M. le président. La parole est à Mme Gisèle Jourda, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

Mme Gisèle Jourda. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, si chaque Conseil européen est l’occasion de nous poser la question : « Quelle Europe voulons-nous ? », celui des 28 et 29 juin prochains est véritablement une chance d’écrire une nouvelle page de l’histoire européenne.

Que nous critiquions Maastricht, regrettions le temps d’Amsterdam, blâmions Schengen, défions Nice ou conjurions Lisbonne, force est de constater que nous nous retrouvons majoritairement sur une idée : nous voulons une Europe qui sorte de son immobilisme et qui aille de l’avant.

Pleine de bonnes intentions, l’Europe se fige face à ces nouveaux défis, non pas parce qu’elle serait toute-puissante et responsable de toutes les crises, mais parce qu’elle est inachevée et que ses lacunes d’origine sont devenues intenables. Tel Prométhée enchaîné à son rocher, l’Europe visionnaire n’a pas su convaincre.

Ceux qui répondent à la crise par des solutions nationalistes font fausse route. C’est d’un nouveau contrat européen pour les Européens que nous avons besoin. C’est une œuvre de refondation profonde que nous devons proposer. Plus que jamais, la réorientation de la construction européenne portée par le Président de la République est nécessaire. L’Union ne peut continuer de fonctionner que si elle parachève son développement.

Le référendum britannique, quel que soit son résultat, nous oblige à saisir ce moment de clarification pour reprendre l’initiative.

L’ordre du jour du prochain Conseil européen, qui comprend la réponse à la crise des réfugiés, le développement de l’emploi, de la croissance et de l’investissement en Europe, la stratégie européenne de sécurité et de défense, rassemble des éléments moteurs de notre pacte européen, fers de lance de cette refondation tant attendue.

Le premier moteur est le parachèvement de la zone euro. Si nous voulons faire de l’euro une monnaie stable, porteuse de progrès économique et social au service des Européens, nous devons la doter des mécanismes nécessaires au fonctionnement de toute zone monétaire optimale, par l’harmonisation des prix et des salaires, l’ajustement budgétaire interne, l’harmonisation fiscale, la mobilité du travail, et d’un mécanisme de transfert budgétaire entre États.

Comment alors lier ces mécanismes avec justesse, efficacité, sans jamais céder à la facilité ?

Les États ne disposant plus de l’instrument des taux de change, c’est bel et bien la fiscalité et les salaires qui deviennent des instruments de compétitivité, ce qui provoque un nivellement vers le bas et met les peuples européens en concurrence. Nous le dénonçons.

Nous avons besoin de politiques coopératives en matière sociale et fiscale, de règles budgétaires cohérentes, adaptées au cycle économique, de la constitution d’un véritable marché du travail européen, du parachèvement de l’Union bancaire, de la création d’un budget de la zone euro. Plus que tout, nous avons besoin d’institutions pour gouverner et contrôler démocratiquement ces politiques.

C’est pourquoi nous proposons un code de convergence économique et social qui appelle notamment la création d’un socle commun de droits sociaux permettant de lutter efficacement contre le dumping social et salarial, ainsi qu’une harmonisation fiscale permettant de combattre la fraude, l’évasion et l’optimisation fiscales.

Deuxième moteur : nous voulons un nouveau modèle de croissance. Il faut investir massivement en Europe.

Nous proposons de faire du succès de la Conférence de Paris sur le climat le fil conducteur d’un nouveau modèle de croissance.

Bien au-delà du plan Juncker, il faut mettre en place une stratégie massive d’investissement public et privé pour favoriser la création d’emplois de qualité et la transition énergétique, et rattraper le retard de notre continent dans le domaine numérique.

Pour financer l’investissement, l’Europe doit pouvoir emprunter et les marchés financiers doivent être réorientés pour la servir.

Cette stratégie nécessite aussi la mise en œuvre du principe du juste échange et interdit de conclure, en l’état, le TTIP, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement.

Troisième moteur : il est temps de sauver Schengen et de restaurer la vocation humaniste de l’Union européenne. Nous avons besoin de frontières extérieures sécurisées, nécessairement assorties d’un système commun d’asile.

Face au drame humanitaire de la crise des réfugiés, la solidarité, qui est et doit rester l’un des fondements de la construction européenne, a été mise à mal, au même titre que l’exigence d’une responsabilité commune des États membres.

Cette responsabilité a été en partie reportée sur un pays qui n’est pas membre de l’Union, la Turquie. La Mission d’information sur la position de la France à l’égard de l’accord de mars 2016 entre l’Union européenne et la Turquie relatif à la crise des réfugiés et sur les conditions de mise en œuvre de cet accord nous conduit à nous interroger sur le sort des réfugiés que nous renvoyons dans ce pays dit « sûr » en plus de ceux qui ne peuvent plus en partir.

L’Union européenne est-elle encore digne de son histoire lorsqu’elle applique la fameuse règle dite du « un pour un », qui réduit femmes, hommes et enfants à de simples unités comptables ?

Sans les grands principes humanitaires sur lesquels l’Union européenne s’est construite, aucune confiance n’est possible. Il est donc devenu impératif de réformer le fonctionnement de l’espace Schengen et le règlement Dublin III en transformant le régime d’asile européen commun en véritable système commun d’asile.

L’Union européenne doit aussi mettre en place un mécanisme permanent de relocalisation fondé sur des critères communs à tous les États membres et permettant de répartir les réfugiés de manière équitable et objective.

Quatrième moteur, et c’est un sujet auquel j’accorde une attention toute particulière, plus qu’une politique étrangère et de défense commune, c’est d’une véritable politique communautaire que nous avons besoin sur ces sujets.

L’actuelle stratégie européenne de sécurité définit les objectifs diplomatiques et opérationnels de l’Union sur la base d’une évaluation de l’état du monde qui date de 2003. Actualisée en 2008, elle reste à ce jour la seule grille de lecture que l’Union s’est donnée pour fonder sa politique étrangère et de sécurité commune. À lui seul, son intitulé, Une Europe plus sûre dans un monde meilleur, illustre le décalage de perception, car l’Europe n’est pas encore très sûre et le monde n’est guère meilleur.

Avec Yves Pozzo di Borgo, nous sommes les auteurs d’une proposition de résolution européenne dressant un constat mitigé de la politique de sécurité et de défense commune, et faisons des recommandations cohérentes pour la relancer utilement.

Nous pensons qu’une stratégie globale de sécurité européenne, dans un siècle durablement dangereux, doit intégrer le besoin de nouvelles capacités opérationnelles de défense aussi bien que de nouveaux paramètres de la sécurité intérieure, depuis le contrôle des frontières jusqu’au partage du renseignement, en passant par des coopérations judiciaires et policières efficaces.

Les procédures européennes d’un côté, la pratique intergouvernementale de l’autre, devront à cette fin impérativement jeter entre elles des passerelles, sous la double supervision des États membres et de la Haute Représentante de l’Union, également vice-présidente de la Commission, Mme Mogherini.

Il faut renforcer le Centre européen de lutte contre le terrorisme, améliorer de toute urgence les échanges d’informations entre les États membres, prendre en compte les impératifs d’autonomie énergétique ou de sécurité dans les transports.

Mes chers collègues, il faut rapidement permettre à l’Union européenne de détenir les outils politiques, juridiques et opérationnels de nature à répondre au besoin de sécurité exprimé par les citoyens européens, auquel, seuls et dispersés, les États membres ne sauraient répondre efficacement. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC, du RDSE et de l'UDI-UC, ainsi qu’au banc des commissions.)

M. le président. La parole est à M. André Gattolin, pour le groupe écologiste.

M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, l’ordre du jour du Conseil européen à venir est particulièrement chargé.

Il s’agira notamment d’approuver les recommandations de la Commission dans le cadre du semestre européen et d’évoquer l’actuel engluement de l’Union face à la crise migratoire, qui se traduit aujourd’hui par la fermeture de la route des Balkans, l’accord très controversé mis en œuvre avec la Turquie, la dramatique situation des hotspots en Grèce et le succès plus que mitigé de la politique de relocalisation des réfugiés, des sujets majeurs qui mettent, malheureusement, en relief nos difficultés, voire notre incapacité à répondre aux défis toujours plus nombreux auxquels nous devons faire face.

Cependant, la question la plus sensible de ce Conseil sera bien évidemment celle des suites à donner au référendum qui se tiendra, après-demain, au Royaume-Uni. À l’heure où nous parlons, nous sommes bien incapables d’en prévoir l’issue. L’incertitude quant à ce scrutin reste totale, même après le monstrueux assassinat de la députée pro-européenne Jo Cox.

Je tiens au passage à remercier vivement le président du Sénat pour l’hommage qui vient d’être rendu à cette jeune députée. Jo Cox, qui aurait eu 42 ans demain, symbolise, par son âge et par ses engagements, toute une génération de Britanniques, née au lendemain de l’adhésion de son pays au Marché commun, qui souhaite en finir avec la vision passéiste d’une Angleterre insulaire toujours prompte à vouloir imposer ses règles et ses seules règles à l’Europe et au reste du monde.

Cet attentat sauvage en dit long sur l’incroyable dégradation du débat public en Grande-Bretagne et, malheureusement, ailleurs sur les questions ayant trait à l’Europe.

La défiance actuelle à l’égard de l’Europe n’est, bien sûr, pas de la seule responsabilité des dirigeants du Royaume-Uni. La manière dont nous avons cru très naïvement, dans les années 2000, que l’élargissement à grande vitesse de l’Union était compatible avec une intégration accrue sur la base d’institutions qui avaient été conçues pour six ou dix pays, et avec comme seul mantra l’établissement d’un marché unique, a beaucoup contribué à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

On ne peut par ailleurs que ressentir un certain malaise quand on écoute les arguments des partisans britanniques du maintien au sein de l’Union et, en premier lieu, ceux qui sont régulièrement avancés par David Cameron. Le plus fréquent est celui du coût financier d’une telle sortie et de ses conséquences pour la place financière de Londres.

Aucune vision, aucun projet politique pour l’Europe dans tout cela, sinon de viser à entraîner dans sa suite d’autres États membres en proie au doute et à la défiance à l’égard de l’Europe. Au sein même du camp du maintien, il y a comme un déni de la question européenne sur le fond.

Quoi qu’il advienne ce 23 juin, nous ne sortirons pas de la spirale inquiétante qui vient de s’enclencher. Évidemment, en cas de succès du maintien, nous aurons évité le terrible symbole d’une Union en déconstruction avec la sortie effective d’un de ses principaux membres.

Toutefois, il faut le dire, les concessions faites à M. Cameron en février dernier, en amont de la tenue du référendum, sont tout sauf satisfaisantes et loin d’éclaircir notre horizon commun. À défaut d’être équilibrées, elles sont tout simplement destructrices pour le projet européen.

Même si certaines des mesures prises ou annoncées en matière de droits sociaux des résidents européens non britanniques parvenaient à surmonter les oppositions du Parlement européen et du Conseil, leur remise en cause devant la justice britannique est possible et entraînerait de nouveaux affrontements politiques.

Par ailleurs, une réforme des traités paraît inévitable pour entériner d’autres concessions obtenues concernant le statut dérogatoire de la Grande-Bretagne face au principe d’une « Union toujours plus étroite » et le souhait de ce pays d’établir un système de carton rouge permettant aux parlements nationaux de s’opposer à tout projet d’acte européen.

On le voit, ce sont des mois de périlleuses négociations qui s’ouvriraient à un moment où l’Union peine déjà à gérer des défis chaque jour plus nombreux.

En cas de succès des partisans du Brexit, la procédure de sortie dans les textes est si imprécise que personne n’est aujourd’hui en mesure d’en dire la durée, les modalités exactes et quel pilote tentera de faire atterrir en catastrophe l’avion britannique en perdition.

Officiellement, c’est la Commission européenne qui prendra les rênes de l’opération. Les choses risquent d’être bien compliquées, car dans les textes européens, rien ne dit de ce qu’il adviendra des 73 eurodéputés britanniques, du commissaire Jonathan Hill et des quelque 1 200 fonctionnaires britanniques de la Commission durant cette période.

S’ils parviennent jeudi soir à leurs fins, les partisans du Brexit ne cachent pas leur souhait d’obtenir le beurre et l’argent du beurre. Dans leur plan de sortie de l’Union, qui a été dévoilé la semaine passée, ceux-ci ne semblent pas vouloir d’une adhésion à l’Espace économique européen, qui les obligerait à contribuer encore au budget de l’Union. Ils aspirent à l’établissement rapide d’un traité de libre-échange avec l’Union et naturellement à conserver nombre de leurs prérogatives financières et bancaires.

Disons-le clairement, laisser à la Commission européenne l’exclusive d’une telle négociation, surtout lorsqu’on voit la manière dont elle s’y prend actuellement dans la négociation de certains grands traités commerciaux bilatéraux, ne nous dit rien qui vaille.

Les arguments en faveur d’une mansuétude de la Commission à l’égard du Royaume-Uni ne manqueront pas. On arguera en haut lieu qu’on ne peut laisser l’économie britannique partir à la dérive, voire le populisme d’extrême droite accéder au pouvoir, laisser le Royaume-Uni en proie aux volontés sécessionnistes des Écossais.

Alors oui, un Brexit coûtera sans doute cher au Royaume-Uni ; il aura aussi des incidences économiques pour le reste de l’Union et pour la France, mais le pire coût risque d’être politique si nous nous contentons de regarder passer les trains.

Regarder passer les trains aujourd’hui, c’est n’avoir aucun discours de réelle fermeté à l’endroit du Royaume-Uni si finalement il décide de se maintenir ou, pire encore, de quitter l’Union. Regarder passer les trains, c’est n’avoir aucun projet fort pour l’Europe de demain.

Une chose est claire, nous ne serons pas en mesure de continuer dans la configuration actuelle, que ce soit à 28 ou à 27, sans véritable projet d’intégration autre qu’économique.

Le projet d’une gouvernance et d’un budget de la zone euro, pour peu qu’il soit réalisable à court terme, est sûrement utile, mais il ne suffit pas à constituer une réponse à la hauteur des enjeux.

Une initiative politique forte doit être prise, en sachant qu’aujourd’hui aucun pays, pas même l’Allemagne, n’est en mesure à lui seul de renverser la table pour donner un nouveau départ à une Europe en déshérence.

Il y a une urgence à penser un nouveau moteur de l’Europe qui ne peut démarrer qu’à travers une grande initiative conjointe de ses quatre plus grandes et importantes nations qui, jusqu’alors, ont joué le jeu de l’intégration : je veux parler de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne.

C’est aux gouvernements et aux parlements nationaux de ces quatre pays, en étroite collaboration avec le Parlement européen et, bien sûr, les autres États qui voudront bien s’associer à cette démarche, d’élaborer une véritable feuille de route pour l’Europe de demain.

Chacun de ces pays devra faire des concessions, parfois importantes, pour parvenir à un véritable projet commun d’intégration, notamment en matière de politique de sécurité et de défense commune, de construction d’une authentique industrie européenne du futur, d’indépendance technologique et énergétique durable, d’harmonisation fiscale et de solidarité économique.

Bien sûr, tous les membres de l’Union n’accepteront peut-être pas de suivre, mais si nous ne sonnons pas vite et fort l’heure de la clarification, le délitement européen à l’œuvre risque fort de nous emporter. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et républicain et de l'UDI-UC, ainsi qu’au banc des commissions.)

M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour le groupe du RDSE.

M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous pensons tous, ce soir, à notre collègue députée britannique assassinée au nom d’une idéologie nationaliste, en nous souvenant que l’assassinat de parlementaires a toujours marqué des moments difficiles de l’histoire, et encore particulièrement en cette première moitié du XXIe siècle. Comment ne pas penser aussi aux mouvements politiques qui se développent en Hongrie, en Pologne, en Autriche, où l’emploi se porte bien, où les jeunes sont formés ? Comment ne pas penser aux mouvements citoyens de plus en plus présents en Italie, en Espagne ?

Nous devons en tirer la conclusion que de nombreux Européens adressent un message de défiance à l’égard non seulement de certains de leurs dirigeants nationaux, mais aussi, nous le savons, de l’Union européenne et de ses institutions - bien davantage qu’à l’idée de l’Europe elle-même. La responsabilité est collective, car bien des gouvernants, depuis de longues années, ont imputé les problèmes à l’Europe, quand bien même ce n’était pas sa faute, mais la leur. Aujourd'hui, nous payons l’addition !

Ne pas vouloir entendre ces messages, ne pas vouloir travailler à réformer les mécanismes européens, c’est fragiliser encore davantage l’Europe. La France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, comme vient de le dire notre collègue Gattolin, doivent assumer leur responsabilité de relance de l’Europe.

Comment ne pas constater aujourd'hui que faire avancer au même rythme les 28 pays européens est, d’un point de vue réaliste, concret, une mission impossible ? Nous le savons et il faut en tirer les conséquences, faire évoluer l’Europe de telle manière qu’elle puisse fonctionner correctement, peut-être pas à la même vitesse selon les pays.

Aujourd’hui, nonobstant les problématiques internes à chacun des États membres, il s’agit de savoir si l’Europe peut répondre aux grands défis du moment.

Le prochain Conseil européen, monsieur le secrétaire d'État, se penchera une nouvelle fois sur la crise migratoire, qui a éprouvé durablement, y compris dans les esprits, la solidarité européenne, avec des instruments destinés tant à gérer les flux qu’à organiser l’accueil des réfugiés, avec quelques résultats, il faut aussi le reconnaître, même si ce n’est pas merveilleux.

Notre groupe souscrit à la position du Gouvernement consistant à accepter un accueil raisonnable des réfugiés sur notre territoire en rapport avec nos possibilités matérielles et au regard du contexte sécuritaire qui est le nôtre depuis les attentats.

Nous avons accueilli favorablement la mise en place des hotspots, la politique de relocalisation dans les limites que je viens d’évoquer, le renforcement des moyens de l’agence FRONTEX ou encore le paquet « Frontières ».

Aujourd’hui, il s’agit plus particulièrement pour l’Union européenne d’évaluer le plan d’action activé avec la Turquie fin 2015 et confirmé par la déclaration du 18 mars dernier. Cet accord visait à rendre opérationnels des accords de réadmission déjà existants depuis 15 ans entre la Turquie et la Grèce, et depuis 2 ans entre la Turquie et l’Union européenne. C’est donc un accord politique pour lequel il a été décidé d’établir en contrepartie du principe de « un pour un » l’accélération du processus de libéralisation des visas.

Personne n’est sourd quant au respect des 72 critères exigés pour l’exemption des visas. Je préside le groupe d’amitié France-Turquie et crois connaître à peu près la situation turque, monsieur le secrétaire d'État. Celle-ci n’est pas merveilleuse, des dérives quant aux droits de l’homme sont incontestables, mais réagissons-nous aussi violemment à ce qui se passe en Arabie Saoudite ou en Égypte ? La question mérite d’être posée, même si elle n’excuse rien.

En tout cas, vous l’avez dit, l’accord passé avec la Turquie a permis de réduire considérablement le flux des réfugiés et ainsi bien des drames humains, ce qui est déjà un bon résultat, au-delà de ce que l’on peut penser des dérives qui se produisent en Turquie concernant les droits de l’homme. La question est de savoir si l’on a fait avancer le dossier des réfugiés, si l’on a permis l’allégement de certaines souffrances humaines. La réponse est « oui », et le reste passe après, même si ce n’est pas secondaire.

En outre, condamner la Turquie, comme certains pays, c’est oublier qu’elle accueille 2,7 millions de réfugiés sur son sol et qu’elle y fait face. Il est difficile, dans ces conditions, d’accepter de recevoir des leçons tous les jours.

En tout état de cause, comme le disait le Premier ministre ici même fin novembre : « Nous devons respecter ce grand pays qu’est la Turquie », sans être dupes de quoi que ce soit et en disant les choses, mais en étant conscients des réalités.

J’en viens à un autre point de l’ordre du jour du prochain Conseil européen, la question du Brexit. Bien que le souhait d’une partie des Britanniques de sortir de l’Europe obéisse à de nombreux autres ressorts que celui des migrations, celles-ci ont alimenté encore leur euroscepticisme.

À quelques jours du référendum, l’heure n’est plus aux pronostics. La décision appartient au peuple britannique. Nous devrons à la fois prendre acte et tirer des enseignements du résultat du vote quel qu’il soit. Pour notre groupe, les Anglais ont toute leur place dans l’Union, une place qu’ils n’ont malheureusement jamais complètement occupée, mais c’est à eux d’en décider et c’est leur responsabilité !

Quoi qu’il en soit, derrière tout cela, il y a des enjeux économiques. La panne de croissance qui a gagné l’Europe depuis la crise de 2008 a alimenté la défiance que j’évoquais. C’est pourquoi l’emploi, la croissance et l’investissement seront également à l’ordre du jour du Conseil. Le point sera fait sur le fonds européen pour les investissements stratégiques. Ce fonds est utile et contribue à stimuler l’emploi, mais il n’est qu’un outil de plus.

Plus fondamentalement, monsieur le secrétaire d'État, ce dont nous avons besoin, c’est d’un cap politique avec quelques principes. Il s’agit de savoir de quelle Europe nous voulons. Avec les Britanniques, il y a toujours eu ce malentendu, toutefois très conscient, entre deux visions, celle d’une Europe commerciale, du libre-marché, et celle, disons-le, plus romantique d’une Europe humaniste qui faisait dire à François Mitterrand que « l’Europe a trouvé sa raison d’être en devenant l’Europe de la liberté ». Mais ce n’est jamais facile à construire.

Alors aujourd’hui, à défaut d’avoir clairement tranché dans une direction, c’est trop souvent la gestion des crises qui fait avancer le projet européen. Il a fallu le choc économique de 2008 pour faire émerger l’Union bancaire. Il a fallu l’affaire LuxLeaks pour qu’une directive européenne anti-évasion fiscale soit sur le point de voir le jour.

L’Europe n’aura de sens, mes chers collègues, que si elle pose clairement quelques principes forts, dont celui de la coordination des politiques économiques, avec au minimum une convergence des politiques fiscales.

Dernier sujet qui sera évoqué la semaine prochaine, la politique extérieure, notamment les relations entre l’Union européenne et l’OTAN dans la perspective du sommet de Varsovie. Là aussi, il serait souhaitable que la solidarité s’exerce un peu plus.

Je ne m’étendrai pas sur ce que doit contenir la stratégie européenne de défense et de sécurité, car nos collègues de la commission des affaires européennes ont déposé une proposition de résolution que le RDSE regarde avec intérêt, d’autant plus qu’il y est mentionné « l’établissement d’une relation approfondie avec la Russie ».

Je ne reviendrai pas non plus dans le détail sur le débat que nous avons récemment eu, mais puisque la relation entre l’Europe et l’OTAN fera partie des discussions, je rappellerai simplement que l’Union européenne n’a rien à gagner dans la politique d’endiguement qu’a tendance à pratiquer l’OTAN. C’est au sud de l’Europe que se concentrent les conflits les plus impactants pour notre territoire. Ces conflits ne peuvent être résolus sans tenir compte de la Russie, qui doit redevenir un partenaire précieux, car indispensable.

Mon groupe regrette donc la décision prise par l’Union européenne de prolonger le régime des sanctions à l’égard de la Russie. Monsieur le secrétaire d'État, il y a urgence à ce que la France, dans la tradition des pères de l’Europe, délivre à nouveau un message fort à l’adresse de ses partenaires, et c’est ce que nous attendons de vous ! (Applaudissements sur les travées du RDSE et de l'UDI-UC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. La parole est à M. Pascal Allizard, pour le groupe Les Républicains.

M. Pascal Allizard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le prochain Conseil s’ouvrira sur une Europe qui va mal, dans un monde en crise. Rien de réjouissant au demeurant, sauf à y voir une chance historique, sans doute la dernière, de repenser le projet européen, sa gouvernance et ses moyens de fonctionnement.

S’agissant de l’avenir du Royaume-Uni dans l’Union européenne, les incertitudes se renforcent à mesure que l’on approche de l’échéance. Ainsi que l’a constaté le président du Conseil européen : « Il est très difficile aujourd’hui d’être optimiste. » Deux sondages récents donnaient gagnant le Brexit, bien que la tendance semble s’inverser après l’assassinat de notre collègue la députée Jo Cox.

Si certains qualifient déjà le Brexit de victoire des peuples contre les technocrates, cette vision me semble illusoire et le scénario sera « perdant-perdant ». Je rappelle que, loin d’être ostracisées, les autorités britanniques ont déjà conclu un accord, en février dernier, qui, en cas de maintien dans l’Union européenne, satisfait leurs principales demandes.

La sortie du Royaume-Uni aura des conséquences, en particulier en matière de marché unique, et Londres devra renégocier ses relations commerciales avec l’Union. De même, elle n’émargera plus à aucun fonds européen.

Au-delà, le Brexit aura aussi un impact psychologique et, sauf à considérer le cas britannique comme « endémique », l’on peut redouter un effet d’entraînement qui serait catastrophique pour l’avenir du projet européen. En rejetant par référendum l’accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, les Néerlandais ont ouvert un premier front de défiance vis-à-vis de Bruxelles. Et que dire des percées de l’euroscepticisme en Autriche ou en Hongrie ?

Monsieur le secrétaire d'État, en cas de sortie britannique, quelle initiative prendra la France pour maintenir la cohésion européenne ? Quelle sera votre position si d’autres États en venaient à conditionner leur maintien à la satisfaction de demandes particulières ?

La crise migratoire s’invite une nouvelle fois à l’agenda de l’Union européenne.

Si, en Libye, l’expansion de l’État islamique semble contenue, le nombre d’embarcations chargées de migrants se dirigeant vers l’Europe a augmenté. L’opération Sophia en récupère, mais plusieurs centaines de milliers de personnes attendraient actuellement dans les camps libyens. Il paraît donc essentiel que la situation se normalise pour stopper le flux, faute de quoi l’opération EUNAVFOR MED Sophia n’aura servi qu’à assurer les passeurs de l’organisation d’opérations de recueil de migrants.

Vers nos frontières orientales, Syriens, Irakiens, Afghans, Pakistanais continuent de converger, mais les entrées en Grèce ont largement chuté après la mise en œuvre de l’accord avec la Turquie. Si les premiers effets sont visibles, le prix payé par l’Europe continuera longtemps d’alimenter la polémique, car les contreparties sont substantielles et donnent le sentiment d’un accord déséquilibré.

La question de l’entrée sans visa des ressortissants turcs au sein de l’espace Schengen, cela a été évoqué, est conditionnée au respect par la Turquie de 72 critères, dont quelques-uns, il faut bien le dire, cristallisent toutes les tensions. Le respect de tous les critères, monsieur le secrétaire d'État, doit demeurer une condition sine qua non. L’Europe devra aussi rester attentive à l’usage des financements alloués pour les réfugiés, ainsi qu’aux efforts de la Turquie dans la lutte contre les passeurs.

Mais, à n’en pas douter, la crise des migrants laissera des traces sur les opinions publiques européennes.

La question de la coopération entre l’Union européenne et l’OTAN est désormais étroitement liée à la situation en Ukraine et aux relations avec la Russie.

Je ne m’arrêterai pas sur les occasions manquées de faire progresser l’idée d’une défense européenne plus intégrée, mais de fait, il faut bien le constater, nombre de pays d’Europe centrale et orientale membres de l’Union européenne ont aussi choisi d’adhérer à l’OTAN pour assurer leur sécurité face à leur voisin russe et troquer par là même leurs anciens matériels soviétiques contre des équipements trop souvent américains.

Ce que certains ont pris pour la fin de l’Histoire s’est avéré être le début d’une nouvelle histoire. C’est aujourd’hui sur fond d’Union européenne affaiblie par les crises successives que se retrouvent face à face l’OTAN et la Russie, et la guerre de Géorgie puis l’agression contre l’Ukraine ont marqué un coup d’arrêt aux velléités de nouveaux élargissements, européens ou « otaniens ».

Et l’Europe, dans tout cela ? Varsovie, capitale européenne où le Pacte qui porte son nom a été créé et démantelé, accueillera le sommet de l’OTAN en juillet. Au-delà du symbole, cet événement va surtout couronner le renforcement militaire sans précédent de l’OTAN à l’Est entamé depuis le début du conflit ukrainien, et confirmer la vision « locale » de la répartition des rôles : l’Europe pour la vie économique et les affaires, l’OTAN pour la sécurité.

Enfin, je ne suis pas sûr que cette politique de démonstration réciproque de virilité entre l’OTAN et la Russie, qui se prolonge aussi dans le cyberespace, soit très productive. Elle crée surtout les conditions d’un dérapage qui, comme l’illustre l’incident aérien russo-turc à la frontière syrienne, demeure hautement possible, mais qui pourrait avoir lieu cette fois sur le territoire de l’Union européenne.

La situation dans l’est de l’Europe et les relations de l’Union européenne avec la Russie ont largement mobilisé le Sénat. Il y a deux semaines, nous adoptions une proposition de résolution européenne relative au régime des sanctions à l’encontre de la Russie. La sagesse du Sénat fut d’avoir considéré comme primordial le rétablissement des liens de confiance avec la Russie, en liant l’allégement progressif des sanctions à des progrès significatifs dans l’application des accords de Minsk.

Cette vision n’empêche pas d’être réaliste sur la conception russe des relations internationales, bien souvent basée sur les rapports de force, ni de rappeler les inquiétudes européennes vis-à-vis de l’attitude martiale de Moscou dans ce qu’elle considère toujours comme sa sphère naturelle d’influence.

Après l’annexion de la Crimée, la déstabilisation de l’est de l’Ukraine, les sanctions européennes étaient incontestablement fondées et l’Union a payé le prix fort, notamment économique, des mesures de rétorsion russes.

Cela ne doit pas occulter les responsabilités européennes : celles notamment d’avoir conduit un élargissement trop rapide à l’Est et un Partenariat oriental ambigu dans ses objectifs et trop exclusif ; celles aussi d’avoir attendu de la Russie l’exemplarité quand elle n’était pas toujours demandée à d’autres.

À l’évidence, et à condition que chacun fasse un pas, les relations doivent repartir sur de nouvelles bases, car si la Russie est bien « entre deux mondes », nous sommes désormais voisins directs et l’intérêt commun demande de s’entendre.

Monsieur le secrétaire d'État, chacun constate bien qu’il y a deux Europe sur les questions de sécurité : celle qui vit dans l’angoisse permanente de la Russie et remet son sort entre les mains de l’OTAN ; celle tout entière mobilisée contre le terrorisme islamiste et qui peine à comprendre que, sans coopération, point de salut !

Sur tous ces sujets, de nombreux Européens, en particulier en Europe centrale et orientale, sont en plein doute, quelques années à peine après leur adhésion enthousiaste. Ils se retrouvent au cœur d’une crise historique qui n’épargne pas les États membres les plus anciens.

Il nous faut donc redonner du sens à la construction européenne. Cela passe au préalable par une définition précise de nos frontières qui soit cohérente avec notre héritage culturel et civilisationnel commun. C’est dans cet espace au périmètre stabilisé et aux frontières extérieures mieux protégées que les Européens devront se recentrer sur quelques politiques d’envergure continentale, où l’Union peut apporter une contribution décisive, mais aussi alléger la production de normes.

Le temps est également compté, monsieur le secrétaire d'État, si nous voulons créer les conditions d’une « Europe puissance » qui pèse sur les grandes décisions et fasse pièce aux autres puissances du XXIe siècle.

Enfin, dans cette compétition mondiale, les Européens devront, collectivement, mieux protéger leur économie et leurs emplois face à une concurrence dérégulée.

Monsieur le secrétaire d’État, cette reconfiguration salutaire ne signifierait pas l’effacement de la France, mais serait, bien au contraire, l’occasion de réaffirmer sa vision et son rôle moteur en Europe. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)