Les enseignements à tirer d'un demi-siècle d'élection présidentielle au suffrage universel direct

Pascal PERRINEAU - Professeur des universités, politologue, chercheur au CEVIPOF

L'Institut Alain POHER m'avait demandé de tirer quelques enseignements de la période de bientôt 60 ans d'élections présidentielles au suffrage universel direct, ou plutôt du retour de celles-ci puisque la II e République avait déjà connu une telle élection en 1848. L'issue de cette dernière fut telle que pendant un siècle, l'idée même d'une telle élection fut impossible, ce qui explique les timidités relatives du Général de GAULLE, notamment dans son discours de Bayeux et dans la rédaction de la Constitution en 1958.

Afin de penser l'avenir, j'effectuerai une rétro-analyse. Personne ne veut mettre en cause l'élection du Président de la République au scrutin universel direct. Certains veulent la maintenir en l'état, d'autres souhaitent la faire évoluer en transformant la V e République à l'autrichienne, à la portugaise ou encore à la polonaise. D'autres encore prônent de créer du pluralisme au niveau parlementaire en changeant radicalement les modes de scrutin.

Un mode de scrutin n'est pas simplement une technique pour représenter la diversité du corps électoral. Il est également une technique pour dégager des majorités pour gouverner. Très souvent, dans le débat, nous avons l'impression qu'il est uniquement une technique de représentation. Or ce n'est pas le cas.

L'appréciation que l'on a de la proportionnelle et du majoritaire est tout à fait différente. Si le mode de scrutin est compris comme une technique de représentation, la proportionnelle est effectivement perçue comme démocratique puisqu'elle permet de représenter toute la diversité de la manière la plus précise possible. Au contraire, si le mode de scrutin vise à dégager des majorités pour gouverner, le diagnostic sera totalement inverse. Le majoritaire apparaît comme le plus démocratique, puisque la coalition est décidée devant le peuple. À la proportionnelle, la coalition de Gouvernement est rarement décidée devant le peuple, ce qui fait apparaître des partis « charnières » ne représentant que 2 % ou 3 % des électeurs, qui décident de la confection d'une majorité dont le peuple est alors complètement dépossédé.

Jean Pierre SUEUR

À noter qu'en 1986, une élection à la proportionnelle intégrale a dégagé une majorité, tandis qu'en 1988, le retour à un scrutin majoritaire ne l'a pas permis, entraînant de grandes difficultés pour Michel ROCARD qui a dû faire appel au 49-3 à plusieurs reprises.

Pascal PERRINEAU

En 1986, il ne s'agissait pas d'une véritable proportionnelle intégrale. La taille de la circonscription départementale, avec parfois un faible nombre de postes de députés à allouer, réintroduit des effets majoritaires.

Je m'efforcerai de remettre ces élections présidentielles dans le temps long et d'identifier les évolutions en fonction des acteurs, des époques et de la société dans laquelle se développaient cette élection et ce système présidentiels.

Pour véritablement comprendre, il est nécessaire de se placer dans un temps encore plus long de l'histoire politique française, permettant de comprendre la spécificité et de relativiser les comparaisons avec nos voisins européens. Une histoire politique française, dont on peut se réjouir des qualités et se désoler des travers, doit être prise en compte.

Lors d'une analyse de ce temps long, nous sommes frappés du fait que la France, contrairement à d'autres pays, a connu la Révolution de 1789, qui est une véritable cassure entre l'ancien et le nouveau, avec toute la brutalité de la cassure et la logique binaire qu'elle induit durablement dans la culture politique. Dans d'autres pays, il y a eu davantage de continuités et de souplesse dans la transition de régime et donc dans la transition de légitimité.

Jacques JULLIARD, dans un papier intitulé La tentation du Prince Président publié dans Pouvoirs , indiquait : « Partout ailleurs, l'histoire de la démocratie est l'histoire d'une greffe ou à la rigueur d'une naissance, comme aux États-Unis. En France, cela n'est pas le cas. C'est l'histoire d'une substitution . » Pendant toute la première moitié du XIX e siècle, et au-delà, la France cherche à marier les deux principes : celui de la légitimité de type monarchique, transcendante ou historique et celui d'une légitimité populaire issue des urnes.

Ce chaos institutionnel que connaît la France au XIX e siècle n'est que le symptôme de cet affrontement des deux légitimités et de la difficulté à les tisser ensemble. Sous les III e et IV e Républiques, le premier principe de légitimité semble disparaître, tandis que le second principe s'impose.

La démocratie se trouve devant un malaise. Claude LEFORT, l'un des philosophes politiques les plus intéressants en France, dit que « la démocratie est un lieu vide ». Pour lui, la démocratie, ce sont deux principes contradictoires : le pouvoir émane du peuple (légitimité populaire) mais il n'est le pouvoir de personne. L'historien, Nicolas ROUSSELLIER, dans son ouvrage La force de gouverner , montre comment sous la Troisième République on veut faire disparaître absolument toute figure du Président de la République et vider ainsi l'exercice du pouvoir de tout référent personnel. La figure du Président de la République doit être anonyme, le pouvoir exécutif doit disparaître, ce qui n'est bien sûr pas possible. Tel ou tel président, plus audacieux que les autres et au travers d'une « politique cérémonielle », fait ré-exister progressivement la figure présidentielle et donc celle d'un exécutif un peu « vertical ». Il explique ainsi comment le socialiste Vincent AURIOL fait ré-exister une légitimité davantage verticale et d'incarnation au coeur même de la IV e République. La démocratie a aussi besoin d'être incarnée. Quand Maurice DUVERGER invente cette notion de « monarchie républicaine », il précise bien que les régimes parlementaires ont également vu les mêmes mécanismes se mettre en place au profit de la figure du Premier ministre.

Il faut penser l'évolution de la V e République à partir de cette perpétuelle tension entre ces deux principes. Dieu sait si avec son père fondateur, le Général de GAULLE, les choses sont claires. Il y a une légitimité historique, qui au début de la V e République considère qu'elle se suffit à elle-même. En 1960, après la semaine des barricades, le Général de GAULLE déclare : Je m'adresse à la France, mon cher et vieux pays. Nous voilà donc encore une fois ensemble devant une lourde épreuve. En vertu du mandat que le peuple m'a donné et de la légitimité nationale que j'incarne depuis 20 ans, je demande à tous et à toutes de me soutenir quoiqu'il arrive ».

Le Général de GAULLE s'aperçoit rapidement que cette « légitimité nationale » ne suffira pas pour ses successeurs. D'où l'intérêt de tisser ces deux principes de légitimité, ce qu'a tenté de faire le travail de réforme en 1962. Il fallait donner un poids décisif à l'exécutif dans l'exercice des pouvoirs tels qu'ils sont reconnus dans la Constitution de 1958.

L'épreuve de vérité est remportée haut la main en 1962, avec 62 % de « oui » à la réforme constitutionnelle puis, en 1965, par une participation record (84,8 % des inscrits) au premier tour de l'élection présidentielle. Cette affaire d'une légitimité populaire délivrée directement par le peuple intéresse les Français, même lorsqu'il est porteur d'autres légitimités tel que ce fut le cas du Général de GAULLE.

La seconde épreuve de vérité se déroule en 1969. Une fois « le chêne abattu », en référence au dessin de Faizant à la « une » du Figaro au lendemain de la mort du Général de GAULLE, peut-il se relever avec d'autres figures ? L'ouvrage de Georges POMPIDOU Le noeud gordien délivre une bonne analyse. Il identifie un problème dans l'après-gaullisme car il y a la « conviction si répandue que ce qui tient par le Général de GAULLE ne tiendra plus sans lui et qu'une fois encore nous sommes voués à la crise de régime ». Malgré une abstention plus forte, la large victoire du Président POMPIDOU est imparable (58 %). Il s'agit d'une victoire contre Alain POHER, ce qui démontre qu'il y avait encore deux manières de faire vivre la fonction présidentielle. Georges POMPIDOU, dans sa première conférence de presse du 10 juillet 1969, indique que son élection a été « un véritable test pour les institutions ». Il ajoute : « Le choix qu'a fait le peuple français démontre son adhésion à la conception gaullienne du rôle du Président, [laquelle] comporte la primauté du chef de l'État qui lui vient de son mandat national et qu'il est de son devoir de maintenir ». Avec le Président POMPIDOU, un héritage tente de se mouler dans le mythe du père fondateur, mais il s'aperçoit vite qu'il faut non seulement que le Président ait cette légitimité démocratique mais qu'il la teste plus souvent que le père fondateur. Cette conviction explique le projet de révision constitutionnelle, déposé sous la présidence POMPIDOU, et la volonté de passer au quinquennat, qu'il annonce en 1973. Certes, beaucoup ont dit que cette idée était liée à sa maladie. Il avait néanmoins l'idée qu'une société moderne doit avoir un mandat plus court et qu'une présidence sans légitimité historique avec la seule légitimité populaire doit l'éprouver plus souvent. Ce projet intervenait, en outre, après le référendum de 1972 marqué par une forte abstention de près de 40 % des électeurs inscrits. Cette réforme ne se concrétisera pas, faute de majorité parlementaire suffisante. Cet héritage interroge sur les ressorts à mobiliser lorsque la légitimité populaire n'est pas accompagnée d'une légitimité historique. L'échec du quinquennat et la mort de Georges POMPIDOU montrent qu'il n'est pas facile de sortir du moule gaullien et d'innover.

Avec Valéry GISCARD d'ESTAING, en 1974, on observe une continuation d'une certaine modernité, engagée par le système POMPIDOU qui a été parfaitement analysé par Gilles MARTINET ( Le système Pompidou ) montrant que sous la réalité du marbre gaullien résidait également une grande capacité du régime à s'adapter au rythme du changement social et économique. GISCARD d'ESTAING tente de reprendre cette tentative d'adapter le leadership présidentiel à une société moderne qui a changé (mai 1968, la croissance, l'enrichissement, le développement des couches moyennes salariées).

Il le fera de manière évidente dans sa campagne en 1974 lors de laquelle il a géré d'une main de maître son image d'adaptation de la fonction présidentielle. Jacques CHAPSAL parlait de « néophilie », car il avait, selon lui, su s'adapter mais s'était ensuite enfermé dans « la nouveauté pour la nouveauté ». Cette « néophilie » a contribué à le perdre en le faisant tomber dans certains gadgets (défilé du 14 juillet, invitation chez le Français moyen, etc.).

Le paradoxe est que, dans cette présidence qui s'efforce d'être moderne, une nostalgie monarchique fait retour, comme un inconscient de cette institution. Cela finira par cette terrible couverture du Nouvel Observateur déclamant, sous une caricature de Valéry GISCARD d'ESTAING en Louis XV, « L'homme qui voulait être roi », faisant référence à la fin du mandat présidentiel où Valéry GISCARD d'ESTAING avait donné des signes, qui pouvaient paraître désuets, pour se resituer dans une noblesse réelle ou empruntée. Sa présidence marie, dans un étrange mélange, des éléments de modernité plutôt caractéristiques du début de son septennat, et une pratique présidentialiste avec une nostalgie monarchique dans la seconde moitié du mandat, où a été observé un retour constant du refoulé monarchique, quel que soit le type du Président.

François MITTERRAND a été un « anti-modèle » fasciné par le modèle et qui avait bien compris la logique de ce que pouvait apporter une élection présidentielle, et notamment la capacité pour un outsider d'entrer dans le jeu dès 1965.

Ghislaine OTTENHEIMER

François MITTERRAND avait surtout compris qu'on ne reviendrait pas sur ces institutions auxquelles il n'était pas favorable sauf à vouloir renoncer définitivement à la vie politique.

Pascal PERRINEAU

Il en voit toutes les possibilités : pour lui, pour la prise du pouvoir au sein du Parti socialiste. François MITTERRAND adopte, avec beaucoup de talents et parfois même un sur-jeu, ce modèle. L'intronisation à grand spectacle de François MITTERRAND est tout de même troublante. De GAULLE aurait-il osé se prêter à ce genre d'intronisation ? Il intègre et digère extrêmement rapidement la logique présidentielle, le contrôle du Président sur le parti dominant, le contrôle sur le groupe parlementaire, les changements dans la Haute administration, l'utilisation rapide de toutes les armes du parlementarisme rationnalisé inventé par Michel DEBRÉ, l'oubli rapide de la réduction du mandat présidentiel et de la suppression du 49-3 ou encore la concentration du pouvoir à l'Élysée. Le 2 juillet 1981, François MITTERRAND déclare devant le Parlement : « Nul n'ignore au sein du Gouvernement que le Président de la République peut à tout moment faire prévaloir l'opinion qu'il a de l'intérêt général. Le changement que j'ai proposé au pays commande désormais mes démarches. J'ai dit à plusieurs reprises que mes engagements constituaient la charte de l'action gouvernementale. J'ajouterai qu'ils sont devenus la charte de votre action législative ». François MITTERRAND rentre dans le moule en y greffant, en 1986, le supplément de la cohabitation sous une forme combative.

La fin du second septennat (1994-1995) est également troublante. Lors de son entretien avec Jean-Pierre ELKABBACH le 12 septembre 1994, l'homme issu de la légitimité démocratique entre de plus en plus dans le dialogue avec la transcendance : « Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas ». Une forme de légitimité transcendante, extra-démocratique, s'exprime, même chez François MITTERRAND.

Cette fin de deuxième mandat est très personnalisée. Dans la revue Le débat , Paul THIBAUD, ancien patron de la revue Esprit dit, dans son article intitulé L'Homme au-dessus des Lois , que la fin du septennat de François MITTERRAND va de pair avec une idée de soi dévorante. Jean LACOUTURE répondra à ce diagnostic sévère. On se demande s'il s'agit d'un président de la République ou de la fin d'un itinéraire personnel. Cette critique extrêmement vive de Paul THIBAUD touche quelque chose d'assez vrai.

Après MITTERRAND, les Français verront des présidences d'un autre type. Les présidences CHIRAC, SARKOZY et HOLLANDE s'efforcent de sortir d'une certaine verticalité gaullienne, déclinée à des degrés divers par POMPIDOU, GISCARD et MITTERRAND, pour entrer dans l'ère de la banalisation, de la dé-symbolisation et de la normalité. Cette dynamique, théorisée par l'actuel Président de la République et sa notion de « candidat normal », se voit dès la campagne tout à fait novatrice de Jacques CHIRAC, ainsi que dans une autorité présidentielle qui sera profondément entamée dès 1997 par une violente cohabitation de cinq ans.

Le Président CHIRAC semble alors faire un bout de chemin vers l'adversaire avec l'affaire du quinquennat. Il se laisse imposer une réforme dont il n'avait aucune envie, donnant parfois l'impression d'une « présidence fainéante » (cf. selon Marcel GAUCHET) qui s'installe peu à peu.

La présidence de Nicolas SARKOZY voit la mise en place rapide de ce qu'Olivier DUHAMEL appelle « l'hyper-présidence », de pair avec un fort mouvement de dé-symbolisation et de désacralisation de la fonction (cérémonie d'investiture, tenue de jogging à l'Élysée, etc.), qui avait initié avec Jacques CHIRAC. On voit une omniprésence d'une certaine parole qui n'a pas tous les attributs de la parole présidentielle. Pour reprendre l'analyse de l'autorité monarchique par l'historien Ernst KANTOROWICZ à travers les deux corps du Roi (corps réel qui renvoie sans cesse à un corps symbolique, celui de la Nation), tous les Présidents de la République jusqu'à MITTERRAND ont ces deux corps. Par la suite, de manière claire, le corps réel envahit le corps symbolique, jusqu'à parfois le faire oublier. Cette dérive d'une certaine privatisation, au sens négatif du terme, constitue l'un des éléments forts du malaise dont vous parliez qui est le nôtre aujourd'hui. Le corps réel, avec ses affects et ses affaires privées, se met à envahir, même des lieux de pouvoir où le corps symbolique doit se faire voir. Ce mouvement initié sur un mode mineur sous Giscard devient prégnant depuis Nicolas SARKOZY.

Cependant, ces « désymbolisateurs » voient systématiquement la limite de l'exercice, tel que l'a montré la seconde partie du quinquennat SARKOZY avec la redécouverte des vertus d'une certaine solennité présidentielle, notamment lorsque l'opinion sanctionne. Avec François HOLLANDE, cette histoire de « candidat normal » va théoriser l'évolution. Comme si le président pouvait être un homme ordinaire... On ne peut passer du « candidat normal » à l'oxymore du « Président normal ».

François HOLLANDE gagne grâce à un profond anti-sarkozysme. Les effets de mimétisme analysés avec brio par René GIRARD montrent qu'il faut se méfier des effets miroirs, dans ces phénomènes d'opposition. Quand on veut rejeter un autre, on est un peu contaminé par l'autre. On se hait parce que l'on s'imite. La première partie du premier quinquennat du Président actuel ressemble assez farouchement à la première partie du quinquennat de Nicolas SARKOZY, avec les mêmes effets pervers, la même sanction en termes d'opinion et même volonté de désymboliser. Nous assistons aujourd'hui à une volonté d'ouvrir une seconde partie de quinquennat, sous le signe de la re-symbolisation, largement influencée par les circonstances : crise financière pour Nicolas SARKOZY, état d'urgence après les attentats terroristes pour François HOLLANDE. Dignité, solennité, thématique de l'unité nationale font retour pour tenter de revêtir les habits du monarque républicain susmentionné.

Toutes les réformes et les réflexions, les plus audacieuses et les plus passionnantes tout au long de cette journée de réflexion, visent à donner un contenu à l'unité nationale afin qu'elle ne devienne pas incantatoire, et donc exaspérante. Autour de quoi construire cette unité ? Avec qui éventuellement ?

Les Français, nos concitoyens, nous-mêmes sommes bloqués dans une formule politique qui vient du fond de notre Histoire, qui est la synthèse difficile entre la légitimité populaire et une légitimité d'autres types. Pour reprendre les termes de René RÉMOND, entre l'autorité bonapartiste et la démocratie. Nous avions trouvé en 1958, en 1962 puis en 1981 un point d'équilibre, qui parvient à sa fin. Il faut le réinventer tous ensemble avec beaucoup de bonne volonté et d'intelligence.

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