Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.

M. François Pillet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, la maltraitance faite aux enfants ou aux personnes vulnérables est un très grave problème de société. On dénombre en France 98 000 cas d’enfants en danger ; 19 000, dont près de 44 % ont moins de six ans, sont victimes de maltraitance ; 79 000 se trouvent dans des situations à risque.

Selon le docteur Grouchka, membre du collège de la Haute Autorité de santé, 5 % seulement des signalements – c’est assez curieux – émanent de médecins ; de manière encore plus significative, 1 % émanent de médecins libéraux et 4 % de médecins hospitaliers.

Opportunément déposée par notre collègue Colette Giudicelli, la présente proposition de loi vise à renforcer le rôle des médecins dans la détection et la prise en charge des situations de maltraitance, en introduisant dans notre législation une obligation pour les médecins de signaler ces situations, le corollaire étant que les praticiens soient protégés contre tout engagement de leur responsabilité, civile, pénale et disciplinaire.

Actuellement, pour inciter les médecins à signaler les présomptions de maltraitance, l’article 226-14 du code pénal dispose que les sanctions applicables à la violation du secret professionnel ne sont pas encourues par plusieurs catégories de personnes. Est expressément visé le médecin qui porte à la connaissance du procureur de la République « les sévices ou privations qu’il a constatés, sur le plan physique ou psychique, dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises ». Ce signalement suppose l’accord de la victime, sauf s’il s’agit d’une personne mineure ou en état d’incapacité physique ou psychique.

En 2007, lors de l’examen du projet de loi relatif à la prévention de la délinquance, la commission des lois avait estimé que le médecin ne pouvait s’affranchir de l’accord de la victime, mais devait accompagner la personne et la convaincre, dans une démarche de responsabilisation, de prendre elle-même l’initiative de saisir la justice. L’article 226-14 prévoit que, si le signalement est effectué par le médecin dans les conditions prévues, il ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire.

Le souci de mieux protéger l’enfance maltraitée nous a conduits à nous interroger sur les raisons pour lesquelles le dispositif de signalement des maltraitances en vigueur était peu utilisé. Tous les intervenants que nous avons auditionnés – les membres de la Haute Autorité de santé, les syndicats de médecins, le Conseil national de l’ordre des médecins et les universitaires – tous s’accordent sur le diagnostic ainsi que sur une partie des solutions.

Le diagnostic tient en deux constatations.

Première constatation, il apparaît que le problème est avant tout psychologique : les médecins craignent les conséquences des signalements sans suite, des poursuites à leur encontre et de ce qu’ils considèrent comme le mécanisme broyeur de la justice. Ils redoutent l’effet en retour de ces signalements sur les familles – sur leur lien de confiance avec elles –, sur leur clientèle et sur l’ensemble de leur zone de travail.

Seconde constatation, les médecins ne sont pas formés à la reconnaissance des situations de maltraitance et à la procédure de signalement.

C’est pourquoi la présente proposition de loi prévoyait, dans sa rédaction initiale, d’imposer aux médecins une véritable obligation de signaler « sans délai » au procureur de la République toute présomption de violences commises sur « un mineur ou une personne qui n’est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique ».

L’avancée était indéniable, mais la réforme proposée posait néanmoins quelques problèmes d’ordre juridique.

Si une obligation de saisir « sans délai » le procureur de la République était imposée aux médecins, ceux-ci pourraient voir leur responsabilité civile engagée en cas de non-signalement. Or, selon les représentants des syndicats de médecins, dans 90 % des cas, les situations de maltraitance sont très difficiles à caractériser. Les médecins risqueraient donc de signaler le moindre fait afin de satisfaire à leur obligation ; il serait alors difficile pour le procureur d’identifier les signalements de situations dangereuses.

L’obligation de dénonciation constituerait par ailleurs un danger pour les victimes elles-mêmes, les auteurs des sévices risquant de ne pas les présenter au médecin par crainte d’être dénoncés.

S’agissant de la protection des victimes, une apparente erreur de rédaction a conduit à omettre le signalement par le médecin des violences dont les victimes ne sont ni des mineurs ni des personnes en état d’incapacité physique ou psychique, mais, par exemple, des femmes majeures. Le signalement de ces violences doit évidemment pouvoir être maintenu, mais avec l’accord des victimes, car sinon le risque est grand de dissuader les personnes de se rendre chez leur médecin.

Enfin, l’obligation faite de saisir « sans délai » le procureur de la République priverait le médecin de la possibilité de rechercher un avis supplémentaire ou de demander des examens complémentaires, notamment par le biais d’une hospitalisation, alors qu’une telle mesure peut se révéler fort utile.

Ces faiblesses de rédaction n’ont pas entamé l’enthousiasme dont a fait preuve notre commission pour participer à l’œuvre législative que nous propose Colette Giudicelli. Nous avons ainsi adopté un amendement de réécriture de l’article unique de la proposition de loi. Estimant que les dispositions en vigueur de l’article 226-14 du code pénal étaient plus adaptées, nous avons supprimé la partie du dispositif relative à l’obligation pour le médecin de signaler toute présomption de violences commises sur un mineur ou une personne vulnérable.

J’en viens à la question de la responsabilité civile, pénale et disciplinaire des médecins.

Le droit existant offre déjà des protections au médecin signalant des présomptions de maltraitance : le secret professionnel étant levé, sa responsabilité disciplinaire ou pénale ne peut être engagée, sauf en cas de signalement abusif. Les médecins qui font des signalements dans le respect des conditions fixées à l’article 226-14 du code pénal n’encourent donc aucune sanction disciplinaire ou pénale. Autrement dit, en l’absence de mauvaise foi, le médecin ne peut pas être poursuivi s’il signale ; d’ailleurs, il ne peut pas l’être non plus s’il ne signale pas. Seuls les délits de non-empêchement de crime ou de non-assistance à personne en péril pourraient lui être reprochés.

Quant à la responsabilité civile du médecin, elle ne pourra être engagée en l’absence de faute disciplinaire ou pénale. Il revient seulement au médecin de rapporter des faits au procureur de la République et non de désigner leurs auteurs ou, a fortiori, d’établir un certificat médical sans avoir constaté lui-même les sévices ou privations.

Cependant, et c’est là tout l’intérêt de la proposition de loi, les dispositions de l’article 226-14 du code pénal ne sont peut-être pas suffisamment lisibles. Leur compréhension nécessite des compétences de juriste, puisqu’elle implique une lecture combinée de plusieurs textes et une connaissance approfondie de l’articulation qui existe entre les différents types de responsabilité.

En réaffirmant clairement l’irresponsabilité des médecins sans pour autant modifier au fond le droit en vigueur, le quatrième alinéa de l’article unique de la proposition de loi initiale améliore la lisibilité des textes. Il affirme sans ambiguïté, et de manière parfaitement explicite, que le médecin qui signale dans les conditions fixées une présomption de maltraitance ne peut voir sa responsabilité, quelle qu’elle soit, engagée. La rédaction proposée est beaucoup plus claire et beaucoup plus lisible ; elle est donc de nature à rassurer les médecins.

La commission des lois a néanmoins apporté une précision juridique, en remplaçant – cela revient au même, mais il s’agit de recourir à une notion juridique plus connue – la référence à la preuve de la mauvaise foi par la référence à la preuve de l’absence de bonne foi du médecin.

Mais d’autres moyens peuvent être utilisés pour améliorer la mise en œuvre du dispositif de signalement existant. Notre commission a ainsi apporté plusieurs modifications à la proposition de loi.

Nous proposons d'abord d’étendre l’immunité pénale de la violation du secret professionnel à l’ensemble des membres des professions médicales ainsi qu’aux auxiliaires médicaux.

Nous souhaitons également réaffirmer – c’est important – la possibilité donnée aux médecins qui n’ont que de simples doutes d’adresser leurs signalements à la CRIP de leur département, qui est, elle, habilitée à effectuer des vérifications supplémentaires, plutôt que d’alerter immédiatement le procureur de la République.

Enfin, la commission des lois a adopté un amendement visant à compléter la loi du 9 juillet 2010 relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants. Le devoir de signalement étant un devoir déontologique, il doit être conçu comme un soin à part entière et donc être enseigné en tant que tel dans les facultés de médecine. Aussi proposons-nous d’instaurer une obligation de formation des professionnels aux procédures de signalement des maltraitances.

Outre ces modifications législatives, dont vous avez bien compris qu’elles ne visaient qu’à rendre la loi lisible et compréhensible – cela devrait toujours être le cas, puisque nul n’est censé ignorer la loi –, nous estimons que l’amélioration de la détection des situations de maltraitance passe par des mesures d’information et de sensibilisation des professionnels de santé. Les pouvoirs publics, en particulier la Haute Autorité de santé, devraient donc améliorer le libellé des formulaires de signalement adressés aux médecins, notamment en y ajoutant les dispositions qui protègent ces derniers et en précisant les formes que doit prendre le signalement. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC. - M. Patrick Abate applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d'État.

Mme Laurence Rossignol, secrétaire d'État auprès de la ministre des affaires sociales, de la santé et des droits des femmes, chargée de la famille, des personnes âgées et de l'autonomie. Madame la présidente, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, madame Giudicelli, mesdames, messieurs les sénateurs, le texte dont nous discutons cet après-midi a pour objectif d’améliorer et de renforcer encore les réponses collectives que nous pouvons apporter pour mieux protéger les enfants.

Vous connaissez mon engagement et ma volonté d’agir. Je veux me saisir de chaque occasion qui nous permet de placer la protection de l’enfance au cœur du débat public.

Je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, la protection de l’enfance est souvent dans l’angle mort des politiques publiques, même si elle l’est de moins en moins, grâce à l’implication et au travail des élus, au sein de cette assemblée comme dans les territoires, grâce, aussi, à la volonté du Gouvernement, grâce, enfin, aux nombreux rapports qui ont récemment été portés à notre connaissance.

Que nous disent tous les acteurs ?

La maltraitance est une triste réalité. Les chiffres qui l’étayent sont déjà extrêmement préoccupants, mais ils sont probablement bien en deçà de la réalité. Les auteurs de l’une des études publiées en 2009 par la revue scientifique britannique The Lancet estiment que, dans les pays à hauts revenus comme la France, 10 % des enfants seraient victimes de maltraitance. Encore très récemment, une enquête nationale nous donnait à voir l’importance des violences sexuelles chez les enfants, 81 % des victimes révélant avoir vécu les premières violences avant l’âge de dix-huit ans.

Ces travaux nous disent aussi que la maltraitance est protéiforme et qu’elle n’est pas un phénomène socialement marqué, c’est-à-dire qu’elle touche toutes les catégories sociales. Ils nous amènent à conclure que la maltraitance constitue non seulement un sujet de société, mais aussi une véritable problématique de santé publique.

Alors, lorsque l’on soulève une telle question, on tourne nécessairement le regard vers les médecins, non seulement en tant que soignants, mais aussi en tant qu’acteurs de la prévention, du repérage des enfants en danger et en risque de danger.

La maltraitante commence le plus souvent très tôt dans la vie des enfants qui la subissent. Or, aux premiers âges de la vie, l’enfant voit très régulièrement un médecin, pour les vaccinations, le suivi de la croissance ou du développement. Les professionnels de santé sont donc en première ligne pour détecter d’éventuelles violences. Pourtant, les médecins ne représentent qu’une part infime des auteurs de signalements : en 2002, seulement 2 % à 5 % des signalements émanaient du corps médical, d’après le Conseil national de l’Ordre des médecins.

Le Gouvernement dresse le même constat : les médecins font trop peu de signalements, et transmettent encore moins d’informations préoccupantes. Pourtant, le Conseil national de l’ordre des médecins nous a précisé récemment, par un courrier en date du 20 février 2015, que, si des sanctions disciplinaires ont bien été prises à l’encontre de médecins qui n’avaient pas procédé à un signalement, en revanche, aucun d’entre eux n’aurait été sanctionné disciplinairement pour y avoir procédé.

Il faut dire qu’il existe d’ores et déjà dans le code pénal, mais aussi dans le code de l’action sociale et des familles et le code de déontologie, des textes qui prévoient les obligations et possibilités d’échanger des informations soumises au secret. Nous ne partons donc pas de rien en la matière. L’adoption de la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection de l’enfance – je salue le président Philippe Bas, qui l’a fait adopter à l’époque –,…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Merci !

Mme Laurence Rossignol, secrétaire d'État. … a permis des avancées majeures pour améliorer le repérage de la maltraitance.

Elle a notamment introduit dans notre droit la notion d’« information préoccupante » et créé dans chaque département les cellules de recueil, d’évaluation et de traitement des informations préoccupantes, plus connues chez les spécialistes sous le nom de CRIP, ouvrant ainsi la possibilité d’intervenir dès le risque de danger.

Ces dispositions permettent aux médecins, comme aux autres professionnels, d’échapper à un véritable dilemme, dénoncer ou se taire, pour ouvrir une troisième voie, celle qui consiste à partager une préoccupation avec des professionnels formés, à qui il revient de procéder à une évaluation pluridisciplinaire des situations de danger ou de risque de danger.

La loi de 2007 donne de surcroît un cadre légal au partage d’informations concernant « les mineurs en danger ou qui risquent de l’être », aménageant ainsi le secret professionnel.

Pour accompagner les médecins et conforter les dispositions de la loi de 2007, la Haute Autorité de santé a communiqué, le 17 novembre dernier, ses recommandations à l’attention des professionnels de santé, afin de mieux repérer les cas de maltraitance infantile. Elle a présenté des outils très opérationnels pour les médecins, tels qu’un modèle type de signalement ou de certificat médical sur demande spontanée. La HAS a également rappelé, à cette occasion, que la protection de l’enfant est un acte médical et une obligation légale.

Un professionnel de santé a, comme n’importe quel citoyen, l’obligation de porter assistance à une personne en danger, comme le précise l’article 223-6 du code pénal. Les sanctions que peuvent encourir les professionnels de santé qui n’auraient pas satisfait à cette obligation sont très lourdes : cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende en cas d’inculpation pour non-assistance à personne en danger ; trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende en cas d’inculpation pour non-dénonciation de crime.

La loi est ainsi à la fois protectrice et incitatrice. Pour autant, les chiffres évoqués précédemment et communiqués par le Conseil national de l’ordre des médecins nous disent qu’il faut encore avancer.

Les freins aux signalements par les médecins sont de nature diverse, comme le souligne la HAS.

Il faut citer d’abord le manque de formation aux questions de maltraitance. Sur ce point, je vous invite à visionner le court-métrage réalisé pour la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains, la MIPROF, en ligne sur le site stop-violences-femmes.gouv.fr, et qui montre bien comment nos professionnels peuvent agir, tout en respectant les obligations liées au secret professionnel.

Ensuite, vient la méconnaissance des procédures légales.

En outre, les représentations idéalisées de la famille, naturellement bonne et protectrice, ou encore les relations interpersonnelles qui s’instaurent entre la patientèle et le médecin de famille sont autant d’autres freins aux signalements.

Enfin, la crainte d’un signalement abusif, qui est l’objet de notre discussion d’aujourd’hui, ou encore l’absence d’information en retour du signalement n’incitent pas le médecin à agir.

C’est pourquoi je fais mienne la préoccupation des parlementaires à l’origine de cette proposition de loi, qui souhaitent encourager les médecins à partager leurs inquiétudes quand ils craignent un danger pour un enfant rencontré dans leur exercice professionnel.

J’ajoute que, pour être efficaces, les réponses devront être plurielles. On doit sans doute rassurer les médecins en tenant compte de leurs préoccupations et modifier l’article 226-14 du code pénal pour préciser encore – si c’était nécessaire - que la transmission d’informations à la CRIP ou les signalements au procureur d’une situation de danger pour un enfant ne peuvent se traduire par une condamnation au titre de l’article 226-13 du code pénal.

Il faut également profiter de ces modifications pour rappeler les dispositions de la loi du 5 mars 2007 sur les conditions de l’échange d’informations à caractère secret.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous devrons même aller plus loin en encourageant dans les pratiques les liens entre les conseils départementaux de l'Ordre des médecins et les observatoires départementaux de la protection de l’enfance.

Il est aussi nécessaire de mieux faire connaître les procédures à suivre en cas de doute, pour favoriser la remontée des informations préoccupantes transmises par les médecins. De ce point de vue, les expériences des départements montrent que la présence d’un médecin au sein de la CRIP est réellement facilitatrice.

L’article 4 de la proposition de loi rédigée par les sénatrices Michèle Meunier et Muguette Dini, modifié par un amendement du Gouvernement, vise d’ailleurs à généraliser cette pratique, comme le recommande la Haute Autorité de santé dans son rapport. Cette proposition de loi, les spécialistes de la question la connaissent par cœur, puisqu’elle reviendra dès demain devant vous, et ce pour la troisième fois, pour la fin de son examen en première lecture au Sénat.

Je le disais au début de mon propos, nous devons saisir chaque occasion qui nous est offerte de parler de protection de l’enfance. Le Sénat – qu’il en soit remercié ! – nous donne cette semaine deux chances de sortir cette politique publique de l’ombre et il faut les saisir. Je m’en réjouis d’autant plus que les objectifs convergent, indépendamment des appartenances politiques, sur des sujets aussi fondamentaux que la protection de l’enfance.

Ces réflexions s’inscrivent dans la perspective de l’amélioration des missions de l’enfance et trouveront leur traduction, d’abord dans la loi. Mmes Meunier et Dini ont fourni un formidable travail d’évaluation de la loi de 2007 avant d’aboutir à la rédaction d’une proposition de loi commune. Les dispositions de la proposition de loi de Mme Colette Giudicelli auraient d’ailleurs trouvé toute leur place au sein de l’approche globale de ses collègues sénatrices, et je regrette un peu que nous n’ayons pas eu l’occasion de discuter de ce texte comme amendement à la proposition de loi Meunier-Dini qui est en cours d’examen. Mais deux assurances valent mieux qu’une, même en légistique ! (Sourires.)

Ces réflexions doivent aussi trouver leur traduction dans les pratiques. Nous le savons, un certain nombre de dispositions de la loi de 2007 ne sont pas appliquées sur le terrain, ou bien le sont de manière très différente selon les endroits. Le cloisonnement est encore trop présent entre les différentes professions qui interviennent dans le champ de la protection de l’enfance. J’en profite néanmoins pour souligner que chacune d’entre elles fournit un travail remarquable au quotidien pour servir une politique publique exigeante, car elle est très technique et en même temps pleine d’affect.

C’est dans cette perspective d’évolution des pratiques que j’ai mis en œuvre une grande concertation réunissant l’ensemble des acteurs de cette politique publique. À l’issue de ce processus, au mois de mai, j’en présenterai les conclusions, ainsi qu’un calendrier des travaux à conduire avec les acteurs de la protection de l’enfance, parmi lesquels j’identifie les professionnels de santé, que j’ai associés à cette réflexion collective. Nous élaborerons ensemble les outils et les références d’un travail en commun dont nous avons besoin et qui suscite auprès de chaque acteur des attentes fortes.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, contrairement à ce que j’imaginais spontanément, j’ai découvert que, encore, dans notre pays, parler de maltraitance des enfants pouvait être un sujet subversif.

Subversif, parce que, pour assurer la protection de l’enfant, il nous faut souvent pousser des portes bien verrouillées. Il s’agit de celles que passent les professionnels de l’aide sociale à l’enfance chaque matin, mais aussi des portes symboliques, qui sont celles de l’entrée de l’action publique au sein de la sphère privée.

Subversif, aussi, car le sujet fait ressortir un certain nombre de dogmes, de fausses alternatives, qui s’affrontent depuis de nombreuses années : celles qui opposent droits de l’enfant et droits de la famille ; celles qui opposent le maintien du lien parental au placement ; celles qui opposent le tout-judiciaire à la méfiance à l’égard de la justice, ou encore le secret professionnel au partage de l’information.

Subversif, enfin, car la lutte contre la maltraitance des enfants impose à chacun d’interroger ses propres pratiques. Si nous ne sommes pas, ou n’avons pas été des parents maltraitants, avons-nous pour autant toujours été des parents bientraitants ? Vous le savez, la bientraitance est, dans l’exercice des responsabilités de mon ministère, l’ambition ultime de la lutte contre la maltraitance. Alors, pour l’examen de textes relatifs à la protection de l’enfance, j’en appelle au Sénat, qui montrera, j’en suis sûre, qu’aujourd’hui comme demain il sait être la chambre de la sagesse et du consensus. (M. le rapporteur applaudit.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Bigot.

M. Jacques Bigot. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, madame Giudicelli, mes chers collègues, je pense que nul ne m’en voudra de ne pas utiliser les quatorze minutes qui me sont allouées pour exprimer un avis tellement évident en faveur d’un texte qui ne peut que recueillir le consensus.

Pour autant, je parle avec beaucoup d’humilité, car nous savons bien que, hélas, ce n’est pas cette modification de la loi qui va changer tous les comportements. Néanmoins, en votant ce texte, nous pouvons y contribuer.

Je serai un peu plus nuancée que Mme la secrétaire d’État sur le caractère dramatique de la situation. Il est vrai que les violences intrafamiliales et la maltraitance des enfants sont des sujets importants. En même temps, mesurons le chemin parcouru : c’est parce que, aujourd’hui, des dénonciations sont faites, c’est parce que, au sein des cellules familiales, on peut en parler que, du coup, effectivement, ce phénomène apparaît davantage sur la place publique.

Notons aussi que la médecine a fait des progrès : voilà dix ans, le syndrome des bébés secoués n’était même pas identifié. Il n’en est plus de même aujourd’hui et les médecins peuvent dénoncer des comportements de cette nature.

Par ce texte, madame Giudicelli, vous proposez d’améliorer la situation des médecins. Votre proposition de loi initiale visait, certes, à les protéger de toute action en cas de violation du secret professionnel, mais aussi à leur imposer une obligation de dénonciation au procureur de la République, comme d’autres pays l’ont fait, sur les recommandations du Conseil de l’Europe.

Je pense que la commission des lois a eu raison d’être prudente, mais il ne faut pas exclure de devoir envisager un jour cette obligation, car elle peut être une façon de protéger le médecin dans sa relation à la famille : il peut expliquer qu’il est obligé de signaler, sauf à s’exposer à des poursuites. Il pourrait déjà le faire aujourd’hui, car, d’un point de vue tant civil que pénal, un médecin qui suspecterait des faits de maltraitance sans les dénoncer pourrait être poursuivi du chef de non-assistance à personne en danger.

Pour sensibiliser les médecins, il faut peut-être leur dire qu’ils doivent avoir le courage, même s’ils sont médecins de famille, de dénoncer des faits qu’ils constatent.

L’autre problème réside dans la difficulté de la constatation. Les violences faites aux enfants, la maltraitance ne se remarquent pas forcément de manière évidente, surtout lorsqu’elles sont d’ordre psychologique. De toute façon, l’enfant en âge de parler qui est victime de maltraitance se sent mal-aimé, et il n’aura pas envie de se confier au médecin. La relation intrafamiliale est extrêmement complexe, et on retombera sur le même problème au moment de la décision de placement de l’enfant ou de son maintien dans la cellule familiale. Telles sont les difficultés que l’on peut connaître lorsque l’on traite de ces sujets.

Cette proposition de loi est donc équilibrée et je pense que M. le rapporteur a eu raison de l’amender pour que les professionnels de santé s’adressent aux cellules de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes, les CRIP, car l’information y est partagée, au lieu de saisir directement le procureur de la République. En effet, dans la pensée des professionnels concernés, cette saisine s’apparente trop à une dénonciation susceptible d’être communiquée à la police voire à un juge d’instruction. Or, au stade du signalement, il n’existe pas encore de certitude, il convient donc rester extrêmement prudent.

L’équilibre trouvé par la commission fait que je ne vois pas comment on pourrait envisager de ne pas soutenir cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et au banc des commissions.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi de notre collègue Colette Giudicelli visant à modifier l’article 11 de la loi n° 2004-1 du 2 janvier 2004 relative à l’accueil et à la protection de l’enfance.

Le sujet est grave et important, puisqu’il s’agit de dispositions relatives au signalement des actes de maltraitance envers les mineurs. En la matière, les chiffres sont sidérants. On dénombre, dans notre pays, 98 000 cas connus d’enfants en danger : 19 000 sont victimes de maltraitance et 79 000 se trouvent dans des situations à risque ; 44 % des enfants maltraités ont moins de six ans.

Derrière ces chiffres souvent rappelés, il y a la réalité crue de l’enfance en danger, de l’enfance maltraitée. Nous devons faire face à cette réalité : 98 000 enfants en danger, ce sont 98 000 enfants pour lesquels chacun doit prendre ses responsabilités.

Notre responsabilité de législateur consiste alors à évaluer et à améliorer, si nécessaire, les procédés de signalement des maltraitances envers les enfants, afin qu’ils soient les plus efficaces possible et que ces chiffres terrifiants baissent enfin. Or, comme l’a rappelé notre rapporteur, François Pillet, seuls 5 % des signalements d’enfants en danger proviennent du secteur médical : 4 % des signalements sont dus aux médecins hospitaliers et 1 % aux médecins libéraux. Il convient donc de comprendre pourquoi le dispositif de signalement est si peu utilisé par le corps médical et de le renforcer.

En 2003, le Parlement, notamment notre Haute Assemblée, considérait déjà que le droit existant entravait les signalements, par les médecins, d’actes de maltraitance subis par des mineurs. Certaines modifications avaient alors été apportées à l’article 226-14 du code pénal afin de renforcer la protection de l’enfant, mais également celle du médecin qui émet un signalement. Plus de dix ans après la promulgation de cette loi, force est de constater qu’il faut revoir ses dispositions.

Comme l’exposé des motifs le rappelle, « depuis 1997, environ deux cents médecins – qu’ils soient psychiatres d’enfants, médecins généralistes, pédiatres ou encore gynécologues – ont fait l’objet de poursuites pénales et/ou de sanctions disciplinaires sur l’initiative du ou des auteurs présumés des agressions », ce qui a créé « un climat de stress et un malaise profond au sein du monde médical ».

Les auteurs de la présente proposition de loi estiment, pour leur part, que la loi n° 2004-1 du 2 janvier 2004 relative à l’accueil et à la protection de l’enfance « n’a malheureusement pas été suffisante pour protéger les victimes mineures et encourager les médecins à signaler les violences » et souhaitent, en cas de signalement, « protéger l’ensemble des médecins des poursuites qui pourraient leur être intentées et, de ce fait, renforcer et encourager leur mission de protection des mineurs faisant l’objet de violences ».

Le groupe écologiste souscrit à ce constat et partage la volonté de modifier le droit, afin d’instaurer une véritable protection juridique pour le corps médical. C’est d’ailleurs la solution qui a été adoptée par de nombreux pays européens et qui est défendue par le Conseil de l’Europe.

Je veux saluer ici le travail de fond réalisé par notre rapporteur, qui a contribué à améliorer encore le dispositif de cette proposition de loi, en y incluant l’ensemble des membres des professions médicales, ainsi que les auxiliaires médicaux.

Finalement, en affirmant sans ambiguïté et de manière parfaitement explicite que le professionnel qui signale régulièrement une présomption de maltraitance ne peut voir sa responsabilité, quelle qu’elle soit, engagée, le texte issu des travaux de la commission des lois permet de libérer les personnes concernées du dilemme dans lesquelles elles se trouvent, entre le devoir moral de signaler, le respect du secret médical et la crainte des poursuites.

Nous en sommes convaincus, cette meilleure protection des professionnels ne peut que rendre plus efficace la lutte pour la défense de l’enfance en danger. C’est donc sans hésitation que le groupe écologiste votera cette proposition de loi. (M. le rapporteur applaudit.)