2. Le déclin de l'Europe

Pour terminer, je vous propose de méditer sur le graphique 3 de la page 13 de l'annexe, qui est en quelque sorte un résumé des perspectives de production qui se trouvent dans notre projection.

On observe que le déclin de la part de l'Europe, de la part des Etats-Unis et même maintenant de la part du Japon dans le PIB mondial se poursuit et on voit le point important qui est la montée en puissance de l'Asie hors Japon, en même temps que la relative stagnation des autres zones : Amérique latine, monde arabe et encore plus Afrique.

Naturellement, l'importance de l'Europe et des Etats-Unis diminue d'ici 2005. C'est un phénomène heureux, c'est l'enrichissement des pays pauvres, et on ne peut pas lutter contre cette tendance, sauf à vouloir empêcher le développement des pays les moins avancés. Ce développement des zones les plus pauvres doit s'accompagner de l'acceptation que ces pays auront de plus en plus une influence politique et économique accrue. La baisse de la part de l'Europe est donc relativement normale de ce point de vue.

En revanche, l'Europe souffre, dans notre projection, d'une croissance insuffisante, ce qui pose la question suivante : quels projets pour l'Europe ?

Deux axes nous semblent importants :

- bien redéfinir les frontières de l'Europe, c'est-à-dire accentuer la coopération avec les pays de l'Europe de l'Est et les pays de la zone méditerranéenne, parce qu'il y a là des possibilités importantes de développement. Il faut saisir ces possibilités, il faut se construire, comme les Etats-Unis et le Japon ont su le faire, des zones en développement rapide qui peuvent aider le développement de l'Europe.

- le problème de l'édification d'un projet social et économique commun à l'Europe, ce qui pose toute la question de la coopération en Europe, non pas seulement en matière monétaire, mais également en matière de politique budgétaire et de politique sociale.

L'Europe doit réaffirmer son modèle social plutôt que d'essayer de prendre modèle sur des pays lointains.

Monsieur le Président, Messieurs les Sénateurs, je vous remercie.

M. Bernard BARBIER, Président .- C'est moi qui remercie vivement l'équipe MIMOSA - je dis "l'équipe", parce qu'il y a beaucoup de monde qui travaille - et notamment les deux porte-parole, M. Henri STERDYNIAK et Mlle Laurence BOONE.

Il y a matière à grande réflexion dans tout ce que vous nous avez dit.

Je crois que M. Jean PISANI-FERRY, Directeur du CEPII, souhaite dire quelques mots et que M. Pierre-Alain MUET, Directeur du Département d'Econométrie de l'OFCE, en fera de même ensuite.

Je passe la parole à M. PISANI-FERRY.

· M. Jean PISANI-FERRY, Directeur du CEPII .-

Merci, Monsieur le Président. Simplement quelques mots.

Ces exercices de projection servent à la fois à poser des questions, et à essayer d'apporter des réponses. D'une certaine manière, dans un travail d'élaboration d'une projection, il y a le temps des questions et le temps des réponses. Traditionnellement, le Sénat nous accueille pour la première présentation et donc la première discussion sur nos travaux de projection, c'est-à-dire à un moment où ce travail est encore du côté des questions, en quelque sorte, et peut-être cette année, plus encore que d'habitude, ce qui nous a d'ailleurs conduits à mentionner sur le document que vous avez que c'est une version provisoire. C'est sur la base de la discussion qui va avoir lieu, et notamment des réactions que va nous communiquer Michel DIDIER, que nous souhaitons continuer à travailler, parce que les incertitudes sont nombreuses.

Je voudrais simplement en souligner trois :

- La première concerne la croissance, notamment de l'économie mondiale et singulièrement dans les pays industriels.

Henri STERDYNIAK a parlé d'une vision "grise" ; mais il nous a rappelé qu'un certain nombre de travaux de projections dans le passé avaient été considérés comme pessimistes et se sont révélés ex post plus optimistes.

Cette projection nous présente une vision de l'avenir dans laquelle l'Europe renonce définitivement à résorber le déficit de croissance des années 90. Et non seulement elle ne retrouve pas les années perdues, mais elle-même et les Etats-Unis se retrouvent, à moyen terme, sur une tendance de croissance qui est inférieure même à la tendance séculaire. Ce n'est plus simplement par rapport aux Trente Glorieuses qu'il y a un ajustement et un retour à ce qui serait des tendances séculaires de croissance : la croissance serait sur quinze ans, nettement en-dessous des tendances séculaires.

Il y a donc de fortes questions sur ce qui justifie, ce qui explique ce type d'évolutions. Sont-ce des évolutions que l'on peut attribuer aux politiques économiques, en dépit d'un compte dans lequel les taux d'intérêt réels reviennent à un niveau plus normal, après la phase des années 80 à 90 dans lesquelles les taux d'intérêt réels ont été très élevés ? Premier ensemble de questions sur la croissance.

Deuxième ensemble de questions sur un point plus particulier, mais important actuellement pour nous, le dollar : l'évolution du dollar reflète-t-elle une évolution vers ce que l'on peut considérer être un taux d'équilibre ? Au cours des derniers mois, s'est-on rapproché ou éloigné d'un taux d'équilibre ?

La projection nous dit : on s'en est d'abord rapproché, puis éloigné, et l'on va revenir en arrière. Il y a des raisons pour cela, à savoir de considérer que le niveau d'équilibre du dollar est très significativement en-dessous de la parité de pouvoir d'achat, autrement dit que le niveau d'équilibre macro-économique est très significativement en-dessous de ce que les industriels considèrent être le taux de change normal du dollar. Cela peut aussi faire l'objet de débats et de discussions.

En tout cas, ce que montre l'exercice de variantes associé à la projection, c'est que le taux de change du dollar est une variable importante pour la croissance européenne dans les années à venir.

Le troisième point sur lequel il y a des incertitudes - mais elles sont explicitement présentes dans la projection -, est la question de l'Union monétaire et des scénarios qui y conduisent.

Deux scénarios sont présentés :

- un scénario dans lequel se forme un "noyau dur" et où celle-ci donne naissance à une irréversibilité, c'est-à-dire que le fait d'opter pour une configuration initialement restreinte conduit ceux qui n'y sont pas admis, à diverger durablement, sous la pression des marchés, mais avec les réactions endogènes que cela suscite ensuite ;

- un scénario dans lequel une large union se forme d'emblée, parce que l'UE accepte l'ensemble des pays raisonnablement candidats.

Certes, il y a d'autres incertitudes sur la question de savoir si l'Union monétaire démarrera à la date prévue, mais à supposer qu'elle le fera, ces deux scénarios couvrent-ils l'ensemble des possibles ? Un scénario dans lequel on démarrerait dans une configuration restreinte signifie-t-il nécessairement l'exclusion durable des autres ? Ne peut-il y avoir ce scénario de "noyau initial" avec une clause de rendez-vous maîtrisé ?

Cela fait partie des questions, me semble-t-il. En tout cas, ces questions d'Union monétaire ont un peu le caractère d'une bifurcation dans la projection, selon les hypothèses que l'on est amené à retenir, et Henri STERDYNIAK l'a souligné, l'incertitude, en l'occurrence, n'est pas seulement économique, elle est aussi politique.

Il me semble donc, Monsieur le Président, que si l'exercice de projection est toujours un exercice de modestie, et c'est encore plus vrai cette année, nous attendons beaucoup de cette discussion et des réactions qui vous nous être données. Je voudrais donc vous remercier de nous accueillir et d'organiser cette discussion.

M. Bernard BARBIER, Président.- C'est moi qui vous remercie parce que l'on n'aurait jamais fait le travail que l'on a fait, depuis douze colloques, si nous n'avions pas reçu des experts, des spécialistes, qui sont d'ailleurs devenus des amis. Nous travaillons maintenant beaucoup ensemble, et je dois dire, à cet égard, que la symbiose qui existe avec le Service des Etudes est tout à fait parfaite.

La parole est maintenant à M. Pierre-Alain MUET qui veut bien aussi donner son sentiment sur ces premiers commentaires.

· M. Pierre-Alain MUET, Directeur du Département d'Econométrie de l'OFCE .-

Merci, Monsieur le Président. Vous venez de rappeler qu'il s'agissait du XIIème Colloque et je voudrais rappeler de mon côté, que dès 1984, vous avez souhaité associer, aux côtés des administrations économiques, les instituts indépendants dans votre diagnostic à moyen terme. Cela a été, tout au long de cette période un puissant stimulant pour les travaux de l'OFCE, et la Délégation pour la Planification au Sénat a joué notamment un rôle important dans le développement de notre modélisation multinationale.

Je me limiterai à deux brèves remarques : la première sur la projection, la deuxième, sur l'Union monétaire et les institutions.

En ce qui concerne la projection, vous avez peut-être le sentiment que c'est un peu toujours le même scénario que nous vous présentons. Dans les situations qui apparaissent un peu plus favorables, on a une reprise à court terme de la croissance et puis l'Europe notamment retombe dans une croissance faible qui ne permet pas de stabiliser le chômage ou qui le stabilise juste. Dans le passé, au moins au cours des cinq ou six dernières années, c'est malheureusement ce qui s'est observé.

Je crois qu'aujourd'hui, les chemins sont plus ouverts, mais je l'évoquerai dans ma seconde remarque.

En même temps, les présentations qui vous ont été faites ont insisté sur le fait que l'Europe restait éloignée de sa croissance potentielle, ce qui veut dire que les politiques économiques ont encore un rôle majeur à jouer dans la croissance économique, puisque c'est pour l'essentiel du côté de la demande que se situe la limite de la croissance, du moins dans le diagnostic porté par l'équipe MIMOSA.

Ceci veut dire qu'il n'y a pas de fatalité à cette croissance lente. Il n'y a pas plus de fatalité au chômage qu'il n'y avait de fatalité à l'inflation au début des années 1980. L'Histoire a montré que l'on a su résoudre l'inflation par des politiques économiques restrictives.

Il est peut-être plus difficile de résoudre le problème du chômage, parce que c'est un facteur qui s'accumule, qui se modifie beaucoup plus lentement que l'inflation. Mais d'une certaine façon, le message que traduit la projection, même s'il apparaît très pessimiste, a un côté optimiste, en ce sens que des politiques qui auraient une orientation différente pourraient permettre une reprise de la croissance.

On voit bien ce que dessine, en fait, la projection. Après une période de croissance faible, comme celle que l'on a connue au cours des cinq dernières années, on a deux héritages : d'une part, le chômage, d'autre part, des déficits publics et un endettement élevé.

Il est délicat de résoudre ces deux problèmes. Si l'on s'attaque aux déficits par des politiques budgétaires restrictives, on arrive peut-être, quand on est seul à le faire, à résoudre le problème du déficit, mais au détriment de la croissance. Et quand tout le monde le fait - c'est ce que vous montrait l'un des thèmes illustré dans cette projection -, le ralentissement de la croissance est tellement fort qu'en définitive, on réduit peu les déficits et l'on ralentit fortement la croissance.

Implicitement le message qui ressort de cette projection est qu'il faut poursuivre le rééquilibrage qui s'est produit dans les politiques monétaires et budgétaires. Il faut aujourd'hui continuer l'expansion monétaire, c'est-à-dire maintenir le plus longtemps possible les taux d'intérêt au niveau le plus bas possible pour à la fois réduire les déficits par la croissance et par la baisse des charges d'intérêt et pour réduire le chômage par la croissance économique.

Du côté de la réduction des déficits, il faut donc être prudent et un peu plus compter sur la croissance impulsée par la politique monétaire que sur les restrictions budgétaires elles-mêmes.

On sent bien que ceci est délicat à mener, parce que si dans un pays il est déjà difficile de trouver ce que les économistes appellent le bon " policy mix" c'est-à-dire le bon dosage des politiques monétaires et budgétaires, c'est encore plus difficile au sein de quinze pays.

Ceci m'amène à ma deuxième remarque qui a trait aux institutions et à l'Union monétaire.

L'Union monétaire est un changement majeur que les économistes ont encore du mal à appréhender. Il y a une réflexion assez importante qui se développe ces dernières années dans la théorie économique sur le rôle des institutions. Tous les économistes ont conscience que les institutions sont fondamentales dans la croissance économique. Il suffit de se reporter aux Trente Glorieuses. Qu'est-ce qui a fait qu'au cours de cette période, on a pu connaître une croissance aussi forte ? Je crois que la plupart des économistes reconnaissent que le système monétaire, le système de Bretton Woods a joué un rôle important et c'est en partie parce que ce système a éclaté que nous avons connu de telles difficultés par la suite.

Mais en même temps, les économistes qui essayent de quantifier la croissance économique ne rentrent pas ces facteurs institutionnels dans leurs modèles, parce que l'on ne sait pas le faire.

Pour l'Union monétaire, c'est un peu la même chose. Nous sommes impuissants avec nos instruments pour appréhender des changements institutionnels aussi importants. Je mentionnais d'ailleurs dans ma première remarque, les difficultés à coordonner et à trouver le bon dosage des politiques économiques. Ces difficultés ont en effet une composante politique, qui est la faiblesse de nos institutions politiques européennes. Par conséquent, un changement comme l'Union monétaire peut conduire à des situations très différentes de celles que nous connaissons actuellement.

Je conclurai sur ce point. Je crois que l'avenir est beaucoup plus ouvert que l'on a tendance à l'évaluer avec nos instruments.

Je vous remercie, Monsieur le Président.

M. Bernard BARBIER, Président.- Merci de ce point final, plus optimiste.

Je vais maintenant donner la parole à M. Michel DIDIER qui est Directeur de l'Institut REXECODE, car je pense qu'il a écouté à sa façon et il va réagir au travail qui vient de vous être présenté.

· Réactions et commentaires de M. Michel DIDIER, Directeur de REXECODE .-

Je vais essayer de limiter - parce qu'il y a énormément de choses dans le dossier qui nous est soumis - mes propos à quelques réactions tirées de ma propre expérience et de ma propre vision des choses, sur trois aspects des travaux proposés, mais qui sont souvent un peu mêlés dans l'analyse, à savoir :

- l'aspect prévision,

- l'aspect explication du passé qui est à la base de la prévision,

- ce qui affleure, bien que ce ne soit pas explicitement un élément du dossier, c'est-à-dire ce que j'appellerai les "quasi-recommandations" que l'on peut lire au travers des explications.

Je le ferai en axant mon intervention sur la France et sans focaliser sur le court terme, mais tout de même en attachant plus d'importance à ce qui va se passer d'ici l'an 2000 qu'en 2005, car sur cette période, nos idées sont encore assez incertaines, je ne vous le cache pas.

Pour résumer mon point de vue, je dirai que je suis assez d'accord avec l'allure générale de la prévision qui nous est proposée sur la tendance spontanée de l'économie mondiale dans les années à venir ; que je suis plus réservé sur certains éléments de l'explication du passé et assez en désaccord sur les recommandations implicites que j'ai cru lire entre les lignes.

Sur la prévision, nos perspectives vont moins loin que celles de l'OFCE, mais comme je l'ai indiqué, c'est surtout le début de période qui nous intéressait, c'est-à-dire les quatre à cinq ans à venir - je crois que cela suffit pour pouvoir réagir.

Ce qui nous est proposé ici, c'est une perspective avec un taux de croissance de 1,7 % aux Etats-Unis en moyenne. Personnellement, je considère que c'est trop faible, quand on voit l'état de l'économie américaine aujourd'hui. On nous propose une croissance de l'ordre de 2 - 2,1 % dans l'Union européenne. Cela me paraît tout à fait réaliste, peut-être d'ailleurs plus vraisemblable pour 1997-1999, contrairement au profil qui est sous-jacent, que pour la suite, où l'on peut imaginer que les choses peuvent aller mieux.

Cette croissance "molle" s'accompagnerait de fortes pressions désinflationnistes ou déflationnistes dans le document. Sur ce point, en fait, il me semble que ce que l'on appelle "fortes pressions désinflationnistes", c'est en fait - parce qu'elles sont dues essentiellement aux pays qui ont encore une inflation plus élevée que les autres en Europe, c'est-à-dire l'Italie, le Royaume-Uni, l'Espagne - à la convergence des inflations européennes à un niveau modéré, mais à mon sens, tout à fait soutenable sur le long terme.

En revanche, la perspective manque de hardiesse sur les taux d'intérêt. Il nous semble que les taux d'intérêt proposés pour l'Europe sont toujours trop élevés et qu'il est insuffisamment tenu compte à la fois de la désinflation et du contexte de croissance modeste proposée ici.

C'est un point essentiel, parce que ce qui a souvent distingué REXECODE d'autres instituts dans le passé, c'est que nous avons toujours considéré que la vraie condition d'un redémarrage durable de l'économie européenne était de nouvelles baisses de taux d'intérêt, aussi bien des longs que des courts. J'ai d'ailleurs toujours été plus que réservé sur les perspectives économiques - et là, je parle court terme, c'est-à-dire de la période prochaine - qui faisaient redémarrer l'économie européenne avant que les taux d'intérêt aient suffisamment baissé. L'expérience a montré que nous avons connu plutôt de fausses reprises en Europe, dans les années 90, et la question peut se poser aussi pour l'amélioration actuelle, celle que nous constatons pour la période prochaine. Mais attention, qu'il n'y ait pas à nouveau une fausse reprise européenne.

Sur l'explication du passé, j'ai des réserves essentiellement sur la pondération donnée aux facteurs explicatifs.

Certes, au travers de MIMOSA qui, en quelque sorte, synthétise ces mécanismes, bien sûr, il faut utiliser les outils existants. Je n'ai pas d'objection à la culture du mimosa... mais je pense qu'il faut se garder de toute monoculture... et de ce point de vue, je remercie M. le Président BARBIER d'avoir voulu semer quelques graines de REXECODE dans ce jardin de MIMOSA où il est utile d'avoir plusieurs essences.

Mes réserves tiennent pour une large part au rôle que l'on fait jouer aux déficits publics dans les mécanismes macro-économiques et les comportements des acteurs économiques, et ceci n'est pas sans lien avec la question des taux d'intérêt.

L'insistance à mettre au centre de l'explication les politiques budgétaires dites restrictives - c'est déjà un message - révèle bien l'explication privilégiée.

En fait, on écrit par exemple quelque part : "Dans aucun pays, le creusement des déficits publics n'apparaît comme une cause autonome de difficulté due à des politiques budgétaires inconsidérées". Je suis désolé, mais quand on regarde la période 90-95, il y a eu une dégradation spectaculaire des finances publiques en France et, de façon générale, en Europe, et cette dégradation - je ne m'étends pas - s'explique clairement par une forte dérive des dépenses publiques. Le cas de la France est tout à fait typique à cet égard, où la dépense publique a augmenté deux fois plus vite que la recette et deux fois plus vite que le PIB.

Je suis convaincu, pour ma part, que cette dérive française et européenne est une cause majeure de la fausse reprise de 94-95 et de l'enlisement dans la croissance "molle" que nous entrevoyons, les uns et les autres, il faut le dire, pour la période à venir.

Il est d'ailleurs intéressant d'observer que ces mêmes perspectives présentées il y a deux ans, à l'aide des mêmes outils, envisageaient une croissance française de 2,8 % en 1995 et de 2,6 % en 1996, avec une nette reprise de l'investissement productif que REXECODE ne considérait pas comme possible à l'époque ; ceci, parce que nous estimions que les déficits publics et les taux d'intérêt restaient encore trop élevés pour autoriser ce redémarrage.

Une autre confirmation du faible rôle que le modèle fait jouer à la politique budgétaire et aux ajustements de taux d'intérêt, se trouve aussi dans les prévisions d'il y a deux ans concernant les taux d'intérêt eux-mêmes. Selon ces perspectives, le taux à trois mois devrait être aujourd'hui à 5,8 %, c'est-à-dire au-dessus du taux de 94-95 - je n'ose pas songer à la situation de l'économie française si nous n'avions pas eu, fort heureusement, une forte baisse de taux grâce à la réduction du déficit public.

Je ne rappelle pas ces chiffres pour dire que, quelquefois, les prévisionnistes font des erreurs, tout le monde en fait, c'est le lot des prévisionnistes, mais pour essayer d'en tirer collectivement des enseignements pour l'explication du futur et sa prévision.

Remarque dernière, toujours dans le même sens, tirée cette fois de l'observation : je crois qu'il faut être attentif au fait que la lueur d'amélioration conjoncturelle de 1996 doit beaucoup à la politique de réduction des déficits budgétaires. C'est un peu un renversement de la vision des choses, mais renversement auquel je crois, ce qui remet en cause l'idée que moindre déficit égale politique restrictive.

Je vous donne simplement deux chiffres sur la période récente. Bien sûr, vous savez tous que les taux d'intérêt en France ont fortement baissé grâce à l'affichage d'un cap budgétaire clair et en réduction, et que ceci a eu sur l'économie française, en 1996, des conséquences assez différentes de celles qui étaient annoncées.

Selon les comptes trimestriels de l'INSEE, en valeur, le besoin de financement des administrations publiques s'est sensiblement réduit dans le courant de l'année 1996. Pour donner un chiffre trimestriel en équivalent annuel, pour que l'on puisse le comparer à des chiffres connus, ce besoin de financement est revenu de 400 milliards au début 1996 à un peu moins de 300 milliards au troisième trimestre 1996.

Ce qui est intéressant, c'est ce qui s'est passé en-dehors du secteur public, c'est-à-dire du côté des ménages notamment. On constate que les ménages ont quasiment de façon symétrique, réduit leur épargne financière, qui était en effet aux alentours de 400 milliards et qui est revenue aux alentours de 300 milliards au troisième trimestre 1996. Que s'est-il passé ? Tout s'est passé comme si les ménages voyaient, dans la réduction des déficits publics, une moindre menace de prélèvements futurs et adaptaient leur comportement en redevenant plus favorables à la consommation. C'est, en quelque sorte, ce qui a sauvé le peu de croissance de la France en 1996.

Ceci est, certes, conjoncturel, mais cela montre bien que les mécanismes ne fonctionnent pas toujours de la façon la plus classique, de la façon que l'on croit en tout cas.

En définitive, au-delà des premiers effets keynésiens qui existent toujours quand on réduit le déficit public, je crois que le renversement de conjoncture doit finalement pas mal à l'amorce de réduction de nos déficits publics.

Conclusion : ce n'est pas de trop grande rigueur budgétaire que la croissance française et européenne s'est étouffée, mais c'est d'insuffisance de rigueur budgétaire.

Toujours en ce qui concerne les désaccords d'analyse, il me semble que le rôle que l'on fait jouer au partage de la valeur ajoutée n'est pas le bon. Le niveau bas de la part des salaires dans la valeur ajoutée est conçu ici et là, dans l'analyse, comme responsable de la croissance économique faible, et elle aurait comme contrepartie, des profits élevés - Henri STERDYNIAK l'a dit deux fois dans son exposé - dont les entreprises, en quelque sorte, ne sauraient que faire. Ce raisonnement permet de conclure qu'il va bien falloir que cela cesse et que l'investissement va être dynamique dans la période prochaine. C'est d'ailleurs une erreur qui avait déjà été commise en 1994 et l'expérience a montré que l'investissement n'est pas vraiment reparti.

En fait, on comprend assez peu de choses à ce qui se passe depuis 1990, si l'on prend comme indicateur de résultats financiers des entreprises la part des profits dans la valeur ajoutée ou la part des salaires dans la valeur ajoutée. Les seuls vrais indicateurs de résultats qui commandent notamment les perspectives d'investissement, sont les ratios de retour sur le capital ou sur fonds propres, ratios à comparer d'ailleurs aux taux d'intérêt, c'est-à-dire, au fond, l'excédent de la rentabilité sur le taux d'intérêt, ce qui récompense le risque d'investir et d'entreprendre.

Or, le mécanisme en cours me paraît être ou avoir été le suivant - et quand je dis "être", c'est vrai aussi, parce qu'il continue : d'une part, la rupture de croissance de 1990 plus l'incertitude dans laquelle nous vivons depuis, la pression concurrentielle dans laquelle vivent les entreprises depuis 1990, avec des fausses reprises, des baisses de prix industriels, de fluctuations très courtes, des espoirs très vite déçus ; d'autre part, le niveau, qui reste élevé, des taux d'intérêt réels, auquel se sont ajoutés d'ailleurs, dans la période récente, des aléas sur les taux, a conduit les entreprises à privilégier délibérément le désendettement et le retour aux fonds propres, seule condition permettant d'assurer leur sécurité sur moyenne période. Or, la seule façon de se désendetter, c'est de dégager une capacité de financement, et pour ce faire, il faut gérer de façon rigoureuse ses coûts d'exploitation et ses investissements.

Faible part des salaires et modestie de l'investissement sont, en fait, toutes deux, des conséquences d'un même phénomène qui n'est pas des profits élevés, mais qui est une contrainte financière. La capacité de financement des entreprises révèle cette contrainte et elle n'est en rien le signe d'une aisance financière qui serait inemployée.

Le critère de profits significatifs - j'insiste sur ces points, parce que ce sont des choses qui, dans les mécanismes de modélisation, sont peut-être, sauf ignorance de ma part, assez peu intégrées - n'est pas un partage mais une rentabilité, c'est-à-dire un taux de retour sur le capital. Or, ce taux de retour a rechuté au début des années 90 - il s'était amélioré dans la deuxième partie, c'est vrai, et les investissements étaient repartis -, il se reconstitue très lentement depuis 1993 et il ne peut le faire que lentement, parce que, de façon générale, les flux changent lentement les stocks, de sorte que le désendettement et la reconstitution d'une profitabilité suffisante prennent des années.

La situation semble évoluer dans la bonne direction, mais je crois que l'ajustement dans lequel nous sommes depuis le début des années 90 n'est pas vraiment terminé et, de ce point de vue, je trouve la perspective proposée trop optimiste à court terme et trop pessimiste à moyen terme.

J'en viens très brièvement à ce que j'ai appelé les "recommandations implicites" du rapport, si les auteurs acceptent ce terme.

Si je comprends bien les raisonnements donnés dans ces explications, on est tenté de penser, et en tout cas on interprète la chose comme l'idée, que plus de croissance passerait par des politiques budgétaires moins restrictives et par un partage de la valeur ajoutée plus favorable aux salaires.

Or, ces deux voies sont, à mes yeux, deux voies qui reporteraient la reconstitution de la rentabilité, qui reporteraient la fin du désendettement et qui reporteraient la reprise de l'investissement, donc le déclenchement des mécanismes de croissance. Je l'ai évoqué assez clairement sur les politiques budgétaires, je n'y reviens pas.

Quant à l'idée d'une sorte d'anticipation salariale provoquée ou recherchée, elle ne ferait que freiner le rééquilibrage financier du système productif et son retour à des comportements plus expansifs.

Restent deux aspects sur nos relations avec le reste du monde.

Premier aspect : la question européenne.

Certes, on peut faire plusieurs scénarios, mais il me semble qu'il faut être bien conscient de ce que la réalité de tendances de l'Europe, c'est actuellement la convergence. Bien sûr, nous avons les yeux rivés sur les fameux 3 %, mais la réalité, c'est que l'Europe converge fondamentalement dans son tréfonds économique, de manière très rapide actuellement. Or, ce qui est le vrai critère de la convergence, c'est l'inflation, car on peut vivre avec des déficits différents entre deux pays, mais force est de reconnaître que l'on ne peut pas vivre avec une monnaie unique et des taux d'inflation durablement différents.

Or, cette convergence de l'inflation et d'ailleurs des taux d'intérêt longs est quasiment faite, à horizon de 1997. Les critères montrent en effet que, pratiquement, l'Europe est faite sur ce critère de convergence.

Je suis donc assez optimiste sur la capacité de nos dirigeants politiques, le jour venu - je dis bien le jour venu, car il y a des choses que l'on ne peut pas faire par avance - pour apprécier les critères qui restent - c'est-à-dire les critères de déficit public sur lesquels nous avançons, mais il est vrai que la barre des 3 % ne sera probablement pas atteinte de façon générale - de manière telle que l'on comparera, le jour venu, les avantages et les inconvénients collectifs qu'il y a à interpréter des critères ou à casser une mécanique qui évolue favorablement.

De ce point de vue, les résultats qui nous sont présentés me laissent rêveur mais aussi inquiet, c'est-à-dire que je doute que l'on prenne un scénario 1 ou un scénario 2 ; finalement, cela change aussi peu les choses pour l'Europe dans son ensemble, car quand on compare les deux scénarios et la croissance européenne, c'est vraiment au niveau du 1/10ème de point.

Je crois que si malheureusement le scénario de l'arrêt devait se produire - car le report veut dire véritablement l'arrêt -, il se passerait des choses bien plus désagréables pour l'Europe dans son ensemble et pas simplement pour tel ou tel pays, que ce qui est décrit.

Deuxième aspect - et je terminerai là-dessus - de nos relations avec le reste du monde : ce deuxième aspect est, en fait, contenu dans le titre du rapport. Si "la croissance est ailleurs", il faut aller la chercher là où elle est et pour aller la chercher là où elle est, il faut se mettre en position d'être compétitif pour pouvoir bénéficier, non pas pour la prendre à autrui - l'économie n'est pas un jeu à somme nulle - mais pour être en état d'avoir une offre compétitive, d'avoir des produits compétitifs, de réinvestir pour pouvoir faire ces offres.

Je crois que l'attente, en termes de demande mondiale, est quasiment infinie à l'échelle d'une économie ou d'une industrie comme celle de la France. La question est de savoir la capter.

J'espère que cette question sera présente dans la seconde étape des réflexions du CEPII et de l'OFCE que nous a annoncée M. PISANI-FERRY.

Merci, Monsieur le Président.

M. Bernard BARBIER, Président .- Merci à vous, Monsieur DIDIER. Vous avez présenté les choses de telle façon que dans quelques instants, après avoir entendu M. LAROQUE, nous aurons une discussion avant de passer au dernier orateur de cette matinée.

Je donne la parole à M. LAROQUE, qui est Directeur des Etudes et Synthèses économiques à l'INSEE et qui va nous présenter un point de vue sur le potentiel de croissance de l'économie française.

Nous avons prévu environ un quart d'heure, afin de garder le temps nécessaire à la discussion ou aux questions qui seront posées, avant que Mme GRUNBERG, qui est venue spécialement de New-York, clôture ce Colloque par les réflexions menées Outre-Atlantique sur la mondialisation.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page