M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.

M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à ceux qui s’interrogent sur le rôle du Sénat – il en est toujours ! –, je conseillerai de comparer le projet de loi tel qu’il nous est arrivé au texte voté par le Sénat. Je leur conseillerai de surcroît la lecture du texte issu des travaux de la commission mixte paritaire. Ils pourront alors constater que le Sénat a pesé lourdement dans l’écriture du texte de loi et que la commission mixte paritaire a repris un très grand nombre de nos apports. Pour ma part, je souscris aux conclusions de la commission mixte paritaire, à une exception notable – déjà soulignée – et sur laquelle je reviendrai.

Les débats du Sénat ont permis d’obtenir que le ministère de la justice soit exclu de la liste des organismes de renseignement ayant la faculté de mettre en œuvre des techniques intrusives. C’est un point positif, car cela était contraire aux missions de la Chancellerie. Si le renseignement pénitentiaire est nécessaire, il ne faut pas mélanger les fonctions : il ne revient pas à un surveillant pénitentiaire d’être par ailleurs un agent de renseignement. Il faut cependant que les services de renseignement puissent œuvrer en milieu carcéral et avoir des liens avec les services pénitentiaires. Je veux d’ailleurs dire à notre rapporteur au fond, M. Philippe Bas, que nous avions trouvé ici au Sénat une rédaction permettant de clarifier ces relations. Nous aurons l’occasion d’y revenir en d’autres circonstances. L’essentiel était de préserver une lecture très claire du projet de loi à cet égard.

Je voudrais souligner d’autres points importants.

D’abord, grâce à un amendement du groupe socialiste du Sénat – on me permettra de le dire –, la vie privée, dans toutes ses composantes, se trouve clairement définie dans le texte : secret des correspondances, protection des données personnelles, inviolabilité du domicile.

Ensuite, au risque de faire quelque peine à M. Jean-Pierre Raffarin, je pense qu’il est préférable de parler « d’intérêts majeurs », s’agissant de la politique étrangère et des intérêts industriels. Il me paraissait en particulier impossible de parler d’intérêts économiques en général, auxquels vous êtes, à juste titre, très attaché, cher Jean-Pierre Raffarin, sans aucune précision. C’est une très bonne chose que l’adjectif « majeurs » ait été rétabli au terme de la commission mixte paritaire.

Pour ce qui est des délais de conservation des données, la commission mixte paritaire est parvenue à un compromis. Si un compromis reste un compromis, le Sénat aura pesé dans cette décision puisque les dates seront appréciées par rapport au recueil des informations et non par rapport à leur exploitation. De plus, pour ce qui est des données cryptées, avant l’arrivée du texte au Sénat, la rédaction ne prévoyait aucun délai, ce qui faisait peser un grand risque d’inconstitutionnalité sur le projet de loi. Il est heureux que, au terme de la commission mixte paritaire, un délai ait été instauré.

Concernant la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, le Sénat a fait en sorte que ses pouvoirs soient clairement étendus. Ainsi, comme l’a dit M. Philippe Bas, trois membres sur neuf de la commission de contrôle pourront saisir à tout moment le Conseil d’État. C’est important ! De plus, nous avons obtenu que M. le ministre de la défense précise au Sénat – vous avez d’ailleurs conforté cette réponse, monsieur le ministre de l’intérieur – que le pôle national de cryptanalyse et de décryptement pourra donner lieu à un contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. Cette déclaration engage le Gouvernement. Là encore, c’est une bonne chose !

Toujours s’agissant du contrôle, mon groupe a contribué – c’est la deuxième fois que je me permets de le souligner –…

M. Jacques Mézard. On n’est jamais mieux servi que par soi-même !

M. Jean-Pierre Sueur. En effet ! (Sourires.)

… à inscrire dans le texte le fait que l’accès de la CNCTR à l’ensemble des données d’interception sera « permanent, complet, direct ». La loi reconnaît donc aux membres de la commission nationale de contrôle un droit d’accès à ces données de manière permanente – c’est-à-dire à toute heure du jour et de la nuit et 365 jours par an –, exhaustive et sans intermédiaire. C’est également important !

S’agissant des IMSI catchers et des algorithmes, il a bien été précisé les limites dans lesquelles le recours à ces techniques était possible, notamment le fait que la seule finalité devait être de lutter contre le terrorisme. J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’il est nécessaire de surveiller un certain nombre de sites. Si on dit que ce n’est pas nécessaire, alors disons clairement qu’on ne veut pas lutter contre le terrorisme ! Si on veut lutter contre le terrorisme, on ne peut pas ne pas contrôler ceux qui se connectent à ces sites faisant l’apologie du terrorisme, montrant des horreurs, lançant des appels au meurtre. Bien entendu, certaines personnes se seront connectées par hasard, mais il ne s’agit aucunement de les mettre en cause. Si l’on veut lutter contre le terrorisme, il est nécessaire de procéder à des investigations, sous le contrôle de la CNCTR et en respectant toutes les garanties inscrites dans le projet de loi.

Pour ce qui est du fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes, je me réjouis que l’on ait repris la proposition émanant de l’Assemblée nationale selon laquelle l’inscription sur ce fichier doit être l’effet d’une décision positive d’une autorité judiciaire.

J’en viens à la protection des magistrats, des avocats, des journalistes et des parlementaires. À ce sujet, la commission mixte paritaire a permis une avancée supplémentaire puisque ces personnes ne pourront faire l’objet d’une surveillance à raison de leur profession ou de leur mandat. Le Sénat a beaucoup œuvré en ce sens. Maintenant, c’est acté dans la loi.

Je veux insister fortement sur le fait que toutes les mesures du texte, sans aucune exception, procèdent du ciblage, de l’intentionnalité clairement manifestée et jamais – je dis bien jamais ! – du contrôle de masse, c’est-à-dire du fait de capter des milliards et des milliards d’informations au détriment des droits des personnes. Nous sommes contre la captation massive d’informations ! Nous voulons que toute technique soit mise en œuvre dans un but affiché, déterminé, et contrôlée, de telle manière qu’il n’y ait aucun détournement de la procédure. Cela figure noir sur blanc dans le texte.

J’en reviens à l’amendement adopté à une voix de majorité par la commission mixte paritaire. Relatif à la situation des personnes étrangères présentes pour un court séjour, cet amendement, contre lequel j’ai voté – je ne suis pas le seul, puisqu’un grand nombre de sénateurs ont voté contre –, présente, comme cela a été dit, des risques constitutionnels. Il est même clairement inconstitutionnel, vous l’avez dit, monsieur le ministre. Outre que cet amendement est contraire au principe d’égalité, il pose problème tant sur le fond que pour sa procédure d’adoption puisqu’il n’est pas souhaitable que des amendements soient adoptés en commission mixte paritaire alors qu’ils n’ont donné lieu à aucun débat ni à l’Assemblée nationale ni au Sénat. Pour ces raisons, le groupe socialiste votera sans réserve l’amendement n° 8 du Gouvernement, qui a pour effet de supprimer ces alinéas.

Mes chers collègues, pour la première fois, il existera dans ce pays une loi encadrant l’action des services de renseignement. Or c’est au moment où le Parlement vote une loi visant à encadrer l’action des services de renseignement que l’on vient nous dire que nous portons atteinte aux libertés. C’est quelque peu paradoxal !

Je me permets d’inciter certains auteurs de telle ou telle tribune à lire le projet de loi. S’il est tout à fait vrai que ce texte posait des problèmes, auxquels nous avons répondu, et qu’il s’agit d’un sujet sensible, il n’en demeure pas moins que certaines déclarations ou certains écrits témoignent d’une absence de connaissance des dispositions du texte. Quand on le lit dans le détail, on s’aperçoit – sans autosatisfaction d’aucune sorte, puisqu’on reparlera du sujet dans cinq ans et sans doute bien avant – que nous nous sommes efforcés en toute bonne foi d’atteindre le meilleur équilibre possible entre la sécurité – il faut lutter contre l’horreur du terrorisme – et la protection des libertés. La perfection n’étant pas de ce monde, sans doute y a-t-il des améliorations à apporter… Reste que, je le répète, la plus grande victoire des terroristes serait de nous faire renoncer à nos libertés. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.

Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, soixante-sept sénateurs, dont les dix membres du groupe écologiste, se sont opposés à ce texte. Comment peut-on encore adopter des lois rappelant celles de George Bush, qui plus est après les scandales que nous avons connus et les révélations d’Edward Snowden ? Qu’avons-nous fait pour mériter ce traitement antidémocratique, que nous laisserons en héritage aux exécutifs à venir, qui pourraient se révéler moins scrupuleux que celui d’aujourd’hui ? Pourquoi cette surdité face aux arguments fondés de ceux qui s’opposent à ce projet de loi, cette cécité face aux dangers qu’il présente ?

Avez-vous cédé au lobby des services de renseignement, qui n’ont pas jusqu’ici démontré leur grande dextérité à déjouer les attentats dont notre pays a été la cible ?

M. Robert del Picchia. S’il n’y avait pas de services de renseignement, ce serait pis !

Mme Esther Benbassa. Est-ce avec les métadonnées qu’ils y parviendront, quand on sait qu’ils n’ont pas pu suivre des délinquants en processus de radicalisation religieuse malgré les informations transmises par des responsables des lieux de détention où ils s’étaient trouvés incarcérés ?

Certes, il fallait un texte pour mettre fin aux dérives, aux pratiques non encadrées, voire illégales, des services de renseignement, mais pas un texte comme celui dont nous débattons à nouveau, qui met en péril – légalement, cette fois – nos libertés.

Personne ici ne peut être taxé de laxisme ou d’inconséquence face au terrorisme.

M. Philippe Bas, rapporteur. Si !

Mme Esther Benbassa. Il faut, j’en suis certaine, opposer au terrorisme une résistance efficace et consciente sans jamais brader nos libertés, première cible, justement, des obscurantistes qui nous visent.

Mes chers collègues, je voudrais partager avec vous les propos d’Edward Snowden, lanceur d’alerte s’il en est, qui résonnent aujourd’hui d’une manière bien singulière : « Le fait de dire qu’on se fiche de la vie privée parce qu’on n’a rien à cacher revient à dire qu’on se fiche de la liberté d’expression parce qu’on n’a rien à dire. »

Pour que le projet de loi soit acceptable, il aurait fallu que son champ d’application soit davantage limité et que les motifs d’intérêt public justifiant la mise en œuvre des activités de renseignement soient définis de manière précise et restrictive. À la lecture du texte de la commission mixte paritaire, qui reprend dans son ensemble la rédaction élaborée par la Haute Assemblée, force est de constater qu’on en est loin.

On ne peut pas, au nom de la sécurité, et même s’il s’agit de lutter contre le terrorisme, placer entre les mains de l’administration les pouvoirs normalement dévolus aux juges. Pour prévenir d’éventuelles conséquences fâcheuses, les pouvoirs de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement auraient dû être renforcés. Nous avions d’ailleurs préconisé qu’elle puisse, lorsqu’on lui demande l’autorisation de mettre en œuvre une mesure, vérifier, sans délai et sans restriction, que celle-ci est parfaitement légale, proportionnée et subsidiaire.

Non seulement ce n’est pas le cas dans le texte qui nous est soumis aujourd’hui, mais une disposition a été ajoutée, sur l’initiative du rapporteur de l’Assemblée nationale, comme l’ont rappelé certains orateurs, afin d’autoriser le Premier ministre à recourir aux techniques de renseignement sans avis préalable de la CNCTR lorsque la mise en œuvre de ces techniques ne concerne ni un Français ni un résident habituel en France. Le Conseil constitutionnel aurait probablement eu à examiner cette disposition contraire au principe d’égalité devant la loi. Nous nous réjouissons de la volonté du Gouvernement de la supprimer.

Mme Esther Benbassa. En revanche, la volonté du Gouvernement de supprimer une autre disposition nous paraît très inquiétante. L’adoption de l’amendement n° 7 reviendrait tout simplement à vider de sa substance le mécanisme de protection des lanceurs d’alerte, déjà précaire, prévu par le texte. Celui-ci deviendrait encore un peu plus attentatoire aux libertés individuelles.

En fin de compte, le projet de loi n’est de nature ni à assurer la sécurité de nos concitoyens ni à garantir leurs libertés individuelles : respect de la vie privée, inviolabilité du domicile ou des correspondances, liberté de conscience, d’opinion, de manifestation, d’expression, etc. C’est donc en conscience que nous voterons une fois de plus contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.

Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Parlement s’apprête à adopter définitivement le projet de loi relatif au renseignement, un texte d’une importance capitale qui a été assez peu discuté, à notre avis, dans l’ensemble de la société.

La navette parlementaire, qui aurait peut-être laissé aux deux assemblées le temps nécessaire pour parvenir à un équilibre, délicat à trouver, entre sécurité et liberté, a été évincée par la procédure accélérée, alors qu’aucune urgence ne le justifiait, car le projet de loi ne fait qu’inscrire dans le droit des pratiques existantes, mais illégales, et qui ont montré leur inefficacité dans les dernières affaires de terrorisme.

Les modifications à la marge que la commission des lois du Sénat a apportées au projet n’en ont, hélas ! pas modifié l’esprit ; permettez-moi de ne pas partager l’angélisme de certains des intervenants précédents, qui ont vanté les avancées considérables réalisées par notre assemblée.

Je ne reviendrai pas sur le détail du texte : les motifs élargis justifiant la surveillance, la multiplication des techniques, le rôle accessoire de la prétendue commission de contrôle et les pleins pouvoirs à l’exécutif pour orchestrer ce que nous appelons une surveillance de masse. J’insiste en revanche sur le fait que l’intégration de techniques de profilage et d’algorithmes de prédiction inversera le paradigme de la surveillance sur le territoire français : au lieu de partir de la cible pour trouver les données, on partira des données pour trouver la cible. La vie privée de nos concitoyens se trouvera ainsi réduite comme peau de chagrin. La possibilité même de lever l’anonymat des données montre que celles-ci sont bien identifiantes.

Contrairement à ce qui est affirmé, il ne s’agit pas de débusquer des « intentions terroristes ». Dès lors, quelle est la fonction de ce projet de loi autorisant une collecte massive des données personnelles ? Pour vous, monsieur le ministre, le droit à une vie privée n’est pas une liberté fondamentale, comme vous l’avez expliqué le 14 avril à l’Assemblée nationale. Le nécessaire consentement des populations à l’abolition de leurs libertés explique pourquoi celle-ci prend la forme du droit.

Vous vous posez ainsi en défenseur d’une société panoptique, dans laquelle chacun se sent contrôlé et se regarde être regardé. Ce projet n’est pas nouveau : il a émergé dès la naissance du capitalisme et a été théorisé à l’époque par Jeremy Bentham, avec son modèle d’architecture carcérale appelé « Panopticon ».

Grâce à l’installation de boîtes noires, le principe de « voir sans être vu » est maintenant généralisé à l’ensemble de l’internet. Comme l’écrit le sociologue Jean-Claude Paye, auteur de L’Emprise de l’image : « Bentham montre que la présence des yeux de l’autre n’est pas nécessaire à l’omniprésence du regard intérieur. En l’absence de perception, l’individu est réduit à se regarder être regardé. Le sujet est aboli et se confond avec l’objet-regard, avec le désir de l’Autre. Il devient l’objet de sa jouissance, ici objet de la toute-puissance de l’État. »

À partir de ce constat, monsieur le ministre, permettez-nous de douter de la sincérité de votre émotion et de celle de l’ensemble du Gouvernement quant à l’amendement du député Jean-Jacques Urvoas, déposé subrepticement en commission mixte paritaire. Se disant en quelque sorte frustré par le texte résultant des deux lectures – les députés ont accepté nombre de garanties exigées par le Sénat –, Jean-Jacques Urvoas a fait adopter mardi dernier un amendement sorti tout droit du chapeau. Soulignons que, pour qu’il soit adopté, il a fallu que des sénateurs le votent, puisque les députés n’ont pas la majorité à eux seuls.

Il s’agit, avec cette disposition de dernière minute, de laisser les services de renseignement surveiller les étrangers de passage, certes après avis du Premier ministre, mais sans contrôle de la CNCTR. En clair, il s’agit de poser un micro dans la chambre d’un diplomate, d’un chef d’État ou d’un journaliste, de glisser une balise sous une voiture, de siphonner un disque dur ou d’épier discrètement des conversations téléphoniques sans réel contrôle. L’émulation entre le Gouvernement et les parlementaires socialistes a donc été d’une rare efficacité.

L’ajout de cette mesure aggrave un peu plus le danger représenté par le projet de loi. L’actuel président de la CNCIS, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, Jean-Marie Delarue, a vertement condamné cet ajout, en dénonçant un alignement du texte sur la « conception américaine », qui « a permis aux agences américaines d’accumuler sur ces étrangers les données massives que l’on sait » et malmène le principe constitutionnel d’égalité sur le sol français. L’appel du conseiller d’État à gommer cette disposition semble avoir été entendu. Je souhaite que nous l’entendions à notre tour en adoptant l’amendement que vous nous proposez, monsieur le ministre.

On appréciera le caractère quelque peu sélectif de l’émotion du Gouvernement, puisqu’il n’est pas gêné par les autres scénarios du projet de loi qui évincent tout autant l’avis préalable de la CNCTR ; je pense aux mesures commandées par l’urgence, mais aussi et surtout aux mesures de surveillance à l’échelle internationale, qui pourraient aussi bien viser des nationaux dès lors qu’ils échangent avec une personne en dehors de nos frontières ou même utilisent un service en ligne non national.

Nous sommes convaincus que, comme la Cour européenne des droits de l’homme l’avait précisé dans l’arrêt Klass de 1978, « les États ne sauraient, au nom de la lutte contre le terrorisme, prendre n’importe quelle mesure jugée par eux appropriée », car le danger serait de « saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre ». La commission mixte paritaire a adopté son texte à une très large majorité, mais pas à l’unanimité. Vous l’aurez compris, les membres de notre groupe voteront contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard.

M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous ne sommes ni libertaires ni liberticides. Nous sommes pour la liberté, et la liberté demande bien sûr de la sécurité. Quand on a dit cela, on a dit l’essentiel, mais il est difficile de décliner ce principe en pratique.

Nous voilà au terme de l’examen d’un projet de loi qui va modeler notre politique publique du renseignement pour les prochaines années. Monsieur le ministre, nous avons toute confiance en vous, mais nous avons moins confiance en ce texte ; c’est toute la difficulté. Signe de l’acuité particulière de l’arbitrage entre la sécurité et la liberté dans nos sociétés démocratiques, les débats ont montré des lignes de fracture inédites au sein des différentes tendances politiques et même de chaque groupe ; c’est certainement une bonne chose.

Des divergences profondes ont encore été mises au grand jour par la dernière péripétie du projet de loi en commission mixte paritaire, qui a vu l’adoption en catimini d’un amendement du rapporteur de l’Assemblée nationale. Cette péripétie a conforté nos inquiétudes. Le rapporteur de l’Assemblée nationale n’a pas eu de révélation nocturne sur la nécessité de déposer son amendement : des sources d’inspiration, et des renseignements, l’ont amené à le faire. Monsieur le ministre, nous vous savons gré d’avoir déposé un amendement visant à supprimer la disposition ainsi insérée dans le texte. Nous le voterons, car son adoption est absolument indispensable.

Il n’en est pas moins problématique que le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale ait proposé d’introduire une différence de traitement entre étrangers et citoyens français : l’ajout de cette petite ligne, en fin de discussion – le procédé rappelle ces lignes contenant des clauses abusives apposées en bas des contrats de consommation –, visait à dispenser le Premier ministre de demander l’avis de la CNCTR lorsque la mesure de surveillance concerne un étranger non résident. Non contente de donner un caractère exclusivement consultatif à l’avis de la CNCTR, cette proposition, qui n’a pas été débattue en séance publique – il s’agit d’un véritable passager clandestin, je n’ose pas dire un sans-papiers –, contrevient au principe constitutionnel d’égalité de traitement sur le territoire français.

Sans vouloir faire dans l’exégèse, j’ai l’impression que les services de renseignement ont profité de la quiétude d’une réunion de la commission mixte paritaire, comme l’a justement souligné l’actuel président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, M. Delarue, qui a aussi précisé que cette disposition, si elle était maintenue, affaiblirait d’emblée l’intervention de la future commission de contrôle. Si les services « peuvent imposer leur loi, que valent donc toutes les garanties patiemment élaborées dans la loi sur le renseignement ? », s’est-il interrogé. Comme lui, nous nous interrogeons. C’est pourquoi nous continuons de regretter que l’avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement ne lie pas son destinataire.

Au cours de nos débats, nous avons eu des échanges extrêmement divers, ce qui est bon pour la démocratie. La Haute Assemblée a, je pense, effectué un très bon travail, sous l’impulsion du président-rapporteur de la commission des lois et de Jean-Pierre Raffarin. Nous y sommes très sensibles, et nous pensons que ce travail sera reconnu comme ayant permis d’améliorer le texte, même si le résultat ne nous satisfait pas pleinement.

Je le répète, nous allons voter l’amendement du Gouvernement, qui est empreint de sagesse. La loi ne peut être faite de strates de dérogations successives à l’État de droit. Telle est la position du Sénat de longue date, en matière de droit pénal ou de prescription, quand la tentation sécuritaire pourrait apparaître comme une facilité.

La Haute Assemblée a su, dans cette discussion, imposer de la réserve et de la sagesse, dans un contexte turbulent et peu propice aux débats d’idées. Doit être particulièrement salué à ce titre, comme je l’ai déjà fait, le travail de la commission et de son président-rapporteur, qui a renforcé les garanties apportées à la mise en œuvre des techniques de renseignement. Consolidation de l’encadrement des procédures d’urgence, diminution de la durée des autorisations portant sur la sonorisation ou la captation d’images dans les lieux privés et sur l’accès à distance aux systèmes informatiques, renforcement des pouvoirs de la délégation parlementaire au renseignement, accroissement des pouvoirs de contrôle de la CNCTR : ces avancées sont précieuses, même si elles participent d’une politique des petits pas qui ne nous satisfait pas entièrement.

Nous saluons la consécration d’un recours juridictionnel pouvant faire suite à un avis défavorable de la CNCTR relative à une introduction dans un lieu à usage d’habitation, ainsi que les avancées en matière de renseignement pénitentiaire. Toutefois, bien des réserves demeurent, comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises. Elles portent sur les techniques de surveillance de masse, le rôle du juge administratif ou encore le déficit de protection de ceux qui jouent le rôle de « chiens de garde » de la démocratie, à savoir les avocats, les magistrats et les parlementaires. La Commission européenne est d’ailleurs sortie de sa réserve, traditionnelle lorsqu’il s’agit de donner son avis sur des textes en débat dans les États membres, en avançant que le projet de loi pourrait soulever d’importantes questions de droit. Nous en sommes, pour notre part, toujours convaincus.

Monsieur le ministre, nous n’avons aucune inquiétude sur la politique que vous menez, car nous savons votre attachement à la liberté. Cependant, ce texte garde pour nous un certain nombre de caractéristiques qui peuvent être dangereuses dans l’avenir. De ce fait, le RDSE s’abstiendra majoritairement, laissant place à des expressions diverses, ce qui correspond à la position qui fut la sienne lors du débat en première lecture. (Applaudissements sur les travées du RDSE. – M. Jean-Yves Leconte applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Raffarin.

M. Jean-Pierre Raffarin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux saluer moi aussi le travail accompli. Je pense d’abord à celui de la délégation parlementaire au renseignement, dont le rapport réalisé en 2014 sous la présidence de Jean-Jacques Urvoas a permis de tracer des lignes directrices pour doter notre pays d’une véritable politique publique de renseignement. Ces préconisations ont ensuite été reprises dans un projet de loi. Cela montre que cette volonté a des racines profondes.

Je remercie du fond du cœur M. le président-rapporteur pour son esprit de tolérance, qui a également été celui de la commission des lois, laquelle a accepté un certain nombre de propositions de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Cet état d’esprit nous a permis de donner une certaine dimension, qui fait honneur au Parlement, à nos débats, lesquels se sont souvent déroulés en présence de trois ministres, même si votre implication personnelle, monsieur Cazeneuve, a été forte.

À mon sens, la question qui se pose à nous est simple : sommes-nous en guerre contre le terrorisme ? Si la réponse est oui, il est absolument nécessaire de renforcer nos services et leur action, tout en veillant à ce que nos concitoyens n’en pâtissent pas. Dans ce cadre, le projet de loi est-il un texte de plus, ne fait-il qu’apporter sa pierre à l’édifice législatif ou répond-il à la nouvelle situation qui menace gravement notre pays ?

Mes chers collègues, je vous le dis du plus profond du cœur, je suis attaché, comme vous tous, au respect de la vie privée, à ma liberté de pensée, de parole, mais le pays est-il oui ou non menacé ? Avons-nous oui ou non dans le pays des djihadistes qui sont prêts à engager contre notre démocratie des actions majeures de déstabilisation ? En ce qui me concerne, je crois que le risque est réel et qu’il est de notre devoir de nous y préparer, en vertu de notre éthique de responsabilité. Certes, je respecte l’éthique de conviction, mais je refuse que, à ce titre, on puisse mettre en cause l’efficacité de nos services. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Claude Luche applaudit également.) À cet égard, j’ai entendu des propos que je trouve déplacés. En l’espèce, un travail réussi est, par définition, un travail discret. Quand un attentat est déjoué, cela ne se sait pas forcément !

Nos services vont disposer du cadre juridique qui, jusqu’à présent, leur faisait défaut. Dans le même temps, nos concitoyens seront protégés contre un certain nombre de dérives, grâce notamment à l’existence d’un recours juridictionnel. Voilà pourquoi je pense que le texte que nous examinons est équilibré.

Je dois dire que je suis assez fier que la commission mixte paritaire ait fait montre d’une grande considération pour le texte du Sénat. Les représentants de la Haute Assemblée se sont d’ailleurs rassemblés, à une exception près, contre l’amendement qui fait débat et que nous allons effacer en votant, de façon unanime, si j’ai bien compris, l’amendement du Gouvernement.

Monsieur le ministre, prenez garde à un phénomène que j’ai bien connu, qui s’apparente à une forme de baby blues : après le vote de la loi, l’équipe ministérielle pense que tout est fini. Or l’adoption du projet de loi n’est que le début du processus. Il reste en effet à mettre en place la CNCTR et à effectuer les recrutements nécessaires, ce qui sera difficile. N’oubliez pas que nous sommes pris par le temps. Selon un avis partagé au sein de la délégation parlementaire au renseignement, si le processus n’est pas engagé dès le mois de juillet, nous ne serons pas prêts à la fin de l’année. Par ailleurs, il y aura des problèmes de locaux, car on ne passe pas d’une CNCIS à sept ou huit personnes à une nouvelle structure à vingt ou trente personnes, en plus de l’organisation des services. Il y a donc urgence !

Je le répète, il me paraît essentiel de considérer ce texte, qui, je l’espère, sera adopté dans quelques minutes, non comme la fin d’un processus législatif, certes à succès, mais comme un début. Convenons-en tous, le consensus sur ce sujet est un atout pour affronter les terroristes et leur montrer que nous savons nous rassembler, comme nous l’avons fait le 11 janvier, jour où le peuple français a montré qu’il était capable d’être à la hauteur de son histoire. Dans le droit fil de cet événement, nous devons tous être à la hauteur de ce dont notre pays a besoin pour assurer son avenir.

À cet égard, je ressens une certaine fierté de voir que nous pouvons dépasser un certain nombre de clivages pour nous rassembler sur un texte important. Nous devrons ensuite le faire vivre et veiller à ce que les outils de contrôle, comme l’inspection des services de renseignement ou la délégation parlementaire au renseignement, fonctionnent bien, de même que les procédures prévues pour garantir les droits du citoyen, dans le cadre des lois de la République, avec notamment le rôle très important du Conseil d’État.

Mes chers collègues, il y a des moments dans la vie d’un sénateur où l’on peut éprouver quelque fierté. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains, de l'UDI-UC, du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)