy pour rencontrer des douaniers. Ces derniers m'ont parlé du dispositif de détaxe : les touristes extracommunautaires peuvent se faire rembourser la TVA sur leurs achats supérieurs à 100 euros, ce qui mobilise 14 douaniers rien qu'au terminal 2. Les agents m'ont signalé une fraude assez généralisée pour un coût estimé à plus de 2 milliards d'euros par an.

Pouvez-vous estimer le montant dont bénéfice chaque année le groupe Kering au titre de ce dispositif fiscal ? N'est-ce pas une aide indirecte à comptabiliser aux côtés des 4 millions d'aides que vous avez mentionnés ?

M. François-Henri Pinault. - Notre chiffre d'affaires en France est de 934 millions d'euros et le poids des ventes en détaxe représente 20 % de ce montant, soit environ 200 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La détaxe représente un avantage permettant à votre groupe, comme aux autres, de vendre davantage. Savez-vous que ce système permet une certaine fraude difficile à quantifier aux aéroports ? Pensez-vous qu'il faudrait au moins vérifier que les personnes qui achètent chez vous avec un bordereau de détaxe prennent effectivement l'avion et quittent le pays, ce qui limiterait la fraude et le remboursement indu de TVA ?

M. François-Henri Pinault. - C'est effectivement un point très important pour nos ventes en France et dans d'autres pays. Il y a une réciprocité à ne jamais oublier - ce n'est pas une aide spécifique française. Pour la détaxe en magasin, nous vérifions les passeports et que le produit est bien destiné à être livré à l'étranger. Je savais qu'il existait des fraudes sans en connaître le montant exact. Ce système est très incitatif pour la clientèle étrangère, ce qui explique mon insistance sur le tourisme. Le tourisme représente la moitié des 950 millions d'euros de chiffre d'affaires en France. Parmi ces touristes, certains sont communautaires et ne bénéficient pas de la détaxe, d'autres sont internationaux et ne détaxent pas tout. La détaxe représente un peu moins de la moitié de la part liée au tourisme.

Concernant la guerre commerciale, quand Donald Trump parle d'augmenter les tarifs douaniers aux États-Unis, cela incite davantage la clientèle américaine à acheter lors de ses voyages en France. Il y a un phénomène d'amortissement pour nous en cas de tarifs douaniers, lié au tourisme. Même les clients fortunés qui achètent des produits de luxe regardent les prix. Le tourisme lié à la détaxe est un élément important de régulation, présent de façon réciproque dans tous les pays du monde. L'exemple du Royaume-Uni est révélateur : après le Brexit, plutôt que d'accorder la détaxe aux résidents communautaires devenus clients internationaux, elle a été supprimée pour toute la clientèle internationale. Nos chiffres d'affaires ont chuté de façon très importante en Angleterre à la suite de cette décision. La détaxe est donc un facteur d'activité essentiel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes donc d'accord que ce dispositif incitatif ou fiscal pourrait être considéré comme une aide indirecte à votre groupe et aux autres groupes de luxe ?

M. François-Henri Pinault. - Comme elle est réciproque, je ne considère pas la détaxe comme une aide, comme je ne suis pas d'accord avec Donald Trump qui estime que la TVA est un tarif douanier.

M. Olivier Rietmann, président. - Il faudrait déduire de cette somme que vous payez en plus en impôts et cotisations du fait des ventes supplémentaires générées par la détaxe.

M. Jean-Marc Duplaix, directeur général adjoint. - La détaxe est confiée à des organismes spécialisés censés vérifier l'existence de billets d'avion retour. Nous avons la faiblesse de croire que nous travaillons avec des partenaires sérieux. Par ailleurs, quand la détaxe a été supprimée au Royaume-Uni, nous avons constaté un déport de trafic vers la France ou l'Italie. Si elle s'arrêtait en France, cette clientèle en quête d'un différentiel de prix irait ailleurs.

Concernant nos effectifs français, les 4 731 salariés évoqués par M. Pinault sont essentiellement des personnels de siège, nous n'avons que 400 personnes en production. Les salaires moyens sont donc assez élevés. J'estime notre masse salariale brute à environ 350 millions d'euros, avec des cotisations patronales de l'ordre de 150 à 170 millions d'euros. Ce sont des ordres de grandeur, pas des chiffres précis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je considère que la détaxe est un avantage qui peut être comptabilisé comme une aide publique. Pour régler la fraude, je sais qu'il existe des entreprises qui accompagnent les clients pour organiser la détaxe moyennant 15 à 30 % du montant, y compris pour des clients achetant des produits de luxe qui ne souhaitent pas s'embêter à l'aéroport. Une solution serait de placer les bureaux de détaxe après l'enregistrement, ce qui garantirait au moins que les clients montent dans l'avion.

M. François-Henri Pinault. - C'est ce qui se fait en Corée. Le produit acheté dans un magasin de centre-ville en détaxe est livré à l'aéroport.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma deuxième question concerne les rachats d'actions. Votre groupe pratique ces rachats assez massivement. Vous avez fait plusieurs opérations : en 2020, sur la période 2021-2023 pour 9,33 % du capital et vous prévoyez un nouveau programme cette année.

M. François-Henri Pinault. - Le dernier programme date de 2022. Nous avons décidé d'arrêter en raison des difficultés rencontrées depuis 2023 et de certaines acquisitions que nous avons réalisées, ce qui implique un rééquilibrage des ressources disponibles. Depuis 2023, nous n'avons plus de plan de rachat d'actions. Tant que nous ne serons pas revenus à des ratios d'endettement plus bas qu'actuellement, nous ne procéderons pas à ce genre d'opération.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons auditionné Louis Gallois qui a parlé de « perversion du système ». Êtes-vous d'accord avec cette affirmation ?

M. François-Henri Pinault. - C'est une question d'équilibre. Un rachat d'actions, comme une distribution de dividendes, c'est une rémunération des actionnaires. Les actionnaires font partie des parties prenantes de l'entreprise, sans lesquelles l'entreprise n'existe pas. L'actionnaire est servi en dernier, c'est normal, le système est construit comme ça.

Idéalement, une entreprise souhaite avoir un actionnariat stable dans le temps pour se développer sereinement. Si vous n'assurez pas aux actionnaires une création de valeur ou une rémunération de l'action qui doit s'approcher du taux de l'argent, vous créez une instabilité préjudiciable à l'entreprise. La rémunération de l'actionnaire est donc nécessaire.

Les dividendes ou les rachats d'actions doivent être décidés après s'être assuré que l'entreprise dispose des ressources nécessaires pour financer son développement. Le taux de distribution de dividendes du groupe Kering est fixé depuis plus de dix ans à environ la moitié du résultat net courant part du groupe, l'autre moitié étant dédiée au développement de l'entreprise (ouvertures de magasins, d'usines, etc.).

Si une entreprise distribue massivement sans se préoccuper de son développement ou sacrifie celui-ci à la distribution de dividendes, un déséquilibre se crée. Ce serait se tirer une balle dans le pied : d'un côté, vous faites plaisir par la distribution de dividendes massifs, de l'autre, vous faites baisser votre action sur la durée en privant l'entreprise de moyens de développement. Or, la bourse valorise le potentiel de développement. C'est pourquoi l'équilibre est très important. Il y a eu des excès, je suis d'accord.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous dites que votre politique, stable depuis une dizaine d'années, est de verser la moitié du bénéfice net sous forme de dividendes. Je crois que cela représente 1,7 milliard d'euros, soit 14 euros par action.

M. François-Henri Pinault. - Le dividende est malheureusement tombé à 6 euros en raison des difficultés que nous rencontrons.

M. Jean-Marc Duplaix. - Vous avez raison. Le dividende était de 12 euros par action en 2021 et 14 euros en 2022 et 2023.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le versement de dividendes et la rémunération du capital sont un sujet sur lequel nous pourrions débattre un autre jour. Sur le rachat d'actions, je suis d'accord avec Louis Gallois. Racheter des actions pour les annuler pose un problème, alors que ces sommes pourraient être utilisées pour les investissements, les salaires, ou la rémunération du capital via les dividendes. Si ces rachats sont opérés pour que les actions soient distribuées aux salariés, la problématique n'est pas la même. Je rappelle cependant que l'ouvrier en touche moins que le top 100 des principaux cadres et que c'est une rémunération complémentaire, notamment pour les plus hauts cadres. Je pense que ce système, devenu extrêmement courant depuis quatre ou cinq ans, contribue à creuser les difficultés pour certaines entreprises.

M. François-Henri Pinault. - Nous avons procédé à des rachats d'actions au cours des dernières années. Une partie était destinée à être redistribuée aux collaborateurs du groupe, et une partie a été annulée. La partie annulée s'assimile à des dividendes. Quand une entreprise dispose de ressources financières dont elle n'a pas besoin pour financer son développement, elle doit s'interroger sur l'utilisation de ces sommes. Je ne pense pas que ce soit le métier d'une entreprise de placer du cash. Il vaut mieux le retourner aux actionnaires. Il faut avoir en tête la structure de l'actionnariat des grands groupes : plus de 95 % sont des investisseurs professionnels qui, quand ils reçoivent des dividendes, réinvestissent dans l'économie au sens large. Ce n'est pas le rentier qui prend son chèque et part sur une île déserte. Quand nous redistribuons aux actionnaires des excédents de trésorerie, nous faisons très attention à conserver suffisamment d'argent pour pérenniser le développement de l'entreprise.

M. Jean-Marc Duplaix. - Nous avons une obligation légale quand une résolution de l'Assemblée générale ouvre la possibilité d'acheter des actions, nous devons faire une annonce publique. En 2025, nous avons annoncé que l'Assemblée générale avait autorisé le rachat d'actions mais cela ne signifie pas que nous allons engager une telle démarche.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes obligés de faire l'annonce, avec le montant maximum et le cours de l'action. J'ai vu que pour 2021-2023, vous étiez autorisés à racheter jusqu'à 2 % du capital à un prix maximum de 1 000 euros par action.

M. Jean-Marc Duplaix. - Entre 2018 et 2022, nous avons racheté pour 2 milliards d'euros d'actions, dont un tiers a été ou sera distribué aux salariés. Ce n'est pas forcément un complément de rémunération, mais une partie de leur rémunération qui les aligne sur les intérêts des actionnaires. Pour certains de ces salariés, il y a une décroissance de leurs revenus liée à la baisse de l'action.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le mythe de l'actionnaire qui investit pour développer l'entreprise est faux. Aujourd'hui, ce sont majoritairement des fonds de pension qui ne s'intéressent qu'à la rentabilité à court terme. La majorité n'est plus constituée d'investisseurs de long terme, plutôt familiaux, qui prennent le temps d'investir. 95 % sont des fonds de pension uniquement préoccupés par la rentabilité à court terme.

M. François-Henri Pinault. - Ces fonds de pension réinvestissent les sommes qu'ils reçoivent dans l'économie. Cependant, la vision court-termiste de certains investisseurs est un problème pour l'entreprise. Monsieur le Président, vous avez rédigé un rapport sur le dispositif Dutreil qui favorise l'actionnariat familial, et qui est fondamental. Une entreprise familiale a des horizons temporels très différents de ceux des investisseurs. L'instabilité du cours de Bourse est un vrai problème. Quand on connaît une instabilité boursière comme nous l'avons vécue, une façon de rassurer les marchés est de racheter ses actions pour donner confiance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Plusieurs PDG, y compris à la tête d'entreprises qu'on qualifie de françaises mais dont 75 % des actionnaires sont étrangers, nous disent qu'ils subissent la pression de leurs actionnaires, notamment sur la question du versement de dividendes et du rachat d'actions.

M. Olivier Rietmann, président. - En France, un certain nombre d'entreprises constatent que leurs actions sont sous-cotées et que le rachat d'actions permet de maintenir une certaine valeur. Cela protège l'entreprise d'opérations hostiles potentielles et permet de donner à l'action une valeur qui reste attractive pour les actionnaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez cinq ateliers en France. Avez-vous bénéficié d'aides publiques, notamment des collectivités territoriales pour installer ou maintenir l'emploi ? L'actuel président de la communauté de communes de Périers affirme que lorsque vous possédiez l'ancienne usine de traitement des peaux de crocodiles à Saint-Martin-d'Aubigny, vous n'auriez pas respecté vos engagements en matière de création d'emplois, alors que vous avez bénéficié de conditions d'implantation extrêmement favorables. Est-ce exact ? Fait-il référence à des aides publiques ?

Concernant les 4 millions d'euros d'aides hors détaxe, vous n'avez pas mentionné d'exonérations de cotisations sociales. Or, vous employez des ouvriers spécialisés dans des métiers qui ne sont pas délocalisables. Quels sont les salaires d'embauche et les salaires moyens ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai noté, depuis 2019, 967 000 euros d'exonération de charges, dont une partie d'allègements au titre de l'apprentissage (340 000 euros).

M. Jean-Marc Duplaix. - Concernant la tannerie de Périers, je ne dispose peut-être pas de tous les éléments. Ce qui est certain, c'est qu'il y a bien eu une relocalisation de cette tannerie, pour une raison simple : dans son ancien format, elle était obsolète, avec des conditions de travail abominables. Nous avons racheté cette activité et, quelques années après l'acquisition, nous avons procédé à une transformation complète de la tannerie. Il est possible que nous ayons bénéficié d'aide de la communauté d'agglomération à l'époque, mais je n'ai pas les chiffres avec moi.

Sur l'emploi, il y a deux activités : une activité de négoce de peaux, plutôt des cadres basés soit dans la Manche, soit à Paris, et la tannerie proprement dite qui fait du tannage de peaux exotiques, principalement d'alligator et de crocodile. L'ensemble représentait 88 salariés en 2014, dont une quinzaine d'administratifs et de commerciaux. Aujourd'hui, nous sommes à environ 70 salariés. Il n'y a pas eu de décroissance massive, mais nous n'avons pas pu embaucher comme prévu, car notre plan de développement ne s'est pas concrétisé pour deux raisons : une crise du secteur de l'horlogerie (cette usine fabriquait beaucoup de bracelets de montres) et certains concurrents de Kering qui passaient des commandes à cette manufacture les ont progressivement annulées.

Aujourd'hui, nous maintenons l'emploi. Comme l'a mentionné M. Pinault, nous avons eu recours au chômage partiel. C'est aussi pourquoi nous y avons implanté un centre de recherche et développement, notamment dans le domaine du développement durable, et pour lequel nous bénéficions du CIR.

M. François-Henri Pinault. - Cette tannerie produisait des petites peaux de crocodiles pour bracelets de montre. Nous l'avons réorientée vers des peaux plus larges pour la maroquinerie. L'activité en France est actuellement difficile et nous n'utilisons pas la pleine capacité de la tannerie. Certains clients n'ont pas renouvelé leurs commandes, créant des difficultés. Nous continuons cependant à développer l'entreprise. Notre travail de recherche est essentiel. Nous nous préparons à une situation de rupture : quelles seront nos solutions si demain nous ne pouvons plus utiliser le cuir dans notre industrie ? C'est une question cruciale, sachant que le cuir reste un sous-produit de l'industrie alimentaire. Nous avons déjà développé des alternatives comme le mycélium de champignons. Nous avons exploité notre expertise de la tannerie pour développer ces activités de recherche, compensant ainsi le manque d'activité à Périers.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le salaire d'embauche d'un ouvrier chez Kering ?

M. François-Henri Pinault. - Je ne peux pas donner de chiffre précis car il existe un phénomène de rareté sur certains métiers, d'où l'importance de l'attractivité de l'artisanat auprès des jeunes. En France, les salaires peuvent être relativement élevés pour des métiers d'artisanat très spécifiques, particulièrement dans le cuir. Nous pourrons vous fournir des informations plus détaillées par écrit.

Nous constatons des écarts entre la France et l'Italie, notamment dans la maroquinerie ou le prêt-à-porter, les coûts étant en France supérieurs de 20 %.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez indiqué bénéficier de 300 000 euros d'accompagnement à l'apprentissage. Si demain ces 300 000 euros étaient fléchés différemment, non pas vers Kering mais vers des artisans avec un savoir-faire particulier travaillant pour le luxe, afin de spécialiser des futurs salariés ou repreneurs d'entreprises artisanales, qu'en penseriez-vous ? Est-ce que Kering pourrait se passer de tout ou partie de cette aide si elle était réorientée vers des entreprises plus artisanales en difficulté ?

M. François-Henri Pinault. - Notre problématique est la pérennité et la transmission des savoir-faire. Cette aide pourrait être réorientée vers des métiers artisanaux sous tension, nous y serions totalement favorables.

M. Jérôme Darras. - Je vous remercie pour la clarté et la précision de vos réponses et de votre exposé. Certains chefs d'entreprise et économistes libéraux prônent une suppression totale des aides aux entreprises, en contrepartie de baisses d'impôts ou de charges salariales. J'ai compris que ce n'était pas votre point de vue, puisque vous avez évoqué des éléments de réflexion sur la conditionnalité et une approche sectorielle dans l'artisanat, le tourisme ou le développement durable. Avez-vous réfléchi aux modalités qui pourraient être mises en place pour un système d'aides efficaces dans ces domaines ?

Concernant la guerre commerciale, le système d'aides actuel vous paraît-il être un élément important pour la compétitivité de nos entreprises ? À l'inverse, souffrons-nous de handicaps qui devraient être corrigés ? On cite souvent le coût de notre modèle social.

Mme Laurence Harribey. - Je vous remercie pour vos propos clairs et transparents. Vous avez indiqué que les aides d'État ne sont pas une spécificité française. Pouvez-vous nous présenter un tableau comparatif des aides dont vous bénéficiez dans d'autres pays ? Est-ce un élément de décision stratégique pour vous ? Vous avez parlé d'activités non délocalisables, j'aimerais des éclaircissements. Vous avez cité 3 millions d'euros au titre du mécénat comme une forme d'aide indirecte. Pouvez-vous évaluer le retour sur investissement de ce mécénat ? Je suis surprise que la notion d'ancrage territorial soit peu présente dans votre propos, alors que l'apprentissage, la transmission des savoirs et le mécénat devraient rendre cette notion plus prégnante.

M. Michel Masset. - Je vous remercie à mon tour pour vos propos introductifs. Vous avez mentionné la conditionnalité, le soutien à l'artisanat, le développement durable et le tourisme. Êtes-vous favorable à un partenariat public privé renforcé, notamment autour de la formation ? Plus largement, quelles seraient selon vous les principales aides qu'il faudrait flécher dans la situation actuelle ?

M. François-Henri Pinault. - Concernant l'efficacité des aides, j'ai insisté sur la nécessité d'une approche sectorielle, impliquant d'abord une priorisation des secteurs. Le luxe n'est pas le secteur le plus prioritaire en termes de compétitivité. Notre approche préconise moins d'aides générales et des aides beaucoup plus ciblées par secteur, en commençant par les secteurs sous tension confrontés à des problèmes de compétitivité. L'automobile, par exemple, nécessite beaucoup d'actions. La priorisation et la sectorisation de l'approche des aides sont pour moi des éléments clés.

Le guichet unique permettrait aux entreprises d'avoir une vision synthétique des aides disponibles selon leurs problématiques, améliorant l'efficacité du suivi et la concentration des aides là où elles sont nécessaires.

Je ne peux pas émettre un avis global sur les 150 à 250 milliards d'euros d'aides, qui s'inscrivent dans une équation générale incluant prélèvements obligatoires et flux financiers. Cependant, l'efficacité de ces aides est centrale - nous pourrions faire beaucoup plus avec ces sommes en adoptant une approche sectorielle et en priorisant les secteurs.

Quant à la guerre commerciale déclenchée par les États-Unis, le secteur du luxe n'est pas confronté à des concurrents américains ou chinois, ce qui est une particularité de notre activité. Le luxe est presque exclusivement concentré en Europe de l'Ouest, particulièrement en Italie et en France. Nos problématiques de compétitivité mondiale sont spécifiques. L'accès aux marchés et les tarifs douaniers sont cruciaux pour nous - des pays comme le Brésil et l'Inde imposent des droits de douane élevés sur les produits de luxe, ce qui explique pourquoi ces marchés restent sous-développés.

Face aux tarifs douaniers américains, nous disposons d'une certaine flexibilité pour ajuster nos prix, soit localement, soit mondialement. Cependant, notre secteur est directement impacté par l'effet de richesse. Nous avions observé des signaux très positifs de consommation sur les produits de luxe aux États-Unis après l'élection de Donald Trump, mais la situation s'est complètement inversée depuis deux mois. La consommation américaine est étroitement corrélée aux cours de Bourse, et nous constatons actuellement une baisse importante de la consommation. Notre inquiétude porte davantage sur l'impact des tarifs douaniers sur la consommation américaine que sur les tarifs eux-mêmes.

Kering est un groupe très italien, nos principales marques sont italiennes, notamment Gucci. Nous avons aussi d'importantes marques françaises comme Saint-Laurent, Balenciaga et Boucheron, mais en termes de taille et de production, l'Italie domine. Nous y faisons travailler directement et indirectement plus de 100 000 personnes.

En Italie, nous bénéficions d'aides spécifiques : une aide aux métiers du design et de la création plafonnée à 2 millions d'euros par an, et une aide au développement de la propriété intellectuelle (Patent Box) qui représentait 19 millions d'euros en 2023. Cependant, cette dernière a été récemment restreinte aux brevets industriels, excluant la créativité et le design, ce qui a réduit cette aide à 1 ou 2 millions par an.

M. Jean-Marc Duplaix. - Nous avons également reçu des subventions d'investissement pour l'ouverture de nouvelles usines et centres de recherche, représentant environ 12 millions d'euros d'aides sur la période 2020-2025.

M. François-Henri Pinault. - Ces aides concernent des projets industriels, d'usines ou de centres logistiques. Nos métiers ne sont pas délocalisables - la question se pose plutôt en termes d'arbitrage entre la France et l'Italie. Par exemple, le CIR nous a encouragés à développer des activités de recherche à la tannerie de Périers pour maintenir sa charge de travail, alors que nous aurions pu les installer près de nos unités italiennes.

Concernant le mécénat, qui représente 75 % de nos aides, Marie-Claire Daveu supervise notamment la fondation Kering contre les violences faites aux femmes. Chaque financement est accordé sur trois ans avec un suivi rigoureux et des contrôles sur le terrain. Nous évaluons l'efficacité tous les deux ou trois ans pour décider de poursuivre ou d'arrêter notre soutien. Notre objectif est d'obtenir des résultats concrets, pas simplement de distribuer de l'argent.

Sur l'ancrage territorial, notre tropisme italien s'explique par une différence de coût du travail d'environ 20 % avec la France, malgré des savoir-faire français comparables en maroquinerie et prêt-à-porter. Les choix se font entre ces deux pays, pas avec d'autres régions : dans le luxe, la délocalisation vers l'Asie n'est pas envisageable.

Concernant les partenariats publics privés, les déductions fiscales sur le mécénat nous permettent d'amplifier notre action. Sans diminuer notre engagement initial, ces dispositifs nous incitent à donner davantage. L'État démultiplie ainsi son action par notre intermédiaire, avec l'assurance d'une gestion efficace et exigeante des fonds.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans la guerre commerciale qui nous oppose aux États-Unis et à la Chine, êtes-vous d'accord avec le président Macron lorsqu'il parle de patriotisme économique et du fait que les grandes entreprises ne doivent pas céder aux sirènes de Donald Trump ?

Ma seconde question concerne un article du Monde publié hier soir qui rappelait votre soutien à M. Mittal pour l'achat d'Arcelor, avec l'appui d'Anne Méaux et son agence de communication, qui préparerait d'ailleurs certaines personnes aux auditions de cette commission d'enquête.

M. François-Henri Pinault. - Image 7 fait partie de nos fournisseurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À l'époque, M. Mittal promettait de ne fermer aucune usine en Europe. Quand il a repris Arcelor, l'Europe comptait 22 hauts fourneaux, aujourd'hui il n'en reste que 11. Il n'a pas tenu ses engagements à Florange, avec la passivité du président de la République de l'époque. Je doute qu'il respecte son engagement de décarboner les deux hauts fourneaux, promesse signée avec Bruno Le Maire l'an dernier.

Révisez-vous votre jugement face à cette situation ? L'acier me semble stratégique pour la réindustrialisation du pays. Nous avons auditionné MM. Montebourg et Le Maire : le premier s'est déclaré favorable à la nationalisation, le second l'envisage « en dernier recours », ce qui constitue déjà une avancée significative. Pensez-vous qu'une nationalisation pourrait être nécessaire si ArcelorMittal ne respectait pas ses engagements de décarbonation ?

M. François-Henri Pinault. - Le soutien apporté par mon père à M. Lakshmi Mittal relevait du respect entre entrepreneurs. Je suis trop éloigné des métiers du groupe Mittal pour vous donner un avis sur la décarbonation. Plus généralement, concernant les aides projets ciblées avec des critères précis, je pense que lorsqu'une entreprise réussit le projet soutenu et que les résultats sont bons et pérennes, il devrait y avoir des retours à meilleure fortune pour l'État. Mais je ne peux pas me prononcer spécifiquement sur le secteur de l'acier.

Sur le patriotisme économique, nous ouvrons à l'étranger des magasins, mais actuellement nous rationalisons nos réseaux de distribution plutôt que de les étendre. Nous n'avons pas de problématiques d'investissement aux États-Unis ou en Chine. De plus, notre modèle repose sur la culture française et italienne - il n'y aurait aucun sens à fabriquer des sacs Gucci italiens au Texas. Nos clients ne comprendraient pas cette approche. En revanche, mettre en avant notre niveau d'artisanat français ou italien pour Saint-Laurent ou Gucci est parfaitement cohérent. Cette problématique de délocalisation n'est donc pas vraiment une réalité pour l'industrie du luxe.

M. Olivier Rietmann, président. - Le monde des affaires n'est pas celui de la politique. Demander aux chefs d'entreprise de ne pas investir aux États-Unis au nom du patriotisme politique est problématique - nous ne sommes pas en guerre contre les États-Unis mais en forte concurrence commerciale, exacerbée par leur président. On ne peut comparer cette situation avec celle de la Russie, où l'on a obligé les entreprises à retirer leurs avoirs face à un agresseur.

Pour revenir sur Mittal et les aides à la décarbonation, avons-nous négligé l'aspect économique et la compétitivité ? Même avec 850 millions d'euros de subventions, un investissement de 2 milliards pour produire un acier plus cher que celui importé de Chine n'est pas viable économiquement. Cette marche forcée vers la décarbonation, bien que nécessaire, ne montre-t-elle pas ses limites quand elle ignore les critères économiques et industriels ?

M. François-Henri Pinault. - Absolument, mais cela ne signifie pas qu'il ne faut pas chercher des solutions viables économiquement. Kering n'est pas un groupe d'ingénieurs, mais nous sommes très avancés en développement durable. Notre rôle n'est pas de trouver des solutions scientifiques, mais des solutions économiquement viables.

Par exemple, pour le tannage du cuir sans métaux lourds, les chimistes nous disaient en 2011 ou 2012 que c'était impossible. Nous avons mené des recherches avec des universités et trouvé deux techniques, mais 25 % plus chères. Notre défi était de réduire ce surcoût. Aujourd'hui, près de 50 % de notre tannage s'effectue sans métaux lourds. L'or éthique que nous utilisons pour nos activités joaillières était 20 % plus cher au départ. Nous avons réduit cet écart à 5 % en dix ans.

Le développement durable n'est pas un obstacle à la rentabilité, mais une nouvelle façon d'aborder nos processus de production. Aujourd'hui, nous produisons deux fois plus de vêtements que nous n'en vendons pour des questions de taille. Pour la décarbonation textile, nous travaillons sur une meilleure prévision de la demande via l'intelligence artificielle. Kering s'est engagé à réduire de 40 % son empreinte carbone en valeur absolue d'ici 2035 malgré notre croissance. Nous avons identifié la moitié des solutions nécessaires. Dans le luxe, nous sommes le seul groupe avec des objectifs publics de réduction en valeur absolue. C'est un risque, mais c'est notre philosophie.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez mentionné des subventions, notamment le Crédit Impôt Recherche pour des recherches sur le développement cellulaire. Dans quel cadre précisément ?

M. François-Henri Pinault. - Il s'agit de recherches sur des façons alternatives de produire du cuir sans tuer l'animal. Actuellement, nous utilisons un sous-produit de l'industrie alimentaire. Ces techniques, inspirées du secteur de la santé concernant les greffes de peau, visent à reproduire des cuirs en laboratoire à partir de cellules animales vivantes.

Mme Marie-Claire Daveu. - En 2023, nous avons travaillé sur deux projets qui ont bénéficié du CIR. Le premier avec une start-up italienne, Squim, concernait le mycélium avec des expérimentations de tannage à la tannerie de Périers pour reproduire le toucher d'un cuir traditionnel. Le second portait sur les cellules souches avec Vitrolab, une start-up américaine qui malheureusement n'a pas pu continuer. Pour 2024, nous avons un troisième dossier CIR sur le tannage enzymatique, qui permet d'éliminer certains métaux lourds, réduisant ainsi les déchets et l'exposition des salariés aux risques sanitaires. Ces partenariats publics privés à dimension européenne peuvent réellement nous aider à changer de paradigme.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette audition très intéressante. Je note que vous l'aviez préparée avec l'objectif d'être transparents et efficaces.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la SNCF : M. Jean-Pierre Farandou,
président-directeur général ;
M. Philippe Massin, directeur financier,
et Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets

(mardi 13 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général du groupe SNCF, Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets et M. Philippe Massin, directeur financier.

Je vous remercie pour la disponibilité dont vous avez fait preuve en acceptant de modifier l'horaire de votre audition aujourd'hui, en raison du scrutin solennel qui a eu lieu ce jour en séance publique à 14 heures 30.

L'audition est enregistrée et diffusée en direct et fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions à la SNCF.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Farandou et Bassin et Mme Desnost prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après avoir entendu EDF le 22 avril dernier, nous avons souhaité entendre un autre fleuron de nos entreprises publiques, la SNCF. Celle-ci est redevenue le 1er janvier 2020 une société anonyme à capitaux publics, qui est aujourd'hui la société mère du groupe SNCF constitué de plusieurs filiales dont SNCF Réseau, SNCF Gares & Connexions, SNCF Voyageurs, Rail Logistics Europe, ainsi que Keolis et Geodis.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions qui vous sont octroyées, qu'il s'agisse de l'investissement, du fonctionnement, ou encore de la subvention d'équilibre au régime spécial de retraite des cheminots ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Jean-Pierre Farandou, président-directeur général du groupe SNCF. - Je suis très heureux de répondre à votre invitation et de participer aux travaux de cette commission. J'ai construit mon propos liminaire autour de quatre axes : un rappel sur l'organisation du groupe, des précisions sémantiques sur la notion d'aide publique, l'utilisation de ces aides, et enfin quelques recommandations.

Concernant notre organisation, nous sommes une entreprise 100 % publique à capitaux incessibles à la suite de la loi de 2018, mise en oeuvre au 1er janvier 2020. Cette réforme a transformé la SNCF d'établissement public industriel et commercial en société anonyme, ce qui n'est pas neutre dans son pilotage économique. Les emplois ne sont pas délocalisables, ce qui peut être important par rapport aux aides publiques relatives à l'emploi.

La réforme poursuivait deux objectifs : transformer l'organisation pour anticiper l'arrivée de la concurrence dans le transport ferroviaire de voyageurs et financer le système ferroviaire français avec la reprise par l'État de 35 milliards d'euros de dettes de SNCF Réseau.

Notre organisation comprend trois grands métiers : la gestion d'infrastructures avec SNCF Réseau et Gares et Connexions, ouvertes à tous les nouveaux entrants comme Trenitalia et Renfe pour les services à grande vitesse ou à Transdev qui opérera bientôt une ligne de TER entre Marseille et Nice ; le transport ferroviaire urbain de voyageurs avec SNCF Voyageurs (TER, Transilien, Intercités) et Keolis; et enfin les marchandises et la logistique avec Rail Logistique Europe et Geodis, logisticien multimodal international.

L'État a repris notre dette en deux temps : 20 milliards en 2020 et 15 milliards en 2022. En contrepartie, nous devions revenir durablement à l'équilibre, ce que nous avons fait depuis 2021, après la parenthèse du Covid. Nous ne coûtons pas d'argent à l'État ; au contraire, nos dividendes (entre un et deux milliards d'euros selon les années) remontent dans ses caisses et sont réinvestis dans le réseau via un fonds de concours, créant ainsi un cercle vertueux.

La concurrence est en marche. Pour les délégations de service public (DSP), huit appels d'offres ont déjà été organisés, SNCF Voyageurs en a gagné cinq et perdu trois. Pour les services librement organisés comme le TGV, d'autres opérateurs à capitaux privés se préparent à entrer sur le marché français dans les années à venir.

Les appels d'offres vont rapidement atteindre plusieurs dizaines par an. Dans moins d'une dizaine d'années, toutes les activités TER de France, les lignes de Transilien et les lignes Intercités seront ouvertes à la concurrence.

Le groupe SNCF fait circuler chaque jour 15 000 trains sur 28 000 kilomètres de lignes dont 2 800 de LGV et transporte quotidiennement 5 millions de passagers dans 3 000 gares.

C'est l'un des premiers employeurs de France et le premier recruteur avec plus de 17 000 embauches dans le groupe dont 8 300 dans sa partie ferroviaire. Nous comptons 150 000 cheminots, et avec Geodis et Keolis, 100 000 salariés supplémentaires. La masse salariale des cheminots représente 10 milliards d'euros par an.

Nous accueillons chaque année près de 8 000 alternants, affirmant notre rôle dans la formation des jeunes à qui nous offrons l'opportunité d'obtenir des diplômes.

Nous animons également l'économie nationale avec 15 milliards d'euros d'achats annuels, bénéficiant largement à l'économie française. Nous travaillons avec 19 000 fournisseurs dont 12 000 PME dans nos territoires. Ces achats soutiennent 269 000 emplois.

En 2024, nous avons versé 1,4 milliard d'euros d'impôts et taxes, dont plus de 80 % en France (1,2 milliard).

M. Olivier Rietmann, président. - Incluez-vous les cotisations salariales et patronales dans les impôts et les taxes ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Ce ne sont que les impôts.

Il est important de distinguer ce qui relève des aides publiques et du financement d'une politique publique. Les politiques publiques relèvent du gouvernement et ne doivent pas être confondues avec la santé économique de l'entreprise SNCF comme l'ont fait certaines personnes que vous avez auditionnées.

Dans les financements publics qui ne sont pas, selon nous, des aides publiques, il y a les sommes versées par les collectivités, les régions, Île-de-France Mobilités et l'État qui nous achètent, à travers des contrats, des prestations de service public (TER, Transilien, Intercités). Ce sont des compensations financières de service public, pas des aides directes. Si une compagnie privée les produisait à notre place, elle toucherait les mêmes sommes.

Il y a également les financements qui bénéficiant au secteur ferroviaire : les subventions d'investissement (7 milliards en 2023, 7,9 milliards en 2024) vont principalement au réseau ferroviaire ou aux achats de matériel roulant pour le compte des régions. Ce matériel appartient aux régions et nous le restituons lors des appels à concurrence. En 2023, elles se sont décomposées en 2,7 milliards d'euros pour l'achat de trains et la construction d'ateliers pour les collectivités ; 600 millions d'euros pour les travaux dans les gares, notamment d'accessibilité PMR (personnes à mobilité réduite) ; 3,8 milliards d'euros pour la régénération de l'infrastructure (SNCF Réseau).

Sur ces 7 milliards d'euros, la SNCF a participé au financement par son dividende à hauteur de 1,2 milliard.

Nous recevons également des subventions européennes : 98 millions d'euros en 2025 (dont 85 millions affectés à SNCF Réseau) via le mécanisme d'interconnexion européenne, notamment pour des projets à dimension européenne comme le système de signalisation ERTMS (European Rail Traffic Management System) entre Paris et Lyon.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant de l'investissement pour ce système ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Il s'élève à 800 millions d'euros.

Nous touchons également des subventions sur le fret, notamment pour le tronçon Le Havre-Gisors qui a permis d'améliorer l'infrastructure en contournant la région parisienne.

Concernant le régime des retraites, l'État a versé en 2023 une contribution spécifique de 3,2 milliards d'euros liée au déséquilibre démographique du régime spécial des cheminots : nous avons 229 000 cheminots retraités pour seulement 111 000 cheminots actifs. La loi française prévoit un mécanisme d'équilibrage démographique pour certains régimes (RATP, Mines, etc.) mais le calcul de la compensation se fait au taux du régime général et non au taux du régime spécial. La bonification liée au régime spécial est entièrement supportée par la SNCF.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le montant des aides publiques sur l'alternance ?

M. Philippe Massin, directeur financier de la SNCF. - L'effet bonus alternants était de 600 000 euros en 2023.

M. Jean-Pierre Farandou. - C'est peu. Ce dispositif a coûté à l'entreprise 96 millions d'euros en 2024 et 146 millions d'euros en 2024.

M. Philippe Massin. - Il faut ajouter les financements des opérateurs de compétences (OPCO) qui ont représenté 75 millions d'euros en 2023 et 70,6 millions en 2024.

M. Jean-Pierre Farandou. - Si vous regardez la répartition des coûts, nous avons des masses importantes : 48 millions d'euros de taxe d'apprentissage et 169 millions d'euros de masse salariale pour la rémunération de nos apprentis. C'est considérable car nous avons plus de 8 000 apprentis. En recettes, nous avons l'effet bonus alternant de 600 000 euros et un financement OPCO de 70 millions, soit un coût net de 146 millions d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai l'impression que vous présentez l'apprentissage comme une bonne oeuvre parce que cela vous coûte. C'est normal que l'apprentissage coûte aussi un peu à la SNCF comme à toutes les entreprises pour préparer l'avenir.

M. Jean-Pierre Farandou. - C'est un effort réel - 146 millions d'euros n'est pas une somme négligeable mais nous ne remettons pas en question l'accueil de nombreux apprentis. La SNCF a toujours eu une politique d'apprentissage qui a pris différentes formes.

M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce qu'une grande part de vos apprentis restent dans l'entreprise ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Oui pour les métiers coeur, mais nous formons aussi tous types d'apprentis dans des fonctions support. Nous ne pouvons pas conserver ces derniers mais nous leur permettons d'obtenir un diplôme.

Pendant la crise sanitaire, nous avons bénéficié de deux types d'aides exceptionnelles. Premièrement, l'État, en tant qu'actionnaire, a apporté 4 milliards d'euros sur trois ans pour recapitaliser SNCF Réseau dans le cadre du grand plan de relance de 100 milliards d'euros, permettant ainsi de poursuivre l'effort de régénération du réseau. Deuxièmement, nous avons été éligibles pour la première fois au dispositif de chômage partiel, représentant une aide de 206 millions d'euros sur 2020-2021.

Pour la crise énergétique liée à l'Ukraine, le groupe SNCF a obtenu une aide ponctuelle de 50 millions d'euros sur 2022-2023 qui a bénéficié à SNCF Voyageurs. Ces aides nous permettent de limiter les hausses de prix - les tarifs TGV n'ont augmenté que de la moitié de la hausse des coûts.

Nous bénéficions également d'aides fiscales et sociales communes à toutes les entreprises, totalisant 466 millions d'euros en 2023 - à mettre en perspective avec nos 10 milliards d'euros de masse salariale pour 150 000 emplois. Ces aides comprennent 411 millions d'allègements de charges sociales, 35 millions pour l'alternance, la transition professionnelle et l'emploi des jeunes, 2 millions de Crédit Impôt Famille (CIF) pour le financement de crèches et haltes-garderies, essentielles pour permettre aux salariés de concilier vie professionnelle et vie familiale, et 16 millions de Crédit Impôt Recherche (CIR).

Le CIR finance des programmes d'innovation ferroviaire, notamment trois projets de matériel roulant innovants (Telli, Draisy, et Flexy) qui sont des alternatives aux vieux autorails. Ces projets sont développés en partenariat avec des PME et visent le verdissement du ferroviaire sur les lignes où l'installation de caténaires serait déraisonnable. Il faut souligner le rôle de chef d'orchestre joué par la SNCF dans ces projets menés avec des industriels mais aussi des organismes de recherche et des universités.

Dans le cadre du plan de relance, le gouvernement a mis en place des aides au wagon isolé (56 millions d'euros) et au transport combiné (16 millions d'euros) en 2023. Ces subventions sont absolument nécessaires - sans elles, Fret SNCF (aujourd'hui Hexafret) ne pourraient pas maintenir cette activité essentielle à la décarbonation des mobilités. La loi de finances 2025 a d'ailleurs prévu une hausse de 30 millions de ces aides. Nous espérons leur pérennisation, indispensable à la soutenabilité du transport ferroviaire par wagon dans notre pays.

Pour conclure, nous constatons un manque de lisibilité avec environ 2 200 dispositifs d'aides publiques. Si la SNCF peut gérer cette complexité, les PME et ETI sont plus en difficulté. Toute action de simplification serait bienvenue. Nous encourageons un dialogue entre le gouvernement, le législateur et les entreprises via les organisations représentatives comme l'Union du transport public et ferroviaire (UTPF), l'Alliance 4F ou Fer de France.

Nous sommes favorables à l'évaluation rigoureuse des aides publiques, tout en suggérant d'y intégrer des critères environnementaux. Le mode ferroviaire électrique est vertueux pour l'environnement, et les euros dépensés dans le ferroviaire profitent à la transition écologique.

La transparence doit être totale et nous sommes prêts à jouer ce jeu. La SNCF est déjà une entreprise très transparente et nous n'avons aucun souci à l'être davantage si nécessaire. Il faut néanmoins veiller aux commentaires accompagnant la publication des chiffres, car certains organismes font des amalgames contestables. La transparence doit s'accompagner d'explications précisant bien la nature des sommes évoquées.

Enfin, pour les entreprises, les aides publiques doivent servir des politiques de long terme, sauf en période de crise où l'argent public aide à surmonter les difficultés. En temps normal, les aides aux entreprises devraient soutenir des politiques publiques durables concernant l'emploi et l'équipement du pays. Ce pourrait être un critère d'évaluation du bon usage de l'argent public par la commission.

M. Olivier Rietmann, président. - Je confirme que vous démontrez votre disposition à la transparence par votre exposé exhaustif sur les différentes aides reçues par la SNCF. Je comprends parfaitement votre remarque sur l'importance des commentaires accompagnant les chiffres, car un chiffre isolé peut donner lieu à des extrapolations contre-productives. Ma première question concerne la subvention d'équilibre pour le régime des retraites : pouvez-vous confirmer qu'il s'agit bien d'une aide publique de 3,2 milliards en moyenne versée à la SNCF pour équilibrer le système ?

M. Jean-Pierre Farandou. - C'est bien de l'argent public qui vient compenser le déséquilibre structurel démographique d'origine spéciale, mais ce n'est pas une aide qui soutient une politique publique, c'est pourquoi j'ai précisé sa nature exacte. C'est une aide prévue par la loi qui n'est pas spécifique à la SNCF mais concerne aussi d'autres entreprises comme la RATP.

M. Olivier Rietmann, président. - Concernant le CIR, je n'ai pas bien compris le concept. Vous percevez 16 millions d'euros alors que ce n'est pas vous qui avez les laboratoires ou qui effectuez directement la recherche. Les entreprises qui mènent la recherche pour vos projets bénéficient déjà du CIR pour leur main-d'oeuvre. À quel titre percevez-vous donc ce crédit d'impôt ? Pourriez-vous préciser ce dispositif ?

Par ailleurs, vous êtes favorable aux dispositifs d'évaluation des aides publiques. La SNCF a-t-elle été sollicitée par l'administration ou d'autres organismes pour contribuer à l'évaluation de ces dispositifs ? Nous sommes convaincus de l'efficacité du contrôle dans l'attribution et l'utilisation des aides, mais qu'en est-il de l'évaluation de leur efficience ? Avez-vous participé à de telles évaluations, ce qui permettrait aux parlementaires de prendre des décisions éclairées sur le maintien, l'augmentation ou la diminution de certaines aides dans le contexte budgétaire difficile qui s'annonce pour 2026 ?

Mme Carole Desnost, directrice technologies, innovation et projets de la SNCF. - En 2023, nous avons perçu 16 millions d'euros de CIR sur une activité éligible de 52 millions. Comme l'a mentionné le président Farandou, nous jouons un rôle de chef d'orchestre avec la connaissance des demandes des clients, la vision des besoins d'évolution de l'infrastructure et du matériel roulant. Dans mes équipes, une partie de cette activité est réalisée par des chercheurs travaillant sur des technologies nouvelles comme l'intelligence artificielle, la robotique ou les matériaux. Ces petites équipes possèdent à la fois une connaissance scientifique et ferroviaire, leur permettant de dialoguer avec les laboratoires et les industriels qui mènent les programmes de recherche.

Nous ne travaillons jamais seuls mais toujours dans des consortiums où chaque industriel récupère la partie qui le concerne. Notre rôle d'animateur est essentiel pour qualifier l'ambition et la cible car le ferroviaire est complexe (algorithmes, systèmes de gestion du trafic, nouveau système de réservation de places, etc.) et il est nécessaire d'accélérer sa transformation. Les cycles sont longs et n'intéressent pas forcément les industriels. Notre secteur n'est pas aussi riche que l'aéronautique ou l'automobile, et les productions sont souvent en nombre limité - une gamme de train représente quelques centaines d'exemplaires. Nous avons besoin d'énergie pour développer ces projets et intéresser les industriels.

Nous faisons le même travail au niveau européen. Nous avons ainsi reçu 5,7 millions d'euros en 2023. Avant 2020, il n'existait pas de programme de recherche européen sur le ferroviaire. Le premier s'appelait Shift to rail et nous en avons initié un second. Les financements européens sont plus importants (60 % contre 30 % en France) mais plus complexes à obtenir. Notre objectif est d'accélérer la transformation du ferroviaire, de dialoguer avec les laboratoires sur les nouvelles technologies et de développer des programmes réduisant les coûts.

M. Olivier Rietmann, président. - N'y a-t-il pas un gaspillage d'argent public dans ce système ? Vous passez une commande, vous êtes subventionnés au titre du CIR, mais le travail de recherche et de développement est réalisé par l'entreprise qui répond à votre commande. Cette entreprise pourrait bénéficier du CIR puisqu'elle fait la recherche, mais est-il nécessaire que vous en bénéficiez également ?

Mme Carole Desnost. - J'aimerais que ce soit comme cela, ce serait le monde idéal. Nous développons actuellement un petit train ferroviaire pour les lignes peu fréquentées. Tout l'intérieur du train a été conçu par nos ingénieurs du matériel en fonction de notre expérience : solidité des sièges, espace vélos, toilettes, etc. Pour le TGV M, nous avons établi un partenariat d'innovation avec Alstom pendant cinq ans. C'était vraiment un travail de coopération entre les équipes SNCF (voyageurs, matériel, marketing) et Alstom pour créer un train livré dans les délais, au prix souhaité et correspondant aux besoins des clients.

M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'évaluation, je pense qu'il y a quelque chose à creuser dans ce système qui finance à la fois celui qui fait la recherche et celui qui passe la commande.

Mme Carole Desnost. - Dans une description de programme de recherche, chacun a ses lots spécifiques. Par exemple, nous travaillons avec une entreprise de Limoges spécialisée dans le militaire qui produit des chars, notre idée est d'adapter leurs suspensions au secteur ferroviaire. Cela permettra d'avoir un train mieux ajusté au quai, générant des économies de temps et d'argent. L'entreprise développera sa roue mais elle sera incapable de réaliser l'intégration seule. Le CIR ne finance pas deux fois les mêmes programmes.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne comprends pas pourquoi l'entreprise qui passe la commande bénéficie du CIR.

M. Jean-Pierre Farandou. - Je ne sais pas s'il existe une évaluation du dispositif.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez jamais été sollicités pour une évaluation quelconque d'un dispositif d'aide publique.

Mme Carole Desnost. - Le CIR est audité.

M. Olivier Rietmann, président. - Je note que vous n'avez jamais été sollicités pour une évaluation des différents dispositifs. On parle beaucoup d'évaluation, mais finalement très peu se font réellement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre présentation. Vous semblez partager l'approche de transparence des autres PDG que nous avons auditionnés. Nous aurons un débat sur le système de retraite. On ne peut pas le mettre à mal et reprocher son coût à la SNCF. Je me suis opposé à ce qu'on casse le statut des cheminots et il est difficile de faire vivre différents statuts au sein de la même entreprise. Il est protecteur pour les cheminots mais aussi pour les usagers du rail. On dit sur les plateaux de télévision que les cheminots sont des privilégiés sans préciser qu'ils sont embauchés, comme dans de nombreuses entreprises, en dessous du Smic et que ce sont les primes qui font passer le salaire au-dessus. Privatiser la SNCF coûtera beaucoup plus cher puisqu'il faudra rémunérer les cheminots sans statut et qui n'auront plus de mission de service public, à la hauteur du travail effectué dans une entreprise privée. Nous reviendrons sur cette question comme l'ont fait certains pays.

Je voudrais revenir sur le CICE (crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi) que vous n'avez pas évoqué. Quel en a été le montant pour votre entreprise, par exemple sur les cinq années, et à quoi a-t-il servi dans une entreprise publique ? A-t-il permis des embauches ? La question de la compétitivité est complexe à évaluer, mais j'aimerais comprendre son utilité concrète dans votre contexte.

M. Jean-Pierre Farandou. - En 2018, nous avons touché 260 millions d'euros.

M. Philippe Massin. - Ces fonds sont entrés dans l'économie générale de l'entreprise, notamment pour les augmentations de salaire. La politique salariale du groupe est connue et débattue, et ces 260 millions ont contribué à l'évolution salariale et à la politique de rémunération globale. Ils ont également participé au financement des investissements - nous avons évoqué les subventions d'investissement, mais le groupe investit lui-même plus de 3,5 milliards d'euros par an.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce dispositif a été transformé en exonérations pérennes de cotisations sociales patronales. Si je comprends bien, l'utilisation a été répartie environ moitié-moitié entre augmentations salariales et investissements.

Nous avons auditionné des économistes de diverses sensibilités, notamment Madame Verdier-Molinier, que je qualifierais d'économiste libérale. Elle a affirmé que 85 % des aides publiques seraient destinées aux entreprises publiques, dont la SNCF et EDF, se basant sur un rapport de l'Inspection générale des finances qui ne concernait que 23 milliards d'euros d'aides, alors que le périmètre total est plutôt de 170 milliards, voire 200-250 milliards si l'on inclut tous les dispositifs. Que répondez-vous à cette affirmation ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Je vous remercie pour cette question essentielle. Depuis que je suis président de la SNCF, je m'attache à dénoncer les idées reçues dont l'entreprise est victime. Une de ces idées qui me chagrine particulièrement, véhiculée notamment par la personne que vous avez citée, est que la SNCF coûterait 20 milliards d'euros aux Français - un chiffre qui revient presque chaque année comme un marronnier.

La confusion principale vient de ce qu'on mélange les chiffres de l'entreprise SNCF et ceux de la politique publique ferroviaire. Ce n'est pas la même chose. L'entreprise SNCF, comme ses comptes le démontrent, génère des profits. Elle ne coûte pas aux Français, elle leur rapporte - l'année dernière, 1,6 milliard d'euros de dividendes ont été remontés à l'État.

Quant aux fameux 20 milliards, ils se décomposent ainsi : environ 3 milliards d'euros concernent les retraites, une solidarité nationale qui s'applique à tous et va à la Caisse de retraite, entité indépendante de la SNCF. Il y a aussi 7 milliards d'euros de subventions d'investissement pour l'infrastructure ferroviaire, qui est un bien commun. Enfin, environ 10 milliards d'euros correspondent à l'achat de prestations par les régions pour les TER, par Île-de-France Mobilités pour les trains de banlieue, etc. Avec l'ouverture à la concurrence, une partie de ces sommes sera captée par des entreprises privées.

Ces achats de prestations ne sont pas des subventions au sens classique. Cet amalgame me paraît donc erroné quand on analyse la véritable nature des flux financiers concernés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur les retraites, on peut en débattre.

Sur la question de la commande publique, si on l'assimile à une aide pour la SNCF, il faut le faire pour tous, y compris pour Dassault quand on achète des Rafales, pour Atos concernant les Jeux Olympiques, ou pour les administrations françaises faisant appel à Onet. Si l'on élargit la notion d'aide publique à la commande publique, le débat est légitime mais cela concernerait alors de nombreuses entreprises publiques, parapubliques et privées, pas seulement la SNCF.

M. Olivier Rietmann, président. - La commande publique est encadrée par des procédures précises qui ne permettent pas de choisir arbitrairement une entreprise par rapport à une autre.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a maintenant la mise en concurrence, qui est à mon avis une erreur.

Ma troisième question concerne la SNCF et le rail, que je défends comme mode de transport le plus sûr, sécurisé, décarboné et efficace. Le problème pour des millions de voyageurs est son coût, notamment celui du TGV qui est extrêmement élevé. Pour un déplacement familial à quatre personnes, cela représente plusieurs centaines d'euros, que ce soit vers Bordeaux ou ailleurs. Comparé à la route, c'est environ quatre fois plus cher. Si nous voulons que le rail gagne du terrain sur les trajets comme Paris-Bordeaux ou Paris-Marseille, son prix doit être diminué. Pour beaucoup de familles françaises, le coût actuel est prohibitif.

M. Olivier Rietmann, président. - Quelle est votre position sur l'utilisation des péages autoroutiers pour alimenter le système ferroviaire ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Concernant le prix du TGV, il faut rappeler qu'il n'est pas subventionné. Bien que produit par une entreprise publique, celle-ci doit couvrir ses coûts de production sans subvention. Le coût principal, peu connu, est le péage : sur un billet de 100 euros, 40 euros correspondent au péage. C'est considérable. Cet arbitrage a été fait fin des années 90. Il existe deux manières de couvrir le coût total de maintenance du réseau : soit le budget de l'État en prend une grosse part (comme en Italie ou en Espagne), soit c'est l'usager qui paie. En France, contrairement à d'autres pays, le choix a été que le budget de l'État ne finance pas les coûts de fonctionnement du réseau. Tout est supporté par l'utilisateur. Il existe des subventions pour le fret et les trains régionaux, mais rien pour le TGV. Donc si on veut réduire le coût du billet, il faudra nécessairement réduire les coûts du péage. Les autres coûts sont difficilement compressibles : le matériel (une rame coûte 35 millions d'euros), les salaires, l'électricité qui a plutôt augmenté. Il faut être conscient que si on réduit ce que paient les usagers, il faudra se tourner vers le contribuable.

M. Olivier Rietmann, président. - Il manque un milliard d'euros par an pour que la France dispose d'un système ferroviaire en bon état. Peut-on envisager de prélever une part des péages autoroutiers pour combler ce besoin ? Pouvez-vous également rappeler quel est le montant des investissements annuels ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Actuellement, nous investissons 3 milliards d'euros par an pour le réseau ferroviaire structurant - celui où circulent 80 % des TGV, 100 % des Intercités et 100 % des trains de fret. Les postes d'aiguillage et la maintenance courante sont couverts par les péages, mais pas la régénération ni la modernisation technologique. Tous les experts s'accordent sur la nécessité d'y consacrer 4,5 milliards par an, donc il manque 1,5 milliard à partir de 2028. La SNCF peut faire un effort supplémentaire de 500 millions, portant sa contribution à 3,5 milliards, mais pas plus sans risquer de repartir dans la spirale du déficit et de la dette. Il reste donc 1 milliard à financer.

Pour ce financement, plusieurs pistes existent. D'abord, l'écotaxe poids lourds, comme en Allemagne où elle rapporte 8 milliards d'euros par an. Nous avons eu une mauvaise expérience il y a 12 ans mais nous pouvons apprendre de nos erreurs. Ce ne sont pas les Bretons les plus concernés mais les zones de transit du nord au sud de l'Europe empruntées par de nombreux camions qui ne font que traverser notre pays, sans même faire le plein de carburant. Nous avons toutes les nuisances mais aucune recette. Deuxièmement, les taxes carbone et les systèmes d'échange de droits d'émission au niveau européen (ETS) rapporteront 5 milliards d'euros à la France à partir de 2027. Enfin, l'option des concessions autoroutières que vous mentionnez : lors de leur renégociation, une partie des gains pourrait être orientée vers le financement du réseau ferroviaire. Le ministre des transports semble favorable à cette piste.

Si nous ne trouvons pas ce milliard d'euros d'ici 2028, sur les 26 000 kilomètres de lignes classiques, 4 000 seront dégradés. Et si nous ne le trouvons toujours pas en 2032, ce sera 10 000 kilomètres. L'essence même du réseau sera menacée. Je salue le gouvernement d'avoir organisé une conférence de financement, et j'espère que nous trouverons les solutions.

M. Olivier Rietmann, président. - L'État envisage-t-il d'augmenter les aides publiques dans ce domaine ?

M. Jean-Pierre Farandou. - Les discussions sont en cours.

M. Olivier Rietmann, président. - L'idée reste donc ouverte.

M. Michel Masset. - Je vous remercie pour vos propos introductifs.

Vous avez évoqué une enveloppe de 72 millions d'euros pour compenser les coûts du fret. Est-ce un minimum pour simplement maintenir ce service ? Faudra-t-il l'augmenter l'an prochain ? Quelle évaluation faites-vous du dispositif ? Le fret peut-il être rentable à terme, sachant que nous avons travaillé récemment sur une proposition de loi pour l'augmenter sa part ?

Par ailleurs, concernant la stratégie de connexion TER/TGV, n'avez-vous pas volontairement intensifié le trafic sur certaines voies pour offrir une meilleure couverture de service, quitte à accepter quelques mécontentements liés aux retards, sachant que les usagers peuvent prendre le train suivant ? N'a-t-on pas finalement surestimé le trafic régulier sur ces lignes ?

M. Marc Laménie. - Concernant les aides publiques, le côté pédagogique est important. Sur le régime des retraites, il faut distinguer ce qui relève de la loi de financement de la sécurité sociale et ce qui figure au budget de l'État par mission et par ministère. Vous avez mentionné 16 millions d'euros pour le CIR, ce qui paraît très peu comparé aux 35 millions que coûte une rame TGV.

Les guichets de gare sont de moins en moins nombreux. Ils délivrent des billets TER et TGV. On dit que ce sont les régions qui décident, mais quand je participe au Comité régional des services de transport (COREST), je m'y perds entre la SNCF et les élus régionaux. En tant que sénateur, je ne suis pas consulté. Ces guichets sont indispensables.

Une autre question importante concerne le patrimoine immobilier de la SNCF, notamment les ouvrages d'art (tunnels, ponts, viaducs) qui font partie de l'histoire mais coûtent cher à entretenir.

Concernant le partenariat avec les collectivités territoriales, pour l'utilisation des lignes classiques par les TGV, tout le monde contribue financièrement (départements, régions, intercommunalités). Il faudrait examiner la réalité des chiffres face à vos contraintes.

Je tiens également à remercier l'ensemble des cheminots, actifs et retraités, qui méritent respect et reconnaissance.

Enfin, qui finance la sûreté ferroviaire ?

M. Gilbert Favreau. - Je suis frustré car nous touchons à la limite de l'objet de cette commission d'enquête. Nous avons une société 100 % publique, la SNCF, qui fournit un service très satisfaisant, du moins pour le transport des voyageurs que je connais bien puisque je prends le train deux fois par semaine. Pourtant, cette société est interrogée par notre commission pour savoir si elle a reçu des aides de l'État.

Nous touchons à la limite du compréhensible. Il faudrait peut-être que l'État finance entièrement la SNCF en tant que service public ou ouvrir davantage à la concurrence les lignes de chemin de fer pour assurer un service de qualité à un prix potentiellement moindre. C'est le problème fondamental de nos services publics en France.

M. Jean-Pierre Farandou. - Sur le fret, la question fondamentale est de savoir à quelles conditions on peut le développer en France. D'abord, il faut accepter que l'État subventionne une partie du coût du fret ferroviaire. Sans cela, le camion prend tout le marché. C'est un choix politique : soit on laisse le camion dominer sans subvention et le fret disparaîtra, soit on aide tout le secteur ferroviaire, pas uniquement la SNCF. Les pays où le fret ferroviaire fonctionne ont mis en place des aides sectorielles. En France, nous avons augmenté cette aide à 200 millions d'euros pour l'ensemble du secteur, dont environ la moitié pour la SNCF. Ce niveau me paraît approprié et doit être pérennisé.

Deuxièmement, il faut dédier une part des infrastructures au fret. Aujourd'hui, son développement est bloqué car le fret circule la nuit, quand ont lieu les travaux. Il existe des goulots d'étranglement qu'il faut traiter en incluant une part dédiée au fret dans le plan d'infrastructures. Si on garantit de la capacité pour le fret, il repartira. La preuve : en 2022, nous sommes passés de 9 % à 10 % de part de marché. Ce n'est pas énorme, mais ça montre que la reprise est possible avec ces deux conditions : aide au secteur et infrastructures spécifiques.

Il n'y a aucune volonté masquée de notre part de gêner.

Sur les guichets, les responsabilités sont clairement réparties : les régions décident pour les gares régionales, en tant qu'autorités organisatrices. Dans les appels d'offres, elles précisent si le guichet doit être maintenu. Pour les gares TGV, c'est SNCF Voyageurs qui décide. Pour les gares de banlieue en Île-de-France, c'est Île-de-France Mobilités. La SNCF n'est désormais qu'un opérateur mis en concurrence.

M. Michel Masset. - Ce sont donc les régions qui décident de la fermeture des guichets.

M. Jean-Pierre Farandou. - Je vous le confirme.

La question de l'aménagement du territoire est essentielle. Quand la SNCF dessert Charleville-Mézières en TGV, elle perd de l'argent mais cela correspond à sa mission d'aménagement du territoire, qui fait partie de son ADN. Cette situation n'était pas problématique en situation de monopole, où la péréquation fonctionnait : les lignes rentables finançaient celles déficitaires.

L'arrivée de la concurrence bouleverse ce modèle. Nos concurrents ne desserviront que les lignes rentables comme Lille, Lyon, Marseille ou Bordeaux, pas Charleville-Mézières. Quelles règles du jeu nous donnons-nous collectivement ? Je pense que les TGV doivent continuer à desservir ces territoires, mais il n'y a pas de raison que seule la SNCF supporte le coût d'aménagement du territoire.

Concernant les aides, ce n'est pas parce que nous sommes une entreprise publique que nous ne sommes pas une société. Notre statut de SA publique ne devrait pas nous priver des aides versées à nos concurrents privés. Nous demandons simplement à être traités équitablement.

Quant à l'ouverture à la concurrence, il est trop tôt pour un avis définitif. Sur les délégations de service public, toutes les régions s'y engagent progressivement, hormis l'Occitanie et la Bretagne. Il y a des économies réelles - nous-mêmes répondons aux appels d'offres à des coûts inférieurs - mais aussi des surcoûts, comme l'investissement des régions dans de petits ateliers qui génèrent une désoptimisation industrielle. L'avenir nous dira si le bilan est globalement positif. Le risque existe également que chaque région se concentre uniquement sur ses dessertes intrarégionales, au détriment de la cohérence nationale pour les correspondances horaires et tarifaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur le fret, je suis scandalisé que l'État ait cédé à la Commission européenne en démantelant Fret SNCF. Nous le paierons car c'est l'opérateur dont nous aurions le plus besoin actuellement. Il y aura des conséquences sur l'emploi à long terme malgré vos efforts de reclassement. Nous aurions dû affronter la Commission, quitte à être sanctionnés, plutôt que d'accepter ce démantèlement. D'autant que depuis la libéralisation, le fret ferroviaire continue de chuter.

Concernant l'actualité récente, je tiens à exprimer ma solidarité avec l'ensemble des cheminots et cheminots après cette semaine de grève. En tant qu'usager quotidien du RER B, je rappelle que la grève est le dernier recours des travailleurs et qu'elle a un coût pour eux. 98 % des retards sont dus à des dysfonctionnements ou sous-investissements, et non aux grèves. Je réitère donc toute ma solidarité dans leur mobilisation.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette audition très intéressante où vous avez fait preuve d'un vrai souci de transparence.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Accor : M. Sébastien Bazin, président-directeur général

(mardi 13 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Sébastien Bazin, président-directeur général du groupe Accor, et Mme Martine Gerow, directrice financière.

Au préalable, je voulais vous remercier pour la disponibilité dont vous avez fait preuve lorsque nous avons dû modifier l'horaire de la présente audition en raison du scrutin solennel qui a eu lieu aujourd'hui dans l'hémicycle.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions dans le groupe Accor.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bazin et Mme Gerow prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ? Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Sébastien Bazin, président-directeur général du groupe Accor. - Nous sommes très heureux d'être ici. Cette audition nous a permis d'étudier en détail l'ensemble des aides, subventions et exonérations dont nous bénéficions.

Notre métier, le tourisme-hôtellerie, est en croissance constante depuis sa création dans les années cinquante, sur tous les territoires. C'est une industrie capitale pour tous les pays où elle se développe, représentant 10 % du PIB mondial et des emplois mondiaux. Ces cinq dernières années, entre 20 et 25 % de tous les emplois créés dans le monde l'ont été dans l'hôtellerie et le tourisme.

Le groupe Accor participe pleinement à cette création d'emplois. C'est un fait méconnu : nous recrutons chaque année plus de 100 000 nouvelles personnes. L'année dernière, nous avons recruté 140 000 personnes dans le monde. Parmi elles, deux tiers n'ont pas fait d'études secondaires ni passé le baccalauréat, et 90 % vivent à moins de cinq kilomètres de l'hôtel. Nous sommes véritablement une école de la vie, donnant une chance à des personnes qui n'ont pas eu les mêmes opportunités que d'autres.

Cette industrie se développe rapidement grâce à trois moteurs actuellement tous allumés : une démographie mondiale en croissance, une augmentation des populations de classe moyenne, et une infrastructure de transport en évolution constante. Tant que ces trois facteurs existeront, de plus en plus de personnes voyageront. Notre métier est à 80 % domestique. Nous considérons l'Europe comme un marché domestique. Ce secteur connaîtra une croissance comprise entre 2 et 5 % par an sur les 20 prochaines années.

Ce métier, prospère et à fort impact, a été disrupté par plusieurs révolutions technologiques : d'abord les metasearchs comme Trivago et TripAdvisor, puis les agences en ligne comme Booking et Expedia, ensuite Airbnb, et maintenant l'intelligence artificielle. Si Accor peut résister grâce à sa taille, son expertise et ses talents, c'est beaucoup plus difficile pour les petits opérateurs hôteliers et les petits restaurateurs.

Notre groupe, fondé par MM. Dubrule et Pélisson dans les années 1960, a débuté comme bâtisseur, développeur et propriétaire hôtelier. En arrivant il y a 12 ans, j'ai constaté qu'il était difficile de concilier un métier de service (gérer des clients) et un métier de bilan (risque financier et construction d'hôtels). Nous avons donc pris la décision de nous séparer du volet financier pour devenir uniquement une société de services qui fournit une marque ou gère l'hôtel pour le compte d'un propriétaire. Depuis 2019, Accor n'investit plus dans les murs d'hôtel, à quelques exceptions près. Nous fournissons désormais des services aux propriétaires hôteliers, que ce soient des familles, des fonds d'investissement ou d'autres entités. C'est important car les exonérations et allègements de charges dont nous bénéficions sont minimes, les principaux bénéficiaires étant les propriétaires.

En France, nous avons 1 700 hôtels dont environ 80 % sont franchisés. Derrière un Ibis, un Sofitel ou un Novotel, il y a une personne physique ou une petite entreprise qui nous donne le mandat de gérer ses collaborateurs mais demande ses propres aides.

La France représente aujourd'hui moins de 25 % du groupe contre 50 % quand j'ai pris la tête du groupe - non par abandon mais par conquête internationale. Si on doit simplifier, et de manière quelque peu provocatrice, je dirais que les États-Unis appartiennent à des hôteliers américains (Marriott, Hilton, etc.), la Chine à des groupes chinois mais que le reste du monde nous appartient. Nous sommes numéro un en Amérique latine, en Europe, en Corée, en Australie et au Moyen-Orient, poursuivant l'ADN de conquête initié par les fondateurs.

Lors de la covid en mars 2020, nous avons dû fermer 95 % de nos 5 700 hôtels et 11 000 restaurants, mettant en péril 350 000 collaborateurs sous nos enseignes. Cette décision a été la pire que j'ai eue à prendre, mais elle était nécessaire face à la chute de 98 % du chiffre d'affaires.

Les contacts avec le gouvernement français ont été exceptionnels, avec des aides sectorielles atteignant 47 milliards d'euros dont 17 milliards de prêts garantis par l'État (PGE). Accor n'a pas demandé d'aides directement, mais une filiale détenue à 30 % l'a fait en raison de son risque locatif.

En tant que coordinateur sectoriel à la demande du gouvernement, j'ai constaté que les fondations de 8 à 10 % du PIB français reposaient sur du sable, avec des petits entrepreneurs exténués ayant déjà des arriérés de taxes que les PGE n'ont fait que combler.

En 2023, Accor SA a reçu 7,7 millions d'euros d'aides, dont 4 millions d'exonérations et allègements de cotisations sociales, incluant les réductions sur les bas salaires, sur les retraites et sur les contributions à France Travail.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien de salariés avez-vous en France ? Quel est le montant de la masse salariale ?

M. Sébastien Bazin. - Nous avons 3 300 salariés dans les sièges et 9 000 dans les hôtels, soit environ 12 000. Les autres, soit 17 000 salariés, sont chez nos franchisés.

Mme Martine Gerow. - Nous avons 6 000 salariés Accor sur les 33 000 collaborateurs sous enseigne Accor en France, dont environ 3 300 au siège et 2 800 dans les opérations.

En 2023, nos frais de personnel en France étaient d'environ 550 millions d'euros, charges comprises.

M. Sébastien Bazin. - Nous avons reçu 400 000 euros d'aide à l'apprentissage et contrats de professionnalisation en 2023, 1 740 000 euros de crédit d'impôt mécénat liés à des dons à des associations et 1 600 000 euros de crédit d'impôt recherche (CIR) sur un budget recherche-technologie annuel de 70 millions, soit 2,2 %. Nous ne demandons pas beaucoup mais ces aides, notamment le CIR, sont précieuses pour le groupe. Nous devrions d'ailleurs investir davantage.

M. Olivier Rietmann, président. - En quoi consiste la recherche et développement chez Accor ?

M. Sébastien Bazin. - C'est la colonne vertébrale de notre activité. Quand vous êtes franchiseur d'une marque, ceux qui vous paient la redevance le font pour deux choses : la valeur de la marque et surtout l'apport de clients via la distribution. Aujourd'hui, le couloir de réservation est 100 % digital, nécessitant des investissements considérables. Là où Accor dépense 70 millions d'euros, Booking dépense entre 700 millions et 1 milliard. L'intelligence artificielle va nous amener à dépenser 30 à 40 % de plus, sinon nous mourrons à petit feu.

M. Olivier Rietmann, président. - La R&D est-elle externalisée ?

M. Sébastien Bazin. - Elle est réalisée en interne. Nous avons acquis plusieurs start-up dont The Edge, le plus grand acteur français du domaine.

La cession des murs a représenté près de 8 milliards d'euros. Nos co-investisseurs, notamment les fonds souverains de Singapour et d'Arabie saoudite, nous ont demandé de conserver 30 % dans la structure qui s'appelait AccorInvest. Accor y maintient environ un milliard d'euros de fonds propres.

AccorInvest a connu des difficultés supérieures aux nôtres pendant le covid en raison d'engagements locatifs. La société a demandé un PGE de 477 millions d'euros, accordé par le ministre de l'Économie car les actionnaires se sont engagés à apporter un montant équivalent. Au total, près de 900 millions ont été injectés. La bonne nouvelle est qu'Accor Invest va mieux, a déjà remboursé 20 % du PGE et remboursera l'intégralité fin juin. Pour éviter toute confusion, cette société s'appelle désormais Essendi depuis trois jours.

M. Olivier Rietmann, président. - Le PGE donne lieu à paiement d'intérêts.

Mme Martine Gerow. - La marge était de 4,5 %. L'Euribor a varié entre 0 % et 4 %, donc en moyenne 2 %. Cela donne donc un taux d'intérêt de 6,5 % par an.

M. Sébastien Bazin. - AccorInvest a donc versé 100 millions d'euros d'intérêts.

Notre société se porte bien et se développe. Pourrait-on se développer plus rapidement en France ? Certainement, nous faisons tout notre possible.

M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'aspect non chiffré, quelle vision avez-vous des aides, notamment celles que vous avez évoquées comme le PGE et le CIR qui sont importantes pour Accor en matière de recherche et développement ? Ces aides sont-elles suffisamment suivies et évaluées ? Avez-vous fait l'objet de contrôles, ce qui confirmerait notre conviction que le contrôle existe dès qu'il y a versement d'aides ? Avez-vous été sollicités pour indiquer comment ces aides ont été utilisées, leur efficacité, ou pour faire remonter des informations sur tel ou tel dispositif ?

M. Sébastien Bazin. - La réponse est non. C'est pourquoi cette convocation nous est bénéfique, car elle nous a amenés à réfléchir à ce dont nous avons bénéficié.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs et votre effort de transparence. C'est d'intérêt général et public de pouvoir examiner ces questions. Vous n'êtes pas le seul à avoir dû faire ce travail, puisque personne ne s'interroge habituellement sur l'évaluation et le suivi des fonds publics.

Nous souhaitions vous auditionner car le secteur du tourisme est essentiel pour la France, et vous en êtes le leader incontesté.

Vous avez parlé de l'activité hôtelière et d'AccorInvest, mais il y avait aussi une branche moins connue, Accor Services, devenue Edenred, qui gère les tickets-restaurants, les chèque emploi service universel (Cesu), les chèques-cadeaux, etc. Est-ce que cette branche fait encore partie du groupe Accor ?

M. Sébastien Bazin. - L'intégralité de cette activité a été mise sur le marché et nous avons distribué la valeur de cet actif aux actionnaires du groupe Accor. Le groupe n'a plus aucun lien capitalistique ni économique avec Edenred depuis pratiquement 14 ans. Nous ne sommes plus ni actionnaires ni décisionnaires. C'est antérieur à mon arrivée, puisque je suis chez Accor depuis 12 ans.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma principale question concerne votre modèle : très peu de salariés en propre, avec une activité transférée à des opérateurs qui se reposent eux-mêmes fortement sur la sous-traitance, notamment pour les métiers les plus pénibles comme le nettoyage. Ces emplois, presque exclusivement féminins, ont des conditions sociales et salariales extrêmement complexes.

Nous avons auditionné la PDG du groupe Onet qui nous a expliqué que les aides publiques permettaient d'équilibrer le modèle économique de l'entreprise. Sans ces aides, son entreprise ne survivrait pas car les donneurs d'ordre demandent toujours un meilleur service à moindre coût. Or, quand un sous-traitant doit réduire ses coûts, cela se répercute sur les salaires et les conditions de travail.

Dans l'hôtellerie, il faut également considérer la rapidité d'exécution : les clients quittent les chambres vers 10 heures et elles doivent être impeccables à 14 heures ou 15 heures, parfois avec plusieurs dizaines de chambres à préparer dans un délai très serré. Comment analysez-vous cette question en tant que donneur d'ordre, sachant que ces salariés, bien que n'étant pas directement les vôtres, sont indispensables à votre activité ?

M. Sébastien Bazin. - C'est une question extrêmement importante et complexe au quotidien. Nous sommes une société de services très diversifiés (distribution, marque, restauration, etc.). Nous avons mis en place une centrale de référencement - et non d'achat - qui sélectionne des sous-traitants répondant à un cahier des charges incluant les conditions salariales, l'identité des prestataires et la qualité du service.

Environ 4,5 milliards d'euros passent par cette centrale où nos propriétaires d'hôtels choisissent leurs prestataires parmi ceux référencés. Ce n'est pas une obligation : environ 50 à 60 % des propriétaires utilisent ce service (près de 80 % en France). Nous retirons du référencement les sociétés qui ne respectent pas le cahier des charges, que ce soit pour les conditions salariales ou l'emploi de personnes sans papiers.

Dans un hôtel, le taux d'occupation varie entre 50 et 70 %. Le propriétaire emploie généralement un personnel fixe dimensionné pour un taux de 40 %, y compris des femmes de chambre internalisées. Pour les pics d'activité, il fait appel à des sociétés externes. Dans un même hôtel, coexistent donc des collaborateurs internalisés et des prestataires externes. Nous encourageons les propriétaires à passer par notre centrale de référencement, mais nous ne pouvons pas les y contraindre.

En cas de problème avec un prestataire, c'est un rappel à l'ordre immédiat car le groupe Accor est considéré comme responsable. Nous ne sommes ni aveugles, ni absents, ni sans solution.

Je peux vous affirmer que jamais nous n'avons contraint nos sous-traitants à réduire leurs conditions salariales pour améliorer nos marges. Après le covid, j'ai déclaré publiquement que la pénurie de main-d'oeuvre dans l'hôtellerie-restauration s'expliquait par le fait que beaucoup de salariés avaient redécouvert une qualité de vie pendant la crise. S'ils ne revenaient pas, c'est qu'ils n'étaient pas suffisamment reconnus, payés ou valorisés.

Il y a eu une forte prise de conscience chez nos hôteliers pour améliorer les conditions de travail et les salaires. Concernant la pénibilité, nous avons instauré il y a 15 ans un système avec une pédale sous tous les lits des hôtels Accor - soit 850 000 lits - permettant de soulever les matelas de 60 cm pour préserver le dos du personnel. Nous restons vigilants, mais je ne suis pas l'employeur juridique d'une grande partie de ces collaborateurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends que vous n'êtes pas l'employeur juridique mais vous êtes le donneur d'ordre. La direction d'hôtel se retranche car personne ne la connaît, c'est le groupe Accor et son image qui sont en jeu. Vous affirmez être vigilants, mais la réalité montre une situation différente avec de nombreux conflits sociaux dans les hôtels du groupe. Le plus emblématique est celui de l'Ibis des Batignolles qui a duré presque deux ans, où la direction était complètement absente pour négocier.

Ces conflits concernent principalement des femmes, souvent mères célibataires, plus vulnérables face à ces luttes car elles ne sont pas payées pendant les grèves. Les directions comptent sur cela pour calmer les choses, allant jusqu'à faire appel à d'autres sous-traitants, créant une concurrence entre travailleuses.

Ce n'est pas uniquement l'Ibis des Batignolles, beaucoup d'autres établissements connaissent ces problèmes. Votre modèle économique repose sur une précarisation du travail. Les conditions restent extrêmement difficiles pour un public précarisé effectuant des tâches répétitives et pénibles dans des délais réduits.

Lors de son audition, Mme de Lombarès a indiqué que 30 % des marchés étaient remis en jeu chaque année, avec une concurrence féroce dans les hôtels tous les trois ans. Malgré vos déclarations, cette concurrence porte bien sur les questions salariales, que ce soit dans les hôtels, les bureaux ou même les administrations publiques.

M. Sébastien Bazin. - Je vous donne raison sur le diagnostic. L'hôtel Ibis des Batignolles a effectivement été un exemple malheureux avec des solutions difficiles. Mon seul levier juridique est de retirer l'enseigne si le cahier des charges n'est pas respecté. Mais nous n'avons pas été absents des négociations, ni cachés derrière le propriétaire. Nous avons été présents, nous avons cherché des solutions, organisé des rencontres, changé de prestataire.

Ces situations concernent seulement 3 à 5 % des cas, 95 % se passent bien. Vous n'entendez pas parler de grèves dans la plupart des établissements du groupe Accor. Pouvons-nous faire mieux ? Oui. Mais heureusement, la grande majorité des situations se déroulent correctement.

Au-delà de la revalorisation des salaires, le vrai problème est que ces personnes exercent le même métier pendant 25 ans. Il faut les former pour évoluer vers la réception, la restauration. C'est une question d'identification et de reconnaissance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est plus compliqué pour les sous-traitants.

M. Sébastien Bazin. - Vous avez raison, quand ils sont sous-traitants, je ne peux malheureusement pas intervenir.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En interne on peut commencer par le ménage - il n'y a pas de métiers dévalorisants, uniquement des métiers essentiels - puis évoluer vers la restauration ou la réception.

Maud Descamps, chercheuse à Grenoble, vient de publier un rapport sur les violences sexistes et sexuelles au travail, particulièrement dans l'hôtellerie. Elle révèle qu'une femme de chambre sur deux sera confrontée durant sa carrière à une agression sexiste ou sexuelle, ou à un homme nu dans une chambre. Je sais que la filière du tourisme a signé en 2019 la convention n° 190 de l'Organisation internationale du travail (OIT) qui demande d'agir sur ces questions. Quelles mesures concrètes avez-vous prises depuis cette signature, tant pour les hôtels que vous gérez en propre que pour ceux en sous-traitance, afin de prévenir ces risques de violences sexistes et sexuelles ?

M. Sébastien Bazin. - Vous avez raison. Nous avons signé cette convention avec l'OIT, mais aussi une charte éthique et de responsabilité au sein du groupe Accor concernant tant les collaborateurs que les clients. Pour résoudre ces difficultés, nous avons mis en place un système de lanceur d'alerte accessible aux 350 000 collaborateurs du groupe confrontés directement ou indirectement à ces situations.

Nous recevons entre 3 000 et 4 000 alertes par an, certaines anonymes, d'autres non. Dès qu'une personne ne respecte pas la charte éthique, elle ne fait plus partie du groupe, directement ou indirectement, car cette charte engage également les propriétaires d'hôtels. Ces incidents peuvent survenir entre personnels ou avec des clients extérieurs, et nous ne faisons pas de différence dans notre traitement. Cette ligne d'alerte fonctionne très bien et les signalements sont de moins en moins anonymes, ce qui montre que les gens ont suffisamment confiance pour se manifester.

Enfin, je serais ravi de rencontrer Mme Descamps car le chiffre d'une employée sur deux me paraît colossal.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour revenir précisément à l'objet de notre commission et l'utilisation de l'argent public, avez-vous signé un accord-cadre avec l'Agence de la transition écologique (Ademe) courant de 2024 à 2027, qui apporterait expertise et savoir-faire dans des projets portés par les propriétaires d'établissements en France ? Cela concernerait la décarbonation des établissements via l'efficacité et la sobriété énergétique, la mobilité durable (promotion du cyclotourisme), l'alimentation durable et la réduction du gaspillage alimentaire dans les hôtels-restaurants. Si un tel programme existe, les montants sont-ils attribués au groupe ou hôtel par hôtel ?

Mme Martine Gerow, directrice financière. - Nous avons effectivement signé un contrat-cadre avec l'Ademe. Le groupe ne perçoit pas directement d'aide dans ce cadre, mais cet accord permet aux hôtels d'être accompagnés dans l'accélération de leur transition énergétique. Par exemple, certains établissements ont reçu jusqu'à 14 000 euros pour financer l'obtention de l'écolabel européen.

Le groupe Essendi, anciennement AccorInvest, a également une convention avec l'Ademe dans le cadre d'une démarche globale pour certains de leurs hôtels pilotes. Nous estimons que le montant d'aide s'élève à 200 000 euros.

Dans le cadre de cette convention, des actions sur la réduction du gaspillage alimentaire seront mises en oeuvre sur trois ans, auprès de 30 à 60 hôtels durant la période 2025-2027. Les actions que nous menons sur la réduction du gaspillage alimentaire sont importantes, elles font partie des objectifs des cadres dirigeants du groupe et nous avons pris des engagements forts pour favoriser l'économie circulaire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question porte sur le montant des dividendes et des rachats d'actions. Pratiquez-vous le rachat d'actions, comme la plupart des entreprises ? Louis Gallois a parlé de perversion du système : quelle est votre vision sur cette question ? Quel montant de dividendes versez-vous ? Je crois qu'il s'agissait d'environ 400 millions d'euros l'an dernier. Cette année, il me semble que c'est un peu plus, avec 1,24 euro par action contre 1,18 euro l'an dernier, soit quelques millions d'euros supplémentaires.

M. Sébastien Bazin. - Ma position diffère de celle de M. Gallois, ce qui n'est pas surprenant compte tenu de mon parcours. Avant d'être dirigeant du groupe Accor, j'en étais un des principaux actionnaires via un fonds d'investissement américain. Je partage cette philosophie que je trouve très saine : les actionnaires sont ceux qui prennent les risques et permettent aux entreprises d'avoir des moyens de se développer. Bien sûr, cela ne fonctionne que si les salariés sont présents avec leur expertise. Mais quand un actionnaire prend un risque, il faut savoir le rémunérer pour attirer davantage de moyens. Chacun a une vision différente de cette rémunération : 3 %, 8 %... Nous sommes entre trois et quatre. Rétrocéder aux actionnaires sous forme de dividendes la moitié de ce que la société dégage annuellement, et réinvestir l'autre moitié dans la société me paraît juste, raisonnable et proportionné.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons une appréciation différente. Le problème, c'est que le mythe de l'investisseur-actionnaire qui investit sur le long terme n'est plus d'actualité. Aujourd'hui, c'est la rentabilité immédiate qui prime. On peut avoir un débat sur le dividende mais le rachat d'actions est d'une autre nature. Le système a créé une faille dans laquelle plusieurs PDG nous disent qu'on les pousse au rachat d'actions - utiliser du résultat net pour racheter ses propres actions, les annuler et augmenter le dividende. Nous sommes très loin du capitalisme traditionnel qui investissait et prenait des risques. En vérité, nous sommes à l'opposé de cette vision.

M. Sébastien Bazin. - Nous sommes fiers d'être le plus grand groupe français, européen, voire mondial dans l'hôtellerie, avec des racines françaises, un management français et des marques françaises. Pourtant, la part française de l'actionnariat du groupe Accor est inférieure à 2 % : 98 % de nos actionnaires ne sont pas français.

Pourquoi nous développons-nous aussi rapidement à l'étranger ? Parce qu'en France, certaines contraintes, notamment les charges salariales et le manque d'emplois qualifiés, limitent notre développement. Notre discours devient difficile : plus nous faisons de profits, plus nous nous développons à l'étranger et moins en France. Quand je dis « arrêtez de nous contraindre », on me répond que nos performances sont formidables. Mais elles sont formidables parce que nous nous développons à l'étranger. J'aimerais qu'elles soient formidables en France aussi. Baissez les charges sociales et vous pourrez réduire les subventions. Je ne peux plus payer un salarié 100 pour qu'il touche 40. C'est impensable.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On a le même débat qu'avec Patrick Martin ! Ce que vous appelez charges sont des cotisations sociales, qui ouvrent des droits et nous permettent d'avoir notre modèle social. Avoir des salariés bien formés, qui ont accès à une éducation et à des soins de qualité, avec des services publics performants, devrait être un élément de compétitivité. Si nous voulons nous engager dans une course au moins-disant social et environnemental, nous ne nous arrêterons jamais. Si notre ambition collective est de nous comparer à la Chine, à l'Inde ou au Bangladesh, continuons ainsi. Mais est-ce que nous voulons le même modèle social qu'eux ? Ma réponse est non. Je pense que notre modèle social est aussi un élément d'attractivité et de compétitivité, permettant notamment de limiter le nombre de travailleurs pauvres. Malheureusement, beaucoup ne vivent déjà pas des fruits de leur travail. En Allemagne, il y a deux fois plus de retraités pauvres, obligés de reprendre un emploi parce que leur retraite ne leur permet pas de vivre.

M. Sébastien Bazin. - Vous avez totalement raison. Ce débat prendrait trois jours et je serais ravi d'y participer. Je ne demande pas de changer le modèle social, mais simplement que celui qui en bénéficie en mesure le coût. Aujourd'hui, personne n'en mesure le coût parce que cela ne coûte rien à celui qui en bénéficie. Celui qui est soigné sort d'un hôpital après des soins ayant coûté 30 000 ou 40 000 euros en payant seulement 12 euros. À un moment donné, il ne se rend pas compte du coût réel. Certains diront qu'ils ont payé les cotisations sociales, mais pas tous. Il y a pas mal de gens qui bénéficient du système sans avoir payé de cotisations. C'est une question d'équilibre et nous n'allons pas dans la bonne direction.

M. Olivier Rietmann, président. - Si nous voulons un modèle social de plus en plus élevé, il faut des entreprises qui gagnent de plus en plus d'argent, qui paient de plus en plus de charges - pas de cotisations - et qui versent de plus en plus de salaires.

M. Sébastien Bazin. - Vous avez raison, mais il faut qu'on se développe davantage en France. Nous sommes en train de délaisser ce pays au profit d'autres. Ce n'est pas possible.

M. Olivier Rietmann, président. - Faisons en sorte que nos entreprises soient florissantes en France, libérées d'un carcan normatif et de charges qui les empêchent de se développer pleinement et de produire de la richesse. C'est la richesse qui détermine le niveau du modèle social.

M. Michel Masset. - Vous avez décidé de vous séparer de l'immobilier. Vous reste-t-il des hôtels en succursale ou uniquement en franchise ?

M. Sébastien Bazin. - Sur nos 5 600 hôtels, nous sommes encore propriétaires ou locataires d'un peu moins de 100 hôtels.

M. Michel Masset. - Quel est le montant de vos aides à l'apprentissage ? N'auriez-vous pas intérêt à créer un centre de formation ou à investir davantage dans la formation, compte tenu du nombre important d'embauches annuelles, que ce soit pour vos établissements en propre ou franchisés ? Par ailleurs, concernant la structure immobilière, vous n'avez pas la minorité de blocage, vous êtes à 30 % ? Si vous décidez par exemple d'adopter une politique plus verte, quels leviers avez-vous par rapport à la structure qui porte l'immobilier ?

M. Sébastien Bazin. - Nous sommes liés par ce qu'on appelle le cahier des charges. L'apprentissage représente 400 000 euros pour le groupe Accor car nous n'avons pas beaucoup de salariés en direct. De nombreux contrats d'apprentissage et aides sont accordés à nos propriétaires hôteliers qui emploient 17 000 personnes sur le territoire français. Concernant le verdissement, nous sommes effectivement indirectement responsables de l'expérience de nos clients dans les différents hôtels sous notre enseigne. Le groupe Accor a pris des engagements très clairs de réduction de l'empreinte carbone de 50 %, de réduction de la consommation d'énergie de 10 % et de même pour la consommation d'eau. Nous avons de nombreux engagements globaux et territoriaux pour consommer moins d'énergie, utiliser une énergie plus verte et réduire les émissions de carbone. Ces engagements figurent dans nos contrats de management et de franchise, avec des objectifs fixés jusqu'en 2030 et 2050.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cet échange très intéressant.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la Direction générale de la concurrence
de la Commission européenne : M. Olivier Guersent, directeur général

(mercredi 14 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition en visioconférence de M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le directeur, contrairement aux précédentes auditions, il n'y a pas lieu de vous faire prêter serment, car les dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, qui définissent les prérogatives des commissions d'enquête, ne sont pas applicables aux fonctionnaires internationaux.

Je ne doute pas cependant que vous veillerez dans vos propos de ce jour à donner les informations les plus exactes et précises possibles à notre commission d'enquête.

Celle-ci, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme les entreprises employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en matière de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après avoir entendu en avril dernier M. Emmanuel Puisais-Jauvin, secrétaire général aux affaires européennes, nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car la question des aides d'État occupe bien entendu une place centrale dans votre réflexion.

Nous vous avons préalablement communiqué un certain nombre de questions pour vous aider à préparer cette audition.

Quelles ont été les principales évolutions en matière d'encadrement des aides d'État depuis 2020 ? Quelles sont les règles relatives à la dispense de notification des aides à la Commission européenne - je pense aux aides de minimis et au règlement général d'exemption par catégorie ? Quelles sont les aides françaises qui ont été déclarées contraires à l'article 107 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne depuis 2015 ? Pouvez-vous rappeler les règles relatives à la transparence des aides d'État, des aides de minimis et des aides exemptées de notification ? Quels ont été les dossiers, depuis 2010, sur lesquels la France et la Commission européenne ont divergé en matière d'aides d'État ? Enfin, et surtout, dans le contexte géopolitique actuel, comment doit évoluer le cadre juridique des aides d'État pour que l'Europe relève les défis identifiés dans le rapport Draghi et préserve sa souveraineté économique ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, Mesdames, Messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité à contribuer à vos travaux, dont je mesure l'importance. L'un de vos objectifs consiste à veiller à ce que les fonds publics, par nature limités, soient dépensés efficacement. C'est un objectif pleinement partagé, non seulement par la Commission européenne, mais également par la direction générale que j'ai l'honneur de diriger.

Je souhaite, pour commencer, rappeler un point fondamental : tout financement public ne constitue pas nécessairement une aide d'État au sens du Traité, loin s'en faut. En réalité, la plupart des financements publics ne relèvent pas de la catégorie des aides d'État. Pour ne prendre que quelques exemples : les régimes d'aide à l'emploi n'en sont pas ; les régimes d'aide directe aux consommateurs, tels que les primes à l'achat de véhicules électriques, n'en sont pas non plus ; de même, les allègements fiscaux applicables de manière générale, sans avantage sélectif accordé à certaines entreprises, ne constituent pas des aides d'État. Et cette énumération pourrait être prolongée longuement.

En réalité, seule une partie des financements publics, et une partie non majoritaire, entre dans le champ des aides d'État au sens du Traité.

Toutefois, lorsque les subventions publiques sont susceptibles de fausser la concurrence entre les entreprises présentes sur le marché unique, et/ou de fragmenter ce marché unique, elles sont interdites par le Traité, sauf si elles ont été autorisées par la Commission européenne après notification par l'État membre concerné. Le Traité confie à la Commission la responsabilité de délivrer ces autorisations, lorsque celles-ci sont justifiées, sur la base des articles 107 et suivants, tels qu'interprétés par la Cour de justice de l'Union européenne.

Certaines aides, d'un faible montant, sont exclues de ce régime. Il s'agit des aides dites de minimis dans notre jargon. Ce seuil de minimis est régulièrement réévalué. Il s'élève aujourd'hui à 300 000 euros sur une période de trois ans. Ainsi, une entreprise peut recevoir jusqu'à 300 000 euros, en une ou plusieurs fois, sur trois ans, sans qu'aucune formalité soit requise auprès de la Commission européenne. La raison en est simple : ces aides sont considérées comme trop faibles pour fausser la concurrence ou affecter les échanges entre États membres. Elles ne font donc pas l'objet d'une notification préalable à la Commission.

Il en va de même pour une autre catégorie d'aides, que vous avez mentionnée, monsieur le président : les aides mises en oeuvre par les États membres conformément au règlement général d'exemption par catégorie. Ce règlement, pris par la Commission, fixe les conditions dans lesquelles de nombreuses catégories d'aides peuvent être octroyées sans distorsion indue de concurrence. Ces aides constituent bien des aides d'État, mais elles peuvent être octroyées sans notification préalable à la Commission et la responsabilité de garantir que ces aides ne faussent pas la concurrence incombe à l'État membre qui les octroie.

Ces aides, que l'on ne voit jamais à Bruxelles, représentaient 93 % des mesures d'aide introduites en 2023. Depuis cinq ans que j'exerce mes fonctions de directeur général, elles dépassent régulièrement les 90 % en nombre de mesures. Toutefois, elles ne correspondent qu'à 38 % du volume, car il s'agit de nombreuses aides de faible montant. Les aides individuelles de montants plus importants, en revanche, sont en principe notifiées à la Commission, car ce sont elles qui risquent le plus d'altérer le jeu de la concurrence entre États membres ou de fragmenter le marché intérieur.

Je souhaiterais maintenant dire un mot des objectifs et des moyens du contrôle des aides d'État.

Ce contrôle vise à préserver l'intégrité du marché intérieur et à garantir des conditions de concurrence équitables au sein du marché unique. Il contribue ainsi à une concurrence loyale et à des marchés concurrentiels, générateurs d'une allocation efficace de nos ressources, avec des effets bénéfiques sur les prix, l'innovation, la production et l'utilisation des fonds publics.

L'analyse des aides d'État menée par la direction générale que j'ai l'honneur de diriger se concentre sur la limitation, autant que possible, des distorsions de concurrence. Ce contrôle, tel qu'il existe aujourd'hui, est une spécificité de l'Union européenne : aucun autre ensemble régional dans le monde ne dispose d'un tel dispositif. Cela tient au fait que nous sommes les seuls à constituer à la fois un marché unique - c'est-à-dire bien plus qu'une simple zone de libre-échange -, et une union de vingt-sept États souverains.

D'une certaine manière, le contrôle des aides d'État agit comme une Organisation mondiale du commerce (OMC) interne à l'Union : il vise à éviter que les États les plus riches, disposant des ressources les plus importantes, n'utilisent leur puissance budgétaire pour fausser le jeu de la concurrence au bénéfice de leurs entreprises et au détriment d'entreprises d'autres États membres, potentiellement plus performantes, mais bénéficiant d'un soutien moindre.

Ce marché unique constitue un bien commun. Il représente également la base de la compétitivité européenne. La possibilité pour les entreprises européennes de s'adresser à un marché intérieur de plus de 400 millions de consommateurs constitue un avantage stratégique essentiel. C'est ce qui leur permet de croître dans le marché intérieur avant de s'implanter à l'international. La Commission européenne y veille avec une grande attention, non seulement au sein de la direction générale de la concurrence, mais aussi de la direction générale du marché intérieur, de l'industrie, de l'entrepreneuriat et des PME (DG GROW), placée sous la responsabilité du commissaire Stéphane Séjourné, qui a désormais la charge de la préservation et du développement du marché intérieur.

Dans ce contexte, il serait particulièrement dommageable, non seulement pour la concurrence, mais aussi à bien d'autres égards, de laisser se développer une course aux subventions entre États membres. Celle-ci n'aurait aucun impact sur la création d'activités ou d'emplois, et profiterait uniquement à quelques entreprises, sous forme d'effet d'aubaine. C'est aussi pour cette raison que le contrôle des aides d'État est indispensable.

Quels sont les principes guidant l'analyse de la compatibilité de ces aides avec le Traité ?

Un nombre limité de principes généraux, inscrits soit directement dans le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, soit dégagés progressivement au fil de soixante-dix ans de jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, encadre cette analyse. Je me permets de les énumérer et de les expliquer brièvement.

Premier principe, fondamental : une aide d'État ne peut être autorisée que si elle est nécessaire. Elle doit viser à corriger une défaillance du marché ou à financer un investissement répondant à un objectif d'intérêt commun. Autrement dit, si un investissement peut être réalisé de manière profitable par des acteurs privés, alors l'aide n'est pas justifiée.

Cette exigence constitue à la fois une garantie contre les distorsions de concurrence et un impératif de bonne gestion des finances publiques. Il s'agit d'éviter que l'argent du contribuable ne soit utilisé pour produire des effets d'aubaine.

Les défaillances de marché peuvent concerner de nombreux secteurs et prendre différentes formes. Par exemple, une entreprise n'est pas tenue, sauf en cas de réglementation spécifique, d'assumer les conséquences des externalités négatives qu'elle entraîne, notamment sur l'environnement. Or le marché ne suffit pas à lui seul à atteindre les objectifs européens en matière de décarbonation. Une aide d'État peut alors se justifier pour internaliser ces externalités.

Autre illustration : les projets de recherche et développement, en particulier ceux qui relèvent de la recherche fondamentale ou qui sont éloignés de la phase de commercialisation, exigent souvent des investissements importants et présentent des risques technologiques et financiers élevés. Sans incitation publique, ces projets ne seraient pas engagés.

C'est le cas, par exemple, des aides à la recherche et développement octroyées dans le cadre du projet Nuward, porté par EDF et visant la construction de petits réacteurs nucléaires modulaires. Ces projets n'auraient pu voir le jour sans une prise en charge partielle du risque par la puissance publique.

Deuxième principe : l'aide d'État doit être proportionnée. Elle doit se limiter à ce qui est strictement nécessaire pour rendre le projet rentable pour l'opérateur privé.

Pour cela, nous analysons d'abord les fonds propres de l'entreprise, puis sa capacité à emprunter sur les marchés. Ce n'est qu'ensuite que nous identifions le déficit de financement, que nous appelons funding gap, lequel détermine le montant de l'aide que nous autorisons l'État membre à accorder.

Une aide dépassant ce funding gap ne serait pas nécessaire : elle violerait donc le premier principe. Elle équivaudrait, en outre, à un simple transfert d'argent public vers les actionnaires de l'entreprise bénéficiaire, avec à la clé non seulement une distorsion de concurrence, mais aussi une utilisation injustifiée de fonds publics, incompatible avec l'intérêt général.

Troisièmement, l'aide doit avoir un effet incitatif : elle doit amener l'entreprise bénéficiaire à prendre une décision d'investissement qu'elle n'aurait pas prise en l'absence de cette aide. C'est précisément pourquoi nous ne pouvons accepter des aides ex post, c'est-à-dire après que l'entreprise a déjà pris la décision d'investir.

Par ailleurs, l'aide doit être additionnelle au financement que les marchés financiers et les investisseurs privés peuvent fournir. À défaut, les aides d'État entraîneraient également des distorsions sur le marché des capitaux, alors même que son développement continu demeure essentiel pour répondre aux immenses besoins d'investissement, notamment dans le domaine énergétique, auxquels l'Europe est confrontée.

Tels sont les principes généraux qui guident l'appréciation de la compatibilité des aides d'État. Ces principes - nécessité, proportionnalité, effet incitatif et caractère additionnel par rapport au financement privé - ont été progressivement dégagés par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, qui nous éclaire dans l'exercice de notre mission, sous son contrôle.

En outre, lorsqu'elle détermine les conditions de compatibilité d'une catégorie d'aides ou qu'elle examine les projets d'aides présentés par les États membres au cas par cas, la Commission européenne tient également compte des effets positifs éventuels de ces aides sur les objectifs communs de l'Union. La politique des aides d'État ne fonctionne pas dans le vide. Elle vise, au contraire, à contribuer à l'atteinte des finalités que l'Union européenne s'est fixé.

Par exemple, elle soutient la décarbonation ; elle permet le développement d'une politique d'innovation et de recherche capable de faire émerger des innovations de rupture, dans lesquelles nous ne brillons pas encore ; elle contribue à renforcer la sécurité de l'approvisionnement énergétique, entre autres.

Ainsi, tout en poursuivant ces objectifs, l'aide favorise également la création d'emplois, la production de richesses et la croissance économique.

Pour illustrer cette dynamique avec un exemple d'actualité, prenons le nouveau pacte pour une industrie propre, que l'on appelle à Bruxelles le Clean Industrial Deal. Il engage l'Union européenne sur la voie d'une transition juste, créatrice d'emplois de qualité, qui donne aux citoyens les moyens d'agir en valorisant leurs compétences, tout en promouvant la cohésion sociale et l'équité dans l'ensemble des régions européennes. Il s'agit d'un effort d'équilibre entre la décarbonation de l'industrie, le renforcement de la compétitivité et le renforcement de la résilience. Afin d'accompagner ce Clean Industrial Deal, nous élaborons actuellement un cadre spécifique d'aides d'État qui viendra s'y adosser pour favoriser l'atteinte des objectifs fixés.

Quelles sont les bases juridiques de compatibilité ? Les principales fondations reposent sur les articles 107, paragraphe 2, point b), 107, paragraphe 3, point b), et 107, paragraphe 3, point c), du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

L'article 107(2)(b) autorise la compensation par l'État des dommages résultant d'un événement extraordinaire - une catastrophe naturelle, par exemple. Lors des grandes inondations survenues en Allemagne, les entreprises concernées ont été indemnisées sur la base de cet article, après évaluation des dommages. Il s'agit alors d'une aide de plein droit, en quelque sorte. Ce même article a été mobilisé, souvenez-vous, pendant la crise du covid, pour les entreprises du spectacle qui avaient dû fermer totalement. Il était alors possible d'estimer les recettes perdues, et celles-ci ont été compensées à l'euro près.

L'article 107(3)(b) a également été largement utilisé pendant la crise du covid, mais aussi pour faire face aux conséquences de la guerre d'agression menée par la Russie contre l'Ukraine. Cet article permet de compenser ou d'atténuer les perturbations graves de l'économie. Et Dieu sait que nous en avons connu ces cinq dernières années. La France, à titre d'exemple, a accordé, entre 2020 et 2023, essentiellement dans le cadre de la réponse au covid, environ 210 milliards d'euros d'aides à son économie, et, dans une certaine mesure, pour répondre à la crise consécutive à la guerre en Ukraine. Ces aides ont été rendues possibles grâce à l'adoption par la Commission d'un cadre spécifique permettant leur déploiement rapide en situation de crise.

Enfin, les aides sont le plus souvent déclarées compatibles parce qu'elles concourent au développement économique, au sens large. C'est l'objet de l'article 107(3)(c) du Traité. Par exemple, le projet d'aide d'État destiné à soutenir le pacte pour une industrie propre sera adopté sur le fondement de cet article. Toutes les grandes décisions individuelles en matière d'aides d'État s'appuient généralement sur cette base. Ce fut récemment le cas pour les aides à la Française des jeux.

Telle est, en résumé, l'architecture du cadre applicable.

Quelques mots sur les instruments à présent. J'ai mentionné le règlement général d'exemption par catégorie. En 2023, si l'on additionne ce règlement à ceux qui s'appliquent spécifiquement à l'agriculture et à la pêche, le total représente 44 % du volume total des aides dans les vingt-sept États membres, soit 70,5 milliards d'euros versés cette année-là. Le règlement général d'exemption par catégorie représente à lui seul 38 % de ce volume.

En ce qui concerne la France, 41 % des aides octroyées l'ont été en vertu de ces règlements d'exemption. Autrement dit, 41 % des aides françaises ne sont jamais soumises à Bruxelles, si j'ose dire. Cela représente environ 15 milliards d'euros.

Quant aux aides présentant un potentiel de distorsion plus élevé, elles sont soumises à l'examen de la Commission, soit de manière individuelle, soit dans le cadre de l'application de lignes directrices. Il en existe plusieurs, notamment pour les aides à l'environnement ou à la restructuration, qui permettent d'autoriser ce type de dispositifs. Ces aides correspondent aux 56 % restants du volume total, soit 116 milliards d'euros pour l'ensemble des États membres, dont environ 21 milliards pour la France.

La Commission n'examine donc individuellement qu'une fraction relativement réduite des mesures d'aide, à savoir celles qui représentent un fort potentiel de distorsion - moins de 10 % des dispositifs -, mais qui représentent une part significative des montants engagés.

C'est notamment le cas de ce que l'on appelle, en France, les Piiec, c'est-à-dire les projets importants d'intérêt européen commun. Pour ces projets, la Commission procède à un examen approfondi des aides. Prenons l'exemple du Piiec hydrogène : il s'agit de 122 projets. C'est un instrument très utile, mais également très lourd. Un chiffre significatif : entre les montants d'aide notifiés à la Commission par les États membres au titre des Piiec et les montants finalement autorisés, en sachant que tous les projets ont bien vu le jour, la réduction moyenne des aides publiques atteint 25 %.

Pourquoi ? Parce que les entreprises ont souvent tendance à « charger la barque ». Lorsqu'on examine sérieusement les dossiers, il est possible de ramener les montants demandés à leur juste proportion, en tenant compte de ce qu'on appelle le funding gap. Généralement, un accord est trouvé avec l'État membre et les entreprises sur un niveau de financement plus raisonnable.

En règle générale, ce n'est pas la Commission qui impose des conditions, sauf dans quelques cas spécifiques, comme les aides à la restructuration ou les aides régionales. Par exemple, s'agissant de ces dernières, il est interdit de subordonner l'octroi d'une aide à la délocalisation d'une activité. Mais en dehors de cas bien précis, ce sont les États membres qui choisissent de conditionner les aides, ce qu'ils font régulièrement. Il ne s'agit pas là d'une condition de compatibilité.

Enfin, dernier point que vous m'avez invité à évoquer : la transparence et l'évaluation.

S'agissant de la transparence, elle est obligatoire. Les règles applicables aux aides d'État imposent aux États membres de publier les conditions des régimes d'aide et les décisions relatives aux aides individuelles. En outre, un certain nombre d'informations essentielles concernant toutes les aides individuelles d'un montant significatif doivent être publiées par les États membres sur un moteur de recherche en ligne, développé soit par eux-mêmes, soit à l'aide de l'outil fourni par la Commission, le Transparency Award Module (TAM).

Cette transparence réduit les effets négatifs des aides, en permettant aux concurrents d'être informés, de déposer une plainte, voire de contribuer à la réouverture ou à l'instruction des dossiers.

Quant à l'évaluation, les règles relatives aux aides d'État exigent qu'un régime présentant un risque élevé de distorsion de la concurrence, notamment en raison de son ampleur ou de son horizon temporel, fasse l'objet d'une évaluation ex post par l'État membre. Cet outil permet d'apprécier l'efficacité du régime au regard des objectifs visés, tout en en limitant les distorsions. Il peut ainsi conduire à une révision du régime d'aide en cas de prolongation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur le directeur général, je vous remercie pour votre exposé.

Je vous avoue m'interroger sur de nombreux points. En 2023, si je ne me trompe pas, les vingt-sept États membres ont notifié pour 186 milliards d'euros d'aides. Mais, comme vous l'avez rappelé, cela ne représente qu'une petite partie du total, puisque les allègements fiscaux et les aides bénéficiant à l'ensemble des entreprises ne sont pas inclus. Autrement dit, seule une infime partie des aides est notifiée, avec des critères stricts : remédier à une défaillance du marché, avec un effet incitatif et des objectifs précis.

J'avoue ne pas saisir la logique : pourquoi les États membres sont-ils tenus de notifier uniquement cette petite partie, extrêmement ciblée, des aides, sans que l'on n'ouvre un débat commun sur l'ensemble des dispositifs ?

Lors d'une audition, le président-directeur général de Kering, M. Pinault plaidait - il ne fut pas le seul - pour un ciblage sectoriel des aides, en insistant sur l'intérêt d'intervenir secteur par secteur. Et je comprends mieux, désormais, pourquoi cela ne se fait pas : une aide ciblée, relevant d'un secteur spécifique, entre dans le champ des aides notifiables, alors qu'une aide qui s'adresse à l'ensemble des entreprises y échappe.

Comment analysez-vous cette complexité ? Concernant les 186 milliards d'euros notifiés en 2023, pouvez-vous nous indiquer la part correspondant aux aides françaises ?

Vous avez évoqué la finalité des aides : corriger une défaillance du marché, avec un effet incitatif et une proportionnalité. Mais ne pourrait-on pas, au-delà de ces critères économiques, fixer aussi des objectifs d'intérêt général, par exemple en matière d'emploi et de maintien de l'outil industriel ?

Aujourd'hui, la Commission européenne ne se saisit pas des questions d'emploi. Pourtant, la désindustrialisation touche l'ensemble de l'Union européenne, certains pays plus durement que d'autres, du fait de la concurrence intra-européenne.

Ma dernière question concerne le marché unique. Certes, la concurrence existe en son sein, mais elle s'exerce de manière encore plus féroce à l'extérieur. Et, pardonnez-moi de le dire ainsi, j'ai le sentiment que ce sujet reste trop souvent absent de nos discussions. Nous semblons être la seule zone économique sans aucune barrière protectrice.

Je prendrai un exemple concret, que nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer avec deux anciens ministres de l'économie - Arnaud Montebourg et Bruno Le Maire - : la question de l'acier et de la sidérurgie. Elle pose directement celle du maintien de notre outil industriel, notamment autour du dossier ArcelorMittal. Ce débat, à mon sens, n'est pas clos : il se poursuivra sans doute dans les semaines à venir.

Hier, le Président de la République a écarté, de fait, l'option d'une nationalisation. Mais Arnaud Montebourg, et même Bruno Le Maire, quoique plus prudemment ou de manière différente, ont rappelé qu'il restait possible d'agir. Le problème, c'est que si nous laissons le marché livré à lui-même, en particulier face à la pression croissante de l'acier chinois demain, notre avenir industriel s'annonce difficile.

Dans cette guerre commerciale, l'Union européenne fait preuve, selon moi, d'une certaine naïveté face au marché extérieur.

M. Olivier Guersent. - Monsieur le rapporteur, vous m'interrogez d'abord sur le montant des aides. Je pensais l'avoir mentionné, mais j'ai dû parler trop vite. En 2023, sur les 186 milliards d'euros d'aides d'État notifiées par les vingt-sept États membres, la France a représenté 36 milliards d'euros.

Évidemment, ces montants globaux ne sont pas vraiment pertinents. Lorsque l'on dresse des classements, les premières places sont systématiquement occupées par l'Allemagne, suivie de la France. Rien de surprenant : ce sont les deux principales économies de l'Union européenne et de la zone euro. Il est donc plus pertinent de rapporter ces montants au produit intérieur brut (PIB) par habitant. Sous cet angle, la France se situe plutôt dans la moyenne, en milieu de peloton. Plus récemment encore, dans le contexte de la crise énergétique, elle s'est montrée moins offensive qu'à l'accoutumée, ce qui n'est sans doute pas sans lien avec la situation budgétaire actuelle.

Concernant l'emploi, il ne s'agit pas d'un désintérêt. La Commission européenne ne dispose simplement pas de compétence en matière d'emploi ; celle-ci demeure entre les mains des États membres, qui n'ont pas souhaité la transférer à l'échelon communautaire. Ensuite, le contrôle des aides d'État n'a pas pour objectif la préservation, non plus que la destruction de l'emploi. Les États membres, s'ils le souhaitent, peuvent parfaitement assortir leurs dispositifs d'aide d'exigences en matière d'emploi.

Notre seule ligne rouge concerne les aides dont l'effet principal serait de déplacer des emplois d'un État membre vers un autre. C'est ce que nous appelons un jeu à somme nulle. Ce type de mécanismes s'apparente à des effets d'aubaine. Le rôle du contrôle des aides d'État est précisément d'éviter cette forme de « course au cocotier » dans laquelle certains groupes tentent d'entraîner les États.

Enfin, vous m'interrogez sur le marché unique et la concurrence extérieure.

La question des frontières extérieures n'est pas du ressort de la politique de concurrence : elle relève de la politique commerciale. Or nous disposons d'un arsenal de mesures commerciales autorisées par l'OMC et prévues dans nos accords bilatéraux avec d'autres États ou zones économiques. Nous avons parfaitement les moyens d'y recourir lorsque des pratiques déloyales sont constatées, par exemple en cas de dumping. Cela a été fait récemment à l'égard des véhicules électriques chinois. Nous pourrions également envisager des mesures similaires sur l'acier.

La procédure, en revanche, est complexe. Les États membres, réunis dans un comité, autrefois dénommé comité 133, doivent adopter une position commune. La Commission agit ensuite comme bras armé, applique les droits de défense commerciale, et, le cas échéant, se défend devant l'OMC à Genève si un pays tiers conteste la mesure.

La politique commerciale vise donc à protéger les entreprises du marché intérieur contre les pratiques déloyales d'opérateurs extérieurs. Comme ce n'est pas mon domaine de compétence directe, je ne m'y aventurerai pas davantage.

En revanche, ce que nous avons fait au cours des cinq dernières années, c'est combler un vide juridique.

Cela fait soixante-dix ans que nous contrôlons les aides que les États membres accordent aux entreprises actives sur le marché intérieur. Pourtant, jusqu'à récemment, aucune règle ne permettait de contrôler les aides que des États tiers versaient à des entreprises opérant dans ce même marché. Cette asymétrie représentait évidemment un problème.

Prenons un exemple : lorsqu'un État comme la Chine subventionne la production de véhicules électriques sur son territoire, ces véhicules sont ensuite exportés vers l'Union européenne. Cela relève de la politique commerciale. En revanche, si une entreprise chinoise installe une usine de production en Europe et bénéficie d'aides massives octroyées par Pékin, cela posait, jusqu'à récemment, un problème juridique : si une telle aide avait été versée par un État membre, nous l'aurions contrôlée ; venant d'un État tiers, ce n'était pas possible.

Ce vide a été comblé. Le Conseil et le Parlement européen ont adopté un règlement sur le contrôle des subventions étrangères. Ce texte confie une partie du contrôle à ma direction générale, et une autre partie - celle qui concerne les marchés publics - à la direction générale de l'industrie, placée sous la responsabilité du vice-président exécutif chargé de ces questions.

Ce nouveau cadre juridique est désormais appliqué. Il a d'ailleurs défrayé la chronique ces derniers jours : c'est en vertu de ce règlement que mes collègues de la direction générale de l'industrie ont ouvert une enquête sur de potentielles subventions sud-coréennes dans le cadre de l'attribution du marché de construction de la centrale nucléaire de Dukovany, en République tchèque.

Il y avait donc un trou dans la raquette, et une certaine forme de naïveté. C'est désormais réparé. Ma direction générale a déjà ouvert plusieurs enquêtes approfondies sur des aides d'État, notamment au bénéfice d'entreprises chinoises, mais pas exclusivement.

Par ailleurs, il convient de nuancer une idée trop répandue selon laquelle l'Union européenne serait « l'idiot du village global », pour reprendre l'expression de M. Montebourg. Nous ne sommes pas les seuls à appliquer des règles. La réalité est plus complexe.

Prenons l'exemple de l'Inflation Reduction Act (IRA), ce vaste programme de subventions lancé par le président Biden, que son prédécesseur et successeur, Donald Trump, entend désormais démanteler. L'IRA prévoit 369 milliards de dollars d'aides à la décarbonation et au développement des énergies renouvelables aux États-Unis, sur une période de dix ans. Beaucoup y ont vu une menace considérable pour la compétitivité européenne.

Or dans les cinq dernières années, l'Union européenne a versé environ 400 milliards d'euros d'aides publiques au titre de la décarbonation et du déploiement des énergies renouvelables. D'un point de vue américain, on pourrait même considérer l'IRA comme une réponse à notre propre politique de subventions.

Il faut donc relativiser certaines accusations. L'Union européenne défend ses intérêts, subventionne ses entreprises lorsque cela s'avère nécessaire, contrôle désormais les aides étrangères avec le même sérieux que celles de ses propres États membres, et mobilise ses instruments de politique commerciale pour protéger le marché intérieur lorsque les circonstances le justifient.

M. Olivier Rietmann, président. - Concernant l'IRA, je diverge quelque peu de votre analyse, notamment en ce qui concerne la décarbonation. Vous avez évoqué un montant de 369 milliards de dollars. Or le principe d'accompagnement financier et d'aide à la décarbonation, aux États-Unis, repose principalement sur un système d'exonérations fiscales, non plafonnées. Ce mécanisme a connu une croissance très rapide. D'après les dernières estimations disponibles, le coût global de ce dispositif atteindrait aujourd'hui 1 200 milliards de dollars. À cette somme viennent s'ajouter 1 200 milliards de dollars pour les infrastructures, ainsi que les 369 milliards de dollars d'accompagnement régulièrement évoqués. Le budget total atteindrait presque 2 800 milliards de dollars. Ce montant, comparé au volume des aides publiques mobilisées au niveau européen, apparaît particulièrement élevé.

Ces dernières semaines, nous avons auditionné de nombreux dirigeants de groupes français. Lorsqu'on leur demande de comparer les aides qu'ils reçoivent en France ou au niveau européen avec celles accessibles dans des pays extérieurs à l'Union européenne, un mot revient systématiquement : la simplicité. Les dispositifs étrangers sont perçus comme beaucoup plus lisibles que les dispositifs européens ou français.

Beaucoup de ces pays ont mis en place un guichet unique, avec un dossier allégé qui, dès lors qu'il correspond aux critères, offre une garantie claire d'obtention de l'aide. Cela permet une réelle visibilité et une grande sécurité dans le processus. Ces entreprises savent, dès le dépôt de leur dossier, et une fois celui-ci accepté, exactement sur quel montant elles pourront s'appuyer. La procédure est rapide, le cadre est clair, les montants sont connus à l'avance. Quel est votre avis sur ce point ?

M. Olivier Guersent. - Je ne sais pas d'où sortent ces 2 800 milliards de dollars. À ma connaissance, il n'existe pas, à ce jour, de comptabilité fiable permettant de déterminer le coût budgétaire réel de l'IRA. Ce qui est certain, pour faire simple, c'est que l'IRA repose essentiellement sur des crédits d'impôt.

M. Olivier Rietmann, président. - Nos chiffres proviennent de Goldman Sachs.

M. Olivier Guersent. - L'Internal Revenue Service (IRS), l'administration fiscale américaine, n'est actuellement pas en mesure de chiffrer avec précision l'ensemble du dispositif. Il faut donc rester prudent. Mais une chose est claire : les 2 800 milliards de dollars, nous ne les avons pas. Si l'on tient compte des subventions européennes et des fonds structurels, on parvient quand même à des montants significativement supérieurs à ces 400 milliards.

Rien que le plan de relance européen représente près de 750 milliards d'euros, essentiellement consacrés à la décarbonation et à la compétitivité verte. Autrement dit, on ne peut pas dire que l'Europe soit avare en subventions publiques.

Vous avez raison sur une chose : c'est plus simple aux États-Unis, mais pas forcément plus rapide. Le dossier est simplifié, le guichet unique fonctionne, et, dès lors qu'il est validé, il n'y a plus d'aléa. Cela paraît plus sûr.

Pourquoi ? Parce qu'il n'existe pas, aux États-Unis, de concept de défaillance de marché. Il n'y a pas, dans le cadre de l'IRA, d'évaluation préalable visant à déterminer si l'investissement aurait pu être réalisé sans aide publique.

Autrement dit, que l'investissement ait été envisageable sans subvention ou qu'il dépende de l'aide pour exister, le soutien est accordé dans tous les cas. Les effets d'aubaine sont donc massifs, et c'est précisément ce qui séduit les grands patrons. C'est Noël tous les jours ! Vous décidez de construire une usine en Arizona : vous l'auriez fait quoi qu'il arrive, mais vous percevez en plus les aides de l'IRA. En Europe, à l'inverse - et c'est inscrit dans le Traité -, les subventions publiques ne sont accordées que lorsque l'investissement privé, seul, ne suffit pas à assurer la rentabilité du projet.

Ce principe, quoi qu'on en pense, présente une certaine rationalité budgétaire. Il évite de distribuer des financements publics à tout-va. Surtout, nous n'avons pas les moyens d'appliquer une politique aussi généreuse que celle des États-Unis, en particulier en France, si l'on considère l'évolution de la dette publique.

Il est donc vrai que le système américain est plus simple, mais cette simplicité s'explique par l'absence de tout contrôle, en particulier du caractère nécessaire ou non de l'aide pour rendre l'investissement viable.

Troisième point, et il est capital : au début de l'année 2023, l'ensemble des grands patrons européens, qu'ils soient français, allemands ou d'autres nationalités, s'élevaient contre l'IRA. Ils expliquaient que ce dispositif était massif, lisible, certain, et qu'ils allaient immédiatement délocaliser leurs investissements aux États-Unis... sauf si l'Europe mettait en place le même mécanisme. La pression était forte pour renoncer à nos principes d'encadrement des aides d'État.

Or, il faut le rappeler, pour mettre en oeuvre un tel changement, il faudrait modifier le Traité. Cela suppose une adoption à l'unanimité, et une bonne moitié des États membres y serait opposée.

Que faire alors ? Nous avons mis en place un mécanisme : la matching clause, dont je revendique d'ailleurs la paternité. Nous avons dit aux États membres : « Si une entreprise envisage un projet sur votre territoire, qu'elle a engagé les démarches, évalué les aides qu'elle pourrait obtenir, et qu'en parallèle elle dispose d'une offre formalisée aux États-Unis - une attestation délivrée par l'IRS précisant le montant des aides auxquelles elle a droit -, alors vous pouvez lui accorder en Europe une subvention d'un montant équivalent, à l'euro près. »

Ce dispositif a été adopté le 9 mars 2023. Combien de cas avons-nous eus depuis ? Une seule entreprise est venue. Il s'agissait d'un projet de construction d'usine de batteries en Allemagne, et l'aide a été autorisée.

Avec tout le respect que je porte aux déclarations des grands patrons, si le problème avait été d'une telle ampleur, nous aurions vu affluer bien plus de demandes. Or ce n'est pas le cas.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne suis pas sûr que tout le monde soit au courant. Personne ne nous en a parlé en tout cas.

M. Olivier Guersent. - Les administrateurs du Sénat étant excellents dans les recherches archéologiques, je leur conseille de regarder la presse aux alentours du 9 mars 2023, notamment le journal Les Échos, et ils verront que cette information a été largement diffusée. Et Bercy était bien entendu parfaitement au courant.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez précisé n'accompagner les dossiers d'investissement que dans la mesure où le projet ne serait pas viable sans subvention. Est-ce à dire que vous n'accompagnez que les canards boiteux ?

En France, l'usage consiste plutôt à s'abstenir de soutenir les projets qui ne seraient pas viables sans subvention, en considérant qu'ils présentent un risque excessif. Or si j'ai bien compris, et vous me direz si je me trompe, l'accompagnement européen se fonde sur une logique inverse : un projet n'est éligible à un soutien que s'il n'est justement pas viable sans argent public.

M. Olivier Guersent. - Vous avez parfaitement compris. Je vais poser la question à l'envers : pourquoi diable verser de l'argent public à un projet qui générerait du profit sans subvention ? Quelle en serait la rationalité ? Notre but est de faire aboutir des projets qui n'auraient pas pu advenir seuls.

Je prendrai un exemple. Nos assureurs vie détiennent des encours financiers très importants, qu'ils doivent placer dans des actifs à long terme. Certains de ces placements offrent des rendements suffisants pour qu'ils puissent honorer les engagements pris vis-à-vis de leurs assurés, sur des périodes allant de quarante à soixante-dix ans. Ils y parviennent sans intervention extérieure.

En revanche, si l'on souhaite qu'ils investissent dans des projets plus risqués, dans lesquels ils n'iraient pas spontanément, car ces projets sortent de leur cadre d'évaluation du risque, alors l'objectif de la subvention publique consiste à amortir la part de risque qu'ils ne peuvent assumer seuls. Cela rend l'investissement possible, parce que, dans ce cas, on juge que l'intérêt général justifie de prendre ce risque.

Par ailleurs, il existe aussi des aides destinées, disons-le, aux canards boiteux. C'est ainsi que l'on a sauvé la Société nationale Corse-Méditerranée, la SNCM, voilà une quinzaine d'années, pour en faire Corsica Linea. Cela relève d'une logique différente : ces entreprises sont alors restructurées afin de redevenir viables une fois subventionnées. C'est un autre chapitre.

Mais, pour ce qui concerne les aides à l'investissement, il n'existe aucune justification à injecter de l'argent public dans des projets rentables sans subvention.

M. Jérôme Darras. - Monsieur le directeur général, vous disposez d'une vision d'ensemble des dispositifs d'aide, notifiés ou non, dans l'ensemble des pays européens. Le dispositif français présente-t-il, à vos yeux, des particularités par rapport à ceux des autres États membres ? Pourriez-vous nous citer une politique ou un dispositif mis en oeuvre dans un autre pays européen qui vous paraîtrait particulièrement cohérent et efficace, et dont la France pourrait, le cas échéant, s'inspirer ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Monsieur le directeur général, vous avez évoqué un montant de 36 milliards d'euros au titre des aides d'État en France. Je souhaiterais savoir combien d'entreprises bénéficient de ces 36 milliards et quelle en est l'évolution sur les dernières années. Vous avez indiqué que la France marquait un certain recul cette année dans le domaine de l'énergie. Si l'on adopte une perspective plus large, sur les cinq dernières années, comment ces aides ont-elles évolué ? Je voudrais également savoir s'il existe des mécanismes de remboursement en cas de non-respect par les entreprises des engagements qu'elles ont pris.

Enfin, à vos yeux, le cadre européen actuel des aides d'État est-il suffisamment robuste pour faire face aux défis que représentent aujourd'hui la réindustrialisation, la souveraineté technologique et la transition énergétique ?

M. Daniel Fargeot. - La Commission européenne s'est dotée d'une définition rigoureuse de ce que sont les aides publiques. Elle a identifié les modalités par lesquelles celles-ci peuvent fausser la concurrence et s'est dotée de procédures de contrôle dont la rigueur est généralement reconnue. Au regard du volume d'aides publiques déployé en France, je souhaiterais savoir si l'examen des nouvelles aides représente une part significative de l'activité de la direction générale de la concurrence. Jusqu'où s'étend le contrôle exercé par cette direction générale ? Exercez-vous également une supervision sur les dispositifs créés par les conseils régionaux ?

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides européennes, ces dernières années, ont été massivement mobilisées dans tous les domaines. Une part considérable de ces fonds a été orientée vers la décarbonation.

Or les temps changent. Le combat commercial, pour ne pas employer le terme de guerre commerciale, évolue. Nous semblons aujourd'hui atteindre une forme de paroxysme de cette guerre entre trois grandes puissances : les États-Unis, la Chine et, entre les deux, l'Europe.

Dans ce contexte, ne conviendrait-il pas, dans une logique de réaction et de protection de nos entreprises, de réorienter temporairement une partie de ces montants très importants affectés à la décarbonation - sans remettre en cause leur utilité ni contester les avancées déjà réalisées, en France comme en Europe - vers des efforts ciblés sur la compétitivité et la réindustrialisation de nos territoires ?

M. Olivier Guersent. - Monsieur Gay, vous faisiez observer que la Commission ne contrôle qu'une infime partie des aides publiques. C'est exact. Toutefois, l'essentiel de ce qui est perçu comme une aide résulte en réalité de l'économie du régime fiscal de chaque État. La France a choisi un certain mode de taxation de l'impôt sur les sociétés ; l'Irlande en a retenu un autre, la Belgique un troisième, l'Allemagne un quatrième. Ce sont là des choix de politique fiscale. On peut considérer que cela constitue une forme d'aide, puisqu'il en résulte nécessairement un impact sur le résultat des entreprises ; néanmoins, ces choix relèvent de la souveraineté fiscale des États membres. C'est pourquoi ils ne sont pas soumis au contrôle des aides d'État.

Si l'on souhaitait véritablement encadrer une part beaucoup plus large des instruments mis en place par les États membres sur fonds publics pour soutenir leur économie, il faudrait une intégration communautaire bien plus poussée que celle que nous connaissons aujourd'hui. Cela soulèverait d'autres questions, d'ordre politique, qui ne relèvent pas de ma compétence, mais qui, en France, provoqueraient sans doute des débats assez vifs, au regard de la diversité des opinions exprimées dans le spectre politique.

Ainsi, nous nous limitons à contrôler les mesures individuelles ayant un impact sur les échanges entre États membres et susceptibles de fragmenter le marché intérieur. En revanche, nous ne contrôlons pas les choix relevant de la souveraineté nationale en matière de politique économique générale. On peut s'en féliciter ou le regretter, mais tel est l'état de fait. Cette situation illustre la phase transitoire dans laquelle nous nous trouvons : nous avons un marché intérieur, nous avons consenti à partager une partie de notre souveraineté, mais pas son intégralité. Une large portion de celle-ci demeure entre les mains des États membres. Il faut accepter que, qu'on le souhaite ou non, cette part échappe au contrôle de Bruxelles.

D'ailleurs, dans la plupart des États membres, on souhaiterait souvent que l'Union contrôle davantage la souveraineté des autres, mais un peu moins la sienne propre. La France ne fait pas exception à cette règle. Or cela n'est ni possible ni réaliste, qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore.

Je reviens à présent à votre question, Monsieur le président. Je ne suis pas certain de partager entièrement la thèse implicite que vous soulevez, car les temps changent, assurément, et ils sont difficiles, cela ne fait aucun doute. Mais, à un moment donné, il faut aussi savoir prendre ses propres responsabilités. Tout ne repose pas sur les régimes de subventionnement public.

Prenons un exemple concret. On entend souvent dire que l'Union européenne est trop complexe, trop contraignante et qu'il y a trop de règles... Mais ce ne sont pas les règles européennes qui ont empêché les constructeurs automobiles européens de développer, quinze ou vingt ans plus tôt, des véhicules électriques et une filière performante de batteries. Les constructeurs chinois l'ont fait, les Sud-Coréens aussi. Rien n'interdisait aux industriels européens d'en faire autant. Et pour être parfaitement honnête, s'ils avaient sollicité des subventions publiques à l'époque pour lancer ces projets, ils les auraient très probablement obtenues avec l'aval de la Commission européenne.

Il faut, à un moment, que chacun assume ses responsabilités. Les défis actuels en matière de compétitivité sont identifiés. Sur ce point, je partage le diagnostic formulé par M. Draghi. Que dit-il ? Que notre déficit de compétitivité repose principalement sur deux causes. La première : un retard en matière d'innovation de rupture. Sur ce point, il faut déployer des moyens massifs et ne pas hésiter à soutenir fortement les initiatives, sans frilosité. La seconde : un retard persistant dans le processus de décarbonation. Or la décarbonation n'est pas seulement un impératif climatique, c'est aussi un enjeu de souveraineté. Réduire notre empreinte carbone, c'est également diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, que nous ne produisons pas nous-mêmes et dont nous restons extrêmement dépendants.

La crise actuelle illustre d'ailleurs clairement cette vulnérabilité liée à notre dépendance énergétique.

M. Olivier Rietmann, président. - Juste une précision, monsieur le directeur général. Lorsque vous affirmez que les constructeurs automobiles n'ont pas sollicité de subventions, il y a vingt ans, pour investir dans le véhicule électrique, il convient de rappeler le contexte des décennies passées. Notamment, l'État français avait engagé une politique délibérée d'allègement fiscal en faveur du gazole. Cette orientation s'expliquait, entre autres, par les impératifs liés au raffinage du pétrole, qui produisait une quantité importante de gazole qu'il fallait écouler. C'est dans cette logique que s'est inscrite la détaxation du gazole : il fallait bien trouver un débouché à ce carburant excédentaire.

Dès lors, je ne vois pas pourquoi les constructeurs se seraient orientés vers l'électrique à une époque où la demande pour les véhicules diesel était forte, stimulée à la fois par les consommateurs et par une incitation fiscale claire émanant de l'État. Il y avait donc une direction donnée : produire du diesel pour consommer le gazole disponible.

Dans ces conditions, il semble peu pertinent de leur reprocher, aujourd'hui, de ne pas avoir développé des véhicules électriques à cette époque.

M. Olivier Guersent. - Si, monsieur le rapporteur. En effet, comme le disait Pierre Mendès France, « il ne faut jamais sacrifier le long terme au court terme ». Et c'est précisément ce que, selon moi, les producteurs européens - pas seulement les Français - ont fait, aux deux extrémités du spectre industriel.

Aujourd'hui, notre compétitivité, notre résilience et notre autonomie stratégique dépendent aussi - peut-être surtout - d'un accès à une énergie à la fois bon marché, décarbonée et produite sur le sol européen. Cela suppose de poursuivre le mouvement déjà engagé, et vous avez raison de souligner que la France, grâce à son mix énergétique, partait d'une situation plus favorable que d'autres.

Mais mon sujet ne se limite pas à la France. Ce qui m'importe, c'est la cohérence de l'ensemble européen. Et, à mes yeux, compétitivité, résilience et décarbonation ne sont rien d'autre que trois facettes d'une même problématique. Certes, des arbitrages ponctuels sont nécessaires, mais l'essentiel reste de maintenir une ligne stratégique.

Certains proposent de réorienter les aides consacrées à la décarbonation et aux énergies renouvelables vers des dispositifs qualifiés d'« aides à la compétitivité ». Mais encore faut-il s'accorder sur ce que cela signifie réellement. J'entends, par exemple, des propositions visant à octroyer des aides opérationnelles aux fabricants européens de batteries. De quoi parle-t-on ? Concrètement, cela revient à ce que l'État couvre les pertes d'exploitation - autrement dit, qu'il finance les fins de mois - sans limite de durée. Et si l'on fait un rapide calcul à partir des demandes formulées aujourd'hui, on aboutit, sous un à deux ans, à une prise en charge publique de 100 % des coûts de l'entreprise.

Si le débat porte sur la nationalisation de certaines industries stratégiques, soit. Mais il faut alors le poser clairement. Car à ce rythme, dans quelques années, l'État aura versé l'équivalent de 200 %, 300 %, voire 400 % de la valeur de certaines entreprises. Et le jour où ces entreprises deviendront profitables, il y a fort à parier que 100 % des bénéfices seront captés par les actionnaires privés.

Il me semble donc nécessaire de faire évoluer le cadre, sans pour autant procéder à une révolution ou à une réorientation massive. Je reviens ici au diagnostic de M. Draghi. Il appelle, en réalité, au retour à une certaine orthodoxie, en nous invitant à nous montrer plus stricts que nous ne le sommes aujourd'hui et à accepter une forme de darwinisme économique. Le monde change. Certaines entreprises ne s'adapteront pas et disparaîtront ; d'autres, mieux préparées, émergeront. Protéger à tout prix les premières revient souvent à empêcher les secondes de naître.

En revanche, il faut adopter une posture résolue sur deux fronts : l'innovation et la décarbonation. Sur ces terrains, l'engagement public massif est non seulement utile, mais nécessaire.

Je partage pleinement l'analyse de M. Draghi. C'est en suivant cette voie que nous assurerons durablement notre compétitivité et notre autonomie stratégique.

J'en viens maintenant aux questions de M. Darras et Mme Romagny.

Il n'y a pas de particularité majeure à signaler. Pour vous donner un ordre de grandeur, sur les 36 milliards d'euros d'aides publiques évoqués, environ 15 milliards d'euros sont accordés dans le cadre des régimes d'exemption généraux, tandis que 21 milliards d'euros environ relèvent de mesures individuelles. Concernant la première catégorie - celle des régimes généraux -, je ne suis pas en mesure de vous indiquer combien d'entreprises en bénéficient, car nous n'avons pas cette visibilité. Et même après exploitation de nos bases de données, nous ne serions probablement pas capables de vous fournir cette information.

En revanche, pour ce qui est des mesures individuelles, il est envisageable d'obtenir des chiffres plus précis. Je vais demander à mes collègues de mener les recherches nécessaires. Toutefois, s'agissant du volume global d'entreprises bénéficiaires, ce n'est pas un chiffre que nous sommes en mesure de communiquer.

En ce qui concerne la structuration des aides, il n'y a pas de singularité française. Le mélange entre régimes nationaux et mesures individuelles est assez similaire d'un État membre à l'autre. Les États membres accordent les aides relevant des régimes d'exemption sans contrôle préalable de Bruxelles. En revanche, les aides individuelles destinées aux grandes entreprises font généralement l'objet d'une notification à la Commission.

Là où, à mon sens, des marges de progrès existent, c'est dans la méthode d'élaboration des dispositifs. Je prends ici l'exemple de l'Espagne, qui me semble pertinent. En France, lorsqu'un problème se pose, on conçoit une réponse qui implique des aides d'État au sens du Traité. Ce processus suit un enchaînement bien connu : consultation de toutes les parties prenantes, arbitrage au plus haut niveau, souvent par le Président de la République, puis présentation à Bruxelles d'une mesure finalisée.

Quand tout se passe bien, nous pouvons dire : « Très bien, la mesure est conforme aux règles. » Mais dans un certain nombre de cas, nous devons répondre que « non, cela ne passe pas ». Et cela ne provient pas d'un manque de bonne volonté. D'ailleurs, je tiens à saluer les efforts importants menés depuis plusieurs années par les collègues de la direction générale du Trésor, qui ont considérablement renforcé leurs compétences en la matière.

Cependant, la France reste en retrait par rapport à d'autres États membres, en ce qui concerne l'intégration, dès la conception, des contraintes liées au droit des aides d'État. Or dans la majorité des cas, ces contraintes ne posent pas de problèmes majeurs à condition d'être prises en compte en amont, lors de la phase de design de la mesure.

Évidemment, une fois que toutes les parties ont été consultées, que les arbitrages ont été rendus, que l'on a conçu un dispositif dans ses moindres détails, et que l'on vient à Bruxelles pour s'entendre dire : « Ce n'est absolument pas conforme au droit des aides d'État », cela devient une véritable catastrophe. Ce genre de situation pourrait être évité. Il y aurait un gain considérable à intégrer les contraintes juridiques dès l'amont du processus, bien avant la validation finale.

Je prendrai un exemple très parlant : celui de l'Espagne. Nos partenaires espagnols ont dû faire face à la même problématique que nous, à savoir la menace de délocalisation des usines automobiles. Mais au lieu d'opter pour une approche frontale - du type : « Un milliard pour PSA, un milliard pour Renault afin qu'ils restent en France » -, ils ont adopté une stratégie bien plus subtile.

Ils ont exploité, avec une réelle intelligence, l'ensemble des possibilités offertes par le droit européen des aides d'État. En mobilisant différents régimes, ils ont renforcé les écosystèmes locaux autour de ces usines : les PME, les équipementiers, l'ensemble des maillons nécessaires au bon fonctionnement industriel. Le résultat est que lorsque les groupes automobiles leur ont adressé les mêmes menaces que dans d'autres États membres - « Si vous ne nous aidez pas, nous irons en Hongrie » -, la réponse a été claire : « Très bien, allez-y ! Mais en Hongrie, vous n'avez pas l'écosystème. Vous devrez tout reconstruire, cela vous coûtera une fortune. » Et l'entreprise est restée.

Ce type de stratégie présente deux avantages majeurs. D'une part, elle répond à l'objectif premier - éviter les délocalisations - sans verser d'aides directes massives à des multinationales. D'autre part, elle permet de développer un tissu économique composé d'emplois non délocalisables. Voilà, selon moi, une source d'inspiration précieuse. On peut progresser en France sur ce terrain et tirer profit des bonnes pratiques mises en oeuvre ailleurs. À cet égard, les Espagnols m'impressionnent : ils ne distribuent pas moins d'aides que la moyenne européenne, mais ils le font avec méthode. Ils anticipent les contraintes juridiques et réfléchissent en amont à la manière optimale d'utiliser leurs fonds publics.

Madame Romagny, vous m'avez interrogé sur le mécanisme de remboursement en cas de non-respect des conditions d'une aide. Oui, naturellement, le non-respect d'une mesure autorisée entraîne la perte du bénéfice de l'autorisation et l'obligation de rembourser intégralement l'aide perçue. Cela vaut pour tout manquement aux conditions attachées à l'aide.

Nous avons, à l'heure actuelle, plusieurs cas - y compris en France - où cette question se pose. Je m'abstiendrai d'en commenter les détails, car les procédures sont en cours.

Le cadre européen est-il suffisamment robuste ? J'aurais tendance à répondre à votre question par une autre : comment juge-t-on la robustesse du cadre européen ? Vous l'avez évoqué, monsieur le président, et je le pense aussi : nous devons simplifier beaucoup de choses, à Bruxelles bien sûr, mais aussi, j'en suis convaincu, à Paris. Les règles relatives aux aides d'État ne font pas exception à cette nécessité.

La complexité actuelle de ces règles s'explique par plusieurs facteurs. L'un des principaux tient à la nature même de l'Union européenne : chaque fois qu'une règle simple est proposée, une dizaine d'États membres lèvent la main pour signaler une spécificité nationale à prendre en compte. À force de chercher à accommoder les besoins particuliers de chacun, on finit par produire des dispositifs extrêmement complexes.

Cela étant dit, il demeure possible de faire plus simple. Nous pouvons aller dans ce sens, y compris en matière d'aides d'État.

Maintenant, si l'on mesure la robustesse du cadre européen au nombre de cas que nous interdisons, alors ce cadre n'est pas robuste : très peu de mesures sont effectivement interdites. En revanche, nous intervenons dans un nombre significatif de dossiers. Notre rôle consiste à travailler avec les États membres pour atteindre les effets recherchés du subventionnement public - faire naître ou consolider une activité qui, sans cela, n'existerait pas ou disparaîtrait - tout en réduisant au minimum les distorsions de concurrence au sein du marché intérieur, y compris vis-à-vis d'entreprises situées dans le même État membre qui, elles, ne perçoivent pas d'aide.

Prenez, par exemple, le secteur du transport aérien en France. Certaines entreprises reçoivent des aides, d'autres non. Celles qui en bénéficient affirment qu'en leur absence, elles seraient vouées à disparaître, et que cela provoquerait un désastre. Celles qui s'en sortent sans soutien public se demandent dans quel jeu elles évoluent : elles doivent affronter une concurrence subventionnée, parfois de manière constante. Ces deux discours existent. Il faut les entendre l'un et l'autre.

Je ne peux pas affirmer avec certitude que le cadre européen actuel est pleinement robuste. Ce que nous cherchons, c'est à le rendre suffisamment agile pour accompagner les objectifs du moment. À cet égard, je pense que nous avons su répondre présent face aux chocs majeurs de la crise du covid, puis de celle de l'énergie.

Mais il faut garder à l'esprit une réalité fondamentale : il existe un lien étroit entre le niveau de générosité que permet le régime des aides d'État et les grands équilibres macroéconomiques et budgétaires des États membres. Toute réflexion sur l'élargissement ou la simplification du cadre doit se faire en tenant compte de ces contraintes structurelles.

Même si ce n'est ni mon rôle ni ma compétence de contrôler l'équilibre budgétaire des États membres ou le respect des critères de Maastricht, il n'en demeure pas moins qu'un lien existe entre ces deux dimensions.

M. Olivier Rietmann, président. - Je me permets, monsieur le directeur général, faites-vous une petite référence au « quoi qu'il en coûte » ?

M. Olivier Guersent. - Je ne suis pas certain de pouvoir juger si les dépenses de la France pour la crise du covid et la crise énergétique étaient pertinentes ou non. La réalité, c'est que les dépenses de la France ont été à peu près dans la moyenne communautaire en termes de PIB par tête pour la crise du covid et plutôt inférieures pour la crise énergétique. Il ne m'appartient pas d'en juger. En tant que fonctionnaire communautaire, ma seule compétence est de savoir si c'est légal au regard des règles communautaires. Si c'est légal, le reste relève d'un choix politique, qui est celui de l'État membre.

Vous m'interrogez sur la part de la Commission dans le contrôle des aides d'État, mais en réalité cela concerne seulement la direction générale de la concurrence. Celle-ci compte un peu moins de 1 000 agents sur les 30 000 agents publics de la Commission européenne. Et sur ces 1 000 agents, il y en a à peu près la moitié qui font du contrôle des aides d'État dans toute l'Europe.

Quant aux aides des régions, oui, nous les contrôlons. Le concept d'aide d'État est un concept d'aide publique à l'intérieur des États. Dans certains États, les régions ont une très large autonomie, par exemple l'Espagne ou l'Allemagne : nous contrôlons donc les aides attribuées par la région basque ou par les Länder. En France, l'autonomie fiscale des régions n'existant pas, le sujet est un peu différent, mais nous contrôlons les aides, quelle que soit l'autorité publique qui les distribue. Dans ce contrôle, notre interlocuteur, c'est l'État central. Ce n'est ni l'entreprise ni l'échelon déconcentré d'administration, même si nous pouvons être conduits à établir des contacts directs avec les décideurs publics pour clarifier certains points.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez développé toute une théorie politique sur les aides d'État, en prenant notamment l'exemple du secteur automobile en Espagne. En France, notre force réside dans notre réseau de sous-traitants exceptionnel - nous avons donc déjà l'écosystème - mais nous sommes en train de le perdre face à la concurrence, notamment intra-européenne. Par exemple, dans mon département de Seine-Saint-Denis, l'une des dernières usines qui fabriquait des pièces embouties pour Stellantis a été délocalisée en Turquie.

Les fonderies ont également été externalisées par les grands groupes, ce qui a entraîné des pertes d'emplois, au bout de trente ans. Demain, nous risquons de ne plus avoir de fonderies. Ce phénomène a commencé en Espagne et pourrait se propager.

La réalité est plus complexe que vous le laissez entendre, avec une concurrence basée sur des questions de droit social au sein même du marché unique et de l'Union européenne. Nous aurons l'occasion d'en débattre.

La Commission a expliqué que la protection de l'environnement et les économies d'énergie sont les objectifs stratégiques pour lesquels les États membres ont le plus dépensé en 2023, soit 55 milliards d'euros. Mais la question des aides à l'environnement et à l'énergie est sujette à débat. Pourquoi ne pas inclure le développement du nucléaire dans le champ des aides autorisées au titre des lignes directrices pour les aides d'État au climat et à la protection de l'environnement ? La France a l'une des énergies les moins chères et les plus décarbonées, mais nous n'en tirons aucun bénéfice, car nous sommes dans le marché européen et soumis au prix du gaz. La question du développement du nucléaire est posée.

À l'inverse, les centrales à charbon peuvent être réhabilitées, mais pas nécessairement sur des critères environnementaux. Des projets existent en France, à Saint-Avold et à Cordemais, portés notamment par l'intelligence ouvrière, pour favoriser la réhabilitation, mais surtout la conversion de la biomasse, mais ils ne répondent pas aux critères européens. Ces projets seraient pourtant utiles, tant pour le climat que pour conserver l'emploi et décarboner une source de production d'énergie. Faut-il donc faire évoluer les règles ?

M. Olivier Guersent. - Je suis heureux d'entendre que vous êtes en faveur d'une harmonisation sociale européenne, car je le suis, moi aussi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais en la tirant vers le haut ! Il ne s'agit pas de tirer les droits des travailleurs et travailleuses partout au sein de l'Union européenne vers le bas.

M. Olivier Guersent. - Le problème, c'est que, comme disent les Britanniques, on ne peut pas avoir son gâteau et le manger. Tous les États membres veulent la même chose : ils veulent que les autres s'harmonisent tout en gardant une totale liberté individuelle pour eux-mêmes. Ces deux propositions sont incompatibles. Cependant, il y aurait de grands bénéfices à inclure le droit social dans les compétences communautaires, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.

Sur le nucléaire, les aides sont possibles et pas illégales par principe, notamment en raison du traité Euratom. La question n'est pas de savoir si les aides sont possibles, mais pourquoi elles ne figurent pas dans les lignes directrices sur les aides au climat, à l'environnement et à l'énergie. C'est parce que la construction d'une centrale nucléaire est un projet individuel. On a autorisé des aides d'État pour la centrale nucléaire d'Hinkley Point et, plus récemment, pour la centrale en Tchéquie, à Dukovany. On pourrait se caler sur ces précédents pour aller plus vite. C'est ce que nous avons dit aux États comme la France, qui souhaitent verser une aide d'État pour une centrale nucléaire : « Inspirez-vous du modèle de Dukovany, s'il vous convient, plutôt que de partir d'une feuille blanche ; l'instruction du dossier ira certainement plus vite. »

Les lignes directrices s'appliquent à de vastes programmes, comme le déploiement des énergies renouvelables. Mais les projets individuels dont nous parlons ici, même s'ils sont importants, ne se prêtent pas à des lignes directrices.

Ainsi, dans le cadre du Clean Industrial Deal, nous encouragerons les États membres qui souhaitent développer de nouvelles capacités nucléaires à étudier les deux précédents les plus récents et, dans la mesure du possible, à se caler dessus pour aller plus vite. En effet, nous devons adopter les dispositions nécessaires sur la base de l'article 107(3)(c) du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne et pas sur une base générique, ce qui signifie qu'il faut examiner l'économie de chaque projet. Or cela ne se prête pas à des lignes directrices. Cela ne signifie pas que nous soyons plus favorables à l'un ou l'autre projet. Mais nous ne pouvons pas prendre de décisions individuelles pour chaque éolienne.

En revanche, la situation est différente pour les centrales nucléaires. Ainsi, nous venons de valider un Piiec sur la construction de petits réacteurs modulaires. Nous sommes engagés dans cette démarche et avons déjà pris deux décisions individuelles dans le cadre du programme Nuward pour la construction de petits réacteurs modulaires par EDF. Le nucléaire n'est pas un sujet problématique à la Commission, en général, et à la direction générale de la concurrence, en particulier.

Je suis surpris par vos propos sur la biomasse, car les lignes directrices traitent de cette question. Si le projet que vous citez n'entre pas dans le cadre de ces lignes directrices, il y a deux possibilités : soit l'on modifie les lignes directrices pour que votre projet puisse y entrer, si sa nature s'y prête, soit on le traite individuellement comme nos affaires de centrales nucléaires. Dans les deux cas, si les porteurs de projet ne viennent pas me voir, je ne les contacterai pas pour leur proposer de l'aide. S'ils ont un problème d'aide d'État, ils doivent d'abord en parler avec l'autorité publique qui attribue ces aides. Si cette dernière est d'accord pour les aider, je serai ravi de les recevoir pour faire évoluer rapidement la situation. En effet, mieux vaut des centrales à biomasse que des centrales à charbon.

M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à vous remercier, monsieur le directeur général, de la disponibilité et de la clarté de vos réponses. Je vous remercie également, ainsi que vos équipes, pour les réponses étayées et détaillées que vous avez apportées aux questions écrites envoyées par notre administration.

Avec le rapporteur Fabien Gay, nous serons heureux de vous rencontrer et d'échanger avec vous en direct, lundi prochain, lors du déplacement de la commission des affaires économiques à Bruxelles, à la Commission européenne. Nous pourrons continuer nos échanges sur ce sujet ou sur d'autres lors de cette rencontre.

M. Olivier Guersent. - Le plaisir sera réciproque. Je suis essentiellement un rugbyman briviste, petit-fils d'agriculteur. Je n'ai donc pas beaucoup de cordes à mon arc : je suis plus du côté direct et franc que du côté subtil et compliqué.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous avons deux points communs, même si je ne suis pas briviste, contrairement à vous, tant du côté du rugby que du côté de l'agriculture.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Éric Lombard, ministre de l'économie,
des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

(jeudi 15 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous voici presque arrivés au terme de nos auditions. Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, nous accueillons Monsieur Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur le ministre, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique- Merci monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs. La Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a rendu une nouvelle délibération qui donnera lieu à un décret de déport que le Premier ministre prendra dans les prochains jours. Je me suis donc déporté sur la gouvernance et le versement annuel de la Caisse des dépôts, les sociétés du groupe La Poste, les sociétés du groupe Bpifrance, à l'exception de Bpifrance Assurance Export, le fonds d'investissement européen Marguerite, l'École supérieure de commerce de Troyes, la société Halmahera et ses filiales et le Cercle des économistes. Ces déports avaient déjà été mis en place au moment de ma nomination et sont déjà effectifs.

M. Olivier Rietmann, président- Merci Monsieur le ministre. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Lombard prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons réalisé près de 55 auditions en commission plénière retransmises en direct, avec des journalistes, juristes, économistes, hauts fonctionnaires, représentants syndicaux et un grand nombre de dirigeants d'entreprises. Nous avons également entendu la ministre du travail et de la santé Catherine Vautrin et deux de vos prédécesseurs, Arnaud Montebourg et Bruno Le Maire.

Notre audition d'aujourd'hui représente une synthèse de nos travaux. Nous souhaitons en effet vous faire part de plusieurs constats et échanger sur certaines propositions envisagées pour notre rapport. Nous aimerions au préalable connaître votre regard sur les quelque 2 200 aides publiques versées aux entreprises.

Quelle définition des aides publiques retenez-vous ? Quel est leur coût ? Dans le contexte géopolitique actuel et compte tenu de la situation alarmante de nos finances publiques, quel doit être leur rôle ? Quelles décisions comptez-vous prendre pour mieux encadrer la dépense fiscale ? Le crédit d'impôt recherche vous semble-t-il actuellement bien calibré ?

Le rôle de chef de file confié aux régions en matière d'aide aux entreprises vous semble-t-il être un gage d'efficacité et cohérent avec les actions menées par l'État ?

Pensez-vous que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ? Seriez-vous favorable à des contreparties juridiquement contraignantes pour certaines aides lorsque l'entreprise ferme des sites, procède à des licenciements voire délocalise ?

Je vous propose de traiter ces questions lors d'un propos liminaire d'un quart d'heure, puis notre rapporteur Fabien Gay vous posera quelques questions complémentaires, avant que les membres de la commission vous interrogent.

M. Éric Lombard, ministre. - Je suis heureux de participer à cette commission d'enquête sur les aides publiques aux grandes entreprises : un sujet stratégique et un levier important de l'action publique, même si ces termes recouvrent des réalités hétérogènes.

Les aides publiques visent à corriger certaines défaillances de marché en incitant les entreprises à investir dans des activités génératrices d'externalités positives pour la société, comme la recherche et développement ou la transition écologique. Dans ces domaines, les rendements privés peuvent être insuffisants au regard des bénéfices collectifs attendus. Les aides publiques améliorent la rentabilité relative des projets sans supprimer le risque entrepreneurial, rendant possibles des initiatives qui sans soutien ne seraient pas engagées.

Ces aides peuvent être justifiées d'un point de vue économique pour les grandes entreprises, particulièrement exposées à la concurrence internationale. De plus, les grandes entreprises industrielles font face directement à la concurrence de pays asiatiques dont les conditions de production tirent injustement les prix vers le bas.

Les grandes entreprises sont également des donneuses d'ordres. Elles structurent des filières et des chaînes de valeur et représentent des leviers de transformation de notre économie. Elles jouissent de ce fait d'une rentabilité plus grande, leur action demeurant essentielle pour la réalisation d'objectifs de politiques publiques, qu'il s'agisse de la réindustrialisation, d'innovation ou de décarbonation.

La majeure partie des aides aux entreprises est votée en loi de finances par le Parlement. Des décrets viennent ensuite les préciser et des opérateurs de l'État sont chargés de leur déploiement.

Qu'elle soit structurelle, conjoncturelle, de transition, de crise, transversale, de guichet ou sectorielle, aucune aide n'est octroyée sans conditionnalité. Pour bénéficier du crédit d'impôt recherche (CIR), une entreprise doit par exemple avoir effectué des dépenses dans la recherche et le développement.

En multipliant les conditionnalités, on risque toutefois de manquer l'objectif initial, voire d'être contreproductif.

Ajouter une condition de maintien de l'emploi pour chaque aide risquerait de décourager les candidats et de nuire au but initial, voire d'engendrer des effets pervers. Si, pour des raisons de survie, des entreprises se retrouvent parfois contraintes de faire évoluer leurs effectifs, cela ne signifie pas pour autant qu'elles ne remplissent pas l'objectif initial fixé par telle ou telle aide.

Concernant le crédit d'impôt recherche, le Parlement a souhaité un resserrement ciblé de son action en 2024. Il faut désormais stabiliser les paramètres du dispositif qui représente un facteur clé de l'attractivité, les entreprises ayant besoin de visibilité sur le moyen terme pour que les aides fonctionnent.

On distingue deux types d'aides : les aides transversales non ciblées accessibles à l'ensemble des entreprises, notamment le crédit impôt recherche, dont les retombées dépassent le cadre de l'entreprise bénéficiaire et profitent à l'économie dans son ensemble ; les aides sélectives ciblant des secteurs ou technologies spécifiques, soumises à l'encadrement des aides d'État prévu par les traités européens. Le plan « France 2030 » s'inscrit dans cette logique. Il concerne des filières stratégiques, telles que les technologies quantiques, la matière numérique ou les électrolyseurs pour l'hydrogène décarboné, l'objectif étant de renforcer la souveraineté technologique et d'accélérer les transitions industrielles.

Par exemple, les aides à la décarbonation, octroyées via des appels à projets, doivent permettre d'accompagner la transition écologique. Nous mesurons le coût par tonne de CO2 évité pour optimiser la dépense.

L'aide publique est donc un investissement de la société au service de la décarbonation des entreprises, souvent non rentable à court terme, mais essentielle pour la planète et la société.

Les aides à l'innovation regroupent des incitations fiscales permettant d'inciter à la recherche et au développement.

Les subventions sectorielles (notamment France 2030) permettent de cibler les technologies stratégiques.

Les aides de crise visent à préserver les entreprises et les emplois pendant les périodes difficiles. Après le Covid, la plupart des entreprises ont pu sauvegarder les emplois. Les grandes entreprises ont plutôt été soutenues par d'autres aides, l'activité partielle leur ayant permis durant les différentes crises de maintenir leurs emplois. Hors covid, des aides ont été déployées en réponse à la crise énergétique déclenchée en février 2022 par l'invasion russe en Ukraine. Ces aides ont permis de protéger notre tissu industriel des hausses du prix de l'énergie. Elles ont pour la plupart pris fin au terme de l'année 2023.

Chaque année, 150 milliards d'euros sont mobilisés : 40 milliards d'euros de dépenses fiscales (dont 8 milliards d'euros pour le crédit d'impôt recherche, 5 milliards d'euros pour la fiscalité réduite dans les outre-mer et les différentes TVA réduites dans la restauration et sur certains travaux) ; 30 milliards d'euros de dépenses budgétaires (incluant les aides à l'embauche d'apprentis ou France 2030) ; 80 milliards d'euros d'allègements généraux de cotisations.

L'ensemble de ces aides font l'objet d'un contrôle systématique, d'un suivi rigoureux et d'évaluations régulières.

Par exemple, le crédit d'impôt recherche fait l'objet de plus d'un millier de contrôles annuels pour un total de 15 000 bénéficiaires. Ces contrôles aléatoires portent à la fois sur les montants déclarés et la nature scientifique des projets.

Ces aides sont suivies : aucune n'est versée sans que les conditions d'attribution, notamment l'atteinte de jalons d'avancement des projets, ne soient remplies. Les aides d'État font d'ailleurs l'objet d'un reporting annuel conformément à la réglementation européenne.

Elles sont enfin évaluées via un dispositif prévu par la loi.

Pour France 2030, le Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA) a publié sa première évaluation à l'état 2023 et conclu à des retombées largement positives au niveau macro-économique sur l'activité comme sur l'emploi. Des analyses supplémentaires vont permettre d'analyser les retombées précises de ces investissements avec le recul et les données ; France Stratégie a fourni une analyse très complète du plan France Relance avec un comité d'évaluation spécifique présidé par Xavier Jaravel. Il a procédé à des évaluations macro-économiques et à l'évaluation de 11 dispositifs du plan avant de publier ses conclusions en janvier dernier. Pour mener l'évaluation de tous les dispositifs d'aide, nous disposons d'institutions dotées des profils qui conviennent à France Stratégie, à l'INSEE ou à la Cour des comptes. Des comités plus spécifiques peuvent être mandatés comme la commission Bozio-Wasmer ou sur le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi et la Commission européenne contrôle les aides d'État.

En conclusion, il y a sans doute des améliorations à opérer en matière de rationalisation et de transparence des aides. Le ministère a d'ailleurs développé une plateforme pour le rapportage européen des aides dites « de minimis » (inférieures à 300 000 euros sur trois ans). Ce registre sera rendu public dès janvier prochain conformément au droit européen.

Chaque dispositif a ses règles et peut à ce titre mobiliser des administrations et des opérateurs différents, ce qui rend parfois difficile la compréhension des règles par l'opinion publique.

Si cette organisation est techniquement justifiée, elle ne doit pas nuire à la transparence et à notre capacité collective à réinterroger l'ensemble du dispositif.

La future plateforme sera élargie à l'ensemble des aides d'État afin d'effectuer un saut qualitatif considérable dans l'évaluation, le pilotage et le suivi des aides publiques, ce qui nécessitera des modifications législatives, notamment pour inviter les collectivités territoriales à participer et lever partiellement le secret fiscal.

D'autres améliorations sont certainement possibles et souhaitables. Je me réjouis donc de ce dialogue avec vous.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel regard portez-vous sur la responsabilité donnée aux régions et son efficacité, étant rappelé que leurs aides atteignent 7 milliards d'euros environ par an ?

M. Éric Lombard, ministre. - Cette question importante fait l'objet de débats francs et directs. À titre personnel, je suis très attaché au rôle des régions en matière de soutien aux entreprises. Cette mission s'inscrit dans le cadre de leur mandat de suivi de l'activité économique, leur proximité complétant utilement l'action de l'État. Nous essayons de nous coordonner au maximum. Un président d'une grande région industrielle m'a envoyé un message il y a quelques jours précisément pour discuter de cette coordination sur les aides. Le rôle des régions me paraît tout à fait précieux, dès lors qu'il complète les dispositifs publics, ce qui est le cas le plus souvent.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission a auditionné hier Olivier Guersent, directeur général de la concurrence à la Commission européenne. Au niveau de l'Union européenne, les aides sont réservées aux projets qui en ont besoin pour être rentables. Qu'en pensez-vous ? Deuxièmement, l'Union européenne propose aux entreprises qui auraient trouvé des aides hors Union européenne de leur allouer un montant égal pour favoriser leur installation dans l'Union. Pourrait-on adapter ce principe au niveau français ?

Lors d'une de vos premières interviews, vous désigniez la transition écologique comme la priorité des entreprises, appelant à davantage d'investissements et moins de rentabilité. Or, dans le contexte de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine, il apparaît indispensable de prendre des mesures aux niveaux européen et national. La France a notamment mis en place des aides importantes pour la décarbonation qui se divisent en deux catégories : d'une part le soutien au développement industriel, que personnellement je soutiens, et d'autre part, des aides accordées par pure idéologie à des projets non rentables à court terme, mais considérés comme bénéfiques pour la planète. Ne pourrait-on pas, pour une période déterminée et à enveloppe constante, réorienter une partie des aides à la décarbonation vers la recherche de compétitivité et la réindustrialisation pour soutenir nos entreprises confrontées à cette guerre commerciale ? Nous serons particulièrement vigilants à ce que les entreprises ne fassent pas à nouveau les frais de la situation financière du pays.

Par ailleurs, si je pense comme vous que les critères d'allocation des aides demeurent très stricts et les contrôles efficaces, presque aucun dispositif n'intègre des critères pour une future évaluation. Vous me répondrez que certains dispositifs sont évalués. Qui réalise ces évaluations et pour qui ? Les entreprises auditionnées disent n'avoir jamais été contactées. En tant que parlementaires, nous n'avons jamais eu accès à des résultats d'évaluation pour guider nos décisions de modification, notamment sur le CIR ou l'aide à l'apprentissage.

M. Éric Lombard, ministre. - Concernant le rapport de l'audition d'Olivier Guersent, je vois une contradiction entre l'idée de réserver des aides aux entreprises non rentables et celle d'accorder une aide d'un même montant aux entreprises pouvant bénéficier d'un soutien de la part d'un pays concurrent.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai effectivement demandé à Olivier Guersent si cette stratégie ne revenait pas à soutenir des « canards boîteux ». Tout compte fait, j'y vois une logique : pourquoi aider des dossiers déjà rentables sans subventions ? Cela reviendrait à jeter l'argent par les fenêtres.

M. Éric Lombard, ministre. - Nous faisons face à une concurrence planétaire avec des empires économiques utilisant massivement les subventions d'État. Si nous voulons éviter une fuite de nos industries vers les États-Unis et la Chine, nous devons proposer à nos entreprises des systèmes équivalents, compatibles avec nos règles. C'est la raison pour laquelle certaines subventions, dont le crédit d'impôt recherche, bénéficient à des entreprises rentables.

Par ailleurs, je ne partage pas votre proposition de mettre entre parenthèses la décarbonation. La trajectoire actuelle du réchauffement climatique risque d'entraîner une destruction du PIB d'environ 20 %, selon l'économiste Patrick Artus. Le meilleur investissement économique est donc la décarbonation. Sans cela, d'ici 2050, le coût nécessaire pour protéger le pays des conséquences du réchauffement deviendra impossible à supporter pour les finances publiques.

Il est vrai qu'une partie de ces investissements n'ont pas de rentabilité immédiate et pèsent sur la rentabilité du capital - qu'il s'agisse de la rénovation thermique des bâtiments, du développement des transports collectifs électriques ou de la décarbonation industrielle. Mais même la Chine revendique désormais une décarbonation rapide de son économie.

Je ne présente pas cela comme un objectif de politique économique - je souhaite que nos entreprises soient les plus rentables possibles -, mais comme un objectif de politique publique nécessaire. C'est pourquoi, dans le prochain projet de loi de finances, nous ne souhaitons pas augmenter les charges et impôts des entreprises. Si nous trouvons des moyens de les alléger, nous le ferons, car nous avons besoin d'entreprises vigoureuses.

Concernant les évaluations, je suis surpris par votre remarque. Au moins trois rapports de l'Inspection générale des finances sur le crédit d'impôt recherche ainsi que des rapports de la Cour des comptes ont été consultés avant de recalibrer ce dispositif. Sur 15 000 bénéficiaires du CIR, 1 000 entreprises font chaque année l'objet de vérifications sur place.

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage totalement votre constat concernant le contrôle. Néanmoins, mes interrogations concernent l'évaluation. Nous ne disposons quasiment d'aucun indicateur pour savoir si tel ou tel dispositif doit être étendu, modifié ou supprimé. Cela n'est pas étonnant puisque les bénéficiaires ne sont pas évalués non plus.

Le problème commence d'ailleurs déjà en amont, avec des études d'impact inexistantes ou vides de contenu.

Aujourd'hui, les entreprises ne demandent pas des aides, ni même une diminution de l'impôt sur les sociétés, mais une baisse des impôts de production et du coût du travail.

M. Éric Lombard, ministre- Je poursuivrai ce débat avec vous avec plaisir lors de l'examen de la loi des finances.

Les dépenses publiques représentent 57 % du PIB. Il faut donc trouver une façon de les réduire en pourcentage du PIB, ce à quoi nous travaillons, et les financer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis ravi de pouvoir échanger avec vous, Monsieur le ministre, car on vous entend peu sur un certain nombre de sujets, notamment industriels.

Je suis intéressé par votre introduction. Nous n'avons pas entendu la même chose de la part des chefs d'entreprise, des syndicats, des économistes, de l'administration et de deux anciens ministres de l'économie - un de gauche, Arnaud Montebourg, et un de droite, Bruno Le Maire.

Sur le montant total des aides publiques, nous constatons que les chiffres divergent selon les sources interrogées. Celui-ci s'élève à 70 milliards d'euros selon l'INSEE, entre 150 et 250 milliards d'euros selon les économistes, qu'ils soient libéraux ou progressistes, et à 170 milliards d'euros d'après l'Inspection Générale des Finances (IGF).

Marc Auberger estime même qu'en incluant l'ensemble des dispositifs distribués aux entreprises, mais qui bénéficient aux ménages, comme les aides pour rénover les logements, on atteint 220 à 250 milliards d'euros.

Vous êtes même en désaccord avec le président de la République qui a expliqué lors de sa dernière intervention télévisée que sur 1 000 euros de dépenses publiques, 59 euros vont au soutien aux entreprises - soit 98 milliards d'euros sur 1 670 milliards d'euros de dépenses publiques. Vous affirmez donc ici sous serment que le montant des aides publiques s'élève à 150 milliards d'euros.

Comment peut-on arriver à s'accorder sur un même chiffre pour qu'un débat sincère entre l'exécutif et le législatif puisse se tenir ?

M. Éric Lombard, ministre. - Je peux confirmer les chiffres que je vous ai donnés, sans douter de la parole de quiconque. Nous faisons face à un problème de définition. Vous évoquez les aides aux ménages qui transitent par les entreprises. Je les considère pour ma part comme des aides aux ménages et non aux entreprises.

J'ai été très clair : 80 milliards d'euros d'allègements généraux, ajoutés aux 40 milliards d'euros de mesures fiscales, et aux 30 milliards d'euros de mesures budgétaires aboutissent à un total de 150 milliards d'euros. En ne prenant qu'une partie de ce montant, on arrive à des chiffres moindres. Je comprends que le président de la République a peut-être considéré uniquement les allègements généraux dans son tableau, qui vient peut-être même de mes services.

M. Fabien Gay rapporteur. - S'il avait retranché les exonérations fiscales, nous serions arrivés à 70 milliards d'euros. Je ne sais pas comment il a pu trouver 98 milliards d'euros.

M. Éric Lombard, ministre- Je pense que le tableau présenté par le président de la République prend en compte la dépense publique. Je ne sais pas si la dépense fiscale est comprise.

M. Fabien Gay rapporteur. - Si ni la dépense fiscale ni les exonérations ne sont comprises, il aurait dû avancer le chiffre de 30 milliards d'euros. J'essaie de comprendre.

M. Éric Lombard, ministre. - Ce type de débat est assez habituel. Il faut observer dans le détail les différentes catégories. Je ne mets en cause personne. Je suis venu avec des chiffres vérifiés avec les services de Bercy que je vous présente sous serment. Je veux redire que je ne partage pas votre avis sur la question de l'évaluation.

M. Fabien Gay rapporteur. - Je vous interrogeais simplement sur ces divergences de chiffres. Je vous interrogeais simplement sur le fait que quand on interroge l'administration, des économistes, des ministres et le président de la République, personne ne donne le même chiffre. Ce qui, vous comprendrez, est un peu surprenant.

Je remercie votre cabinet et l'administration centrale de nous avoir fourni certains éléments. Néanmoins, de nombreuses données ne sont pas en possession de l'administration, ce qui témoigne d'un manque de suivi des aides.

Votre ministre déléguée Clara Chappaz a indiqué qu'elle n'était pas favorable à la création d'un nouveau crédit d'impôt, car ces dispositifs étaient généralement mal suivis, mal évalués et avaient tendance à créer des effets d'aubaine. Est-ce la position actuelle du gouvernement sur l'ensemble des crédits d'impôt ?

M. Éric Lombard, ministre. - J'ignore sur quel objet portait l'intervention de Clara Chappaz. Je vous fais confiance pour rapporter son propos et n'ai aucun doute quant à votre bonne foi. Je peux imaginer que la ministre déléguée chargée de l'Intelligence artificielle et du numérique parlait du secteur spécifique dont il était question.

Le gouvernement estime que les crédits d'impôt sont efficaces et utiles. Sinon, nous saisirions ces 150 milliards d'euros pour régler le problème du déficit budgétaire.

M. Fabien Gay rapporteur. - Je reviens sur la transparence, question récurrente lors de nos auditions. Nous souhaitons connaître votre avis et celui du gouvernement. J'ai été très surpris de voir que la trentaine de PDG auditionnés, notamment des dirigeants d'entreprises du CAC 40, ont pour la première fois tous joué le jeu de la transparence en déclarant les aides perçues et les dispositifs utilisés.

À l'inverse, l'administration a montré beaucoup plus de réticence. J'ai été surpris que deux de vos prédécesseurs se soient déclarés favorables à la transparence. Même Bruno Le Maire a évoqué la nécessité de recréer de la confiance sur la question des aides publiques. Cette transparence doit être documentée et elle sera d'intérêt général et d'intérêt public - comme notre commission dont les travaux sont bien suivis.

Beaucoup de salariés nous écrivent qu'ils découvrent le montant des aides perçues par leur entreprise grâce à notre commission.

Quelle est votre position en matière de transparence ? Les entreprises nous ont précisé ne pas souhaiter assumer cette charge supplémentaire, mais préféreraient que l'administration produise un tableau récapitulatif des 2 200 dispositifs existants et leurs montants.

M. Éric Lombard, ministre. - J'avais le sentiment que ce sujet faisait déjà l'objet de transparence, étant souvent interrogé lors des questions au Gouvernement. Vous-mêmes ou vos collègues évoquez souvent, concernant la sidérurgie qui nous occupe actuellement, que telle ou telle aide a été promise.

M. Fabien Gay rapporteur. - Pardonnez-moi de vous interrompre, mais le chiffre de 295 millions d'euros d'aides publiques touchées par ArcelorMittal en 2023, que tout le monde reprend, a été révélé par la commission d'enquête. Auparavant, personne n'en savait rien. Pour la première fois, le groupe a communiqué le montant exact perçu. Nous ne disposions jusqu'ici que d'estimations.

M. Éric Lombard, ministre. - Soyons clairs, je suis tout à fait favorable à la transparence des aides. Nous vous devons ces informations en tant que sénateurs de la République. La seule exception concerne le secret fiscal que j'évoquais dans mon introduction. Je n'ai moi-même pas accès aux aides fiscales ou aux impôts payés par les entreprises, ce qui est normal puisque je suis avant tout un responsable politique. Ces informations sont accessibles à vos collègues de la commission des finances.

M. Fabien Gay rapporteur. - Aujourd'hui, c'est pourtant l'opacité qui règne, comme plusieurs PDG nous l'ont humblement avoué. Je peux citer M. Pinault, l'un des derniers auditionnés, qui nous a remerciés de lui avoir donné l'occasion de faire ce travail. Et il n'a pas été le seul. Plusieurs dirigeants ignoraient le montant exact des exonérations, des subventions directes ou encore du crédit d'impôt recherche.

Êtes-vous donc favorable à la transparence des aides ? Je précise que nous n'avons pas parlé du secret fiscal ni du montant des impôts. Certains chefs d'entreprise payant des impôts étaient d'ailleurs très fiers de le dire, tandis que ceux qui n'en paient pas montraient moins d'enthousiasme à révéler qu'ils touchent des millions d'euros d'aides, versent des milliards d'euros de dividendes, mais paient 0 % d'impôt. Nous ne demandons pas de lever le secret fiscal pour toutes les entreprises.

M. Éric Lombard, ministre. - Je suis favorable à la transparence sur les aides, y compris quand l'aide est fiscale. Mais je ne suis pas favorable à la transparence sur les aspects fiscaux.

M. Fabien Gay rapporteur. - Notre commission d'enquête n'a jamais demandé la levée du secret fiscal. Nous avons toujours évoqué la transparence sur l'argent public donné aux entreprises et la tenue d'un tableau par l'administration.

Nous aurons des recommandations à faire. Mais vous y êtes plutôt favorable, comme vos deux prédécesseurs qui avaient parfois des positions différentes lorsqu'ils étaient en fonction.

Concernant le crédit d'impôt recherche, je crois que tous les sénateurs ici présents sont convaincus de l'importance de la recherche et du développement en France. Je vous invite à passer du temps avec les agents de l'administration fiscale qui effectuent les contrôles et rencontrent des difficultés, notamment avec les grandes entreprises qui présentent des centaines de documents difficiles à vérifier. Cette question demeure donc complexe.

Je veux évoquer le cas de Sanofi, qui a perçu, entre autres, un milliard d'euros de crédit d'impôt recherche. Ce dispositif est censé favoriser l'emploi et la recherche en France. Pourtant, dans le même temps, le nombre d'emplois chez Sanofi a diminué - en témoignent les quatre plans de sauvegarde de l'emploi mis en place en 2014, 2019, 2021 et 2023 - même si l'entreprise l'a contesté lors de son audition.

Les responsables de Sanofi nous ont écrit un courrier dans lequel ils affirment ne pas contester la diminution, mais le chiffre de 3 500 suppressions d'emploi. Ils annoncent eux-mêmes 1 000 suppressions d'emplois et 1 milliard d'euros de crédit d'impôt recherche. Cette même entreprise vient de vendre le Doliprane à un fonds américain, va fermer ou vendre le site d'Amilly et a annoncé hier investir 20 milliards de dollars aux États-Unis, alors que le président de la République a appelé à un patriotisme économique et au gel des investissements dans ce pays.

Est-il normal d'octroyer un crédit d'impôt recherche à une entreprise sans au minimum exiger de maintenir l'emploi ?

Comment, par ailleurs, évaluer l'efficacité de ces aides ? Pendant la crise du Covid, Sanofi a fait partie des derniers laboratoires à développer un vaccin, après les Russes et les Cubains qui vivent pourtant sous blocus.

Comment vivez-vous le fait que Sanofi, qui bénéficie de nombreux dispositifs, annonce 20 milliards de dollars d'investissements aux États-Unis tout en détruisant l'emploi et en fermant des sites en France ?

M. Éric Lombard, ministre. - Poser des conditionnalités sur le maintien de l'emploi risque de dissuader les entreprises de créer des usines en France.

Une entreprise peut décider de réduire les effectifs, c'est la liberté d'entreprendre.

Sanofi a notamment bénéficié de près de 600 millions d'euros d'aide à l'innovation et au développement, hors crédit d'impôt recherche. Ces aides ont bien permis de faire les études, les recherches ou les investissements prévus. J'entends qu'il soit choquant pour l'opinion publique que malgré ces aides, qui ont été utilisées pour la recherche et pour aboutir à de nouvelles productions et à des investissements en France, Sanofi prenne ce type de décisions.

Nous avons demandé aux entreprises d'être patriotiques et de retarder leurs décisions d'engagement. ArcelorMittal a confirmé aujourd'hui son investissement à Dunkerque, montrant ainsi un comportement vertueux. Dans le secteur pharmaceutique, nous observons une relocalisation des chaînes de production. C'est le débat que j'ai eu aujourd'hui avec nos partenaires chinois en leur demandant de faire fabriquer en Europe les objets exportés de Chine. Les Américains sont en train de tenir le même discours. Je le regrette comme vous, et c'est pourquoi nous menons une politique d'attractivité. Nous observons néanmoins que, pour la sixième année consécutive, la France est le pays le plus attractif d'Europe.

M. Olivier Rietmann, président. - Si nous restons encore les plus attractifs, nous sommes en chute sur tous les critères. Vous n'allez pas pouvoir vous vanter encore longtemps.

M. Éric Lombard, ministre. - Je ne me vante de rien. Je constate simplement qu'il s'agit d'une bonne nouvelle pour le pays, parfois un peu déprimé.

M. Olivier Rietmann, président. - Il faut regarder la réalité derrière ces chiffres Monsieur le ministre. Il est temps de réagir.

M. Éric Lombard, ministre. - C'est la raison pour laquelle nous menons une politique économique consistant à ne pas augmenter les impôts des entreprises ni les charges pour rester attractifs. J'aurais préféré que ces investissements aient lieu en France et c'est à cela que nous travaillons.

M. Fabien Gay rapporteur. - Sanofi est également en train de vendre le site d'Amilly et le Gouvernement ne réagit pas. 300 salariés sont dans l'expectative. Fait rare, le tribunal a dû s'opposer à la suppression de 400 emplois dans le Val-de-Marne. Sanofi détruit de l'emploi et investit 20 milliards de dollars aux États-Unis, faisant fi de la demande de patriotisme économique du Président.

Vous nous dites que Sanofi est en train de relocaliser. Sur quel site ? J'ai cité le Val-de-Marne, Amilly, mais il y a d'autres exemples. Aucun salarié ne m'a affirmé que le groupe relocalisait de l'emploi.

L'argent public doit au minimum servir à maintenir l'emploi, voire à le développer, non à le détruire et à vendre nos outils et productions stratégiques à des fonds américains. C'est leur liberté d'entreprendre, mais c'est aussi notre liberté de nous interroger.

M. Éric Lombard, ministre. - Aujourd'hui, Sanofi opère 30 % de sa production mondiale en France. Cependant, la part de son chiffre d'affaires français mais aussi celle de sa marge en France sont bien moindres compte tenu de notre politique très sage en matière de prix des médicaments. Nous sommes donc dans une position défensive pour veiller à conserver le plus de capacités de production possibles en France. De son côté, le groupe est soumis à la pression d'autres pays qui lui demandent d'installer des capacités de production chez eux, là où les marges sont plus importantes. Je le constate et le regrette, mais on peut aussi se demander quelle aurait été la politique de Sanofi sans ces aides.

M. Olivier Rietmann, président. - On assiste toujours au même chantage à l'emploi. Jusqu'à présent, ces aides n'ont pas suffi à convaincre le groupe d'investir en France.

M. Éric Lombard, ministre. - Ce n'était pas un chantage. Des décisions positives ont été prises dans le passé, ayant donné lieu à des investissements et des développements. Aujourd'hui, une décision négative a été prise. Nous continuons à travailler avec Sanofi pour veiller à ce que d'autres investissements se fassent en France. Cela dépendra de l'attractivité de notre pays et des politiques que nous allons conduire.

M. Olivier Rietmann, président. - Une large majorité des grandes entreprises françaises installées dans le monde entier nous ont affirmé qu'en dépit des aides perçues, leurs installations en France étaient les moins rentables. Elles nous ont confié payer moins d'impôts en France que dans d'autres pays, non pas parce qu'elles sont moins taxées, mais parce qu'elles y gagnent moins d'argent. Par ailleurs, les bénéfices et marges réalisés ailleurs leur permettent d'investir dans la décarbonation en France. Comment expliquez-vous qu'avec énormément d'aides et un environnement plutôt attractif, la France demeure un pays où les entreprises gagnent le moins d'argent et sont le moins rentables par rapport à leur situation mondiale ?

M. Éric Lombard, ministre. - Il est important d'éviter les généralités. Le rendement de l'impôt sur les sociétés reste tout à fait honorable, ce qui montre bien qu'il y a une matière taxable.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le ministre, je ne parle pas d'impôt sur les sociétés, je parle de la rentabilité des entreprises. Ce sont leurs installations françaises qui sont les moins rentables.

M. Éric Lombard, ministre. - Monsieur le président, vous m'avez parlé d'impôt et de rentabilité. Permettez-moi de vous répondre sur les deux points.

Je réponds à votre deuxième point. Notre pays a accepté la désindustrialisation depuis quarante ans, comme le souligne le livre de Nicolas Dufourcq. L'industrie ne pèse que 10 % dans notre PIB contre 20 % en Allemagne. Nous avons abandonné notre industrie en mettant en place une politique fiscale et sociale qui rend l'activité industrielle française moins compétitive qu'ailleurs, soit par manque de formation et d'investissement, soit en raison des charges qui pèsent sur l'emploi et l'activité économique.

Vous avez raison, beaucoup d'entreprises restent en France par patriotisme ou parce que leur siège s'y situe. Nous souhaitons inverser cette tendance. Il faut néanmoins du temps pour corriger quarante ans de mauvaises politiques menées par les gouvernements successifs. Nous devons améliorer notre compétitivité pour que de nouvelles usines s'installent en France. Cette bataille pour la réindustrialisation, nous la menons dans un contexte difficile où nos concurrents (américains, chinois, allemands, italiens) ont bien compris l'importance de l'industrie. Il y a aussi de bonnes nouvelles : nous rouvrons des usines et avons recréé 170 000 emplois industriels ces dernières années. Nous devons accélérer dans cette direction.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le ministre, je ne peux pas vous laisser dire cela. La courbe de l'emploi est aujourd'hui complètement inversée, nous repartons vers une augmentation du chômage.

En 2024, nous avons enregistré 68 000 fermetures d'entreprises, contre 51 000 avant le Covid.

Au premier trimestre 2025, les défaillances d'entreprises ont augmenté de 2,3 % par rapport au premier trimestre 2024, avec 18 000 entreprises en procédure dont 12 000 en liquidation judiciaire. Nous allons battre un nouveau record. Il faut être factuel : la situation actuelle est catastrophique.

La France est aujourd'hui endettée à hauteur de 3 300 milliards d'euros, contre 1 500 milliards d'euros en 2012. Malgré tout cet argent dépensé, nous restons un pays en très grande difficulté économique.

J'ai échangé peu avant avec Michael McGrath, commissaire européen à la protection des consommateurs. Je lui ai fait part de notre souhait de voir l'Europe mettre en place une politique très offensive, avec notamment des droits de douane contre la Chine. Il m'a répondu que le pouvoir de la Commission européenne demeure limité et qu'il revient aux États membres d'agir.

M. Fabien Gay rapporteur. - Le premier ministre Michel Barnier a affirmé devant la représentation nationale qu'il allait exiger des comptes à Michelin. Un responsable de l'IGF nous a indiqué qu'il n'avait pas encore eu le temps de commencer à travailler sur le rapport Michelin étant alors occupé par celui sur Sanofi. Ce rapport sur Sanofi vous a-t-il été remis et sera-t-il rendu public ? Le travail sur le rapport sur Michelin a-t-il commencé ? Pourrons-nous y avoir accès et le rendrez-vous public ?

M. Éric Lombard, ministre. - Je n'étais pas informé de cet engagement du précédent premier ministre. Je n'ai pas connaissance de ce rapport sur Michelin.

M. Fabien Gay rapporteur. - Avez-vous signé une lettre de mission à l'IGF ?

M. Éric Lombard, ministre. - Non.

M. Fabien Gay rapporteur. - Ce rapport ne verra-t-il donc probablement pas le jour ?

M. Éric Lombard, ministre. - Je ne sais pas. Je vous répondrai.

M. Fabien Gay rapporteur. - J'ai interrogé Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin, à propos du montant du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) utilisé pour acheter huit machines-outils sur le site de La Roche-sur-Yon. Or six n'ont jamais été installées sur ce site, mais directement délocalisées en Espagne, en Roumanie et en Pologne. Le site a ensuite fermé. Je lui ai demandé s'il trouvait cette situation normale. Il s'est dit prêt à rembourser en partie le CICE perçu. J'avais posé la question à votre prédécesseur en 2019 qui avait refusé, puis changé d'avis devant la commission. Est-ce que le Gouvernement, par votre voix, va demander à Michelin de rembourser ces 4,3 millions d'euros ? Ce serait un geste symbolique, mais important pour montrer que l'argent public est contrôlé.

M. Éric Lombard, ministre. - Cet élément m'a échappé dans l'audition de Florent Menegaux. Nous allons examiner ce sujet. Je suis très surpris qu'une entreprise comme Michelin ait bénéficié d'une aide sans mettre en place l'installation prévue. Mais s'ils le reconnaissent, cela doit être vrai.

M. Fabien Gay rapporteur. - Ma dernière question concerne Carrefour, comme le montre le tableau projeté. Son PDG, Alexandre Bompard, n'a pas contesté ces chiffres : en six ans, l'entreprise a reçu 2,3 milliards d'euros d'exonérations et de CICE. Dans le même temps, les bénéfices réalisés dans le monde se sont élevés à 3,6 milliards d'euros et les dividendes versés à 2,8 milliards d'euros. L'argent public a clairement servi à rémunérer les actionnaires.

L'argent public peut-il rémunérer les actionnaires ou doit-il servir exclusivement à l'emploi, aux salaires, à l'investissement productif et à la formation ?

M. Éric Lombard, ministre. - Nous ne serons pas d'accord sur ce point. L'entreprise doit chercher sa rentabilité pour pouvoir investir et préparer l'avenir. Cette rentabilité est calculée après avoir versé les salaires, les charges et les impôts. Il appartient à la puissance publique de vérifier que les aides sont utilisées à bon escient. J'ai bien compris que le mot « dividende » est devenu un objet politique de débat. Le dividende rémunère les actionnaires, donc les investisseurs - souvent les épargnants français à travers des contrats d'assurance-vie ou des fonds internationaux -, et le capital. La similitude des montants peut certes interroger. La vraie question est : fallait-il que ce dispositif bénéficie à une entreprise déjà rentable ? Je ne lie pas cette question à celle du dividende.

M. Olivier Rietmann, président. - La question ne porte pas sur les dividendes, mais sur le fait de rémunérer des actionnaires avec de l'argent public.

M. Éric Lombard, ministre. - Je vous ai répondu. Vous proposez une autre analyse que la mienne.

M. Daniel Fargeot. - Monsieur le ministre, j'ai proposé une solution devant Louis Gallois : neutraliser toutes les aides publiques perçues par l'entreprise du résultat fiscal avant de dégager le revenu distribuable. Seriez-vous favorable à un deuxième résultat de l'entreprise, prenant en compte le résultat fiscal sans les subventions ni les aides publiques perçues ?

Je tenais également à saluer votre annonce sur la mise en place d'un nouveau paradigme dans le pilotage des finances publiques. Ce plan d'action ambitionne de créer de multiples structures afin d'améliorer les prévisions macro-économiques et d'alerter en amont sur les risques d'erreur. Je pense notamment au comité d'alerte des finances publiques, au cercle des prévisionnistes et à la mission associant la Cour des comptes et France Stratégie sur les perspectives à long terme des finances publiques.

Dans le même temps, notre commission d'enquête évalue à plus de 2 200 le nombre de dispositifs aux entreprises, montrant un éclatement de l'intervention publique. Le contrôle et le pilotage de cette politique deviennent donc extrêmement complexes. Dans quelle mesure votre plan d'action prend-il en compte cet éparpillement ? Les nouvelles créations de comités ne risquent-elles pas de complexifier le pilotage de cette galaxie d'aides ?

Les aides publiques sont considérées par les grandes entreprises comme des compensations de prélèvements obligatoires. Nous assistons à un grand écart dans l'évaluation du montant de ces aides, entre 70 et 250 milliards d'euros, alors que vous annoncez 150 milliards d'euros. Ce flou artistique ne participe pas à la transparence des aides publiques dans le budget de l'État. Environ 15 000 entreprises bénéficient du CIR, notamment les grandes entreprises et certaines entreprises de taille intermédiaire. Ne pensez-vous pas que l'accessibilité des aides publiques devrait être simplifiée en faveur des PME ?

Mme Solanges Nadille. - On entend régulièrement dire que certaines grandes entreprises ultramarines participent à la vie chère en outre-mer. Qu'en pensez-vous ?

M. Éric Lombard, ministre. - Concernant le dividende hors aide publique, je pense qu'il faut distinguer la rentabilité courante d'une entreprise du rôle des aides publiques. Il revient aux dirigeants de l'entreprise et aux actionnaires de décider de la manière dont ils allouent le résultat dégagé après impôt. Je rappelle que ces entreprises, notamment Carrefour, ont une part d'activité hors de France extrêmement importante.

M. Fabien Gay rapporteur. - Il s'agit d'aides françaises.

M. Éric Lombard, ministre. - Oui, mais le dividende correspond au bénéfice mondial. Certaines entreprises françaises, pour des raisons liées à la territorialité de l'impôt, ne payent pas d'impôt en France. Je ne suis pas favorable à l'idée qu'on ajoute un nouveau résultat fiscal, le sujet est déjà assez complexe. Il revient in fine au Parlement de voter les questions fiscales.

Je reconnais que le pilotage des finances publiques est complexe. Le problème ne réside pas dans la multiplicité des comités. Les trois grandes familles de finances publiques sont gérées par des mécanismes différents. Nous utilisons tous les outils à notre disposition pour suivre chaque mois les soldes globaux. La responsabilité de gérer cette complexité incombe aux ministres en charge, à savoir Amélie de Montchalin et moi-même pour pouvoir informer les élus et les Français au travers des comités.

M. Olivier Rietmann, président. - Je pensais que vous me diriez que votre objectif est de baisser la complexité et non de la gérer.

M. Daniel Fargeot. - Notamment pour gérer les aides publiques. C'était aussi cela ma question.

M. Éric Lombard, ministre. - Je dois reconnaître que ce n'est pas la priorité immédiate de ce gouvernement.

Concernant les outre-mer, il semblerait que, dans certains secteurs, une concurrence insuffisante pèse sur le niveau des prix. Les pouvoirs publics cherchent régulièrement à rééquilibrer la balance. Certaines particularités, comme l'octroi de mer, ont également un impact sur l'efficacité économique et les prix à la consommation. Les ministres successifs et Manuel Valls actuellement essaient de trouver des solutions avec les élus. Pour le reste, les entreprises d'outre-mer bénéficient des aides à l'identique des autres territoires de la République.

Mme Solanges Nadille. - Je partage votre constat. Ces entreprises sont peu nombreuses, mais nous les connaissons. J'aimerais échanger avec vous sur l'octroi de mer pour que vous puissiez changer d'avis quant à son impact sur la vie chère, en Guadeloupe notamment.

M. Éric Lombard, ministre. - Je me tiens à votre disposition, Madame la sénatrice.

M. Daniel Fargeot. - Pouvez-vous répondre à ma question sur l'accessibilité des PME au CIR ?

M. Éric Lombard, ministre. - Je suis prêt à examiner cette question avec les équipes. Vous avez raison, cette inégalité devant les droits des entreprises est fâcheuse. Soutenir les petites entreprises qui agissent dans des conditions souvent difficiles fait partie de nos priorités.

M. Fabien Gay rapporteur. - L'entreprise STMicroelectronics, dont l'État est actionnaire de référence aux côtés de l'Italie, a été accompagnée à hauteur de plusieurs centaines de millions d'euros, dont 55 % d'aides dédiées à la recherche et au développement.

Elle vient d'annoncer un plan de départs volontaires. Un de ses processeurs développés à Tours va finalement être produit en Chine. Enfin, l'entreprise ne paie aucun impôt grâce à un schéma d'optimisation fiscale mis en place dans un paradis européen.

Pensez-vous qu'une telle situation soit normale ?

M. Éric Lombard, ministre. - Je ne peux pas me prononcer sur ce dossier que je connais très bien, l'actionnaire étant Bpifrance. Je vous prie de m'en excuser.

M. Olivier Rietmann, président. - En revanche, vous pouvez nous envoyer une contribution écrite.

M. Éric Lombard, ministre. - Nous pouvons trouver quelqu'un qui vous réponde.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci Monsieur le ministre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de LVMH : M. Bernard Arnault, président-directeur général ;
M. Stéphane Bianchi, directeur général adjoint ;
Mme Cécile Cabanis, directrice financière,
et M. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général

(mercredi 21 mai 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, à l'ordre du jour des travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants figure l'audition de M. Bernard Arnault, président-directeur général du groupe LVMH.

Monsieur le président-directeur général, nous sommes heureux de vous recevoir, car il n'a pas été aisé de trouver une date compatible avec nos agendas respectifs.

Vous êtes accompagné de M. Stéphane Bianchi, directeur général adjoint de LVMH, de Mme Cécile Cabanis, directrice financière et de M. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Bernard Arnault, Stéphane Bianchi, Marc-Antoine Jamet et Mme Cécile Cabanis prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après avoir auditionné la semaine dernière M. François-Henri Pinault, président-directeur général du groupe Kering, nous avons souhaité vous entendre, car votre groupe occupe une place à part dans l'économie française et internationale. Leader mondial du luxe et première capitalisation boursière du CAC 40, votre groupe comptait environ 215 000 collaborateurs et 6 307 boutiques dans le monde en 2024.

Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre sentiment sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France, en particulier celui des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient alors être les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis le rapporteur, M. Fabien Gay, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Bernard Arnault, président-directeur général. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis ravi de pouvoir répondre à vos questions dans le cadre de cette audition.

LVMH est le premier groupe de luxe au monde. C'est un groupe français, dont la construction a débuté en 1989, date à laquelle j'en ai pris la direction. Plusieurs caractéristiques importantes expliquent son succès.

Tout d'abord, il s'agit d'un groupe familial, géré dans un esprit entrepreneurial. Nous suivons avec un certain détachement les variations des bourses, car nous visons avant tout des investissements de long terme.

Ensuite, c'est un groupe très diversifié, rassemblant 75 maisons, essentiellement françaises, acquises depuis 1989, parmi les plus prestigieuses et les plus performantes au monde. Nous conservons un certain équilibre dans nos activités et nos métiers, malgré un environnement qui n'est pas toujours des plus aisés.

Nous avons le souci de la qualité et de la formation de nos équipes. En outre, nous laissons une grande marge de liberté à nos marques, qui bénéficient ainsi d'une large autonomie.

Enfin, le siège est à la fois restreint et dynamique, afin de faire face aux différentes situations.

En 2024, le chiffre d'affaires de LVMH était d'environ 85 milliards d'euros.

Au total, 215 000 personnes sont employées par le groupe dans le monde entier. En France, LVMH était en tête des entreprises qui recrutent le plus en 2023 et en 2024, avec des prévisions du même ordre pour 2025.

Grâce à l'activité de nos différentes maisons, nous préservons environ 280 savoir-faire du patrimoine technique et artisanal. Environ 110 000 personnes sont employées dans ces métiers et plus de 3 300 apprentis ont été formés par l'Institut des métiers d'excellence de LVMH depuis sa création en 2014.

En 2023, le groupe a investi 3,5 milliards d'euros en France, et plus de 1,5 milliard d'euros en 2024.

En France, un poste créé par LVMH génère, directement ou indirectement, quatre fois plus d'emplois chez nos fournisseurs et nos sous-traitants, soit environ 160 000. Cela représente donc 200 000 personnes en France. Par ailleurs, deux tiers de l'activité et des emplois générés indirectement sont situés en dehors de l'Île-de-France.

En 2024, nous avons investi 5,5 milliards d'euros dans le monde pour moderniser ou créer des boutiques et construire de nouveaux ateliers ainsi que des centres de recherche. En France, nous comptons 118 sites de production et d'artisanat, implantés principalement dans les territoires. Ces dernières années, nous avons ouvert plusieurs sites de fabrication en France, notamment pour Louis Vuitton. Nous avons récemment inauguré une nouvelle manufacture joaillière à Saint-Dié-des-Vosges.

Le groupe a payé 6 milliards d'euros d'impôts sur les sociétés en 2024, dont près de la moitié en France. Près de 15 milliards d'euros d'impôts sur les sociétés ont été payés en France sur dix ans. En moyenne, ces dernières années, l'empreinte fiscale totale - impôts, TVA et charges sociales - de LVMH en France s'élève à plus de 5 milliards d'euros par an.

Les salaires des collaborateurs du groupe sont parmi les plus compétitifs dans notre secteur d'activité. La majorité de nos employés en France sont associés aux performances de l'entreprise et bénéficient de l'intéressement et de la participation, avec un total pour le groupe de près de 200 millions d'euros en 2024.

Par ailleurs, quelque 3,8 millions d'hectares d'habitats de la faune et de la flore ont été préservés ou régénérés entre 2021 et 2024, et le groupe a réduit de 55 % ses émissions de CO2 liées aux consommations énergétiques en France.

Enfin, près de 11 millions de visiteurs sont venus à la Fondation Louis-Vuitton depuis son ouverture en 2014.

Avant de donner la parole à Mme Cabanis, Monsieur le président, comme je vous l'ai précisé au téléphone ce matin, je tenais à vous dire que je suis un peu choqué : en effet, le rapporteur de votre commission a trouvé opportun de faire figurer en première page de son journal, ce jour, un article selon lequel le secteur d'activité que je représente, le luxe, sabrait l'emploi : c'est précisément le contraire !

J'ai juré de dire la vérité : j'aimerais que nous soyons tous ici logés à la même enseigne ! Monsieur le rapporteur, pourquoi votre journal a-t-il fait sa une sur une fausse information ?

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le président-directeur général, vous m'avez en effet fait part de cette remarque au téléphone, et c'est votre bon droit. Néanmoins, vous êtes aujourd'hui reçu dans le cadre d'une commission d'enquête qui concerne les aides publiques versées aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Par ailleurs, vous m'avez précisé disposer d'un temps limité pour cette audition : tâchons donc de le respecter.

Fabien Gay, qui est rapporteur de cette commission, est ici présent en tant que sénateur, et non en tant que représentant du journal dont il est le directeur. Libre à vous d'échanger sur ce sujet ultérieurement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur Arnault, j'ai toujours considéré que la démocratie, c'est la dispute organisée. Les travaux de cette commission d'enquête me paraissent relever de l'intérêt général et public. Nous avons auditionné une trentaine de PDG, avec lesquels nos échanges ont toujours été courtois et argumentés, malgré certains désaccords. Mais en démocratie, les désaccords peuvent s'exprimer ! Nous l'assumons d'ailleurs parfaitement avec le président de cette commission, qui n'est pas de la même couleur politique que moi.

Venons-en au fait. Ce n'est pas le sujet de cette audition, mais je veux répondre à votre interpellation.

Comme cela arrive fréquemment, L'Humanité a publié ce matin un article relatif aux luttes sociales, qui n'avait par ailleurs rien d'une enquête au long cours.

Le groupe communiste a demandé le lancement de cette commission d'enquête dans un contexte où 300 fermetures de sites et 300 000 suppressions d'emplois étaient évoquées. Nous en avons débattu avec M. Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin, M. Darrasse, directeur général d'Auchan Retail, et bien d'autres PDG. Pour autant, je n'ai jamais noté que L'Humanité ait publié des articles en lien avec le sujet au moment de ces auditions. Par ailleurs, la question d'ArcelorMittal a en effet été traitée dans le journal, mais autant avant qu'après l'audition de M. Alain Le Grix de la Salle.

Ce matin, un article a été publié sur les suppressions d'emplois chez Moët et Hennessy, qui appartient à votre groupe. Vous pouvez bien entendu être en désaccord avec son contenu : c'est le propre de la liberté d'expression journalistique.

Sachez que je ne tiens pas davantage le stylo de mes journalistes que vous ne tenez celui des journalistes du Parisien et des Échos.

À ce propos, ce lundi, j'ai lu dans Les Échos - qui, jusqu'ici, n'avait jamais abordé notre commission d'enquête - un article de deux pages intitulé « Les patrons face au piège des commissions ». Permettez-moi de le citer : « La ligne de crête est étroite. Face à des élus qui soufflent le chaud et le froid et jouent parfois aux enquêteurs, voire aux inquisiteurs, certains patrons peuvent perdre leur calme. En début de semaine dernière, Rodolphe Saadé, le PDG de la compagnie CMA CGM, n'en est pas passé loin. Questionné par le rapporteur de la commission d'enquête sur les aides publiques, le sénateur PCF Fabien Gay, sur le traitement de faveur dont bénéficie sa compagnie grâce à la taxe au tonnage que certains voudraient supprimer avec d'autres niches fiscales, Rodolphe Saadé n'a pas résisté à un exercice de recadrage. »

Plus loin, dans la rubrique « Le fait du jour économique » de David Barroux, on lit, à propos de notre commission d'enquête : « On n'est certes pas revenu au Tribunal révolutionnaire de Robespierre, qui coupa trop de têtes. Mais nous sommes sur une mauvaise pente de démagogie politique. »

Monsieur Arnault, je ne partage pas ce point de vue, mais il ne me serait jamais venu à l'idée d'appeler M. Louette, PDG du groupe Les Echos-Le Parisien, que je connais, parce que je place la liberté journalistique au-dessus de tout. En démocratie, les journalistes ont le droit de porter un jugement, d'argumenter, de proposer un contradictoire - à ce propos, la possibilité du contradictoire ne m'a pas été offerte par Les Échos, mais sachez que vous seriez le bienvenu si vous souhaitiez intervenir dans L'Humanité !

Enfin, vous en appelez à la transparence. Nous avons eu beaucoup de mal à réussir à vous auditionner. Pourtant, jamais les membres de la commission n'ont communiqué sur ces difficultés. Cela me paraît normal. Cependant, si vous souhaitez une transparence totale sur nos échanges, je ne suis pas certain que cela soit à votre avantage.

M. Olivier Rietmann, président. - Je rappelle qu'à aucun moment le Parlement, le Sénat ou les membres de cette commission d'enquête n'outrepassent leurs droits pour se lancer dans quelque inquisition que ce soit. Nos prérogatives de contrôle datent de l'ordonnance du 17 novembre 1958. Les aides publiques ont trait à l'argent public : elles entrent entièrement dans le champ visé par cette ordonnance.

M. Bernard Arnault. - Je reconnais entièrement l'intérêt des débats que vous présidez et la légitimité de cette audition. En revanche, j'aurais trouvé plus convenable que le rapporteur émette ses critiques à mon sujet après m'avoir entendu, et non auparavant.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne vous tiens pas rigueur, d'avoir, en tant qu'actionnaire, tenu le stylo de vos journalistes. Ce n'est pas mon cas : je ne suis pas directeur de la rédaction de L'Humanité. Hier, comme un grand nombre de mes collègues pourront le confirmer, j'ai passé toute la journée au Sénat. Je n'ai pas participé, ni de près ni de loin, à la rédaction de cet article. Il m'arrive d'écrire dans ce journal, peut-être une fois tous les quinze jours. Cependant, je ne suis jamais intervenu sur la question des aides publiques, ni sur le moindre sujet intéressant des personnes auditionnées depuis le lancement de cette commission - et je ne le ferai pas avant la clôture de nos travaux, le 8 juillet.

En revanche, il me semble inconcevable de donner des ordres à la rédaction et de l'empêcher de commenter les luttes sociales, qui, vous le reconnaîtrez, sont au coeur du journal L'Humanité.

Monsieur Arnault, je suis disponible pour poursuivre cet échange après l'audition.

M. Bernard Arnault. - Il est très difficile de croire que vous n'ayez pas eu connaissance de la une du journal dont vous êtes le directeur avant qu'elle n'ait été éditée !

M. Olivier Rietmann, président. - Pour conclure, vous noterez que la presse n'a pas été invitée à nos auditions. C'est une décision que nous avons prise en accord avec le rapporteur. En outre, nous avons souhaité rester entièrement silencieux sur le sujet tant que la commission d'enquête n'aura pas rendu son rapport. La question est sensible : nous avons affaire au fleuron des industries de notre pays.

M. Bernard Arnault. - Dans un tout autre registre, je souhaiterais, pendant cette audition, échanger sur les problèmes que nous rencontrons en France sur l'emploi, en raison du contexte international et de l'action des États-Unis et de la Chine.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certaines de nos questions porteront sur ce sujet.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour conclure sur ce point, je peux vous assurer que nous sommes tous patriotes et que nous préférerions que l'ensemble des articles de la presse nationale parlent de la réussite de nos entreprises, en rappelant qu'elles recrutent, payent des impôts et versent des salaires, plutôt que d'y lire à quelle point la situation économique est difficile - ce qui se traduit par les annonces de plans de départs volontaires, de licenciements et de restrictions. Comme vous, nous déplorons cette situation, et nous jouons chacun notre rôle pour faire avancer notre pays et favoriser son développement économique.

Mme Cécile Cabanis, directrice financière de LVMH. - Permettez-moi de remercier nos 75 maisons, car le travail de recensement des aides publiques a demandé la mobilisation de nombreuses équipes afin de répondre dans le délai imparti et de manière aussi précise que possible, bien que cette notion juridique manque quelque peu de lisibilité.

En 2023, les aides ont atteint un total de 275 millions d'euros, qu'il convient de rapporter à une contribution fiscale de 3,8 milliards d'euros et à un montant d'investissement en France de 3,9 milliards d'euros.

Je précise que nous travaillons avec environ 13 500 fournisseurs de rang 1. Nous n'avons pas d'informations sur les aides qu'ils touchent et nous n'avons aucune légitimité juridique à leur en demander. Nos fournisseurs ne sont pas donc pas comptabilisés dans les chiffres exposés.

En 2023, la contribution fiscale totale du groupe en France était de près de 4 milliards d'euros, hors TVA générée par nos activités, avec 2,5 milliards d'impôts sur les sociétés. Dans le même temps, les investissements du groupe en France s'élevaient à 3,9 milliards d'euros, ce qui démontre bien que la France est une terre d'ancrage pour LVMH.

Pour ce qui concerne les crédits d'impôt perçus par le groupe, ils étaient de l'ordre de 64,5 millions d'euros, ce qui représente seulement 2,61 % de la charge d'impôt sur les sociétés de la même année et une part similairement faible si on la rapporte aux investissements.

Ces 64,5 millions d'euros se décomposent principalement entre le crédit d'impôt recherche (CIR), à hauteur de 30,6 millions d'euros, et le crédit d'impôt au titre du mécénat d'entreprise, pour 32 millions d'euros.

Nous bénéficions donc faiblement du CIR, car celui-ci vise nos investissements attachés à la recherche fondamentale de nos activités parfums et cosmétiques. Or les dépenses éligibles au CIR n'incluent pas la partie design, or la majorité de l'innovation du groupe LVMH est liée à cette dimension. Notez que ce dispositif existe également en Italie.

En 2023, le groupe a bénéficié du crédit d'impôt au titre du mécénat à hauteur de 32 millions d'euros, pour un montant total de donations déclarées sous ce dispositif de 63,7 millions d'euros. Pour être parfaitement exact, ce montant devrait également tenir compte des 200 millions d'euros de dons notamment effectués dans le cadre de la reconstruction de Notre-Dame de Paris, mais nous n'avons pas fait de demande d'aide fiscale à ce titre.

Enfin, parmi nos maisons, nous avons recensé près de 950 partenariats avec des associations ou des fondations, dont les activités génèrent une contribution positive à l'économie et sur leur territoire d'implantation.

En 2023, la masse salariale du groupe LVMH en France était de 2,4 milliards d'euros, auxquels il convient d'ajouter 1,1 milliard d'euros de charges sociales patronales, soit un coût total de 3,5 milliards d'euros. Dans le même temps, le groupe a bénéficié de 193 millions d'euros d'aides sociales, ce qui représente 5,53 % du coût de sa masse salariale totale.

Plus des deux tiers de ces aides concernent des allègements de charges patronales qui sont liés à la redistribution de valeur aux salariés - intéressement et participation. Le tiers restant se divise entre des aides à l'apprentissage, à l'alternance et, dans une moindre mesure, pour les titres restaurants.

En 2023, le groupe a signé 1 700 contrats d'apprentissage et 200 contrats de professionnalisation pour les moins de 30 ans, ce qui représente à peu près 5 % des effectifs totaux de la France.

À ce titre, le groupe a touché respectivement 10,2 millions et 1,1 million d'euros d'aides. Si l'on replace cette aide dans une perspective plus large, elle représente 0,46 % du montant de notre masse salariale et 14,67 % du coût estimé de l'apprentissage. Ainsi, l'apprentissage revêt surtout une importance stratégique pour le groupe du point de vue de la transmission des savoir-faire.

Entre 2013 et 2018, LVMH a perçu, en cumulé, 143 millions d'euros au titre du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) - dispositif qui n'existe plus - ce qui représente, sur cette même période, 1,12 % de la masse salariale en France. En effet, le groupe, dont le ratio des rémunérations est supérieur à 3 000 euros pour la majorité de la masse salariale française, était peu éligible à ce dispositif assis sur la masse salariale de bénéficiaires hors salaires supérieurs à 2 500 euros.

Enfin, les aides relatives au secteur des médias et de la presse représentent un montant assez faible, de l'ordre de 15 millions d'euros en 2023. Bien qu'elles ne lui soient pas destinées, ces aides sont collectées à hauteur de 75 % par le groupe pour être reversées à notre distributeur de presse France Messagerie. Concernant l'utilité de ces aides, elles sont à notre sens nécessaires à la survie du secteur de la presse.

Pour conclure, nous avons formulé quelques pistes de réflexion.

En procédant au recensement des aides dont nous bénéficions, nous avons constaté que le ministère de la culture publiait sur son site l'ensemble des titres de presse auxquels il fournit des aides. Il serait utile que tous les ministères qui versent des aides procèdent à ce type d'exercice. Cependant, il s'agit d'un reporting brut : les aides ne sont pas mises en perspective du montant des prélèvements et des investissements en France. Il serait plus intéressant, en matière de comparaison et de compétitivité, de proposer des reportings sur les contributions nettes des entreprises. Le think tank Rexecode a tenté de faire cet exercice, et a montré que ce mode de calcul plaçait la France devant l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne.

Par ailleurs, une nomenclature plus claire des aides serait nécessaire, tout comme une rationalisation du nombre et du type d'aides. Les dispositifs devraient être simplifiés, notamment pour les petites et moyennes entreprises (PME). Il arrive que nous abandonnions une demande d'aide tant le dispositif est complexe : pour de petites entreprises, cela doit être plus difficile encore.

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis d'accord avec vous : le montant des aides peut apparaître très important, mais il faut à chaque fois le comparer à celui de la contribution de l'entreprise. En réalité, sauf dans de très rares cas, les aides ne représentent pas un pourcentage très élevé de la contribution des entreprises françaises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes favorable à la transparence des aides publiques. En effet, vous venez de procéder au même exercice que l'ensemble des PDG que nous avons auditionnés. Pour les grands groupes, ces aides représentent entre 3 et 7 % du résultat net global. Elles accompagnent donc le développement économique et le maintien de l'emploi sans jouer un rôle déterminant, sauf pour des secteurs très précis comme le nettoyage ou la grande distribution.

Vous avez précisé que le montant de l'exonération des cotisations sociales était de 193 millions d'euros sur 1,1 milliard d'euros en 2023. Bénéficiez-vous de l'IP Box ?

Mme Cécile Cabanis. - Non, car nous avons considéré que les procédures nécessaires pour bénéficier de cette aide étaient trop complexes au regard de ce qu'elle aurait rapporté au groupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le système de détaxe permet à des touristes extra-européens d'acheter des produits, généralement de luxe, d'une valeur supérieure à 100 euros, et d'être remboursés de la TVA, soit environ 20 % du montant global de l'achat.

Pour cela, il faut que le vendeur soit agréé par le système des douanes, qu'il s'assure que le résident a bien une résidence extra-européenne et qu'il dispose d'un billet retour. Or, à l'aéroport, les douanes constatent de nombreux cas de fraude. En effet, le prix d'un billet d'avion est rapidement rentabilisé si le voyageur en question en profite pour acheter une vingtaine de sacs de luxe détaxés !

M. Pinault, que nous avons interrogé à ce sujet, nous a indiqué que l'achat de produits détaxés représentait environ 20 % de son chiffre d'affaires en France, qui s'élève à 930 millions d'euros. Qu'en est-il pour LVMH ?

Considérez-vous que ce système représente une aide publique indirecte, ou, qu'a minima, il favorise la compétitivité et l'attractivité de la France pour l'achat de produits de luxe ?

Enfin, jugeriez-vous utile que le Parlement mène une réflexion sur les cas de fraude réguliers que j'ai évoqués ? L'essor d'internet a aggravé ce problème, puisque des sites tels que zapptax.com, skiptax.com ou triptax.com permettent de détaxer des produits sans procéder aux contrôles effectués par le vendeur.

M. Bernard Arnault. - Je laisse Stéphane Bianchi répondre. J'ai écouté la réponse que vous a faite François Pinault, j'y adhère pour l'essentiel.

M. Stéphane Bianchi, directeur général adjoint de LVMH. - La détaxe est une disposition du droit communautaire transposée en droit français, ce n'est pas une exclusivité française...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Effectivement, elle existe presque partout, mais chaque pays en fixe le seuil de déclenchement, nous sommes très attractifs avec une application dès 100 euros d'achat, d'autres pays ont des seuils plus élevés...

M. Stéphane Bianchi. - Il y a également beaucoup de détaxes dans l'alcool et les spiritueux, cela aide nos filières. Nos chiffres sont comparables à ceux de Kering, la détaxe représente 20 % de notre chiffre d'affaires en France - lequel, avec 7 milliards d'euros, représente 8 % du chiffre d'affaires du groupe.

Nous pensons que la détaxe n'est pas une aide publique, mais un élément d'attractivité de la France. Le Royaume-Uni a récemment décidé d'arrêter la détaxe, Boris Johnson, alors Premier ministre, lui reprochant un coût fiscal compris entre 5 et 6 milliards de livres par an, ; une étude conduite en 2023 par le Center for Economic and Business Research, a évalué à 10,7 milliards de livres le coût de cet arrêt, avec 2 millions de touristes en moins par an. La détaxe n'est pas une aide publique, c'est un élément important d'attractivité. On peut en renforcer les contrôles, nous le faisons avec les douanes, mais ce serait une erreur de la supprimer.

La contrefaçon, elle, coûte beaucoup plus cher à l'économie française. Elle représente 467 milliards de dollars au niveau mondial, soit 2,3 % du commerce mondial. Au niveau européen, la contrefaçon s'élève à 100 milliards d'euros par an, soit près de 5 % des importations européennes. Nous travaillons sur la contrefaçon avec les douanes, nous dispensons des cours de formation à nos douaniers, aux gendarmes et aux policiers - 80 % des captures de produits contrefaits sont effectuées par les douanes, c'est par elles qu'il faut passer.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous considérons la détaxe comme une aide publique, car l'administration fiscale décide de se priver d'une taxe due ; cependant, elle est efficace, comme vous le dites, et l'expérience britannique le confirme.

M. Stéphane Bianchi. - D'accord. Mais nous ne l'avons pas incluse dans les montants que nous vous communiquons sur l'aide publique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Poser la question sur la détaxe, cela ne veut pas dire la remettre en cause. La douane évalue le coût fiscal à 2 milliards d'euros, vous nous indiquez que pour vous, on parle d'un chiffre d'affaires de 1,4 à 1,7 milliard, il faut y ajouter celui des autres entreprises, on arrive vite à un chiffre d'affaires très important et l'on peut dire, alors, que la détaxe est une aide au commerce intéressante parce qu'elle contribue directement à l'attractivité de notre pays - le Royaume-Uni en a fait la démonstration a contrario, et l'on sait que les gens qui achètent du luxe, si nous ne le détaxons pas en France, iront l'acheter ailleurs.

J'aimerais vous interroger sur le crédit mécénat. Un rapport de la Cour des comptes de 2018 consacre un chapitre à la fondation LVMH, soulignant qu'elle a touché, en 11 ans, 518 millions d'euros, soit en moyenne 47 millions d'euros par an, ce qui représente 8,1 % de la dépense fiscale totale pour l'État au titre du mécénat d'entreprise sur la période 2007-2017. Ce rapport de la Cour des comptes, page 57, estime que la fondation d'entreprise Louis Vuitton constitue « un cas exceptionnel par son ampleur d'utilisation des possibilités offertes par la législation fiscale en matière de mécénat. » Que pensez-vous de cette appréciation, et pouvez-vous nous dire à quoi est utilisé ce crédit mécénat ?

La Cour des comptes, ensuite, révèle un recours massif aux mécanismes d'optimisation fiscale. N'est-ce pas contradictoire de recevoir de l'argent public tout en recourant à des mécanismes d'optimisation fiscale ? Votre groupe ne fait pas exception, les autres PDG que nous avons interrogés reconnaissent recourir à de tels mécanismes et nous savons que les multinationales du CAC 40, dans leur globalité, ont recours à des mécanismes d'optimisation, chacune ayant, en moyenne, 63 filiales dans les paradis fiscaux. Selon les révélations d'OpenLux révélées par le journal Le Monde, LVMH possède 24 filiales au Luxembourg. Selon les Paradise Papers, vous avez logé au moins 6 actifs dans des paradis fiscaux.

À quoi donc utilisez-vous le mécénat d'entreprise ? Êtes-vous d'accord avec ce rapport de la Cour des comptes qui dit que votre entreprise en bénéficie de façon excessive ? Qu'avez-vous à répondre à ces révélations sur les questions d'optimisation fiscale : sont-elles exactes, ou fausses ?

M. Bernard Arnault. - Le rapport de la Cour des comptes que vous citez date d'il y a sept ans et porte sur une période où nous avons construit la Fondation LVMH, dont les travaux ont été achevés en 2014 - vous connaissez peut-être leur ampleur, ils ont été très coûteux. Nous avons agi dans le cadre de la loi « Mécénat », elle a été amendée depuis, probablement à la suite de ce rapport de la Cour des comptes. Le bâtiment de la Fondation LVMH ayant coûté très cher, le montant du mécénat, parfaitement conforme aux règles en vigueur, a été élevé. Par ailleurs, nous avons réalisé un certain nombre d'opérations de mécénat sans recourir à la défiscalisation, par exemple la reconstruction de Notre-Dame, pour laquelle nous avons investi 200 millions sans demander l'application de la loi « Mécénat », à laquelle nous aurions pu recourir. Nous avons fait de nombreuses choses sans demander l'avantage fiscal. La somme importante que vous citez est due à la dépense importante, dont nous avons assuré plus de la moitié. Nous avons dépensé une somme considérable pour créer cette Fondation LVMH qui, aujourd'hui, est visitée par beaucoup de monde, c'est l'un des grands succès artistiques où la plupart des grands musées du monde veulent venir. Chaque année, nous organisons deux expositions, dont une actuellement avec David Hockney, et une autre en préparation pour la rentrée avec Gérard Richter.

M. Marc-Antoine Jamet, secrétaire général de LVMH. - J'ai une extrême révérence pour la Cour des comptes, corps auquel j'appartiens encore - je ne saurais donc remettre en question ses conclusions. La Cour des comptes cite un montant de 700 millions, qui correspond en effet au prix de la Fondation. La Cour oublie de mentionner qu'il s'agit d'une convention d'occupation domaniale, qui fait que l'État retrouvera, au bout de 49 ans, la totale propriété de cette Fondation, à travers la Ville de Paris. Ainsi, d'une certaine façon, quand on parle d'aide, la collectivité publique s'est aidée elle-même. J'espère que la collectivité publique continuera, dans 35 ans, à confier au groupe LVMH la responsabilité de cette fondation, mais nous ne serons alors pas chez nous. Enfin, le prix d'entrée à la fondation Louis Vuitton est de 14 euros, c'est moins que celui du Louvre : cela démontre la politique sociale à l'oeuvre, rendue possible par cet investissement initial considérable. La Fondation LVMH est un équipement culturel important, entre 5 000 et 7 500 personnes la visitent chaque jour ; l'idée de créer une fondation à la Samaritaine, à côté du Louvre, ou à côté du Centre Pompidou, avait été évoquée à un moment ; cependant, le choix délibéré a été fait d'animer l'Ouest parisien avec un système de transport et des actions d'animation que nous prenons en charge. Je ne vous citerai pas le nombre de programmes musicaux à destination des scolaires que la Fondation propose, elle joue un rôle exemplaire en matière de diffusion du savoir et de la culture.

Si nous avions choisi un système d'amortissement, nous aurions eu une dépense qui aurait été fiscalement à peu près égale. Nous avons même renoncé à une partie de la défiscalisation sur certaines des dépenses parce que ce que nous souhaitions, c'était faire mieux que ce qui était proposé au départ. LVMH a plusieurs fois fait le choix de ne pas recourir à la défiscalisation, comme le Président Arnault vient de le souligner pour Notre-Dame.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Que répondez-vous sur les schémas d'optimisation fiscale, révélés par Le Monde et OpenLux : les chiffres cités sont-ils exacts ? Partagez-vous cette interrogation de la Cour des comptes : est-il possible de bénéficier d'aide publique lorsque l'on organise des schémas d'optimisation, voire d'évasion fiscale ?

M. Bernard Arnault. - Je m'élève totalement contre ce qui a été dit et reproduit dans un certain nombre de journaux, sans mettre en cause le vôtre cette fois-ci, Monsieur le rapporteur...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous en avez parfaitement le droit...

M. Bernard Arnault. - Notre groupe est présent dans de nombreux pays. Faut-il, pour ne pas être accusé de faire de l'optimisation fiscale, fermer nos boutiques au Panama ? Faut-il ne plus avoir de filiales au Luxembourg ? Nous avons des boutiques et, à chaque fois, nous avons des filiales pour les gérer, parce qu'il faut avoir une structure juridique.

Notre groupe est probablement le plus patriote parmi tous ceux du CAC 40. Nous sommes celui qui payons de loin le plus d'impôts en France, alors que nous n'y faisons que 8 % de notre chiffre d'affaires.

En réalité, il y a quelque chose qui fait que notre groupe, de par sa taille importante et sa bonne réussite économique, attire particulièrement les critiques, surtout d'un certain nombre de journaux orientés contre l'économie libérale, capitaliste, et qui essayent de trouver des motifs de reproches - alors même que, cette année, nous subissons une augmentation d'impôts sur les bénéfices déclarés en France de 40 %. Pourquoi une telle augmentation d'impôt sur les bénéfices ? Mais parce que de grandes entreprises françaises qui font autant de bénéfices que nous, paient si peu d'impôt en France - du fait de leur délocalisations à l'étranger - que si l'État décidait une augmentation moindre, le rendement serait trop faible... Cette augmentation va nous coûter, cette année, 700 millions d'euros...

M. Olivier Rietmann, président. - Vous parlez ici de la contribution exceptionnelle : quel est son impact sur votre groupe ?

M. Bernard Arnault. - Nous sommes ceux qui paient le plus d'impôts en France et qui seront les plus augmentés cette année - alors si nous faisions de l'optimisation fiscale, c'est que nous ne serions vraiment pas doués, si l'objectif était d'optimiser, j'aurais de quoi m'interroger sur l'efficacité de mes équipes...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les révélations que je vous ai citées viennent d'OpenLux et des Paradise Papers, elles ont été publiées par le journal Le Monde et un groupement de 27 journalistes internationaux, qui ne sont pas des journaux néo-marxistes, loin de là...

M. Bernard Arnault. - Le journal Le Monde n'est pas marxiste, il est plutôt La France Insoumise (LFI)...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous laisse la responsabilité de vos propos...

M. Bernard Arnault. - Le mieux, dans ce journal, ce sont les mots croisés...

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en reviens à la question de l'optimisation fiscale. La question n'est pas de savoir si vous avez de l'activité à l'étranger, avec des structures pour le faire, mais de mettre face-à-face des aides publiques et des pratiques d'optimisation fiscale. Il y a des entreprises dont même l'État est actionnaire de référence, qui touchent des aides substantielles de l'État, et qui pourtant échafaudent de savants schémas d'optimisation fiscale, la question est d'ordre général.

Mme Cécile Cabanis. - Notre taux d'impôt est à 28,5 %, il va passer à 36,13 %, des entreprises françaises sont bien en deçà : si notre objectif était l'optimisation fiscale, nous ne serions vraiment pas doués, effectivement - et la réalité, c'est que nous ne faisons rien à but fiscal, nous travaillons pour le business, il faut vraiment que vous en soyez convaincus.

M. Stéphane Bianchi. - Nous avons des entités juridiques un peu partout dans le monde, y compris au Panama et en Suisse. Il s'agit de sociétés qui abritent d'autres sociétés, chargées de vendre nos produits. Ces structures juridiques sont nécessaires, elles ne constituent en aucun cas un schéma d'optimisation fiscale. En Suisse, nous sommes très actifs, et heureusement, car c'est un marché important pour la vente de nos montres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez le droit de contester les chiffres et les révélations que j'ai cités.

M. Olivier Rietmann, président. - D'autant plus que vous contestez sous serment, des révélations qui, elles, n'ont pas été faites sous serment...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur la question sociale - Radio France vient d'annoncer des difficultés à Moët et Hennessy, voyez qu'il n'y a pas que mon journal qui alerte, toute la presse parle des difficultés. On peut comprendre que le groupe LVMH traverse des difficultés sectorielles, liées à la guerre commerciale et à ses conséquences en particulier sur les vins et spiritueux. Cependant, vous avez choisi de maintenir un dividende stable : 12 euros en 2023, 12 euros en 2024, et 13 euros en 2025 - malgré les difficultés. Et vous le faites tout en supprimant 1 200 emplois, ce sont des non-remplacements, comme vous le dites, mais c'est bien la réalité, ce n'est pas une vérité alternative à la Donald Trump, il y aura 1 200 emplois en moins et les salariés vont devoir assumer le même travail. Ensuite, vous pratiquez le rachat d'actions, chaque année pour plus d'un milliard d'euros, et cette année encore votre conseil d'administration autorise 1 milliard d'euros de rachat d'actions. Louis Gallois nous a dit qu'il considérait ces rachats d'actions comme une perversion du système : qu'en pensez-vous ?

Enfin, je suis assez surpris de constater la faiblesse du salaire des artisans et ouvriers chez vous, notamment dans le cuir : il serait de 1 360 euros...

Votre entreprise traverse des difficultés, mais vous augmentez la rémunération des actionnaires, vous supprimez 1 200 emplois et vous pratiquez des niveaux de salaire dans vos ateliers et à la Samaritaine qui restent assez modérés par rapport à un certain nombre de vos concurrents : comprenez-vous, Monsieur Arnault, que cela puisse heurter et que cela pose des questions, qu'un groupe comme le vôtre, accompagné de manière importante par des aides publiques, choisisse de se séparer de 1 200 salariés plutôt que de baisser le versement de dividendes ?

M. Bernard Arnault. - En ce qui concerne les employés, il faut que je développe davantage sur la situation du cognac et du champagne. Vous avez vous-même souligné que les 1 200 personnes dont il a été question sont des cadres. Il ne s'agit pas de les licencier, mais de mettre en place un plan pour ne pas renouveler les départs volontaires ou les départs à la retraite. Nous ne pouvons pas être critiqués pour cette mesure à un moment où il y a des problèmes dans cette activité, c'est une exagération de parler de suppression d'emplois : il s'agit simplement de ne pas remplacer les départs naturels.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'information vient de vous, elle a été reprise par l'ensemble de la presse et il y aura 1 200 emplois supprimés : ce n'est pas une vérité alternative, Monsieur Arnaud. C'est un fait.

M. Bernard Arnault. - Si quelqu'un quitte l'entreprise, c'est qu'il a trouvé un emploi. Il ne va pas partir pour se mettre lui-même au chômage.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Là, je suis d'accord avec vous. Je ne connais personne qui se lève un matin en disant : « Tiens, je veux me retrouver au chômage de façon volontaire. » Cependant, si on y pousse, on y est bien contraint...

M. Bernard Arnault. - Quelqu'un qui part à la retraite ne se retrouve pas au chômage, cela n'a rien à voir avec un licenciement.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vais essayer de vous mettre d'accord. Nous ne parlerons pas de suppression d'emploi, car personne ne se retrouve au chômage ; cependant, il y aura des suppressions de postes, ce qui signifie qu'il y aura moins de postes au sein de l'entreprise.

M. Bernard Arnault. - Est-il obligatoire de maintenir un nombre de postes constant ? Moralement, comme le groupe gagne de l'argent et progresse, nous avons la responsabilité de ne pas procéder à des licenciements, mais nous ne pouvons pas être tenus de maintenir un nombre constant d'emplois lorsque la conjoncture est difficile. Conserver le même nombre d'emplois n'a pas de sens - c'est peut-être le cas dans l'administration, cela participe peut-être du problème de la lourdeur de l'administration française - mais dans une entreprise privée, on ne peut pas avoir ce genre de raisonnement.

Les rachats d'actions, ensuite...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérez-vous, comme Louis Gallois, que c'est une perversion du système ?

M. Bernard Arnault. - Une partie de ces rachats d'actions nous permet d'en donner gratuitement au personnel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Surtout au top 100, moins pour les autres salariés...

M. Bernard Arnault. - Non, nous avons un plan général ouvert à tous les salariés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans toutes les entreprises du CAC 40, le rachat d'actions bénéficie plutôt au top 100. Lorsqu'on reçoit 10 000 actions ou 10, vous le savez mieux que moi, ce n'est pas exactement la même chose...

M. Bernard Arnault. - Le groupe compte 200 000 salariés, ils ne peuvent pas tous recevoir des milliers d'actions...

M. Fabien Gay, rapporteur. - La distribution n'est pas égalitaire.

M. Bernard Arnault. - Elle s'applique à tous les salariés en France.

M. Stéphane Bianchi. - Notre rendement du dividende est compris entre 1,5 et 2 %, et même 2,2 % en tenant compte des rachats d'action. Toute entreprise doit rémunérer le capital, nous le rémunérons à 2,2%. Nous empruntons à des taux obligataires compris entre 2,5 et 3 % en euros, entre 4 et 5 % en dollar. Donc notre rémunération des actionnaires n'est pas démesurée.

Mme Cécile Cabanis. - Il faut parler aussi de la répartition de la valeur ajoutée. Lorsque nous réalisons 37 milliards de valeur ajoutée en 2024, près de 40 % sont affectés aux salaires, 16 % sont affectés aux investissements, 20 % à l'impôt et il reste 20 % pour le dividende.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le partage de la valeur ajoutée est un sujet. Vos salaires moyens dans l'artisanat sont de 1 360 euros, je trouve que c'est bas, surtout quand on le compare par exemple à la valeur des sacs que vous vendez : des sacs vendus entre 1 000 et 5 000 euros sont fabriqués par des ouvrières qui touchent 1 360 euros dans le mois...

M. Stéphane Bianchi. - En 2024, c'est dans notre rapport, 4 % de nos salariés gagnent moins de 2 250 euros par mois.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ils contribuent aussi à la richesse de l'entreprise...

M. Stéphane Bianchi. - Personne ne dit le contraire.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Devant notre commission d'enquête, Arnaud Montebourg a insisté sur l'importance de sanctuariser les aides publiques, en particulier le pacte Dutreil et le CIR. Il a souligné que, malgré le pacte Dutreil, les entreprises françaises, faute de pouvoir être reprises par les héritiers, deviennent la propriété de fonds d'investissement étrangers, attribuant cette perte de souveraineté à la financiarisation de notre économie.

Vous-même, Monsieur Arnault, vous prenez régulièrement des participations dans des entreprises françaises, comme Hermès, vous affirmez vouloir être un actionnaire de long terme et contribuer à la préservation du caractère familial de nos entreprises françaises.

Estimez-vous pertinent, pour mieux préserver le patrimoine français, de renforcer le pacte Dutreil et nos règles de transmission des entreprises ?

Mme Pascale Gruny. - Quel est le taux global d'impôt sur les sociétés que votre groupe paie ? Il y a des suppressions de postes dans certains secteurs, mais d'autres ont-ils recruté ? Enfin, êtes-vous l'objet de contrôles fréquents sur les crédits d'impôt que vous demandez, notamment le CIR et le mécénat ?

M. Daniel Fargeot. - Le groupe LVMH compte 119 ateliers de production en France et joue un rôle moteur dans la valorisation de l'excellence française et du savoir-faire français. Vous avez su le faire savoir dans le monde comme vous avez su mettre en avant un véritable savoir-être.

Fort de l'implantation de LVMH dans 81 pays, quel regard portez-vous sur les aides publiques en France, par comparaison avec d'autres pays, en particulier l'Italie ? Ces aides publiques n'apparaissent-elles pas comme des compensations face à la lourdeur de nos prélèvements obligatoires ?

Enfin, y a-t-il lieu de repenser un fléchage limité des aides publiques pour tendre toujours plus vers l'investissement et la réindustrialisation, tous deux créateurs de valeur, donc d'emploi et de richesse ?

M. Lucien Stanzione. - En tenant compte de l'ensemble des aides publiques et réductions fiscales dont bénéficie votre groupe, quelle est votre politique de redistribution de la valeur en règle générale ? Quelle est votre politique de redistribution de dividendes à vos actionnaires dès lors que vous êtes en exercice bénéficiaire ? Quelle part de la plus-value redistribuez-vous en salaire, en participation ? Envisagez-vous de rembourser des aides publiques perçues à l'État dès lors que vous enregistrez des bénéfices ?

Mme Martine Berthet. - Est-ce que certaines de vos entreprises bénéficient du crédit d'impôt en faveur des métiers d'art ? Si oui, quels sont les avantages ? Si non, qu'est-ce qui pourrait être amélioré à cet égard ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - En tant que sénateur de la Marne, je vous remercie d'avoir tenu ces propos rassurants, le champagne étant très concerné par la crise en cours - je suis rassurée que vous écartiez les suppressions d'emplois.

Vous avez évoqué la décarbonation avec un objectif de réduire les émissions carbone de 55 % : quelle en est l'année de référence ? Disposez-vous d'aides à la décarbonation ?

M. Jérôme Darras. - Quels dispositifs d'aide aux entreprises vous paraissent-ils particulièrement pertinents et efficaces dans d'autres pays, dont nous pourrions nous inspirer ? On a cité le CIR en Italie, y a-t-il un dispositif équilibré global d'aide aux entreprises dont on puisse s'inspirer ?

M. Marc Laménie. - Je salue votre implantation territoriale, très importante - nous avons des projets avec vous dans les Ardennes, en particulier. Percevez-vous des aides des collectivités territoriales ? Et quel est l'impact de la contrefaçon ?

M. Thierry Cozic. - Je voudrais revenir sur la guerre commerciale lancée par Donald Trump et sur les propos que vous avez tenus lors de la dernière Assemblée générale de LVMH, où vous avez, me semble-t-il, adopté une position très anti-européenne, allant jusqu'à dire que l'Union européenne était « un pouvoir bureaucratique qui passe son temps à émettre des réglementations. »

Je ne suis pas là pour défendre la réglementation européenne, elle devient kafkaïenne. Cependant, à vous écouter, si Washington rétablissait des taxes de 20 % sur les biens européens, ce serait de la faute de l'Union européenne. Vous dites que si l'Europe ne peut pas négocier de façon intelligente, il y aura des conséquences pour beaucoup d'entreprises.

Eu égard aux aides publiques dont bénéficie votre groupe, ne pensez-vous pas qu'un patriotisme plus affirmé aurait été de mise, d'autant que les biens que vous produisez ont une identité fortement liée à notre pays ? C'est ce que nous a dit François-Henri Pinault, PDG de Kering, en soulignant qu'il n'y aurait guère de sens à fabriquer des sacs Gucci, italiens, au Texas...

Alors que le groupe LVMH a développé son savoir-faire dans notre pays en étant accompagné par la puissance publique, allez-vous choisir de partir aux États-Unis ou allez-vous garder le cap en Europe et notamment en France où l'État reste et restera à vos côtés ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes un patriote, Monsieur Arnault, vous venez de nous le dire. Dans la situation actuelle, le Président de la République, appelant au patriotisme économique, a demandé aux entreprises françaises de retarder l'annonce d'investissements aux Etats-Unis, le ministre des affaires étrangères est allé dans le même sens. Cela n'a pas empêché Sanofi de faire des annonces, ni CMA-CGM, au sujet d'investissements massifs outre-Atlantique, et vous étiez encore la semaine dernière aux Etats-Unis, je le sais puisque nous avons dû repousser en conséquence votre audition. Vous êtes aussi le seul Français à être allé dans le bureau ovale, à Washington, le jour de l'investiture de Donald Trump. Dès lors, que pensez-vous des déclarations du Président de la République ? Et de celles de Donald Trump ? M. Pinault dit que quand il vend un sac, il vend un bout de France ; vous, vous acceptez de produire au Texas, parce que c'est là qu'est votre marché, alors même que, on le voit pour les tanneries, le travail n'est pas fait de la même manière. Que pensez-vous des déclarations du Président de la République et du ministre des affaires étrangères : est-ce vous qu'ils visaient, en appelant au patriotisme économique ?

M. Olivier Rietmann, président. - Il est important d'apporter un équilibre dans les déclarations. Quand on a interrogé Rodolphe Saadé sur le fait que CMA-CGM allait investir 20 milliards de dollars aux États-Unis, il a répondu qu'en fait, son entreprise y investissait déjà entre 3,5 et 5 milliards par an depuis des années - cette annonce, c'est donc surtout de la communication politique du président Trump.

Lorsque le président de la République française appelle à faire du patriotisme économique, je pense que cela signifie que nos entreprises doivent être florissantes, se développer et profiter des systèmes avantageux à l'étranger, pour que ces richesses bénéficient au système français. C'est là, à mon avis, du véritable patriotisme économique.

Il est important de rappeler que nous ne sommes pas en guerre avec les États-Unis et que nous ne pouvons pas faire pour tous les pays les mêmes recommandations aux entreprises - le contexte est différent de celui de la Russie, par exemple. Le patriotisme économique peut passer par des ententes économiques et financières avec les États-Unis, dans le but de développer les entreprises françaises, ce qui profiterait davantage à la France.

M. Bernard Arnault. - Je voudrais commencer par les dernières questions, cela me paraît assez important. D'abord, je l'ai dit dans mon exposé liminaire, le groupe LVMH est peut-être le groupe le plus patriote du CAC 40. Pour toutes les raisons que j'ai développées : l'emploi, les investissements, les ateliers en France, les impôts que nous y payons, sans commune mesure avec le chiffre d'affaires que nous y réalisons...

Ensuite, quand j'ai repris le groupe LVMH et notamment Louis Vuitton en 1989, il produisait déjà aux États-Unis : rien de nouveau sous le soleil. Aujourd'hui, il y a un avantage à notre situation, compte tenu de la menace qui pèse sur nous, à savoir les droits de douane américains dont on ne sait pas encore exactement où ils vont aller. Lorsqu'un de mes concurrents déclare qu'il n'a pas envie de fabriquer aux États-Unis, pays où ses ventes ont fortement chuté, cela ne me surprend pas. LVMH n'est pas dans cette situation : nos ventes augmentent et donc nous allons devoir vendre plus aux États-Unis. Faut-il arrêter l'expansion qui existait déjà et l'implantation qu'on avait déjà aux États-Unis, parce que l'on reçoit des consignes ? Je pense qu'il est très préjudiciable que l'État se mêle de la gestion des entreprises privées - en général, cela mène à la catastrophe. Je ne pense pas qu'il soit très opportun de tenir compte des conseils de ce genre, d'où qu'ils viennent.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous le dirons au Président de la République...

M. Bernard Arnault. - Les États-Unis sont le premier marché du monde, il est très important pour l'Europe de trouver un accord avec les États-Unis. Or, jusqu'à aujourd'hui, cela me paraît relativement mal parti. Je pense que la négociation doit être menée de manière constructive. Elle doit être menée pour aboutir, avec des concessions réciproques. Vous avez vu ce qu'ont fait les Anglais, ils ont très bien négocié. J'espère parvenir, avec mes modestes moyens et mes contacts, à convaincre l'Europe d'avoir une attitude la plus constructive. Pour la France, le risque est majeur, en particulier pour le cognac et le champagne - mais surtout pour le cognac. J'ai le sentiment qu'en France, on n'est pas pleinement conscient du problème : 80 % des ventes de cognac dans le monde se font en Chine et aux États-Unis. Il y a un problème très sérieux avec la Chine, suite aux difficultés qu'a faites l'UE pour les voitures électriques chinoises importées en Europe, et on a le problème de la négociation globale des droits de douane avec les États-Unis. Imaginons le pire, avec une augmentation des droits de douane d'environ 40 % pour la Chine, et l'absence d'accord avec les Etats-Unis : il y aurait des répercussions dramatiques sur la viticulture de la Charente, qui emploie environ 80 000 personnes et représente 80 % de l'activité. Nous achetons de l'eau de vie à des petits producteurs et si la demande s'arrête, nous serons dans l'obligation d'arrêter d'acheter.

Ce problème, majeur sur le plan social, doit vous intéresser particulièrement, Monsieur le rapporteur. Il faut que l'Europe négocie non pas en brandissant des menaces, en allant à Washington menacer l'administration du président des États-Unis, mais comme l'ont fait les Anglais : il faut discuter avec les Américains, les Etats-Unis sont le premier marché du monde, c'est ce que j'ai dit lors de l'assemblée générale de LVMH.

La question de la bureaucratie est une autre chose. La bureaucratie est partout, en France comme ailleurs. Il faut une prise de conscience de l'enjeu de la crise en cours, vous pourriez, au Sénat, y contribuer. Car le jour où il y aura rupture, il sera trop tard, ce sera une catastrophe.

M. Olivier Rietmann, président. - Si les États-Unis constituent notre premier marché, l'Europe est également le premier marché des États-Unis. Nous avons donc les moyens de négocier, avec 450 millions de consommateurs.

M. Bernard Arnault. - Il faut aborder le problème d'une manière positive. L'Europe est un allié traditionnel des États-Unis, et réciproquement. M. Trump est très ouvert à la négociation. Si on le menace de cesser nos investissements aux Etats-Unis, le résultat sera inverse à celui que nous voulons. C'est sur quoi j'interviens modestement. Je ne sais pas si j'y arriverai, mais je suis convaincu qu'il est dans l'intérêt général du pays de coopérer, il faut prendre conscience de ce problème et motiver les pouvoirs publics pour agir. Il faudrait aussi que nous allions en Chine pour discuter, c'est ce que font les Anglais et ils ont raison.

M. Marc-Antoine Jamet. - Sur la décarbonation, nous avons des cibles précises : en 2026, pour le scope 1 et le scope 2, nous visons une réduction de 50 % de notre production de gaz à effet de serre, et nous poursuivrons nos efforts par la suite. Nous avons déjà doté 21 maisons d'une trajectoire précise, avec un calendrier et une chronologie pour arriver à une diminution de leurs émissions carbone. Le scope 1 et le scope 2 concernent la production et le transport ; le scope 3 concerne les fournisseurs. Nous nous sommes fixé les mêmes objectifs pour 2030 - nous avons considéré qu'il fallait prendre cinq années de plus pour sensibiliser les fournisseurs, nous sommes en train de le faire. Nous avons un programme général appelé LIFE (LVMH Initiatives For the Environment), qui oblige nos maisons à respecter des rendez-vous chiffrés, là où la synergie du groupe peut exister.

Un mot sur la contrefaçon et sur l'apprentissage. La contrefaçon représente un chiffre d'affaires de 100 milliards d'euros pour l'Europe, 467 milliards d'euros pour le monde. Environ 15 millions de produits contrefaits sont saisis chaque année dans notre pays, la France n'est pas dans le top 10 des pays les plus menacés, car nous avons une vraie collaboration avec les forces de l'ordre et il y a une vraie prise de conscience du problème. En revanche, il est clair que le paiement par carte, la commande par Internet et l'arrivée par voie postale facilitent la contrefaçon, c'est quelque chose contre lequel nous devons lutter.

J'attire votre attention sur un phénomène qui prend de l'importance, qui s'appelle les dupes - des produits qui ressemblent aux produits de marque, des « comme si », que des magasins proposent en toute légalité sans le moindre respect pour les créateurs des produits originaux, pour la fabrication ; des magasins de « dupes » s'ouvrent dans les centres-villes des villes moyennes, c'est une catastrophe pour l'emploi, pour la création et pour la signature de la France.

Le groupe LVMH perçoit très peu d'aide pour les métiers d'art, mais nous avons 280 métiers et nous avons mis en place l'Institut des métiers d'excellence, une expérience extraordinaire. Nous avons environ 3 000 postes d'apprentis, l'Institut des métiers d'excellence comprend des promotions de 300 apprentis, nous faisons régulièrement une tournée dans toute la France pour le promouvoir - on l'appelle l'opération « You and Me ». Nous allons en Seine-Saint-Denis, Monsieur le rapporteur, nous organisons à Clichy-Montfermeil des défilés dans le cadre de l'intégration républicaine. Nous poursuivons trois objectifs : recruter des jeunes dans les quartiers de la politique de la ville, sécuriser ces métiers qui disparaîtraient si nous ne les valorisions pas, et recruter les jeunes une fois formés. Par cette seule opération, nous sommes très présents dans les métiers d'art, dans l'apprentissage et dans les quartiers.

M. Stéphane Bianchi. - Nous touchons peu d'aide financière des collectivités territoriales, mais leur soutien est très important. Je prendrai quelques exemples. Dans les cinq dernières années, nous avons ouvert cinq ateliers pour Louis Vuitton en France. Pour ce faire, nous nous sommes mis en relation avec les acteurs locaux, nous avons travaillé de près avec France Travail pour expliquer exactement le type d'emploi que nous recherchions, France Travail a établi des programmes et financé des formations de 400 heures - à la fin, nous avons embauché 90 % des gens qui ont été formés dans nos ateliers.

Tout n'est pas une question d'argent. Les collectivités ont travaillé avec nous, quelle que soit la couleur politique.

M. Bernard Arnault. - Je suis tout à fait d'accord avec M. Montebourg : il est fondamental de conserver notre patrimoine économique, il faut un contrôle français des entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est d'actualité : une proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale pour préserver le pacte Dutreil, elle sera examinée début juin. Sachez qu'ici, au Sénat, nous y veillons particulièrement. Le pacte Dutreil contribue à la pérennité de nos entreprises, à leur développement, c'est la clé de notre commerce extérieur - car ce sont les entreprises, en particulier les ETI, qui ont une véritable capacité exportatrice. Or, il faut du temps pour arriver à faire une ETI, il faut passer par la transmission et non par la vente, la dispersion de l'entreprise.

M. Marc-Antoine Jamet. - À Avignon, onzième département le plus pauvre de France, nous avons deux opérations la semaine prochaine, mais nous pourrions citer tous les départements puisque nous y soutenons régulièrement des actions. Nous allons, à Avignon, organiser des défilés au Palais des Papes, ce sera une grande fête, avec évidemment des retombées touristiques et économiques.

M. Lucien Stanzione. - Merci de vous investir en Avignon !

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour votre participation active - et pour tout le travail que le recueil d'informations vous a demandé.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Xavier Bertrand,
président du conseil régional des Hauts-de-France

(mercredi 11 juin 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, après une interruption de près d'un mois, nous reprenons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition en visioconférence de M. Xavier Bertrand, président de la région Hauts-de-France.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Monsieur le président, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien entendu votre mandat de président du conseil régional.

M. Xavier Bertrand, président du conseil régional des Hauts-de-France. - Je n'en ai aucun, Monsieur le président.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Bertrand prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car la question des aides publiques occupe une place centrale dans notre réflexion, qu'elles soient versées par l'État, mais aussi par les collectivités territoriales.

Après avoir entendu le 22 avril dernier Mme Carole Delga, présidente du conseil régional d'Occitanie, nous avons souhaité, en vous auditionnant, avoir un regard complémentaire sur le rôle des régions en matière d'aides aux entreprises.

Je commencerai par vous soumettre quelques questions pour guider votre propos liminaire.

Quelles ont été les principales évolutions en matière d'aides des collectivités territoriales et des fonds européens aux entreprises depuis 2020 ?

Quelles sont les différentes aides que votre région a versé aux entreprises en 2023 ? Outre la présentation des dispositifs, vous voudrez bien nous préciser le cadre juridique applicable, les montants en jeu et les logiques économiques propres à chaque dispositif.

Quelles sont parmi ces aides celles qui sont issues de fonds européens ?

Faut-il selon vous faire évoluer le cadre juridique actuel de répartition des compétences entre collectivités territoriales issu de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Xavier Bertrand. - Les compétences obligatoires des régions se répartissent sur trois niveaux : les lycées, les transports, et l'économie. Pour les lycées, il s'agit de la propriété des bâtiments, de leur entretien, du personnel de restauration et de services. Concernant les transports, cela inclut les transports scolaires, les transports intérieurs de proximité, ainsi que, concrètement, la capacité de signer un chèque à la SNCF. Mais la première compétence du conseil régional, c'est l'économie : l'emploi, la formation et le développement économique.

À titre politique, je n'ai pas délégué cette compétence. Il n'y a pas de vice-président à l'économie ni de vice-président à l'industrie dans la région. J'ai choisi de conserver cette responsabilité, car les Hauts-de-France ont été parmi les régions les plus durement frappées par la désindustrialisation et la perte d'emplois. J'ai fait de l'action économique, du recul du chômage et du développement de l'emploi ma priorité absolue. J'assume donc personnellement cette compétence.

Nous travaillons avec une équipe resserrée, ce qui renforce notre réactivité. Cette « task force » économique se compose de Laura Marzouk, directrice générale adjointe chargée des affaires économiques, du directeur général de Nord France Innovation Développement (NFID), qui est le bras armé du conseil régional pour l'investissement, de Philippe Beauchamps, vice-président chargé des entreprises et de la formation, qui a auparavant présidé la commission des affaires économiques, de Louis Saphores, directeur de cabinet adjoint, de mon directeur de cabinet et de moi-même. Cette organisation nous procure une grande fluidité dans les échanges d'informations et les prises de décision, qu'il s'agisse de la gestion des entreprises en difficulté ou du développement de l'attractivité territoriale pour faire venir des entreprises.

Monsieur le président, vous avez évoqué la loi NOTRe. Pour une fois, une loi a permis de clarifier les choses : aujourd'hui, le chef de file en matière économique, c'est le conseil régional. Et pour répondre d'emblée à une question que vous allez certainement me poser : non, je ne souhaite pas que l'on rebatte les cartes entre les collectivités locales.

Les communes disposent de la clause de compétence générale, mais, dans les faits, elles ont la plupart du temps délégué la compétence économique aux intercommunalités - communautés de communes, communautés d'agglomération, communautés urbaines ou métropoles. Les départements, eux, ne détiennent plus cette compétence, ce qui ne nous empêche pas de signer des conventions, notamment dans les domaines du tourisme ou de l'agriculture, avec ceux d'entre eux qui souhaitent pouvoir agir. En réalité, les seules collectivités avec lesquelles nous partageons véritablement cette action sont les intercommunalités, en particulier en ce qui concerne le foncier, qui constitue bien souvent l'élément clé de leur intervention. Mais sur le fond, la région reste le chef de file, et cette clarification est salutaire !

Je sais qu'il existe des débats, y compris au sein de la Haute Assemblée, sur l'opportunité de restituer la compétence économique aux départements. Ce n'est pas que je ne sois pas partageur : je l'ai dit, nous avons signé des conventions agricoles avec des départements qui en ont fait la demande. Mais, selon moi, cette redistribution ne renforcerait pas l'efficacité et risquerait au contraire de la diluer, en nuisant à la lisibilité de l'action publique.

Je ne souhaite pas non plus ouvrir ici le débat sur les finances des collectivités locales, notamment celles des départements, même si - je n'en doute pas - des questions viendront sur ce sujet. Je ne cherche pas à être provocateur, mais peut-être que mes propos le sont, ce qui suscitera le débat.

La région est aujourd'hui seule compétente pour définir les règles d'attribution des aides aux entreprises et décider de leur octroi dans le périmètre régional. Les aides à l'immobilier et au foncier relèvent quant à elles du bloc communal - j'inclus ici les intercommunalités. L'objectif est clair : encourager la création d'emplois, la création de nouvelles entreprises et l'extension d'entreprises existantes.

Nous intervenons également de manière déterminante en soutien aux entreprises en difficulté. Pour cela, nous avons mis en place des dispositifs spécifiques tels que le Fonds 1er secours et Hauts-de-France Prévention. Ces outils ne visent pas tant le retournement que le traitement des difficultés immédiates que peuvent rencontrer les entreprises, notamment en lien avec les tribunaux de commerce.

Si les membres de la commission d'enquête le souhaitent, je pourrai vous exposer plus en détail cette expérience du Fonds 1er secours, qui est unique en France. L'initiative en revient à l'ancien préempteur du tribunal de commerce de Lille, également préempteur de la conférence des tribunaux de commerce de la région Hauts-de-France. Ce dispositif est efficace : il a permis de sauver des milliers d'emplois. C'est par ce biais que nous intervenons, notamment, auprès des entreprises en difficulté.

Nous disposons par ailleurs de nouveaux instruments financiers que nous sommes en train de consolider afin de pouvoir avoir une force de frappe, ou du moins une boîte à outils pour aider les entreprises.

Je terminerai cette présentation générale en reprenant plus précisément le questionnaire que vous m'avez envoyé.

Dans la région Hauts-de-France, quelles sont les aides que nous sommes aujourd'hui en mesure de proposer ? Il s'agit d'aides directes, bien entendu. Nous négocions nous-mêmes le montant des aides à l'implantation. Nous accompagnons les petites entreprises, les entreprises de taille moyenne, mais également les grands groupes. Cette aide s'accompagne toujours de contreparties, notamment en matière de garanties sur l'emploi à venir.

Je vous le dis d'emblée, monsieur le président, et je le redirai : la meilleure garantie du maintien de l'emploi et de l'activité réside dans le niveau des investissements consentis par les entreprises. Lorsqu'une entreprise met 500 millions ou 1 milliard d'euros sur la table, nous pouvons assortir notre aide de toutes les contreparties que nous voulons, nous savons que son projet s'inscrit dans la durée. En revanche, lorsqu'une entreprise n'investit plus, ou que le porteur de projet injecte peu de fonds propres, nous devons nous interroger sur la viabilité du projet. Le niveau des investissements consentis constitue la meilleure assurance-vie pour l'emploi et pour l'activité d'un territoire.

À l'échelle européenne, nous mobilisons bien évidemment les différents fonds, dont le Fonds européen de développement régional (Feder), mais aussi des fonds pour la recherche et le développement. Un exemple très concret dans notre région est celui des batteries électriques pour les véhicules. Dans ce domaine, le respect des règles européennes s'impose à tous, en particulier les règles relatives aux aides d'État. Pour pouvoir bénéficier du cadre financier d'investissement dédié aux gigafactories de batteries électriques, le Gouvernement a dû obtenir de la Commission européenne une dérogation au régime classique des aides d'État, afin de pouvoir mettre en oeuvre un système ad hoc. Nous sommes donc très clairement tributaires des régimes d'aide notifiés ou modifiés par l'État.

Dernier point sur lequel je souhaite insister, la région assume également un rôle de coordination des aides accordées aux entreprises sur son territoire, notamment dans le cadre du schéma régional de développement économique, d'innovation et d'internationalisation. Comme je le rappelais précédemment, des conventions peuvent être conclues avec les départements, notamment dans les domaines de l'agriculture et du tourisme, mais aussi avec les intercommunalités. Ainsi, au plus fort de la crise covid, je n'ai pas hésité à conventionner avec toutes les intercommunalités qui le souhaitaient afin de pouvoir intervenir davantage. Je précise que cette coopération n'a jamais été l'occasion pour la région de se désengager financièrement ; au contraire, elle nous a permis de faire plus et de formaliser un grand nombre de conventions.

Telle est donc l'étendue des compétences régionales en matière de soutien aux entreprises. En résumé, qu'est-ce que je n'ai pas le droit de faire ? Tout simplement ce que la loi m'interdit de faire, c'est-à-dire très peu de choses. Qu'est-ce que je ne peux pas faire ? Ce que mon budget ne me permet pas de faire, car il n'est pas extensible à l'infini.

Depuis 2020 - vous m'interrogiez à ce sujet, monsieur le président -, les dispositions législatives et réglementaires ont peu évolué. La crise covid a constitué un moment exceptionnel. J'y reviendrai si vous le souhaitez, mais il est évident que c'est l'État, avec l'instauration du « quoi qu'il en coûte », qui a donné l'impulsion décisive.

Par la suite, avec la hausse des coûts de l'énergie, nous avons dû soutenir l'économie régionale dans un contexte que l'on peut qualifier d'interventionniste, contexte qui a été largement favorisé à la fois par l'État et par l'Union européenne.

Un mot encore concernant les fonds européens. Contrairement à la programmation 2014-2020, la programmation actuelle 2021-2027 a, par principe, exclu les grandes entreprises du bénéfice des aides européennes. Les seules exceptions concernent les collectivités territoriales et leurs opérateurs, qu'ils soient publics ou privés. En dehors de ce périmètre, il n'est plus possible d'accorder d'aides européennes aux très grandes entreprises.

Faut-il, selon moi, faire évoluer le cadre juridique applicable aux aides aux entreprises ? Je vous l'ai déjà indiqué, Monsieur le président : ce n'est pas une évolution que je souhaite. Je suis bien conscient que ma position ne fera pas consensus auprès de toutes les collectivités locales, mais je considère que le cadre actuel offre une vraie lisibilité. Le leader en matière d'aides économiques, c'est le conseil régional. Et, en l'état, je juge préférable de conserver cette organisation.

Si je puis formuler quelques propositions d'évolution, je souhaiterais avant tout que l'État laisse aux régions la pleine responsabilité de leurs compétences économiques. Cela impliquerait notamment la fin des financements croisés et de certaines complexités administratives, comme celles engendrées par le programme France 2030.

Certes, France 2030, sous l'autorité de M. Bruno Bonnell, veille à respecter la place, les compétences et les projets des collectivités locales - c'est en tout cas vrai pour la région des Hauts-de-France. Mais lors du plan France Relance, mis en place après la crise covid, le sentiment dominant a été que l'État cherchait à agir au maximum de son côté, sans réellement associer les régions, alors qu'il aurait été possible de faire autrement.

Permettez-moi également de soulever un point, même s'il ne relève pas strictement du périmètre de votre commission d'enquête. Lorsque je fais venir des entreprises et que je leur accorde des aides, cela a un effet direct sur l'emploi. Le chômage dans les Hauts-de-France atteint aujourd'hui son niveau le plus bas depuis quarante ans - ce n'est pas moi qui le dis, mais France Travail. Ce redressement économique profite à l'État, la hausse de l'activité générant un accroissement des recettes de TVA. Or, je ne perçois qu'une petite fraction de cette taxe. Pourtant, il serait légitime que les régions, qui agissent activement pour le développement économique, bénéficient d'un retour fiscal à la hauteur de leur engagement. Le rapport Woerth, dont je salue la qualité, proposait justement qu'une fraction de l'impôt sur les sociétés soit attribuée aux régions.

Monsieur le président, vous m'avez demandé un état des aides versées aux entreprises par la région en 2023. Je vous l'ai indiqué, il s'agit d'aides directes, sous forme de subventions ou d'avances remboursables, et de financements indirects via des partenaires. Parmi ces derniers, je citerai notamment Hauts-de-France Financement, un outil essentiel qui permet de mutualiser les crédits disponibles au sein du conseil régional et de ses partenaires afin d'intervenir efficacement. Nous agissons dans le cadre de fonds mixtes, associant capitaux publics et privés.

J'assume sans détour ne pas être un fanatique des schémas de spécialisation imposés aux conseils régionaux, pas davantage que des critères trop rigides. Je suis pour ainsi dire « mort de faim » en matière de création d'emplois et d'attractivité pour ma région. Je refuse donc de passer à côté d'un projet prometteur simplement parce qu'il ne rentrerait pas dans les cases d'un schéma établi ou ne cocherait pas tous les critères prévus.

Si j'avais établi un schéma très strict, je n'aurais jamais eu la réactivité nécessaire pour saisir l'opportunité des gigafactories de batteries électriques. Ces projets-là ne figuraient dans aucun schéma préétabli. Nous avons su saisir notre chance, si vous me permettez l'expression.

Aujourd'hui, nous visons également le développement des data centers et des supercalculateurs, et nous voulons faire des Hauts-de-France la vallée des data centers. Là encore, aucun document prospectif ne recommandait de nous positionner sur ce secteur. C'est pourquoi je reste très réticent à toute logique de spécialisation rigide ou à des critères normatifs susceptibles de nous entraver.

Pour en revenir au questionnaire que vous m'avez transmis, je préciserai que l'aide au développement des grandes entreprises constitue l'un des leviers de notre action publique. Cette aide repose sur des critères d'intervention définis : un programme d'investissement supérieur à 2 millions d'euros et la création d'au moins 100 équivalents temps plein (ETP). Nous évaluons les besoins financiers spécifiques de l'entreprise ainsi que la mobilisation des autres ressources de financement envisageables.

Nous prenons également en compte - j'insiste sur ce point - l'implication financière du porteur de projet. En effet, un porteur de projet qui vient avec trois sous et quatre bouts de ficelles, si vous me permettez l'expression, suscitera forcément la méfiance. En revanche, je considérerai comme sérieux celui qui met de l'argent dans son projet ou qui a réussi à réunir des financements. Nous examinons aussi les aides publiques accordées par le passé à l'entreprise, l'intérêt régional du projet de développement et le caractère financier du projet à proprement parler.

En outre, la région met sur la table des aides directes à l'investissement.

Dans les Hauts-de-France, nous avons davantage de foncier que dans d'autres régions, du fait d'une stratégie très offensive, notamment sur le zéro artificialisation nette (ZAN).

Nous avons également un véritable savoir-faire pour aider les entreprises à trouver leur personnel et à assurer directement le financement d'outils de formation pour eux.

Nous avons mis en place un contrat d'implantation, dans le cadre duquel la région, l'État et la collectivité locale d'implantation s'engagent par écrit sur des délais maximaux, y compris dans le dossier des installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE). Le projet de loi relatif à l'industrie verte qui avait été ratifié et voté par le Parlement s'en inspirait mais n'est pas allé jusqu'au bout de la logique de ce contrat d'implantation, qui est un dispositif assez déterminant. Aujourd'hui pour les data centers, notamment, notre accès à l'énergie est facilité par rapport à d'autres régions.

Tels sont les outils qui nous ont permis de montrer que notre région est performante - ce n'est pas moi qui le dis, mais EY et Business France. Ce n'est ni la première ni la deuxième de France, que ce soit en taille, en produit intérieur brut (PIB) ou en démographie, mais elle surperforme à chaque fois grâce à l'ensemble de ces outils.

Par ailleurs, en 2023, la région a aidé 1 020 entreprises pour un montant de 123 millions d'euros et 19 295 emplois. En 2024, ce sont 1 041 entreprises qui ont été aidées pour un montant de 46 millions d'euros et la perspective de 27 932 emplois. Comme vous pouvez le constater, il n'y a pas de corrélation parfaite entre le nombre d'entreprises, les aides mobilisées et le nombre d'emplois. Tout dépend clairement des opportunités.

M. Olivier Rietmann, président. - J'avais peur que nous ne parlions pas de chiffres, mais vous avez fini par nous répondre très précisément, et c'est l'essentiel.

Pour approfondir, je souhaiterais vous poser une question, sans malice ni provocation, sur la redistribution des rôles. Il ne s'agit en aucun cas, dans mon esprit, de rendre une compétence économique aux départements. Mais à l'issue des auditions que nous avons menées, un constat s'impose : si l'on regroupe l'ensemble des aides versées aux entreprises à l'échelle nationale, qu'il s'agisse d'aides directes, d'exonérations de cotisations, d'accompagnements, d'avances remboursables ou autres, on se situe dans une fourchette de 150 milliards à 200 milliards d'euros. En parallèle, si l'on additionne toutes les aides versées par les collectivités territoriales, tous niveaux confondus, on arrive à une enveloppe de l'ordre de 6 à 7 milliards d'euros. Parmi elles, 1 milliard à 2 milliards d'euros proviennent des régions. Or ces aides sont distribuées au prix d'un investissement important dans des dispositifs d'accompagnement et des services dédiés, qui représentent un coût non négligeable.

Notre réflexion va donc au-delà de la simple répartition des compétences. Il s'agit, dans un souci d'efficience et de bonne utilisation des fonds publics, d'interroger la possibilité d'une recentralisation - le terme est sans doute mal choisi - de l'accompagnement des entreprises par le biais d'un guichet unique qui relèverait plutôt de la préfecture départementale, car celle-ci dispose d'une connaissance fine du territoire. Ce guichet unique départemental, géré par l'État, serait l'interlocuteur exclusif des entreprises pour l'ensemble des aides.

Cela aurait pour avantage - n'y voyez aucun jugement de valeur sur ce que font les régions - que les dispositifs d'aide seraient ainsi plus efficaces et plus économes, car on limiterait la multiplication des intervenants.

Qu'en pensez-vous ?

M. Xavier Bertrand. - Monsieur le sénateur, vous représentez les collectivités locales et le Sénat est leur garant. Derrière la recentralisation, ce que vous proposez en réalité, c'est la suppression pure et simple des conseils régionaux. Recentraliser, qui plus est à l'échelle départementale, pose une vraie question d'aménagement du territoire. Or, dans une région comme la nôtre, comment garantir une cohérence d'ensemble si chacun raisonne depuis sa vision départementale ?

Prenons l'exemple de la vallée de la batterie qui s'est d'abord implantée dans le Pas-de-Calais, puis s'est étendue au bassin minier, à Douai, à Dunkerque et au versant nord. Désormais, je souhaite qu'elle descende vers le département de la Somme.

Comment une préfecture de département, même si elle est à la main de l'État, pourrait-elle avoir une vision d'ensemble à l'échelle régionale ? C'est tout simplement impossible. Permettez-moi de rappeler que si j'ai repris la main sur l'objectif Zéro artificialisation nette (ZAN), avec une enveloppe régionale, c'est précisément pour préserver l'équilibre de l'aménagement du territoire. Je ne peux pas me contenter d'un pôle dynamique, tel que Lille ou Dunkerque, entouré d'un désert économique. Cela n'aurait aucun sens.

Par ailleurs, dans les Hauts-de-France, nous entretenons un partenariat de qualité avec les préfets de région. À mes yeux, la bonne échelle, c'est bien la région. Longtemps, les préfets ont été perçus comme les gardiens de l'ordre régalien. Aujourd'hui, le meilleur connaisseur, dans les services de l'État, de la réalité économique et des besoins du tissu productif, c'est incontestablement le préfet de région.

L'idée selon laquelle l'État ferait nécessairement mieux que les collectivités locales me semble discutable. Certes, dans le cadre du plan France Relance, l'État a distribué de l'argent, mais il aurait fallu s'interroger sur la cohérence et l'efficience des aides qui ont été données. Je suis convaincu, pour ma part, qu'une action conjointe de l'État et des régions serait plus efficace. J'irai même plus loin : dans l'instruction des dossiers comme dans leur financement, on aurait tout intérêt à ce que l'État joue le rôle de garant et que les régions disposent de davantage de compétences.

Il ne s'agit pas de rechercher absolument des compétences supplémentaires, mais il faut que les régions aient la plénitude de celles qui leur sont dévolues par la loi. En ce sens, je suis en opposition totale avec l'idée d'une recentralisation au profit de l'État, surtout à l'échelon départemental, qui n'est pas, à mon sens, le bon niveau d'action.

Pour autant - et je tiens à le dire - je suis probablement le seul président de région à plaider pour une forme de départementalisation des régions. En effet, les régions sont grandes et il est essentiel de tenir compte de l'ancrage départemental, sans pour autant sacrifier la vision stratégique à l'échelle régionale.

Il faut aussi du volontarisme. Les premières gigafactories, je suis allé les chercher, en me battant. À l'époque, le ministre de l'économie et des finances, Bruno Le Maire, avait déclaré que la première gigafactory serait installée dans le Grand Est. Pourtant, c'est bien chez nous qu'elle s'est implantée. Nous sortions alors d'une longue période de difficultés économiques. Personne, ou presque, n'est venu nous tendre la main au niveau de l'État. Aujourd'hui, beaucoup se félicitent de la vallée de la batterie électrique, ou veulent s'approprier l'idée d'une vallée des data centers...

C'est aussi pour cela que je plaide avec force pour que la libre administration des collectivités locales puisse continuer à produire ses effets. C'est cette autonomie qui nous permet de faire la différence.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour cette réponse, très claire, qui ne laisse aucun doute sur la direction que vous souhaitez prendre.

Au fil des auditions, notamment celles des représentants de l'administration centrale, nous avons constaté que s'il existait un contrôle de fait sur les subventions allouées, l'évaluation des dispositifs mis en place laissait à désirer.

Qu'en est-il dans votre région ? Avez-vous mis en place des critères d'évaluation des aides et subventions attribuées aux entreprises ? Et, le cas échéant, quel enseignement en tirez-vous ?

M. Xavier Bertrand. - Lorsque l'on observe la capacité de l'État à s'autoévaluer, que ce soit au niveau central ou déconcentré, il me semble que nous savons faire mieux.

Prenez le dossier ArcelorMittal dans notre région : sa gestion par l'administration centrale est édifiante. Heureusement que nous ne les avons pas attendus ! Il a fallu patienter jusqu'à aujourd'hui pour qu'une réunion en visioconférence soit enfin organisée, sur l'initiative de la ministre du travail. Cela fait pourtant des semaines que j'indique qu'un tel dossier relève du Premier ministre. On parle de 600 emplois supprimés. Il en faudrait combien ? Mille ? Deux mille ? À quel seuil estime-t-on qu'il est temps d'agir ? Et c'est à l'État que l'on confierait cette responsabilité ? Travailler ensemble, oui. Transférer à l'État une compétence exclusive en matière économique, au niveau départemental, certainement pas.

Dans la région des Hauts-de-France, l'évaluation des politiques publiques est assurée par un service dédié qui dépend de la direction Qualité et performance. Ce service compte une dizaine d'agents, qui disposent d'une indépendance fonctionnelle vis-à-vis des services opérationnels. Concrètement, ils ne relèvent pas des services d'action économique : les fonctions sont clairement distinctes.

Ces agents contrôlent si les objectifs fixés dans les conventions et les chartes ont été atteints. Mais l'essentiel, c'est que l'octroi des aides soit conditionné à la réalisation effective du projet. Nous examinons donc deux choses : les investissements ont-ils été réalisés ? Les emplois annoncés ont-ils été créés ? Si ce n'est pas le cas, l'aide n'est versée qu'à proportion des engagements tenus. Il m'est arrivé à plusieurs reprises de valider des dossiers dans lesquels les investissements n'étaient réalisés qu'à moitié et les recrutements effectués au tiers : dans ce cas, le tiers seulement de la subvention est versé.

Nous avons également mis en oeuvre des clauses de remboursement inscrites dans les conventions. Certaines entreprises ont cessé leur activité avant même l'échéance contractuelle : nous avons alors menacé d'engager des procédures, y compris judiciaires.

Je veux une région pro-business, mais je veux aussi que les engagements soient respectés. Les aides que nous attribuons ne sont pas des cadeaux ; c'est de l'argent public. Et à ce titre, j'y suis particulièrement attentif.

Nous pourrons vous transmettre par écrit les éléments qui figurent dans certains dossiers, antérieurs à mon arrivée à la tête de la région, mais à propos desquels je me suis battu pour obtenir le remboursement des aides attribuées. C'est le cas par exemple de l'entreprise Tioxide à Calais, ou encore de RDM à Blendecques, dans le Pas-de-Calais, une entreprise détenue par des investisseurs italiens qui a fermé. Là encore, j'ai exigé le remboursement des subventions versées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Lors de son audition, Mme Delga a utilisé des expressions extrêmement fortes au sujet de l'État. Elle a parlé de « confusion », de « difficulté de lisibilité » des aides nationales, ...

M. Xavier Bertrand. - Ce n'est pas très féroce.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elle a même dit qu'il lui était arrivé de « contrer » des initiatives de l'État en appelant directement le ministre de l'économie ou de l'industrie. Enfin, elle a plaidé pour que les régions aient des compétences pleines et entières en matière économique.

Partagez-vous le constat d'un manque de concertation sur les grands projets industriels ? Vous venez d'évoquer le dossier ArcelorMittal, qui est, à mes yeux, non seulement crucial pour votre région, mais également un enjeu de souveraineté nationale. Ce dossier devrait mobiliser non seulement les élus locaux - et je sais que vous vous y employez activement -, mais aussi le ministre de l'industrie et le ministre de l'économie. Nous devrions hausser le ton, car il n'existe pas d'autre voie : soit des investissements sont engagés, soit il n'y aura rien. Il faut des engagements fermes.

Nous avons connu Gandrange et aussi Florange. Or aujourd'hui, sur la question de la construction des deux fours annoncés initialement, nous n'avons plus qu'une simple intention : celle d'en construire un seul. Par ailleurs, la ligne électrique à haute tension entre Gravelines et Dunkerque, longue de huit kilomètres, reste dans le flou. Nous ne savons toujours pas si elle sera réalisée. Or sans cette ligne, les intentions resteront lettres mortes. D'autant que 5 postes liés à cette ligne figurent parmi les 636 suppressions d'emplois.

M. Xavier Bertrand. - J'ai posé aujourd'hui très précisément la question à la ministre du travail et à ses services : parmi les postes supprimés, combien concernent la maintenance ? Car lorsque l'on sacrifie la maintenance sur un site industriel, c'est bien souvent le signe qu'on n'entend pas bâtir l'avenir. C'est, à mon sens, un excellent baromètre. Et aujourd'hui, nous n'avons aucune information à ce sujet sur le site d'ArcelorMittal. J'ai interrogé la direction générale de l'emploi et de la formation professionnelle (DGEFP) à ce propos, en présence de la ministre. Vous évoquiez la ligne à haute tension, mais la question de la maintenance est tout aussi stratégique.

Toutes les fonctions sont importantes, que ce soit la production ou les fonctions support. Mais lorsque l'on raye la maintenance des priorités, il y a matière à s'inquiéter.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souscris entièrement à ce que vous venez de dire.

Une des conditionnalités essentielles, c'est le niveau d'investissement. Lorsqu'une entreprise engage 500 millions d'euros, cela traduit une volonté claire de s'ancrer durablement sur un territoire. Il n'est pas crédible qu'elle investisse une telle somme pour, l'année suivante, délocaliser une partie de sa production. À l'inverse, lorsque des acteurs industriels vous font languir pendant trois ans et demi en expliquant que les conditions ne sont pas réunies pour investir ne serait-ce qu'un premier euro, c'est, à mon sens, la fermeture d'un site industriel que l'on prépare.

Sur cette question qui dépasse les clivages, que l'on soit communiste ou de droite, nous devrions pouvoir nous retrouver. Cela devrait aussi être le cas sur la maintenance des installations, tout comme sur l'enjeu des cinq équivalents temps plein affectés à la construction de la ligne à haute tension. S'il n'y a plus d'ingénieurs pour travailler sur la construction de cette ligne, fondamentale pour un ou deux fours, il n'y aura jamais de four électrique à Dunkerque et, en 2030, l'épisode ArcelorMittal appartiendra au passé.

Souscrivez-vous, comme Mme Carole Delga, à l'idée que, sur certains grands dossiers industriels, des doublons persistent, et qu'une meilleure fluidité pourrait être obtenue par une réorganisation des rapports entre les acteurs concernés ?

M. Xavier Bertrand. - La réponse est oui. La direction générale des entreprises (DGE), notamment sous l'impulsion de son directeur actuel, Thomas Courbe, accomplit un travail de qualité. Je l'observe sur de nombreux dossiers.

Pour autant, je plaide non seulement en faveur de la décentralisation, mais aussi pour une déconcentration forte, placée sous l'autorité des préfets de région, en partenariat étroit avec les conseils régionaux. J'y crois profondément.

Trop de décisions continuent d'être prises depuis Paris. La France est un pays remarquable, mais un État qui prétend tout gérer depuis la capitale ne peut pas disposer d'une vision juste et adaptée des réalités locales. Si l'on déconcentrait une part des crédits en les plaçant à la main des préfets, on gagnerait en coordination.

Prenons l'exemple des gigafactories de batteries : l'État a exprimé la volonté de créer un écosystème favorable à leur implantation, mais à l'époque, nous n'avons pas travaillé avec lui sur les projets concrets. Certes, nous regardions dans la même direction, ce qui a permis une convergence à terme, mais vous avez raison : les planètes ne sont pas toujours alignées d'emblée. Quand elles le sont, alors tout se met en place rapidement.

Même constat pour l'intelligence artificielle. Le Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle a représenté une avancée importante, notamment sur le plan pédagogique, et a traduit une volonté française claire. Mais, en réalité, si les choses ont pu avancer, c'est parce que j'ai moi-même constitué un écosystème local, en lien direct avec le préfet de région, qui nous a permis d'actionner RTE (Réseau de transport d'électricité). Si j'avais dû passer par Paris, cela n'aurait pas fonctionné. Voilà la réalité.

Je ne suis pas un élu anti-État. Ce n'est pas parce que j'ai été ministre que je tiens ce discours ou qu'il faut me prêter des ambitions. Certes, j'en ai, mais ce n'est pas une raison pour m'interdire de critiquer l'État lorsqu'il le mérite. Ce qui importe, c'est l'équilibre entre les élus locaux et l'État. Et il n'y a pas que le tandem maire-préfet qui fonctionne ; en matière économique, le tandem préfet de région- président de région peut être tout aussi pertinent.

Un point me semble toutefois fondamental : pour réussir, le président de région doit tenir compte de ce que veulent les départements pour leur développement. Je connais suffisamment bien les enjeux pour en discuter directement avec les présidents de département.

Nous avons mis en place, de manière officieuse, un G6 réunissant les cinq présidents de département et le président de région, afin d'échanger sur les grandes orientations, les projets structurants et notre vision partagée du développement économique. De la même manière, je travaille en lien étroit avec le monde économique. Lorsqu'on travaille réellement ensemble, on peut produire des résultats solides. Mais si tout reste à la main de l'État, rien ne garantit que les choses fonctionnent mieux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En ce qui concerne les aides que verse votre région, y a-t-il un ratio pour les TPE-PME, les ETI et les grands groupes ?

M. Xavier Bertrand. - Au départ, lorsque nous avons lancé la première gigafactory ACC (Automotive Cells Company), la compétition fut de haute lutte. J'ai dû « sortir le chéquier » et il a fallu engager 80 millions d'euros pour remporter ce dossier. Nous avons mobilisé deux intercommunalités, qui ont elles-mêmes apporté 41 millions d'euros. Au total, 121 millions ont été mis sur la table, soit un effort considérable. On nous a accusés de favoriser les grands groupes, de financer la reconversion du site Stellantis, alors que ce n'était pas notre mission, bref, de faire n'importe quoi.

Mais, par la suite, pour les autres gigafactories, nous n'avons pas eu à débourser les mêmes sommes, parce que nous avions créé la base de l'écosystème. Dès lors qu'un premier constructeur de batteries s'installe, puis un deuxième, puis un troisième, les sous-traitants de l'amont comme de l'aval suivent naturellement. Les autres acteurs de la filière se mettent en mouvement.

Alors que certains considéraient au début qu'il n'y en avait que pour les grands groupes, on constate aujourd'hui une implication réelle des commerçants, des artisans, des très petites entreprises, ainsi que des petites et moyennes entreprises. Nous ne retenons pas de critère de taille à proprement parler. Les dispositifs sont ouverts en fonction de leur éligibilité, pas de la structure du bénéficiaire.

Un autre point fondamental est que je refuse d'être entravé par des critères rigides qui m'empêcheraient d'intervenir pour soutenir une activité ou un projet. De la même manière, je ne veux pas me retrouver bloqué budgétairement. Je ne me vois pas, demain, dire à une entreprise porteuse d'un projet formidable : « Je souhaite que vous veniez vous installer chez nous, mais je ne pourrai pas vous accompagner sur l'investissement, faute de moyens. » Je suis donc prêt à faire des arbitrages budgétaires au profit de l'économie, car encore une fois, je suis aujourd'hui, en matière de création d'emplois, totalement « mort de faim ».

Il y a tout de même une règle qui nous gêne considérablement aujourd'hui : c'est la règle de minimis, au niveau européen. Lors de la précédente mandature du Parlement européen, l'idée de faire évoluer cette règle avait été évoquée. Je sais qu'un parlementaire européen avait réussi à faire avancer le sujet en commission, mais le processus n'est pas allé jusqu'au bout.

Pourtant, la règle de minimis pose de réels problèmes. Elle contribue à rendre le système opaque, en particulier dans la distinction entre les grands groupes et les petites structures, ou encore sur ce qui relève ou non d'une extension d'activité. Je n'ai fait ni Sciences Po ni l'ENA, et je n'ai pas bac+10. Pour le dire franchement, j'ai du mal à comprendre précisément les mécanismes de cette règle. Mais je vois que la sénatrice Gruny, ancienne parlementaire européenne, est présente dans cette salle : peut-être pourrait-elle nous éclairer ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - La question qu'a posée tout à l'heure le président Rietmann ne portait pas sur la suppression des régions, car ni lui, ni moi, ni personne dans cette commission ne porte une telle volonté. Ce n'est pas le sujet.

Mais nous voulons étudier la question lucidement. Si l'on additionne l'ensemble des aides publiques, en incluant les dispositifs qui bénéficient indirectement aux entreprises par le biais des ménages, on se situe dans une fourchette allant de 170 milliards à 250 milliards d'euros. Plus précisément, les 170 milliards se décomposent en 85 milliards d'euros d'exonérations de cotisations, auxquels s'ajoutent les aides directes et indirectes. On peut donc retenir un ordre de grandeur avoisinant les 200 milliards d'euros.

Dans ce volume, les aides régionales représentent 1,9 milliard d'euros. La question n'est pas de dire qu'il faudrait les raboter ou les recentraliser. Mais force est de constater que, face à une telle enveloppe, il faut éviter les doublons et le saupoudrage, et s'inscrire dans une logique d'efficience.

Aujourd'hui, on recense plus de 2 200 dispositifs d'aide. Les entreprises, en particulier les grandes entreprises, nous disent qu'elles ont besoin de visibilité, de lisibilité et de pérennité. C'est un constat partagé largement. Le président Rietmann, en tant que président de la délégation aux entreprises au Sénat, rencontre très régulièrement des dirigeants d'entreprise. Même lorsqu'il s'agit de petites ou moyennes structures, le même problème revient, à savoir la difficulté à identifier les aides disponibles, à remplir les dossiers ou à savoir à quelle porte frapper. D'où l'idée d'un guichet unique.

Cette piste mérite d'être examinée. Il ne s'agit pas de raboter, mais d'identifier les leviers d'une plus grande efficacité. Prenons l'exemple de la décarbonation : des dizaines, voire des centaines de dispositifs d'aide existent. Si nous parvenions à les rationaliser, à recentrer l'action sur quelques outils bien identifiés, personne ne s'en porterait plus mal.

Dans une discussion récente, en dehors de la commission, un président de région me disait : « Nous nous battons pour être utiles au tissu économique des TPE, PME et ETI. » Il avait raison. Mais il est vrai aussi que lorsqu'une région parvient à attirer un grand groupe, cela crée un écosystème : le premier acteur qui s'installe attire ensuite les sous-traitants, en amont et en aval. Le problème, c'est que cela suppose souvent de commencer par sortir un énorme chèque. Et ces engagements budgétaires lourds, nous le savons tous ici, se font parfois au détriment d'autres priorités.

Dès lors, la question est-elle si saugrenue que cela ? Ne pourrions-nous pas tester des pistes, en toute franchise, dans un esprit de dialogue ? Par exemple, pourquoi ne pas envisager que les régions conservent une compétence renforcée sur les TPE, les PME et les ETI, et que les grands projets industriels impliquant les grands groupes soient gérés par l'État, en concertation avec les régions, pour garantir l'ancrage territorial et le développement ?

M. Xavier Bertrand. - Certes, mais quelle garantie avons-nous que le Gouvernement ne viendra pas, demain, une nouvelle fois « flinguer » notre industrie avec ses erreurs ? Nous avons tous vu comment on a laissé filer l'industrie dans ce pays. Pour ma part, je contribue activement à sa réindustrialisation, à travers les politiques que je mène.

Hier encore, lors de la signature du contrat de filière sur la stratégie industrielle, le ministre de l'économie a reconnu que la région des Hauts-de-France se battait plus que d'autres. C'est un fait : parfois, nous faisons de la réindustrialisation à côté de l'État, et parfois même à la place de l'État.

Je ne le cache pas : ce levier, je veux le conserver. Si demain vous me dites que je dois me limiter aux seuls outils, très bien ; mais y a-t-il, de la part de l'État, une véritable vision qui garantisse à la fois un objectif industriel et une politique cohérente d'aménagement du territoire ?

Si l'État avait eu la main sur les grands groupes, je n'aurais eu, moi, que mes yeux pour pleurer. Les 15 000 emplois liés aux batteries électriques, je ne les aurais jamais vus émerger. Et dans quelques années, qu'aurais-je eu dans la région ? Après les mines, la sidérurgie et le textile, l'industrie automobile se serait effondrée. Voilà ce qui m'attendait si je ne m'étais pas battu. Et je vais vous dire une chose : je ne risquais pas de pouvoir compter sur l'État à cette époque.

Oui, le volontarisme existe. Mais encore faut-il disposer de moyens. Or à l'époque, je n'avais pas confiance dans la capacité de l'État à mener une véritable politique d'aménagement du territoire à l'échelle nationale. Regardez où nous en sommes aujourd'hui : nous avons presque la nostalgie de la délégation à l'aménagement du territoire et à l'attractivité des régions (Datar), tant manque une vision stratégique d'aménagement dans ce pays.

Pardonnez-moi ce détour, mais vous avez évoqué tout à l'heure les communistes, et je suis gaulliste. Il paraît que c'était une époque bénie, où communistes et gaullistes partageaient une forme de vision stratégique. Aujourd'hui, il n'y en a plus. Les politiques ne pensent qu'à une chose : jusqu'à quand vais-je rester au Gouvernement avant d'être renversé ? Et les autres raisonnent en fonction de la prochaine élection. Moi, je raisonne à l'échelle de la décennie. Voilà la différence. Je le dis très tranquillement, car personne ne se rappellera que je me suis battu pour implanter les batteries électriques, lorsque les parkings seront pleins, que les usines tourneront et qu'elles auront créé des milliers d'emplois. Vous savez bien qu'on ne fait pas de la politique pour la reconnaissance.

Néanmoins, sur la question de l'aménagement du territoire, non, je ne vois pas quel gouvernement ni quel État pourrait aujourd'hui me garantir quoi que ce soit. Voilà pourquoi je veux garder ce levier - je le dis très clairement. Le volontarisme ne peut pas se limiter à des formations ou à la création d'un écosystème favorable. Je veux pouvoir intervenir.

Laissez-moi vous donner un exemple. Dans la région des Hauts-de-France, la carte grise est la moins chère de France. Pourtant, nous sommes, avec la Corse, l'une des régions les plus pauvres. Mais j'ai appliqué un taux très bas, ce qui m'a permis d'avoir une assiette très large. Résultat : depuis des années, les sociétés de location immatriculent leurs véhicules dans les Hauts-de-France. J'aimerais vous dire que c'est uniquement grâce aux atouts de la région, mais en vérité, c'est à cause de la fiscalité. Avec un taux faible et une assiette large, je m'y retrouve. Et c'est possible parce que je dispose de ce levier fiscal.

Or ce dont je souffre aujourd'hui, monsieur le rapporteur, c'est de n'avoir quasiment aucun levier fiscal. Je peux moduler, à la marge, la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) et la carte grise. C'est ridicule, mais c'est tout.

En revanche, si je me battais pour l'économie et que j'avais une fraction d'impôt sur les sociétés, alors là, ce serait autre chose et cela vaudrait la peine.

Certains États, qui ne sont pas forcément un modèle, surtout par les temps qui courent, avec le président qu'ils ont - je pense aux États-Unis -, peuvent consentir des rabais fiscaux importants lorsqu'il s'agit d'investissement. Ils se rémunèrent ensuite sur le niveau d'investissement, les taxes liées à l'investissement et l'emploi créé. Voilà ce dont j'ai envie, voilà ce que je souhaiterais.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends le volontarisme, et nous partageons de nombreux constats, notamment sur le manque de vision stratégique de l'État en matière de réindustrialisation. Il faut une autre politique industrielle et, surtout, il faut livrer une bataille féroce. Mais cela passe nécessairement par la question énergétique.

À chaque fois que nous rencontrons un président-directeur général, le même message revient : « Je n'investirai pas en France tant que le coût de l'énergie reste incertain. » Il y a quinze ans, nous avions une compétitivité extraordinaire grâce à notre électricité d'origine nucléaire. Aujourd'hui, avec le marché européen, il devient impossible de savoir à quel tarif sortira le mégawattheure. Au Canada, ils disposent d'une électricité aussi décarbonée que la nôtre grâce à l'hydroélectricité, mais à 30 dollars le mégawattheure. C'est un exemple parmi d'autres.

M. Xavier Bertrand. - Entre 2016 et 2024, nous avons pris du retard. Dès 2016, j'étais demandeur et je m'étais porté candidat pour accueillir les EPR2. Je les voulais en même temps que la Normandie. Pendant longtemps, sans prêcher dans le désert, je me suis quand même largement époumoné. Aujourd'hui, au niveau gouvernemental, on observe parfois une ferveur toute nouvelle... la foi du converti. Pendant ce temps, le retard s'est accumulé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas à moi qu'il faut expliquer la nécessité de défendre le nucléaire.

Ma dernière question porte sur votre volonté de garder la main. Je la comprends, mais reconnaissez qu'en réalité, vous n'avez la main que sur moins de 1 % du budget national alloué aux entreprises. Vous nous dites que vous connaissez le terrain, que vous faites de l'aménagement du territoire et que vous seriez sans doute les plus efficaces. D'ailleurs, Arnaud Montebourg a lui aussi suggéré d'associer plus fortement les élus locaux, notamment lorsqu'il s'agit de garder des entreprises stratégiques comme ArcelorMittal. Mais concrètement, vous ne disposez ni du budget ni du levier fiscal pour agir à la hauteur des enjeux. Il y a donc un dysfonctionnement.

Nous essayons de tracer des pistes. Peut-être n'avons-nous pas encore trouvé la bonne, mais nous allons continuer à réfléchir.

Comme il n'existe pas de véritable levier fiscal régional, certaines régions peuvent se battre parce qu'elles disposent d'un budget leur permettant de le faire, tandis que d'autres sont clairement désavantagées. Ce n'est pas satisfaisant. Cela crée une inégalité entre territoires. Et dans ces conditions, on passe à côté de l'objectif. Nous ne pouvons accepter qu'une part significative de nos régions reste à l'écart de la réindustrialisation faute de moyens.

M. Olivier Rietmann, président. - On parle beaucoup, ces dernières années, de la volonté de l'État en matière de réindustrialisation. Mais, je vous le demande sans vergogne : ne sommes-nous pas, depuis cinq, sept ou huit ans, davantage engagés dans le financement de la décarbonation de l'industrie, plutôt que dans une véritable politique de réindustrialisation ?

L'enjeu, au regard de l'état budgétaire de notre pays, de la situation de notre appareil industriel et du manque criant de compétitivité de nos entreprises face à nos voisins européens comme l'Italie, sans même parler des États-Unis, ne serait-il pas de réorienter une partie de ces financements ?

Le ministre de l'économie Éric Lombard a lui-même reconnu en audition, il y a deux ou trois semaines, que certains investissements consacrés à la transition écologique, qui représentent pourtant des milliards d'euros dans le budget de l'État, ne seront pas rentables avant vingt-cinq ou trente ans, voire jamais. Mais ils sont vertueux pour la planète.

Je ne parle pas de renoncer à la décarbonation, mais d'admettre que, par nécessité, une partie de ces crédits pourrait utilement être fléchée vers une réindustrialisation réelle et vers une compétitivité accrue de nos entreprises.

N'oublions pas que ce sont les entreprises qui créent la richesse, alimentent le budget de l'État, et rendent possibles des politiques publiques ambitieuses. Favoriser une réindustrialisation concrète et renforcer la compétitivité de nos entreprises, c'est donc aussi garantir les budgets et les politiques publiques ambitieuses de demain. Si l'on concentre tous les financements sur la décarbonation, en négligeant l'industrie, on passera à côté de pans entiers de notre tissu productif. Et avec lui, de notre avenir budgétaire.

Je ne dis pas cela parce que je défends les entreprises en tant que telles. Je dis cela parce que je défends le budget de la Nation, et les politiques publiques de la France.

M. Xavier Bertrand. - Pour moi, la décarbonation constitue un préalable incontournable à toute stratégie de réindustrialisation. Aujourd'hui, ces deux enjeux sont indissociables. Je ne dis pas cela uniquement au regard de la situation à Dunkerque et du dossier ArcelorMittal : sans décarbonation à Dunkerque, nous n'aurons plus d'industrie dans cinq, dix ou quinze ans. C'est une évidence.

Monsieur le président, la question que vous soulevez touche en réalité au coeur du problème, à savoir l'énergie, et surtout son coût. Regardons ce qui se passe aux États-Unis : bien avant l'élection de Donald Trump, ils avaient déjà misé massivement sur l'exploitation du pétrole et du gaz de schiste. En France, ce sujet n'a même pas été ouvert.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le gaz naturel liquéfié (GNL) américain, notamment importé par TotalEnergies, arrive aujourd'hui sur notre territoire. Nous n'exploitons pas de gaz de schiste en France, mais nous en importons massivement.

M. Xavier Bertrand. - Et c'est la même planète qui en souffre.

Le fond du problème, c'est que nous refusons de nous battre avec nos propres atouts. Et pourtant, nous en avons, clairement. Heureusement que nous avons l'énergie nucléaire ; heureusement, également, que nous avons enfin décidé d'accélérer en la matière ! D'ailleurs plusieurs pays, comme l'Allemagne, sont en train d'évoluer, mais souvenez-vous des batailles homériques qu'il a fallu mener pour que l'énergie nucléaire puisse bénéficier de financements européens ! C'est tout simplement ahurissant. Pendant ce temps, d'autres pays, eux, se battent avec des gants de boxe - et non avec des gants blancs !

Force est de constater que la France et l'Union européenne ne sont pas les plus mauvais élèves de la planète en matière d'émissions de gaz à effet de serre. Pourtant, nos règles ne sont pas les mêmes que celles des autres pays, alors même que nous sommes dans un système de concurrence internationale.

À cet égard, permettez-moi de le dire clairement : le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) est une passoire. Pourquoi ? Parce que les Allemands ont imposé un système aussi light que possible, simplement pour continuer à vendre des Mercedes, des BMW et des Audi en Chine et aux États-Unis ; voilà la réalité !

C'est aussi pour cela que l'Europe n'a plus le choix : soit elle se défend véritablement, soit elle sort de l'histoire. Il s'agit non pas simplement de décarbonation ou de réindustrialisation, mais du problème du coût de l'énergie, qui est devenu un facteur déterminant, comme nous l'avons notamment vu à la suite de la guerre en Ukraine. Il est grand temps de rattraper notre retard : sans acier vert, c'en est fini de la production d'acier en France.

Monsieur le président, vous avez raison : on ne cesse de mettre des bâtons dans les roues des constructeurs automobiles ; il ne faut pas s'étonner que, bientôt à l'agonie, ils s'inquiètent pour leur avenir ! Un jour, c'est la taxe sur le poids ; un autre, ce sont les règles relatives à la fin des véhicules thermiques en 2035, dont on se demande si elles vont encore changer ; tous les jours, leur action est entravée. Pourtant, les constructeurs pourraient produire chez nous les véhicules des petits segments, qui sont les plus vendus en Europe ; d'ailleurs, les aides d'État pourraient être mobilisées dans le cadre d'une stratégie nationale soutenue par certaines régions. Il n'y a pas mille solutions ; il suffit de limiter, à l'échelle européenne - le combat n'est pas simplement national -, les importations d'acier à 15 % de la demande pour qu'ArcelorMittal n'ait plus aucune excuse pour ne pas engager la décarbonation de sa production ; on verrait alors s'ils jouent ou non au poker menteur ! Ce n'est pas compliqué, et cela peut être mis en oeuvre très rapidement.

J'irai plus loin encore sur la réindustrialisation : nous ne prenons pas certains paris, car Bercy fait des calculs de court terme, mais pourquoi ne pas baisser les impôts de production ? Comme le souligne l'Institut économique Molinari, cela ne coûterait rien à l'État, car les recettes générées par les investissements supplémentaires viendraient compenser l'effort ; ce serait une rentrée d'argent. Or Bercy ne regarde que ce qui sort et ce qui ne rentre pas, pour ainsi dire ; il n'y a aucune analyse dynamique. C'est cela le véritable problème.

Dans ma région, nous avons mis en place la dynamique REV3, pour troisième révolution industrielle, qui promeut l'alliance de l'économie et de l'écologie - vous l'aurez compris, je ne suis pas un militant de la décroissance. Lorsqu'on avance avec l'écologie et l'économie main dans la main, on peut concrétiser des projets comme le canal Seine-Nord Europe, dont le coût est aujourd'hui estimé à 6,5 milliards d'euros et qui représente 20 000 emplois, entre le chantier et les retombées économiques ; c'est également le cas des projets de nouveaux réacteurs nucléaires EPR2, de la production de batteries électriques, et demain, de l'industrie circulaire. Pour ce faire, l'investissement est la clef.

Or la logique actuelle de Bercy - je l'entends - vise à tenir les comptes publics, mais l'industrie est une recette à venir, un investissement dynamique - j'en suis profondément convaincu.

Enfin, je le dis très clairement : la décarbonation n'est pas l'ennemie de la réindustrialisation. Pour qu'elle le comprenne, l'Europe doit sortir de sa naïveté ; il est grand temps !

Monsieur le rapporteur, vous avez raison d'évoquer une moyenne de 1,9 milliard d'euros d'aides régionales, mais je précise que les collectivités locales participent à hauteur de près de 10 % à l'investissement global d'ACC. En effet, si je n'avais pas proposé cet investissement de 10 %, ACC ne se serait pas installé dans ma région ! C'est un peu comme dans le secteur du cinéma - ma région soutient activement le financement de nombreux films. Parfois, quelques dizaines de milliers d'euros suffisent à faire l'équilibre d'un projet. De la même manière, ces 10 % peuvent faire toute la différence. Ainsi, pour obtenir l'implantation d'une deuxième ligne de production du SUV Yaris Cross de Toyota - je fais un peu de publicité au passage -, il a fallu que la région s'engage. Nous étions en concurrence avec l'Europe de l'Est et le Portugal. C'est en apportant une participation ciblée que nous avons remporté la décision.

Ces 10 %, que l'on peut mobiliser sur certaines opérations spécifiques - et vous avez raison, au total cela ne représente pas plus que deux points de pourcentage dans l'ensemble des cas -, ce sont eux qui constituent la maille, ce sont eux qui créent la différence, en complément du reste.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne mettais pas en opposition la décarbonation et l'industrialisation. Mon propos était simplement de souligner que l'on ne peut pas se concentrer uniquement sur la décarbonation en négligeant, dans le même temps, la dimension industrielle. Il faut mener ces deux politiques de front.

S'agissant des impôts de production, il faut rappeler qu'il s'agit d'une imposition due avant même d'avoir produit quoi que ce soit. Les chefs d'entreprise que je rencontre me le disent régulièrement : l'impôt sur les sociétés ne pose pas de problème en soi, car il est assis sur des bénéfices réalisés. En revanche, les impôts de production sont dus en amont, avant même que l'entreprise ait gagné un euro...

M. Xavier Bertrand. - C'est dingue !

Mme Anne-Sophie Romagny. - Votre territoire est aujourd'hui à la carte grise ce que la Marne était autrefois à la vignette automobile ! (Sourires.)

M. Xavier Bertrand. - Exactement ! J'ai toujours été marqué par ce qu'avait fait Albert Vecten, à l'époque - c'était une idée particulièrement maligne. De fait, tous les véhicules des loueurs portaient la plaque de la Marne, le 51, plutôt que celle du 60, l'Oise - c'est un très beau département, d'ailleurs, dans lequel je suis né, mais le coût de la carte grise passait alors avant l'attrait touristique !

Mme Anne-Sophie Romagny. - Je me permets également un court aparté concernant vos doutes sur la réelle volonté du groupe ArcelorMittal de maintenir son implantation sur votre territoire. À Reims, ils ont commencé à déménager l'outil industrie et à transférer l'activité, avant de prétendre que le site n'était ni performant ni rentable. Évidemment, sans outil de production, la rentabilité baisse ! Cela en dit long sur les intentions stratégiques du groupe.

J'ai été attentive à vos propos relatifs aux subventions. Vous avez évoqué deux choses : soit les aides ne sont pas versées en l'absence d'engagements tenus, soit vous en demandez le remboursement une fois que les engagements n'ont pas été tenus. Obtenez-vous effectivement ces remboursements ?

M. Xavier Bertrand. - Oui, car j'ai un principe : je suis quelqu'un d'un peu remuant et je n'hésite pas à porter l'affaire dans les médias nationaux. Je ne prétends pas que cela règle tout, mais cela aide un peu, tout de même. Parfois, il faut aller en justice. D'autres fois, la seule menace de poursuites suffit ; et, je l'assume totalement, le fait de médiatiser la situation simplifie souvent les choses.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Certaines études ont souligné un déséquilibre dans la répartition des aides économiques régionales, souvent concentrées sur les grandes agglomérations, au détriment des territoires ruraux et des zones en déclin industriel. Par exemple, une part importante des aides à l'innovation et à l'investissement est dirigée vers la métropole lilloise. Comment peut-on s'assurer que l'octroi de ces aides ne contribue pas à accentuer les déséquilibres régionaux ?

M. Xavier Bertrand. - Vous apportez de l'eau à mon moulin : ce ne peut pas être l'État qui pilote directement ces dispositifs, car pendant très longtemps, et de façon très explicite, l'État a fait le choix des métropoles. L'argument avancé était clair : il fallait des métropoles de taille européenne pour tirer le reste du territoire ; il nous fallait des « locomotives ».

L'Allemagne a fait un autre choix : elle a cru en l'industrie et en la réindustrialisation. Elle a joué la carte des métropoles, certes, mais aussi celle des villes moyennes, lesquelles sont capables d'entraîner avec elles les territoires ruraux et semi-ruraux ; les métropoles, en revanche, ont plus de mal à le faire.

Je crois à un équilibre fondé sur cette approche. C'est pourquoi, madame la sénatrice, en défendant l'industrie, je fais un choix en faveur de l'aménagement du territoire. Ainsi, ACC a implanté son usine de batteries à Douvrin, et AESC à Douai, qui ne sont pas des métropoles. Les grandes métropoles se sont fortement spécialisées dans le secteur tertiaire ; certaines se sont même définies comme des « turbines tertiaires ».

Pour ma part, je considère que le choix de l'industrie relève d'une logique d'aménagement équilibré du territoire ; je ne mets pas tous mes oeufs dans le même panier. J'aime beaucoup les métropoles, il serait absurde de vouloir freiner leur dynamique, mais celle-ci, dans une certaine mesure, s'entretient d'elle-même.

Si le politique n'est pas capable de remettre de l'activité dans les territoires hors métropoles, alors il n'a rien compris à ce qui est en train de se produire : les classes moyennes n'en peuvent plus, les territoires hors métropoles sont totalement délaissés. C'est cela qu'il faut briser, car c'est précisément là-dessus que prospèrent la misère et ceux qui en profitent.

M. Marc Laménie. - Monsieur le président, je tiens à vous remercier sincèrement pour la clarté et la pédagogie de vos propos. Il est utile de rappeler les compétences des régions. Ma question porte plus précisément sur les dossiers soutenus par la région. On évoque souvent la complexité de ces dossiers, qui peuvent faire appel à différents dispositifs d'aide. Les aides régionales sont-elles réellement efficaces ? À partir de quel seuil les entreprises peuvent-elles y être éligibles ? Je pense ici aux aides à l'investissement - ma question est donc d'ordre technique ou matériel, s'agissant de constituer des dossiers et de les suivre.

M. Xavier Bertrand. - L'aide à la formation est tout aussi essentielle. Le fait de pouvoir accompagner les entreprises dans leur recrutement, leur sourcing, et dans la formation de leur personnel, est absolument déterminant. Même pour les entreprises déjà implantées, nous avons mis en place un dispositif régional que nous avons appelé DVRH, pour « appui au développement des ressources humaines des entreprises ». Ce mécanisme nous permet de proposer un véritable accompagnement - c'est un atout décisif.

Je crois profondément que les ressources humaines constituent, aux côtés du foncier, l'or noir des années à venir ; c'est, à mes yeux, la véritable richesse. Nous nous engageons fortement à ce sujet.

Bien sûr, l'aide à l'investissement compte. On pourrait se demander si les très grands groupes en ont véritablement besoin ; ma réponse est : oui ! Des entreprises comme Safran ont pu bénéficier de dispositifs régionaux, et cela a constitué le petit delta qui a fait toute la différence.

Mais il n'y a pas que cela. Il faut regarder tout l'écosystème. Un exemple très concret : pendant des années, la région produisait des pommes de terre, mais la transformation en frites se faisait en Belgique. Ce n'est pas anecdotique. Aujourd'hui, cette transformation se fait dans les Hauts-de-France. Pourquoi ? Parce que nous avons su montrer que notre écosystème facilitait l'installation rapide. Le parcours du combattant a été remplacé par un tapis rouge. Nous avons aussi négocié, avec l'État, des ajustements réglementaires : par exemple, une dérogation sur les eaux usées permettant de laver des pommes de terre non épluchées. Cela a également contribué à faire la différence.

Ce sont les élus régionaux qui ont porté ces demandes auprès du préfet. Et des préfets courageux ont accepté cette dérogation, qui n'était pas extra legem, et cela nous a permis d'aboutir.

C'est l'ensemble de ces éléments qui fait l'efficacité d'un territoire. Et si l'on nous prive de nos moyens d'action, je ne vois pas comment nous pourrions être tout aussi efficaces.

Je l'ai dit et je le répète : si l'État nous avait garanti une véritable politique de déconcentration, s'il avait cru à l'industrie et à la réindustrialisation depuis des années, s'il avait vraiment fait de l'aménagement du territoire une priorité, je ne tiendrais sans doute pas ce discours. J'ai moi-même été ministre, j'ai toujours travaillé en bonne intelligence avec les collectivités locales.

Aujourd'hui, je suis à la tête d'une grande région. Je ne suis pas en conflit avec l'État dans les Hauts-de-France. Mais si l'on veut un État connecté aux réalités du terrain, c'est dans les territoires qu'il faut aller le chercher.

Le meilleur alliage, c'est celui qui unit l'État, les collectivités locales et le monde économique. C'est ce que j'essaye de mettre en oeuvre dans la région des Hauts-de-France. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui vous dis que nos résultats sont exceptionnels - il suffit de regarder les chiffres du chômage ou ceux qui sont publiés par Business France ou EY. Cela dit, je peux vous affirmer que le volontarisme compte ; aussi, il ne faut pas l'entraver. Que l'on ne nous coupe pas les ailes, voilà ma conviction profonde !

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le président du conseil régional, nous vous remercions pour votre disponibilité, votre engagement et le dynamisme dont vous avez fait preuve tout au long de cette audition, que nous avons tous trouvée particulièrement intéressante.

Si vous souhaitez transmettre les contributions écrites que vous évoquiez tout à l'heure, nos services se feront naturellement un plaisir de les recevoir.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Lactalis : M. Emmanuel Besnier,
président-directeur général

(mardi 17 juin 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - À l'ordre du jour des travaux de notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, figure l'audition de M. Emmanuel  Besnier, président-directeur général du groupe Lactalis, accompagné de M. Olivier Savary, directeur général des finances, et de M. Matthieu Labbé, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct sur le site du Sénat, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions dans le groupe Lactalis.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Besnier, M. Olivier Savary et M. Matthieu Labbé prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons déjà entendu les représentants de quelques entreprises dans le secteur de l'agroalimentaire comme Danone et Unilever. Nous avons estimé utile de vous entendre, car Lactalis est le premier groupe laitier mondial et joue un rôle essentiel dans nos territoires ruraux. Présent dans 51 pays, le groupe compte 85 500 collaborateurs et commercialise des marques bien connues de nos concitoyens comme Président, Lactel et Galbani.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre groupe ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama des producteurs de lait qui travaillent pour vous et de vos sous-traitants ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Emmanuel Besnier, président-directeur général de Lactalis. - Je vous remercie de me donner aujourd'hui l'opportunité de m'exprimer devant votre commission d'enquête au nom du groupe Lactalis que je dirige depuis vingt-cinq ans.

Lactalis est avant tout une aventure familiale. Elle a débuté avec mon grand-père, André Besnier, qui a créé la société en 1933 à Laval, en Mayenne. Elle s'est poursuivie avec mon père, Michel Besnier, et reste fidèle à ses fondations : l'exigence de la qualité, l'ancrage local, un savoir-faire unique et une passion pour les produits laitiers.

Nous avons toujours eu la conviction que les produits laitiers sont des produits d'avenir. Lactalis est aujourd'hui le premier groupe laitier au monde, le premier groupe agroalimentaire français, et se classe au neuvième rang mondial dans ce même secteur.

Au-delà des chiffres, nous avons développé le groupe sans renier nos principes. Nous sommes une entreprise non cotée, à capital familial, et cultivons un modèle entrepreneurial fondé sur le long terme. Ce choix nous distingue ; il nous permet de réinvestir l'essentiel de nos résultats dans l'outil industriel, l'innovation, l'emploi et le développement international, sans nous éloigner de notre coeur de métier : la transformation laitière.

Alors que certains se sont diversifiés vers d'autres segments de marché, nous avons toujours fait le pari des produits laitiers. Le lait est une matière vivante, complexe et exigeante. Nous avons développé une expertise unique pour transformer cette matière première en produits sains, bons et accessibles, sous toutes leurs formes : fromages, laits de consommation, crèmes, beurres ou encore ingrédients laitiers.

Nos marques emblématiques, comme Président, Lactel, Galbani, Leerdammer ou Société, ne sont qu'une partie des 250 marques que le groupe commercialise dans le monde.

Notre modèle repose sur quatre piliers essentiels : la maîtrise industrielle, avec un ancrage fort en France, mais également dans chacun des pays où nous opérons ; une stratégie de croissance externe raisonnée, avec des acquisitions pensées pour s'inscrire dans la durée ; le respect des identités fromagères et laitières locales - nous voulons non pas uniformiser les goûts, mais valoriser les terroirs, les savoir-faire et les spécificités régionales - ; enfin, un ancrage territorial profond, à commencer par notre siège, toujours situé à Laval, en Mayenne, là où tout a commencé.

Nous ne sommes pas une multinationale, mais une entreprise multilocale. Notre présence dans 50 pays s'appuie sur un principe fondamental : produire localement ce que nous vendons localement, avec de la matière première locale.

En 2024, Lactalis a franchi pour la première fois le seuil des 30 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Notre programme d'investissement a dépassé le milliard d'euros, en progression de 14 % par rapport à l'année précédente. Plus de 300 millions d'euros ont été investis en France en 2024, soit une hausse de 25 % sur les six dernières années. Ce chiffre est significatif et reflète notre engagement fort sur le territoire français - ce dernier représente plus de 30 % de nos investissements, alors même que nous ne réalisons que 20 % de notre activité en France.

L'industrie laitière, malgré son rôle fondamental dans l'alimentation et l'aménagement du territoire, se caractérise par une rentabilité structurellement faible. Celle-ci oscille généralement entre 1 % et 2 % du chiffre d'affaires, traduisant une tension constante entre la valorisation des produits et les exigences de compétitivité dans un marché mondialisé. En 2024, Lactalis a enregistré une rentabilité nette de 359 millions d'euros, soit 1,2 % de son chiffre d'affaires.

Nous comptons aujourd'hui 85 500 collaborateurs à travers le monde, dont 16 000 en France. Plus de 85 % d'entre eux vivent en zones rurales.

La transmission des savoir-faire a toujours occupé une place de choix chez Lactalis. Le groupe est en effet engagé de très longue date en faveur de la formation des jeunes. En complément des partenariats universitaires avec des établissements proches de nos sites de production, Lactalis a créé en 2021 son propre centre de formation d'apprentis (CFA) à Laval. Ce CFA propose aujourd'hui quatre cursus diplômants et accueille chaque année plus de 1 000 apprentis en France, dont la moitié sont embauchés à l'issue de leur alternance. C'est notre manière concrète de contribuer à cette dynamique essentielle pour l'avenir de notre jeunesse.

Sur le plan socio-économique, une étude indépendante menée par le cabinet Asterès a évalué notre impact à 85 700 emplois sur le territoire. Chaque emploi direct chez Lactalis génère 4,4 emplois dans le reste de l'économie - un multiplicateur bien supérieur à la moyenne nationale, y compris dans le secteur de l'agroalimentaire.

Les secteurs qui tirent le plus avantage de notre activité sont l'agriculture, notamment laitière, le commerce et les transports.

Notre activité s'appuie sur un réseau de plus de 10 000 producteurs laitiers partenaires, présents dans 67 départements. Le groupe, qui collecte plus de 5 milliards de litres de lait en France, est de loin le premier collecteur laitier du pays. Nous versons chaque année plus de 2,5 milliards d'euros aux agriculteurs pour l'achat de matières premières laitières. Nous soutenons aussi les producteurs français à travers plusieurs programmes d'accompagnement.

Par ailleurs, fin 2024, nous avons mis en place une prime en faveur de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), afin d'aider les agriculteurs dans l'accélération de leur transition écologique.

Enfin, le prix du lait, élément essentiel à la rémunération des producteurs, a atteint son plus haut niveau historique. Contrairement à ce qui peut être écrit ici ou là, nous sommes généralement parmi les mieux-disants sur le marché.

Cette chaîne de valeur nous permet de soutenir un modèle agroalimentaire solide et intégré, dans un contexte international très concurrentiel et soumis à de fortes tensions commerciales. Nous contribuons de manière significative à la balance commerciale française : Lactalis est le premier exportateur laitier français, avec un solde commercial positif de 1,4 milliard d'euros, soit près de la moitié du solde du secteur.

Plus de 40 % du lait produit en France est transformé pour être exporté en produits finis : fromages, laits, ingrédients laitiers.

Lactalis a versé près de 1,5 milliard d'euros de contributions fiscales en France sur les dix dernières années : 1 milliard d'euros au titre de l'impôt sur les sociétés (IS), et 500 millions d'euros au titre d'autres impôts et taxes.

J'anticipe une probable interrogation de votre part à la lecture d'articles de presse ayant fait état du « règlement d'ensemble » que nous avons signé, fin 2024, avec les autorités françaises. Lactalis a conclu un accord avec l'administration, dans le cadre d'un contrôle fiscal portant sur des opérations de financement liées à notre développement international, remontant à 2006. Ce type d'accord est pratiqué par l'administration sur des sujets complexes, marqués par une forte incertitude juridique. Malgré le différend d'interprétation, j'ai préféré régler le passé pour me tourner vers l'avenir.

En conclusion, et pour répondre au sujet central de votre commission, je précise que Lactalis a perçu en 2023 un montant de 18,7 millions d'euros au titre des aides publiques, ce qui ne représente que 0,06 % de notre chiffre d'affaires mondial.

M. Olivier Savary, directeur général des finances de Lactalis. - La commission d'enquête sénatoriale nous a invités à nous exprimer sur le montant global des aides publiques perçues en France par le groupe Lactalis. Nous y répondons le plus précisément possible et en toute transparence.

Les chiffres que je vais partager sont issus d'un recensement réalisé auprès de nombreuses filiales implantées sur l'ensemble du territoire national. L'objectif est d'être le plus exhaustif possible. Ces chiffres concernent l'année 2023, conformément à la requête de la commission. Nous ne disposons en revanche d'aucune donnée concernant nos sous-traitants et fournisseurs ; nous nous limiterons donc aux seules aides perçues par le groupe.

Nous avons pris le parti d'une segmentation en trois grandes catégories : les subventions d'équipement, en lien avec nos programmes d'investissement industriel, les dispositifs sociaux, et enfin, les mécanismes fiscaux.

S'agissant des équipements industriels, le groupe a bénéficié de 1,8 million d'euros. Ces différentes subventions se répartissent de la façon suivante : 1,5 million d'euros d'aides des agences de l'eau, soutenant 23 projets de stations d'épuration et d'économie d'eau sur 19 sites industriels - le groupe compte 70 sites en France ; en outre, 240 000 euros ont été obtenus auprès de l'Agence de la transition écologique (Ademe), pour 9 projets de décarbonation répartis sur 6 sites.

Je rappelle à ce titre que le groupe investit chaque année environ 200 millions d'euros dans la transition écologique. Ces efforts ont permis de réduire de 13,7 % nos émissions du scope 1 et du scope 2 depuis 2019, avec un objectif de réduction de 50 % d'ici à 2033. Cette trajectoire a d'ailleurs été certifiée cette année par le Science Based Targets Initiative (SBTI).

Pour ce qui est des dispositifs sociaux, Lactalis a perçu un total de 12,3 millions d'euros, soit les deux tiers des aides perçues. Ces aides se répartissent comme suit : 9,9 millions d'euros au titre des réductions générales des cotisations sociales patronales, et 2,4 millions d'euros d'aides à l'embauche pour 1 120 jeunes alternants, conformément à notre politique de soutien à l'apprentissage.

S'agissant enfin des dispositifs fiscaux, le groupe a bénéficié de différents crédits d'impôt, pour un montant total de 4,6 millions d'euros. Ces crédits se répartissent ainsi : 2,1 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche (CIR) ; 2,4 millions d'euros liés aux réductions d'impôts pour le mécénat, essentiellement indexées sur des dons alimentaires ; et enfin, 100 000 euros relevant d'autres dispositifs.

En résumé, les aides perçues par Lactalis en 2023 s'élèvent à 18,7 millions d'euros.

Lors des précédentes auditions, la commission s'est montrée sensible aux montants bruts des aides perçues par les grandes entreprises, mais aussi à leur contribution à l'économie française. C'est pourquoi j'illustrerai le poids relatif de ces aides au regard des différentes retombées économiques du groupe Lactalis.

En 2023, le groupe Lactalis a réalisé un chiffre d'affaires mondial de 29,5 milliards d'euros, pour un résultat net après impôt de 428 millions d'euros. Je précise que le taux effectif d'imposition s'est élevé à 25 % au total, soit un niveau équivalent au taux de l'IS actuellement en vigueur en France.

Concernant les subventions d'investissement, j'ai indiqué que les aides perçues par le groupe en 2023 étaient de 1,8 million d'euros. Or, la même année, Lactalis a investi plus de 920 millions d'euros dans ses outils industriels à l'échelle mondiale. Sur ce total, 250 millions d'euros ont été investis en France. Ainsi, rapportées à ces investissements réalisés sur le territoire national, les subventions perçues représentent 0,7 % des montants engagés.

Sur la période 2020-2024, le groupe a continuellement augmenté ses investissements en France, pour un montant cumulé de 1,15 milliard d'euros. En parallèle, les aides perçues se sont chiffrées à 9 millions d'euros, c'est-à-dire de l'ordre de 0,8 % - ce ratio est très proche de celui qui a été observé pour 2023.

En ce qui concerne les aides sociales, j'ai mentionné que leur montant s'élevait, en 2023, à 12,3 millions d'euros. Cette même année, le groupe employait 15 900 personnes en France. La masse salariale représentait 650 millions d'euros, auxquels il convient d'ajouter 300 millions d'euros de cotisations sociales patronales, soit un coût total supporté de l'ordre de 950 millions d'euros. Ainsi, les aides sociales perçues ont représenté 1,3 % de ce coût global.

S'agissant enfin des dispositifs fiscaux, j'ai mentionné que les crédits d'impôt dont le groupe a bénéficié en 2023 s'élevaient à 4,6 millions d'euros. Ces aides doivent être mises en perspective d'une charge fiscale totale de l'ordre de 110 millions d'euros, dont 55 millions d'euros au titre de l'IS - un niveau affecté par un résultat net en baisse, lui-même conséquence d'une érosion continue des marges - et 55 millions d'euros au titre d'autres impôts et taxes, notamment de production. Les crédits d'impôt obtenus ont donc représenté 4,3 % de la charge fiscale totale du groupe.

En écho aux propos introductifs de M. Besnier, je rappellerai que, sur les dix dernières années, l'IS acquitté par Lactalis a dépassé le milliard d'euros. Sur la même période, les autres impôts et taxes payés en France se sont élevés à environ 500 millions d'euros.

M. Emmanuel Besnier. - Pour conclure, votre commission nous invite à formuler un avis ou des remarques sur le système d'aides publiques. Permettez-moi d'évoquer à ce propos la lisibilité et la cohérence des dispositifs d'aides publiques aux entreprises. Nous savons que l'État et les collectivités déploient des moyens importants pour soutenir l'activité économique. Ces moyens sont parfois efficaces, mais leur accès demeure trop complexe, morcelé et peu lisible pour les acteurs économiques.

Ces défauts de lisibilité tiennent notamment à la très grande diversité des dispositifs régionaux, qui se traduit par une hétérogénéité des règles, des critères d'éligibilité et des calendriers d'une région à l'autre. Cette situation nuit à l'efficacité globale de la politique économique et crée de fait des iniquités entre territoires.

Je pourrais citer l'exemple de deux sites industriels du groupe, distants de seulement 30 kilomètres, situés dans une même région. Sur la même année, l'un a bénéficié d'une aide à l'investissement, l'autre non, pour des raisons strictement administratives. Cette situation nuit à l'attractivité du territoire.

Plus préoccupant encore, dans certains cas, le pouvoir discrétionnaire au niveau régional peut porter à confusion. Nous en avons nous-mêmes subi les conséquences sur le plus gros investissement que nous avons réalisé ces dernières années.

Si nous voulons une politique industrielle lisible, cohérente et équitable, il devient impératif de mieux harmoniser les dispositifs régionaux, voire de les coordonner.

Un deuxième point important concerne le coût du travail en France, qui reste un frein à l'embauche et à la compétitivité, notamment face à nos concurrents européens. Les aides sociales perçues ne minorent que faiblement l'excès de charges sociales.

À titre d'illustration, pour un coût total de 100 euros pour l'entreprise, un salarié percevra 55 euros avant impôt sur le revenu (IR) en France, contre 66 euros en Allemagne, 78 euros en Italie et 84 euros aux États-Unis. Cette comparaison met en lumière l'écart significatif de compétitivité entre pays en matière de coût du travail.

Plus généralement, je crois que les entreprises n'attendent pas qu'on agisse à leur place, mais qu'on les soutienne concrètement dans les grandes transitions qu'elles doivent mener - notamment la transition écologique, qui suppose des investissements lourds et de long terme, impossibles à engager sans visibilité ni accompagnement adapté.

Cela nécessite des dispositifs ciblés, simples et réellement opérationnels. Or sur les enjeux de décarbonation, force est de constater que la France reste en retrait par rapport à d'autres États européens. À la différence de plusieurs pays du sud de l'Europe, où l'État s'engage massivement pour transformer les outils de production, notre pays tarde à mettre en place une stratégie suffisamment volontariste.

J'insisterai enfin sur un point essentiel : la multiplication des seuils et des critères différenciants entre petites et moyennes entreprises (PME), entreprises de taille intermédiaire (ETI) et grands groupes me semble peu pertinente. La tendance actuelle à fixer des seuils de taille ou à « caper » les dispositifs ne peut, à terme, être vertueuse pour notre tissu industriel.

La taille d'une entreprise ne peut être le seul critère d'accès aux aides publiques. Dans notre secteur agroalimentaire, les outils utilisés par de grandes entreprises sont de même nature que ceux des PME. Les distorsions dans l'attribution des subventions créent ainsi une déformation des règles du marché. Il serait plus judicieux de raisonner en termes de filières ou de secteurs.

À cela s'ajoute la nécessité de ne pas pénaliser la France dans la compétition européenne. Nous devons maintenir une équité de traitement face à des pays voisins qui, souvent, disposent de dispositifs plus simples, plus rapides et mieux calibrés.

Ma conviction est claire : ce dont nous avons besoin aujourd'hui, ce n'est pas un accroissement des subventions ; c'est un allègement des charges, une simplification des contraintes, une réduction des exigences en matière de reporting pour toutes les entreprises.

Enfin, je tiens à souligner une perception largement partagée par les entreprises : les aides publiques, lorsqu'elles existent, sont trop souvent perçues non pas comme un levier stratégique de transformation, mais comme une compensation - un correctif temporaire face aux charges excessives qui pèsent sur elles. Cette logique défensive en affaiblit la portée.

Pour redonner du sens à la dépense publique en faveur des entreprises, il est essentiel de travailler en parallèle à la stabilité et à la lisibilité du cadre fiscal.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, monsieur le président-directeur général, messieurs les directeurs, pour ces précisions et votre effort d'exhaustivité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos introductifs et cet effort de transparence. Je constate que la transparence en matière d'aides publiques ne vous pose pas de problème, ce qui n'a pas toujours été le cas puisque vous avez refusé de déposer vos comptes durant plusieurs années. Une amélioration s'est donc produite de ce point de vue. C'est positif en ce que cela recrée du lien entre le monde l'entreprise et nos concitoyens.

Notre commission d'enquête concerne l'utilisation de l'argent public par les grandes entreprises et ses conséquences sur la sous-traitance. Vous avez dit que votre entreprise était non pas une multinationale, mais une « multilocale ». Pour autant, avec un chiffre d'affaires de 30 milliards d'euros, vous n'êtes plus vraiment une PME familiale...

Lactalis est un collecteur de lait et les agriculteurs qui travaillent pour vous sont vos sous-traitants. Or, en septembre 2024, vous avez pris la décision de réduire la collecte de lait, ce que vous avez expliqué ainsi dans un communiqué de presse publié par votre groupe : « À partir de la fin 2024, Lactalis entamera cette réduction des volumes de lait excédentaires de l'ordre de 450 millions de litres sur les 5,1 milliards de litres de lait collectés chaque année par Lactalis à travers toute la France. » La Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL) a immédiatement réagi en qualifiant d'inacceptable ce désengagement de la filière laitière française. Le journal La Tribune, titrait ainsi, le 26 septembre 2024 : « "Lactalis a présenté unilatéralement un plan social", selon les éleveurs ». D'après Le Monde, 900 contrats avec des éleveurs seront rompus sur une période de douze mois, dont 272 dans la seule région Grand Est.

Avez-vous fait une analyse fine du nombre de contrats rompus et de producteurs concernés ? Ces éleveurs pourront-ils trouver un autre débouché, ou dépendent-ils exclusivement de Lactalis, ce qui ne manquera pas de les mettre en difficulté ? Effectuez-vous un suivi de ce choix stratégique ?

Aujourd'hui, vous possédez 22 sites de production au Brésil, où vous employez 12 500 salariés. L'installation de votre groupe dans ce pays s'inscrit-il dans la perspective de l'accord de libre-échange entre le Mercosur et l'Union européenne (UE) ? La visite d'État du président Lula en France semble indiquer que cette perspective n'est plus si lointaine... Après avoir réduit la collecte de lait dans notre pays, y importerez-vous du lait brésilien ?

M. Emmanuel Besnier. - L'engagement de Lactalis auprès de la filière laitière, notamment française, a été constant. Depuis vingt-cinq ans que je dirige le groupe, nous avons augmenté de 600 millions de litres la quantité de lait collecté en France. En 2024, nous avons collecté 50 millions de litres de plus qu'en 2023. Nous avons toujours soutenu et accompagné les producteurs qui avaient la volonté de produire plus. Et alors que la plupart des entreprises laitières adaptent leur niveau de collecte aux produits qu'ils vendent en France, Lactalis est le premier groupe pour la transformation des excédents de la production laitière française.

À la fin 2023 et au début 2024, nous avons constaté, avec notre organisation de producteurs (OP), que notre système d'achat de lait et de transformation des excédents laitiers induisait une grande volatilité du prix du lait. En 2023 et 2024, les cours étaient au plus bas et le prix du lait de Lactalis s'établissait à un niveau - momentanément - inférieur à celui de nos concurrents. Nos producteurs, s'opposant à cette volatilité, ont voulu que le calcul du prix soit revu. Nous leur avons alors indiqué qu'une nouvelle formule tendant à privilégier le prix nous obligerait à réduire les volumes, puisque les difficultés de la filière de gestion des excédents entraînaient des pertes. La décision de réduction des volumes qui a été prise, après analyse par notre groupe, a donc été la conséquence des discussions que nous avons menées avec les producteurs, qui souhaitaient diminuer la volatilité du prix du lait.

Ce plan de réduction des volumes court jusqu'en 2030 ; il est donc de long terme et s'accompagne de notre engagement de trouver des solutions pour l'ensemble des producteurs. Ne pouvant bien évidemment rencontrer nos concurrents pour régler ces problèmes, nous avons accompagné notre OP, en prenant les frais à notre charge, afin qu'une société trouve une solution pour tous ces producteurs. Actuellement se déroule la phase concrète durant laquelle ils doivent contracter avec un nouveau partenaire. Nous sommes très optimistes et confiants dans le fait que tous auront bientôt trouvé une solution. Dans l'est de la France et le sud-ouest de la région des Pays de la Loire, 290 agriculteurs sont concernés, ce qui représente une production de 160 millions de litres de lait. Cette première phase durera dix-huit mois.

De même que nous vendons dans les pays ce que nous y produisons, nous n'exportons pas depuis le Brésil, où nous nous sommes en effet fortement développés. Tout ce que nous produisons au Brésil, pays déficitaire sur le plan laitier, y est vendu, ce qui nous permet de répondre à la demande des consommateurs. De ce point de vue, le Mercosur est plutôt une opportunité pour les producteurs laitiers européens.

Nous exportons beaucoup depuis la France, qui est avec l'Italie l'un des seuls pays exportateurs du groupe, du fait de sa tradition laitière et fromagère, que nous mettons en avant dans tous les pays où nous sommes implantés. Quant aux autres pays où nous avons des usines, ils sont plutôt importateurs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je dispose à peu près des mêmes chiffres que vous pour la région Grand Est et le sud des pays de la Loire : vous avez parlé de 290 producteurs concernés ; j'ai le chiffre de 272 producteurs.

Vous avez évoqué un préavis pour réduire de 160 millions de litres de lait la production d'ici à 2026. Évoquant cette réduction de la collecte, le directeur général de la coopérative laitière de Lorraine et l'Alsace a dit qu'il ne savait pas quelle solution les producteurs allaient trouver et qu'il s'agissait d'un plan social décidé unilatéralement par Lactalis, qui porte sur 9 % de cette collecte, ce qui est extrêmement rude. D'autant qu'il s'agit, entre autres, de territoires reculésvous avez indiqué être attaché au « très local » -, où l'emprise de Lactalis est très forte. On voit donc mal comment les producteurs pourraient trouver un autre débouché pour leur lait.

En 2018, lorsque je m'étais rendu en Mayenne, à Laval, j'ai pu constater l'emprise de l'empire Lactalis. Quasiment tous les habitants ont un membre de leur famille qui y travaille. Les producteurs de lait de ce territoire disaient : « Si demain Lactalis nous lâche, nous serons en très grande difficulté. »

Concrètement, quel débouché autre que Lactalis les 900 producteurs de lait concernés, à l'échelle du pays, pourront-ils trouver ?

Il est vrai que le Brésil n'est pas aujourd'hui exportateur de lait. Vous y occupez aujourd'hui la troisième place de votre secteur, et peut-être serez-vous bientôt le premier sur le marché local brésilien. Mais qu'en sera-t-il demain ? Si l'accord de libre-échange UE-Mercosur était adopté et si, de ce fait, les tarifs douaniers étaient abaissés sur un certain nombre de produits, ne serait-il pas plus intéressant pour Lactalis de collecter le lait dans ce pays, de le transformer et de l'exporter vers l'UE ? Quelle est votre vision de l'avenir ?

M. Olivier Rietmann, président. - En Haute-Saône, où je suis élu, 4 millions de litres de lait étaient collectés par Lactalis. On y trouve de grandes exploitations de plaine, facilement accessibles pour les collecteurs, mais aussi, dans la région des mille étangs au nord du département, des fermes isolées et de taille modeste dont le mode d'agriculture est très extensif ; ces dernières sont les plus impactées par la décision de réduction des volumes collectés, car les autres collecteurs ne veulent pas y aller.

Cette décision sera-t-elle tranchante, sans considération de la suite des événements pour ces petits agriculteurs ? Une solution individuelle sera-t-elle trouvée, avec votre aide, pour chaque producteur de lait, notamment les plus fragiles, dans ces territoires ruraux dont vous êtes l'un des plus grands acteurs ?

M. Emmanuel Besnier. - Cette décision de réduction de la collecte était très lourde à prendre, et nous en suivons au quotidien les effets. Nous l'avons dit publiquement, nous veillerons à ce que tous les producteurs trouvent une solution. Compte tenu des retours qui nous parviennent, nous sommes confiants. L'Union nationale des élus locaux (Unel) a d'ailleurs publié un communiqué de presse, hier, indiquant qu'il y aurait une solution pour tous.

Les contrats qui nous lient aux producteurs ont une durée de douze mois, mais nous avons prévu un délai supplémentaire par rapport au cadre légal : la dénonciation des contrats, annoncée au mois de février dernier, court sur une période de dix-mois, afin que les producteurs puissent trouver une solution ; cela fait partie de notre engagement. Dans la région Grand Est notamment, qui n'est pas le territoire où nous sommes les plus présents, plusieurs entreprises ont ainsi la volonté de développer la collecte.

Par ailleurs, contrairement à ce que vous avez dit, monsieur le rapporteur, Lactalis n'est pas dominant dans l'Ouest, même si nous sommes un très gros employeur en Mayenne, qui est l'un des trois premiers départements laitiers - il s'y produit plus d'1 milliard de litres de lait, et Lactalis représente 25 % de la production laitière. Mais il est vrai que la Mayenne est le berceau du groupe et nous sommes fiers de la position que nous y occupons.

Le Brésil, où Lactalis est leader sur le marché des produits laitiers, est un immense pays qui compte 200 millions de consommateurs ; le potentiel de consommation est très important. Notre objectif est de nous y développer et d'apporter notre expertise. Vous exprimiez des craintes à propos d'éventuelles exportations vers l'UE, mais l'un des premiers pays exportateurs au niveau mondial serait plutôt la Nouvelle-Zélande, très compétitive et au mode d'agriculture extensif. À cet égard, nous étions opposés à l'accord de libre-échange qui a été conclu entre l'UE et ce pays. Au Brésil, en revanche, la production laitière est réduite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Si l'on ne collecte plus en France, il faudra bien importer du lait...

Si les aides nationales sont contrôlées fiscalement mais peu ou pas évaluées et suivies, les aides locales, elles, sont davantage contrôlées, avec des objectifs plus clairs. Je citerai trois exemples.

Dans le Calvados, le conseil départemental avait prévu d'accorder une subvention de 250 000 euros pour l'extension de l'usine Lactalis de Saint-Martin-des-Entrées. Cette aide a été suspendue en raison de préoccupations liées aux pratiques de l'entreprise, aux conditions de travail des producteurs de lait et aux enjeux environnementaux.

En Mayenne, en 2020, la région des Pays de la Loire a accordé une subvention de 840 000 euros à votre entreprise pour la modernisation d'une usine en Mayenne, plus précisément pour la création d'une nouvelle unité de production de caséine. Ce projet a permis la création de deux emplois, ce qui représente un coût de 420 000 euros par emploi ; la presse régionale n'a pas manqué d'en parler...

En Bretagne, entre 2016 et 2017, la région vous a attribué une subvention de 2,3 millions d'euros pour le développement du site Lactalis de Retiers. Cette subvention a fait l'objet de critiques en raison de la pollution par l'usine de la rivière de la Seiche.

Un groupe aussi puissant que le vôtre a-t-il besoin d'aides locales, en plus des aides nationales et des divers dispositifs existants dont bénéficient toutes les entreprises ? Ne pourrait-on pas plutôt concentrer ces aides départementales et régionales sur les très petites entreprises (TPE) et les PME ?

Lorsqu'une entreprise est sanctionnée en raison de mauvaises pratiques environnementales ou sociales, est-il justifié, selon vous, de suspendre les subventions dont elle bénéficie ?

M. Olivier Rietmann, président. - Pour les aides publiques d'État, faudrait-il créer un guichet unique au niveau de la préfecture de région ?

M. Emmanuel Besnier. - Je suis plutôt opposé à la concentration des aides locales sur les petites et moyennes entreprises au détriment des grands groupes. En effet, concernant Lactalis, nos fromageries sont de la taille d'une PME et sont en concurrence frontale avec des petites et moyennes entreprises. Or nos clients étant demandeurs de compétitivité, je suis favorable à une équité des aides accordées, quelle que soit la taille de l'entreprise, dès lors que celle-ci fabrique les mêmes produits et est soumise aux mêmes contraintes que ses concurrents.

Monsieur le rapporteur, vous avez pris l'exemple du Calvados. Je conteste vos propos concernant des problèmes sociaux rencontrés par les producteurs travaillant avec nous...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il ne s'agit pas de « mes » propos !

M. Emmanuel Besnier. - Disons des propos rapportés par la presse...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour ce qui concerne le Calvados, je citais un communiqué de la Banque des territoires, pour la Mayenne, un article de 20 Minutes, et pour la Bretagne, un article de La Tribune.

M. Emmanuel Besnier. - S'agissant de la subvention qu'avait prévu de nous accorder le département du Calvados, la région a décidé qu'il n'y aurait pas un sou pour Lactalis, même si nous sommes un gros investisseur local. Cette décision n'avait aucun fondement. Encore une fois, je réfute totalement les propos qui ont été tenus à notre encontre. Nous avons d'ailleurs réalisé dans cette région le plus gros investissement du groupe de ces dernières années : 90 millions d'euros pour un site de l'Orne. Que la région ait invoqué les motifs que vous venez de rapporter pour justifier l'absence de subvention, c'est un autre problème...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons auditionné deux présidents de région, l'une de gauche, Mme Carole Delga - également présidente de Régions de France -, et l'autre de droite, M. Xavier Bertrand. Tous deux nous ont indiqué qu'il arrivait que des subventions accordées ne soient pas versées au motif du non-respect d'engagements pris, et que, dans de très rares cas, le remboursement de subventions versées pouvait être demandé. Dans l'exemple que j'ai cité vous concernant, un département et une région vous ont accordé une subvention, puis ont décidé de la suspendre et de ne pas la verser. Cela arrive très rarement !

M. Emmanuel Besnier. - Je suis pour que les aides locales soient accordées de façon équitable entre toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, dès lors qu'elles sont concurrentes.

Un guichet unique ne pourrait qu'améliorer la compréhension par les entreprises de leurs droits en matière de subventions.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre groupe va-t-il contribuer à la surtaxe exceptionnelle pour les grandes entreprises, prévue dans la loi de finances pour 2025, et à quelle hauteur ?

M. Olivier Savary. - Cette contribution additionnelle augmentera le taux de l'impôt sur les sociétés (IS) d'un peu plus de 40 %. L'application de cette taxe se fera sur la moyenne des résultats de 2024 et 2025. Pour 2023, notre contribution additionnelle sera de 20 millions d'euros.

M. Thierry Cozic. - La subvention accordée en 2020 à Lactalis par la région des Pays de la Loire, à hauteur de 840 000 euros, avait suscité des critiques, notamment parce que deux emplois seulement avaient été créés. Les dispositifs d'aides publiques ne devraient-ils pas être assortis de contreparties solides sur les plans écologique, social, fiscal et sanitaire ?

Quelle est votre stratégie lorsque vous sollicitez des financements ? Existe-t-il un cadre avant la mise en oeuvre de contreparties ? Quel est l'impact pour la société dans son ensemble ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Une majorité de dirigeants de société estiment que les aides publiques de l'État sont indispensables, mais aussi stratégiques pour garantir la compétitivité des entreprises françaises à l'international. Ils invoquent la nécessité de compenser les écarts de fiscalité entre les différents pays, de soutenir l'innovation et de préserver l'emploi industriel sur le territoire national. Le montant des aides publiques que vous avez obtenues n'est pas substantiel. Pour autant, que pensez-vous de l'analyse que je viens d'exposer ?

M. Olivier Bitz. - Lactalis a investi massivement dans l'Orne, à hauteur de 90 millions d'euros au cours des dix dernières années, sur le site de Domfront, où 500 000 camemberts sont produits par jour. Ce site représente 500 emplois directs, 150 créations d'entreprises et 900 exploitations agricoles à 35 kilomètres à la ronde, qui vivent grâce à cette unité de production. Même si nous sommes toujours attentifs au prix du lait, un point d'équilibre semble avoir été trouvé.

S'agissant du projet de Domfront, quelle est la part d'argent public consacré à cet investissement absolument majeur pour notre territoire, ce qui le rend très dépendant de votre groupe, sans lequel il serait en déprise ?

M. Daniel Fargeot. - Pendant plusieurs années, Lactalis n'a pas publié ses comptes. Cela a-t-il constitué un obstacle à l'obtention d'aides publiques ?

M. Michel Masset. - Où se situe la marge de Lactalis par rapport à la progression de son chiffre d'affaires ? Cette augmentation de votre chiffre d'affaires, et peut-être de votre marge, a-t-elle un lien, direct ou indirect, avec les aides perçues de l'État ?

M. Lucien Stanzione. - Lorsque vous percevez des aides, et si les résultats sont bons, comment la plus-value et les bénéfices sont-ils redistribués ? Votre famille engrange-t-elle les bénéfices ? Ou remboursez-vous les aides perçues, qu'elles proviennent de l'État ou de la région ? Quelle est votre philosophie à cet égard ?

M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous engagés dans la recherche relative à la fermentation de précision, qui doit permettre de fabriquer des « produits laitiers sans lait », et touchez-vous des aides publiques à ce titre ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Lactalis ne recevant pas d'aides publiques très élevées, sait-on de quel montant d'aides bénéficie la chaîne d'approvisionnement constituée par les producteurs et des coopératives ? Y a-t-il un transfert de ces aides ?

M. Emmanuel Besnier. - S'agissant des contreparties aux aides, il convient de les mesurer en évaluant l'efficacité des aides en termes d'emploi et d'activité économique sur le territoire.

Deux tiers des aides que nous percevons sont des aides sociales portant sur les salaires et les charges, ce qui nous permet de compenser la charge excessive, spécifiquement française, qui pèse sur les entreprises et de rester compétitifs par rapport à nos concurrents européens

L'aide de 840 000 euros qui nous avait été accordée par la région des Pays de la Loire a permis de moderniser à Mayenne un outil vieillissant qui datait des années 1970, et de créer, soit dit en passant, un peu plus de deux emplois, mais surtout de pérenniser la collecte de lait et les emplois. Nous sommes donc favorables à une bonne évaluation des aides et de leurs contreparties.

Concernant le caractère stratégique des aides, Lactalis bénéficie de très peu d'aides pour la partie liée aux investissements. En revanche, dans l'environnement international dans lequel nous évoluons, il est très important que nous soyons compétitifs par rapport à nos concurrents allemands, italiens et espagnols. Les réductions de charges dont nous bénéficions sont donc indispensables pour continuer à exporter nos produits. Pour autant, nous préférerions une baisse des charges à des aides destinées à compenser des charges excessives !

À Domfront, nous avons réalisé il y a cinq à six ans l'un des plus gros investissements du groupe, à hauteur de 90 millions d'euros, afin de moderniser et de rénover les équipements et d'augmenter les capacités de production de ce site principal de fabrication du camembert Président. L'effectif de la fromagerie a été augmenté - 150 personnes supplémentaires - et cet investissement a eu des répercussions indirectes sur les sous-traitants et les producteurs de lait. Lactalis n'a bénéficié d'aucune aide pour réaliser cet investissement, si ce n'est une aide de 100 000 euros de l'agence de l'eau pour la station d'épuration. Or, dans le même département, nos concurrents ont touché beaucoup plus de subventions, alors que leurs investissements étaient bien moindres.

L'accroissement de notre chiffre d'affaires l'année dernière est lié à l'augmentation de nos prix et de nos volumes. Notre industrie réalise de faibles marges, de l'ordre de moins de 2 % de résultat net. L'augmentation de nos prix est liée à la hausse des coûts, notamment ceux des matières premières : le prix du lait a augmenté en 2024 au niveau mondial, et en France en particulier, ce que nous avons répercuté en partie. Nos marges ont été un peu moins importantes en 2024 qu'en 2023. Je le répète, les aides dont nous bénéficions permettent de compenser le coût excessif du travail dans notre pays.

En tant qu'entreprise familiale, nous avons fait le choix de toujours réinvestir les résultats de l'entreprise en faveur de son développement. Il n'y a donc aucun lien entre les aides que nous percevons et une quelconque redistribution.

Concernant la fermentation de précision et les nouvelles molécules qui permettraient d'obtenir des protéines comparables au lait, nous ne menons pas de recherche en ce domaine. Notre objectif est depuis toujours de valoriser la production de lait, qui est une matière première si exceptionnelle qu'il sera difficile de l'imiter, et de travailler avec les producteurs. Par ailleurs, la fabrication de ces nouveaux produits posera un problème d'appellation.

J'ai été interrogé sur la chaîne des producteurs. Ce que nous payons aux producteurs de lait ne constitue qu'une partie de leur revenu. En effet, ils bénéficient notamment des aides de la politique agricole commune (PAC). Nous ne connaissons pas l'ensemble des aides qu'ils reçoivent ; il faudrait s'adresser à la FNPL pour obtenir cette information.

M. Daniel Fargeot. - Vous n'avez pas répondu sur la non-publication de vos comptes jusqu'en 2018, qui aurait pu faire obstacle à l'obtention d'aides publiques. Ce point relatif à la conditionnalité des aides est important pour notre commission d'enquête.

M. Emmanuel Besnier. - À cette époque, nous déposions nos comptes auprès de l'administration dans le cadre de la procédure d'obtention de ces aides. La transmission des comptes est en effet une condition pour en bénéficier, et nous l'avons toujours fait.

M. Olivier Rietmann, président. - La loi va plus loin : elle dispose qu'il faut publier les comptes. Vous ne faisiez qu'une partie du chemin, ce qui ne vous a pas empêché d'obtenir des aides publiques.

M. Emmanuel Besnier. - À l'époque, oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce point est très important : le fait de ne pas respecter la loi pendant maintes années et de préférer payer une amende plutôt que de publier vos comptes ne vous a pas empêchés de toucher des aides publiques. Il a fallu mener une bataille homérique pour obtenir que vos comptes soient publiés !

Pour ce qui concerne le règlement du différend avec l'administration fiscale, la réalité est plus complexe que ce vous avez bien voulu en dire... Du fait de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, je n'évoquerai pas l'enquête pénale pour fraude fiscale aggravée et blanchiment de fraude fiscale aggravée, notamment la perquisition menée à votre domicile, monsieur Besnier, et dans plusieurs de vos sociétés, portant sur plusieurs centaines de millions d'euros durant la période 2009-2020.

Je parlerai en revanche du règlement du différend avec le fisc, à hauteur de 475 millions d'euros sur la période 2006-2019.

Quand vous émettez une facture pour un agriculteur, il y a pendant quarante-cinq jours une dette fictive qui remonte à BSA France, mais aussi à BSA International, en Belgique, laquelle société organise les créances et les emprunts entre filiales. Ces créances et emprunts sont transmis à une société au Luxembourg, elle-même épaulée par la Société Générale Bank & Trust (SGBT), qui est, selon l'Autorité de l'Union européenne en charge de la lutte contre le blanchiment de capitaux, basée à Francfort, « l'expert des experts de l'évasion fiscale et des créances offshore ». Disant cela, je m'appuie sur plusieurs enquêtes journalistiques, dont la plus poussée a été menée par le site web d'investigation Disclose.

La possibilité d'un tel règlement de différend sur une longue période permet à un certain nombre d'entreprises, dont la vôtre, de minorer l'impôt, puis de choisir un règlement à l'amiable plutôt que d'aller au procès. Pensez-vous qu'une entreprise ayant fait l'objet d'une telle procédure et d'une enquête - celle qui vous concerne a duré six ans - puisse continuer à solliciter des aides publiques ?

M. Emmanuel Besnier. - Le montage que vous avez décrit est totalement inexact. Il est le fruit de l'imagination de la Confédération paysanne, qui a en effet été relayé par Disclose, et il ne concerne en aucun cas la discussion que nous avons eue avec l'administration fiscale.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez le droit de réfuter tout ce qu'ont établi les enquêtes journalistiques, les élus locaux, les lanceurs d'alerte...

M. Emmanuel Besnier. - Je le réfute.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde à tort, sauf vous !

M. Emmanuel Besnier. - Vous évoquiez la conditionnalité des aides. Lactalis est un très gros contributeur fiscal et social. Notre taux effectif est très important, et la France est le pays où l'on paye le plus d'impôts. Au regard de cette charge fiscale, nous serions de bien mauvais optimisateurs fiscaux... Nous sommes très contents de payer beaucoup d'impôts.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Votre réponse est un peu courte...

L'information relative au montant de 475 millions d'euros portant sur la période 2006-2019 est-elle exacte ?

M. Emmanuel Besnier. - Elle est exacte, mais le règlement d'ensemble avec le fisc porte sur un problème de financement de notre développement international.

Tout le lait que nous achetons en France l'est par le groupe Lactalis. BSA et BSA International, qui sont des sociétés du groupe, n'ont jamais vu transiter une seule facture de lait ! Cette cabale n'a rien à voir avec la réalité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez le droit d'être en désaccord avec cette information...

M. Emmanuel Besnier. - Elle est fausse.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour ma part, je la maintiens.

Pour la période 2006-2019, il y a bien eu un différend avec le fisc portant sur la somme de 475 millions d'euros ?

M. Emmanuel Besnier. - C'est vrai.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le fisc a donc bien trouvé une difficulté.

M. Emmanuel Besnier. - Oui, mais pas pour la raison que vous avez évoquée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et le parquet national financier (PNF) a ouvert une enquête pénale pour fraude fiscale aggravée et blanchiment de fraude fiscale aggravée...

M. Emmanuel Besnier. - Oui, sur la base d'une plainte de la Confédération paysanne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces deux informations sont donc exactes.

M. Olivier Savary. - Les allégations parue dans Disclose sont basées sur un schéma imaginaire selon lequel les fonds de la collecte de lait en France seraient transférés au Luxembourg et en Belgique. Une enquête a établi la réalité des faits. Un règlement d'ensemble est intervenu avec l'administration fiscale pour clôturer des discussions sur des schémas complexes de fiscalité internationale, ce qui a mis fin au contentieux et à une forme d'incertitude juridique.

On parle ici de structures qui n'interviennent en rien dans la collecte du lait en France, mais qui sont intervenues en 2006 pour participer au financement du développement international du groupe.

La question discutée avec l'administration fiscale concerne la territorialité de l'impôt et les intérêts facturés sur des prêts ayant permis, à un moment donné, de financer notre développement international. Cela n'a absolument rien à voir avec la collecte de lait en France, laquelle est faite chaque mois et donne lieu à des factures ainsi qu'au paiement des producteurs chaque décade.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Puisque tout est faux, vous auriez dû aller jusqu'au procès ; vous n'auriez pas eu à payer cette amende...

M. Olivier Savary. - Les allégations que vous évoquez sont fallacieuses.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elles ont tout de même conduit à un règlement de différend.

M. Olivier Savary. - Pour un sujet qui n'a rien à voir, je le répète.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et le montage ?

M. Olivier Savary. - Vous faites état d'un montage imaginaire. Avec l'administration fiscale, les incertitudes pesaient de part et d'autre, et nous avons souhaité en responsabilité éviter les démêlés judiciaires pour nous concentrer sur le développement international.

M. Emmanuel Besnier. - Et ces 475 millions d'euros ne font pas partie du milliard de contribution dont on parle...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Un milliard et demi, alors...

M. Olivier Rietmann, président. - Cela prouve que la loi devrait être plus simple ; il y aurait moins matière à interprétation et à discussions.

Lorsqu'il y a une forte suspicion de fraude, l'État doit-il suspendre tous les dossiers et instructions liés aux demandes d'aides publiques ?

M. Emmanuel Besnier. - Cela ne me poserait pas de problème.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, messieurs, pour vos propos qui enrichiront nos réflexions, ainsi que pour votre disponibilité et votre effort de transparence.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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