M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Leleux.

M. Jean-Pierre Leleux. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais à mon tour remercier notre collègue Jack Ralite de sa question, qui a reçu le soutien de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, notamment de son président Jacques Legendre. Cela nous donne l’opportunité de faire aujourd’hui le point sur le projet de mise en accès numérisé des millions de livres détenus par les bibliothèques publiques, et tout particulièrement par la Bibliothèque nationale de France

Ce sujet est, certes, débattu depuis de nombreuses années, mais il revêt ces temps-ci une acuité particulière en raison de l’importance des enjeux. Monsieur le ministre, n’avez-vous pas dit récemment : « Nous sommes dans une situation d’urgence où la numérisation se présente comme un tsunami qui déferle sur l’Europe. Soit nous regardons l’émergence du numérique se faire […], soit nous prenons la question à bras-le-corps » ?

La diversité des initiatives prises et des arguments entendus en ce domaine illustre une véritable révolution dans notre relation au livre et dans la transmission de ce patrimoine qui nous est cher.

En 2004, l’annonce d’un programme intitulé « Recherche de livres » par Google avait provoqué une véritable levée de boucliers en Europe. L’un des critiques les plus engagés était le président de la Bibliothèque nationale de France de l’époque, Jean-Noël Jeanneney, qui dénonça une menace de « domination écrasante de l’Amérique dans la définition de l’idée que les prochaines générations se feront du monde ». Cela l’avait conduit à soutenir ardemment le projet d’une bibliothèque numérique européenne, Europeana, dont le fonds français, Gallica, représente une part modeste, certes, mais déjà prépondérante.

Depuis, des partenariats ont été conclus entre Google et de grandes bibliothèques mondiales, telles que celle d’Oxford, ou, pour le volet francophone, avec les villes de Lausanne, Gand et Lyon. Au total, vingt-neuf bibliothèques sont déjà associées au géant américain. Le partenariat signé en 2008 avec la ville de Lyon prévoit la numérisation de 500 000 ouvrages en français au cours des dix prochaines années.

Aujourd’hui, l’actuel président de la Bibliothèque nationale de France, Bruno Racine, envisage la possibilité de confier à un partenaire privé la numérisation d’un certain nombre de collections et d’engager des discussions avec Google au sujet des ouvrages français déjà numérisés.

À la demande du président de la commission de la culture, Jacques Legendre, nous avons reçu, le 7 octobre dernier, l’actuel et l’ancien président de la Bibliothèque nationale de France. Ces auditions nous ont permis de confronter deux visions différentes de la situation.

L’actuel président de la Bibliothèque nationale de France est convaincu que nous allons trop lentement par rapport aux attentes des internautes, qui souhaiteraient pouvoir accéder à l’exhaustivité des œuvres. Cela n’est pas réalisable financièrement sans l’intervention de Google. La Bibliothèque nationale de France dispose en effet d’un budget de 5 millions d’euros par an pour sa base Gallica, alors que, selon son directeur adjoint, il faudrait entre 50 millions et 80 millions d’euros pour numériser les seuls fonds de la IIIe République, soit soixante-dix ans d’une activité éditoriale intense.

L’ancien président de la BNF juge, quant à lui, une telle exhaustivité contraire au principe même de l’effort, qui selon lui, « consiste précisément à choisir parmi l’immensité des parutions, afin d’offrir un fil d’Ariane dans l’exploration de notre héritage culturel, évitant ainsi son ennemi : le vrac ». La mise à disposition d’une sélection d’ouvrages sur Gallica pourrait se faire au moyen d’une indexation définie par la bibliothèque elle-même.

Ces avis nous conduisent à nous poser plusieurs questions. Quelle ambition devons-nous donc avoir face à l’évolution inévitable de la numérisation des œuvres ? Quelle stratégie construire ? Avec quels acteurs ? L’enjeu est important : il s’agit de favoriser la diffusion des œuvres, donc d’assurer la démocratisation de l’accès à la culture. À nous d’en fixer les règles et d’être, autant que faire se peut, les acteurs de ce mouvement.

Je me réjouis donc de votre décision, monsieur le ministre, de dépassionner le débat en mettant en place une commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, présidée par M. Marc Tessier.

L’État pourra ainsi mieux apprécier les risques et les avantages d’un partenariat entre un géant économique comme Google et nos institutions publiques. Vous avez fixé au 15 décembre 2009 la remise du rapport de cette commission. C’est là, je le reconnais, un défi en termes de calendrier, mais notre commission souhaite pouvoir l’étudier rapidement et vous proposer le fruit de sa réflexion.

L’étude de la possibilité d’un partenariat avec le secteur privé doit nous conduire à nous poser les questions essentielles. Quels moyens permettront d’assurer la préservation des droits d’auteurs ? Qui sera le propriétaire des fichiers numérisés ? Quelle sera la liberté d’accès des bibliothèques ? Comment les ouvrages seront-ils répertoriés, indexés, hiérarchisés ? Comment concilier une démarche strictement culturelle et patrimoniale avec le souhait, non dissimulé, d’un partenaire privé soucieux de « rentabiliser » son dispositif ?

La prise en charge de la numérisation par une société privée soulève également la question de la pérennité à long terme des fichiers numérisés. Nombreux, enfin, sont les sujets juridiques et techniques à traiter.

Il faut se demander si la mise en place d’une bibliothèque à l’échelle mondiale favorise une culture dominante, qui sera plus représentée et citée, ou, au contraire, des cultures minoritaires, qui n’ont jamais disposé d’un tel outil de promotion.

Dans un communiqué publié le mois dernier, notre commission a manifesté sa crainte de voir tout un pan de l’accès à la culture capté par une multinationale en situation de quasi-monopole, les intérêts commerciaux risquant de prévaloir sur les enjeux nationaux et européens en termes de culture, d’industrie et de démocratie. Cette crainte est partagée par nos voisins européens. Il s’agit non pas de se plaindre que Google numérise des millions de livres, mais plutôt de regretter l’absence de projet équivalent en Europe, porté par des institutions publiques.

Certes, depuis presque un an, le prototype d’une bibliothèque numérique européenne, Europeana, tente de s’imposer sur internet. Mais celle-ci est actuellement plus axée sur l’image que sur l’écrit. Elle compte, pour le moment, quatre millions de livres, tableaux, partitions, bandes sonores ou télévisuelles, dont plus de la moitié a été fournie par la BNF et l’INA.

Les Pays-Bas, la Suède, la Finlande et l’Allemagne ont également enregistré des éléments de leur patrimoine sur Europeana, mais modestement. Le budget et la taille d’Europeana restent dérisoires face au géant Google. J’aimerais, monsieur le ministre, connaître votre sentiment sur ces débuts difficiles.

Parallèlement à l’annonce de la création d’une commission, vous avez déclaré souhaiter que la commission sur le grand emprunt national, présidée par MM. Juppé et Rocard, retienne des projets de numérisation du patrimoine culturel de l’Etat. Pourriez-vous nous en dire plus à ce propos, notamment quel montant pourrait être investi et dans quelles directions ?

Créer une grande bibliothèque immatérielle est un projet fascinant et enthousiasmant. Riche d’un exceptionnel patrimoine culturel, la France doit prendre une part déterminante dans la réalisation de ce projet. Il s’agit bien d’un enjeu fondamental pour la diffusion des connaissances et la valorisation de la diversité culturelle.

Dans le cadre du combat qui est le vôtre, monsieur le ministre – j’essaye de décliner celui-ci à Grasse, ville dont je suis maire –, de lutte contre « l’intimidation sociale » et en faveur de l’accessibilité de tous à notre patrimoine écrit, j’ai relevé dans un éditorial récent une métaphore intéressante : « Et qu’importe le vecteur, pourvu qu’on ait l’accès […] ? Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? »

Mais soyons vigilants. Il est des lendemains d’ivresse difficiles à vivre. Et s’il est un domaine où le principe de précaution devra s’appliquer, c’est bien celui que nous traitons aujourd’hui. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste.)

M. le président. La parole est à M. Yann Gaillard.

M. Yann Gaillard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans l’histoire séculaire du livre, la numérisation est le chapitre le plus récent, le plus actuel, et certains diront le plus angoissant ; il déborde largement notre débat d’aujourd’hui et celui sur les bibliothèques qui a agité, le mois dernier, notre commission de la culture, et qui a vu l’affrontement des deux derniers présidents de la Bibliothèque nationale de France, MM. Jeanneney et Racine. C’est dire la passion et l’inquiétude que la numérisation suscite parmi les bibliothécaires, les libraires, les éditeurs et les lecteurs.

Je ne suis pas inquiet, pour ma part, d’une prise de contrôle par Google. Ce qui me préoccupe surtout, c’est une question à laquelle je n’ai pas la réponse : le livre papier survivra-t-il au livre électronique, ou celui-ci permettra-t-il à lui seul la sauvegarde de la culture française telle que nous l’avons connue au cours de toutes les étapes de l’histoire du livre, sinon au temps du liber antique, du moins dans les différents siècles du codex, lequel ne date pas seulement de Gutemberg.

Il convient, face à de telles perspectives, de s’exprimer avec une certaine modestie, et de ne pas s’en prendre uniquement à cette entreprise américaine, même si son énormité et sa capacité nous inquiètent. Plutôt que de lui faire la guerre, mieux vaudrait tenter d’établir avec elle des rapports de coopération.

Constatons que le monde actuel est numérique et que, même sous sa forme papier, ce livre auquel nous sommes attachés aura été précédé d’une mise en forme numérique. Il y a donc coexistence des deux formes, et elle durera sans doute longtemps. Cette préoccupation a guidé nos deux commissions de la culture et des finances, au cours des derniers mois, dans l’élaboration d’un rapport conjoint.

Il s’agit non pas uniquement du problème de la numérisation des bibliothèques, mais du sort du livre tel que nous l’avons connu et aimé.

Je souhaite, en toute modestie, insister sur certains points.

Premier point : notre pays s’est-il donné les moyens budgétaires suffisants pour mener à bien la numérisation du livre ? Notons d’emblée que ces moyens sont essentiellement consacrés aux bibliothèques, et d’abord à la BNF, pour un montant de moins de 10 millions d’euros, ce qui est peu pour mener à bien une opération si importante.

Le ministère de la culture et de la communication estime qu’il manque au Centre national du livre 12 millions d’euros, sur un budget de 40 millions d’euros environ, pour assumer l’ensemble de ses missions, relatives ou non au numérique. Il juge donc nécessaire une nouvelle réforme de la taxe sur les appareils de reproduction ou d’impression, qui serait cette fois étendue aux consommables. Il laisse également entendre que si les recettes du Centre national du livre n’étaient pas accrues, celui-ci pourrait se trouver dans l’impossibilité de continuer de participer au financement de Gallica.

Deuxième point : il a été fortement question, au cours des dernières semaines, du programme de numérisation de la Bibliothèque nationale de France. Le choix n’a pas encore été fait entre une politique purement française – à supposer que le grand emprunt national suffise à la rendre possible – et le recours à des moyens internationaux, pour ne pas parler de Google. On sait que la numérisation de certaines bibliothèques françaises, notamment celle de Lyon, est menée en liaison avec cette grande entreprise internationale, que certains dépeignent comme un monstre ou comme un chef-d’œuvre du capitalisme.

À votre demande, monsieur le ministre, la BNF a suspendu ses contacts avec Google, en attendant la remise du rapport de la commission Tessier. Attendons donc ce rapport avant de nous livrer à une chasse aux sorcières !

Troisième point : les amoureux du livre, et tous les membres de notre assemblée le sont – il suffit pour s’en convaincre de nous écouter ! (Sourires.) –, ne peuvent s’empêcher d’éprouver une certaine angoisse quant à l’avenir du livre papier. Sachons raison garder ! Les œuvres de l’esprit se sont incarnées dans le papier ; elles continueront à s’exprimer sous la forme numérique.

Le PDG d’Amazon, qui vend à la fois des livres papier, des livres numériques et des tablettes de lecture, a annoncé que, s’agissant des ouvrages disponibles à la fois en format papier et en format électronique, le nombre d’exemplaires vendus sous l’aspect de fichiers électroniques représentait 35 % des ventes.

La question se pose malgré tout, et nul ne peut y répondre à coup sûr aujourd’hui, d’une cannibalisation du livre papier par le livre numérique. Cette perspective, je le répète, m’inquiète bien plus que l’énormité de Google. Ce phénomène de cannibalisation aura certainement lieu, d’une manière ou d’une autre, mais nul ne peut avancer de chiffre ou de date.

Quatrième point : les éditeurs français ont tout récemment demandé au Gouvernement de mettre au point un dispositif juridique qui leur permettrait de garder la maîtrise du prix du livre numérique, mais qui ne serait pas une transposition pure et simple de la loi Lang.

Tels sont les problèmes que vous devrez régler, monsieur le ministre. Je serais heureux, puisque vous nous avez donné le temps de la réflexion, que nous puissions tous ensemble découvrir ce continent nouveau du numérique. Sachons l’explorer avec prudence, tout en gardant la part d’audace nécessaire à notre vision de l’avenir. (Applaudissements sur les travées de lUMP et de lUnion centriste.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication. Je voulais d’abord vous remercier, cher Jack Ralite, de votre question ; elle me donne l’occasion de vous exposer, ainsi qu’aux divers intervenants qui ont participé à ce débat et ont tant contribué à l’enrichir, non seulement les principes de mon action, mais aussi ma conception de la méthode à suivre.

D’abord et avant tout, dès mon arrivée rue de Valois, j’ai identifié la révolution numérique comme le grand enjeu pour notre politique en matière de culture et de communication, et pour tout ce qu’elle implique pour les évolutions de notre lien social. Cette analyse de fond qui est, en même temps, un constat de bon sens, a été largement confirmée par les résultats de l’enquête décennale sur les pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique, récemment publiée par mon ministère. Cette enquête, dont la presse s’est fait à juste titre l’écho, a confirmé en chiffres ce que chacun pouvait voir chez lui et autour de lui : le numérique représente un bouleversement sans précédent, à moins de remonter à l’invention de l’imprimerie, dans nos vies, et singulièrement dans les comportements culturels, surtout chez les jeunes générations, en particulier ceux que l’on appelle les « natifs d’internet ».

C’est dans ce contexte que s’inscrit la question cruciale de la numérisation de notre patrimoine, notamment des imprimés et des livres, mais pas seulement, car cette politique concerne aussi les images, les collections de nos musées, les archives manuscrites, etc.

Ce contexte correspond, et vous avez raison de le souligner, à une mise en demeure : il met en question notre capacité, à un moment où une révolution technique pourrait creuser des fractures, et dans un pays marqué par une démographie à la fois dynamique et vieillissante, à renforcer le lien entre les générations, c’est-à-dire notamment à garantir la transmission intergénérationnelle, qui est un élément crucial de la cohérence de la nation, de son identité à la fois fidèle et évolutive, ainsi que de la qualité de notre « vivre ensemble ».

Il est évident que le numérique, sans remplacer aucun des autres supports, sera par excellence le lieu où nous pourrons, à l’avenir, consolider ce lien. Le numérique doit être demain l’un des hauts lieux de la rencontre des Français, notamment des jeunes, avec leur patrimoine, c’est-à-dire avec leur culture et leur mémoire, une sorte de « journée du patrimoine » virtuelle, certes, mais constante, aux « portes ouvertes » toute l’année.

Bien entendu, la question de la numérisation des imprimés n’est pas uniquement celle de l’accès de tous et, comme j’aime à le dire, de chacun, dans sa particularité, philosophique, géographique, rurale ou urbaine, à notre patrimoine. La numérisation des ouvrages n’est pas seulement un instrument exceptionnel de ce que j’appelle « la culture pour chacun ». Il s’agit aussi d’offrir à la recherche, à la construction des connaissances, notamment en sciences humaines et sociales, un champ d’investigation démultiplié par rapport au temps de l’imprimé. En un sens, aussi, il s’agit bien de construire une « économie de la connaissance » qui repose sur une « économie de la culture et de la communication à l’ère numérique » : j’aurais l’occasion d’évoquer ces enjeux lors du grand forum « Culture et économie » qui aura lieu cette semaine à Avignon.

C’est dans ce contexte, cher Jack Ralite, qu’interviennent votre question et la problématique liée à l’intervention du géant américain Google dans le patrimoine littéraire de l’Europe. Votre analyse et vos propositions rejoignent, bien évidemment, celles d’Ivan Renar, que j’ai plaisir à saluer.

La technologie numérique a ses champions. L’extraordinaire force de frappe et la puissance d’innovation des universités californiennes, qui n’est plus à démontrer, a permis à cette entreprise de franchir avec une rapidité stupéfiante les étapes de la croissance qui, en quelques années, transforment une « jeune pousse » en une végétation quelque peu tentaculaire et, à certains égards, en une plante dont on peut se demander si elle n’est pas carnivore. Je maintiens le terme de « tsunami » que vous avez cité, monsieur Leleux, dans votre intervention très pertinente et très nourrie.

Vous l’avez souligné, j’ai tout de suite considéré le débat autour de Google comme une question centrale parce qu’exemplaire de notre approche des problématiques posées par la « révolution numérique », comme l’atteste si bien votre intervention, madame Morin-Desailly.

Je l’ai dit d’emblée, cette question est trop complexe pour être laissée aux oppositions frontales, aux caricatures et aux invectives. Nous ne devons être ni dans la complaisance, ni dans la parodie d’un sursaut national, ni dans l’indulgence envers le risque de monopole, ni dans la nostalgie du monolithisme d’État.

La question est complexe et, à certains égards, nouvelle. C’est pourquoi elle nécessite avant tout de ne pas céder aux démons de la polémique, de ne pas ouvrir la boîte de Pandore d’un anti-américanisme facile en confondant Google et l’Amérique, comme pouvait le faire jadis General Motors en déclarant « ce qui est bon pour General Motors est bon pour l’Amérique » ; j’ai le sentiment que Yann Gaillard partage ce point de vue.

Il ne faut pas non plus sombrer dans l’angélisme et sous-estimer le risque de voir s’établir et s’imposer par le Net une « culture dominante », pour reprendre les termes que vous avez employés, monsieur Leleux, avec une gueule de bois à la clé... (Sourires.)

Il est nécessaire de prendre le temps de la réflexion, de la délibération et de la consultation. C’est aussi la démarche – et je m’en félicite, monsieur le président Legendre – de la commission de la culture, qui organise les auditions indispensables sur un thème aussi ardu et aussi important. Je précise d’ailleurs que, en vertu de la loi de 1978, la Commission d’accès aux documents administratifs a considéré que le contrat passé entre la bibliothèque de Lyon et Google devrait être accessible, ce qui est une très bonne nouvelle. Le secret entourant les négociations était évidemment peu favorable à une évaluation constructive de la situation.

Nous connaissons les risques d’un partenariat avec Google : la durabilité de la conservation et de l’archivage des fichiers numérisés ; la question de la propriété de ces fichiers ; les incertitudes sur la stratégie et le devenir de cette société. Malgré tout, des partenariats sont passés avec la firme californienne par de grandes bibliothèques, en Europe et dans le monde.

Il est normal de s’interroger sur la pertinence d’un accord au regard des objectifs d’intérêt général dont nous avons la responsabilité. C’est ce que j’ai fait personnellement, pendant quelques mois, en rencontrant de nombreux acteurs et experts de cette importante question. J’ai pu constater que les avis étaient parfois divergents, partiels, voire partiaux et que la voie à suivre ne faisait pas encore l’objet d’un consensus.

Où en sommes-nous vraiment ? Vous avez eu raison de poser la question, monsieur Fortassin.

Fort de cette interrogation, j’ai décidé de confier une mission de réflexion sur le thème de la numérisation des bibliothèques à des personnalités incontestées, afin d’éclairer le débat. J’ai ainsi mis en place une commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques, qui est présidée par Marc Tessier, ancien directeur général du Centre national du cinéma, ancien président de France Télévisions, institutions à la tête desquelles il a accompli un travail reconnu et exemplaire, et actuellement président de Video futur entertainment group. Marc Tessier est familier de l’univers numérique et de ses enjeux, qu’il contrôle et maîtrise parfaitement. Il est accompagné dans sa tâche par Emmanuel Hoog, président de l’Institut national de l’audiovisuel, dont la politique de numérisation connaît le succès exceptionnel que l’on sait. Il a aussi à ses côtés Olivier Bosc, conservateur en chef des bibliothèques au château de Chantilly, Alban Cerisier, directeur des fonds patrimoniaux et du développement numérique aux éditions Gallimard, et François-Xavier Labarraque, directeur du développement et de la stratégie de Radio France. Enfin, Sophie-Justine Lieber, maître des requêtes au Conseil d’État, sera le rapporteur des travaux et donc la cheville ouvrière d’une équipe que j’ai voulue aussi informée, motivée et pluridisciplinaire que possible.

Cette mission permettra d’éclairer une décision finale à l’aune de l’appréciation des risques et des avantages d’un partenariat entre Google, ou un autre opérateur privé, et nos institutions publiques. Je précise que ce partenariat n’est qu’éventuel. J’ai demandé à la mission d’avoir à l’esprit non seulement l’aspect technique du problème, mais aussi sa portée politique, au sens noble du terme, c’est-à-dire la visée de l’intérêt général et de l’indépendance nationale fondamentale en matière de culture, en particulier de valorisation du patrimoine, le tout sans préjugé idéologique.

Bien entendu, ces réflexions resteront fidèles à un certain nombre de principes, notamment à notre tradition républicaine, qui repose sur la régulation, c’est-à-dire l’établissement de règles du jeu garantissant leurs droits à tous les acteurs, ainsi d’ailleurs qu’à nos concitoyens.

Le droit de nos concitoyens, c’est d’abord le droit d’accès libre et gratuit au patrimoine dès lors qu’il est « tombé », comme on dit – mais je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une chute –, dans le domaine public, une expression que je trouve, en revanche, très juste et très belle.

Le droit des professionnels, c’est avant tout le droit d’auteur, les droits des auteurs, qui ont été une longue conquête des Lumières, un « acquis social » qui a permis aux artistes de sortir de la position de marginalité et parfois de misère dans laquelle ils ont été longtemps confinés. C’est pourquoi, en parfaite cohérence avec ce que propose la loi dite HADOPI, j’ai pris parti clairement pour la défense des droits d’auteur à l’ère numérique, c’est-à-dire de la juste rémunération des créateurs pour leur travail, face à toutes les tentatives de telle ou telle entreprise afin d’en capter indûment les bénéfices.

Vous le savez, le Gouvernement est intervenu auprès du juge américain qui doit se prononcer sur le projet de règlement entre Google et les auteurs et éditeurs américains. Le gouvernement français, par le biais d’une lettre dite amicus curiae, a alerté le juge des problèmes que soulève ce projet d’accord. C’est également la position que les autorités françaises ont développée lors de l’audition menée par la Commission européenne à Bruxelles, le 7 septembre dernier.

La France ne peut accepter le principe du fair use, comme on parle de fair play, c’est-à-dire de l’usage prétendument loyal dont argue le géant californien pour justifier la numérisation de millions d’auteurs sans leur autorisation. Il s’agit là, à l’évidence, d’un leurre juridique.

Je souhaite construire une alternative politique forte, et je veux que notre solution soit le résultat d’une réflexion non seulement approfondie, mais également partagée, c’est-à-dire qu’elle fédère nos partenaires européens. C’est pourquoi j’ai pris contact avec la directrice de la Bibliothèque nationale allemande ; j’ai obtenu son appui. Je vais rencontrer très rapidement les ministres de la culture espagnol et roumain, après le ministre de la culture polonais, au Forum d’Avignon dont je vous ai parlé, et où, bien entendu, le numérique occupera une place centrale.

J’ai également prévu d’évoquer ce sujet essentiel lors de la rencontre des ministres de la culture de l’Union qui aura lieu à la fin du mois, à Bruxelles.

Je sais que la parole du ministre français de la culture et de la communication a du poids en Europe, car chacun connaît, cinquante ans après la création du ministère par André Malraux, le rôle moteur que la France a joué dans la reconnaissance politique des enjeux culturels ; vous ne me contredirez pas, cher Serge Lagauche.

Je suis fermement convaincu qu’il s’agit pour l’Europe d’un enjeu à la fois culturel et économique, mais aussi politique, au sens le plus élevé et le plus moral du terme. C’est d’ailleurs une conviction pleinement partagée par mon homologue allemand, Bernd Neumann, avec qui nous travaillons étroitement, et par la plupart des pays européens, comme j’ai pu d’ores et déjà le constater à l’occasion des nombreux entretiens bilatéraux que j’ai eus avec d’autres ministres de la culture des États membres de l’Union.

La présidence suédoise de l’Union européenne a prévu un débat sur la numérisation du patrimoine lors du prochain Conseil des ministres de la culture, le 27 novembre prochain. Ce rendez-vous, qui intervient à un moment où chacun des pays européens est en train d’engager une réflexion sur ces questions, doit nous permettre d’élaborer ensemble une réponse européenne à une question cruciale : comment construire la mémoire numérique de notre continent ?

Je disposerai, avant la tenue de ce Conseil, d’un premier état des réflexions de la commission Tessier qui me permettra d’affiner les propositions françaises. Celles-ci iront naturellement dans le sens d’une intensification de la numérisation de notre patrimoine. Mais nous veillerons à définir ensemble, je l’espère, une approche européenne commune permettant de déterminer les conditions de partenariats public-privé acceptables pour le citoyen européen et la construction de l’Europe de la culture et de la connaissance.

Ce Conseil des ministres de la culture travaillera aussi au projet de bibliothèque numérique européenne Europeana, auquel je suis très attaché, qui résulte d’une initiative française. Le prototype a en effet été porté par la France et lancé sous la présidence française de l’Union, en novembre 2008. La France en est également le premier contributeur.

Je défendrai la nécessité d’une impulsion nouvelle, de moyens accrus et d’une reconfiguration de ce projet porteur, afin d’améliorer sa conception, en intégrant notamment, à terme, une éditorialisation de ses contenus.

Il faut s’attacher aussi à créer les conditions juridiques nécessaires pour que les œuvres orphelines et épuisées aient toute leur place dans la bibliothèque numérique Europeana. À cet égard, la directrice de la Bibliothèque nationale allemande est particulièrement attentive au sort des œuvres orphelines. C’est d’ailleurs elle qui anime Europeana.

Notre action d’influence auprès de la Commission se double, en France, d’un engagement déjà important de l’État. Je rappelle que le Centre national du livre consacre 11,5 millions d’euros par an à la numérisation des livres : 10 millions d’euros pour la Bibliothèque nationale de France et 1,5 million d’euros pour les projets de numérisation portés par les éditeurs ou les diffuseurs. Mais nous avons besoin d’un effort accru.

J’ai donc proposé au Président de la République et au Premier ministre un projet d’envergure dans le cadre du grand emprunt. J’ai demandé à la commission du grand emprunt de consacrer pas moins de 753 millions d’euros à la numérisation des contenus culturels (Mme Morin-Desailly et M. Legendre applaudissent), …