M. Christian Cambon. Et pourtant ceux-ci peuvent cumuler !

M. Jean-Jacques Hyest. Je considère que le rôle du Sénat, qui est de représenter les collectivités territoriales, implique que ses membres puissent exercer un mandat local.

Pour ma part, je suis frappé de constater, lorsque je suis les débats sur des textes concernant les collectivités locales ou d’autres, comme celui de cet après-midi sur la ville, que l’expérience de nos collègues par ailleurs élus locaux est irremplaçable.

L’excellent rapport de Jean-Claude Peyronnet a été cité.

M. Jacques Mézard. Excellent, en effet !

M. Jean-Jacques Hyest. On ne peut pas faire mieux ! Pour avoir été parlementaire dans les deux assemblées, j’y reconnais la patte du Sénat. C’est la richesse de l’expérience des collectivités locales qui permet d’améliorer les dispositifs. Il ne sert à rien de voter des réformes si c'est pour devoir les modifier six mois plus tard !

Monsieur le ministre, votre texte soulève un problème constitutionnel. Que l’Assemblée nationale puisse avoir le dernier mot ici n’est pas du tout conforme aux règles qui ont toujours été suivies. Toutes les réformes précédentes sur les incompatibilités ont été, je le rappelle, votées par le Sénat, parce qu’elles concernaient les sénateurs.

C'est la raison pour laquelle je suivrai la position qu’ont adoptée plusieurs groupes ainsi que la commission des lois.

Au demeurant, ce n’est pas ce qui va se passer dans l’immédiat que je crains le plus : nous avons un peu de temps d’ici à 2017. Mais je ne voudrais pas que, dans quinze ou vingt ans, le Parlement ne soit plus constitué que…

M. Christian Cambon. D’apparatchiks !

M. Jean-Jacques Hyest. Je n’utiliserai pas ce terme, que je n’aime pas !

M. Christian Cambon. C’est pourtant ce qui va arriver !

M. Jean-Jacques Hyest. Oui, mes chers collègues, je crains que le Parlement ne soit plus composé à terme que d’élus qui devront leur mandat non pas à l’élection, mais à une désignation. Et avec un peu plus de proportionnelle encore, nous verrons ce que cela donne !

C’est pourquoi je maintiens que, si l’on veut un équilibre de nos institutions, en particulier s’agissant du Parlement, il faut voter le texte proposé par la commission.

Jacques Mézard l’a très bien dit, ce qui mine les institutions de la VRépublique, pourtant longtemps équilibrées, ce sont, d’une part, le quinquennat, adopté pour « faire moderne » – dans le même état d’esprit, nous avons réduit notre mandat de neuf à six ans – et, d’autre part, l’inversion du calendrier électoral.

Telle qu’elle est rédigée et appliquée aujourd'hui, notre Constitution ne respecte pas du tout l’esprit des constituants de 1958. Cela nous prépare des années difficiles pour la vie démocratique du pays ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC, ainsi que sur les travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Yves Détraigne.

M. Yves Détraigne. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, une dépêche de l’AFP d’hier titrait : « Cumul des mandats : combat d’arrière-garde au Sénat ».

Je dois le reconnaître, entre ce qu’on lit sur le Sénat depuis quelques jours et le fait de savoir que la majorité à l’Assemblée nationale réintroduira, quoi qu’il arrive ce soir au Sénat, son propre texte en dernière lecture et refusera de prendre en compte les spécificités sénatoriales, il est difficile d’essayer de vous convaincre, monsieur le ministre, que le Sénat n’est pas et ne doit pas être un clone de l’Assemblée nationale.

Quel Parlement veut-on pour notre pays ? Veut-on un Parlement avec une majorité à la botte du Gouvernement ou un Parlement indépendant de l’exécutif ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit quand on veut interdire à tout parlementaire, y compris dans l’assemblée qui représente constitutionnellement les collectivités territoriales, d’exercer un mandat exécutif local.

Qu’est-ce qui fait la différence entre un député et un sénateur ? Outre le fait que le scrutin n’est pas le même, le sénateur a, souvent et par nature, une légitimité qui lui est propre et qu’il tient de l’exercice de responsabilités locales.

Le priver de cette possibilité d’exercer une responsabilité dans une commune, un département ou une région, c’est en faire un élu qui tiendra d’abord, comme le député, sa légitimité de son appartenance politique et qui ne disposera plus de la liberté d’esprit et de l’autonomie que lui confère son ancrage territorial par rapport aux partis qui délivrent les investitures.

Dans ces conditions, les débats au Sénat ressembleront de plus en plus à ceux de l’Assemblée nationale, opposant camp de la majorité contre camp de l’opposition, et n’apporteront pas la plus-value et l’approche du terrain, d’ailleurs souvent transversale, que beaucoup d’observateurs reconnaissent aujourd’hui comme l’un des apports majeurs du Sénat dans le processus parlementaire.

J’ajoute que, avec un corps électoral restreint par rapport à celui des députés, le sénateur qui aura perdu son ancrage territorial aura alors une légitimité beaucoup plus faible que celle des députés. On ne mettra pas longtemps alors à s’interroger sur l’intérêt de conserver une seconde chambre !

Mais, surtout, je crois que, derrière le projet du Gouvernement, se cache une volonté de réduire le Parlement.

Les exemples ne manquent pas qui montrent que la majorité est, à l’Assemblée nationale, de par le mode d’investiture des candidats aux élections législatives, beaucoup plus attentive aux souhaits du Gouvernement qu’elle ne l’est au Sénat. Il faut reconnaître que, pour un gouvernement, il est quand même bien pratique d’avoir une majorité parlementaire aux ordres !

Derrière ces projets de loi se cache donc bien un changement de régime pour notre pays. D’un régime parlementaire rationalisé, où les deux chambres débattent et émettent des positions parfois divergentes en raison de l’origine et de la légitimité différentes de leurs membres – sans pour autant bloquer la situation, puisque la majorité à l’Assemblée nationale a la possibilité d’imposer in fine ses choix –, nous allons passer à un régime où il y aura toujours deux chambres, mais qui toutes les deux seront composées du même type d’élus, dont la légitimité procédera des mêmes partis politiques et qui tiendront les mêmes discours.

Que restera-t-il alors du Sénat représentant les collectivités territoriales de la République ? Un mode de scrutin spécifique sur la forme, mais rien sur le fond.

Du débat entre le Gouvernement et le Parlement en vue d’adopter la loi, nous passerons à un Parlement d’enregistrement qui, à quelques exceptions près, votera tout ce que lui demandera l’exécutif.

Quand on se souvient des réactions de certains ténors de la majorité actuelle voilà quelques années face à la prééminence de l’exécutif sur le législatif, il y a de quoi s’étonner de cette volte-face et de cette volonté aujourd’hui affichée par les mêmes personnes de retirer aux parlementaires – sous prétexte de leur permettre d’être plus disponibles pour l’exercice de leurs fonctions – cette part de légitimité qu’ils tiennent de leur mandat local pour les rendre plus dociles envers le Gouvernement.

Certes, il est tout à fait nécessaire de mettre de l’ordre dans le cumul de certaines fonctions. Nous en sommes parfaitement conscients, et c’est pourquoi nous proposons qu’un sénateur ne puisse désormais exercer qu’un seul mandat exécutif local et que, en outre, il ne puisse pas ajouter à son indemnité parlementaire une autre indemnité. Mais lui interdire purement et simplement toute fonction exécutive locale, y compris celle de simple adjoint d’une commune de moins de 200 habitants – avouez qu’on frise là le ridicule ! –, c’est lui faire perdre ce qui fait la spécificité du Sénat et justifie le bicamérisme.

Dans ces conditions, vous le comprendrez, parce que nous sommes convaincus de l’intérêt d’avoir un Parlement composé de deux chambres, dont une qui ne soit pas dans la main du Gouvernement et fasse entendre la voix des responsables de terrain, nous ne pourrons pas suivre le Gouvernement. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j’observe que ce débat se déroule dans une meilleure ambiance que la fois précédente, puisque personne n’a été l’objet de ces attaques ad hominem qui n’apportent pas grand-chose à nos échanges.

M. Daniel Raoul. Très bien !

M. Jacques Mézard. Sauf sur Public Sénat…

M. Yannick Vaugrenard. Depuis le premier examen de ce texte, en septembre dernier, l’Assemblée nationale est revenue sur un certain nombre de modifications apportées par la Haute Assemblée. J’en étais, mes chers collègues, satisfait, mais malheureusement, concernant la plus importante de ces modifications, notre commission des lois a repris la rédaction de l’article qui avait été adoptée en première lecture, prévoyant que l’interdiction du cumul des mandats s’applique aux députés, tandis que les sénateurs peuvent continuer à détenir un poste de responsabilité locale.

Je ne vous rappellerai pas l’origine du texte qui nous est présenté aujourd’hui, sauf à souligner, d’une part, qu’il correspond à un engagement pris par le candidat François Hollande lors de l’élection présidentielle,…

M. Jacques Mézard. Il y en a d’autres !

M. Yannick Vaugrenard. … – il est bon de respecter ses engagements –, et, d’autre part, que ceux qui se targuent de le soutenir pourraient éviter de le faire à géométrie variable.

Au-delà, mes chers collègues, nous sommes mis face à nos responsabilités d’élus de la République.

C’est cette responsabilité, j’en ai le sentiment profond, qui a fait défaut à certains d’entre nous, membres du bureau de notre assemblée, voici quelques jours. Ce n’est pas le moment d’évoquer ce vote que je considère comme pathétique pour notre démocratie, mais une nouvelle décision inique du Sénat, aujourd’hui, n’améliorerait ni la crédibilité ni l’image de la Haute Assemblée dans l’opinion publique ; je pense que chacun doit en être conscient.

M. Gérard Larcher. Nous ne sommes pas là pour soigner notre image !

M. Yannick Vaugrenard. Concernant le rééquilibrage opéré par l’Assemblée nationale, je considère qu’il est de bon sens et qu’il n’y a aucune justification à faire une différence entre parlementaires, qu’ils soient députés ou sénateurs. Qui pourrait comprendre que nous maintenions ici des exceptions pour nous-mêmes ? Si nous voulons nous engager enfin dans un processus de reconquête de la confiance de l’opinion, nous nous devons d’être exemplaires, au-delà des clivages habituels.

M. le ministre de l’intérieur faisait d’ailleurs état, dans son intervention liminaire, d’un récent sondage du Centre de recherches politiques de Sciences Po, le CEVIPOF, dont les résultats sont cruels pour l’ensemble de la classe politique.

M. Pierre-Yves Collombat. Sauf pour les maires !

M. Yannick Vaugrenard. La lutte contre l’indifférence politique et la progression de l’abstention, tout comme la lutte contre la montée des extrêmes, passe par l’exemplarité, vous le savez tous, mes chers collègues.

En conséquence, faisons preuve de volontarisme et de cohérence. Soyons audacieux et clairs dans nos engagements. Du reste, cette nécessité de limiter le cumul des mandats n’est pas nouvelle. Elle a commencé à se manifester en 1985, sous le gouvernement de Laurent Fabius, s’est confirmée quelques années plus tard sous le gouvernement de Lionel Jospin et, faut-il le rappeler, elle n’a jamais été remise en cause depuis, quelle que soit la majorité au pouvoir. Le texte qui nous est soumis aujourd’hui est l’aboutissement de ce long travail, mis en œuvre exclusivement par la gauche.

Par ailleurs, les lois successives de décentralisation ainsi que la multiplication des normes et des textes législatifs ont profondément modifié l’environnement de travail des élus, qu’ils soient locaux ou nationaux. Au-delà de la situation économique et sociale, l’impuissance politique parfois ressentie par nos concitoyens, même si ce sentiment est injuste, tient aussi à la difficulté, pour les élus, d’être réactifs dans ce contexte tout à fait nouveau, compte tenu de l’évolution des normes et des textes législatifs.

La nécessité d’acquérir des connaissances plus variées et plus approfondies fait que, au bout du compte, l’exercice du mandat de maire aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’il était il y a trente ans.

M. Simon Sutour, rapporteur. C’est une réalité !

M. Yannick Vaugrenard. L’environnement juridique, administratif, voire technique, demande du temps pour être appréhendé et évolue sans cesse. De ce fait, notre fonctionnement démocratique est confronté à un autre risque : celui de voir les administrations ou technostructures diverses prendre le pas sur les élus du suffrage universel. La technocratie menace en quelque sorte de prendre le pas sur la démocratie. Ce risque est bien réel quand de multiples responsabilités de présidence et de vice-présidence se conjuguent avec une fonction exécutive locale, en plus du travail parlementaire.

M. Yannick Vaugrenard. Certes, nous avons la chance d’avoir dans notre pays une administration, au niveau de l’État et des collectivités territoriales, particulièrement compétente et de très haut niveau. Mais elle doit rester ce qu’elle est, et c’est déjà beaucoup : un outil d’aide à la décision, rien de moins, mais rien de plus !

Nos responsabilités électives ont donc évolué, c’est incontestable, et la manière de les exercer également. Il est par conséquent logique que notre fonctionnement démocratique s’adapte. C’est le sens de la réforme proposée par le Gouvernement.

Rappelons aussi que le cumul des mandats est une spécificité très hexagonale : il est marginal chez nos voisins européens, comme cela a été rappelé tout à l’heure.

M. Jacques Mézard. C’est faux !

M. Yannick Vaugrenard. En France, près de 80 % des parlementaires détiennent un mandat local, alors que le cumul ne concerne que 24 % des parlementaires en Allemagne, 20 % en Espagne, 13 % en Italie, 6 % aux Pays-Bas et 3 % au Royaume-Uni.

M. Jacques Mézard. Ce n’est pas le même système !

M. Yannick Vaugrenard. Cela devrait tout de même nous interpeller ! Je ne suis pas persuadé que cette particularité soit le gage d’une plus grande disponibilité démocratique, non plus que d’une meilleure efficacité législative.

Je tiens d’ailleurs à souligner qu’il n’est pas nécessaire de cumuler pour effectuer un travail parlementaire de qualité. D’éminents sénateurs, reconnus par tous pour ce qu’ils ont pu apporter à notre République, n’ont pas exercé de mandat local significatif, ce qui ne les a pas empêchés d’être d’une particulière efficacité. Je citerai Robert Badinter, et que dire de notre éminent prédécesseur Victor Hugo,…

M. Yannick Vaugrenard. … qui siégeait à côté de notre collègue Éliane Assassi ?

Mme Éliane Assassi. Restons humbles ! (Sourires.)

M. Yannick Vaugrenard. Sans exercer de responsabilité élective locale lorsqu’il était sénateur, il marqua bien sûr notre histoire, mais aussi l’histoire du Sénat.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Il ne s’était même pas présenté à Guernesey !

M. Yannick Vaugrenard. J’en suis intimement persuadé, le bicamérisme est absolument indispensable à notre vie démocratique. Mais la défense du bicamérisme n’est pas la défense du conservatisme !

M. Simon Sutour, rapporteur. Très bien !

M. Yannick Vaugrenard. Pour le faire vivre, il nous faut le réformer, il nous faut le moderniser, en modifiant aussi nos méthodes de travail parlementaire, dans un monde qui exige de rapides adaptations.

C’est cette belle ambition qui doit guider nos choix présents et à venir. C’est pourquoi, mes chers collègues, je vous demande de voter le texte qui nous est présenté aujourd’hui par le Gouvernement, afin de rompre avec une tradition devenue obsolète. Voter ce texte, c’est renforcer le Sénat, et non pas l’affaiblir ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Gilbert Roger.

M. Gilbert Roger. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le diagnostic est désormais établi et largement partagé : la période présente est marquée par une profonde crise de confiance entre les gouvernants et les gouvernés, entre les élus et les citoyens. Cette crise se manifeste sous plusieurs formes : montée de l’abstention aux scrutins, croissance des votes extrêmes, progression d’un sentiment de rejet de la classe politique.

Dans ce contexte, l’interdiction du cumul des fonctions de parlementaire avec un mandat exécutif local est un moyen essentiel de moderniser nos institutions et de revitaliser notre démocratie. Cela a été souligné, le cumul des mandats par les parlementaires est une spécificité française. Notre pays détient même dans ce domaine le record absolu : 74,4 % des députés français cumulent leur mandat parlementaire avec une fonction exécutive locale, alors qu’ils ne sont que 35 % dans ce cas en Suède, 24 % en Allemagne, 20 % en Espagne et 7 % en Italie.

Les défenseurs du cumul justifient leur position par la nécessité de l’enracinement local et de la connaissance du terrain. Selon eux, le cumul permet d’avoir un bien meilleur point de vue, grâce à la confrontation permanente avec le vécu quotidien des électeurs. Au fond, en France, les parlementaires considèrent que c’est le pouvoir exécutif concentré dans les mains d’un nombre restreint d’élus qui leur confère une légitimité. Cette vision ne correspond pas à l’expérience qui est la mienne quand je me déplace dans mon département. Désormais simple conseiller général, je ne me sens pas du tout exclu de la gouvernance locale depuis que je ne suis plus maire, ni premier vice-président du conseil général.

Du reste, les défenseurs du cumul oublient-ils qu’un parlementaire, qu’il soit député ou sénateur, représente, d’abord et avant tout, la nation une et indivisible ? N’est-il pas choquant qu’un élu, du fait qu’il exerce, en sus de son mandat national, une fonction exécutive locale, ferraille pour son territoire au détriment des autres ? N’est-il pas juge et partie ? Comment par exemple, dans ce contexte, conduire une réforme juste de la fiscalité locale, avec une péréquation plus favorable aux territoires qui ont le plus de besoins : je pense aux territoires ruraux et aux territoires de la politique de la ville ? Il est temps de mettre fin aux baronnies et au caractère oligarchique de notre démocratie !

M. Jacques Mézard. Surtout à Lille !

M. Gilbert Roger. Il est également facilement vérifiable que le cumul bloque le renouvellement de la vie politique, en concentrant les mandats exécutifs locaux entre les mains de quelques grands élus, ce qui contribue à figer le profil des élites politiques françaises. Le Parlement français est l’un des plus monochromes du monde occidental. Aussi la limitation du cumul est-elle nécessaire pour permettre l’accession aux responsabilités publiques de nouvelles générations et de nouvelles catégories socioprofessionnelles aujourd’hui tenues à l’écart de la sphère politique.

Enfin, le cumul nuit à l’intensité du travail parlementaire, puisque les parlementaires qui dirigent par ailleurs un exécutif local sont moins disponibles pour exercer effectivement et efficacement le mandat qui leur a été confié. Plus inquiétant encore, il nuit au travail local, puisqu’il amène des maires et des présidents de conseil général ou de conseil régional qui sont aussi parlementaires à déléguer au maximum à leur administration et à leur cabinet politique. C’est ainsi que certaines collectivités territoriales sont surtout gérées par des technocrates, qui font le travail de l’élu ! Cette situation n’est pas acceptable : trente ans après les premières lois de décentralisation, le mandat local est aujourd’hui un mandat à part entière, qui nécessite un investissement à temps plein.

Mes chers collègues, le monde a changé. Il est devenu complexe et distendu.

M. Pierre-Yves Collombat. Il est surtout globalisé !

M. Gilbert Roger. Aussi est-il nécessaire de partager les pouvoirs locaux entre plusieurs têtes, pour mieux répondre aux exigences et aux attentes locales. Au Sénat, notre rôle est de voter les lois et de contrôler l’action gouvernementale.

Pour conclure, je souhaite que ce projet de loi, pour être tout à fait opérant, soit accompagné d’une vraie réforme de notre Parlement et de nos institutions. Renforcer le pouvoir du Parlement, notamment en matière de contrôle de l’action gouvernementale et d’évaluation des politiques publiques, me semble une nécessité. Notre Parlement pourrait exercer de nouvelles missions d’intérêt général et prendre ainsi toute sa place dans l’équilibre des pouvoirs.

Les défenseurs du cumul usent d’un argument que je ne peux que difficilement contester : il est exact qu’un parlementaire qui cumule plusieurs mandats exécutifs dispose, de fait, de plus de moyens pour étudier une loi ou faire remonter les demandes de son territoire. En effet, un parlementaire sans mandat local ne peut financer que l’emploi de deux assistants à temps plein,…

M. Pierre-Yves Collombat. C’est déjà très bien !

M. Gilbert Roger. … du moins s’il entend les rémunérer correctement, alors qu’un sénateur maire d’une grande ville ou président de conseil général ou de conseil régional est à la tête d’effectifs et de ressources techniques pouvant être supérieurs à ceux dont disposent certains ministres. Aussi la question des moyens matériels et humains mis à la disposition des parlementaires pour accomplir leur mandat doit-elle être clairement posée.

Je vous invite, mes chers collègues, à rejeter le texte de la commission ou, tout au moins, à ne pas prendre part au vote ou à vous abstenir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)

M. le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite vous soumettre, tout en respectant pleinement les diverses opinions qui se sont exprimées précédemment, une expression distincte et, je pense, assez isolée. En effet, je ne me reconnais ni dans la proposition du Gouvernement ni dans celle de la commission : je m’abstiendrai, parce qu’aucune ne me paraît satisfaisante au regard des enjeux. Je crois aussi que la réflexion sur ces sujets se poursuivra et qu’il n’est pas inutile de prendre date.

Car l’enjeu, c’est le rôle et l’identité du Parlement dans les décennies à venir et c’est la conception du mandat parlementaire pour les prochaines générations. Je parle du Parlement car, pour ma part, je ne suis absolument pas convaincu de la pertinence d’une différenciation entre l’Assemblée nationale et le Sénat.

Dans la conception française, qui est totalement distincte de celle des pays fédéraux, le bicamérisme permet une double représentation du peuple français. Il en est ainsi depuis la naissance du débat sur le bicamérisme, depuis Sieyès et quelques autres, bien avant la Constitution de 1875.

L’Assemblée nationale et le Sénat assurent tous deux la représentation globale du peuple français. Le Sénat se distingue seulement par une modalité d’élection indirecte, qui ne le prive pas de cette fonction. Certes, le Sénat a pour singularité d’assurer la représentation des collectivités territoriales, mais sa mission institutionnelle ne se résume pas à cela.

Voilà quelques décennies que j’observe la vie publique et que j’y participe. Aujourd'hui – ce n’était pas forcément le cas il y a une ou deux générations –, l’association d’une fonction exécutive locale et d’un mandat parlementaire a acquis à mes yeux deux caractères positifs essentiels, qui ne tiennent pas à la vocation particulière du Sénat à légiférer sur les collectivités territoriales.

Le premier avantage que je vois à cette combinaison d’une fonction exécutive locale et d’un mandat parlementaire, c’est l’outil extraordinaire d’information et de formation permanente qu’apporte au parlementaire le mandat local pour l’exercice de sa mission fondamentale, qui est de réfléchir aux conditions d’application de la législation qu’il vote et au fonctionnement des services publics qu’il est amené à apprécier au titre de sa mission de contrôle du Gouvernement.

Nous avons tous en tête de multiples exemples de cet apport de connaissances concrètes dont bénéficient des gens qui n’étaient pas, au départ, des professionnels de la gestion publique ; beaucoup de collègues en ont cité.

Pour ce qui me concerne, les fortunes de la vie ont fait que j’ai pu exercer mon mandat de parlementaire au nom du peuple français, en ayant par ailleurs une expérience directe de la gestion publique. Toutefois, je pense à tous les parlementaires venus d’autres horizons, et qui ont tous, évidemment, le même droit au vote et à la réflexion sur la législation : il faut bien qu’ils acquièrent la compréhension des effets de la législation par un autre biais que celui d’une formation universitaire initiale.

Hélas, cet effet vertueux de l’exercice de responsabilités locales disparaîtra. Le Gouvernement en est conscient, d’autant qu’une proportion substantielle de ses membres ont bénéficié de cette double expérience, pour avoir été, par le passé, à la fois des parlementaires éminents et des gestionnaires de fonctions exécutives locales tout à fait actifs ; le ministre qui représente le Gouvernement aujourd'hui au Sénat illustre bien ce cas. Dès lors, le Gouvernement nous a amenés à un compromis : il est proposé que les parlementaires puissent conserver un mandat non exécutif. Néanmoins, je considère ce compromis insuffisant, car il n’offrira pas les mêmes avantages. Je ne détaille pas ce point, mais je suis convaincu qu’un autre compromis était possible : celui consistant en la limitation du cumul à un unique mandat exécutif, en excluant la présidence des collectivités les plus importantes, et sans cumul d’indemnités. (Mme Françoise Laborde et M. Jacques Mézard approuvent.) Ce compromis a été écarté aujourd'hui.

La détention d’un mandat exécutif local présente un second avantage pour les parlementaires : elle permet de diversifier, d’« aérer » le recrutement social et politique du Parlement.

Car comment se déroule le parcours d’accès à la représentation nationale, qui est le résultat d’une concurrence politique et humaine ?

Notre Parlement est territorialisé depuis l’origine. C’est le fond de notre tradition, à laquelle beaucoup tiennent ici. Les députés sont élus par circonscription et les sénateurs à l’échelon départemental, ce qui permet un rapport de proximité. Ainsi, les parlementaires représentent la souveraineté nationale, l’ensemble du peuple français, tout en étant enracinés dans un territoire.

Dans le même temps, aux termes de la Constitution, le Parlement est élu par le truchement de partis et de groupements politiques.

Mais, instruits par l’expérience, nous savons tous comment s’opère le choix au sein des partis, comment se régule la concurrence entre les ambitions individuelles, entre les prétendants aux mandats électifs à l’intérieur d’une formation ou d’une mouvance politique. Il existe deux moyens de valoriser sa candidature : par la parole et la tactique, ou par l’action et l’expérience.

Si nous rendons, pour l’avenir, incompatibles la détention d’un mandat parlementaire et l’exercice d’une fonction exécutive locale, l’habileté politique ou la parole au sein de l’organisation politique l’emportera massivement, dans la compétition pour l’accès au Parlement, sur l’exercice concret de responsabilités et le service rendu aux citoyens.

Par conséquent, l’équilibre qui a permis au personnel politique de bénéficier d’une forme d’indépendance, d’autonomie et au débat parlementaire d’atteindre sa richesse, sera rompu. Le Parlement sera constitué d’élus de moins en moins en prise avec les réalités sur lesquelles ils vont légiférer…