M. Philippe Bas, rapporteur. … qui fut, comme vous le savez, mes chers collègues, président du conseil général de la Manche. (Mêmes mouvements sur les mêmes travées.)

Or à quoi nous invite Alexis de Tocqueville ? À rechercher des solutions d’équilibre ! C’est précisément ce qui a inspiré la commission, laquelle a retenu une position en définitive assez radicale puisqu’elle a décidé de rejeter tous ces amendements !

Je voudrais m’en excuser auprès de leurs auteurs, à qui je dois des explications.

La voie d’équilibre consiste à permettre à nos services de renseignement d’assumer l’intégralité de leurs missions, tout en rendant possibles, en contrepartie, des contrôles suffisamment étendus pour garantir à nos concitoyens qu’il n’y aura pas d’excès de pouvoir dans la mise en œuvre des techniques de renseignement et que, s’il y en avait, le Conseil d’État, conformément au rôle que lui attribue la Constitution, monsieur le rapporteur pour avis, pourrait censurer ces abus.

C’est pourquoi, au chapitre de la reconnaissance de l’intégralité des missions qui sont actuellement celles de nos services de renseignement, comme, d’ailleurs, celles des services de renseignement des États se trouvant en compétition avec la France, nous souhaitons que soient maintenus les alinéas 10 et 11 de l’article 1er dans leur version issue des travaux de la commission.

Ces alinéas, je le rappelle, précisent simplement que les services de renseignement ont, parmi les finalités que la loi leur assigne, les intérêts essentiels de la politique étrangère et les intérêts économiques et scientifiques essentiels de la France. La commission ne souhaite pas que nos services de renseignement se voient interdire de contribuer à ces missions qui, il faut bien le reconnaître, sont tout à fait majeures.

Certains des amendements présentés, en visant à élargir encore la liberté d’action de ces services, vont en réalité à rebours de cette préoccupation.

Dans notre recherche de la bonne mesure, nous avons effectivement considéré que, si nous ne qualifions pas les intérêts de la politique étrangère ou les intérêts économiques et scientifiques, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement comme le Premier ministre ne disposeront pas de suffisamment de critères légaux pour permettre au contrôle de légalité de prendre toute son importance.

Par conséquent, j’assume totalement l’idée selon laquelle, en qualifiant d’« essentiels » - ou de « majeurs », comme d’autres le souhaitent - les intérêts que les services de renseignement peuvent défendre et promouvoir, nous assurons un meilleur contrôle des décisions et évitons que le pouvoir du Gouvernement en matière de renseignement soit, en quelque sorte, discrétionnaire.

Il nous reste à choisir entre « essentiels » et « majeurs »… Comme toujours quand il s’agit d’adjectifs, il y a matière à de très longs débats ! En retenant la notion d’« intérêts essentiels », nous avons eu le sentiment d’opter pour une approche plus restreinte que celle de l’Assemblée nationale, qui avait opté pour le terme « majeurs », alors que le Gouvernement, conformément à l’avis du Conseil d’État, proposait l’adjectif « essentiels ». Pour être certains que nous nous inscrivions bien dans cette ligne d’équilibre propre à assurer un contrôle de légalité effectif, nous avons rétabli le terme « essentiels ».

Très respectueusement – je dirai même à regret -, la commission n’a pas souhaité suivre les recommandations de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, qui propose d’élargir le pouvoir discrétionnaire du Premier ministre pour la délivrance des autorisations de recours aux techniques de renseignement.

Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur pour avis.

M. Jean-Pierre Raffarin, rapporteur pour avis. Je voudrais remercier le Sénat de m’avoir permis, à l’occasion de l’examen de ce texte, d’effectuer un stage de droit auprès du président Philippe Bas ! (Sourires.) J’ai beaucoup appris, notamment sur la portée juridique respective des adjectifs « majeur » et « essentiel ». (Nouveaux sourires.) Cette immersion au sein de la commission des lois m’a donc fait le plus grand bien, et j’en remercie les uns et les autres.

La doctrine précédente, si j’en crois ce que j’avais entendu, voulait que la loi ne soit pas bavarde. On peut considérer, à ce titre, que les adjectifs sont parfois superfétatoires…

Quoi qu’il en soit, c’est aussi à regret, cher Philippe Bas, que la commission des affaires étrangères maintient ses amendements nos 34 et 35.

Par ailleurs, nous émettons un avis défavorable sur les autres amendements, en particulier les amendements nos 41, 87, 43, 126 rectifié et 78 rectifié.

Je voudrais inviter ceux qui, à l’instar de M. Jean-Yves Leconte, souhaiteraient supprimer ces alinéas 10 et 11 à lire le rapport relatif à l’activité de la délégation parlementaire au renseignement pour l’année 2014, notamment sa page 53, au chapitre intitulé « Bercy et le renseignement économique et financier : une organisation à construire » de sa première partie : « Les profondes défaillances de la gestion du renseignement économique et financier à Bercy ». La délégation était présidée par Jean-Jacques Urvoas et le rapport a été adopté à l’unanimité.

Nous avons, dans ce pays, un effort considérable à faire pour le renseignement en matière économique et financière, ainsi que dans le domaine scientifique, et cela doit être souligné ! C’est pourquoi je suis opposé à la suppression de ces deux alinéas.

Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Monsieur Bas, je vous précise que, si Tocqueville a certes été président du conseil général de la Manche, il était auparavant député de Cherbourg. (Rires.) C’est une vieille habitude, à Saint-Lô, que de préempter de façon unilatérale ce qu’il y a de bon à Cherbourg... Comme disait le Premier ministre Couve de Murville, « Ce n’est pas convenable » ! (Mêmes mouvements.)

M. Jean-Claude Lenoir. C’est un combat de boxe entre Manchots ! (Mêmes mouvements.)

M. Bernard Cazeneuve, ministre. L’article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction adoptée en commission des lois, vise à couvrir l’ensemble des intérêts fondamentaux qu’il convient de défendre et de promouvoir. Dans l’esprit du Gouvernement, il est impératif que les services de renseignement puissent disposer d’un cadre juridique proportionné, leur permettant d’agir efficacement.

Le Gouvernement ne peut qu’être défavorable à la suppression de la finalité consistant en la défense et en la promotion des intérêts essentiels de la politique étrangère de la France. L’importance et l’indépendance de notre diplomatie dépendent en effet de la capacité de nos services à remplir ces missions, et donc des moyens dont ils disposent pour ce faire.

J’ajoute que cette finalité est définie de manière restrictive par rapport à la dimension internationale des intérêts fondamentaux de la Nation. Les législations de nos partenaires prévoient également une finalité liée à la politique étrangère.

De la même façon, dans les champs économique et scientifique, nous avons clairement besoin de faire ce que tous nos compétiteurs font pour promouvoir leurs intérêts ; j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur ce sujet. (Une sonnerie de téléphone retentit dans l’hémicycle.) Voilà Tocqueville qui téléphone pour se plaindre ! (Rires.)

On notera que la formulation est d’ailleurs beaucoup moins large que celle à laquelle recourent certains de nos partenaires. Les Britanniques évoquent ainsi le « bien-être économique » de leur pays comme motif justifiant l’action de leurs services de renseignement, formule qui est d’ailleurs issue de la Convention européenne des droits de l’homme.

Le Gouvernement est également défavorable à la suppression de l’adjectif « essentiels », s’agissant des intérêts de la politique étrangère et de la prévention de toute forme d’ingérence étrangère. Cela élargirait les finalités autorisant la mise en œuvre des techniques de renseignement dans une mesure qui nous paraît tout à fait excessive. N’importe quel intérêt de politique étrangère ne peut pas justifier l’usage d’une technique intrusive.

Le Gouvernement considère, en revanche, que l’enjeu du choix entre les adjectifs « majeurs » et « essentiels », s’agissant de la politique étrangère ou des intérêts économiques de notre pays, ne doit pas être surestimé. À nos yeux, ces deux adjectifs renvoient en réalité au même champ d’intérêt concerné. On relèvera d’ailleurs que les intérêts sont qualifiés au début de l’article de « fondamentaux ». Néanmoins, l’Assemblée nationale ayant adopté le qualificatif de « majeurs », sans que le Gouvernement le conteste, celui-ci s’en remet sur ce point à la sagesse du Sénat.

Le Gouvernement est, en outre, défavorable à la formulation faisant l’objet de l’amendement n° 44, s’agissant de la défense et de la promotion des intérêts économiques et scientifiques essentiels de la France, car elle est nettement plus restrictive que celle du projet de loi. Notre ambition est non pas seulement de faire du contre-espionnage, mais bien de donner à nos services les outils légaux leur permettant de faire ce que font déjà nos compétiteurs, pour défendre et promouvoir nos intérêts économiques et scientifiques fondamentaux.

La rédaction proposée recouvre une réalité opérationnelle plus restreinte, et son adoption aurait pour conséquence de réduire sensiblement la capacité d’action des services de renseignement.

Le Gouvernement est donc défavorable aux amendements nos 41, 87, 43, 34, 78 rectifié, 44 et 35. Il s’en remet à la sagesse du Sénat sur l’amendement n° 126 rectifié.

Mme la présidente. Monsieur Leconte, l’amendement n° 41 est-il maintenu ?

M. Jean-Yves Leconte. Non, je vais le retirer, madame la présidente. Je ne veux pas, en effet, donner l’impression que je considère ces deux aspects comme ne méritant pas de figurer parmi les missions des services de renseignement.

Je regrette toutefois de ne pas avoir obtenu de réponse complète quant aux risques induits par des définitions extensives de notions qui ne sont pas totalement objectives, définitions qui pourraient entraver la recherche de la vérité dans telle affaire ou situation. Elles pourraient aussi créer des contradictions, dans le débat démocratique, entre certains aspects de la politique étrangère de la France ou dans la définition des intérêts économiques de celle-ci.

Je retire donc cet amendement, mais sans me faire d’illusions.

Mme la présidente. L’amendement n° 41 est retiré.

Je mets aux voix l’amendement n° 87.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 43.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 34.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 126 rectifié.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 78 rectifié.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 44.

(L'amendement n'est pas adopté.)

Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 35.

(L'amendement est adopté.) – (MM. Robert del Picchia et Yves Pozzo di Borgo applaudissent.)

M. Roger Karoutchi. Un partout ! (Sourires.)

Mme la présidente. Je suis saisie de deux amendements identiques.

L’amendement n° 69 rectifié est présenté par MM. Mézard, Arnell, Bertrand, Castelli, Collin, Collombat, Esnol, Fortassin et Hue, Mmes Laborde et Malherbe et M. Requier.

L’amendement n° 88 est présenté par Mme Benbassa et les membres du groupe écologiste.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

Alinéa 14

Supprimer cet alinéa.

La parole est à M. Jacques Mézard, pour présenter l’amendement n° 69 rectifié.

M. Jacques Mézard. J’ai déjà évoqué ce sujet.

À l’article 1er, qui dispose que « les services spécialisés de renseignement peuvent recourir aux techniques mentionnées au titre V du présent livre pour le recueil des renseignements relatifs à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation », l’alinéa 14 fait figurer au nombre de ces intérêts fondamentaux « la prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions ».

Je me demande ce que vient faire cet alinéa dans ce texte !

Il est possible que certains de nos concitoyens contestent la forme républicaine de nos institutions sans que cela justifie pour autant de mettre en place à leur encontre des techniques de surveillance intrusives.

On peut penser que la forme républicaine des institutions n’est pas celle qui convient. Ce n’est pas mon avis, mais on a le droit de le penser et de le dire, à condition de respecter, dans son comportement, les principes de la République.

Il n’est donc pas opportun, selon moi, d’élargir ainsi la portée de cet article.

Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour présenter l’amendement n° 88.

Mme Esther Benbassa. Comme cela vient d’être dit par notre collègue du RDSE, l’alinéa 14 autorise la mise en œuvre des techniques de renseignement afin de prévenir d’éventuelles atteintes à la forme républicaine des institutions.

Nous considérons que ce motif se rapproche trop de la prévention des violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale et que sa mise en œuvre aboutirait à la surveillance de mouvements politiques, même non violents et non dissous, dès lors que ces mouvements seraient opposés à la forme républicaine de nos institutions.

Nous proposons donc la suppression de cet alinéa.

Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Bas, rapporteur. La commission est défavorable à ces amendements identiques.

Autant il est loisible à chacun – et je sais que ce n’est pas le cas de Mme Benbassa et de M. Mézard – de contester la forme républicaine des institutions, autant il doit être interdit d’y porter atteinte.

Le seul cas de figure dans lequel les services de renseignement pourraient éventuellement être autorisés, à condition que cette mesure soit proportionnée, à mettre en œuvre les techniques susmentionnées, n’est pas celui où des personnes contesteraient, dans un cénacle monarchiste par exemple, la forme républicaine des institutions. Cet alinéa vise en réalité la préparation d’un coup de force, comme lorsque, le 5 février 1934, des individus ont décidé qu’ils franchiraient le lendemain le pont de la Concorde, derrière le colonel de La Rocque, afin de prendre d’assaut l’Assemblée nationale. (Exclamations.) Voilà ce qu’est une atteinte à la forme républicaine des institutions ! C’est d’ailleurs ce à quoi le colonel de La Rocque s’est refusé.

Si nous nous trouvions confrontés à ce type de situations, alors, les techniques de renseignement pourraient être utilisées pour savoir si un coup de force se prépare, ou non, contre la République.

Notre histoire fourmille de situations extrêmement dangereuses pour la République. Quand il y a un risque d’atteinte à la forme républicaine des institutions, il est bien normal qu’un grand service républicain de renseignement informe les pouvoirs publics, afin que ceux-ci puissent prévenir cette atteinte !

En revanche, si vous souhaitez, les uns ou les autres, remettre en cause, par le débat d’idées, la forme républicaine des institutions, vous avez le droit de le faire, et vous continuerez à bénéficier de ce droit. Les services de renseignement ne pourront pas, pour autant, vous espionner !

Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Ce point a suscité beaucoup de passion à l’Assemblée nationale.

Pour répondre à Mme Benbassa et M. Mézard, j’invoquerai des fondements juridiques très précis.

Cette notion d’« atteintes à la forme républicaine des institutions » n’arrive pas dans le débat sans aucune antériorité juridique. Elle figure à l’article 410-1 du code pénal, qui définit précisément les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation, à savoir l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire, sa sécurité et la forme républicaine de ses institutions.

Il ne s’agit donc, en aucun cas, d’un concept imprécis, qui ne serait inscrit dans aucune norme de droit, qui arriverait dans le débat de façon subreptice, qui n’aurait fait l’objet d’aucune interprétation des juges et qui aurait été imaginée par le Gouvernement à la faveur de ce texte sur le renseignement, dans des termes si flous qu’ils emporteraient une dangerosité justifiant la préoccupation des auteurs de ces amendements.

Non seulement cette notion existe dans le code pénal, mais elle est interprétée et appliquée sans aucune difficulté depuis des années par la CNCIS, laquelle indique dans son dernier rapport : « Dès l’entrée en vigueur du nouveau code pénal en 1994, la CNCIS a estimé que la notion de sécurité nationale devait être définie par rapport à ces dispositions pénales (article 410-1 du code pénal) portant sur les intérêts fondamentaux de la nation en intégrant les notions d’intégrité du territoire, de forme républicaine des institutions ou des moyens de la défense. »

Le texte dont nous débattons n’apporte rien de plus par rapport à l’état du droit existant. J’ai donc été extrêmement surpris de lire toute une série de prises de position, d’articles, d’assister parfois à certains emportements, à propos de cette notion, comme si celle-ci arrivait de nulle part et n’était justifiée que par notre volonté de mettre en place des concepts destinés à organiser on ne sait quelle forme de surveillance, notamment à caractère politique.

Je le redis, cette notion est dans notre droit depuis des années et fait l’objet d’une interprétation de la part de la CNCIS depuis des années. Elle est en outre interprétée de façon parfaitement limpide, sans la moindre ambiguïté, par ceux qui sont en charge du contrôle.

Sur ces sujets, je suis attaché à la plus grande rigueur juridique.

Les questions que soulèvent les auteurs de ces amendements identiques sont tout à fait légitimes et ont toute leur place dans ce débat. Elles méritent donc une réponse précise. C’est la raison pour laquelle j’ai mentionné les articles du code pénal qui fondent le rôle de la CNCIS, à savoir le contrôle de l’activité des services de renseignement, et qui fonderont celui de la future CNCTR.

Mme la présidente. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour explication de vote.

M. Roger Karoutchi. J’ai écouté attentivement Jacques Mézard, mais j’avoue ne pas avoir saisi le lien qu’il établit entre la critique, voire la contestation du régime républicain et le fait d’y porter atteinte.

On peut être qui monarchiste, qui bonapartiste, peu importe – c’est intellectuellement possible –, on peut même se présenter aux élections en défendant l’idée que la République n’est pas le meilleur système : il s’agit d’une critique, en aucun cas d’une atteinte à la forme républicaine de nos institutions.

M. Philippe Bas, rapporteur. Exactement !

M. Roger Karoutchi. En revanche, mettre une bombe au Parlement comme cela se faisait du temps des anarchistes, organiser une manifestation visant à marcher sur le Palais-Bourbon ou sur l’Élysée sont des actes concrets remettant en cause la forme républicaine du régime.

Cette distinction est fondamentale !

Le débat public est libre et doit impérativement le rester, y compris dans la contestation et la critique de la République. L’acte concret qui se traduit par des violences et fait basculer dans l’illégalité leurs auteurs est d’une autre nature.

Monsieur le rapporteur, j’ignore si Tocqueville, qui a été président du conseil général de la Manche, aurait été président du conseil départemental de ce département... (Sourires.) En revanche, il a été démontré que, le 6 février 1934, le colonel de La Roque ne souhaitait pas marcher sur la Chambre des députés.

M. Philippe Bas, rapporteur. C’est exact. Je n’ai pas dit le contraire !

M. Roger Karoutchi. Ce sont les Jeunesses patriotes, créées par Taittinger, qui ont lancé ce mot d’ordre.

M. Philippe Bas, rapporteur. Le colonel de La Roque n’a pas franchi le pont de la Concorde !

M. Roger Karoutchi. Absolument ! C’est même lui qui a empêché que l’on marche sur la Chambre des députés, même si, par la suite, les Croix-de-feu ont connu le destin que l’on sait.

Mme Esther Benbassa. Très bien ! Enfin un historien !

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte, pour explication de vote.

M. Jean-Yves Leconte. Tous les exemples qui ont été évoqués entrent dans le champ de l’alinéa 9 ou dans celui de l’alinéa 16 sur les « violences collectives de nature à porter gravement atteint à la paix publique », dont nous discuterons dans un instant. En revanche, il me semble qu’aucun cas de figure n’entre dans le champ de l’alinéa 14.

Cet alinéa a un effet destructeur. En effet, quel que soit le respect – il doit être grand – que nous portons aux services de renseignement, je pense que les meilleures sentinelles de la République sont les citoyens. Cet alinéa est donc inutile dès lors que toutes les formes de violence que nous pouvons imaginer sont visées par les autres alinéas du texte. Il convient donc de le supprimer.

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Mézard, pour explication de vote.

M. Jacques Mézard. Monsieur le ministre, je ne fais aucun procès d’intention à l’actuel exécutif. Aujourd’hui, l’exécutif, c’est vous. Mais demain ?...

Prenons un exemple. Pour ma part, je n’ai aucune considération pour ceux qu’on appelle les « zadistes », c’est-à-dire des gens qui ne respectent pas les décisions de justice de la République et qui les remettent en cause par la violence. Cela étant, allez-vous considérer qu’ils portent atteinte à la forme républicaine des institutions ? Vous, ce gouvernement, certainement pas…

M. Jean-Jacques Hyest. Ce n’est pas le sujet !

Mmes Éliane Assassi et Cécile Cukierman. Bien sûr que si !

M. Jacques Mézard. Au contraire, c’est « le » sujet, car c’est affaire d’interprétation, et l’exécutif peut faire ce qu’il veut !

On m’invite à me référer à l’article 410-10 du code pénal. Pourquoi, dans ces conditions, ne pas citer explicitement cet article dans le projet de loi ? En ne le faisant pas, on autorise une utilisation extensive de toutes les techniques de renseignement comme on ne l’avait vu jusqu’à présent. Mais alors, il faut l’assumer !

Dans la mesure où, sur ce point, l'article 1er de ce projet de loi est en corrélation avec le code pénal, je serais très heureux de connaître l’avis de Mme le garde des sceaux...

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur, pour explication de vote.

M. Jean-Pierre Sueur. Pour ma part, je défends les avis défavorables du Gouvernement et de la commission sur ces amendements identiques.

La forme républicaine des institutions est à mes yeux une notion très importante. Par ailleurs, je suis très attaché à la cohérence de ce projet de loi. Or, sur l’initiative de Jean-Pierre Raffarin, rapporteur pour avis, le Sénat a, à la majorité, pris une position que, personnellement, je désapprouve : l’adjectif « essentiels » a été supprimé à l’alinéa 11.

Si cette rédaction devenait définitive à l’issue des débats parlementaires, les services de renseignement seraient fondés à intervenir sur le moindre intérêt économique et scientifique de la France. En revanche, si les amendements actuellement en discussion étaient adoptés, ils ne le pourraient pas pour ce qui a trait au caractère républicain de nos institutions. Il y aurait là une disproportion manifeste ! C'est la raison pour laquelle je tiens au maintien de l’alinéa 14.

Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Jacques Hyest, pour explication de vote.

M. Jean-Jacques Hyest. À propos de l’exemple cité par Jacques Mézard, on peut aussi invoquer les « violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique », qui sont visées à l’alinéa 16.

Dans la loi de 1991, on n’avait pas dressé pas la liste des cas de figure incriminés, et cela n’a jamais posé problème.

Il est inutile de renvoyer au code pénal dans le texte que nous examinons ! En matière de criminalité et de délinquance organisée, nombre de délits et de crimes peuvent être commis. Si, pour chacun d’entre eux, il fallait citer tous les articles du code pénal concernés, on n’en sortirait plus !

Qui plus est, il existe des jurisprudences bien établies et je doute que la CNCTR y déroge, d’autant que le Conseil d’État exercera un contrôle juridictionnel. Par conséquent, les éventuels dérapages seraient immédiatement repérés et l’on s’en tiendrait à la jurisprudence actuelle en ce qui concerne les interceptions de sécurité.

Pour ma part, je considère donc qu’il n’y a pas de risque. En revanche, il me semble indispensable de préciser que sont également visées les atteintes à la forme républicaine des institutions.

Mme la présidente. Je mets aux voix les amendements identiques nos 69 rectifié et 88.

(Les amendements ne sont pas adoptés.)

Mme la présidente. Je suis saisie de quatre amendements faisant l'objet d'une discussion commune.

Les deux premiers sont identiques.

L'amendement n° 45 est présenté par Mmes Cukierman, Demessine et Assassi, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen.

L'amendement n° 119 rectifié est présenté par MM. Mézard, Arnell, Bertrand, Castelli, Collin, Collombat, Esnol, Fortassin et Hue, Mmes Laborde et Malherbe et M. Requier.

Ces deux amendements sont ainsi libellés :

Alinéa 16

Supprimer cet alinéa.

La parole est à M. Christian Favier, pour présenter l’amendement n° 45.

M. Christian Favier. Comme nos deux amendements précédents, cet amendement de suppression est, pour nous, le moyen de dénoncer le caractère beaucoup trop large des motifs permettant le recours aux techniques de renseignement.

La seule substitution de l’expression « paix publique » à celle de « sécurité nationale » ne suffit pas. Il faut d’abord rappeler que la notion de « sécurité nationale » a été exclue par la commission des lois de l'Assemblée nationale en raison de son caractère trop imprécis et trop large. Surtout, la logique préventive autoriserait le placement sous surveillance de tout membre potentiel d’un groupement ou d’un collectif organisant un rassemblement – ou y prenant simplement part – susceptible de dégénérer en violences, ce qui, de fait, vise toute manifestation ou regroupement.

La suppression de cet alinéa ne priverait en rien les services de renseignement de la possibilité d’être, par exemple, physiquement présents lors des manifestations. En revanche, elle les priverait du pouvoir d’utiliser des techniques d’intrusion : écoutes, sonorisations, IMSI catcher.

Ce prétendu « intérêt public » justifiant le recours à des techniques policières intrusives est sans doute l’extension la plus inacceptable des pouvoirs des services de renseignement, comme l’exprime très clairement le Syndicat de la magistrature, en lien avec l’Observatoire des libertés et du numérique.

Ce texte autorise ainsi à capter, lors d’une manifestation publique, par le dispositif de l’IMSI catching, l’ensemble des données de connexion téléphonique ou à écouter les réunions préparatoires à des mobilisations politiques par le biais d’une sonorisation.

Nous dénonçons avec force toute forme de renseignement à caractère politique et exigeons que le critère de « violences collectives de nature à porter atteinte à la paix publique », extensif et imprécis, et dont l’objectif politique est à peine voilé, soit retiré du projet de loi.

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Mézard, pour présenter l'amendement n° 119 rectifié.

M. Jacques Mézard. Il est défendu, madame la présidente.

Mme la présidente. L'amendement n° 127 rectifié, présenté par MM. Sueur, Delebarre, Boutant, Reiner et Gorce, Mmes S. Robert et Jourda, MM. Bigot, Raynal, Duran, Desplan et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :

Alinéa 16

Remplacer les mots :

gravement atteinte à la paix publique

par les mots :

atteinte à la sécurité nationale

La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Sur ce sujet qui n’a rien d’anecdotique, la crainte d’une possible mise en cause de manifestations parfaitement légitimes s’est exprimée avec force.

Pour notre part, il nous semble important de revenir à la rédaction de l’Assemblée nationale, qui renvoie à la notion de « sécurité nationale » plutôt qu’à celle de « paix publique », et de supprimer l’adverbe « gravement », très imprécis et sans portée.

La formulation retenue par l’Assemblée nationale s’inspire de l’article L. 241-2 du code de la sécurité intérieure en vigueur : « Peuvent être autorisées, à titre exceptionnel, dans les conditions prévues par l’article L. 242-1, les interceptions de correspondances émises par la voie des communications électroniques ayant pour objet de rechercher des renseignements intéressant la sécurité nationale, la sauvegarde des éléments essentiels du potentiel scientifique et économique de la France, ou la prévention du terrorisme, de la criminalité et de la délinquance organisées et de la reconstitution ou du maintien de groupements dissous en application de l’article L. 212-1. »

La notion de « sécurité nationale », adoptée par l'Assemblée nationale, inclut, selon nous, celle de « paix publique », qu’a préférée la commission des lois du Sénat.

Il nous apparaît que le débat a été clarifié à l’Assemblée nationale. Le Gouvernement a rappelé avec force que « les organisations syndicales et les mouvements sociaux qui revendiquent et manifestent ne sont bien entendu pas concernés par cette disposition ».

Si un gouvernement venait un jour à se fonder sur cette motivation afin de procéder à la surveillance de représentants de mouvements sociaux, la commission de contrôle serait assurément amenée à ne pas donner un avis positif. Elle serait même tout à fait fondée à saisir le contrôle juridictionnel pour non-conformité des décisions prises par l’administration à l’esprit et au texte de la loi.

Pour conclure, je dirai que la notion de « paix publique » est, à nos yeux, plus faible que celle de « sécurité nationale ». La « paix publique » peut renvoyer, dans l’esprit de nos concitoyens, à un certain nombre de manifestations. Il serait beaucoup plus clair de préciser qu’il s’agit de manifestations ayant pour objet la mise en cause de la sécurité nationale, une telle mise en cause justifiant pleinement, en tout cas davantage, le recours à l’action des services de renseignement.