M. le président. La parole est à M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis de la commission des finances. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, commençons par l’essentiel : le projet de loi pour une République numérique, dont nous commençons l’examen, traite de sujets très importants et doit nous rassembler au-delà des clivages politiques.

Parmi ces sujets figure l’ouverture des données publiques, l’open data – je m’excuse, madame la secrétaire d’État, d’employer l’expression anglaise !

Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. « Données ouvertes » va bien aussi !

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. Va pour « données ouvertes » !

En matière, donc, de données ouvertes, de même que de neutralité du net et de droits des internautes, en tant que consommateurs mais aussi qu’individus, la France montre aujourd’hui la voie en Europe, et c’est une bonne chose.

Rapporteur pour avis de la commission des finances, je suis astreint à une certaine humilité, puisque, sur la centaine d’articles que comporte le projet de loi, on compte sur les doigts d’une seule main ceux qui sont de nature fiscale ou financière…

M. Jean-Pierre Sueur. Peut-être, mais ils sont importants !

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. Tant mieux, diront certains. Ce n’est pas mon avis, ni celui de la commission des finances. Car si ces sujets sont parmi les plus difficiles à traiter, ils sont aussi parmi les plus importants : la révolution numérique doit s’accompagner d’une révolution fiscale, que nous ne pouvons pas différer plus longtemps.

À cet égard, les choses avancent, il faut le reconnaître, mais bien doucement.

Le meilleur exemple est peut-être celui des plateformes en ligne, les Uber et autres Airbnb dont on parle tant.

Le projet de loi en donne pour la première fois une définition claire et pose les premiers jalons d’une nécessaire régulation, ainsi que d’une juste protection des consommateurs. Il manquait à ce dispositif un volet fiscal, qui, lui aussi, ne peut être considéré que comme un premier jalon. Sur l’initiative de la commission des finances, un article 23 quater a donc été introduit dans le projet de loi qui fait obligation à ces plateformes de déclarer automatiquement les revenus de leurs utilisateurs.

Cette proposition avait déjà reçu le soutien quasi unanime du Sénat à l’automne dernier, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2016. Depuis lors, plusieurs pays se sont engagés dans cette voie, en particulier l’Allemagne, l’Espagne et l’Estonie.

Je serai bref au sujet de deux autres articles de nature fiscale, les articles 37 A et 37 D.

L’article 37 A prolonge jusqu’en 2022 l’éligibilité au FCTVA des dépenses des collectivités territoriales pour la construction de pylônes dans le cadre de la couverture du territoire en téléphonie mobile.

Quant à l’article 37 D, il étend le suramortissement dit Macron de 40 % aux coinvestissements des opérateurs dans le déploiement de la fibre optique. Il s’agit d’une mesure d’équité, neutre pour les finances publiques puisque les doubles déductions ne seront pas possibles.

Ces deux mesures ont elles aussi été adoptées par le Sénat lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2016, contre l’avis du Gouvernement. Celui-ci a manifestement changé d’avis aujourd’hui, ce dont je ne puis que me réjouir.

L’article 41 du projet de loi est plus substantiel. Il vise à élargir la possibilité de proposer des paiements par SMS et, plus largement, ce qu’on appelle la « facturation opérateur », par laquelle les achats sont directement imputés sur la facture téléphonique ou internet de l’abonné.

Aujourd’hui, seuls peuvent donner lieu à un tel paiement les produits directement consommés au moyen de l’appareil, par exemple une sonnerie ou un jeu pour téléphone. L’article 41 élargit la possibilité de payer par « facturation opérateur », conformément à la deuxième directive sur les services de paiement, la DSP 2, adoptée en 2015, à tout contenu numérique ou service vocal, quel que soit le dispositif utilisé pour son achat ou sa consommation, ainsi qu’aux tickets électroniques et aux dons à des associations caritatives.

Il sera donc possible de donner deux ou trois euros à la Croix-Rouge ou à l’UNICEF par un simple SMS. Afin de permettre aux campagnes de dons par SMS de commencer dans les meilleurs délais, comme le souhaitent les associations, la commission des finances a supprimé la date d’entrée en vigueur de janvier 2018 initialement prévue pour cet article.

Tous ces paiements par « facturation opérateur » seraient soumis à un double plafond de 50 euros par opération et de 300 euros par mois. Prévoir un plafonnement est la moindre des choses, car, si le paiement par SMS est plébiscité pour sa simplicité et sa fluidité, il comporte aussi un certain nombre de risques : l’explosion potentielle des factures pour les familles dont les adolescents oublient que certains services sont payants, des arnaques et des pratiques douteuses de certains services.

Je terminerai en abordant l’un des articles qui ont le plus mobilisé nos collègues à l’Assemblée nationale et au Sénat. C’est aussi celui qui a en grande partie justifié la saisine de la commission des finances. Je veux parler de l’article 42, relatif aux compétitions de jeux vidéo.

Quel est le problème de fond ? Les compétitions de jeux vidéo, dès lors qu’elles donnent lieu à un droit d’inscription à l’entrée et qu’elles offrent une récompense au vainqueur, sont aujourd’hui considérées comme des loteries au regard de la loi. Or les loteries sont prohibées par l’article L. 322-1 du code de la sécurité intérieure. Il est donc nécessaire de préciser les conditions dans lesquelles les compétitions de jeux vidéo peuvent obtenir une dérogation pour se tenir en toute légalité.

De l’avis de tous, le dispositif adopté par l’Assemblée nationale était loin d’être parfait. Je crois que M. le rapporteur et moi-même sommes parvenus à trouver un bon équilibre, en nous appuyant notamment sur le rapport d’étape de nos collègues Jérôme Durain et Rudy Salles.

Il s’agit de concilier le développement de cette filière, qui représente un potentiel économique important pour la France, et la maîtrise des risques d’addiction au jeu des mineurs, ainsi que des risques de fraude.

M. le rapporteur s’est exprimé sur l’autorisation des tournois physiques. Pour sa part, la commission des finances considère qu’il est possible d’autoriser ces compétitions, dès lors qu’elles ne sont pas précédées d’une préqualification payante en ligne et, partant, ne relèvent pas de la compétence de l’Autorité de régulation des jeux en ligne.

M. le président. Votre temps de parole est écoulé, mon cher collègue.

M. Philippe Dallier, rapporteur pour avis. Je conclus, monsieur le président, mais il est tout simplement impossible d’être complet en cinq minutes sur un tel sujet !

J’ajoute seulement que la commission des finances proposera l’introduction dans le projet de loi d’un article additionnel sur l’élargissement du poker en ligne. J’en ai terminé, monsieur le président ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC, ainsi qu’au banc des commissions.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.

Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, je tiens, après vous, madame la secrétaire d’État, à saluer les internautes qui nous écoutent.

Internet, le réseau des réseaux, est une technologie encore jeune : sa puissance transformatrice est loin d’avoir fini de se déployer. Si 1,4 milliard de terminaux étaient connectés à internet à la fin de 2012, ils devraient être dix fois plus nombreux en 2022, ce qui produira une quantité incommensurable de données en ligne.

Les perspectives de progrès qui s’ouvrent devant nous sont aussi grandes que les craintes suscitées par les effets incertains de la mise en réseau du monde, notamment sur l’emploi, mais, plus généralement, sur les fondements de nos économies, de nos sociétés, de nos cultures et de nos systèmes politiques. Une rupture profonde est en marche, que les États doivent comprendre pour s’adapter et agir. Aussi est-il légitime de réfléchir – dans le cadre d’une stratégie plus globale, car tout ne relève pas de la loi – à l’adaptation de notre législation à cette nouvelle réalité.

Le texte soumis à notre examen s’ordonne autour de trois axes : le développement de la circulation des données et du savoir, la protection dans l’environnement numérique et l’accessibilité au numérique, qu’évoquera tout à l’heure mon collègue Hervé Maurey.

Entre plusieurs transpositions de directives européennes, ce texte a dû être mis au point dans l’anticipation du règlement européen sur la protection des données personnelles, dont l’adoption est attendue depuis au moins deux ans. Certains de nos collègues députés ont critiqué cette anticipation. Il est vrai que la méthode n’est pas idéale, mais avait-on réellement le choix ?

Dans un rapport établi au nom de la commission des affaires européennes voilà déjà quatre ans, j’ai appelé à une prise de conscience de ce qui est en train de se jouer, qui n’est ni plus ni moins que la perte de notre souveraineté, et à une reprise en main urgente de notre destin numérique.

C’est, bien sûr, au niveau européen qu’une politique puissante et coordonnée doit être mise en place, mais, avouons-le, la lenteur des décisions prises à Bruxelles et la démission face au poids de certains lobbies sur ce sujet sont consternantes.

Vous savez, madame la secrétaire d’État, que le Sénat a lancé l’alerte en adressant à Bruxelles deux résolutions européennes adoptées à l’unanimité traduisant les préconisations de la mission commune d’information « Nouveau rôle et nouvelle stratégie pour l’Union européenne dans la gouvernance mondiale de l’Internet », créée à la demande du groupe UDI-UC en 2014 et dont j’ai été le rapporteur, sous la présidence de Gaëtan Gorce. De nombreuses mesures préconisées dans le rapport de cette mission commune d’information ont été reprises dans le présent projet de loi.

Je n’ignore pas que vous-même, madame la secrétaire d'État, avez accompli un intense travail auprès des instances européennes. Force est de constater que, malgré vos efforts, pas grand-chose ne bouge. Il faut donc avancer.

Ce projet de loi, quoiqu’incomplet, comporte des dispositions utiles, d’ailleurs attendues et approuvées par les instances de réflexion et les instances régulatrices : le Conseil national du numérique, la Commission nationale de l’informatique et des libertés et l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes.

Il faut néanmoins admettre qu’il est décevant, car plus modeste que ne le laisse présager son intitulé un peu pompeux. Il est vrai qu’il a été en partie vidé de sa substance par la loi relative à la gratuité et aux modalités de la réutilisation des informations du secteur public et par la loi relative au renseignement, qui porte largement sur les droits et libertés numériques – vous vous souvenez sans doute, mes chers collègues, de tous les débats que ces questions ont suscités lors de son examen. Sans compter qu’il est amputé de sa partie économique, qui aurait dû figurer dans un projet de loi « Macron II » ; pour l’instant, on n’en prend pas vraiment le chemin…

Cela est regrettable, car les enjeux, notamment en ce qui concerne les données, sont globaux et transversaux. Les données représentent l’actif stratégique pour la transformation numérique de la société et de l’économie. Le sociologue des réseaux Manuel Castells a bien décrit le passage de l’espace des lieux à l’espace des flux : aujourd’hui, ce sont les flux d’informations, leur traitement et la localisation des données qui sont l’enjeu de la souveraineté.

Tout cela traduit, selon nous, l’absence de vision globale et stratégique du Gouvernement.

Or, comme les révélations d’Edward Snowden l’ont montré, internet est un instrument de puissance qui nous échappe largement, le support d’un monde d’hyper-surveillance et de vulnérabilité.

Face à une mainmise américaine avérée, il conviendrait, au niveau national comme au niveau européen, d’agir puissamment et concomitamment dans quatre directions.

Premièrement, à l’ère du cloud et du big data, nous devons nous doter d’un régime exigeant de protections des données. Le projet de loi prévoit un tel régime, mais il faudrait inclure également les conditions de traitement des données et, surtout, les technologies de protection de la confidentialité, qui représentent les nouveaux instruments de la souveraineté pour les Européens.

Deuxièmement, il faut nous doter d’une régulation offensive de l’écosystème numérique, pour assurer une meilleure répartition de la valeur et la loyauté des nouveaux marchés. Les dispositions du projet de loi relatives à la neutralité du net, à la loyauté des plateformes et à la portabilité des données sont de bonnes avancées, mais peut-être sont-elles encore insuffisantes.

Troisièmement, nous devons catalyser l’industrie française et européenne du numérique autour d’une vraie ambition affichée. Il faut faire des choix dans les secteurs clés pour les économies européennes que sont la santé, l’énergie et les transports. Ces secteurs, éminemment stratégiques et dont dépendent des infrastructures essentielles, doivent faire l’objet d’une réelle coordination juridique, industrielle et technologique.

Enfin, et même si cela ne relève pas vraiment de la loi, l’éducation et la formation continue sont capitales, y compris et surtout pour les décideurs qui ont aujourd’hui à opérer des choix technologiques, notamment en ce qui concerne le parc informatique public et le traitement de données publiques.

Mes chers collègues, comme le souligne l’Institut de la souveraineté numérique, dont je salue l’excellence des travaux, c’est la nature des solutions politiques et industrielles globalement envisagées qui déterminera le devenir de nos sociétés européennes. C’est pourquoi la coordination des actions numériques de l’État devrait être un objectif stratégique pour l’ensemble des responsables publics. J’observe à cet égard que, alors qu’aux États-Unis le président Obama est assisté d’un Chief Technology Officer, il n’existe toujours pas en France de structure de coordination interministérielle digne de ce nom placée sous l’autorité du Premier ministre ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Bosino.

M. Jean-Pierre Bosino. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, chers collègues, je tiens tout d’abord à saluer l’effort de concertation qui a présidé à l’écriture de ce projet de loi.

Comme vous l’avez expliqué, madame la secrétaire d'État, près de 21 000 personnes ont participé à cette concertation et 8 500 contributions ont été remises. Des sujets tels que l’extension des pouvoirs de la Commission d’accès aux documents administratifs ou l’obligation pour les administrations de communiquer les règles des algorithmes qu’elles utilisent pour arrêter une décision ont été intégrés au projet de loi à la faveur de cette démarche, ce dont nous nous félicitons. Si le nombre des contributions retenues est faible, surtout vu le nombre de participants, l’exercice doit être salué et renouvelé.

Madame la secrétaire d’État, vous affirmez que la donnée ouverte est une chance pour rendre l’action administrative plus transparente, une opportunité pour certaines entreprises et une nécessité incontournable pour notre pays, qui mène cette révolution numérique. Je voudrais revenir sur ces points.

Il est vrai que, aujourd’hui, l’informatique, qui touche à la vie même, irrigue tous les aspects de notre existence. Dans ce contexte, le pacte républicain ne peut se résumer à un jeu obscur d’algorithmes et de codes qui seraient la chasse gardée des gestionnaires et dont les données pourraient être pillées par des firmes en position dominante.

La donnée ouverte donne indiscutablement aux citoyens de nouveaux moyens de contrôle de l’action publique et, partant, participe au renouvellement de la vie démocratique. De ce point de vue, il convient de pouvoir faire toute la lumière sur les programmes utilisés par la puissance publique, afin de garantir un véritable droit d’accès aux documents administratifs. Tel est le sens de nos amendements sur l’extension de la communication des codes sources et la priorité donnée aux logiciels libres.

Dans le même temps, l’ouverture des données aura une incidence sur nos concitoyens en termes de protection de la vie privée. S’il est vrai que l’on craint moins aujourd’hui les effets des données massives que l’on ne redoutait hier les menaces de Big Brother, il n’en demeure pas moins que l’anonymisation des données collectées est assez illusoire, d’autant que vont se multiplier les sources de données de plus en plus précises dans des domaines ultra-personnalisés, comme la santé.

En effet, on sait que, aujourd’hui, en extrayant des données et en les croisant, même lorsqu’elles sont anonymisées, avec des sources publiques, il est possible d’identifier des individus. Ainsi, 89 % des patients d’un hôpital peuvent être identifiés nommément à partir de leur code postal, de leur mois et année de naissance, de leur sexe et des mois d’entrée et de sortie de l’hôpital en question.

La multiplication des sources de données, corrélée au fait que les individus sont par nature uniques, provoque une disparition progressive de l’anonymat à mesure que grossit la masse de données sur chaque individu.

C’est pourquoi nous ne sommes pas convaincus de la pertinence d’une ouverture massive des données publiques en termes de respect de la vie privée de nos concitoyens. Tel est le sens de notre amendement de suppression de l’article 12 bis et de notre amendement portant sur l’extension du secret des correspondances aux données de connexion.

L’information, notamment publique, constitue une nouvelle richesse des nations, mais elle est aussi celle des marchands. Dès lors, il n’est pas inutile de se poser la question : à qui profite la donnée ouverte ?

En effet, la gratuité de la réutilisation des données publiques, prévue dans le projet de loi, fait débat. Car la gratuité cache aussi une autre réalité : nos données constituent une véritable mine ; elles sont une masse qui, destinée à optimiser les services, sert en réalité de monnaie d’échange. Elles sont au fondement des revenus des géants de l’Internet, les fameux GAFA, qui peuvent définir, pour chaque utilisateur, un profil unique permettant un meilleur ciblage publicitaire, et donc l’optimisation des revenus liés.

S’agissant de ces entreprises, la gratuité des services est un leurre : en réalité, le produit qu’elles vendent, c’est l’individu connecté, le client. Sur ce principe, ces firmes amassent des centaines de milliards de dollars sur notre dos. C’est pourquoi nous avons déposé un amendement sur la double licence d’utilisation.

Nous regrettons que le projet de loi ne comporte aucune disposition sur la fiscalité du numérique, ni sur l’instauration d’un principe de réciprocité imposé aux géants du numérique en termes d’accès à leurs données, par exemple dans le cadre de la responsabilité sociale des entreprises.

Comment peut-on imaginer ouvrir des données publiques et renforcer les modèles économiques des multinationales, ainsi que les dérives dénoncées dans le rapport BEPS de l’OCDE, sans demander sans plus attendre que la transparence fiscale, mais aussi sociale, soit de rigueur ?

En effet, comme le souligne le rapport Colin-Collin, alors même que l’économie numérique investit l’intimité de milliards d’individus, sa valeur ajoutée s’échappe vers les comptes de sociétés établies dans des paradis fiscaux. Et si la réponse, selon ces experts, ne peut être qu’internationale ou européenne, rien n’interdit à un pays comme la France d’avancer des propositions. Il n’y en a pas, malheureusement, dans ce projet de loi. L’économie numérique est une chance, mais elle peut aussi être source de destruction si les richesses sont captées sans partage.

Il y a un autre motif d’inquiétude : la révolution numérique et la dématérialisation de certains services – c’est bien de cela qu’il s’agit – portent en germe un risque d’accélération de la disparition physique de certains services publics. Comment ne pas voir que l’essor des cours en ligne, que l’article 17 encourage, cache en réalité des coupes budgétaires et la crise dont souffrent les universités ? Comment ne pas s’inquiéter de voir des centres des impôts fermer à l’heure du tout-dématérialisé ? Les exemples peuvent être déclinés à l’infini. Au bout du compte, c’est l’accès au droit qui risque d’être remis en cause !

De même, comment ne pas être alerté par la notion de services spécialisés, qui restreint une réelle neutralité d’internet pour faire place, par exemple, à des services de télémédecine qui ne feraient qu’entériner l’impuissance des pouvoirs publics face aux déserts médicaux ?

Le projet de loi est une chance pour les « start-up » – remarquez, madame la ministre, que je mets l’expression entre guillemets ! –, comme cela est répété à l’envi dans son exposé des motifs ; mais, plus largement, une politique et une stratégie industrielles sont indispensables pour accompagner cette transition numérique et pour faire en sorte que les gains de productivité se traduisent par le développement de nouvelles activités, créatrices d’emplois, sur notre territoire. En effet, selon le rapport Colin-Collin, l’économie numérique n’est pas par elle-même une grande créatrice d’emplois, du fait notamment de l’absence d’une politique fiscale adaptée.

En définitive, madame la secrétaire d'État, nous saluons l’encadrement et l’évolution du droit d’accès aux documents administratifs, ainsi que les mesures touchant à la loyauté des plateformes, au handicap, au droit à l’oubli, à la lutte contre la divulgation de la vie privée et à la mise en place d’un accès internet minimal ; il s’agit parfois de mesures a minima, mais toutes vont dans le bon sens. Reste que, de notre point de vue, nous restons très en deçà d’un texte qui répondrait véritablement aux défis du numérique. Il était possible d’être plus ambitieux et volontariste ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.

M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, le numérique change tout, et cela va continuer. Aussi, pour adapter le fonctionnement et le rôle de l’État et pour assurer la protection des citoyens, mais aussi pour faire en sorte que la France puisse maîtriser les évolutions qu’engendrent ces technologies, il convient aujourd'hui de légiférer.

Suivant les choix que nous ferons, nous nous bornerons à constater la domination de certains algorithmes et bases de données géantes ou, au contraire, nous signifierons que les meilleurs apports du net, c’est-à-dire l’économie collaborative, le partage, la mutualisation, la transparence de l’action publique et le contrôle des données, doivent rester des fondamentaux et s’amplifier.

Certes, notre pays ne pourra pas porter cette volonté seul ; mais la patrie de Proudhon, celle qui fut à l’origine de la philosophie mutualiste, doit rester à l’avant-garde de ces combats.

Le numérique est un domaine que nous devons sans doute aborder avec une grande humilité, car, tous ici, nous sommes des représentants du monde d’avant. Nous devinons certains des enjeux et des défis, mais rien n’est définitif, car la force de l’innovation, conjuguée aux évolutions sociales qu’elle engendre, ne peut être totalement maîtrisée.

Promesse d’émancipation pour ce qu’il propose, le numérique permet aussi au plus grand nombre d’accéder à ce qui était auparavant le lot des privilégiés. Aux TPE et PME il offre ainsi des capacités naguère réservées aux grandes entreprises. Mais il comporte aussi des risques : la surveillance, le fichage, la domination par les algorithmes.

Par ailleurs, le numérique est un facteur puissant d’innovation et de croissance, ce qui est essentiel. À cet égard, la créativité des Français, qu’ils vivent en France ou à l’étranger, et leur capacité à entreprendre dans des start-up sont un atout pour notre pays.

Pour que la France reste à l’avant-garde et progresse, trois séries de conditions doivent selon moi être réunies.

La première a trait à la maîtrise des technologies, c'est-à-dire à la puissance de calcul et à la puissance de stockage. En fin de compte, c’est d’abord d’énergie qu’il s’agit. Il faut également garantir l’accès au numérique pour tous au travers d’infrastructures et d’un cadre législatif favorable et encourager une éducation qui favorise l’aptitude des jeunes à innover.

La deuxième série de conditions se rapporte à la citoyenneté numérique, justifiant le titre du projet de loi. Il s’agit d’abord d’affirmer un principe, qui est une condition de la cohésion sociale : plus le virtuel prend de la place, plus il est essentiel de soigner le cadre de vie autour de soi. Nous devons développer un sentiment de protection et de non-impunité face au numérique et donner la priorité à l’éducation pour que les risques et la maîtrise du numérique soient bien connus de tous.

La troisième série de conditions touche à l’international. Nous devons rester ouverts, ne pas fermer notre réseau pour telle ou telle raison, et participer à l’ensemble des coopérations internationales tendant à normer le net au niveau mondial, sans nous refermer lorsque nous avons une crainte.

Permettez-moi de formuler trois remarques générales sur trois aspects du texte : l’open data, la portabilité des données et la loyauté des plateformes.

L’open data soulève deux préoccupations. J’ai déjà dit qu’il s’agit de la bonne philosophie, mais il faut veiller à la sécurité nationale et à notre indépendance, ainsi qu’à une anonymisation totale des données, ce qui nécessite des études de risques. Toute la différence entre la société numérique que nous pourrions subir et la République numérique que nous nous proposons de construire tient à cette consécration de l’accès public au savoir et de la non-exclusivité de l’information et des algorithmes, qui doivent être publics plutôt que secrets.

La capitalisation des entreprises n’est plus aujourd'hui corrélée à la valeur des actifs, mais d’abord aux algorithmes et aux bases de données qu’ils maîtrisent. La transparence en la matière est donc une exigence démocratique et sociale et un combat de société.

En ce qui concerne la portabilité des données, sa mise en œuvre au niveau européen nous apporte plus de force ; elle permet aux usagers de ne pas dépendre des fournisseurs d’accès, qui créent de la gratuité pour fabriquer de la dépendance, et crée les conditions de la libre concurrence.

Le prochain règlement européen va dans ce sens, mais, sur certaines catégories de données, comme les historiques de navigation, le contenu des mails, les commentaires que les internautes laissent sur des sites, les achats et les données de santé ou bancaires, j’estime qu’il conviendrait d’aller plus loin. Ces données doivent être protégées, car elles sont constitutives de la personne. En particulier, il me semble important d’interdire leur commercialisation, ainsi que l’obligation de les communiquer à un tiers afin, par exemple, de bénéficier d’un nouveau service.

J’en viens à l’article 22, relatif à la loyauté des plateformes.

Il revient au législateur de protéger, mais, dans le domaine du numérique, il faut tenir compte de deux contraintes. D’abord, le numérique se joue des frontières, de sorte qu’aucune protection n’est absolue ; le consommateur doit en être conscient, et les règles établies doivent être opérationnelles, sans quoi l’on construira des lignes Maginot numériques qui ne serviront à rien, sauf à déconsidérer la loi. Ensuite, il ne faut pas instaurer de protections qui conduiraient des compétences à quitter notre pays, car nous n’aurions alors ni les compétences ni les protections.

Madame la secrétaire d'État, l’initiative que vous avez prise de procéder à une consultation directe des internautes est intéressante. C’est une novation, qui favorise la démocratie directe. À présent, le Parlement doit avoir pour préoccupation d’assurer une participation encore meilleure de l’ensemble des citoyens à ses travaux, tant en commission qu’en séance publique, afin que ceux-ci comprennent la manière dont nous fonctionnons. C’est ainsi, me semble-t-il, que nous pourrons renforcer la démocratie représentative.

Pour terminer, je tiens à exprimer mon dépit d’avoir vu l’article 40 de la Constitution opposé à l’un de mes amendements, qui visait à permettre à tous les citoyens du monde d’avoir accès aux chaînes de la télévision française publique par internet. Je le regrette, car le sujet est important.