M. Michel Mercier, garde des sceaux. Tout à fait !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. En dépit d’un arrêt de la Cour de cassation de septembre 2005, qui reste résiduel, les abus à la liberté d’expression qui n’entrent pas dans le champ de la loi de 1881 sur la liberté de la presse peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil. Je vous rappelle d’ailleurs un arrêt de la première chambre civile du 30 octobre 2008.

M. Bernard Piras. Je répondrai à cela tout à l’heure !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Les juridictions ont ainsi admis la recevabilité d’actions engagées devant le juge civil contre un historien en 1995 ou, plus récemment, contre l’encyclopédie Quid. Je vous renvoie, d’ailleurs, à un arrêt de la cour d’appel de Paris du 7 mars 2007.

Des voies de recours existent donc bien à l’encontre des personnes qui contestent l’existence du génocide arménien.

M. Bernard Piras. Elles sont totalement insuffisantes !

M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. En revanche, dès lors que les propos tenus entrent dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, seule cette dernière est applicable. C’est notamment le cas en matière de provocation à la haine raciale ou d’apologie de crimes contre l’humanité, qui inclut l’apologie du génocide arménien.

Là aussi, les voies de recours existent.

J’en viens maintenant aux trois difficultés majeures que nous paraît soulever cette proposition de loi.

Tout d’abord – on ne peut le nier –, l’examen de ce texte s’inscrit dans le cadre du débat actuel, plus large, sur la légitimité des « lois mémorielles », notion utilisée pour désigner sept lois, adoptées au cours des vingt dernières années, par lesquelles le législateur a, au nom du devoir de mémoire, porté une appréciation sur des périodes ou des acteurs de l’histoire.

Je citerai à ce titre la loi du 21 mai 2001 sur la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation en faveur des Français rapatriés.

Ces lois soulèvent une question de principe : nous appartient-il à nous, législateur, de qualifier juridiquement le passé et d’assortir ces qualifications de sanctions pénales ? La commission des lois considère qu’il s’agit là d’un domaine dans lequel il importe d’être extrêmement prudent.

D’ailleurs, s’agissant des massacres commis en 1915, un important travail de recherche historique reste à accomplir sur la compréhension des causes du génocide, la détermination des auteurs ou encore le rôle joué par d’autres minorités dans la perpétration de ces actes, par exemple. Or la crainte de faire l’objet de poursuites pénales pourrait entraver la tâche des historiens qui travaillent pourtant de bonne foi sur ces sujets complexes.

Avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, nous pouvons désormais prendre position sur des sujets importants par le biais de résolutions, sans recourir à la loi, qui a vocation à édicter des normes invocables devant les tribunaux. C’est tout à fait autre chose !

En tout état de cause, la commission des lois partage pleinement les conclusions de M. Bernard Accoyer dans son rapport de 2008 sur les lois mémorielles, où il est préconisé de renoncer désormais à la loi pour porter une appréciation sur l’histoire ou la qualifier.

La deuxième difficulté soulevée par ce texte est qu’il ne nous paraît pas possible d’ignorer les répercussions que serait susceptible d’entraîner l’adoption de cette proposition de loi dans la société turque.

Force est en effet de constater que la question du génocide arménien est encore largement taboue en Turquie, même si un début d’évolution semble se manifester au sein de la société civile et du monde universitaire.

À cet égard, comme l’ont affirmé plusieurs intellectuels turcs favorables à une évolution des autorités sur ce sujet, l’adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que contrarier ce mouvement, à rebours de l’objectif poursuivi.

Cette proposition de loi ne contribuerait pas non plus à encourager le timide réchauffement des relations entre la Turquie et l’Arménie, engagé depuis l’été 2008.

Comme on l’a rappelé, ces deux États ont signé le 10 octobre 2009 à Zurich deux protocoles sur l’établissement de relations diplomatiques et le développement de relations bilatérales, en présence notamment du ministre français des affaires étrangères et européennes.

Sans doute la mise en œuvre de ces protocoles est-elle lente et difficile. Mais précisément, l’adoption de la présente proposition de loi ne pourrait que nuire aux efforts réalisés par la France pour soutenir ce processus.

Là aussi, soyons très clairs : la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui ne doit pas être envisagée comme un débat pour ou contre la Turquie.

La véritable question est la suivante : appartient-il au juge pénal français de s’immiscer dans une question qui regarde avant tout les Turcs et les Arméniens ?

Non seulement nous ne le pensons pas, mais nous estimons en outre que la proposition de loi pose de réels problèmes constitutionnels. Il s’agit là de la troisième difficulté posée par ce texte.

J’en viens en effet au cœur du dispositif de la proposition de loi et aux raisons juridiques qui ont conduit la commission des lois à proposer au Sénat de lui opposer une motion d’irrecevabilité.

La proposition de loi nous paraît en effet présenter le risque d’être contraire à plusieurs principes constitutionnels : risque de contrariété avec le principe de la légalité des délits et des peines, d’une part, risque d’atteinte excessive au droit à la liberté d’expression et d’opinion, d’autre part.

Je développerai plus largement ces deux arguments au moment de défendre la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Pour l’instant, je souhaiterais attirer l’attention sur le fait que la proposition de loi diffère très sensiblement de la loi Gayssot.

En effet, la pénalisation de la contestation de la Shoah a fait l’objet de conventions internationales et de décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée. Rien de tel – oserais-je dire : hélas ! – s’agissant du génocide arménien.

Mettons-nous à la place d’un tribunal correctionnel qui serait saisi d’écrits ne niant pas frontalement l’existence du génocide arménien, mais le minimisant, affirmant qu’à tel ou tel endroit, il n’a pas eu lieu ou que telle ou telle personne n’y a pas participé. Sur quelle base solide s’appuiera-t-il pour décider si les écrits en question entrent ou non dans le champ de l’infraction pénale que l’on veut créer par cette proposition de loi ? Il y a là une difficulté majeure sur laquelle le Conseil constitutionnel ne manquerait pas de se pencher.

J’attire par ailleurs votre attention, mes chers collègues, sur le fait que le droit européen admet les infractions pénales tendant à limiter la liberté d’expression dès lors que celles-ci se rattachent à un objectif « actuel » de lutte contre la haine raciale et contre les discriminations.

En l’espèce, on ne peut pas dire qu’il y ait aujourd’hui en France, à l’encontre de nos compatriotes d’origine arménienne, un discours de rejet et de haine qui soit comparable à l’antisémitisme de la fin des années quatre-vingt.

Dans ces conditions, la création d’une infraction pénale serait très certainement considérée par le juge constitutionnel et par la Cour européenne des droits de l’homme comme portant une atteinte excessive à la liberté d’opinion et d’expression.

C’est pour ces deux raisons principales que la commission a décidé – à l’unanimité ! – d’opposer une motion d’irrecevabilité à la proposition de loi.

J’espère, mais la tâche était peut-être impossible, avoir dissipé les malentendus qu’a pu susciter chez certains la position adoptée par la commission des lois. En aucun cas il ne s’agit de minimiser l’importance des massacres commis en 1915, ni de prendre position en faveur de la Turquie au détriment de l’Arménie.

Nous considérons simplement que l’intervention du juge pénal dans le jugement de l’histoire soulève des problèmes de droit qui ne manqueraient pas d’être invoqués devant le Conseil constitutionnel.

Aussi la commission des lois vous propose-t-elle d’opposer à la présente proposition de loi l’exception d’irrecevabilité dans les conditions prévues par l’article 44 du règlement du Sénat. (Applaudissements sur certaines travées de lUMP ainsi que sur quelques travées de lUnion centriste.).

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Monsieur le président, monsieur le président et rapporteur de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, vous êtes appelés à vous prononcer sur la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien, déposée sur le bureau du Sénat par M. Serge Lagauche et trente membres du groupe socialiste.

Cette proposition de loi vise à inscrire dans la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien une nouvelle infraction pour contestation de l’existence de ce génocide. Le texte prévoit de punir « des peines prévues à l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ceux qui auront contesté […] l’existence du génocide arménien ».

Bien évidemment, on ne peut que comprendre les motivations profondes des auteurs de la proposition de loi et les attentes de la communauté arménienne.

Les faits parlent d’eux-mêmes : le peuple arménien vivant dans l’Empire ottoman a connu une période tragique, qui s’est traduite par la disparition des deux tiers de sa population, soit environ 1,5 million d’Arméniens exterminés, tandis que la majorité des survivants, à savoir 800 000 Arméniens, se sont exilés à travers le monde, notamment en France.

Je tiens à rappeler ici, mesdames, messieurs les sénateurs, que les communautés arméniennes de France se sont parfaitement intégrées à notre population. Beaucoup d’Arméniens sont des éléments moteurs de notre vie en commun et de notre vie sociale, sur le plan politique, sur le plan économique ou encore sur le plan culturel, où ils se sont particulièrement illustrés. Je veux saluer notamment M. Charles Aznavour, qui est présent aujourd’hui dans les tribunes du Sénat.

La preuve suprême de cette intégration a été donnée par l’engagement des Arméniens dans la résistance lors de l’occupation allemande, et notamment celui de Missak Manouchian. Chacun a en mémoire les vers du poème d’Aragon connus sous le titre « L’Affiche rouge » célébrant le sacrifice du groupe Manouchian.

Le Parlement français a reconnu publiquement, par la loi du 29 janvier 2001, l’existence de ce génocide. Comme on a bien voulu le rappeler, j’étais à l’époque l’un des six sénateurs cosignataires de la proposition de loi qui a alors été adoptée.

Par ce texte, la France a accompli un acte solennel fort, consciente de l’importance du souvenir, et de l’importance qu’il y avait à honorer la mémoire des Arméniens, aussi. Le génocide arménien est donc dans la mémoire et dans le cœur du peuple français.

Notre droit réprime la contestation des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale qui ont été judiciairement constatés par une juridiction française ou internationale à la suite d’un débat judiciaire contradictoire respectueux des droits de la défense.

L’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, qui est issu de la loi Gayssot du 13 juillet 1990, sanctionne la négation de la Shoah et n’est donc pas applicable à la contestation du génocide arménien. Il est indéniable que toute plainte de cette nature déposée sur le fondement de la loi Gayssot ne pourrait pas prospérer.

En revanche, je tiens à le souligner dès à présent, d’autres qualifications pénales sont susceptibles de fonder la poursuite de tels propos.

Le négationnisme relève le plus souvent d’une logique de provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, nationale ou religieuse. De tels agissements sont systématiquement poursuivis par le ministère public.

La question qui se pose est donc de savoir si l’adoption de la présente proposition de loi apportera une meilleure protection de la communauté arménienne. La réponse est loin d’être évidente.

En tant que ministre de la justice et des libertés, il est de ma responsabilité de vous indiquer que ce texte répressif pose un certain nombre de problèmes de conformité aux normes juridiques supérieures, internes et internationales.

Nous devons, me semble-t-il, réfléchir ensemble, afin de ne pas nous mettre en situation d’offrir une victoire aux négationnistes, qui pourraient peut-être obtenir la censure du texte grâce à une question prioritaire de constitutionnalité ou à un recours mettant en cause sa conventionnalité.

La proposition de loi qui est soumise au Sénat soulève des interrogations au regard de deux grands principes, que M. Hyest a d’ailleurs rappelés.

D’une part, le principe de légalité des délits et des peines, consacré par l’article VIII de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, emporte obligation pour le législateur de définir les incriminations en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire. Le Conseil constitutionnel l’a expressément indiqué dans sa décision du 20 janvier 1981.

Or la présente proposition de loi ne repose sur aucune définition précise des faits constitutifs du génocide qui seraient inscrits dans une convention internationale ou établis par une décision définitive rendue par une juridiction internationale.

Adosser la sanction pénale à la reconnaissance par la loi du 29 janvier 2001 du génocide arménien de 1915 ne me paraît pas suffisant ; M. Lagauche l’a d’ailleurs indiqué lui-même. Cette loi a une vertu incontestable : elle affirme explicitement, et cela a une signification claire pour le gouvernement de la République française, que le génocide arménien est une réalité. Mais, comme l’a souligné le doyen Georges Vedel, la portée normative de ce texte semble incertaine.

À cet égard, je souligne que, par un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a refusé de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, au motif qu’y est définie de manière claire et précise l’infraction de contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité établis dans des textes internationaux.

A contrario, la question prioritaire de constitutionnalité aurait été transmise. C’est ce qui peut arriver à la présente proposition de loi. En effet, la Cour ne pourrait très vraisemblablement pas tenir le même raisonnement si une question prioritaire de constitutionnalité lui était soumise. Le risque d’une censure constitutionnelle existe donc.

D’autre part, la liberté d’expression est protégée par les articles XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – MM. Lagauche et Hyest l’ont rappelé – et 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Je le rappelle – il s’agit d’un sujet d’actualité –, la Cour européenne des droits de l’homme n’admet de restrictions à la liberté d’expression qu’à des conditions extrêmement précises, dûment motivées et proportionnées à l’objectif recherché, comme la discrimination ou le trouble à l’ordre public. C’est ce qu’a rappelé la Cour de Strasbourg dans sa décision Garaudy contre France du 24 juin 2003 relative à la contestation des crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale.

La Cour vérifie qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d’expression et l’objectif légitime visé. De plus, elle protège tout particulièrement le principe de la liberté d’expression dans le cadre des débats sur des faits historiques et politiques.

La spécificité de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », tient au fait qu’elle réprime des propos contestant des faits historiques revêtus de la chose jugée, c’est-à-dire les crimes contre l’humanité condamnés par le tribunal de Nuremberg et la convention de Londres de 1945.

C’est là un point particulièrement important en droit, et mon devoir était de le souligner ici, d’autant plus que le Sénat et l’Assemblée nationale seront saisis d’un texte de transposition d’une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal.

Conformément à l’article 1er, paragraphe 4, de cette décision-cadre, la France « ne rendra punissables la négation ou la banalisation grossière des crimes visés au paragraphe 1, points c et/ou d, que si ces crimes ont été établis par une décision définitive rendue exclusivement par une juridiction internationale ».

La transposition en droit interne se fera prochainement. Voilà qui pose à l’évidence un problème par rapport au texte soumis aujourd’hui à l’examen du Sénat.

Renoncer à ces garanties juridiques fondamentales dans le cadre de la proposition de loi qui vous est soumise aujourd’hui reviendrait à adopter un texte fragile.

En revanche, et quel que soit le sort réservé au texte dont le Sénat débat aujourd'hui et l’Assemblée nationale débattra demain, le Gouvernement ne restera pas inerte. Comme je l’ai indiqué au début de mon intervention, pour la France, le génocide arménien est un fait, une donnée établie.

Aussi, à la demande du Président de la République, qui, comme M. Lagauche l’a rappelé, a rencontré samedi les responsables de la communauté arménienne – je les ai moi-même reçus en début de semaine –, deux actions seront lancées par le Gouvernement.

D’une part, une circulaire sera adressée dès la fin de la semaine à tous les procureurs généraux, en vue d’organiser la répression des infractions dont les membres de la communauté arménienne résidant en France sont susceptibles d’être victimes du fait de leur origine.

Nous rappellerons l’ensemble des dispositions pénales susceptibles d’être mises en œuvre – je les ai évoquées au début de mon intervention – pour que les membres de la communauté arménienne puissent obtenir justice sur la question du génocide subi par leur peuple.

D’autre part, j’ai proposé aux responsables de la communauté arménienne de constituer une collaboration technique régulière entre les juristes de cette communauté et ceux de la Chancellerie, comme cela existe avec les représentants du Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF. Il s’agira de se réunir très régulièrement pour examiner les cas de négation de génocide ou de racisme envers des membres de la communauté arménienne.

Comme je l’ai indiqué alors à mes interlocuteurs, nous pouvons évidemment travailler ensemble et avancer. Et nous le ferons, quel que soit le sort réservé à la présente proposition de loi.

De toute manière, des actions peuvent être menées sur la base du droit commun, notamment l’article 1382 du code civil. Là encore, nous travaillerons avec les juristes de la communauté arménienne. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 30 octobre 2008 a rappelé ce principe. J’ai bien l’intention de veiller à faire en sorte qu’une telle jurisprudence soit correctement appliquée.

Je ne saurais naturellement ignorer en cet instant, au-delà des simples questions de droit, qui sont fondamentales, mais qui apparaissent toujours comme par trop rationnelles, la dimension émotionnelle, qui a toute sa place ici compte tenu de ce que nous dit de ses souffrances la communauté arménienne.

C’est précisément parce que le Gouvernement est particulièrement conscient de la réalité de ces souffrances que nous voulons répondre par des mesures simples, concrètes, efficaces et immédiatement applicables.

Naturellement, il appartient au Parlement de prendre ses responsabilités. À lui de décider s’il souhaite adopter la présente proposition de loi, avec les problèmes qu’elle soulève. Comme le Président de la République l’a indiqué, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Haute Assemblée. (Applaudissements sur certaines travées de lUnion centriste et de lUMP.)

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur l’ambassadeur,…

M. Jean-Pierre Michel. On s’adresse à l’hémicycle !

Mme Nathalie Goulet. … mes chers collègues, nous sommes saisis d’un sujet délicat, quelques jours à peine après le 24 avril, date anniversaire du génocide arménien de 1915, qui est reconnu comme tel par le législateur.

La reconnaissance du génocide arménien étant devenue loi de la République, elle est indiscutable et doit être respectée par tous.

À l’instar d’autres dispositions – je pense à celles qui sont relatives au retrait de la nationalité française, retirées grâce à l’action des sénateurs centristes –, la présente proposition de loi, qui concerne le génocide, nous renvoie à notre propre histoire.

Comme j’ai eu l’occasion de le dire à cette tribune, la quasi-totalité de ma famille a été exterminée dans les camps de concentration, et la notion de génocide est, hélas ! ancrée dans ma mémoire et dans celle de mes enfants ; c’est, en somme, notre mémoire collective.

Je fais partie d’un peuple qui, lui aussi, « dort sans sépulture », « a choisi de mourir sans abdiquer sa foi » et « n’a jamais baissé la tête sous l’injure ». (Murmures sur les travées du groupe socialiste.)

Je peux comprendre les blessures, le sentiment d’injustice et l’incompréhension des victimes d’un génocide et de leurs descendants, même quatre-vingt-dix ans après les faits.

La France a accueilli des milliers de réfugiés arméniens qui ont, comme l’illustrent les héros de L’Affiche rouge et Missak Manouchian – M. le garde des sceaux l’a rappelé –, payé cher le droit d’être français.

Néanmoins, si les uns et les autres font preuve d’un peu de bonne volonté, ce débat peut être l’occasion de mettre un terme à une polémique. Puisque nous en avons l’occasion, et puisque nous sommes entre nous, parlons un peu du Caucase, région attachante et si prompte à s’enflammer.

Les Azerbaïdjanais sont totalement étrangers au génocide arménien de 1915. Et je voudrais rappeler ici quelques éléments historiques qui pourront nous servir dans la suite de nos débats.

La Première Guerre mondiale a éclaté à cause et sur la base des traités diplomatiques : d’une part, la « Triple entente », entre la République française, l’empire britannique et l’empire russe, et, d’autre part, la « Triplice », cette triple alliance entre l’empire allemand, l’empire austro-hongrois, puis, en 1914, l’empire ottoman, sous quasi-protectorat allemand.

La Russie avait déjà battu l’empire ottoman lors d’une offensive en 1877. L’armée impériale russe avait intégré dans ses effectifs, à côté des troupes arméniennes russes, des contingents arméniens originaires d’Anatolie orientale ottomane.

Les uns et les autres participent donc directement aux opérations du front oriental. Il est ainsi historiquement prouvé que les Azerbaïdjanais sont totalement étrangers au génocide arménien. Si un litige territorial existe aujourd'hui entre les deux pays, il est donc pour le moins spécieux d’utiliser cet argument pour justifier le maintien de l’Arménie dans des territoires reconnus internationalement comme appartenant à l’Azerbaïdjan.

La soif de reconnaissance d’événements tragiques ne doit pas masquer les failles de la diplomatie arménienne actuelle. Tout comme la Shoah ne doit pas et ne peut pas excuser les exactions à Gaza, le passé douloureux du peuple arménien ne l’autorise pas à occuper par la force des territoires qui ne sont pas les siens.

Le différend sur son rattachement date des débuts de l’Union soviétique.

Mais, au mois de févier 1992, plusieurs centaines de civils azerbaïdjanais sont tués lors de la prise de Khodjaly, où se trouve l’aéroport de la capitale. C’était bien en 1992 ; pas en 1915 ! Les victimes de Khodjaly, hommes, femmes et enfants innocents, sont elles aussi tombées, et nul n’a élevé la voix !

De l’avancée des forces arméniennes jusqu’au cessez-le-feu du mois de mai 1994, et le gel de la situation, ce sont 20 000 victimes, 1 million de réfugiés et de déplacés qui sont à dénombrer.

La France a une position très claire : elle n’a jamais accepté l’occupation des territoires azerbaïdjanais, ni reconnu l’indépendance du Haut-Karabagh.

M. Philippe Dallier. Quel est le rapport avec le débat d’aujourd'hui ?

Mme Nathalie Goulet. J’y viens, cher collègue !

La France soutient la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan et travaille à la paix entre ce pays et l’Arménie. C’est un sujet d’actualité.

M. Philippe Dallier. Nous ne sommes pas dans les questions d’actualité !

Mme Nathalie Goulet. Nous avons reconnu le génocide arménien ; essayons maintenant de faire avancer la paix chaque fois que nous en avons l’occasion ici, au Sénat, au nom des victimes, pour que les enfants du Caucase, auxquels je m’adresse aujourd'hui, puissent continuer à avoir l’enfance que des adultes s’acharnent à leur voler.

L’ensemble du groupe de l’Union centriste, auquel j’appartiens, votera la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité présentée par la commission des lois. Nous espérons que les conflits, notamment ceux qui se déroulent dans le Caucase, région souvent oubliée, se trouveront réglés et apaisés par la visite que le Président de la République avait promise et qu’il n’a pas encore effectuée.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Guérini.

M. Jean-Noël Guérini. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, monsieur le président de la commission des lois, mes chers collègues, la reconnaissance du génocide arménien et la pénalisation de sa contestation sont des combats que le groupe socialiste et apparentés du Sénat continue de mener depuis plus de vingt ans.

François Mitterrand, mais aussi Jacques Chirac et de nombreux parlementaires, de gauche comme de droite, ont dit leur volonté de voir reconnue une tragédie que certains, aujourd'hui encore, cherchent à nier.

C’est il y a dix ans, le 29 janvier 2001, que Jacques Chirac, alors Président de la République, a promulgué une loi par laquelle « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »

Je ne reviendrai pas ici sur la funeste date du 24 avril 1915, qui a vu l’élite arménienne de Constantinople massacrée par les agents d’un régime aveugle, massacre qui a conduit à l’extermination de plus de 1 million de personnes. Il s’agissait, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, du premier génocide du XXe siècle. Des historiens et spécialistes de l’Holocauste, dont Elie Wiesel et Yehuda Bauer, ont fait connaître publiquement leur position à l’orée de ce siècle pour que soit déclarée « incontestable la réalité du génocide arménien et inciter les démocraties occidentales à le reconnaître officiellement ».

En reconnaissant l’existence de ce génocide, la République française a donc symboliquement rendu au peuple arménien la part que certains ont cherché à effacer, à détruire, il y a plus de quatre-vingts ans.

L’Assemblée nationale a voté, le 12 octobre 2006, la pénalisation de la négation du génocide arménien.

Aujourd’hui, je veux insister sur la nécessité qu’il y avait, alors, à légiférer. Mille six cent soixante-trois jours après, la niche parlementaire socialiste permet de poursuivre le travail législatif des députés et met entre les mains des sénateurs une véritable responsabilité.

Devant vous, mes chers collègues, face à des tribunes où je reconnais nombre de visages, conscient de la gravité de cette discussion, je veux, en citant Stefan Zweig, souligner que « presque toujours, la responsabilité confère à l’homme de la grandeur ».

Oui, notre assemblée est face à ses responsabilités. Aujourd’hui, le débat sur la légitimité du Parlement à légiférer ou non est dépassé ; il relève du passé ! Aujourd’hui, nous avons le devoir d’être cohérents avec ce que nous avons voté en reconnaissant les moyens de sanctionner la négation du génocide.

Un parlementaire ne peut accepter que l’on contrevienne impunément à une loi de la République.

Je me permets d’insister sur la valeur d’exemplarité et le caractère préventif de la sanction pénale, qui ne peut – je vous le concède, mes chers collègues – être une fin en soi. L’heure n’est pas aux débats techniques ou juridiques, mais elle est bien au pragmatisme.

Permettez-moi, tout de même, de préciser qu’une loi prévoyant une sanction pénale ne limiterait pas la liberté d’expression. Cette dernière est encadrée, vous l’avez rappelé, monsieur le ministre, par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Je ne suis pas juriste, mais je n’ignore pas qu’une loi ne doit pas être contraire à une convention internationale liant la France. Cependant, en l’absence d’une telle convention, il est logique que le peuple souverain, par l’intermédiaire de ses représentants, puisse voter une loi qu’il considère comme juste.

Quant à la question de la constitutionnalité de la présente proposition de loi, elle me laisse un goût amer : le bon sens aurait voulu que cette question soit soulevée en 2001. Est-il réellement utile et, surtout, est-il réellement judicieux de revenir dix ans après sur cet aspect du dossier ? L’argument est-il véritablement à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres face à l’attente de nos concitoyens d’origine arménienne et à la réalité sordide du négationnisme ?

J’insiste sur le fait que le négationnisme n’est pas un mode d’expression comme les autres ; son objectif premier est de falsifier l’histoire pour nier une réalité historique et effacer toute trace des génocides de la mémoire collective, voire de minimiser certains faits historiques. Personne ne doit accepter une telle attitude.

Je conclus mon propos en réaffirmant que garantir à chacun le respect auquel il a droit en tant qu’être humain est un instrument efficace pour combattre le communautarisme.

Enfin, il me semble que la société turque est plus courageuse que bon nombre d’entre nous, puisqu’elle est capable d’organiser des manifestations pour commémorer le 24 avril 1915,…