M. le président. La parole est à M. Jean Bizet.

M. Jean Bizet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord de me réjouir de la tenue de ce débat consacré au Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. Il est important que le Sénat s’en préoccupe et en informe ainsi, par la même occasion, nos concitoyens qui, eux, le vivront au quotidien.

J’aurais souhaité, il est vrai, que nous en arrivions au niveau du Sénat néerlandais, qui a été rappelé par notre collègue André Gattolin. Ce souhait n’est pas nouveau, et même si nous savons très bien que le négociateur sera le commissaire européen – et cette architecture nous satisfait pleinement –, il n’en demeure pas moins important que, sur de tels sujets, des échanges puissent avoir lieu avec les parlements nationaux.

Notre économie est totalement mondialisée et toute amélioration des flux commerciaux est un avantage incontestable pour le quotidien de nos entreprises et, par conséquent, pour l’emploi dans nos territoires. Si je me réfère à la récente étude d’un cabinet économique londonien, le bénéfice attendu d’un tel accord se chiffrerait – j’use à dessein du conditionnel – à hauteur de 119 milliards d’euros par an pour l’Union européenne, ce qui équivaudrait à 545 euros par ménage. Madame la ministre, avez-vous pu conforter, infirmer ou confirmer, une telle analyse d’étude d’impact ? Ce n’est pas facile, je le sais, mais, par les temps qui courent, alors que la reprise économique européenne, notamment française, est encore timide, nous aurions là une opportunité qui, de plus, n’engage nullement les finances de notre pays.

À l’examen des conditions de ce contrat bilatéral entre les États-Unis et l’Europe, il semble que nous soyons plus dans le réglementaire que dans le tarifaire. En effet, au fil du temps, comme cela a été rappelé, la moyenne des droits de douane entre ces deux continents a été abaissée aux alentours de 4 %. On peut difficilement imaginer obtenir une baisse supplémentaire. En revanche, les obstacles non tarifaires restent nombreux : ce sont les normes, les règles administratives, les contingences bureaucratiques, autant de paramètres qui ralentissent les échanges et qui, au final, ont un coût – un coût précisément payé par le consommateur.

Ce projet de partenariat n’est nullement en opposition avec l’accord multilatéral obtenu lors de la conférence ministérielle de l’OMC à Bali, fin décembre. Le bilatéralisme est complémentaire du multilatéralisme, chacun le concède, même si, pour ma part, j’ai un faible pour le multilatéralisme.

Mme Nicole Bricq, ministre. Très bien !

M. Jean Bizet. De plus, ce contrat, s’il parvient à son terme, permettrait de recentrer en hémisphère nord un commerce mondial qui se cristallise de plus en plus sur l’Asie.

Il convient également de préciser deux éléments fondamentaux.

Les exigences sanitaires et environnementales ne seront pas l’objet d’une harmonisation à la baisse. L’Union européenne s’est fixé un niveau d’exigence élevé en la matière, résultant d’une forte demande sociétale. Les standards européens seront donc maintenus. Il faut le dire très clairement afin de rassurer sur ce point nos concitoyens qui, par définition – c’est un mal français –, ont le sentiment de vivre une société d’inquiétude et perçoivent la mondialisation plus comme une fatalité que comme une opportunité.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Et ils ont raison !

M. Jean Bizet. Autre exigence nécessaire pour sécuriser les investisseurs aux États-Unis, évoquée également par Daniel Raoul : il convient de créer un règlement des différends entre investisseurs et État, afin d’optimiser et de protéger les industries européennes qui s’engageraient – c’est ce que nous souhaitons – sur le territoire américain.

À cet égard, trois domaines d’activité méritent une attention particulière afin d’éviter toute distorsion des échanges.

J’attirerai tout d’abord votre attention, madame la ministre, sur la propriété intellectuelle des marques et des produits sous IGP, indication géographique de provenance, en agroalimentaire.

Mon récent déplacement à Washington près de nos conseillers économiques de l’ambassade et le point que j’ai pu faire par téléphone hier matin, de bonne heure, m’ont permis de noter que, lors du prochain et traditionnel discours sur l’état de l’Union prévu le 28 janvier, le président Obama annoncerait…

Mme Nicole Bricq, ministre. Vous en savez plus que nous !

M. Jean Bizet. … sa volonté de concrétiser rapidement l’Accord de partenariat trans-pacifique. Les marques et IGP ne feraient pas partie de la négociation, les partenaires des États-Unis y attachant peu d’importance.

D’après ce que j’ai pu analyser, les États-Unis souhaiteraient par la suite adopter sur ce point précis une position identique avec l’Union européenne. Or les marques, et surtout les IGP, sont l’image et la signature de l’agroalimentaire européen, et principalement français, fruit de l’investissement et du savoir-faire de nos agriculteurs.

Établir des comparaisons entre ces deux accords est assez délicat : on ne saurait comparer les pays de la zone Pacifique et ceux de l’Union européenne, car toute déclinaison identique sur ce point précis entre ces deux continents ne serait pas convenable. Aux yeux des consommateurs et sur les marchés, ces « signatures agroalimentaires » ont un prix, un prix élevé. C’est d’ailleurs un dossier qui est toujours en négociation au sein du cycle de Doha. (Mme la ministre acquiesce.) Même si nous sommes parvenus à un accord à Bali, ce point ne fait toujours pas partie des négociations, et c’est précisément un point sur lequel il y a toujours un blocage des Américains.

Il faut donc, dans cet accord transatlantique, rester ferme et exigeant sur ce sujet, au moment précis où l’on voit les exportations de fromages français croître de 20 % à 40 % par an et à la veille de la fin de quotas laitiers prévus pour 2015. Élu de Normandie, je ne pouvais laisser passer ce sujet, absolument majeur.

Mme Nathalie Goulet. Effectivement !

M. Jean Bizet. Sans vouloir être provocateur, mais pour être encore plus explicite, au moment où la guerre du champagne est en train de trouver son règlement, il ne serait pas responsable d’ouvrir celle du camembert !

Mme Nathalie Goulet. Je suis d’accord !

M. Jean Bizet. Le deuxième sujet que je souhaitais aborder, madame la ministre, a trait aux biotechnologies.

Je n’ignore pas que ce sujet fait partie des préférences collectives. Daniel Raoul et moi-même partageons une analyse rigoureusement identique sur ce point.

Mais j’aborderai la question non pas sous cet angle, mais sous celui de l’importation de céréales américaines. Nous sommes contraints d’importer 75 % de la couverture alimentaire de nos animaux. Cette proportion est malgré tout en baisse, il faut l’avouer, à la suite de la production de tourteaux issus de la filière biocarburant. Mais ces céréales américaines étant très majoritairement OGM, vingt-deux traits génétiques font l’objet d’un avis scientifique positif de l’Autorité européenne de sécurité des aliments – il s’agit de l’European Food Safety Authority, ou EFSA – et n’ont toujours pas reçu d’homologation à l’importation.

On n’est pas là dans le cadre du traité transatlantique, mais, dans l’hypothèse d’un accident climatique au niveau du continent européen, cette rétention administrative présente le risque non négligeable de placer l’élevage français en difficulté d’approvisionnement. Il faut être à cet égard extrêmement pragmatique : dès lors qu’un avis scientifique très clair a été émis, il nous faut adapter nos réglementations, ne pas faire de rétention administrative et assurer un flux normal d’activité économique en la matière.

Nous devons être conscients de ce risque. La transparence sur ce dossier est à mon sens loin d’être optimale, et il serait pertinent de faire des progrès en ce domaine.

Le troisième et dernier sujet concerne la fiscalité des activités numériques.

Cet aspect du numérique n’est pas non plus spécialement au cœur de l’accord. Cela étant, nous avons une opportunité extraordinaire de commencer à aborder plus concrètement ce sujet avec nos amis américains en nous accordant sur la notion d’« établissement stable virtuel ». C’est d’ailleurs la réflexion qui est en cours au Sénat, qu’ont évoquée Philippe Marini et Charles Guené.

Ce concept d’« établissement stable virtuel » permettrait d’appréhender dans chaque État l’activité des géants du numérique afin de fiscaliser à terme leur activité. Je ne suis pas un ayatollah de la fiscalisation, mais il est bien évident que, face à ce nouveau type d’activité, nous aurions là une opportunité de moraliser ce type d’activité.

C’est un travail de longue haleine qui ne peut se faire que dans le cadre de la renégociation des conventions fiscales bilatérales sous l’égide de l’OCDE, par exemple. Le Sénat s’est saisi, au travers d’une récente mission présidée par notre collègue Gaëtan Gorce, de la gouvernance européenne numérique. La fiscalisation y sera obligatoirement abordée. Le début de ces négociations transatlantiques serait l’occasion de reposer le problème, car, si la fiscalisation des activités du numérique nous pose problème en Europe, elle soulève également des difficultés dans toutes les autres parties du monde.

À Bali, dans le cadre de l’union interparlementaire, alors que je m’étais permis de déposer un amendement sur ce point, je me suis fait – pardonnez-moi l’expression – renvoyer dans mes lignes…

Mme Nicole Bricq, ministre. Cela arrive !

M. Jean Bizet. … par la délégation chinoise parce que je souhaitais casser la notion de monopole en la matière. Naïvement, j’imaginais que nos amis chinois pensaient que Google n’était pas insurmontable. Ils veulent créer un Google chinois. Il est donc temps de poser le problème. Si nous n’y parvenons pas, il sera extrêmement difficile à terme de pouvoir moraliser ce type d’activité.

En conclusion, madame la ministre, je souhaiterais rappeler deux évidences qui influent fortement sur ces négociations.

Comme je l’ai dit tout à l’heure en préambule, il est impératif de rester exigeant sur les niveaux de sécurité sanitaire et de qualité environnementale imposés à nos entreprises depuis de nombreuses années de façon quelque peu unilatérale. Ces contingences ont été autant d’éléments de distorsion de concurrence par rapport à d’autres entreprises étrangères. Il est donc temps aujourd’hui que nous permettions à nos entreprises d’engranger les bénéfices de ces investissements et de ces contingences.

Le principe de réciprocité doit aujourd’hui clairement s’exprimer. Il est maintenant intégré dans le cadre des négociations OMC, ce qui n’était pas évident au début. Ce principe, soulignons-le, doit s’appliquer dans toute sa rigueur et nous permettrait, si je puis dire, de retrouver un peu de compétitivité.

Compétitivité : le mot est prononcé, madame la ministre.

Mme Nicole Bricq, ministre. Eh oui !

M. Jean Bizet. Voilà quelques mois, il était difficile de le prononcer.

Mme Nicole Bricq, ministre. C’est plus facile depuis qu’il y a une nouvelle majorité !

M. Jean Bizet. Pourquoi concevoir et, je l’espère, conclure cet accord si notre politique nationale aboutit à fragiliser – j’étais jusqu’à maintenant gentil, je le deviens un peu moins… – nos entreprises, compte tenu d’une fiscalité insupportable et d’une quantité de normes ou d’exigences bureaucratiques insoutenables ?

La compétitivité de l’industrie française n’est plus. Soyons clairs, cela ne date pas du 6 mai 2012.

M. Daniel Raoul. Ah, quand même !

M. Jean Bizet. Bien évidemment !

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Surtout que ces exigences sont à 80 % la transcription de normes européennes !

M. Jean Bizet. Mais il faut reconnaître que, depuis cette date, le gouvernement auquel vous appartenez, madame la ministre, a sérieusement chargé la barque !

Tout à l’heure, notre collègue Jean-Pierre Chevènement, dont j’apprécie chaque fois les analyses, à défaut d’en goûter toujours leur conclusion, nous a dit : attention de ne pas passer entre les roues du char allemand ! (M. Jean-Pierre Chevènement fait un signe dubitatif.) Il n’a pas prononcé le mot « allemand », c’est moi qui l’ajoute.

M. Jean-Pierre Chevènement. En l’occurrence, le char est plutôt américain… (Sourires.)

M. Jean Bizet. Entre les roues du char et les voies d’eau du paquebot France, madame la ministre, je suis inquiet. Il nous faut donc retrouver de la compétitivité.

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Vous passez votre temps à dénigrer la France !

M. Jean Bizet. Je terminerai en soulignant que la mise en œuvre des instruments de convergence et de compétitivité, les ICC, qui ont été clairement abordés lors du dernier conseil européen de décembre, est une réelle urgence. Sur ce sujet précis, sachez-le, l’opposition pourrait se montrer particulièrement constructive, car il en va non pas de l’intérêt d’un parti, mais tout simplement de la France.

Mme Nicole Bricq, ministre. Très bien !

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, j’espère que vous voudrez bien excuser ma petite forme matinale. Rentrant des États-Unis, je suis en effet en plein décalage horaire.

Nous poursuivons ce matin l’Amazon bashing amorcé hier lors du débat sur la politique culturelle de la France et les difficultés à la soutenir face à un géant américain.

J’évoquerai rapidement trois points.

Tout d’abord, je reviendrai sur le problème de l’agriculture, que Jean Bizet a déjà évoqué. Ensuite, je parlerai des régulations financières : c’est un point qui est à la limite des accords dont il est question aujourd’hui, mais il me paraît important d’y faire référence, d’autant qu’ayant été vice-présidente de la commission d’enquête sur l’évasion fiscale je crois qu’il y a, à cet égard, beaucoup à faire. Je terminerai par les données personnelles.

Il faut savoir que, lorsqu’on entreprend une négociation avec les États-Unis, c’est toujours bon pour les États-Unis ; quand les Américains cherchent à négocier quelque chose, c’est qu’ils y ont un avantage. L’Europe a pour habitude de marcher en ordre dispersé. Marcher d’un seul pas est un peu plus compliqué : la Grande-Bretagne va essayer de maintenir sa place financière, et l’Allemagne sa place industrielle. Compte tenu du fait que la France a une politique de défense, une politique culturelle, une politique agricole, elle a beaucoup plus à perdre qu’à gagner d’un accord qui serait mal négocié entre l’Europe et les États-Unis.

Sur l’agriculture, vous n’en voudrez pas à la sénatrice de l’Orne de vous parler du camembert, même si mon voisin de la Manche l’a déjà fait.

Mme Nicole Bricq, ministre. On peut parler du Pont-l’évêque !

Mme Nathalie Goulet. Bien sûr, mais le Pont-l’évêque, c’est dans le Calvados !

Mme Nicole Bricq, ministre. Ce n’est pas loin !

Mme Nathalie Goulet. En effet, soyons normands, nous sommes entre nous, et c’est un débat tout à fait d’actualité !

Beaucoup d’agriculteurs et de consommateurs craignent que n’arrivent dans nos assiettes des produits transgéniques ou du moins ne respectant pas les normes sanitaires européennes. Ce débat semblait tranché en France depuis la décision du 18 juin 2008 du Conseil constitutionnel. Qu’en sera-t-il après l’adoption de cet accord ? Les États-Unis vont-ils revoir à la hausse leurs normes OGM, ou les pays européens devront-ils revoir leurs standards à la baisse ?

Mme Nicole Bricq, ministre. C’est un débat.

Mme Nathalie Goulet. De la même manière, cet accord conduira-t-il à qualifier les aides directes et les primes versées par la PAC de subventions directes, et donc à les regarder comme des distorsions de concurrence, ou seront-elles épargnées ? Ces craintes pèsent sur l’activité des exploitants agricoles et des éleveurs. Elles peuvent freiner leur décision d’investissement et un certain nombre de perspectives de reprises, compte tenu de l’importance du secteur agricole dans l’économie française.

La nouvelle économie n’est pas moins atteinte par ces incertitudes.

Les banques de la place new-yorkaise ont récemment porté un coup d’arrêt aux tentatives de régulation bancaire initiée à la suite de l’adoption de la loi bancaire américaine en juillet 2010. La mise en œuvre de ce texte avait été volontairement retardée pour favoriser le dynamisme des marchés financiers et la reprise de l’investissement outre-Atlantique. En France, nous venons tout juste de mettre en place un régime de séparation des activités de détail et de spéculation au sein des établissements bancaires. Là aussi, de quel côté penchera la balance ?

En l’état actuel, il semblerait que l’acte de décès de la régulation financière soit signé. Le secrétaire d’État américain au Trésor a proposé en novembre dernier d’exclure la finance du champ des négociations pour que cette question soit abordée au G 20. Cette annonce a suscité une levée de boucliers à Wall Street, mais aussi en Allemagne.

On se rappelle tous que la crise financière est partie des États-Unis. Mais les mauvaises habitudes ont été reprises bien rapidement, dès les premières craintes passées, et après le renflouement d’un certain nombre de banques. Ces mauvaises habitudes sont clairement de retour aux États-Unis et sur la place financière.

L’Europe et les États-Unis représentent 60 % du volume d’activité des marchés bancaires et financiers. L’intégration de leurs services dans l’accord entraînerait deux phénomènes qui reviendraient purement et simplement à rayer le mot « régulation » de la carte au moment où la France et l’Europe tentent précisément d’instaurer cette régulation. Je pense que le marché a besoin de cette régulation, faute de quoi nous ne sommes pas à l’abri d’une deuxième crise financière, semblable à celle que nous avons essuyée.

L’harmonisation des normes applicables aux produits et services bancaires et financiers est totalement contradictoire avec le travail législatif engagé depuis 2009. Les lois de régulation bancaire qui ont été adoptées ou sont en cours d’adoption aux États-Unis et en Europe ne sont pas strictement les mêmes. La loi Dodd-Frank aux États-Unis, qui est en cours de mise en œuvre, porte davantage sur l’adoption d’une série de mesures prudentielles que sur l’élaboration d’une filialisation à l’image de la loi française.

Qu’en sera-t-il de l’agrément bancaire ? Une banque américaine pourra-t-elle s’installer librement sur notre territoire ou du moins y distribuer ses services ? Aurons-nous la coexistence de deux secteurs, une banque régulée et une banque dérégulée ?

L’accord prévoit un mécanisme d’harmonisation au forceps. Là, madame la ministre, nous avons vraiment fort à faire compte tenu de la porosité de ce secteur.

J’en viens, pour finir, à la question des données personnelles.

Le récent scandale des écoutes de la NSA a réactivé ce problème. Les firmes, qui font peser un risque sur la protection des données personnelles et qui travaillent de concert avec les autorités de surveillance américaines, sont évidemment intéressées à la conclusion de cet accord. Facebook dispose d’un quasi-monopole dans la gestion des données en Grande-Bretagne. Qu’en sera-t-il pour Amazon, Apple ou Google ? Comment pourrons-nous développer une offre alternative en France face à l’emprise de tels géants ? Comment pouvons-nous lutter pour la protection des données personnelles ?

Nous avons déjà vu dans la loi de programmation militaire les difficultés qu’il y avait à instaurer cette protection des données.

Le 20 janvier prochain nous sera soumis un texte sur la géolocalisation qui posera exactement le même type de problèmes.

À titre personnel, je pense qu’il est tout à fait illusoire de croire que l’on peut véritablement protéger des données, compte tenu de la place qu’occupent dans nos vies les réseaux et les objets connectés. Dès que nous allumons notre téléphone portable, nous acceptons à la fois la géolocalisation et la transmission des données, y compris personnelles. Cependant, il nous faut tout de même mener ce combat.

Pour en revenir à ces négociations commerciales transatlantiques, j’ai le sentiment que la régulation bancaire et la protection des données personnelles sont des éléments absolument fondamentaux, qui marqueront l’empreinte de la France et de l’Europe face à la dérégulation prônée par les États-Unis, lesquels n’ont absolument rien appris de la crise économique et sont prêts à sombrer de nouveau, en nous entraînant avec eux dans leur naufrage.

M. le président. La parole est à M. Michel Billout.

M. Michel Billout. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous débattons ce matin, à la demande du groupe socialiste, des négociations commerciales transatlantiques. Il s’agit d’une initiative particulièrement utile car, malgré ce que prétend la Commission européenne, la plus grande opacité règne sur ces négociations.

Je constate vos efforts, madame la ministre, pour communiquer régulièrement sur le sujet et mettre en place un certain niveau de concertation, mais l’opacité en vigueur à l’échelon européen est un très mauvais signal envoyé aux citoyens, qui sont appelés à élire leurs députés européens en mai prochain. Le contenu de ces négociations devrait pourtant constituer un grand enjeu de ces élections.

En l’état, la négociation du partenariat transatlantique fait apparaître de grandes similitudes avec celle du projet d’accord multilatéral sur l’investissement, l’AMI, qui s’est déroulée entre 1995 et 1997. La divulgation in extremis d’une copie de ce dernier avait alors soulevé un tollé général, et le projet avait été remisé.

Quinze ans plus tard, nous voici confrontés à un nouveau projet de partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis.

S’il s’agissait d’une harmonisation vers le haut permettant une amélioration des règles sanitaires, sociales, économiques, environnementales, ce projet d’accord pourrait constituer une avance très positive. Cependant, lorsque l’on prend connaissance des éléments d’information qui filtrent çà et là, on constate qu’il présente au contraire un certain nombre de menaces pour les droits sociaux et l’emploi, l’environnement, l’agriculture, les droits civiques, la vie privée, la santé, la régulation financière et la démocratie.

Tout d’abord, j’émets quelques doutes quant à la véracité des schémas économiques proposés. Il faut savoir que la quasi-totalité des études réalisées en vue de l’élaboration de cet accord ont été financées par des acteurs largement favorables au libre-échange : c’est la raison pour laquelle on ne trouve que des prévisions très optimistes sur les retombées économiques de ce partenariat.

Le commissaire européen au commerce, reprenant à son compte ces études, estime que ces retombées « devraient être de l’ordre de 0,5 % à 1 % du PIB européen, avec à la clef des centaines de milliers d’emplois créés »…

La réalité pourrait se révéler bien différente. Ces prévisions doivent être prises avec la plus grande précaution, car elles sont décrites par de nombreux spécialistes comme extrêmement spéculatives. Elles sont fondées sur une hypothèse d’augmentation de la croissance de 0,5 %, que la Commission elle-même juge « optimiste ». Même le département du Parlement européen chargé des études d’impact les a critiquées, pointant notamment « l’absence de vérification quant à la crédibilité du modèle employé, qui semble basé sur un certain d’hypothèses idéalisées ».

Faute de véritables études d’impact indépendantes, nous pourrions considérer les précédentes expériences d’accords commerciaux, par exemple l’Accord de libre-échange nord-américain, l’ALENA, qui présente de nombreuses similitudes avec le présent projet et qui a conduit à la destruction de près de 1 million d’emplois aux États-Unis, alors que l’État fédéral promettait la création de 20 millions d’emplois… Une dégradation des conditions de travail a également été constatée.

Il me semble indispensable, pour la réussite de ce type d’accord, que la priorité soit aussi donnée au progrès social et à l’amélioration des conditions de travail. Si l’on veut éviter que surviennent de nouvelles crises, on ne saurait fixer pour seule priorité de libéraliser encore plus les marchés, de protéger seulement les investisseurs et les secteurs financiers.

Il me semblerait donc indéfendable que les politiques de protection sociale et de droit du travail, considérées comme des « barrières non tarifaires », soient mises à mal au travers de cet accord.

Certes, des dirigeants européens nous affirment que le mandat de négociation garantit un haut niveau de protection de l’environnement, des travailleurs et des consommateurs, préservant l’acquis réglementaire des États membres de l’Union européenne et le droit des partenaires à établir des règles publiques dans ces domaines. Cependant, compte tenu des disparités existant au sein même de l’Union européenne, pouvez-vous nous préciser, madame la ministre, comment on peut caractériser un « haut niveau de protection » ?

Au travers de nombreuses déclarations, des responsables européens soutiennent en outre que la haute qualité des services publics européens devra être préservée, en conformité avec leur reconnaissance par les traités européens. Les engagements internationaux déjà pris par l’Union européenne, notamment au sein de l’Accord général sur le commerce des services, l’AGCS, élaboré par l’OMC, doivent rester la référence, mais, là encore, je m’inquiète sincèrement pour le devenir de ces services publics, car nous savons que le futur traité a aussi vocation à porter sur les secteurs non marchands.

Le Sénat, dans sa résolution adoptée en juin dernier, a souligné un certain nombre de priorités européennes pour ces négociations. Certains principes me paraissent intangibles, tels la préservation de la sécurité sanitaire, la non-brevetabilité du vivant, le maintien des restrictions applicables à la diffusion des OGM. Or, de grandes firmes états-uniennes comme Monsanto exercent une forte pression afin que ces derniers puissent être écoulés sur le marché européen.

Les normes de qualité dans l’alimentation sont, elles aussi, prises pour cibles. Pour l’industrie agroalimentaire américaine, la réglementation européenne doit être assouplie et autoriser, par exemple, la désinfection des poulets au chlore ou l’utilisation de la ractopamine dans l’élevage porcin : ce médicament, destiné à « gonfler » la teneur en viande maigre, est pourtant interdit dans cent-soixante pays, dont la Chine et la Russie… Il est donc indispensable que le futur accord reconnaisse la possibilité, pour chaque partie, d’apprécier différemment le risque alimentaire, sanitaire ou environnemental.

La proposition de résolution européenne du groupe CRC relative au respect de l’exception culturelle dans le mandat de négociation, reprise en partie dans la résolution du Sénat, me semble également importante au regard de la préservation de la diversité culturelle, cette richesse indispensable. Seule l’exception culturelle a permis à la France et à l’Europe de maintenir une offre culturelle propre, vivante, d’une grande qualité et d’une grande diversité. Elle est vitale pour la création.

La France a toujours défendu avec force l’application de l’exception culturelle en Europe, l’identité et la diversité culturelles contre le commerce international. Mais cette bataille, malgré l’exclusion des services audiovisuels du champ du mandat de négociation, est loin d’être gagnée. Il est donc nécessaire de rester très vigilants.

Le mécanisme de règlement des différends est un autre point auquel il me paraît essentiel d’être attentifs. Pour le moment, on nous indique que la décision finale sur l’inclusion même d’un tel mécanisme dans le traité est renvoyée à une date ultérieure et sera prise après consultation des États membres. Imaginez les conséquences dramatiques que pourrait avoir la création de tribunaux spéciaux chargés d’arbitrer les litiges entre les investisseurs et les États et dotés du pouvoir de prononcer des sanctions commerciales contre ces derniers ! De telles dispositions existent pourtant dans certains traités commerciaux. Ainsi, l’Organisation mondiale du commerce a condamné l’Union européenne à payer plusieurs centaines de milliers d’euros pour sanctionner son refus d’importer des OGM, au motif qu’il s’agissait là d’une entrave au libre-échange.

La nouveauté que pourrait introduire le traité transatlantique est la possibilité, pour les sociétés multinationales, de poursuivre, en leur nom propre, un pays dont la réglementation aurait un effet restrictif sur leur déploiement commercial. Une cour spéciale pourrait condamner un État à de lourdes réparations dès lors que sa législation limiterait les « profits espérés » par la société. Dans de telles conditions, la souveraineté des États serait totalement remise en cause. Cela signifierait que, à tous les échelons démocratiques, seules les politiques répondant aux intérêts des grands groupes industriels et financiers seraient applicables. Les entreprises pourraient ainsi faire appel de décisions concernant les politiques de santé, la protection de l’environnement, la régulation des marchés financiers… Dans un tel contexte, où les parlements seraient dépossédés de leurs prérogatives et les citoyens totalement privés de recours, pourrait-on encore se référer à la démocratie ? Madame la ministre, pouvez-vous nous assurer que la France s’opposera à la mise en place de ce type de mécanisme de règlement des différends ? Il est impensable que les États puissent perdre ainsi leur droit à réguler !

Vous le savez, madame la ministre, mes chers collègues, cet accord transatlantique soulève de très nombreuses questions et craintes au sein du groupe communiste, républicain et citoyen. Je constate qu’un certain nombre de ces craintes sont largement partagées dans cette enceinte.

Nous pourrions aborder d’autres points tout aussi sensibles concernant l’agriculture, la pêche, l’environnement, la protection des données, etc., mais, faute de temps, je me bornerai à poser une question : quels moyens humains, institutionnels et financiers l’Union européenne consacre-t-elle à ces négociations ? Nous savons que, du côté américain, un nombre considérable de consultants sont dépêchés pour suivre l’évolution des négociations et que les lobbyistes s’affairent pour exercer d’énormes pressions. Qu’en est-il du côté européen ?

Un tel accord présente également de très lourds dangers pour l’équilibre du commerce international, notamment pour les pays du Sud, car il régira, s’il est adopté, environ 50 % de l’économie mondiale.

Pour conclure, je dirai qu’une coopération solidaire des peuples est un idéal à atteindre. Malheureusement, les éléments dont nous disposons actuellement n’indiquent pas que nous allions dans ce sens, l’humain venant au contraire bien après les intérêts financiers et économiques.

Je suis intimement convaincu que tout projet d’accord de ce type doit faire l’objet d’un examen démocratique avant d’être adopté. La consultation des peuples me paraît indispensable, si l’on veut faire en sorte qu’un tel accord serve principalement l’intérêt général. (Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit.)