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JUGES DE PROXIMITÉ

Adoption définitive d'un projet de loi organique

en deuxième lecture

 
Dossier législatif : projet de loi organique relatif aux juges de proximité
Question préalable

M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion en deuxième lecture du projet de loi organique (n° 103 rectifié 2002-2003), modifié par l'Assemblée nationale, relatif aux juges de proximité. [Rapport n° 127 (2002 - 2003).]

Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux.

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, votre Haute Assemblée examine aujourd'hui en deuxième lecture le projet de loi organique relatif aux juges de proximité dans les termes votés par l'Assemblée nationale en première lecture, le 17 décembre dernier.

Deux articles du projet de loi, relatifs aux juges aux affaires familiales et au maintien en activité en surnombre des magistrats, ont été adoptés sans modification par l'Assemblée nationale.

Trois articles relatifs aux juges de proximité, qui constituent le coeur du projet, restent donc en discussion à l'issue de la première lecture.

Vous le savez, l'adoption de ce texte, qui fixe les règles statutaires applicables à ces juges, conditionne la mise en place des juridictions de proximité, dont la loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 a fixé les compétences en matière civile et pénale ainsi que les principales règles d'organisation et de procédure.

L'adoption de ce projet de loi permettra de traduire sans délai cet engagement majeur du Président de la République qui répond à une forte attente de nos concitoyens.

Dès les prochains mois, le recrutement des premiers juges de proximité pourra ainsi être lancé, afin que ceux-ci puissent prendre leurs fonctions au dernier trimestre de cette année.

Les principes posés par le texte du Gouvernement ont été clairement approuvés tant par le Sénat que par l'Assemblée nationale, à savoir le choix d'une juridiction autonome nouvelle composée d'un ou de plusieurs juges non professionnels qui exerceront, pour une durée de sept ans et sous forme de vacation, la part limitée des fonctions exercées par les magistrats des juridictions de première instance correspondant au petit contentieux de la vie courante.

Les modalités de leur rémunération seront fixées par un décret en Conseil d'Etat dans des conditions qui, naturellement, ne seront pas de nature à porter atteinte au principe d'égalité de traitement avec les magistrats professionnels.

L'objet principal du présent projet de loi est de déterminer le statut du juge de proximité, c'est-à-dire, classiquement, les règles qui lui sont applicables en matière de recrutement, de nomination, de formation, d'incompatibilités et de discipline.

Etant des juges à part entière, rendant des décisions ayant force exécutoire, les juges de proximité doivent bénéficier, dans l'exercice de leurs fonctions, de garanties d'indépendance de même niveau que celles qui protègent les juges professionnels. Ils doivent aussi présenter des garanties d'aptitude à l'exercice de fonctions juridiciaires.

Enfin, il importe que cette juridiction nouvelle s'insère dans notre organisation judiciaire actuelle tout en répondant au souci de développer la complémentarité et les synergies avec les juridictions existantes, en particulier avec la juridiction d'instance.

Sur toutes ces questions essentielles, je tiens à souligner à quel point la qualité du travail parlementaire qui a été conduit par les deux assemblées a permis d'améliorer et d'enrichir de manière significative le projet du Gouvernement.

Le texte que nous examinons aujourd'hui, qui est le fruit de ces débats particulièrement riches et approfondis, me semble pleinement répondre à ces exigences d'indépendance, de compétence et de bonne organisation juridiciaire.

S'agissant de l'indépendance des juges de proximité, elle sera garantie en premier lieu par leur mode de nomination puisque celle-ci interviendra dans les formes prévues pour les magistrats du siège : nomination sur proposition du garde des sceaux par décret du Président de la République pris sur avis conforme de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l'égard des magistrats du siège. Aucune nomination ne pourra donc intervenir sans l'aval de ce conseil.

Corrélativement, les garanties disciplinaires reconnues aux magistrats du siège seront reconnues aux juges de proximité.

Leur indépendance sera garantie en second lieu par des règles particulières d'incompatibilité destinées à prévenir au maximum les risques de conflits d'intérêts. Tel sera en particulier le cas des membres des professions libérales juridiques et judiciaires, dont la proximité avec l'institution judiciaire commande qu'ils ne puissent être juges de proximité dans le ressort du tribunal de grande instance où est fixé leur domicile professionnel.

Sur l'initiative de votre commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, en première lecture, vous avez, d'ailleurs très opportunément, renforcé ces garanties par l'interdiction faite à ces auxiliaires de justice d'effectuer des actes de leur profession dans le ressort de la juridiction de proximité ou de faire état de leur qualité de juge de proximité dans leur activité professionnelle.

S'agissant maintenant des compétences requises des juges de proximité, je crois que, sur ce point essentiel également, le texte actuel du projet de loi est satisfaisant et équilibré.

Le projet du Gouvernement ouvrait ce recrutement aux anciens magistrats de l'ordre administratif comme de l'ordre judiciaire, aux auxiliaires de justice, tels que les avocats, les notaires, les huissiers de justice, ainsi qu'aux personnes justifiant d'une formation supérieure de niveau bac + 4 et d'une expérience professionnelle à caractère juridique, tels les juristes d'entreprise.

En première lecture, le Sénat a souhaité élargir le champ du recrutement à plusieurs catégories de personnes dont il a estimé que l'expérience professionnelle particulièrement importante était de nature à garantir l'aptitude à ces fonctions. Il s'agit notamment des conciliateurs de justice, des personnes exerçant des responsabilités de direction ou d'encadrement ou encore des anciens fonctionnaires de catégorie A.

J'avais alors indiqué que le Gouvernement approuvait le principe selon lequel serait ainsi faite une plus large place à l'expérience professionnelle, qui est un gage important de bonne justice. J'avais toutefois souhaité que la navette parlementaire soit l'occasion de préciser le champ de cet élargissement.

C'est ce qu'a fait l'Assemblée nationale en approuvant cet élargissement, tout en en modifiant le périmètre afin de le recentrer sur les candidats connaissant le mieux les réalités du contentieux et du milieu judiciaire ; je pense aux greffiers en chef et aux greffiers des services judiciaires.

L'Assemblée nationale a, par ailleurs, estimé qu'en contrepartie de cet élargissement, qui conduit à recruter des candidats aux profils sensiblement différents, il importait de permettre que soit donné un caractère probatoire à la formation qui leur serait dispensée.

Le Gouvernement a approuvé cette initiative, qui lui est apparue tout à fait satisfaisante en raison de la souplesse qu'elle implique. En effet, si le Conseil de la magistrature en décide ainsi, le candidat dont la nomination lui est soumise par le garde des sceaux suivra une formation à caractère probatoire, à l'issue de laquelle le Conseil rendra son avis. S'il estime, en revanche, qu'une formation probatoire est inutile, le juge de proximité suivra en toute hypothèse une formation d'adaptation une fois nommé.

Ainsi, les exigences de formation sont à la fois renforcées et adaptées au cursus professionnel des candidats.

J'ajoute que le Gouvernement veillera, par les textes réglementaires d'application, à ce que les modalités de cette formation, notamment sa durée, soient compatibles avec l'exercice d'une activité professionnelle, faute de quoi de nombreux candidats potentiels seraient dissuadés de postuler.

S'agissant, en dernier lieu, de l'organisation de la juridiction de proximité, la navette parlementaire a également fait progresser la réflexion.

La juridiction de proximité, par son fonctionnement, doit pouvoir s'appuyer sur une autre juridiction.

Le texte que vous avez adopté en première lecture conférait ce pouvoir d'organisation au président du tribunal de grande instance. J'avais toutefois indiqué que des dispositions réglementaires prévoiraient d'associer étroitement le juge chargé de la direction et de l'administration du tribunal d'instance.

L'Assemblée nationale a souhaité aller plus loin et attribuer d'emblée au juge d'instance, en vertu de la loi, l'ensemble de l'activité d'animation, de coordination et d'organisation des services de la juridiction de proximité. Dans la même logique, le juge d'instance participera au processus d'évaluation de l'activité professionnelle des juges de proximité.

Ce choix m'apparaît judicieux et votre commission des lois l'a également approuvé. Je crois, comme je l'ai indiqué devant l'Assemblée nationale, qu'il présente l'avantage de mieux faire coïncider la géographie des lieux et la proximité des compétences et des hommes puisque les juges d'instance et les juges de proximité exerceront dans des locaux le plus souvent communs, avec un personnel de greffe travaillant aussi bien pour l'un que pour l'autre.

Ce rapprochement est d'ailleurs souhaité par les juges d'instance et je ne doute pas qu'il contribuera à favoriser la complémentarité de ces deux juridictions proches du justiciable que sont le tribunal d'instance et la juridiction de proximité.

Le travail parlementaire que je tiens à saluer de nouveau, en particulier celui de la commission des lois, de son président, René Garrec, et de son rapporteur, Pierre Fauchon, a ainsi permis d'aboutir à un dispositif équilibré, que le Gouvernement approuve pleinement.

C'est pourquoi je souhaite que, comme le propose sa commission des lois, la Haute Assemblée adopte aujourd'hui ce projet de loi organique sans modifications afin de permettre une mise en place rapide de la juridiction de proximité et de répondre ainsi à l'attente des Français. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Pierre Fauchon, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous parvenons ce soir à la seconde et sans doute dernière lecture du texte portant statut des juges de proximité.

C'est un moment très important pour le Sénat, qui s'est engagé, depuis plus de dix années et au fil de trois rapports successifs, dans une démarche de rénovation du contentieux de la vie quotidienne faisant appel à l'intervention de magistrats non professionnels, issus de la société civile. C'est en effet une idée à laquelle nous sommes attachés de longue date.

Ce n'est plus le lieu de réitérer les considérations générales suscitées par l'institution de juridictions de proximité, dont le chef de l'Etat, dans une circonstance particulièrement solennelle, lors de la séance de rentrée de la Cour de cassation, voilà une dizaine de jours, vient de rappeler avec force le caractère tout à la fois innovant et expérimental.

Ce rappel s'impose d'autant moins que la commission des lois a très délibérément souhaité vous inviter, mes chers collègues, à adopter purement et simplement le texte modifié par l'Assemblée nationale, texte que nous avions déjà fortement amendé en première lecture.

Je limiterai donc mon propos aux réponses aux principales questions qui se posent tant au sein de notre assemblée que dans l'opinion, laquelle s'intéresse à certains aspects de ce texte.

Pourquoi procéder à un vote conforme ? Pourquoi engager une démarche expérimentale ? Est-il sacrilège de faire appel à des juges non professionnels ?

Tout d'abord, pourquoi un vote conforme ?

Ce serait mal nous connaître que d'imaginer je ne sais quelle attitude de « suivisme », que rien ne motiverait au demeurant en la circonstance. C'est très délibérément, au contraire, que nous invitons le Sénat à y procéder.

En effet, l'Assemblée nationale ayant approuvé la modification essentielle apportée par le Sénat au projet du Gouvernement, il nous a paru convenable de saluer cette convergence et, en quelque sorte, de façon réciproque, d'accueillir favorablement les apports de l'Assemblée dans la mesure où il s'agit de modalités techniques qui n'affectent pas l'économie du texte, sur lesquelles il est parfaitement normal que les conceptions des deux assemblées ne soient pas identiques - sinon, pourquoi y aurait-il deux assemblées ? - et qui n'ont de toute façon qu'une protée relative dans la mesure où tout un chacun, le chef de l'Etat le premier, reconnaît le caractère expérimental de cette réforme.

Le point essentiel auquel je viens de faire allusion consiste, je le rappelle, dans l'élargissement du recrutement des juges de proximité à des non-juristes. A partir du moment où un accord était acquis à ce sujet, notre commission a considéré que le refus des quelques autres apports de l'Assemblée nationale témoignerait de notre part d'une sorte de prétention d'infaillibilité qui n'est pas dans notre esprit, en même temps que d'une méconnaissance de l'honneur que le Gouvernement avait fait au Sénat en lui confiant le soin d'examiner ce texte en premier. Il convient, en effet, de ne pas décourager ce genre d'initiative, qui donne au Sénat un avantage important sur le plan de la technique législative, avantage qu'il convient d'équilibrer par le bon accueil fait, en retour, aux apports de l'autre assemblée. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)

Deuxième question : en quoi s'agit-il d'une démarche expérimentale ?

Au-delà du caractère expérimental de tout ce que nous entreprenons en ce bas monde,...

M. Jean-Pierre Sueur. C'est de plus en plus philosophique !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... je fais référence à nos travaux antérieurs en faveur d'une évolution de la justice de proximité dans un sens qui me paraît à même - bien sûr, il y en a d'autres : nous n'avons pas de monopole ! - de donner sa pleine efficacité à cette réforme.

Qu'il me soit permis de rappeler brièvement que les travaux en question convergent sur une conception faisant du juge d'instance le pivot de la rénovation de la justice de proximité. Dans notre esprit, cela signifie que ces nouveaux juges doivent trouver dans le juge d'instance non seulement un organisateur de leur action, ce qui résulte à peu près de la rédaction de l'Assemblée nationale, mais aussi un tuteur, dont le professionnalisme pourrait les éclairer très utilement et garantir la qualité de leurs interventions. C'est ainsi que, dans un rapport publié en 1995, nos collègues et amis Hubert Haenel et Jean Arthuis évoquaient un renforcement notable des moyens du juge d'instance et se référaient au système anglais des magistraté's courts, qui a fait ses preuves.

Dans un autre rapport, publié en 1996, dont j'étais cosignataire avec notre ancien et estimé collègue Charles Jolibois, nous demandions que soit étudiée une réforme des tribunaux d'instance et des tribunaux de police avec adjonction de magistrats à titre temporaire.

Quant au tout récent rapport de MM. Hyest et Cointat - celui-ci, souffrant, ne peut malheureusement être des nôtres ce soir -, il considère le juge d'instance comme le véritable juge de proximité, appelé à jouer un rôle d'animation, avec l'assistance de « juges de paix délégués » issus de la société civile et agissant « sous le contrôle du juge de proximité » - c'est-à-dire le juge d'instance, dans leur système - « avec lequel ils devraient avoir une certaine communauté de vue ».

Comment passer de la réforme votée l'été dernier, clairement circonscrite à un concept limité, à cette conception dont je reconnais qu'elle est plus générale ? Nous avons déjà eu, les uns et les autres, monsieur le ministre, l'occasion de dire que la faculté d'expérimentation législative, qui sera bientôt introduite dans notre Constitution, pourrait permettre de le faire par la voie d'un texte organisant, dans quelques secteurs significatifs, l'expérience de juges de proximité, regroupés - totalement cette fois, et non plus partiellement - autour du tribunal d'instance, avec lequel le texte actuel prévoit déjà, d'ailleurs, une communauté de greffe, et donc de moyens de gestion.

Notre commission ne peut qu'insister sur cette suggestion, en souhaitant que la mission que vous êtes sur le point de mettre en place, monsieur le ministre, étende ses réflexions à l'exploration de cette voie.

Troisième et dernière question, qui nous permet peut-être de passer des aspects un peu techniques de ce texte à un aspect davantage philosophique : est-il sage ou est-il totalement déraisonnable et imprudent, comme on nous le dit avec des expressions quelquefois manifestement excessives, de confier le soin de rendre la justice à des non-professionnels et, plus particulièrement, à des personnes non titulaires de diplômes garantissant leur formation juridique ?

On peut évidemment faire d'emblée observer qu'une telle interrogation devrait conduire à remettre en cause les conseils de prud'hommes, les tribunaux de commerce, les assesseurs des tribunaux pour enfants et nombre d'autres instances de caractère plus ou moins juridictionnel telles que les médiateurs, les délégués du procureur, les conciliateurs, pour ne pas parler des jurys d'assises, toutes institutions qui montrent que les citoyens non spécialisés ont leur place, parfois depuis fort longtemps, dans l'oeuvre de justice. Que je sache, rien de tout cela n'est mis en cause !

Ce sont d'ailleurs les mêmes qui demandent la multiplication des cas de médiation et de conciliation et qui contestent le recours au juge créé par le présent texte, ce qui me semble quelque peu contradictoire.

L'évocation de ces précédents, jointe au rappel de la compétence, tout de même très modeste, de la nouvelle juridiction, devrait suffire à relativiser la question et à mesurer ce qu'il peut y avoir de parti pris trop visiblement politique dans la critique caricaturale qui est faite ici ou là du présent projet de loi organique.

Aller plus loin, c'est tout d'abord s'interroger sur la validité constitutionnelle du projet au regard du principe énoncé dans la Déclaration de 1789 et selon lequel tout citoyen est admissible aux emplois publics selon sa capacité. Il s'agirait alors de savoir si la détention d'un diplôme d'études juridiques est la seule forme de capacité qui convienne à la fonction de juge. Jusqu'à nouvel ordre, il est permis de penser, au regard de toute notre tradition judiciaire, que la capacité de juger peut aussi résulter d'autres circonstances, notamment de l'expérience acquise à travers un long exercice d'activités impliquant des responsabilités, c'est-à-dire une expérience responsable, et non seulement passive, des choses de la vie.

Cela étant, ne l'oublions pas, il s'agit de juger des affaires très modestes, et le texte prévoit, pour le juge de proximité, la possibilité de renvoyer le litige au juge d'instance si le caractère juridique des questions posées lui paraît échapper à sa compétence.

Rappelons en outre que la nomination de ces nouveaux juges est confiée au Conseil supérieur de la magistrature et qu'ils sont assujettis au statut de la magistrature, notamment à son volet disciplinaire, ce qui devrait apaiser toutes les inquiétudes.

On ne peut nier les avantages qui pourraient résulter de l'introduction dans notre appareil judiciaire de ces « citoyens-juges », capables de porter sur le contentieux un regard sans doute différent, mais c'est précisément ce qui le rend intéressant et susceptible d'être, lui aussi, à sa manière, très éclairant.

A l'école de Montaigne, nous le savons bien, les têtes bien faites sont aussi utiles - je ne céderai pas à la tentation de dire qu'elles le sont même peut-être plus - que les têtes bien pleines.

Le bon sens commun ne nous enseigne-t-il pas que l'expérience, la connaissance concrète des problèmes, l'esprit de discernement, la notion de ce qui est juste et équitable, ne sont ni automatiquement acquis par la conquête d'un diplôme ni nécessairement exclus par l'absence de diplôme ?

Reste la question de l'indépendance d'esprit, qui doit être en quelque sorte la religion de tout bon juge. Mais l'indépendance d'esprit, est-il nécessaire de le rappeler, n'est pas une question d'études ou de diplôme : c'est une vertu, c'est une question de caractère ; nul n'en a le monopole, et chacun peut et doit la cultiver de son mieux.

Tel est l'esprit dans lequel la commission des lois vous invite, mes chers collègues, à voter ce projet de loi organique dans la rédaction issue des travaux successifs et convergents des deux assemblées. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest.

M. Jean-Jacques Hyest. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, M. Pierre Fauchon a excellemment rappelé que certains d'entre nous, ici, défendent avec passion, et depuis longtemps, l'idée d'une justice de proximité. Il a notamment bien voulu faire état des réflexions que M. Christian Cointat et moi-même avons menées à ce sujet.

Nous avons constaté l'émergence conjointe d'un besoin de spécialisation et d'un besoin de proximité. Au demeurant, ce mouvement d'une recherche de la proximité s'est amorcé voilà déjà quelques années avec l'institution des conciliateurs, puis celle des délégués du procureur. La médiation a traduit aussi la volonté d'associer des personnes qui n'étaient pas des magistrats professionnels à l'oeuvre de la justice. Nous préconisions, pour notre part, l'institution de véritables juges de proximité et une participation accrue des citoyens à la bonne marche de la justice.

Il existe cependant, dans le corps judiciaire, une certaine résistance au changement. C'est, au demeurant, un phénomène que l'on observe dans toutes les grandes organisations.

La loi de 1995 avait créé les magistrats à titre temporaire. Même s'ils n'étaient pas affectés aux mêmes fonctions que les juges de proximité, la démarche était un peu de même nature. Le rapport de Pierre Fauchon montre combien cette innovation a été une réussite et combien elle a permis de renforcer les moyens de la justice : on compte aujourd'hui quatorze ou même douze magistrats à titre temporaire !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est une élite !

M. Jean-Jacques Hyest. En revanche, on nous avait dit que les assistants de justice, également créés par la loi de 1995, ne serviraient à rien, qu'un juge était quelqu'un qui décidait seul. Or, aujourd'hui, nous l'avons constaté notamment dans le cadre de la mission sur les métiers de la justice, tout le monde en réclame !

Cette situation prouve bien que, quelquefois, le Gouvernement et le Parlement se doivent d'insister un peu en disant aux intéressés : « Nous allons vous apporter un élément très important. Vous n'en êtes peut-être pas conscients aujourd'hui mais, demain, vous en redemanderez ! »

Cela étant, il convient tout de même de rappeler quelques notions fondamentales : le juge d'instance est le vrai juge de proximité et doit le demeurer. Toutefois, il est toute une série de petites affaires qu'il ne peut traiter. Bien sûr, la conciliation peut aboutir mais, de temps en temps, une « autorité morale de conviction », selon les termes de M. le premier président de la Cour de cassation, est nécessaire pour imposer aux parties une solution.

En fait, ces juges de proximité sont extrêmement utiles pour résoudre les petits litiges du quotidien. Nos concitoyens attendent que l'on règle leurs conflits ! Mais, comme Pierre Fauchon le disait à l'instant, très occupé, le juge d'instance n'a pas le temps d'écouter les gens parce qu'il doit traiter soixante, soixante-dix, parfois quatre-vingts affaires ; il rend donc ses décisions dans de telles conditions que les justiciables ne les comprennent pas ! Or, ce que demande le justiciable, ce n'est pas tant qu'on lui donne raison que de comprendre les motifs de la décision qui est rendue.

Précisément, les juges de proximité, disposant de plus de temps, étant plus proches des problèmes quotidiens de nos concitoyens, seront mieux à même de leur fournir les explications qu'ils réclament. Ces juges de proximité rempliront ainsi le rôle qui a été voulu par le Président de la République.

Des améliorations ont été apportées par l'Assemblée nationale, mais on peut considérer, que nous avions, auparavant, bien fait notre travail.

La jonction avec le tribunal d'instance, en particulier, me paraît très importante, et elle devrait lever un certain nombre d'obstacles. En effet, le juge d'instance avait l'impression, jusqu'à alors, d'être exclu de cette juridiction de proximité. Or il doit être un peu le fédérateur de ces juges de proximité. De plus, quand les juges de proximité ne se sentiront pas très sûrs de la décision qu'il convient de rendre, ils pourront faire appel au juge d'instance et lui renvoyer l'affaire. La modification apportée à cet égard par l'Assemblée nationale, avec l'accord du Gouvernement, me semble extrêmement utile. Il y a là un équilibre que nous n'avions peut-être pas su trouver en première lecture. C'est évidemment tout l'intérêt du dialogue entre les deux assemblées.

Les autres modifications adoptées par l'Assemblée nationale me paraissent aller dans le sens de ce que nous avions décidé. Je m'interroge seulement sur la restriction apportée pour les fonctionnaires de catégorie A et B. Certes, la plupart d'entre eux rempliront les conditions d'exigence d'un diplôme de droit. Mais il n'en est pas de même de l'exigence des vingt-cinq ans d'expérience.

Cela étant, il peut arriver que des fonctionnaires de catégorie A n'aient ni vingt-cinq ans de commandement ou d'encadrement, ni diplôme de droit, et se trouvent de ce fait exclus de la possibilité de devenir juges de proximité. Par exemple, les officiers de gendarmerie n'ont pas nécessairement un diplôme de droit et vingt-cinq ans d'encadrement. Et pourtant, ils seraient tout à fait à même de remplir les fonctions de juge de proximité puisqu'ils ont souvent exercé des responsabilités dans un domaine où leur expérience pourrait se révéler fort précieuse.

L'Assemblée nationale affirme que la rédaction retenue couvre à peu près tous les cas de figure. Je n'en suis pas complètement sûr.

Certes, il y aura une certaine souplesse.

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Il y a une marge d'appréciation !

M. Jean-Jacques Hyest. Oui, mais, en visant les anciens fonctionnaires des services judiciaires, on s'est, me semble-t-il, un peu éloigné de ce que nous avions décidé en première lecture.

Toutefois, cette souplesse qu'évoquait M. le rapporteur permet de penser que des gens qui auront exercé certaines responsabilités, notamment dans l'administration, pourront très bien devenir juges de proximité.

Pour ce qui est de la navette, je partage le sentiment de Pierre Fauchon. Si l'on considère que les modifications apportées par l'Assemblée nationale sont bonnes, est-il nécessaire d'y revenir ? La navette a bien eu lieu, un dialogue s'est bien instauré entre les deux assemblées. Reconnaissons, en outre, que nous avions pu imprimer notre marque au texte, et que l'Assemblée nationale a accepté beaucoup de nos propositions.

La commission des lois a estimé que les améliorations souhaitées par l'Assemblée nationale étaient bienvenues. C'est pourquoi, bien entendu, le groupe votera...

M. Jean-Pierre Sueur. Quel groupe ? (Sourires.)

M. Jean-Jacques Hyest. Mon groupe ! J'ai encore quelque mal à m'en rappeler le nom ! (Nouveaux sourires.) En tout cas, nous voterons bien entendu ce texte et nous souhaitons qu'il soit mis en oeuvre le plus rapidement possible. Monsieur le garde des sceaux, vous disiez que ce serait sans doute à la fin de l'année, et nous savons que vos services font toujours diligence pour que les textes votés par le Parlement soient appliqués dès que possible. (Applaudissements sur les travées de l'UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais, à la faveur de cette deuxième lecture, aborder quatre points.

J'évoquerai d'abord un sujet que, de manière significative, les précédents orateurs ont eux-mêmes abordé, comme s'ils éprouvaient le besoin de se justifier. Il est clair que que notre débat soulève la question des prérogatives du Sénat et de la manière dont celui-ci les exerce. Nous voyons en effet se développer, au sein de notre assemblée, une sorte de culte du vote conforme : un vaste parti « anti-navette » se manifeste, et j'avoue ne pas bien comprendre pourquoi.

Le Bulletin des commissions, intéressante publication du Sénat, propose un excellent compte rendu de la réunion de la commission des lois qui s'est tenue la semaine dernière : en consultant les pages 2681 et 2682, dont je ne vous infligerai pas la lecture, vous pourrez constater qu'un certain nombre de nos collègues de l'UMP ont fait abondamment part de leurs réticences, de leurs regrets, de leur insatisfaction, de leur chagrin, de voir telle ou telle disposition supprimée par l'Assemblée nationale...

A partir du moment où la navette existe, pourquoi ne pas la mettre en oeuvre ? Ne peut-on pas consacrer quelques semaines de plus à discuter de ce texte ? Cela permettrait pourtant de trouver la meilleure formulation possible.

Monsieur le président de la commission des lois, vous avez bien voulu, ce matin même, nous expliquer que la conjonction entre la majorité du Sénat et celle de l'Assemblée nationale rendait peut-être l'usage des commissions mixtes paritaires moins justifié.

M. René Garrec, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Moins utile !

M. Jean-Pierre Sueur. Autant dire que la majorité est la majorité, que le parti UMP est le parti UMP, qu'ils font la loi et que l'opposition n'a pas à contribuer d'une manière ou d'une autre à son élaboration.

Comme l'a dit notre collègue Bernard Frimat, il serait fâcheux que l'UMP remplaçât la CMP.

M. René Garrec, président de la commission des lois. La formule est facile.

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Disons pittoresque !

M. Jean-Pierre Sueur. Je trouve pour ma part que la formule est très claire, monsieur le rapporteur.

Nous n'accepterons pas cette conception du parti majoritaire qui décide de tout. Nous estimons que les procédures parlementaires ont du sens et que les commissions mixtes paritaires permettent très souvent d'aboutir à de bons et utiles accords.

Quant à l'argument selon lequel, dès lors que le texte a été soumis en premier lieu au Sénat, ce serait en quelque sorte une mauvaise manière pour lui de faire le travail qui lui est dévolu par la Constitution, nous ne pouvons pas y souscrire.

J'en viens maintenant au fond. Nous avons souvent eu l'occasion de dire, lors de l'examen en première lecture de ce projet de loi, combien nous étions favorables à la justice de proximité. Cette justice, elle existe et il faut la développer.

En relisant les débats de l'Assemblée nationale sur le projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice qui se sont déroulés au mois de juillet dernier, monsieur le garde des sceaux, j'ai retrouvé l'une de vos formules, que je me permets de citer : « Il existe une juridiction de proximité dans notre pays, c'est le tribunal d'instance. » Vous devriez peut-être graver cette excellente formule dans votre bureau de la place Vendôme.

Avec cette phrase, vous êtes en parfaite concordance avec la juge d'instance citée par le député M. Vallini : « Si moi, je ne suis pas juge de proximité, qui suis-je ? »

Mme Pécaut-Rivolier, présidente de l'Association nationale des juges d'instance, a évoqué sa stupéfaction devant votre texte, « qui semble en fait annoncer à terme le démantèlement de la justice d'instance professionnelle et indépendante ».

Il y a 473 tribunaux dans notre pays. Ceux-ci jugent rapidement, entre trois et cinq mois en moyenne,...

M. Pierre Fauchon, rapporteur. En moyenne !

M. Jean-Jacques Hyest. Cela dépend des cas !

M. Jean-Pierre Sueur. Pour être plus précis, monsieur le rapporteur, durant l'année 2001 - je cite les chiffres du ministère de la justice -, près de 500 000 affaires ont été jugées en moins de six mois.

Il aurait été simple, pratique, commode, opportun de donner davantage de moyens à ces tribunaux de grande instance et d'instance, de poursuivre sur le chemin ouvert par le gouvernement de Lionel Jospin.

A cet égard, je rends hommage à l'action de Mmes Guigou et Lebranchu, puisque vous savez qu'en cinq années les crédits du ministère de la justice ont augmenté de 30 %. J'espère que nous constaterons, dans cinq ans, une augmentation du même ordre.

Il en faudrait davantage certes, mais pourquoi compliquer les choses alors qu'on peut mettre en oeuvre une bonne justice de proximité à l'intérieur des tribunaux d'instance et de grande instance ?

Certes, il est plus valorisant d'annoncer à la télévision la création de 3 300 magistrats de proximité - en omettant de préciser qu'ils travaillent à 10 % d'un temps plein - plutôt que la création de 330 postes de juge d'instance. Cela aurait pourtant été sans doute plus efficace pour notre justice de proximité.

Le troisième point que je veux évoquer, monsieur le ministre, a trait à l'incohérence du dispositif que vous connaissez parfaitement.

A l'Assemblée nationale, vous avez vous-même déclaré : « Je conviens volontiers qu'un autre choix était possible, qui eût consisté à rester dans le cadre du tribunal d'instance et à assister les juges d'instance de magistrats non professionnels. »

Vous n'avez pas fait ce choix. Vous avez opté pour la création d'un nouveau niveau de juridiction autonome, ce qui crée de nombreuses difficultés.

D'abord, il n'y aura pas d'appel possible. Lorsque l'exception d'incompétence sera soulevée par un justiciable, ce qui ne manquera pas d'arriver, la Cour de cassation sera saisie. Les contentieux d'incompétence se multiplieront et ne favoriseront pas la simplification.

Ensuite, il ne peut pas y avoir de juridiction sans chef de juridiction. Qui est chargé d'affecter les magistrats de proximité, de répartir les dossiers ?

A la suite des avis rendus par le Conseil constitutionnel tout particulièrement, mais aussi par d'autres instances, vous avez décidé de confier ces tâches au tribunal d'instance.

Vous avez dit aussi : « Le Gouvernement a choisi de créer une juridiction autonome nouvelle et ce choix m'apparaît le plus lisible pour nos concitoyens ».

Monsieur le ministre, vous ne pouvez pas dire une chose et son contraire. Si vous faites le choix de créer une juridiction autonome parce que c'est l'option la plus claire, la plus lisible, vous ne pouvez pas, par une sorte de bricolage institutionnel et juridique, rattacher ce nouveau niveau de juridiction autonome à un autre.

C'est la raison pour laquelle nous avons déposé l'amendement n° 4 dont nous discuterons tout à l'heure. En toute logique, vous devriez le soutenir, monsieur le ministre.

S'il y a juridiction autonome, il n'est pas possible d'écrire, comme cela est proposé dans la rédaction de l'Assemblée nationale : « Le magistrat du siège du tribunal de grande instance chargé d'administrer le tribunal d'instance organise l'activité des services de la juridiction de proximité. Il fixe par une ordonnance annuelle la répartition des juges de proximité dans les différents services de la juridiction. » C'est contraire à la loi du 9 septembre 2002 et à l'autonomie de la nouvelle juridiction.

Monsieur le garde des sceaux, vous avez la charge d'appliquer la loi du 9 septembre 2002. Si ces dispositions étaient adoptées en l'état, elles seraient contraires à cette loi et je suis sûr qu'elles vont intéresser le Conseil constitutionnel.

Enfin, quatrième point, monsieur le garde des sceaux, vous avez vous-même indiqué l'intérêt que vous portiez à l'expérimentation, comme d'ailleurs M. le rapporteur, ce serait la voie de la sagesse dans la mesure où cette innovation, ce nouveau niveau de juridiction autonome de justice de proximité suscite beaucoup de réactions négatives. Le Conseil constitutionnel, le Conseil supérieur de la magistrature, le Conseil d'Etat et l'ensemble des associations des professionnels ont fait part de leur désaccord sur ce texte.

Dans ces conditions, il serait tout à fait souhaitable et prudent, nous semble-t-il, de prévoir que cette nouvelle disposition ne s'applique, dans un premier temps, qu'à quelques départements.

Pourquoi ne pas prévoir qu'elle s'applique à cinq ou dix départements, à cinq ou dix resssorts qui seraient fixés par vous, monsieur le garde des sceaux ? Ce serait parfaitement cohérent avec la loi constitutionnelle qui a été adoptée par le Sénat et par l'Assemblée nationale et qui va très bientôt être présentée devant le Congrès.

C'est l'objet de la question préalable que M. Dreyfus-Schmidt défendra tout à l'heure. Comme, dans quelques semaines, une réforme constitutionnelle qui permettra l'expérimentation sera soumise au Congrès, il serait judicieux de reporter le vote du projet de loi relatif aux juges de proximité de quelques semaines, afin d'attendre que l'expérimentation soit consacrée en droit. Nous serons alors fidèles, non seulement à la Constitution, mais aussi aux propos que le Premier ministre, M. Raffarin, tient constamment avec beaucoup d'éloquence sur l'ardente obligation de l'expérimentation avant la généralisation d'une innovation.

Monsieur le garde des sceaux, vous seriez en totale cohérence avec M. le Premier ministre - je sais que cette cohérence est profonde, mais elle serait encore plus manifeste - et nous éviterions peut-être des erreurs. Nous pourrions en effet juger des conséquences de cette innovation après quelques mois ou quelques années de mise en oeuvre avant de la généraliser.

Si nous sommes favorables à la justice de proximité, nous regrettons l'improvisation, l'incohérence, les effets médiatiques. Nous pensons qu'une justice de proximité solide et cohérente doit être organisée autour des tribunaux de grande instance et des tribunaux d'instance auxquels il faut continuer à donner davantage de moyens. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. Monsieur le président de la commission, au point où nous en sommes, et vu l'heure, que souhaite la commission ?

M. René Garrec, président de la commission des lois. Monsieur le président, si chacun voulait bien y mettre du sien, je souhaiterais qu'on continue sans désemparer.

M. le président. Monsieur le garde des sceaux, partagez-vous ce sentiment ?

M. Dominique Perben, garde des sceaux. Je ne vois aucun problème à continuer.

M. le président. Monsieur Dreyfus-Schmidt, vous rangez-vous à cet avis ?

M. Michel Dreyfus-Schmidt. « Sans désemparer », qu'est-ce que cela signifie, monsieur le président ?

Nous devons encore entendre deux orateurs, examiner une question préalable et un certain nombre d'amendements. Poursuivre nos travaux ne me semble vraiment pas raisonnable ! Monsieur le président, je fais appel à votre expérience en la matière.

M. le président. Nous allons nous fier à l'expérience !...

La parole est à Mme Nicole Borvo.

Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je suis d'accord avec le rapporteur, M. Fauchon, pour dire que le texte qui nous revient de l'Assemblée nationale ne présente « aucune contradiction fondamentale » avec celui qui a été adopté au Sénat. En conséquence, notre opposition exprimée en première lecture demeure.

Je déplore en revanche que notre rapporteur, avant même toute discussion en commission des modifications apportées par l'Assemblée nationale, ait demandé l'adoption conforme. C'est la négation du travail parlementaire que la navette est censée permettre. C'est d'autant plus préjudiciable que les débats et modifications de l'Assemblée nationale mettaient le doigt sur des problèmes soulevés par la création de cette justice de proximité et que ces problèmes qui ne sont pas résolus.

Sur le texte lui-même, je veux rappeler les réticences persistantes des organisations de l'ensemble des professions judiciaires. Il ne s'agit pas de corporatisme, la réfutation est trop facile. Il existe des juges de proximité, ce sont les juges d'instance.

N'aurait-il pas fallu augmenter les moyens des juridictions existantes afin d'améliorer le traitement des dossiers en correctionnelle et d'accélérer les procédures en appel, par exemple ?

Ce sont en effet ces juridictions qui souffrent le plus d'un manque de moyens et qui sont véritablement engorgées, d'où des délais qui ne sont pas acceptables si l'on veut que la justice soit correctement rendue.

Mais les juridictions d'instance, qui ont moins à déplorer ce genre de problème, auraient également pu voir leurs moyens renforcés, du point de vue tant matériel qu'humain d'ailleurs, par exemple avec l'assistance de personnel non professionnel. Tout cela a été largement dit en première lecture.

Pourtant, vous persistez dans cette réforme, monsieur le ministre, mais sans grande conviction, puisque le budget prévu pour ces nouveaux juges de proximité n'est pas à la hauteur de la tâche à accomplir qui, je vous le rappelle, est soi-disant de désengorger les tribunaux d'instance, et que leur installation pose de nombreux problèmes matériels qui ne sont toujours pas résolus.

Le dispositif adopté par l'Assemblée nationale, qui essaie de contourner cet obstacle en confiant au magistrat du siège du tribunal de grande instance chargé de l'administration du tribunal d'instance le soin d'organiser l'activité et les services de la juridiction de proximité, pointe ce problème. Du coup, il entre en contradiction avec la volonté affirmée par le Gouvernement et par vous-même, monsieur le rapporteur, de créer une justice autonome.

Concernant les moyens, je répète que cette nouvelle juridiction est créée pour désengorger les tribunaux d'instance. En réalité, il n'est absolument pas certain que le nombre de dossiers à traiter diminue, puisque ces juges de proximité auront à traiter un contentieux sur lequel les Français hésitent quelquefois à saisir la justice.

Dans ce sens, les juges de proximité représentent une menace de disparition pour les modes alternatifs de règlement des conflits, comme la médiation ou la conciliation qui allègent pourtant le travail de la justice.

Les médiateurs et conciliateurs de justice existent justement pour chercher un accord amiable entre les parties afin d'éviter les procès. Ce sont des bénévoles qui rendent une justice gratuite et de qualité et, surtout, appréciée par les justiciables.

Le risque est de voir les juges de proximité empiéter sur la conciliation, ce qui n'est, pour les justiciables, ni un gage d'efficacité ni un gage de satisfaction. Ce projet de loi fait un pas en arrière dans le traitement des conflits puisqu'il tend à rejudiciariser des conflits qui se règlent, aujourd'hui, par un autre biais.

Vous le savez, ce n'est malheureusement pas la seule critique que l'on puisse émettre à l'encontre de cette nouvelle juridiction.

Je l'ai dit et je le répète : les véritables juges de proximité sont les juges d'instance, qui se revendiquent d'ailleurs comme tels. Ils sont déjà chargés de traiter les litiges de la vie quotidienne, ils peuvent être saisis sans frais - une simple déclaration au greffe suffit pour les litiges de moins de 3 800 euros - la présence d'un avocat n'est pas obligatoire et ils rendent leur décision plus rapidement que les autres juridictions.

Ces litiges de la vie quotidienne sont, à première vue, simples à résoudre. Il s'agit, en effet, des contentieux entre bailleurs et locataires concernant les crédits à la consommation ou encore les malfaçons à la suite de travaux, etc. Pourtant, ils se règlent en faisant appel le plus souvent à des notions juridiques complexes. En ce cas, pourquoi un juge non professionnel serait-il plus compétent qu'un juge professionnel, d'autant que le juge sera seul à rendre son jugement - dont la rédaction ne s'improvise pas - et qu'il n'existera pas de possibilité de faire appel ?

Fort heureusement pour le justiciable, ces litiges ouvriront droit, comme toute décision de justice, à cassation. Pour autant, cela ne fera pas diminuer l'inflation judiciaire ni ne réduira les délais de jugement !

La création d'un nouvel ordre de juridiction ne peut qu'être une source de confusion pour les justiciables et une difficulté d'articulation avec les tribunaux d'instance.

Ce qui est également critiquable dans ce projet de loi, c'est la notion de « petits litiges », comme vous les nommez volontiers, dont seront saisis ces juges. Ces litiges peuvent s'élever à 1 500 euros, ce qui n'est pas une somme insignifiante pour des familles aux revenus modestes. Pourquoi ces personnes n'auraient-elles pas le droit de recourir à un juge professionnel ?

Il reste à déplorer que nous n'ayons toujours pas plus de garanties concernant le statut des juges de proximité, notamment leur indépendance et leur impartialité.

Le caractère local du recrutement laisse supposer que des conflits d'intérêt naîtront forcément, et ce au détriment du justiciable.

Faut-il pourtant rappeler encore une fois que la justice d'instance a été instaurée pour remplacer les juges de paix, supprimés en 1958, car taxés de rendre un justice de notables ? Or vous proposez aujourd'hui, monsieur le garde des sceaux, tout simplement de rétablir cette justice de notables, au risque qu'elle se révèle partiale, inéquitable et non professionnelle.

Sur le plan statutaire, de nombreux points restent encore bien vagues. Je pense notamment à la rémunération. Vous vous référez, là encore, à un décret du Conseil d'Etat pour en fixer le montant. Mais de quelle nature sera cette rémunération ? Sera-t-elle symbolique, comme la perçoit le délégué du procureur, ou attractive pour certaines personnes ?

En fait, le statut ne nous apporte finalement aucune garantie sur la qualité de la justice qui sera rendue. L'absence d'indépendance et d'impartialité qui ressort de ce texte me permet d'émettre de sérieux doutes sur la qualité que tout justiciable est en droit d'attendre de la justice. La formation probatoire instituée par les députés pointe là aussi ce problème. Il fallait donc pousser plus avant la réflexion et peut-être songer aux améliorations à apporter.

Toutefois, la question du recrutement de ces juges - appartenant prétendument à la société civile, chère à notre rapporteur - reste entière. Les députés ont restreint le recrutement. Il est tout à fait significatif qu'ils l'aient ouvert aux anciens fonctionnaires judiciaires des catégories A et B, mais pas aux assesseurs des tribunaux pour enfants. Bonjour l'expérience ! Vous avez vous-mêmes, mes chers collègues, refusé qu'il soit ouvert aux personnes titulaires d'un mandat syndical qui ont exercé des fonctions de conseillers prud'homaux, par exemple. Vous voyez, monsieur Fauchon, que la tête bien faite plutôt que bien pleine est à géométrie variable ! Il en est de même pour l'expérience.

D'une manière générale, je le répète, le fait que les compétences de ces juges ne soient pas clairement définies dans ce projet de loi organique - il est simplement précisé que les juges de proximité seront nommés pour « exercer une part limitée des fonctions des magistrats des juridictions judiciaires de première instance » - montre une certaine volonté d'élargir, à plus ou moins court terme, la compétence du juge de proximité.

Ce projet de loi risque donc de bouleverser les fondements mêmes de la justice, ce qui pourrait justifier à terme le démantèlement de la justice d'instance. Il risque également de dévaloriser les modes alternatifs de règlement des conflits, pourtant ô combien nécessaires !

J'ajoute que le dispositif d'évaluation de cette réforme prévu par le Sénat, et adopté par lui à l'unanimité, est supprimé par l'Assemblée nationale.

Je le répète : nous ne partageons évidemment pas cette conception de la justice de proximité. C'est pourquoi nous voterons une nouvelle fois contre ce projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. Michel Dreyfus-Schmidt.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, j'ai presque envie de vous prier de m'excuser ! Comment ? Un membre d'un groupe minoritaire au Sénat - éternel minoritaire, compte tenu de la manière dont les sénateurs sont désignés, n'est-il pas vrai ? - a l'outrecuidance de venir dire ce qu'il pense d'un projet dont il est évident qu'il va être adopté ! C'est tellement évident qu'un magistrat, membre du parquet d'ailleurs, a d'ores et déjà été désigné pour présider la mission chargée du recrutement des juges de proximité ! Alors pourquoi venir à cette tribune exposer les raisons pour lesquelles ce texte ne serait pas acceptable ?

C'est qu'il est bon que tout le monde soit éclairé, y compris le Conseil constitutionnel. Il sera saisi de plein droit, puisqu'il s'agit d'une loi organique, et nous ne manquerons évidemment pas de lui rappeler les arguments qu'à bon droit nous développons, la loi adoptée antérieurement étant, selon nous, anticonstitutionnelle. Elle n'a été acceptée par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 août 2002, qu'à la condition que soient remplies un certain nombre de conditions dans la loi organique que le Conseil constitutionnel a réclamée. Il faut savoir si tel est ou non le cas.

Il est bon aussi que soit dénoncée avec véhémence - mon ami Jean-Pierre Sueur, avec qui nous ne nous étions pas concertés, vient de formuler la même remarque que moi - la démission par le Sénat de son rôle constitutionnel.

M. Jean-Jacques Hyest. Mais non !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Hier, à propos d'un texte relatif à la décentralisation revenant de l'Assemblée nationale, après avoir exprimé des critiques vis-à-vis de ce qu'avait retenu l'Assemblée nationale, la majorité a décidé de voter conforme ledit texte.

Demain sera examinée une proposition de loi tendant à aggraver les peines punissant les infractions à caractère raciste, antisémite ou xénophobe. Ce matin, en commission, les membres de la majorité, après avoir critiqué ce texte, ont décidé de le voter conforme.

Aujourd'hui, s'agissant du projet de loi que nous examinons et tout en le critiquant, ils ont fait de même.

Ce n'est pas possible ! Pourquoi ? Parce que la navette a été créée au sein du Parlement pour qu'en principe, après discussion, soit adopté un texte commun. A défaut, une commission mixte paritaire se réunit.

Un autre système existe. L'assemblée, que Clemenceau disait « de réflexion », mais tel est le cas de chacune des chambres, ne veut pas réfléchir et décide de voter conforme le texte, sans examiner les amendements. Qu'est-ce-que cela signifie ? Je sais que l'on s'en est expliqué tout à l'heure, et ce matin en commission avec M. le président. Un accord a été passé, mais entre qui ? Entre un petit nombre de membres, pas même avec l'ensemble des membres de la majorité de l'Assemblée nationale ou du Sénat, ni avec l'ensemble des membres de la commission des lois de l'Assemblée nationale ou du Sénat, en tout cas pas avec l'avis, les suggestions de l'opposition, qui pourrait - sait-on jamais ? - avoir quelques idées susceptibles d'être retenues ! Cette démission du Sénat est absolument condamnable.

C'est tellement vrai que l'opinion publique n'est pas éclairée en raison de l'absence de débats dignes de ce nom. Le Sénat ne travaille pas de la même manière...

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Monsieur Dreyfus-Schmidt, me permettez-vous de vous interrompre ?

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Vous me répondrez tout à l'heure, monsieur le rapporteur !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je vous demande l'autorisation de vous interrompre !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Eh bien, je ne vous l'accorde pas !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je vous remercie !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je vous en prie ! Nous nous en expliquerons tout à l'heure.

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Vous êtes toujours aussi courtois !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est la première fois que je vous refuse une demande d'interruption. J'ai eu le tort, antérieurement, de vous l'accorder, et je m'en suis repenti ! (Rires.)

Le Sénat ne travaille pas de la même manière selon que la majorité, à l'Assemblée nationale, partage ses idées ou non.

M. Hilaire Flandre. Cela paraît assez logique !

M. Jean-Jacques Hyest. C'est normal !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Lorsque la gauche est majoritaire à l'Assemblée nationale, la majorité sénatoriale demande du temps,...

M. Jean-Jacques Hyest. C'est normal !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... organise des auditions publiques, fait traîner les choses. Ici, c'est tout le contraire.

Je citerai un précédent dont vous vous souvenez : celui de la Cour de justice de la République. Il avait été décidé, lors d'une réunion au sommet en présence des présidents des deux commissions des lois, qu'il fallait voter conforme le texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale. L'opposition avait pourtant dit ici, par exemple, après que cette décision avait été prise, qu'il n'était pas normal que les victimes ne puissent pas être parties civiles, au moins à l'audience. Malgré cette idée jugée intéressante, le texte a bel et bien été voté conforme.

Lors du premier procès devant la Cour de justice de la République, la presse, qui n'avait soufflé mot de ces débats si rapides, a poussé des hauts cris parce que les victimes n'avaient pas le droit d'être parties civiles !

M. Jean-Jacques Hyest. Elles ne pouvaient pas l'être, et vous le savez bien !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Cet exemple est intéressant car, si vous aviez retenu l'amendement que nous avions déposé à l'époque à ce sujet, cela aurait été possible ! De plus, il montre que la loi telle que vous avez décidé de l'élaborer est forcément une mauvaise loi car vous ne faites pas jouer au Sénat le rôle constitutionnel qui est le sien et, ce faisant, vous lui rendez un mauvais service.

J'ajoute que les habitudes perdurent ! Jadis, il arrivait de temps en temps qu'à l'issue des travaux de la commission des lois on présente à la presse un texte et qu'on invite tous les membres de la commission des lois à assister à la conférence de presse, reconnaissant ainsi à l'opposition le droit légitime d'expliquer et d'exposer son point de vue de manière que la presse n'entende pas qu'un son. Or, ce matin, alors que nous siégions en commission, nous avons appris, par le biais des annonces diffusées sur le canal interne, la tenue d'une conférence de presse sur les juges de proximité, en présence du président de la commission des lois...

M. René Garrec, président de la commission des lois Non !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... et du rapporteur de la commission des lois. C'est ce qu'indiquait la télévision. Nous n'en avions pas entendu parler !

Comme le président était avec nous en commisssion, nous avons pensé que cette conférence de presse serait sans doute retardée. Lorsque nous sommes sortis de réunion, nous avons découvert que, dans une salle, s'étaient réunis le rapporteur, le président de la commission des finances - invité parce qu'il avait cosigné un rapport lorsqu'il était membre de notre commission -, notre collègue Hyest et un certain nombre de journalistes. Nous nous y sommes imposés juste le temps de nous étonner de ne pas avoir été conviés et, donc, d'avoir été privés de parole. M. Fauchon nous a répondu que c'est lui qui faisait une conférence de presse et que, si nous voulions, nous n'avions qu'à en organiser une.

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je confirme ! Tout le monde peut organiser des conférences de presse !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Bien entendu, nous aurions le concours du Sénat tout entier et le raout qui était préparé pour la presse serait évidemment à notre disposition, de la même manière, si nous organisions une conférence de presse !

Ce n'est pas sérieux ! Ce n'était pas une conférence de presse de M. Fauchon, c'était une conférence de presse ès qualités du rapporteur puisque le président, en effet, n'était pas présent. Ce sont des méthodes absolument inadmissibles, car, je le répète, vous avez souhaité que l'opinion ne connaisse pas le point de vue de la minorité.

M. Pierre Fauchon, rapporteur. C'est ridicule !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je vous remercie de cette remarque !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je vous le dis...

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Non. Je ne vous le demande pas !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je vous le dis quand même en attendant d'avoir la parole : c'est tout simplement ridicule ! Je souhaite que cela soit inscrit au procès-verbal.

Et la liberté d'expression, qu'est-ce que vous en faites ? On n'aurait pas le droit de parler à la presse ?

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Nous interviendrons en haut lieu de manière que les droits des minorités dans cette maison, qui ont jadis été respectés, le soient à nouveau.

S'agissant du fond du texte, je serai très rapide.

Tout d'abord, et c'est tout de même intéressant, si le Conseil constitutionnel a en effet déclaré partiellement conforme la loi du 9 septembre 2002, il a tout de même précisé qu'il était nécessaire que soit respectées un certain nombre de conditions. Ainsi, « cette loi devra comporter des garanties appropriées permettant de satisfaire au principe d'indépendance, indissociable de l'exercice de fonctions juridictionnelles, et aux exigences de capacité qui découlent de l'article VI de la Déclaration de 1789 ».

Les futurs juges de proximité rempliront-ils les conditions de capacité requises ? Non, et vous le savez bien !

Le projet de loi prévoit que pourront devenir juges de proximité « les personnes justifiant de vingt-cinq années au moins d'activité - c'est beaucoup ! - dans des fonctions impliquant des responsabilités de direction ou d'encadrement » - cela signifie, nous avons déjà eu l'occasion de le dire, que pour les gens d'en bas il n'est pas question d'accéder à cette fonction ! -...

Mme Nicole Borvo. Les gens d'en bas !

M. Robert Bret. C'est pour les discours !

M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... « dans le domaine juridique, administratif, économique ou social les qualifiant pour l'exercice des fonctions judiciaires. »

Mais c'est une plaisanterie ! Il ne suffit pas d'avoir été directeur juridique chez un agent immobilier, par exemple, pour connaître autre chose que le droit immobilier ! Il est évident que celui qui a rempli des fonctions, fussent-elles de direction, ou d'encadrement dans des domaines qui n'ont rien à voir avec le droit, n'ont pas la capacité de rendre la justice. Il faut quand même sept années d'étude pour devenir magistrat, pour apprendre ce qu'est le droit, pour connaître ses applications, pour savoir ce que doit être un jugement ! Ce n'est pas avec un stage probatoire de trois mois, avant ou après avoir été accepté, que l'on va apprendre à devenir magistrat, d'autant que les domaines de compétence des futurs juges de proximité touchent aussi bien à l'ensemble du droit civil qu'au droit pénal ! Or nous savons bien - et tous les magistrats le savent - que l'on ne peut pas rendre la justice simplement parce qu'on a rempli les conditions réclamées par le paragraphe 3 de l'article 1er. Nous ne pouvons pas accepter une telle disposition, qui nous paraît contraire à la Constitution et à la Déclaration des droits de l'homme de 1789 en raison de l'absence de capacités nécessaires à l'accès aux emplois publics.

S'agissant de l'organisation des services, vous avez repris la formule du code de l'organisation judiciaire, selon lequel chaque chef de juridiction prend, au début de l'année, une ordonnance visant à répartir les magistrats entre les services.

A l'évidence, la Cour de cassation, la cour d'appel et les tribunaux de grande instance comportent des chambres et des services différents. Certains magistrats sont affectés à la chambre d'accusation, le juge aux affaires familiales est nommé dans tel ou tel service de la juridiction. Il y a ceux que l'on désignera pour les périodes dites de vacances ou de service allégé, ou encore pour telle ou telle journée.

Pour le tribunal d'instance, c'est le magistrat qui est chargé des tribunaux d'instance au tribunal de grande instance qui en organise l'activité, et ce pour une raison très simple : les magistrats du tribunal d'instance sont membres du tribunal de grande instance. Mais ce sont toujours les chefs de la juridiction autonome qui prennent ces ordonnances.

Dans le cas présent, il n'y a aucune raison que, s'agissant d'une juridiction autonome, qui, en vertu de l'article 34 de la Constitution, a été créée par la loi, parce que c'est précisément un nouvel ordre de juridiction, ce ne soit pas le juge de proximité lui-même qui organise l'activité et les services de cette juridiction.

Mais celui-ci ne pourra pas procéder à une répartition des magistrats entre les services, car la juridiction de proximité ne comporte pas de nombreux services - il y a uniquement ceux qui sont prévus par la loi - et elle ne compte qu'un seul juge.

Du reste, le ressort et le siège de ces juges de proximité n'ont pas encore été déterminés puisque la loi d'orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 prévoit que c'est un décret en Conseil d'Etat qui le précisera.

Comment peut-on demander que ce soient des magistrats d'une autre juridiction autonome qui prennent des décisions en ce qui les concerne ? Nous vous proposerons donc un amendement prévoyant que c'est le juge de proximité qui fixe, par ordonnance, les dates de ses audiences.

Enfin, en ce qui concerne l'expérimentation à laquelle Jean-Pierre Sueur a fait allusion, j'ai entendu dire que vous y étiez défavorables. Si ce texte est adopté, et ce sera le cas (M. Jean-Jacques Hyest s'exclame) - s'il était soumis au référendum, on pourrait en douter, mais comme on a choisi de réunir le Parlement en Congrès à Versailles, il est évident qu'il sera voté - et s'il devient la loi dans un mois, on peut attendre jusque-là, n'est-il pas vrai ? Cette loi permettrait de procéder à une expérimentation. Ce serait une bonne chose pour tout le monde !

Pour un texte aussi controversé, aussi délicat que celui-là, vous pourriez décider - pourquoi pas ? - d'effectuer une expérimentation !

Nous avons déposé une motion tendant à opposer la question préalable, parce que c'est une solution ; elle sera défendue tout à l'heure par Jean-Pierre Sueur. L'adoption de cette motion permettrait d'interrompre le débat et de le reprendre plus tard. Mais elle présente un inconvénient : elle équivaut au rejet du texte. Certes, il est peut-être un peu ambitieux de notre part de vous demander de rejeter le texte, encore que le Sénat a appliqué depuis longtemps ce que l'on appelle la question préalable « positive ». Et, par deux fois, le Conseil constitutionnel a laissé faire, sous réserve que cela ne se produise pas trop souvent. Cette procédure consiste à supprimer tout débat au Sénat de manière que le texte soit immédiatement renvoyé à l'Assemblée nationale, qui le vote. Cela va encore plus vite que le vote conforme auquel vous recourez, en ce moment, tous les jours. On vous le proposera !

Sinon, Il n'est pas certain que la décision du Conseil constitutionnel du 28 juillet 1993, qui a autorisé des expérimentations en matière universitaire, ne permette pas d'ores et déjà de procéder à une expérimentation. Si vous n'adoptez pas notre question préalable, nous vous proposerons un amendement qui va dans ce sens. Vous avez l'embarras du choix !

Enfin, la troisième solution, consisterait à suspendre nos travaux jusqu'au vote, par le Parlement réuni en Congrès, du projet de loi constitutionnelle relatif à l'organisation décentralisée de la République. Ensuite, nous pourrions, à coup sûr, décider qu'il est possible de procéder à une expérimentation.

Nous nous devions de vous donner ces explications pour le cas où vous ne retiendriez aucune de nos propositions. Cela permettra d'éclairer ceux qui auront la curiosité de se reporter à nos débats. Il faut dire que, apparemment, nos collègues ne semblent pas passionnés. Certes, ils peuvent considérer que les choses sont dites, que, de toute façon, les « boitiers » voteront pour eux et qu'ils peuvent donc se permettre de ne pas fréquenter notre hémicycle. Ces explications permettrons également d'éclairer le Conseil constitutionnel. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je tiens à préciser à M. Dreyfus-Schmidt que je n'ai jamais parlé d'un accord entre les commissions pour que ce texte soit adopté conforme. Ce matin, notre collègue a assisté à la réunion de la commission des lois - il ne m'a pas fait l'honneur d'être présent cet après-midi - et il a entendu mes explications : j'ai indiqué les raisons pour lesquelles le texte de l'Assemblée nationale pouvait être adopté, mais il n'a jamais été question d'accord préalable ! En faisant allusion à un tel accord, M. Dreyfus-Schmidt a commis une erreur de fait qui appelait une rectification immédiate. Je regrette qu'il ne m'ait pas autorisé à l'interrompre.

De telles erreurs ne sont pas exceptionnelles de sa part. Malheureusement, un exemple nous en a été donné ce matin, en commission des lois, à propos de l'avis émis par notre assemblée sur la proposition de décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen au stade où ce n'était qu'un projet. Notre collègue avait complètement oublié qu'on avait émis des avis. Mais enfin, commettre une erreur en commission, ce n'est pas trop grave. En revanche, le faire en séance publique en profitant de l'autorité et du confort que donne la tribune, c'est à la fois gênant et choquant.

Par ailleurs, en ce qui concerne la conférence de presse, j'avoue que je suis perplexe. Le rapporteur d'une commission a parfaitement le droit - la liberté d'expression existe, du moins je l'espère - de trouver utile de réunir la presse pour lui rendre compte des travaux de la commission.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Aux frais du Sénat !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Cela fait partie de ses facultés. Il a parfaitement le droit de s'exprimer ! D'ailleurs, ce n'était pas une démarche conjoncturelle : il s'agissait de montrer la continuité de nos travaux. MM. Haenel, Arthuis, Hyest et Cointat étaient présents. (M. Michel Dreyfus-Schmidt s'exclame.) Je constate que, vous, vous m'interrompez ! Vos façons de procéder sont vraiment gênantes, monsieur Dreyfus-Schmidt, et je mesure mes propos !

Par conséquent, il s'agissait de l'exercice normal de la liberté d'expression. Bien entendu, si M. Dreyfus-Schmidt le souhaite, il peut donner une conférence de presse pour expliquer son point de vue sur ce texte.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. Bien sûr !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je ne vois pas comment j'aurais pu le convier à intervenir à mes côtés, alors qu'il avait voté contre le projet de loi et qu'il avait même déposé une motion tendant à opposer la question préalable.

M. Michel Dreyfus-Schmidt. La presse a le droit de tout savoir !

M. Pierre Fauchon, rapporteur. Cela aurait été d'une incohérence surprenante ! Que M. Dreyfus-Schmidt fasse ses réunions de presse comme il l'entend, mais qu'il veuille bien respecter la liberté d'expression de ses collègues !

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...

La discussion générale est close.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt-deux heures trente.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à vingt heures vingt-cinq, est reprise à vingt-deux heures trente.)

M. le président. La séance est reprise.

Nous poursuivons la discussion du projet de loi organique relatif aux juges de proximité.