PRÉSIDENCE DE M. Jean-Claude Carle

vice-président

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, près de trois cent soixante années séparent le premier dispositif relatif aux gens du voyage du texte que nous examinons aujourd’hui : en 1662, une ordonnance de Colbert qualifiait de délits le nomadisme, l’oisiveté et l’errance.

Tout au long de ces trois siècles, la législation a certes évolué, mais les pratiques et les mentalités sont encore trop souvent empreintes d’un jugement négatif à l’égard des personnes itinérantes. Il y a, bien entendu, la peur de ce qui est différent, la méconnaissance des autres ; il y a aussi parfois un manque de pédagogie. La proposition de loi telle que celle qu’ont déposée nos collègues de l’UMP est la parfaite illustration de ce défaut.

On peut en effet s’interroger sur la volonté, à la veille d’échéances municipales, de se saisir de la question du renforcement de l’arsenal répressif à l’encontre du stationnement illicite des gens du voyage.

L’article 1er de la proposition de loi initiale prévoyait de doubler les peines prévues pour réprimer le fait de s’installer en réunion en vue d’y établir une habitation, même temporaire, sur un terrain appartenant soit à une commune qui a respecté ses obligations au regard du schéma départemental des aires d’accueil des gens du voyage ou qui n’y est pas inscrite, soit à tout autre propriétaire sans autorisation de sa part.

Cette disposition a été jugée inopérante par notre commission, ce qui l’a conduite à supprimer l’article en question. En effet, cette démarche visant à sanctionner plus lourdement les gens du voyage ne peut être opérante sans une réévaluation des besoins réels et tant que l’ensemble des collectivités locales ne respectent pas leurs engagements.

J’ai évoqué le manque de pédagogie. C’est le cas de cette proposition de loi, je l’ai dit, mais aussi de la majorité des vingt et une propositions de loi déposées depuis le vote de la dernière grande loi sur le sujet, en 2000. La plupart d’entre elles visent à alléger, simplifier, modifier ou renforcer les procédures d’expulsion. Les propositions de renforcement des sanctions, dont on connaît l’inutilité, ne contribuent pas à faire évoluer les mentalités pour que le libre choix de vie de chacun soit respecté, étant entendu que ce libre choix de vie ne doit évidemment pas empiéter sur les droits d’autrui.

Cependant, encore une fois, l’aggravation de sanctions n’est pas le bon chemin à emprunter, d’autant que ce chemin mènerait certainement à l’inconstitutionnalité. Comme l’a souligné le rapporteur pour avis, cette proposition de loi soulève des difficultés d’ordre constitutionnel.

En effet, dans sa décision du 9 juillet 2010, le Conseil constitutionnel a jugé que la procédure d’évacuation spécifique des résidences mobiles des gens du voyage était conforme à la Constitution, du fait de son encadrement par la loi de 2007. Comme le précise le rapport de M. Leconte, « il ressort de cette décision que la constitutionnalité de la procédure repose en partie sur les conditions et garanties qui ont été fixées, et qu’il serait donc constitutionnellement périlleux d’assouplir ».

Les dispositions de la présente proposition de loi qui modifient, en les assouplissant, les conditions et les garanties de la procédure d’évacuation des résidences mobiles des gens du voyage comportent donc un fort risque d’inconstitutionnalité.

Aujourd’hui, sur le plan législatif, la référence en matière de stationnement des gens du voyage est la loi de 2000. Ce texte comporte des avancées non négligeables.

L’obligation, pour toutes les communes de plus de 5 000 habitants, de réserver des terrains aménagés aux gens du voyage, rendait possible, en contrepartie, l’interdiction de stationnement des ceux-ci sur le reste du territoire communal par le maire. Cependant, il aurait fallu leur donner vraiment les capacités financières pour le faire jusqu’au bout. Déjà en 2000, notre groupe avait soulevé la question du financement.

Cette loi contient des dispositions financières substantielles à la charge de l’État, pour le financement de l’investissement et pour la compensation des charges de fonctionnement. Toutefois, les départements et les communes y contribuent de façon importante, ce qui, compte tenu des difficultés financières que connaissent déjà ces collectivités, nuit à l’application de ce texte, y compris lorsque les élus sont de bonne volonté.

C’est ainsi que l’on constate encore aujourd’hui un très grand déficit quant au nombre d’aires d’accueil. Il en résulte une très forte pression sur les communes qui sont dotées d’un équipement et qui, de fait, se jugent pénalisées alors qu’elles ont respecté la loi. Il en résulte également une dissuasion encore plus forte pour les communes les moins coopérantes.

Mes chers collègues, nos lois doivent tendre vers la création des conditions d’un équilibre satisfaisant entre, d’une part, la liberté constitutionnelle d’aller et venir, l’aspiration légitime des gens du voyage à pouvoir stationner dans des conditions décentes et, d’autre part, le souci, également légitime, des élus locaux d’éviter les installations illicites, qui occasionnent des difficultés de coexistence avec leurs administrés. Cet équilibre entre droits et devoirs relève de la responsabilité de l’État, en partenariat avec les collectivités locales, les gens du voyage et les populations sédentaires concernées.

La préservation de cet équilibre exige que l’on dépasse le cadre répressif. En la matière, comme dans bien des domaines, la loi doit contribuer à faire évoluer les mentalités. La loi ne doit pas conduire à toujours plus réprimer, mais poursuivre des fins de justice sociale et d’égalité de traitement. C’est l’objet de certains de nos amendements, en particulier deux d’entre eux, l’un visant à supprimer la loi de 1969, l’autre visant à reconnaître publiquement l’internement des nomades durant la Seconde Guerre mondiale.

Certes, l’article 1er a été supprimé par la commission, mais les articles 4 et 5 demeurent, qui ne sauraient être maintenus, car ils portent aussi atteinte à l’équilibre que j’évoquais voilà quelques instants. L’article 4 prévoit de réduire à six heures le délai d’exécution de la mise en demeure dans le cas où les occupants du terrain en cause ont déjà procédé à une occupation illicite sur le territoire de la commune ou d’une autre commune du département. Quant à l’article 5, il tend à réduire de soixante-douze heures à quarante-huit heures le délai maximal dans lequel le tribunal saisi doit statuer en cas de recours contre une mise en demeure de quitter les lieux illicitement occupés.

Nous avons également déposé des amendements de suppression de ces articles.

Nous avons en outre déposé des amendements qui nous paraissent de nature à enrichir le texte ; le sort qui leur sera réservé déterminera notre vote final.

Sachez, mes chers collègues, que les membres du groupe communiste républicain et citoyen soutiendront toutes les mesures permettant de concilier le droit à un habitat adapté et la libre circulation des personnes dans un rapport équilibré entre les droits et les devoirs de chacun, exigence dont, malheureusement, cette proposition de loi n’est, pour l’instant, pas porteuse. (Applaudissements au banc des commissions. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, quelques jours après la fin du congrès des maires et quatre mois avant les élections municipales, nos collègues du groupe UMP ont choisi, peut-être non sans quelque arrière-pensée, de soumettre à notre débat cette proposition de loi relative à l’accueil et l’habitat des gens du voyage dont l’esprit initial vise essentiellement à renforcer les sanctions prévues contre les occupations illicites.

Je tiens, moi aussi, à souligner l’importance de ce débat, qui met en lumière toute l’étendue du principe républicain d’égalité devant la loi auquel nous sommes bien sûr attachés, et auquel nous devons, par conséquent, continuellement donner corps. Si la République ne saurait faire de distinction entre ses citoyens autres que celles fondées sur le mérite, elle ne saurait davantage accepter qu’une partie de la population se détourne de l’application de la loi, pour quelque cause que ce soit.

Madame la ministre, c’est bien parce les membres de mon groupe exercent ou ont exercé des fonctions exécutives locales – puisque cela est encore possible – que nous connaissons les implications sur le terrain, dans nos collectivités, de l’accueil des gens du voyage. C’est pour cette même raison que nous abordons l’examen de ce texte pleinement conscients des problématiques qu’il soulève. Chacun de nous, en se référant à son département, peut multiplier les exemples d’occupations illicites de propriétés publiques ou privées, ou au contraire de cohabitation dans un bon climat entre gens du voyage et riverains.

Le fait est que de nombreuses collectivités se sentent aujourd’hui désarmées, voire abandonnées par l’État, lorsqu’elles se retrouvent confrontées à des occupations illégales, des dégradations d’ouvrages publics qui mettent en danger la sécurité, ou au refus du concours de la force publique pour procéder à une évacuation.

Mais il est tout aussi inacceptable que certaines communes s’affranchissent de leurs obligations légales en termes de réalisation d’aires d’accueil, pour d’ailleurs venir ensuite parfois se plaindre de devoir faire face à une situation dégradée.

La loi doit s’appliquer systématiquement partout, quelles que soient les personnes concernées. Il y a urgence pour éviter que la situation n’empire.

La loi Besson de 2000 avait sans doute fixé des objectifs trop ambitieux – notamment la création de 40 000 aires de stationnement –, qui sont loin d’avoir été atteints, comme l’a relevé la Cour des comptes. Les schémas départementaux d’accueil n’ont été que partiellement mis en œuvre. Au demeurant, on observe en l’espèce de fortes disparités régionales.

Néanmoins, il faut souligner que les retards d’aménagement ne sont pas imputables aux seules collectivités. En 2008, la décision de l’État de cesser, paradoxalement, de subventionner les nouveaux projets des collectivités qui ne s’étaient pas manifestées pour se concentrer sur les seuls projets en cours a eu pour principal effet de tarir les financements au moment où ils étaient les plus nécessaires. Face aux fortes pressions exercées par les riverains sur certains maires, de nombreuses communes se sont retrouvées dans l’impossibilité matérielle de respecter la loi et, surtout, d’assurer l’ordre public sur leur territoire.

Mes chers collègues, si la loi Besson pose des principes clairs qui cadrent parfaitement avec les principes républicains de liberté et d’égalité, il faut aussi constater, même s’il faut se garder de faire des amalgames, que, sur le terrain, la réalité est parfois tout autre. Certains groupes n’hésitent pas à se réclamer indûment du grand passage, visant les grands rassemblements annuels, pour occuper illégalement des terrains sans prévenir quiconque de leur arrivée, opérer de façon sauvage des raccordements à l’eau et à l’électricité, détruire parterres de fleurs et autres pelouses, utiliser les équipements municipaux sans permission et laisser trop souvent les installations dans un état déplorable, à charge pour la collectivité d’en assurer le coût.

Loin de nous l’idée de généraliser, car nous sommes avant tout des républicains, mais ce type de dérives existe bel et bien et laisse les élus bien souvent seuls, dans le plus grand désarroi, avec l’impression funeste d’être abandonnés par l’État.

M. Yvon Collin. C’est vrai !

M. Jean-Claude Requier. À ces maires, à ces élus, nous devons dire que non seulement nous comprenons leur sentiment, mais que nous voulons aussi en prendre la mesure et agir pour ne pas donner l’impression que la loi ne s’applique pas partout de façon identique.

En réalité, aggraver les sanctions contre ces personnes indélicates ne servira pas à grand-chose, mais cela peut constituer un signal, à condition que la loi soit appliquée.

Nous sommes donc face à une vraie question politique, à savoir comment concilier les besoins des gens du voyage, ce qui passe par le respect des obligations légales de construction et d’aménagement des aires, et la nécessité de maintenir l’ordre public sur le terrain, lorsque les élus font face à des comportements inacceptables.

Cette question ne trouvera de réponse qu’en dépassant les clivages politiques et l’émotion entretenue chaque été par les médias. La proposition de loi de notre collègue Pierre Hérisson, telle que modifiée par la commission des lois, soulève sans doute plus d’interrogations qu’elle n’apporte de réelles solutions susceptibles de satisfaire l’ensemble des parties. Nous savons aussi que le député socialiste Dominique Raimbourg a déposé une proposition de loi dont l’angle de vue est différent, puisqu’elle tend à abroger la loi de 1969 relative aux gens du voyage, à l’instar d’un certain nombre d’amendements que nous examinerons tout à l’heure.

M. Pierre Hérisson. C’est vrai !

M. Jean-Claude Requier. Pour notre part, nous sommes attachés à ce que la loi existante soit réellement appliquée non seulement en mettant les communes rétives face à leurs responsabilités, mais aussi en faisant preuve de la plus grande fermeté à l’égard des fauteurs de troubles. Or, sur ce point, l’action des préfets ne semble pas être uniforme sur l’ensemble du territoire, ce qui est regrettable.

À ce stade de nos débats, les membres du RDSE attendent de voir quel texte résultera de nos discussions pour se prononcer sur leur vote final. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe socialiste et du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Michel.

M. Jean-Pierre Michel. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voudrais d’abord rendre hommage à Pierre Hérisson qui a montré, dans le passé, toute sa connaissance du problème que nous examinons aujourd’hui.

En effet, comme il l’a rappelé lui-même, il a été nommé deux fois parlementaire en mission pour travailler sur ce sujet et il a déposé un rapport intitulé Gens du voyage : pour un statut proche du droit commun, qui traite toute une série de questions, du statut des gens du voyage à la réalisation des aires d’accueil, en passant par le transfert des compétences aux EPCI et la structuration des aires de grand passage, etc.

Puis, au mois de juillet 2011, il a déposé une proposition de loi comportant dix-neuf articles et reprenant la quasi-totalité des vingt-six propositions de son rapport.

Mon cher collègue, cet excellent travail mérite d’être salué. En revanche, il n’en va pas de même pour votre attitude aujourd’hui.

M. Pierre Hérisson. La situation s’est dégradée !

M. Jean-Pierre Michel. En effet, deux ans et demi plus tard – vous avez eu le temps de réfléchir et de discuter, je suppose, avec un certain nombre de membres de votre groupe – et à six mois des élections municipales, vous déposez une proposition de loi absolument squelettique comprenant sept articles et qui, nous le verrons, est inapplicable, ne règle rien et se trouve à la limite de l’inconstitutionnalité. Ce n’est pas digne du Sénat ! Voilà ce que vous faites aujourd’hui, monsieur Hérisson !

M. Antoine Lefèvre. On a encore le droit de légiférer !

M. Jean-Pierre Michel. Monsieur Carle, je m’étonne que vous, qui êtes coauteur de la présente proposition de loi et qui êtes intervenu tout à l’heure à cette tribune avant d’occuper le fauteuil de la présidence, osiez essayer de restreindre le droit d’amendement des parlementaires. Je vous indique qu’il suffit que vos amis votent un seul amendement pour que la discussion aille très vite : toute une série d’amendements deviendront alors sans objet.

M. Antoine Lefèvre. Qu’est-ce que c’est que ces pressions ?

M. Jean-Pierre Michel. Il ne tient donc qu’à vous de faire en sorte que, dans le délai des quatre heures imparti au groupe UMP en application du règlement du Sénat, cette proposition de loi soit votée !

M. Pierre Hérisson. Il ne reste qu’une heure et quarante-cinq minutes !

M. Jean-Pierre Michel. Je dispose d’un temps de parole de quinze minutes, mon cher collègue, et je ne le dépasserai pas !

Cela étant, il faut replacer votre initiative dans son contexte. Depuis cet été, on observe une surenchère à propos des gens du voyage, certains élus n’hésitant pas à réactiver l’amalgame avec les Roms, comme l’a si bien dit Esther Benbassa, alors qu’il s’agit, tout le monde le sait, de deux populations très différentes.

La confusion est entretenue d’autant plus complaisamment que, au travers de la population des Roms, l’extrême droite ainsi d’ailleurs qu’une partie de la droite républicaine, quelquefois dans sa frange la plus modérée, paraît-il, ciblent les thèmes de l’immigration et de l’insécurité, deux sujets hautement inflammables en période électorale.

Sur ces dossiers, il est inutile d’œuvrer pour une réelle différenciation : l’important en termes de stratégie politique consiste à marquer les esprits !

La multiplication des déclarations agressives de nombreux élus participe bien entendu de la radicalisation du discours politique à laquelle on a assisté ces derniers mois et que les mêmes élus, par ailleurs, regrettent parfois. Quand sont-ils vraiment sincères ?

Mes chers collègues, il faut savoir que la France est l’un des rares pays à s’être doté d’une réglementation et à avoir défini une politique publique en matière d’accueil et d’accompagnement des gens du voyage. Celle-ci vise des personnes de nationalité française dont le mode d’habitat traditionnel est caractérisé par l’occupation de résidences mobiles. Ce sont les lois du 3 janvier 1969 et du 5 juillet 2000 qui règlent ces questions. Ainsi, la catégorie administrative des gens du voyage n’est pas une catégorie ethnique ; c’est bien le mode de vie traditionnel adopté par une catégorie de la population française qui justifie l’exigence d’une législation spécifique.

J’ouvre une parenthèse pour regretter que nous vivions aujourd’hui dans une société où les normes président à tout. Voilà quelques années, ne serait-ce que dans l’entre-deux-guerres, les gens du voyage circulaient librement partout. Quand j’étais enfant, on voyait les gitans, les bohémiens installer leurs roulottes près des remparts d’Aigues-Mortes où je passais mes vacances.

M. Pierre Hérisson. Mais ça, c’était avant ! (Sourires.)

M. Jean-Pierre Michel. Aujourd’hui, rien de tel ne serait plus possible ; tout le monde s’enferme dans son pré carré, plante des haies autour de sa maison et a peur de l’autre. C’est ce climat qui justifie tous les textes et toutes les propositions de loi que nous voyons fleurir.

J’en reviens à mon propos. Ce caractère traditionnel exclut de la catégorie des gens du voyage bien sûr les SDF, ainsi que l’ensemble des personnes qui vivent contre leur gré dans un habitat mobile ou léger tel qu’un mobil-home, une caravane ou une tente.

Bien que très circonscrite, la définition des gens du voyage ne permet pas pour autant de comptabiliser précisément les membres de cette communauté. Les chiffres les plus fantaisistes sont cités ici ou là – 500 000 à 600 000 individus –, mais les estimations les plus sérieuses oscillent plutôt entre 250 000 et 300 000 personnes.

En fait, cette absence de données statistiques fiables constitue une première difficulté pour appréhender la situation vécue par cette population et pour répondre aux difficultés qu’elle rencontre. À cet effet, des textes ont été récemment adoptés, mais ils ne sont malheureusement pas toujours appliqués. Ce constat est largement partagé, notamment par ceux qui sont intervenus à cette tribune avant moi.

Par ailleurs, de nombreux rapports ont été publiés : rapports parlementaires, dont celui, excellent, de notre collègue Pierre Hérisson, ou d’autre nature relatant les travaux de chercheurs ayant étudié cette question.

Enfin, des décisions des juridictions judiciaire, administrative et constitutionnelle ont circonscrit ce problème.

Dans ce cadre-là, il faut bien le reconnaître, la proposition de loi qui nous est présentée aujourd’hui encourt plusieurs critiques, comme je l’ai indiqué tout à l’heure peut-être un peu brutalement, mais je vais essayer de le justifier. En tout cas, elle est très en deçà des différentes études qui ont déjà été réalisées, notamment de celle, plutôt excellente, qu’a produite Pierre Hérisson, également auteur du présent texte.

Tout d’abord, je dirais que cette proposition de loi est incomplète sur deux points.

D’une part, elle ne règle absolument pas le problème lié à l’absence d’aires d’accueil et de terrains de grand passage qui préoccupe pourtant de nombreux élus, moi le premier. En effet, dans le département de la Haute-Saône, nous assistons tous les deux ans à un grand passage sur un ancien aérodrome désaffecté, au cours duquel un pasteur procède à de grandes célébrations œcuméniques pour les gens du voyage. Or cet événement perturbe évidemment un peu le voisinage et les maires ne sont pas très satisfaits de cette situation.

M. Pierre Hérisson. C’est le moins que l’on puisse dire !

M. Jean-Pierre Michel. D’autre part, mon cher collègue, cette proposition de loi ne tire pas toutes les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 5 octobre 2012 qui a partiellement censuré la loi du 3 janvier 1969.

Je ne reviendrai pas sur l’analyse du Conseil constitutionnel qui, comme d’habitude, est très balancée, très hypocrite. Bref, rien ne change ! (Sourires au banc des commissions.)

M. Pierre Hérisson. Ces propos n’engagent que vous !

M. Jean-Pierre Michel. Ce genre de décision du Conseil, quelle que soit la composition de celui-ci, est récurrent. Peut-être faut-il y voir la main du secrétaire général et de ceux qui l’entourent…

Pas plus tard qu’il y a deux ans, sur le droit des mineurs, les Sages ont rendu une décision de cet ordre : le Conseil a consacré absolument le droit des mineurs, mais a tout de même autorisé la création d’un tribunal correctionnel des mineurs, la comparution immédiate des mineurs ordonnée par le parquet sans passer par le juge des enfants, etc.

Nous connaissons toutes ces décisions et nous nous y soumettons bien évidemment, mais je n’ai pas peur de dire ici que, à force d’être trop balancées, elles n’ont plus aucun sens.

La décision de 2012 doit être envisagée à cette aune : elle réaffirme les droits fondamentaux des gens du voyage, mais elle autorise le maintien du livret, qui est totalement discriminatoire puisqu’il oblige les gens du voyage à aller « se faire tamponner » dans les mairies des communes qu’ils traversent, comme s’ils étaient sous contrôle judiciaire.

Mes chers collègues, cette proposition de loi étant incomplète, un certain nombre d’entre nous a déposé des amendements tendant à supprimer tout simplement la loi de 1969. Ainsi, nous allons jusqu’au bout de la décision du Conseil constitutionnel. Nous faisons table rase du passé pour construire autre chose. Monsieur Hérisson, je regrette que vous ne souhaitiez pas pour l’instant participer à cette élaboration, mais je ne doute pas que vous y viendrez, car vous connaissez bien la question et vous savez parfaitement qu’aujourd’hui vous n’êtes pas dans les bons rails.

Vous en aurez l’occasion lorsque viendra en discussion au Sénat la proposition de loi de Dominique Raimbourg qui, j’ose le dire, est une fausse proposition de loi, comme beaucoup d’autres, d’ailleurs, puisqu’elle a été discutée…

M. Pierre Hérisson. C’est la même que la mienne !

M. Jean-Pierre Michel. Mais il faut dire les choses telles qu’elles sont, et moi je dis toujours la vérité !

Cette proposition de loi a donc été élaborée avec l’aide technique du ministère de l’intérieur et du ministère de l’égalité des territoires et du logement. Tout cela est bien normal : si nous voulons rédiger un texte solide dépassant trois articles sur un sujet important, nous avons besoin de l’aide des services du Gouvernement et des administrations. À défaut, malgré toute la science des administrateurs et des fonctionnaires du service de la bibliothèque et des archives du Sénat, nous n’y arriverions pas.

Toujours est-il que la proposition de loi de M. Raimbourg a été déposée et que, si j’ai bien compris, elle a l’aval du Gouvernement ; elle sera examinée par l’Assemblée nationale, qui vraisemblablement l’adoptera après l’avoir amendée. Après quoi elle sera soumise à notre examen, ce qui vous permettra, monsieur Hérisson, de mettre à profit tout ce que vous savez sur la question pour l’enrichir.

Mon cher collègue, il faut bien dire aussi que certaines dispositions de votre proposition de loi sont inutiles : je veux parler, en particulier, de celle qui double les pénalités prévues en cas d’installation illicite. Doubler les pénalités, cela fait bonne impression ; on semble dire aux maires : « Ne vous en faites pas, vous allez voir ce que vous allez voir ! » Seulement voilà : en cinq ans, sept condamnations seulement ont été prononcées, et aucune n’est intervenue ni en 2009 ni en 2010.

Votre proposition de loi est également hasardeuse. En effet, étendre la procédure d’évacuation d’urgence au-delà des cas d’atteinte à la sécurité, à la salubrité et à la tranquillité publiques est une mesure sur laquelle pèse un grand risque constitutionnel. De fait, la Cour européenne des droits de l’homme comme les tribunaux administratifs, notamment celui de Nice qui, le 14 novembre dernier, a suspendu l’arrêté anti-bivouac de votre cher collègue Christian Estrosi, ont estimé que les évacuations d’urgence devaient avoir des justifications solides.

Un risque d’inconstitutionnalité pèse également sur la disposition de l’article 3 qui fixe aux préfets un délai maximal de vingt-quatre heures pour l’exécution de la mise en demeure de partir, dans la mesure où il s’agit d’une compétence liée.

Enfin, monsieur Hérisson, certaines dispositions de votre proposition de loi sont inapplicables. C’est le cas de celle qui oblige les tribunaux administratifs à statuer en quarante-huit heures, jours fériés compris, au lieu de soixante-douze heures, ce qui contraindrait les juges administratifs à travailler davantage. C’est le cas aussi de celle qui prévoit – c’est le fin du fin ! – la signature obligatoire d’une convention entre le maire et les riverains trois mois avant toute arrivée.

Si encore il s’agissait seulement des grands passages, qui sont prévus un an à l’avance et pour lesquels le préfet et le président du conseil général prennent des dispositions en matière de terrains, d’alimentation en eau et de services de santé, on pourrait comprendre. Mais pas du tout : la mesure proposée vise tous les passages.

En d’autres termes, si trois caravanes arrivent dans ma commune, il faudra que, trois mois auparavant, j’aie signé une convention avec les riverains, et je suppose aussi avec les gens du voyage. On le voit bien, mes chers collègues, cette obligation est pratiquement impossible à satisfaire !

Au demeurant, si elle était satisfaite, elle raviverait le contentieux entre les sédentaires et les voyageurs. En réalité, elle garantirait que les gens du voyage ne seraient jamais les bienvenus et qu’ils ne seraient jamais accueillis. De fait, je ne vois pas comment, trois mois avant leur arrivée, on pourrait faire signer par les riverains une convention touchant à l’installation de personnes dont ils ne veulent pas et qu’ils rejettent.

Pour toutes ces raisons, monsieur Hérisson, votre proposition de loi ne peut pas être votée. À moins, bien sûr, que vous n’acceptiez toutes les dispositions adoptées en commission des lois sur l’initiative du rapporteur et d’un certain nombre de nos collègues, notamment l’abrogation de la loi du 3 janvier 1969.

Dans ce cas, le texte issu de nos débats serait très différent de votre proposition de loi dans sa réaction initiale ; il serait compatible avec la proposition de loi présentée à l’Assemblée nationale, et peut-être le voterions-nous. Dans le cas contraire, mon cher collègue, nous ne voterons pas votre proposition de loi ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi qu’au banc des commissions.)