SEANCE DU 30 OCTOBRE 2002


M. le président. « Art. 1er. - L'article 1er de la Constitution est complété par la phrase suivante : "Son organisation est décentralisée". »
La parole est à M. Yves Détraigne, sur l'article.
M. Yves Détraigne. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, l'article 1er du projet de loi constitutionnelle précise que l'organisation de la République est décentralisée. Comme la plupart des sénateurs élus locaux présents dans cet hémicycle, je me réjouis que soit inscrit en lettres d'or dans la Constitution le fait que notre République est décentralisée. Je regrette cependant qu'il ne soit pas indiqué qu'elle est également déconcentrée.
La décentralisation, engagée voilà une vingtaine d'années dans notre pays, correspond, me semble-t-il, au transfert de responsabilités, de compétences de l'Etat vers les collectivités locales. Or, les élus locaux que nous sommes sont nombreux à mesurer chaque jour, dans le cadre de la gestion de leurs collectivités, les limites de cette décentralisation, précisément parce que l'Etat, lui, n'a pas adapté son organisation et son fonctionnement à cette nouvelle donne.
Tant que les préfets et les responsables des services extérieurs de l'Etat seront abreuvés, de la part de l'administration centrale, de circulaires et qu'ils continueront à faire primer ces dernières sur la loi lorsqu'ils doivent apprécier les décisions que les collectivités locales sont censées prendre librement, nous nous heurterons à des blocages quant à la mise en oeuvre de la décentralisation au niveau de la « République des proximités », pour reprendre l'expression employée hier par M. le Premier ministre.
Je regrette donc que l'article 1er du projet de loi constitutionnelle ne fasse pas référence à la nécessaire réorganisation de l'Etat, qui devrait aller de pair avec la décentralisation.
Par ailleurs, j'ai appris, lors de mes études déjà lointaines, que la Constitution était la loi fondamentale de notre pays. Cette loi fondamentale doit, à mon avis, être sans ambiguïté.
Or, je crains que certaines dispositions qu'il nous est proposé d'introduire dans la Constitution - je pense en particulier à l'article 6, qui traite de la part déterminante que doivent prendre les recettes fiscales et autres recettes propres dans l'ensemble des ressources des collectivités locales - ne soient source d'ambiguïtés et donc de contentieux, ce qui, avouez-le, serait regrettable pour la Constitution, loi de tous qui ne doit receler aucune ambiguïté, loi sur laquelle les collectivités locales et les services de l'Etat, notamment les préfets chargés de contrôler l'application de la loi par les collectivités locales, doivent se retrouver.
Je souhaite donc que nos discussions permettent d'éviter ces deux écueils qui pourraient aboutir, si l'on n'y prenait garde, à rendre plus complexe encore la gestion des collectivités locales. Or - je ne parle pas pour les présidents de conseils généraux et de conseils régionaux qui ont, quant à eux, des attentes en matière de transfert de compétences nouvelles -, ce sont surtout une simplification et une clarification de l'exercice de leurs compétences qu'attendent les maires, si j'en crois ce qui est dit au président de l'association des maires du département de la Marne que je suis.
Je souhaite donc que nos débats permettent effectivement de simplifier et de clarifier l'exercice de leurs compétences par les collectivités locales.
M. le président. La parole est à Mme Hélène Luc.
Mme Hélène Luc. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, l'ajout proposé à l'article 1er de la Constitution est hautement symbolique de l'attitude du Gouvernement.
Il s'agit en effet d'une attitude politique qui confine au dogmastisme, qui vise à afficher d'emblée, quelles qu'en soient les conditions, la remise en cause de la République telle qu'elle est définie aujourd'hui.
Cette attitude politique a pour conséquence une proposition élaborée dans la précipitation, donc approximative et par là même dangereuse pour le futur équilibre de nos institutions ainsi que pour le respect de ce qui fait la spécificité de notre pays : une République une et indivisible qui reconnaît la libre administration des collectivités territoriales comme moyen d'efficacité démocratique et sociale.
Cette rédaction remet en cause le rôle national de nos communes, de nos départements et de nos régions, rôle qui gêne M. Giscard d'Estaing. Ce dernier a en effet déclaré, hier matin, qu'il fallait décentraliser la France comme l'Italie et l'Allemagne. Ainsi que vient de le démontrer mon amie Nicole Borvo, le véritable enjeu est d'appliquer la politique libérale du Gouvernement.
Bien entendu, la situation actuelle de ces collectivités territoriales n'est pas satisfaisante. L'attitude des sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen lors de la discussion de chaque projet de loi de finances est d'ailleurs claire : il faut donner aux communes, aux départements et aux régions le moyen d'assumer leurs compétences. C'est dans cet objectif que nous exigeons dès aujourd'hui une réforme fiscale que, pour le moment, vous vous refusez à prévoir.
Ces difficultés croissantes ne doivent pas servir d'alibi à une remise en cause de l'Etat républicain, à une poussée vers un fédéralisme vecteur de libéralisme.
Notre crainte vive d'une dérive fédérale se fonde sur la rupture du principe d'égalité qu'elle comporte ; ce maître mot de la Constitution, qui fait rêver tant de citoyens du monde, ne supporte en effet aucune autre précision.
M. Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, approuvait lui-même, en décembre 2001, cette orientation en se prononçant pour « une décentralisation différenciée selon les régions ».
Il a d'ailleurs confirmé ce souhait par son « forcing » corse. Il souhaite utiliser cette situation locale comme laboratoire de l'organisation territoriale future de notre pays.
La promesse de l'organisation de concours régionaux d'accès à la fonction publique est un premier signe que nous jugeons inacceptable et particulièrement dangereux. C'est proprement la remise en cause de la fonction publique nationale !
Le principe même d'« organisation décentralisée », expression dont le Conseil d'Etat a souligné le caractère administratif et technique, nous apparaît porteur d'un émiettement national.
Ce sentiment est encore renforcé par l'introduction de cette disposition dans l'article 1er de la Constitution. Cet article est le produit de notre histoire. Il édicte de grands principes politiques et philosophiques qui fondent l'unité de la nation et la démocratie, cette démocratie qui a permis de défendre de si nobles causes. Permettez-moi de vous en rappeler les termes : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
Compléter cette déclinaison de principes supérieurs par la phrase « Son organisation est décentralisée » apparaît surprenant et déplacé. Nombre de personnalités, de constitutionnalistes, nombre de nos collègues ont souligné cette incongruité. Ils l'ont fait de manière si convaincante que la commission des lois a décidé de retirer la modification proposée par le Gouvernement. Pourtant, monsieur le rapporteur, vous vous êtes arrêté au milieu du gué. Vous n'avez pas suivi le conseil avisé de M. Robert Badinter ou de M. Patrice Gélard de renvoyer cette mention à l'article 72 de la Constitution relatif aux collectivités territoriales, ce qui, au demeurant, ne nous semble pas utile, mais nous aurons l'occasion d'en reparler.
Vous souhaitez donc, monsieur le rapporteur, intégrer cette disposition à l'article 2 de la Constitution. Or cet article concerne la langue de notre pays, son drapeau, son hymne, sa devise et le principe de la souveraineté populaire. Il n'est pas sérieux d'y intégrer une conception, peut-être éphémère d'ailleurs, de l'organisation territoriale !
Face à ces difficultés de rédaction, ne serait-il pas temps, messieurs les ministres, de nous faire part de l'avis du Conseil d'Etat, qui, a-t-on pu apprendre par la presse, s'est opposé fermement à l'article 1er du projet de loi, comme à d'autres dispositions d'ailleurs ?
Il est frappant de constater à quel point le Conseil d'Etat est écarté des débats comme un pestiféré (Exclamations sur les travées du RPR), alors qu'il fut si longtemps considéré comme « la » référence du droit public français.
M. Josselin de Rohan. Vous vous êtes souvent moqués de ses avis !
Mme Hélène Luc. Je ne voue aucun culte à l'institution du Palais-Royal, mais je suis surprise de l'ostracisme dont, messieurs les ministres, vous la frappez aujourd'hui.
Il faut éclairer les débats. Aussi, avec tous les sénateurs de mon groupe, je demande instamment que nous ayons connaissance des avis du Conseil d'Etat.
Messieurs les ministres, ce que vous proposez constitue un coup de force contre la République (Exclamations sur les travées du RPR et des Républicains et Indépendants), oui, je dis bien un coup de force contre la République, contre l'égalité à laquelle tous les Français ont droit.
M. Jean Chérioux. Tout ce qui est excessif est sans valeur !
Mme Hélène Luc. C'est pourquoi, le 1er mai, dans toutes les villes de notre pays, ils ont manifesté pour la défendre avec tant d'ardeur.
Compte tenu de ces quelques remarques, je pense que vous aurez compris, mes chers collègues, que les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen voteront contre l'article 1er, qui met gravement en cause la conception républicaine de notre nation, l'originalité de la France.
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Peyronnet.
M. Jean-Claude Peyronnet. N'ayant pas eu la parole tout à l'heure alors que je la demandais pour explication de vote, je dirai tout d'abord que nous avions l'intention de voter contre la seconde motion présentée par le groupe communiste. En effet, nous considérons que ce texte est un peu bâclé ; c'est d'ailleurs l'un des arguments que nous retenons contre l'article 1er.
Nous avons déjà dit qu'élever la décentralisation au rang des grands principes fondateurs de notre démocratie était concevable, certes, mais n'était pas convenable. Ces grands principes d'indivisibilité, de démocratie, d'égalité, de laïcité ne se situent pas sur le même plan. Ils n'ont pas la même valeur ni la même portée. Il y a, d'un côté, des principes universels et, de l'autre, des principes qui sont spécifiques à la République française.
J'ai relevé, dans les interventions de M. le garde des sceaux et de M. le ministre délégué, un certain nombre de phrases ou de mots qui me sont apparus quelque peu inquiétants. Ainsi, le terme de « rupture » relevé par mes amis du groupe communiste est assez préoccupant. Je n'irai pas jusqu'à parler de cacophonie, mais ce terme me semble contradictoire avec les propos tenus par le Premier ministre, dans les provinces et dans cette enceinte, lorsqu'il a rendu un hommage très appuyé à l'oeuvre de ses prédécesseurs, les initiateurs de la décentralisation, MM. Pierre Mauroy et Gaston Defferre. Il y a là, me semble-t-il, un abus de langage.
Ce n'est pas parce que l'on proclame qu'il faut prévoir une meilleure couverture financière des compétences transférées que l'on peut parler de rupture. Cela voudrait dire que les initiateurs de la décentralisation ont sciemment voulu qu'il y ait un déséquilibre. Or ce n'est pas le cas. Qu'il y ait eu une dérive, nous ne le nions pas. Il faut maintenant la corriger.
Mais le reste me semble plutôt aller dans le sens de la continuité, même si nous ne saurions approuver tout ce qui nous est présenté aujourd'hui.
M. Devedjian dit que nous avions le droit de faire ce que nous voulons puisque nous sommes des constituants. La question n'est pas là !
Nous n'avons pas dit qu'il ne fallait pas que notre République soit décentralisée. Nous pensons seulement qu'il ne faut pas faire figurer cette affirmation à l'endroit prévu. Comme je l'ai dit dans mon intervention liminaire, cette question n'est pas seulement esthétique ou de pure forme. Elle est lourde de conséquence.
Dans la discussion générale, j'ai exprimé les craintes qu'il me semblait impossible de ne pas nourrir sur des interprétations possibles du juge constitutionnel relativement à la prééminence éventuelle du principe de décentralisation sur les principes d'égalité ou de laïcité. On peut très bien concevoir une telle prééminence sur des questions majeures comme les langues régionales, l'enseignement, la sécurité. Après tout, certains réclament, y compris certains de mes amis, que la sécurité soit une compétence décentralisée. Pourquoi n'en serait-il pas ainsi ?
Sur de telles compétences, les principes d'égalité, de laïcité, d'unicité peuvent subir de graves entorses en vertu du principe de décentralisation. On pourrait même concevoir que la décentralisation soit considérée comme supérieure au principe de l'unicité de la République. Dans ces conditions, le fait de l'élever au même niveau que les autres principes fondamentaux me semble tout à fait fâcheux.
Telle est la raison primordiale de notre opposition à l'article 1er. Toutefois, outre cet argument, il en est bien d'autres, portant tant sur le fond que sur la rédaction.
De quoi parle-t-on ? De quelle organisation s'agit-il ? On suppose, et vous nous avez un peu rassurés sur ce point, que c'est l'organisation administrative qui est visée. Mais alors, l'Etat serait-il décentralisé ? Vous nous avez dit que ce n'était pas le cas, et que cela allait de soi. Mais il aurait mieux valu le préciser !
Je me suis demandé si le fait que le Président de la République ait été pendant longtemps attaché à la fois à Paris et à la Corrèze était suffisant pour que l'on considère le Président de la République comme décentralisé. ( Sourires. ) Je ne le crois pas !
De la même façon, les rois de France se transportaient dans leurs résidences du Val de Loire, ce qui ne les empêchait pas d'être de grands centralisateurs, ni l'Etat de demeurer très centralisé. Je pense donc qu'il aurait fallu introduire la notion de déconcentration, et je vous suggère la formule de « déconcentralisation », qui aurait une certaine élégance. Réfléchissez bien, monsieur le garde des sceaux, c'est un terme qui a son intérêt ; je plaisante, bien sûr !
La commission des lois suggère de préciser qu'il s'agit de l'organisation « territoriale ». C'est mieux, mais cela ne lève pas l'objection majeure que j'évoquais.
Au fond, je me demande si le Gouvernement ne cherche pas autre chose et si l'affichage de la volonté décentralisatrice est bien l'essentiel. L'exposé des motifs précise en effet que la décentralisation prendrait tout son sens et toute sa portée avec l'objectif de subsidiarité présenté à l'article 4 et lie expréssement l'article 1er et l'article 4, ce principe de subsidiarité étant lui-même mis en oeuvre par le législateur et le Gouvernement, par l'application sur un territoire de mesures différenciées.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue ! Vous avez largement dépassé votre temps de parole !
M. Jean-Claude Peyronnet. Autrement dit, cette proclamation de la décentralisation, associée à la subsidiarité, peut mettre en cause l'unité de la République, jusqu'à preuve du contraire. Je ne vous fais pas de procès d'intention, messieurs les ministres.
M. Roger Karoutchi. A peine !
M. Jean-Claude Peyronnet. Je crois seulement que vous pouvez être dépassés par vos oeuvres. C'est arrivé à d'autres !
M. Jean Chérioux. Ça, vous connaissez !
M. Jean-Claude Peyronnet. En tout cas, pour nous, si rupture il y a, elle est là, c'est pourquoi nous ne voulons pas de cette décentralisation-là. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. Mon cher collègue et ami, je tiens à vous rappeler qu'aux termes du règlement de notre assemblée, si un temps de parole n'excédant pas cinq minutes peut être accordé pour explication de vote à un représentant de chaque groupe avant le vote d'une motion d'irrecevabilité ou celui d'une motion opposant la question préalable, il n'en va pas de même avant le vote d'une motion tendant au renvoi à la commission.
Aussi, vous n'avez aucunement été pénalisé tout à l'heure. Au demeurant, pour tenir compte de votre souhait, je vous ai accordé un temps de parole un peu plus long pour la présente intervention.
La parole est à M. Jean-Louis Masson.
M. Jean-Louis Masson. Je suis, bien évidemment, très heureux que nous consacrions le principe de l'organisation décentralisée de la France. Je reste néanmoins perplexe par le fait que le principe de l'organisation décentralisée de la République soit introduit dès l'article 1er de la Constitution et qu'ensuite seulement soient évoquées les modalités de la décentralisation et que soient fixés notamment les différents échelons de cette décentralisation. Il serait préférable, à mon sens, que des précisions supplémentaires soient apportées dès que la décentralisation est évoquée, notamment pour ce qui concerne le niveau de l'organisation territoriale des échelons décentralisés.
En effet, la France connaît actuellement une superposition considérable d'échelons administratifs déconcentrés, décentralisés. En partant de l'échelon européen, on trouve l'Etat, les régions, les départements, les intercommunalités, les communes. On peut se demander si une bonne décentralisation ne devrait pas passer par une remise en ordre de l'ensemble du système.
Dès lors, il eût été préférable de juxtaposer l'alinéa que nous examinons actuellement avec les alinéas qui seront joints à l'article 72.
Si je suis très favorable à la décentralisation, je ne pense pas que l'on doive concevoir celle-ci comme l'ajout d'échelons supplémentaires sans jamais en supprimer, en engendrant toujours plus de complications. A un moment donné, il faut penser la décentralisation comme une organisation simplifiée de la France.
La création des départements en 1789 a répondu à une logique, celle de faire en sorte que chaque citoyen soit proche de son administration, en particulier qu'il puisse dans la journée se rendre au chef-lieu de son département. Par exemple, en Moselle, une journée était nécessaire pour se rendre de l'extrême bout du département, de Bitche, par exemple, jusqu'au chef-lieu, Metz. Aujourd'hui, on peut se rendre en deux heures, deux heures et demie grand maximum, de n'importe quel point d'une région à son chef-lieu. Ainsi, on va de Remiremont à Metz en deux heures.
On peut donc légitimement se demander - et je pense que le président du Sénat, qui a été longemps maire de Remiremont, ne me contredira pas - s'il est toujours opportun de parler de décentralisation en ajoutant des échelons et s'il ne faudrait pas, au contraire, envisager une simplification.
L'échelon départemental a été nécessaire à un moment donné ; on peut penser qu'il l'est toujours, mais, pour ma part, je ne suis pas persuadé que l'on puisse continuer à parler de décentralisation sans, à un moment donné, privilégier une ou deux collectivités. Selon moi, il conviendrait de priviliéger la commune et la région, et parvenir, par la suite, à supprimer les échelons qui, progressivement, deviendront inutiles.
M. le président. La parole est à M. Jean-Guy Branger.
M. Jean-Guy Branger. Monsieur le président, je tiens tout d'abord à vous présenter mes excuses : si j'ai rejoint tardivement l'hémicycle, c'est que j'assistais à une réunion de commission.
Jacques Chirac, en juillet dernier, annonçait sa volonté de mener une réforme audacieuse touchant à l'organisation administrative de la République, l'objectif étant d'aller vers une « nouvelle architecture des pouvoirs ».
La précédente grande redistribution des pouvoirs date en effet d'une vingtaine d'années ; Pierre Mauroy était alors Premier ministre. Elle est née d'une logique de répartition des compétences par blocs, associée à l'absence de tutelle d'une collectivité sur l'autre. Tant la pratique que les réformes d'adaptation qui se sont ensuivies ont fait évoluer cette décentralisation vers une cogestion qui a abouti à une recentralisation, les collectivités territoriales participant de plus en plus au financement des compétences de l'Etat et voyant leurs recettes propres diminuer grandement.
Ces dix dernières années ont été, à cet égard, édifiantes et le souvenir que nous en avons tous ici est particulièrement cuisant puisque, mes chers collègues, vous êtes nombreux à participer comme moi à l'administration de collectivités territoriales.
Je ne prendrai pour exemples que la suppression des parts régionale et départementale de la taxe foncière sur les propriétés non bâties dans la loi de finances de 1993, la réforme des droits de mutation dans la loi de finances de 2000, la suppression de la vignette automobile dans la loi de finances de 2001 et, bien entendu, la récente création de l'allocation personnalisée d'autonomie, dont le financement, devant être assuré pour les deux tiers par les départements, n'a jamais fait l'objet des mesures qui en auraient permis la mise en oeuvre réelle et équitable.
Tout cela nous a valu d'augmenter substantiellement la pression fiscale dans nos collectivités territoriales.
C'est pourquoi on ne peut qu'accéder au souhait du chef de l'Etat et du Gouvernement de procéder à une nouvelle répartition des compétences, clairement définie et s'accompagnant de la mise en oeuvre d'une véritable autonomie financière des collectivités territoriales.
Le Gouvernement a souhaité inscrire à l'article 1er de la Constitution le principe de l'organisation décentralisée de la France. En lui assignant cette position dans la Constitution, il fait de la décentralisation l'un des principes essentiels de la République, au même titre que l'indivisibilité du territoire ou l'égalité des citoyens devant la loi.
Cette place symbolique attesterait le caractère prépondérant de ce principe, comme son caractère irréversible, ainsi que l'a souligné notre commission des lois.
Dès lors, l'incertitude qu'éprouvent certains quant à l'interprétation future de la loi par le Conseil constitutionnel ne doit pas nous faire reculer. Maintenir ce principe à l'article 1er est nécessaire, voire indispensable, même si ce maintien peut faire craindre des frictions lorsqu'il sera confronté par le Conseil constitutionnel aux principes équivalents d'indivisibilité du territoire et d'égalité des citoyens devant la loi.
Toutefois, les décisions éclairées du Conseil constitutionnel nous ont maintes fois démontré que ces principes n'étaient nullement contraires au développement des initiatives locales. En effet, il a consacré, dans la mesure de ce que lui permettaient les lois en vigueur, le principe de libre administration des collectivités territoriales.
C'est ainsi qu'il a pu, tout en tenant compte - outre les principes d'indivisibilité et d'égalité des citoyens - du principe d'unité de la souveraineté nationale, reconnaître dans de nombreuses décisions la validité de pouvoirs particuliers aux collectivités territoriales.
Dans une décision capitale du 17 janvier 2002, il a consacré pour la première fois le pouvoir réglementaire des collectivités territoriales sur le fondement de l'article 72 de la Constitution, ainsi que la valeur constitutionnelle de l'interdiction de la tutelle d'une collectivité sur une autre, posée par le code général des collectivités territoriales.
Il a également rendu des décisions encadrant très strictement la mise, par l'Etat, à la charge des collectivités territoriales de certaines obligations : celles-ci doivent être définies avec précision quant à leur objet et à leur portée, et elles ne sauraient entraver leur libre administration. A notamment été affirmée par le Conseil constitutionnel la nécessité de garantir l'autonomie financière des collectivités territoriales.
A de nombreuses reprises, le Conseil constitutionnel s'est efforcé de donner plus de portée au principe de libre administration des collectivités, parfois en censurant le législateur. Bien sûr, il n'a pu le faire que dans le cadre des lois en vigueur, c'est-à-dire en étant malgré tout limité par les principes fondateurs déjà rappelés. Il n'a ainsi pu que souligner le caractère résiduel et subordonné du pouvoir réglementaire des collectivités territoriales.
C'est pourquoi, en incluant dans la Constitution, au même niveau que les autres principes fondateurs, c'est-à-dire à l'article 1er, le principe selon lequel l'organisation de la République est décentralisée, je suis certain que non seulement nous respecterons l'esprit dont le Gouvernement a entendu doter ce texte fondamental, mais encore nous permettrons au Conseil constitutionnel de poursuivre son oeuvre d'appui à la décentralisation, en lui fournissant un socle étendu de principes équivalents, dont il pourra contrôler la mise en oeuvre dans les futures lois qui viendront compléter - avec beaucoup de précision, je l'espère, car c'est indispensable - le dispositif législatif que nous nous apprêtons à voter.
M. le président. La parole est à M. Pierre Mauroy.
M. Pierre Mauroy. Monsieur le garde des sceaux, j'ai été un peu étonné de vous entendre insister sur la notion de rupture, particulièrement à propos de cet article 1er. J'en conclus que vous vous considérez comme étant en situation de rupture sur ce sujet essentiel.
Qu'on ait pu parler de rupture il y a vingt ans, cela peut se comprendre car il y avait vraiment, alors, rupture entre la gauche et la droite : à l'époque, en effet, vous n'acceptiez absolument pas les lois de décentralisation.
Depuis, nous avons fait du chemin, vous et nous d'ailleurs. Cela s'est en particulier manifesté à l'occasion du débat qu'ont suscité les conclusions de la commission que j'ai présidée. Sur les 154 propositions qu'elle a élaborées, il en est tout de même un certain nombre qui ont fait l'objet d'un consensus, ce consensus qui, au demeurant, s'établit normalement entre les élus. Les élus ont évidemment des convictions, mais tous sont sensibles à la nécessité de servir la population.
Le gouvernement de Lionel Jospin, je tiens à le rappeler au début de ce débat, ne m'avait pas donné une mission de rupture. Je crois même qu'il avait souhaité que puisse s'établir une sorte de consensus.
Je le rappelle, car certains, notamment des journalistes, s'étonnent : puisque nous étions pour la décentralisation et que le Gouvernement est pour la décentralisation, ils se demandent ce qui se passe. En vérité, monsieur le garde des sceaux, il se passe que vous voulez - et le mot que vous avez employé le prouve - une autre décentralisation. Vous êtes donc bien en situation de rupture.
Par conséquent, nous attendons avec une certaine inquiétude vos projets de loi organique et de loi ordinaire pour savoir quelle allure prendra cette décentralisation que vous voulez.
Pour notre part, nous restons fidèles à notre conception de la décentralisation, celle qui avait reçu l'accord des Français, en tout cas de la majorité des Français et, je dois le dire, de la majorité des élus ainsi que des débats que nous avons eus ici en maintes occasions l'ont fait apparaître.
Bien entendu, le Gouvernement et sa majorité sont, dans une large mesure, maîtres de la situation, libres de donner à la France la décentralisation qu'ils souhaitent.
Vous, vous voulez la rupture mais nous, nous ne varions pas : nous sommes toujours en accord avec les principes de notre République et je ne sais pas pourquoi, monsieur le garde des sceaux, vous avez pris un malin plaisir à les égratigner. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Dominique Perben, garde des sceaux. Je ne voudrais pas que mon propos soit mal compris ou qu'il donne lieu à une interprétation erronée.
Quand j'ai utilisé le mot « rupture », monsieur Mauroy, c'était à propos de la méthode. Les explications que j'ai ensuite données sur le texte l'ont d'ailleurs, je pense, démontré.
Vous avez procédé, il y a vingt ans, à une décentralisation fondée sur l'attribution aux diverses collectivités de compétences définies à l'avance : ont été transférées aux régions, départements et communes des compétences techniques qui étaient auparavant exercées par l'Etat.
S'il y a rupture aujourd'hui dans notre démarche, c'est d'abord parce que nous ouvrons les champs du possible au niveau constitutionnel, ensuite parce que, par là même, nous ouvrons des débats, et enfin parce que, notamment grâce à l'expérimentation, nous recherchons dans la durée le niveau pertinent de l'exercice des compétences.
Je n'ai pas du tout parlé d'une rupture à caractère politique entre une majorité et une opposition, une rupture du consensus. Que les choses soient bien claires, monsieur Mauroy : c'est une rupture dans la méthode que j'ai souhaité évoquer, et rien d'autre. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. Je suis saisi de cinq amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Les deux premiers sont identiques.
L'amendement n° 124 est présenté par MM. Peyronnet, Bel, Charasse et Courteau, Mme Durrieu, MM. Dreyfus-Schmidt, Dauge, Frimat, Frécon, Lagauche, Lise, Marc, Mauroy, Raoul, Sueur et les membres du groupe socialiste et rattachée.
L'amendement n° 167 rectifié est présenté par Mmes Borvo et Mathon, MM. Bret, Autain et Autexier, Mmes Beaudeau et Beaufils, M. Biarnès, Mme Bidard-Reydet, M. Coquelle, Mmes David, Demessine et Didier, MM. Fischer, Foucaud, Le Cam et Loridant, Mme Luc, MM. Muzeau, Ralite et Renar, Mme Terrade et M. Vergès.
Ces deux amendements sont ainsi libellés :
« Supprimer cet article. »
L'amendement n° 1, présenté par M. Garrec, au nom de la commission, est ainsi libellé :
« Rédiger comme suit cet article :

« L'article 2 de la Constitution est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Son organisation territoriale est décentralisée. »
Le sous-amendement n° 87, présenté par M. Charasse, est ainsi libellé :
« Dans le texte proposé par l'amendement n° 1 pour compléter l'article 2 de la Constitution, après le mot : "territoriale" insérer les mots : "et administrative". »
L'amendement n° 86, présenté par M. Charasse, est ainsi libellé :
« Rédiger comme suit le texte de cet article, pour compléter l'article 1er de la Constitution :

« Sous réserve des principes fondamentaux garantis par la Constitution, notamment par son préambule, son organisation territoriale et administrative est décentralisée. »
L'amendement n° 205, présenté par MM. Delfau, Fortassin, A. Boyer, Baylet et Collin, est ainsi libellé :
« A. - Compléter cet article par un paragraphe additionnel ainsi rédigé :

« II. - L'article 1er de la Constitution est complété par un second alinéa rédigé comme suit :

« L'Etat assure à chaque citoyen l'égalité des chances sur tout le territoire, grâce à une répartition équitable des ressources et à l'intervention des services publics. »
« B. - En conséquence, faire précéder le début de cet article de la mention : "I". »
La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour défendre l'amendement n° 124.
M. Jean-Pierre Sueur. Il a déjà été maintes fois dit combien l'article 1er de la Constitution, fruit de toute notre histoire, était empreint d'une grandeur, d'une noblesse, d'une solennité républicaine...
M. Josselin de Rohan. Oh là là !
M. Jean-Pierre Sueur. ... telles qu'il est difficile d'y insérer une disposition relative à l'organisation.
M. Josselin de Rohan. Mais ils ne l'ont pas votée, la Constitution de 1958 !
M. Michel Charasse. On a le droit de la défendre ! Je l'aurais votée si j'avais eu à le faire !
M. Jean-Pierre Sueur. Quelle est la formulation qui nous est proposée ? « Son organisation est décentralisée. » De l'emploi de l'adjectif possessif « son » il découle que c'est nécessairement à la totalité de la République que s'applique, dans cette phrase, le terme « décentralisée ». D'où le malaise qui est ressenti dans certains secteurs de l'opinion et sur certaines travées de cet hémicycle. Dès lors que l'on écrit : « Son organisation », cela signifie que c'est la République elle-même qui est organisée globalement de manière décentralisée.
Mme Nicole Borvo. C'est le fédéralisme !
M. Jean-Pierre Sueur. Or, comme cela a été exposé par M. Jean-Claude Peyronnet tout à l'heure,...
M. Michel Charasse. Brillamment !
M. Jean-Pierre Sueur. ... le Président de la République fait partie, et de manière éminente, de la République. Le Parlement fait partie de la République. L'organisation judiciaire fait partie de la République.
Qu'est-ce que l'organisation décentralisée de la Cour de cassation ?
Qu'est-ce que l'organisation décentralisée de la Cour des comptes ou du Conseil d'Etat ?
Qu'est-ce que l'organisation décentralisée de l'administration de notre pays ?
Autant il est normal et même nécessaire que les collectivités territoriales soient organisées selon le principe de la décentralisation, autant il n'est guère concevable que l'organisation administrative de l'Etat puisse être décentralisée. Un préfet n'est pas décentralisé ! Ou alors il faudrait complètement changer l'idée que nous nous faisons de l'organisation administrative même de la République ! Les services de l'Etat ne sont pas décentralisés : ils sont déconcentrés, et ils doivent sans doute l'être encore davantage.
Je suis impatient de savoir ce qui va être opposé à cette objection majeure en vertu de laquelle lorsque l'on écrit, s'agissant de la République, « son organisation est décentralisée », l'adjectif possessif s'applique à la totalité de l'entité que constitue la République.
Même lorsqu'on est un ardent défenseur de la décentralisation, il est impossible d'admettre que l'organisation de la République dans sa totalité puisse être qualifiée de « décentralisée ». Et nous savons bien que nombreux sont ceux qui voient les choses ainsi. D'ailleurs, la commission des lois a bien perçu le problème que cela posait.
Y a-t-il donc une sorte de volonté absolue d'écrire quelque chose dont chacun sait que cela ne correspond pas à la réalité ? Si ce n'est pas le cas, qu'on nous explique de quoi il s'agit au juste. Moi, je ne demande qu'à comprendre !
Mes chers collègues, il est beaucoup plus sage de maintenir l'article 1er de la Constitution en l'état et de trouver la bonne place et la bonne formulation pour évoquer la décentralisation. Car il est impossible, sauf à nier ce qu'est la République et à remettre complètement en cause la définition qui en est donnée à l'actuel article 1er de la Constitution, de dire que la totalité de l'entité « République » procède d'une organisation décentralisée. Même si cela est voté, chacun saura que ce n'est pas la vérité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à Mme Josiane Mathon, pour présenter l'amendement n° 167 rectifié.
Mme Josiane Mathon. M. Sueur a très bien su défendre cet amendement de suppression.
Dès son premier article, ce projet de loi constitutionnel nous heurte par son contenu car les valeurs fondamentales de la République ne peuvent être contingentes d'un simple concept d'organisation de la République, il convenait de bien le rappeler.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur, pour présenter l'amendement n° 1.
M. René Garrec, rapporteur. Cet amendement commence à me poser bien des problèmes, monsieur le président !
Nous avions pensé que l'expression « organisation décentralisée » était difficile à comprendre et peu facile à appliquer, et qu'elle pouvait être précisée par le qualificatif de « territoriale ». Nous nous étions également dit qu'il était bon de faire figurer ce principe à l'article 2 de la Constitution.
Notre raisonnement se fondait sur l'une des bases des textes normands qui s'appliquent encore à Jersey et Guernesey : l'homme est sire de seï, c'est-à-dire de lui-même. Tout individu est porteur d'une partie de la souveraineté nationale. Chacun a sa petite parcelle de feu. Nous nous étions donc dit que l'adjectif « territorial » se justifiait à cet endroit du texte.
Mais plus j'entends les arguments de mes collègues et plus je me dis que j'ai fait une erreur. Je retire donc mon amendement. (Exclamations sur les travées socialistes.)
M. Jean-Claude Carle. C'est la sagesse !
M. le président. L'amendement n° 1 est retiré et le sous-amendement n° 87 n'a plus d'objet.
M. Michel Charasse. Je reprends l'amendement n° 1, monsieur le président, et je le modifie pour tenir compte de mon sous-amendement n° 87.
M. le président. Je suis donc saisi d'un amendement n° 1 rectifié, présenté par M. Charasse et ainsi libellé :
« Rédiger comme suit l'article 1er :
« L'article 2 de la Constitution est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« Son organisation territoriale et administrative est décentralisée. »
Je vous donne la parole, monsieur Charasse, pour défendre cet amendement n° 1 rectifié ainsi que l'amendement n° 86.
M. Michel Charasse. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la rédaction de ce projet de loi constitutionnelle - n'y voyez là aucune attaque ad hominem - n'est pas excellente.
Non seulement le texte est assez lourd, difficile à comprendre, plein de nids à contentieux - je parle de l'ensemble - mais on a le sentiment que seront inscrits dans la Constitution non pas des grands principes, puisque la Constitution ne doit contenir que cela, mais des éléments qui touchent un peu à la vie courante, qui relèvent plus ou moins de bavardages ou de conversations que je ne qualifierai pas de café du Commerce pour ne vexer personne. Bref, je pense, mes chers collègues, que le général de Gaulle et Michel Debré doivent se retourner dans leur tombe en lisant ce texte.
Aucune modification de la Constitution n'est jamais anodine, personne ne peut savoir ce qu'un texte constitutionnel devient et ce qu'on en fait.
Le choix du régime d'assemblée en 1946 a eu les conséquences que l'on sait tous, et je dirai même que la révision constitutionnelle du 10 juillet 1940 a eu des conséquences que beaucoup n'avaient certainement pas prévues, même si certains avaient pu les imaginer. A l'époque, personne ne s'était dressé contre les actes constitutionnels du Maréchal alors qu'ils étaient manifestement contraires à la loi du 10 juillet 1940. Le Conseil d'Etat n'avait pas osé les annuler.
Or, aujourd'hui, nous nous livrons pieds et poings liés à l'interprétation souveraine du Conseil constitutionnel, institution contre laquelle je n'ai rien, on l'imagine bien ! Il n'empêche que je préfère m'en remettre aux textes eux-mêmes plutôt qu'aux jurisprudences, quelle que soit la qualité de ceux qui les rendent.
Selon que le Conseil constitutionnel sera jacobin ou fédéraliste, avec cet article 1er et cette modification, le visage de la République sera une chose ou une autre. Il nous faut donc être prudents, il nous faut faire attention - j'y insiste - pour éviter, au moins lors des travaux préparatoires, des interprétations que nous pourrions regretter amèrement un jour.
Mes chers collègues, depuis le dépôt de ce texte, je me demande ce que signifie l'expression « organisation décentralisée de la République » dans une République qui est unie et indivisible et qui est fondée, notamment, sur le principe d'égalité.
Il faudrait demander son avis à l'Académie française mais, selon moi, il y a une contradiction entre les termes « décentralisée » et « unitaire », encore qu'on puisse parler, comme le disait M. Devedjian tout à l'heure, de déconcentration, ce qui est une autre chose.
Peut-être s'agit-il d'une mesure d'organisation administrative ? Monsieur Devedjian, j'emploie ce terme parce qu'il figure à la page 4 de votre exposé des motifs. Je l'ai sous les yeux et je ne vais pas le lire pour ne pas nous faire perdre de temps. Je n'ai rien inventé, je ne suis pas assez fort pour cela, face à vous !
Peut-être est-ce une mesure d'organisation administrative et territoriale, comme le proposait jusqu'à il y a un instant la commission, et l'on peut alors considérer que cette disposition a sa place, si l'on y tient vraiment, à l'article 1er ? Peut-être est-ce une mesure qui va plus loin, comme nous le disait la commission des lois et convient-il, comme c'est expliqué dans le rapport de façon très claire, d'assouplir la jurisprudence trop stricte du Conseil constitutionnel en ce qui concerne l'indivisibilité de la République et du territoire et le principe d'égalité ?
Sans doute les notions d'égalité - pour lequel se sont battues depuis deux cents ans des générations de citoyens - et d'indivisibilité de la République - qui à conduit le général de Gaulle à écrire, en 1958, dans la Constitution actuelle, en souvenir de ce qui s'était passé en 1940, qu'on ne peut pas réviser la Constitution lorsque le territoire est occupé - ne sont-elles désormais plus assez communautaristes, plus assez modernes, pas au goût du jour. La presse s'en fait l'écho : elle sait tout ce qu'il faut dire, elle !...
Si cette mesure vise, en fait, à atténuer les principes de l'article 1er, voire à le remettre en cause, elle a sa place en son sein, mais, dans ce cas, cette disposition ne risque-t-elle pas, compte tenu des explications figurant dans le rapport de la commission des lois - puisqu'il faut assouplir l'interprétation du Conseil constitutionnel sur l'égalité et l'indivisibilité - d'entraîner une remise en cause de la forme républicaine du Gouvernement que l'article 89 de la Constitution nous interdit de réviser ? La question se pose et, si tel est le cas, cette disposition a sa place à l'article 1er
S'il ne s'agit pas d'atténuer la portée de l'article 1er, comme le proposent les membres du groupe socialiste, cette disposition a sa place dans le titre XII et non dans le titre Ier, qui est intitulé « De la souveraineté », parce que je ne vois pas en quoi les collectivités locales participent à l'exercice de la souveraineté.
La commission vient de retirer son amendement n° 1. Par conséquent, cet argument tombe !
Quant aux termes « territoriale et administrative », soit ils sont restrictifs, et les principes de l'article 1er sont sauvegardés, soit ils sont sans valeur normative, et la République court de grands dangers.
Tout à l'heure, un collègue parlait de la « République des proximités ». Mais de quoi s'agit-il ? De la République libre de Montmartre ? C'est du folklore !
La « République des proximités », cela n'existe pas ! Il y a la République, un point, c'est tout !
Tant de gens, depuis plus de deux cents ans, sont morts en pensant à elle et en la défendant que l'on n'a pas le droit de tenir de tels propos de café du Commerce ou de considérer qu'il s'agit d'un élément d'une fête folklorique. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.) Nous parlons d'un sujet sérieux !
J'entendais tout à l'heure M. de Rohan dire que les socialistes n'avaient pas voté la Constitution de 1958. Mais, monsieur le sénateur, si à l'époque j'avais été électeur, je l'aurais sans doute votée parce que j'ai une conception de l'Etat que vous connaissez. C'est peut-être la première infidélité que j'aurais faite à François Mitterrand. Je ne lui en ai pas fait beaucoup....
M. Jean-Claude Carle. C'est vrai !
M. Michel Charasse. ... mais il y aurait eu au moins celle-là !
Je vous rappelle que le général de Gaulle, rentrant à Paris en mai 1944, à quelqu'un qui lui disait : « Mais, mon général, proclamez la République ! », a répondu : « Je n'ai pas à proclamer la République, elle n'a jamais cessé d'exister ! » En disant cela, il pensait non à la République des proximités mais à la République assise sur les grands principes de 1789, sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen notamment. (Protestations sur les travées du RPR.)
Faire figurer les adjectifs « territoriale et administrative » me paraît être le minimum de précaution pour garantir qu'il n'y aura pas en France « plusieurs Etats et cent Républiques », comme le disait le président Mitterrand autrefois.
Cela signifie, mes chers collègues, que si l'on peut décentraliser certaines choses et en déconcentrer d'autres - et l'on n'a pas besoin de faire figurer la déconcentration dans la Constitution, puisque c'est l'organisation administrative de l'Etat - on ne peut décentraliser que ce qui peut être décentralisé et non ce qui ne peut pas l'être parce que ce serait, à terme, donner la souveraineté à une section du peuple, ce qui est une horreur majeure.
Bref, vous l'aurez compris, mes chers collègues, dans ce débat, je ne serai pas girondin ! (Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. La parole est à M. Gérard Delfau, pour défendre l'amendement n° 205.
M. Gérard Delfau. L'article 1er de la Constitution a pour objet d'énoncer les principes fondateurs de la République. Il a, dans sa rédaction actuelle, son équilibre et sa philosophie ; il a sa force symbolique.
Nul ne peut nier que l'introduction de la phrase : « Son organisation est décentralisée » ajoute un élément nouveau qui aura, tout au long du déroulement de la discussion du texte constitutionnel et dans l'éventuelle application du nouveau texte, s'il était voté, une infinité de conséquences.
Cette nouvelle rédaction entraînera un changement d'équilibre dans l'architecture institutionnelle de notre pays qui, depuis plusieurs siècles, s'est bâti autour de la notion d'un Etat garant de l'égalité, et donc de la cohésion sociale et territoriale.
De plus, à la réflexion et compte tenu de notre discussion depuis le début de ce débat, je pense à présent qu'il existe un risque de changement de nature du régime et que la voie est ouverte à une fédération des collectivités territoriales.
M. Roger Karoutchi. Mais pourquoi ?
M. Gérard Delfau. J'avais cru bon, dans un premier temps, de corriger, d'amender, de rééquilibrer le texte en proposant, par l'amendement n° 205, d'ajouter, comme je l'ai expliqué dans la discussion générale, la phrase : « L'Etat assure à chaque citoyen l'égalité des chances sur tout le territoire, grâce à une répartition équitable des ressources et à l'intervention des services publics. »
Je souhaitais ainsi contrebalancer le mécanisme d'aggravation des inégalités que recèle très naturellement et très logiquement tout renforcement de l'autonomie des collectivités locales.
Compte tenu de la formule employée par M. le garde des sceaux tout à l'heure sur la « rupture » avec la première phase de décentralisation, à la suite d'une lecture attentive du rapport de la commission et en raison de l'attitude actuelle de M. le rapporteur (M. Roger Karoutchi s'exclame), je me rends compte qu'il y a bien, non pas déséquilibre, mais sans doute acceptation par le Gouvernement d'une évolution profonde et substantielle tendant à rompre véritablement avec le régime politique qui est le nôtre depuis déjà plus d'un siècle.
Par conséquent, monsieur le président, je retire l'amendement n° 205 et j'en profite pour annoncer que je voterai pour les amendements identiques n°s 124 et 167 rectifié tendant à supprimer l'article 1er.
M. Michel Charasse. Très bien !
M. le président. L'amendement n° 205 est retiré.
M. Claude Estier. Je demande la parole pour un rappel au règlement.
M. le président. La parole est à M. Claude Estier.
M. Claude Estier. M. le rapporteur vient, en plein combat, en pleine campagne, de retirer l'amendement n° 1, qui avait été adopté à l'unanimité en commission des lois et dont l'exposé des motifs figure toujours dans son rapport.
Cet acte extrêmement grave me conduit, au nom du groupe socialiste, à demander une suspension de séance pour que la commission des lois se réunisse et que nous tirions cette affaire au clair.
Mme Hélène Luc. Vous avez tout à fait raison, mon cher collègue !
Vous voyez bien, monsieur le président, qu'il faut renvoyer le texte à la commission !
M. le président. Le Sénat va accéder à votre demande, monsieur Estier.
La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures quarante-cinq, est reprise à dix-huit heures dix.)