M. Jean-Yves Leconte. Le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et le projet de loi organique relatif au procureur de la République financier sont indispensables, mes chers collègues. Cependant, notre rôle de protecteur des libertés individuelles et de vigie de la séparation des pouvoirs impose auparavant de voter les textes qui nous sont aujourd'hui présentés.

Je pense aussi à la discussion que nous avons eue voilà quelques mois sur le monopole du parquet, à l’occasion de l’examen de la proposition de loi tendant à modifier l’article 689-11 du code de procédure pénale relatif à la compétence territoriale du juge français concernant les infractions visées par le statut de la Cour pénale internationale, déposée par le président de la commission des lois.

Pour que le monopole du parquet soit acceptable, mais aussi pour que l’indépendance de notre justice soit évidente au point que les décisions qu’elle serait amenée à prendre ne pèsent pas sur notre diplomatie, il convient aujourd’hui d’adopter ce texte, qui constitue une garantie constitutionnelle claire de l’indépendance de la justice.

Sous l’apparence d’un projet de loi constitutionnelle technique, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature s’inscrit au cœur même de notre pacte républicain et de l’équilibre de nos institutions.

L’indépendance de la justice n’est pas le seul outil pour réconcilier la justice avec les citoyens. L’accès aux droits, la lisibilité et la rapidité des procédures sont aussi des chantiers indispensables. Chacun doit avoir, en France, le sentiment que la justice est là pour le protéger. Sans cela, c'est la République qui se dérobe.

En revanche, l’indépendance de la justice et, à travers elle, les enjeux en termes de droit européen, de sécurité, de souveraineté, de démocratie, de droits de l’homme qu’elle porte, justifient aujourd’hui un débat au sein de la Haute Assemblée sans aucun a priori. Ce débat doit nous conduire ensemble à voter ce projet de loi constitutionnelle, après l’avoir enrichi grâce à nos réflexions, au premier rang desquelles celles du rapporteur, Jean-Pierre Michel, afin que le Parlement puisse aussi vite que possible se réunir en Congrès pour donner, avec cette réforme du CSM, les garanties d’indépendance de la justice qui sont aujourd’hui indispensables à notre pays.

Trouvons donc ensemble les voies du compromis. Il y va de la défense des valeurs républicaines. Pour les faire vivre, concilions-les avec les exigences du XXIe siècle. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC, du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à Mme la garde des sceaux.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai pris des notes pour répondre scrupuleusement aux différents orateurs qui se sont exprimés. Dans le cours de la discussion des articles, j'aurai l'occasion d’apporter des précisions, si j'ai oublié certaines questions.

Je tiens tout d’abord à vous remercier de la qualité de vos interventions et des arguments avancés. Le débat est à la hauteur de l'enjeu qui nous réunit, une réforme constitutionnelle, même si j'ai relevé quelques contradictions dont je vous ferai part ultérieurement. Je remercie également M. le président de la commission et M. le rapporteur pour leurs observations.

Monsieur le rapporteur, vous avez indiqué que cette réforme permettra que les membres du Conseil supérieur de la magistrature soient nommés pour leur compétence. Par cette disposition, nous tentons de faire disparaître la suspicion générale qui pèse sur les nominations par le pouvoir politique, même si celle-ci est à la fois – je l’entends bien – démesurée et injuste.

Toutefois, lorsqu'une défiance ou une interrogation générale se font jour dans la société, nous devons y répondre. Nous devons le faire même si elles ne sont pas fondées exclusivement sur des éléments objectifs, a fortiori lorsqu’il s'agit d'institutions, en particulier quand cela concerne l'institution judiciaire. Nous ne pouvons pas être indifférents aux interrogations et même à la défiance à l’égard, d'une part, du fonctionnement de cette instance et, d'autre part, de la magistrature en général. En effet, tout le monde le sait, les magistrats sont nommés soient directement par le CSM, soit par un avis du CSM.

Il est tout à votre honneur, monsieur Mercier, d’avoir respecté l’avis conforme du CSM, lorsque vous étiez garde des sceaux, comme au mien de le faire aussi aujourd'hui. C'est un engagement que nous avons pris.

D'une façon générale, tout le monde semble s’accorder sur l’idée de respecter l'avis conforme du CSM pour la nomination des magistrats du ministère public. Nous sommes dans un État de droit, une société stabilisée ; qui plus est, nous relevons du droit continental, c'est-à-dire que nous avons un droit écrit et codifié. Dans ces conditions, pourquoi ne pas inscrire le respect de cet avis conforme dans la Constitution plutôt que continuer à s'en remettre exclusivement au discernement des gardes des sceaux successifs ?

Certains se sont interrogés sur le bien-fondé de cette réforme, cinq ans après la révision constitutionnelle.

M. Philippe Bas. Elle est entrée en application en 2011 !

M. Jean-Jacques Hyest. Elle n'est en application que depuis deux ans !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. En effet, monsieur Hyest, mais ce n'est pas moi qui ai fait traîner l’adoption de la loi organique ! De fait, cette réforme n’est en application que depuis deux ans, alors qu’elle a été votée voilà cinq ans, en 2008.

Comme je l'ai souligné au début de mon propos, de ce débat, je relève certaines contradictions que je vous propose d’explorer ensemble, avant de les expurger. Peut-être sont-elles le signe qu'il faut absolument développer des arguments pour ne pas voter cette réforme... (M. Michel Mercier s’exclame.)

Livrons-nous alors à cet exercice solidaire, qui consiste à comprendre ensemble pourquoi, d'un côté, vous fustigez le corporatisme et le positionnement des magistrats, le fait qu'ils prennent de plus en plus la parole et s'autorisent à critiquer des lois…

M. Jean-Jacques Hyest. C’est vrai ! C’est moi qui l’ai dit !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … et, de l’autre, lorsque l'on propose de réformer l'instance qui les nomme,…

M. Jean-Jacques Hyest. Cela ne changera rien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … afin de faire en sorte que cette instance apparaisse irréprochable, vous rétorquez que les choses sont très bien ainsi et qu’il ne faut pas y toucher.

M. Jean-Jacques Hyest. Ce sera pire !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il est tout de même curieux d'entendre constamment ces mises en cause de la magistrature et cette suspicion.

M. Michel Mercier. On n'a pas mis en cause les magistrats !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. D’ailleurs, c'est dans l'air du temps depuis un certain nombre de semaines et de mois.

M. Michel Mercier. Je n’ai pas dit un mot contre les magistrats !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je ne vous vise pas personnellement, monsieur Mercier !

M. Philippe Bas. Qui visez-vous, alors ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Ce sont les propos que j'ai entendus à la tribune !

M. Philippe Bas. Lesquels ?

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Le compte rendu intégral publié au Journal officiel fera foi.

Dans les dix-huit mois qui ont précédé l'élection présidentielle, on a constaté un mouvement dans 50 % des cours d’appel.

M. Michel Mercier. C'est comme ça !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Est-ce une réponse ?

Lorsque l'on observe les nominations de certaines personnes à certains moments, on peut également répondre : « C’est comme ça ! »

M. Michel Mercier. On verra en 2014 !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Lorsque l'on voit un certain nombre de nominations, de positionnements ou de relations défrayer la chronique, on peut aussi se dire : « C’est comme ça ! »

Pour ma part, j'essaie de parler avec la plus grande prudence. Je le fais d’abord par respect pour la magistrature, parce que cette suspicion généralisée que nous observons dans la société,...

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. ... même si elle n'est pas fondée sur des éléments objectifs, comme je le soulignais tout à l’heure, nous ne pouvons l’ignorer.

Je le répète, cette suspicion généralisée non seulement est injuste, mais nuit à l'institution, donc à la crédibilité et à l'acceptation des jugements.

Certains d'entre vous ont critiqué le fait que très peu de saisines du CSM par les justiciables soient déclarées recevables et aboutissent. Or je vous ai communiqué un chiffre significatif : plus de 57 % des saisines concernent des contestations de décisions de justice. En d’autres termes, la défiance à l’égard de l'institution judiciaire est telle que, même lorsque l'on a été jugé deux fois, en première instance et en appel, on va chercher un troisième jugement.

On ne peut pas faire comme si on ne comprenait pas le sens de ces démarches. De deux choses l’une : ou bien on entend ce que cela signifie et on déclare : « Vogue la galère et que cela continue ainsi ! » – mais c'est ainsi que se découd une société ! – ; ou bien on essaie de comprendre ce mouvement des justiciables, qui saisissent à pratiquement 60 % le Conseil supérieur de la magistrature pour se déclarer insatisfaits du jugement qui les concerne.

Mesdames, messieurs les sénateurs, même si de nombreuses questions appellent des réponses transversales, je tenterai de répondre plus précisément à chacun d'entre vous.

Monsieur Mézard, vous m’avez froissée et presque blessée (Sourires), lorsque vous avez affirmé à la tribune que ce projet de loi constitutionnelle avait été élaboré sans concertation. Je vais vous rafraîchir la mémoire !

Les consultations sur ce projet de loi constitutionnelle ont commencé au mois d'octobre 2012. Les groupes parlementaires ont été consultés par le Premier ministre. (M. Jacques Mézard s’exclame.) Oui, une répartition des responsabilités a été décidée. J'ai procédé à des consultations, mais, par égard pour les parlementaires, le Premier ministre a voulu se réserver la consultation des groupes parlementaires et de leurs responsables. Vous avez donc été consulté.

M. Jacques Mézard. Je vous répondrai ! Ce fut un simulacre !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Peut-être est-ce un simulacre à vos yeux ; toujours est-il que vous avez été consulté. Les consultations peuvent ne pas donner satisfaction à 100 %, mais, lorsqu’elles ont lieu, il convient de le reconnaître !

J’ai moi-même organisé toute une série de consultations depuis le mois d'octobre 2012, auxquelles je vous ai convié, tout comme les groupes de l'opposition. J'ai ainsi proposé au groupe de l’UDI-UC de m’auditionner, qui y a consenti.

M. Michel Mercier. Ce n'est pas forcément l'opposition ! (Sourires.) Une majorité, cela se construit et cela ne dépend que de vous !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Nous avons eu du mal à fixer une date, mais vous avez aimablement accepté de me rencontrer à la Chancellerie, ce dont je vous sais encore gré, et nous avons passé plus de deux heures à échanger ensemble sur le fond. J’ai également été auditionnée par le groupe socialiste et le groupe CRC.

De plus, vous aviez évidemment, en tant que parlementaires, le texte à votre disposition. Vous affirmez ne pas pouvoir en accepter la rédaction actuelle ; j'en conviens volontiers. Je vous rappelle toutefois que le droit d'amendement vous permet de la modifier.

Vous soulignez l’absence de pressions politiques. Dont acte ! Nous voulons justement inscrire cette pratique dans la loi.

Notre préoccupation dans l'élaboration de ce texte a été de trouver le bon équilibre entre les risques de pressions politiques et la suspicion de corporatisme, en respectant de surcroît la cohérence de notre institution judiciaire.

Peu importe que cette suspicion soit ou non fondée, elle existe, et le risque de corporatisme est présent dans tout corps professionnel. Affirmer cela n’a rien d’extravagant ni d’insultant ! Les instances sont justement pensées de façon à neutraliser ou à réduire ces risques corporatistes. Tout organe de représentation d’un corps professionnel, quel qu’il soit, peut être tenté par une réaction corporatiste.

J'ai bien noté aussi vos observations sur le rôle des procureurs généraux. Mais puisqu’elles concernent le projet de loi ordinaire, j’aborderai cette question ultérieurement, pour éviter toute confusion.

Monsieur Hyest, vous prétendez que cette réforme n’est pas urgente. J'ai commencé à vous répondre sur ce point : cela vous fera peut-être sourire, mais nous avons en effet l’ambition de ne pas légiférer dans l'urgence. (Sourires sur les travées de l'UMP.)

M. Philippe Bas. On verra ce qu’il en sera pour le texte sur la transparence de la vie publique !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je ne vois pas bien ce que la transparence vient faire dans ce débat…

Je vous rejoins toutefois sur un point, monsieur Bas : il existe en effet une véritable cohérence dans la politique gouvernementale, un véritable fil conducteur entre les différents textes que nous présentons.

Monsieur Zocchetto, il me semble que vos observations traduisent surtout une fixation sur un incident récent. Selon vous, cette réforme du Conseil supérieur de la magistrature serait motivée par une affaire ayant récemment défrayé la chronique politique et médiatique. Mais, en termes de calendrier comme sur le fond, cet argument ne tient pas.

M. François Zocchetto. C’est le Président de la République lui-même qui l’a dit !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Il faut vraiment se torturer les neurones pour arriver à établir un lien entre cette affaire et la réforme du Conseil supérieur de la magistrature que nous vous présentons. Mais il est vrai que certaines personnes sont capables d'accomplir des prouesses…

M. Philippe Bas. C’est le Président de la République qui a établi ce lien !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. De toute façon, le calendrier ne plaide pas en faveur de votre argumentation.

Un projet de texte, soumis au Conseil d'État, a été élaboré dès juin 2012, et les consultations ont commencé dès le mois d’octobre 2012. Comment pouvez-vous donc lier ce texte à un événement survenu à la mi-mars 2013 ?

M. Philippe Bas. Ce n’est pas nous qui le disons ! C’est le Président de la République !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Monsieur Bas, j’ai bien entendu M. Zocchetto le dire ! C’est lui qui a fait cet amalgame, et non le Président de la République. Mais peut-être avez-vous entendu l’intervention de votre collègue depuis votre bureau !

J'ai toutefois noté depuis quelques semaines qu'il s'agissait chez vous d'une idée fixe, solidement enracinée, que j’aurai sans doute bien du mal à extraire du terreau où elle pousse et prospère.

Vous avez rappelé, monsieur Zocchetto, que les magistrats rendaient la justice au nom du peuple français et qu’ils avaient à ce titre des devoirs. C’est incontestable !

Il me semble que, sur ce point, M. Mézard a élevé le débat à la hauteur qu’il convient, en parlant des obligations et des devoirs des magistrats. Effectivement, il n’est pas banal de prononcer, au nom du peuple français, une décision qui peut avoir des conséquences importantes sur son destinataire, y compris la privation de liberté. Il n’est pas ordinaire qu'une personne dispose ainsi de la liberté d'une autre personne, en s'appuyant sur le droit, au nom du peuple français. C'est une mission extrêmement élevée, faite à la fois de grandeurs et de servitudes.

Vous nous dites donc, monsieur Zocchetto, que les magistrats doivent être à la hauteur de cette mission qui consiste à rendre la justice au nom du peuple français. Et, dans le même temps, vous prétendez que la vraie réforme aurait consisté à confier l'intégralité des nominations des magistrats du siège et du parquet, quel que soit leur grade – premier grade, deuxième grade, haute hiérarchie –, au Conseil supérieur de la magistrature, y compris le pouvoir de proposition, sans aucune intervention d'aucune sorte du pouvoir politique.

Je ne vois pas d’articulation logique entre ces deux exigences qui me paraissent absolument antinomiques.

Je précise, en outre, que l'intervention du pouvoir politique se limite pour l'instant à une proposition de candidature, faite en toute transparence.

En tout état de cause, nous assumons clairement nos choix.

Je vous rappelle, par ailleurs, que, dès le 31 juillet 2012, j'ai soumis à la transparence tous les postes de la haute hiérarchie du ministère public, ce qui n’était pas le cas auparavant – les postes et les candidatures n’étaient pas publiés et seul le choix, éventuellement discrétionnaire, du garde des sceaux était transmis au Conseil supérieur de la magistrature. Dorénavant, non seulement le choix du garde des sceaux est publié, mais également les postes et les candidatures.

De surcroît, j'ai ouvert au Conseil supérieur de la magistrature l’accès à tous les dossiers de magistrats, ce qui lui permet d'apprécier la pertinence de la proposition du garde des sceaux en termes de compétences, de parcours et de qualité professionnelle du candidat proposé.

Nous souhaitons maintenant inscrire cette transparence dans la Constitution.

Mesdames, messieurs les sénateurs, je vais essayer de faire des réponses plus courtes, car il n'y a pas de raison que je vous inflige de passer une nuit à mes côtés…

M. Christian Cointat. Mais si ! (Sourires.)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je suis toujours sensible à ces protestations vigoureuses ! (Nouveaux sourires.)

Monsieur Vial, vous avez parlé du risque de voir les instructions orales se multiplier. Mais tous les exemples que vous avez donnés ont un caractère collectif et concernent des troubles à l'ordre public. Or, s'il est facile de donner des instructions générales, c'est bien dans la demi-douzaine de cas que vous avez cités.

Certains sénateurs, notamment M. Leconte, ont rappelé que la réforme de 1999 visait déjà à aligner le régime des nominations des magistrats du ministère public sur celui des magistrats du siège. Cette réforme, qui comprenait un projet de loi constitutionnelle et un projet de loi ordinaire, prévoyait également la fin des instructions individuelles. Plusieurs d’entre vous, notamment M. Hyest, ont rappelé que ce texte n'avait jamais été soumis au vote du Congrès.

Il n'en demeure pas moins que la doctrine inscrite dans le projet de loi ordinaire a été respectée et que nous avons vécu pendant presque cinq ans sans instruction individuelle. Si l'un d'entre vous se souvient d'une catastrophe survenue durant cette législature au cours de laquelle aucune instruction individuelle n’a été donnée – peut-être suis-je trop jeune, pardonnez-moi de me faire ce plaisir (Sourires.), pour avoir un quelconque souvenir de cette époque ! –, qu'il me le rappelle !

En réalité, la France a déjà vécu pendant presque un quinquennat sans instruction individuelle, et rien ne s'est effondré. J’espère que ce simple rappel permettra d’apaiser les esprits.

Le fait d’inscrire dans le code de procédure pénale l’interdiction de toute instruction individuelle permettra justement de mettre un terme à toutes les suspicions, monsieur Hyest. Le premier magistrat qui recevra une instruction, fût-elle orale, s'empressera de le faire savoir, et il me semble que la presse est libre dans notre pays.

Monsieur Mercier, vous convenez qu'il est urgent de réformer le statut du parquet.

M. Michel Mercier. Tout à fait !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Vous êtes d'accord aussi sur la nécessité d'aligner le régime des nominations et le régime disciplinaire des magistrats. (M. Michel Mercier acquiesce.)

J'ai cru comprendre que vos objections portaient essentiellement sur la composition du collège. Il semblerait que celle-ci vous hérisse.

M. Michel Mercier. En effet !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. La discussion des articles et des amendements permettra peut-être de lever vos dernières réserves.

J’ai pris la peine de consulter plusieurs d’entre vous ; MM. Hyest et Cointat peuvent en témoigner.

M. Michel Mercier. Vous invitez vos amis à déjeuner, vous consultez les autres, et nous dans tout cela ?... (Sourires.)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Vous m’avez auditionnée, monsieur Mercier !

M. Michel Mercier. Cela ne me suffit pas… (Nouveaux sourires.)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Vous en voulez toujours plus, monsieur Mercier ! (Mêmes mouvements.)

Je pense avoir dit l'essentiel ; je reviendrai sur certains points lors de la discussion des articles et des amendements.

Je conclus sur une remarque de M. Zocchetto, qui a indiqué qu’il n’y avait pas eu de dysfonctionnements du CSM. Nous en avons pourtant constaté un voilà quelque temps, lorsque trois membres de cette instance ont estimé que leur liberté d'opinion les autorisait à donner leur avis sur ce projet de loi. L’appartenance à un organe constitutionnel comme le Conseil supérieur de la magistrature n’impose-t-elle pas certaines obligations et contraintes ?

Je ne veux toutefois pas mettre en cause le CSM aujourd'hui, ni revenir sur des nominations, des non-nominations ou des stagnations de carrière qui ont pu susciter la polémique.

Nous devons surtout faire en sorte de lever les inquiétudes des citoyens, notamment des plus vulnérables d’entre eux, afin qu’ils retrouvent confiance dans l'institution judiciaire. Nous percevons certains dysfonctionnements et nous entendons les contestations sur l'insuffisance de certaines décisions disciplinaires qui ont été prononcées, mais nous avons choisi de faire le pari de la confiance, parce que les justiciables ont absolument besoin d’une justice impartiale ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale commune ?…

La discussion générale commune est close.

projet de loi constitutionnelle portant réforme du conseil supérieur de la magistrature

 
 
 

M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable sur le projet de loi constitutionnelle.

Question préalable

 
Dossier législatif : projet de loi  constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature
Article 1er

M. le président. Je suis saisi, par MM. Hyest, Bas et les membres du groupe Union pour un Mouvement Populaire, d'une motion n° 12 rectifiée bis.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l'article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi constitutionnelle portant réforme du conseil supérieur de la magistrature (n° 625, 2012-2013).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Philippe Bas, pour la motion.

M. Philippe Bas. Madame le garde des sceaux, monsieur le ministre chargé des relations avec le Parlement, à peine la révision constitutionnelle de 2008 entrée en vigueur, voici que vous nous proposez déjà de changer la composition et les attributions du Conseil supérieur de la magistrature, sans même avoir pris le temps d’évaluer l’application de la précédente réforme.

Notre loi fondamentale est ainsi en passe de devenir le texte le plus instable de la République. Ce n’est pas de nature à conforter la confiance dans nos institutions alors que, depuis l’élection de François Mitterrand en 1981, celles-ci avaient heureusement cessé d’être un enjeu majeur du débat démocratique.

La révision constitutionnelle dont nous sommes saisis est, certes, de portée modeste, mais elle participe d’une conception des institutions et de la justice qui mérite à tout le moins d’être explicitée et discutée, et que nous ne sommes pas certains de pouvoir partager.

Au chapitre de l’utilité, ni les nouveaux pouvoirs – si minimes ! – qui seraient confiés au Conseil supérieur de la magistrature, et qui d’ailleurs ne changeraient guère, comme chacun l’a rappelé, nos pratiques, ni ceux qui seraient symétriquement retirés au Président de la République, au conseil des ministres et au garde des sceaux ne peuvent faire l’unanimité entre nous.

Aucune des évolutions que vous envisagez ne justifie d’ailleurs réellement, ni par son ampleur, ni par son urgence, ni par sa nécessité que nous engagions la lourde mécanique d’une révision constitutionnelle.

Il s’agit, en réalité, d’une révision pour la forme, au mieux d’une révision d’ajustement, qui ne s’impose nullement.

Qui plus est, loin d’avoir été améliorées par l’Assemblée nationale, les options et les rédactions retenues dans les projets de Mme le garde des sceaux ont plutôt été dégradées sur plusieurs points essentiels.

Les principes fondamentaux de notre organisation judiciaire sont très stables, puisqu’ils ont été affirmés pendant la Révolution française. Gageons que, s’ils sont venus jusqu’à nous sans avoir été remis en cause par les majorités successives – pas plus aujourd’hui qu’hier –, c’est qu’ils sont inscrits au cœur de nos traditions républicaines, ainsi que notre collègue Jacques Mézard l’a rappelé tout à l'heure.

Si l’on doit faire évoluer ces principes pour les adapter à notre temps, en s’inspirant parfois d’autres modèles, il faut le faire avec prudence.

En renvoyant les juges à leur mission d’application des lois, qui excluait toute immixtion de leur part dans la sphère politique, mais interdisait aussi toute interférence du pouvoir politique dans le cours de la justice, les pères fondateurs de la République avaient à l’esprit non seulement l’indépendance de la justice et la séparation des pouvoirs, mais aussi l’idée selon laquelle un pouvoir légitime représentant la nation ne devait en aucun cas être entravé dans la recherche de l’intérêt général par des juges s’érigeant en contre-pouvoir, comme le faisaient les parlements d’ancien régime.

Ils n’étaient évidemment pas insensibles à l’influence de Montesquieu, selon qui « des trois puissances, […] celle de juger est en quelque sorte nulle », parce que le juge doit appliquer la loi avec une totale neutralité et ne jamais se comporter en justicier. La justice sans le droit est en effet une forme insupportable de tyrannie.

Dès lors, chacun sait que ce n’est pas au juge judiciaire, en dehors des atteintes à la propriété et aux libertés individuelles, d’assigner des limites au pouvoir exécutif. Et chacun sait aussi que, en contrepartie, l’exercice du droit de juger ne tolère aucune intervention du pouvoir politique. Indépendance et neutralité vont donc de pair.

La République ne reconnaît pas, n’a jamais reconnu et ne doit surtout pas reconnaître de « pouvoir judiciaire ». À côté de l’indépendance de la justice, il y a son corollaire : les juges ne doivent entrer en conflit ni avec la représentation nationale ni avec le pouvoir exécutif. Ces principes sont équilibrés.

Il faut donc veiller à ce qu’aucune des dispositions qui nous sont proposées, tant dans le projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature que dans le projet de loi relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en œuvre de l’action publique, ne les affaiblissent.

Or la façon dont sont traités l’État et le pouvoir exécutif dans les deux projets qui nous sont soumis renvoie à une forme de défiance à l’égard des fonctions constitutionnelles du Président de la République, du conseil des ministres et du garde des sceaux, telles que la révision constitutionnelle de 2008 les a d’ailleurs aménagées.

On ne saurait partager cette approche de défiance sans participer à l’érosion de la confiance dans l’impartialité de l’État. Au lieu de donner raison à ceux qui considèrent que le pouvoir exécutif est en quelque sorte disqualifié et n’est plus digne des responsabilités que la Constitution lui confère jusqu’à présent dans l’administration de la justice, dans la gestion des carrières des magistrats du parquet et dans l’application de la politique pénale, au lieu d’en prendre acte, en dessaisissant les autorités constitutionnelles de l’État, on serait bien inspiré de reconnaître et d’assumer la mission de l’État et des autorités qui le représentent au plus haut niveau.

L’indépendance de la justice doit être envisagée dans sa pleine acception. Être un juge indépendant, ce n’est pas seulement être indépendant des autorités de l’État, c’est aussi être indépendant des forces politiques et syndicales, des groupes de pression, aussi légitimes soient-ils,…