Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour le groupe écologiste.

Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le rapport intitulé De l’Islam en France à un islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés, que nous devons à Nathalie Goulet et à André Reichardt, est le fruit d’une mission d’information présidée par Corinne Féret.

Ce rapport est d’abord pour moi, historienne des religions, un document anthropologique intéressant et stimulant. Il atteste que les débats sur l’islam aujourd’hui s’apparentent beaucoup à ceux qui, dès les Lumières, ont pris les juifs pour objet.

Le titre est à cet égard significatif : « islam en France » ou « Islam de France » ? Au fond, qu’est-ce que cela change ? Les deux vont de pair. Le mieux serait peut-être d’ailleurs de souhaiter la cristallisation d’un islam européen cultivant le changement en son sein avec ses caractéristiques propres, le distinguant de l’islam des pays musulmans. Je ferai le même type de remarque pour le mot « communauté », qui n’est qu’un terme générique, comme le soulignent eux-mêmes les rapporteurs.

Les contacts de la France contemporaine avec l’islam remontent à la colonisation de l’Algérie en 1830, mais c’est près d’un siècle et demi plus tard que les vagues d’émigration des trente glorieuses l’ont introduit dans le quotidien des Français en métropole. Ainsi l’islam n’a-t-il pas été soumis au Concordat napoléonien et n’a-t-il pas eu, comme le judaïsme, autre monothéisme minoritaire, à s’organiser dès 1808 autour de « consistoires ». Ce sont en effet ces consistoires qui ont porté l’intégration des juifs, devenus citoyens à part entière en 1790 et 1791.

L’expérience de la condition diasporique est récente pour les musulmans, d’où les problèmes organisationnels. Dans leur grande majorité, aujourd’hui, les musulmans de France sont des citoyens français. On estime leur nombre à quelque 5 millions. D’après un rapport récent de l’Institut Montaigne, 46 % d’entre eux constitueraient une majorité silencieuse avec un système de valeurs en adéquation avec la société française, et 25 % formeraient un groupe de conservateurs, pieux, fiers de leur islam, mais acceptant la laïcité ; enfin, 28 % des personnes sondées par l’Institut n’adhéreraient pas aux valeurs de la République.

Le mérite d’une telle enquête, à considérer avec prudence, est de souligner la fragmentation de cette population en diverses tendances ou sensibilités. On est là face à un groupe confessionnel encore traditionnel. Et traversé par des tensions entre les ressortissants des différents pays musulmans, notamment maghrébins et turcs, dans un CFCM de création récente, érigé comme interlocuteur, encore fragile, de la République.

Le rapport de nos collègues pointe les difficultés auxquelles font face les musulmans de France. La formation des imams, le poids du pays d’origine, les problèmes de financement, les conflits liés à la filière halal sont du nombre. Et le peu d’institutions existantes n’est pas en mesure d’y remédier.

Une chose ne doit pas être perdue de vue : on ne peut ni imposer des réformes par le haut ni imposer d’autorité des changements aux musulmans de France, stigmatisés de longue date et plus encore depuis les récentes vagues terroristes. Il semble d’ailleurs, hélas ! que l’on ne s’émeuve vraiment de l’existence et des problèmes de cette population qu’au lendemain d’un attentat, donc rarement à froid.

Nous ne sommes plus au début du XIXe siècle. L’État ne peut pas, tout seul, refonder l’islam de ce pays. Il doit pouvoir s’appuyer en interne sur des courants représentatifs existants et capables de se mettre en phase avec les exigences du temps. Si rien ne se passe à l’intérieur des groupes de musulmans, il ne faut pas espérer de grands changements.

Le judaïsme français et européen a fait, au XIXe siècle, converger ses propres ambitions de transformation avec celles de ses réformateurs non juifs. C’est de cette convergence que sont nés des mouvements comme la néo-orthodoxie ou la réforme. On observe d’ailleurs quelques similitudes entre les théories de Tareq Oubrou et la néo-orthodoxie juive.

La formation des imams dans des institutions universitaires jumelées avec les centres de formation déjà existants, pourquoi pas ? À condition qu’il ne s’agisse pas seulement de leur apprendre les « valeurs de la République », mais bien de les initier à ce que le rapport appelle pudiquement le « texte », qui n’est autre que la théologie. Je tiens en effet à préciser au passage que, dans l’islam, il n’y a pas un seul texte : il y a le Coran, les hadiths, etc.

Créons, en terre non concordataire, des instituts musulmans comparables aux instituts catholiques et protestants. Créons, à l’université de Strasbourg, en terre concordataire, une faculté de théologie musulmane. Ces lieux pourront faire émerger une génération de théologiens capables de repenser leur propre doctrine.

Le présent rapport démontre qu’il reste beaucoup à faire, et que l’on ne peut simplement calquer les solutions de demain sur des modèles anciens. L’islam de France doit être accompagné dans ses différences et dans ses difficultés, loin de tout affichage et hors de la pression d’une prétendue urgence. Ce sera long, mais pas impossible. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Corinne Féret, pour le groupe socialiste et républicain.

Mme Corinne Féret. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, comme je l’ai indiqué lors de ma première intervention, les travaux de la mission se sont orientés dans sept grandes directions, avec le souci de dresser un état des lieux le plus précis possible pour mieux suggérer des pistes de transition vers un islam de France. Je choisis volontairement à présent de revenir sur trois d’entre elles.

Sur le sujet de la formation des imams et des aumôniers, rappelons tout d’abord que le culte musulman est un culte sans clergé hiérarchisé et que chaque imam ne tient sa nomination que des fidèles dont il dirige la prière. Point d’imams autoproclamés, donc…

Dans notre rapport, nous avons tout particulièrement souhaité relever les inconvénients que présente le système des imams détachés de leur pays d’origine, qui sont aujourd’hui au nombre de 315 sur le territoire national.

Si ces imams disposent d’un bagage théologique suffisant et ne présentent pas, en principe, de risque de radicalité, leur manque de maîtrise de notre langue et de connaissance du contexte culturel et social français rend difficile leur relation avec les plus jeunes de leurs fidèles. Il complique également l’exercice de leur rôle social et leurs relations avec les autorités locales.

L’objectif – vous en convenez vous-même, monsieur le ministre – est donc d’avoir des cadres religieux formés en France, plutôt que mis à disposition par des États étrangers.

S’agissant de la formation théologique des imams, il conviendrait que l’islam de France se dote d’un conseil scientifique unique, chargé notamment de « labelliser » la formation sur la base d’un cursus unifié. Les choses vont dans le bon sens, puisque le CFCM a engagé une réflexion sur la certification des imams et sur la définition de leur parcours de formation.

Sur le terrain de la formation profane, des efforts importants ont été engagés par le Gouvernement. Une première étape a été franchie avec la création de diplômes universitaires, mis en place avec le soutien des pouvoirs publics, et faisant suite à une formation « civile et civique » autour des thèmes de la laïcité, des institutions françaises, du droit, de la sociologie et de l’histoire des religions. Dix-sept diplômes de ce type sont, d’ores et déjà, proposés en France.

Conformément au souhait de la mission, un tel diplôme devrait être prochainement rendu obligatoire pour les nouveaux aumôniers militaires, hospitaliers et pénitentiaires de toutes confessions.

Monsieur le ministre, en lien avec Mme la ministre de l’éducation, de l’enseignement supérieur et de la recherche, vous venez tout récemment d’annoncer vouloir franchir encore une nouvelle étape, en suscitant la création au sein des universités publiques de centres ou de cursus d’excellence en islamologie. Une mission vient ainsi d’être confiée à trois universitaires pour avancer rapidement vers la mise en place d’une nouvelle offre de formation dès la prochaine rentrée.

Les choses avancent donc à grands pas, dans le sens des orientations souhaitées par la mission d’information. Je vous en félicite.

J’en viens au financement du culte musulman.

Il convient, tout d’abord, de tordre le cou à l’idée reçue selon laquelle le financement des mosquées serait aujourd’hui un problème majeur, en raison de la prépondérance qu’y tiendraient les financements étrangers. Comme le soulignent les auteurs du rapport, « le financement de la construction et de l’entretien des mosquées est assuré majoritairement par la communauté elle-même grâce aux dons des fidèles. […] Le financement des États étrangers existe, mais est faible proportionnellement et relativement concentré sur un petit nombre d’États et sur seulement quelques mosquées ». Je tenais à le dire ; voilà qui est fait !

Autre mythe qui s’effondre, celui de la fameuse taxe halal pour financer le culte musulman.

Non, il n’est pas possible pour Bercy de taxer un élément religieux. En outre, il n’y a pas d’uniformité de la norme halal, contrairement au casher, secteur qui est organisé depuis très longtemps. C’est pourquoi, pour contribuer effectivement au financement de l’islam de France, plutôt qu’un dispositif fiscal obligatoire, la mission préconise une redevance pour services rendus mise en place par le culte musulman lui-même.

Au mois d’août dernier, donc après l’adoption du rapport, M. Anouar Kbibech, président du CFCM, a annoncé que les fédérations musulmanes, le CFCM et les grandes mosquées habilitées à certifier les produits halal étaient parvenus à un accord sur un « référentiel religieux », première étape de la rédaction d’une « charte » du halal.

Il a par ailleurs indiqué qu’en cette rentrée ils s’attaqueraient « à la procédure et au contrôle de la filière, mais aussi au financement du culte par une redevance sur la filière ». Ce qui touche à la question du halal avance donc, là encore, dans le bon sens.

Toujours en matière de financement, notre mission préconisait de faire transiter la totalité des financements en provenance de l’étranger par une institution unique et transparente, à l’image de la Fondation des œuvres de l’islam de France, créée en 2005, mais mort-née en raison de querelles de gouvernance.

Nous n’avions pas connaissance, à l’époque de la rédaction du rapport, de votre souhait, monsieur le ministre, d’aider à la mise en place de deux nouvelles institutions, couplées l’une à l’autre : la Fondation pour les œuvres de l’islam de France, à visée culturelle, et une association qui sera, elle, cultuelle. Avec ces deux « outils », vous faites le pari qu’un modèle vertueux de financement s’imposera avec le temps, tarissant, à terme, les financements étrangers. Ce pari, je le fais avec vous.

Enfin, je souhaite évoquer le sujet de l’enseignement privé musulman.

Il répond à une demande croissante des familles musulmanes, qui, comme d’autres familles de confessions différentes, souhaitent que leurs enfants reçoivent à l’école un enseignement de qualité conforme aux normes définies par l’éducation nationale, mais incluant des heures d’enseignement religieux.

Rappelons que les établissements ne peuvent contractualiser avec l’État qu’après cinq années d’exercice, sauf dérogation. De création récente, les écoles privées musulmanes sont donc quasi exclusivement des écoles hors contrat. Leur passage sous contrat est, bien évidemment, vivement souhaité par la mission d’information.

S’agissant des établissements hors contrat, si, actuellement, le régime en vigueur dans notre pays est un système déclaratoire, la ministre de l’éducation nationale avait annoncé dès avril 2016 qu’un nouveau schéma serait prochainement rendu opposable à tous les nouveaux établissements hors contrat. Elle souhaitait transformer le régime actuel de simple déclaration en système d’autorisation préalable, et passer donc d’un contrôle a posteriori à un contrôle a priori.

Ce faisant, dans le cadre du projet de loi Égalité et citoyenneté, les sénateurs étaient amenés à se prononcer sur une mesure conditionnant l’ouverture d’établissements privés d’enseignement scolaire hors contrat à une autorisation préalable, de façon à permettre aux autorités compétentes d’agir rapidement en cas d’enseignements contraires aux valeurs de la République. Il est donc profondément regrettable que la droite sénatoriale, en séance publique le 5 octobre dernier, ait fait adopter à la place un dispositif maintenant le régime de déclaration d’ouverture, avec opposition uniquement a posteriori.

Mme Corinne Féret. Il est clair, monsieur le ministre, que le Gouvernement a décidé de n’éluder aucun sujet et de joindre les actes à la parole. Vous avancez et obtenez des résultats, favorisant comme jamais les échanges avec les représentants du culte musulman… N’en déplaise aux amoureux des idées reçues et propositions fantaisistes contraires aux principes de la République, aux faiseurs de polémiques qui profitent du climat actuel pour semer la confusion !

Depuis près de deux ans, avec notamment la mise en place de l’instance de dialogue avec l’islam de France, vous mettez tout en œuvre pour créer les conditions d’une relation forte et apaisée entre la République et les Français de confession musulmane. C’est la bonne méthode, celle qui privilégie le travail sur des sujets centraux intéressant l’ensemble de nos concitoyens.

Oui, c’est d’écoute, de cohésion et d’une détermination sans faille, à l’image de celle dont vous faites preuve, monsieur le ministre, dont notre pays a besoin. C’est ainsi que nous parviendrons à bâtir cette belle et grande ambition qu’est l’islam de France. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)

Mme la présidente. La parole est à M. André Reichardt, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. André Reichardt. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, en ma qualité de corapporteur de la mission d’information qui a élaboré le rapport dont nous débattons, je voudrais d’abord, à mon tour, remercier de leur travail les membres de cette mission, au premier rang desquels sa présidente, Mme Corinne Féret, et son rapporteur, Mme Nathalie Goulet.

Nos travaux ont abouti à un rapport adopté à l’unanimité, moins une abstention, ce qui n’est pas banal s’agissant d’un document qui porte sur un domaine qualifié de sensible et dont les préconisations ne sont pas « molles » – c’est le moins que l’on puisse dire !

Qu’il s’agisse de la représentation du culte musulman dans notre pays, de son financement, de la formation des imams ou de la filière halal, notre constat est sans appel : la situation n’est pas satisfaisante et doit connaître des modifications substantielles au plus vite.

Je ne peux donc que me féliciter, monsieur le ministre, que vous ayez dès la fin du mois d’août, soit même pas deux mois après la remise de notre rapport, annoncé des mesures reprenant pour l’essentiel le contenu de celui-ci.

Certes, j’aurais aimé – c’est aussi le cas, je crois, des autres membres de la mission – que vous citiez publiquement le travail du Sénat comme ayant inspiré, au moins en partie, vos décisions. Car, pour le coup, la Haute Assemblée a non seulement fait preuve de sagesse et de hauteur de vue – j’oserai dire que c’est presque « normal » ! –, mais a surtout été pleinement dans l’actualité, personne à part elle n’ayant jusqu’alors brossé un tel portrait de l’islam et proposé des solutions aux problèmes mis à jour.

Mais peu importe ! L’essentiel est que nous nous rejoignions sur le constat et les mesures à prendre. Sur ce plan, la feuille de route est claire : il s’agit de veiller à mettre en place au plus vite un islam de France. Pour cela, les différentes mesures que nous avons proposées constituent un ensemble cohérent – j’y insiste ! –, dont chaque élément est fondamental pour la construction de l’édifice.

À cet égard, concernant plus particulièrement le financement du culte musulman, permettez-moi de vous dire que l’objectif de transparence que nous cherchons à atteindre ne me paraît pas entièrement assuré par le dispositif que vous avez décidé de mettre en place.

Je vous l’avais dit dès le 29 août dernier, dès lors que la Fondation pour les œuvres l’islam de France, dont vous avez décidé la refondation, ne pourra pas recevoir de financements étrangers mais que rien ne peut interdire de tels financements, il est à craindre que ceux-ci ne continuent à parvenir aux associations gérant les différentes mosquées.

Vous le savez, une majorité de mosquées sont gérées par des associations de type 1901 plutôt que par les associations cultuelles prévues par la loi de 1905. Or ces associations loi 1901 ne sont pas, contrairement aux autres, assujetties à des obligations comptables ; l’opacité des financements peut donc encore longtemps constituer la règle.

J’ai bien noté que votre ministère entendait encourager les associations gérant les mosquées à adopter les statuts juridiques de l’association cultuelle, mais je crains que cela ne soit insuffisant. Il faudrait à tout le moins prévoir, comme l’a envisagé la mission sénatoriale, la création d’une obligation de certification des comptes dès le premier euro de don pour les associations loi de 1901 gérant un lieu de culte.

Sur la proposition de Nathalie Goulet, le Sénat a adopté, il y a une dizaine de jours, un amendement au projet de loi Égalité et citoyenneté allant à peu près dans ce sens. Notre collègue vous en parlera certainement dans sa prochaine intervention.

Par ailleurs, même si sa représentation et son mode d’élection doivent être améliorés, le CFCM constitue bien l’interlocuteur principal des pouvoirs publics.

Sous la présidence de M. Anouar Kbibech, le CFCM a pris de nombreuses initiatives, parmi lesquelles la création d’un conseil théologique, qui faisait cruellement défaut dans notre pays. Il s’est engagé aussi dans d’autres chantiers fondamentaux et difficiles, tels que la définition d’une norme halal ou la formation des imams en France.

Or les moyens dont dispose cette instance sont quasi inexistants : un demi-poste, nous a-t-on dit. Son expertise technique est par définition limitée, notamment sur des sujets complexes comme les voies et moyens à mettre en œuvre pour créer une redevance halal, que nous voyons comme une contribution volontaire des acteurs de la filière.

Comment concilier la poursuite urgente de nos objectifs avec de si faibles moyens ? Se pose donc bien la question du calendrier des mesures que nous devons prendre.

Depuis la remise de notre rapport au Sénat, le 6 juillet dernier, se sont produits différents événements liés au terrorisme islamique, dont certains tragiques, comme le carnage du 14 juillet à Nice et l’assassinat du père Jacques Hamel. Ceux-ci ont considérablement développé les tensions au sein de notre société – je le ressens dans mon territoire. Les vives inquiétudes manifestées par nos concitoyens à cet égard ont ensuite été confortées par les résultats de l’étude de l’IFOP, l’Institut français d’opinion publique, sur les musulmans de France, menée pour l’Institut Montaigne, qu’Esther Benbassa a évoquée.

Selon cette étude, 28 % des musulmans considèrent que la charia est au-dessus des lois de la République et près de 29 % d’entre eux contesteraient la laïcité et estimeraient qu’elle ne permet pas d’exprimer librement sa religion. Seuls 46 % des sondés seraient parfaitement intégrés dans la République et à l’aise avec ses valeurs ! Ces chiffres, dès lors qu’ils seraient exacts, traduiraient une situation grave. Ils montrent l’urgence qu’il y a à entreprendre une action majeure d’intégration, voire de déradicalisation.

Cette action, les membres de la mission sénatoriale ont souhaité l’inscrire dans le respect de la laïcité républicaine, en partenariat avec les responsables des communautés musulmanes. Mais il faut agir vite, monsieur le ministre – disant cela, je vise le Gouvernement, d’une part, et les musulmans qui se reconnaissent dans les valeurs de la République, d’autre part. Faute de quoi nous aurons donné raison à ceux qui pensent que, islam et islamisme, c’est la même chose et que l’islam est donc une religion tout simplement incompatible avec la France. Je n’ose envisager les conséquences d’une telle conclusion… (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour le groupe UDI-UC.

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le ministre, à entendre certains des orateurs qui m’ont précédée, il ne fallait rien faire, c'est-à-dire rester simplement dans notre rôle de législateur et voter les textes qui nous sont soumis sans comprendre, en répétant des idées reçues, des contrevérités et des banalités !

Nous avons choisi le processus inverse pour essayer de mieux comprendre et de nous faire notre propre opinion, dans le strict respect de la loi de 1905. Nos collègues membres de la mission nous ont d’ailleurs rappelés à l’ordre et remis à notre place chaque fois que nous nous apprêtions à faire des préconisations empiétant sur ce texte.

C’est la raison pour laquelle ce rapport est non pas de préconisation, mais d’information : notre mission a dressé un état des lieux, bon ou mauvais.

Nous avons mené trois types d’auditions. Un quart des intervenants nous ont dit que l’islam n’était pas compatible avec la République, qu’il fallait mettre de l’ordre et intervenir. La moitié d’entre eux a estimé, au contraire, que cette religion était compatible avec la République et en respectait les lois. Enfin, le dernier quart des intervenants – peut-être le plus intéressant – nous a conseillé de ne pas intervenir, car, chaque fois que l’État est intervenu pour organiser l’islam, la prise en main par les musulmans de leur propre destinée a été retardée de dix ans et une situation « postcoloniale » a été maintenue.

Nous avons donc entendu au sein de la mission tout l’éventail des opinions. À cet égard, la position d’Éliane Assassi, qui vient de justifier la décision de son groupe de ne pas participer à la mission d’information, est tout à fait respectable, mais elle constatera en relisant son intervention que c’est elle qui fait de l’amalgame, et pas nous !

Mme Éliane Assassi. C’est facile ! Dès lors que l’on n’est pas d’accord avec vous…

Mme Nathalie Goulet. Monsieur le ministre, je souhaite attirer votre attention sur une disposition dont André Reichardt vient de vous parler, car, parmi les sujets de préoccupation, il y a le problème de la construction des lieux de culte et celui de la base légale sur laquelle ces lieux peuvent être construits.

En la matière, deux lois peuvent être invoquées : la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’État et la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association. L’une prévoit des obligations comptables et fiscales alors que l’autre n’en prévoit pas. Une sorte de jeu consiste, vous le savez, à utiliser les dispositions de la première plutôt que celles de la seconde, c'est-à-dire à créer un établissement culturel pour dissimuler un établissement cultuel, qui serait plus surveillé.

André Reichardt l’a rappelé, j’ai déposé lors de l’examen de la loi Égalité et citoyenneté un amendement qui est tombé, mais qui a été repris par notre collègue Francis Delattre et que notre Haute Assemblée a adopté, amendement qui sera débattu incessamment en commission mixte paritaire.

Nous tenons beaucoup à la disposition que cet amendement a introduite, car elle permettra de procéder à une sorte de consolidation des comptes lorsqu’il y a une association culturelle et une association cultuelle. Sont donc visées les associations formées sur la base de la loi de 1901, mais dont l’activité ou l’un des éléments sont manifestement liés à la pratique d’une religion, et donc au cultuel, et les rattachent à la loi de 1905.

J’espère que cette disposition sera retenue dans le projet de loi Égalité et citoyenneté, car elle contribuera à mettre de l’ordre et de la transparence dans les financements, lesquels en manquent singulièrement ! (Applaudissements sur les travées de l’UDI-UC. – M. Gérard Longuet applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Bigot, au nom du groupe socialiste et républicain.

M. Jacques Bigot. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à saluer les membres de la mission d’information, tout particulièrement sa présidente et ses rapporteurs.

J’ai écouté Éliane Assassi expliquer la décision, tout à fait respectable, du groupe CRC de ne pas prendre part aux travaux de la mission. J’ai entendu ensuite notre collègue François Zocchetto dire, après Nathalie Goulet, qu’il n’avait pas été évident, au sein de l’UDI-UC, de choisir un tel sujet de mission. Pour le groupe socialiste et républicain, au nom duquel je m’exprime, il n’a pas non plus été facile d’adhérer à cette mission et d’y participer.

Néanmoins, nous n’avons pas à regretter de l’avoir fait. C’était d’abord une façon d’éviter qu’un tel rapport émane uniquement de la majorité sénatoriale, auquel cas il aurait pu être facilement critiqué. Je remercie d’ailleurs la présidente d’avoir veillé à l’équilibre des propos et les rapporteurs d’avoir conduit les auditions de manière généreuse, en laissant à chacun le temps de s’exprimer longuement. De la sorte, nous avons atteint, comme l’a dit Nathalie Goulet, l’objectif d’une mission d’information : dresser un diagnostic, en faire une analyse et, avec une grande prudence, entre les lignes, présenter, éventuellement – et encore… –, des préconisations.

Monsieur le ministre chargé des cultes, la difficulté est en effet immense parce que l’histoire du politique et du religieux reste une véritable question dans un monde où de nombreux pays, notamment de religion musulmane, ont une religion d’État, comme ce fut le cas de la France jusqu’à la Révolution française.

Étant l’un des sept sénateurs vivant en terre concordataire, je me permets de rappeler que le Concordat a été la première loi française introduisant la laïcité dans notre République. La laïcité a certes été très fortement renforcée en 1905, mais le régime que nous connaissons dans nos trois départements est français – et non allemand ; il faut le rappeler, car certains l’oublient parfois. Personne – ou seulement, peut-être, quelques-uns, à un moment donné – ne pouvait imaginer qu’il pourrait être suggéré à l’issue de la mission d’appliquer le système concordataire. Cela n’a jamais été le cas, d’abord parce que c’est un système français et que la France s’est dotée depuis 1905 d’une autre loi, laquelle n’a pas été introduite dans nos trois départements. Cela reste d’ailleurs un point de débat pour certains, bien qu’en Alsace-Moselle les choses se soient un peu apaisées et que l’on ait pu parfois trouver quelque intérêt à cet apaisement… Mais c’est un autre sujet, et je ne l’aborderai pas ici.

Au terme de cette mission, nous constatons que se pose la question de l’organisation de l’islam en France. Je ne suis pas sûr qu’il faille forcément dire que nous voulons un islam de France qui serait une religion distincte de la religion musulmane. Il existe plusieurs formes d’islam, différentes conceptions de cette religion. Notre revendication ne doit pas être, me semble-t-il, de demander aux musulmans en France d’adopter une autre forme de religion.

La véritable question est de savoir comment ceux-ci peuvent, dans la République, respecter le principe fondamental de laïcité et, dans le même temps, son corollaire, qui est la liberté de culte. Cela n’a pas posé de difficultés à l’Église catholique, qui était structurée hiérarchiquement, avec le pape au sommet. Les protestants, quant à eux, se sont – il n’y a d’ailleurs pas si longtemps – organisés dans leur diversité en une fédération, dont le président – il faut le rappeler – ne s’exprime jamais en tant que théologien. Enfin, la religion israélite est, elle aussi, structurée.

Une des difficultés vient du fait que les musulmans ne sont pas organisés.

Par ailleurs, cette religion est apparue chez nous via l’immigration, mais, aujourd’hui, les musulmans sont, massivement, des personnes nées en France, notamment les jeunes, qui se sentent français, qui font partie de la République et qui demandent simplement que la République accepte leur religion et que celle-ci soit considérée au même titre que les autres.

Se pose alors très concrètement la question de la formation des imams, ceux qui viennent de pays étrangers ou qui sont rémunérés par ces pays. Comme nous l’a indiqué, lors de son audition, notre collègue Bariza Khiari, ils ne sont pas forcément financés aux termes de conventions avec des États étrangers ; ils le sont souvent de manière indirecte, par d’autres États que le Maroc, l’Algérie ou la Turquie, peut-être avec des velléités d’imprimer une forme de religion musulmane qui ne soit pas la forme majoritaire. Ces imams viennent de pays dans lesquels la religion est une religion d’État. Ils ne peuvent donc pas avoir cette culture de la laïcité qu’il a fallu beaucoup de temps pour imprimer aux catholiques, notamment – je précise que je suis catholique.

Autre difficulté, l’organisation de l’islam en France ne peut dépendre que des musulmans. Elle a été suscitée par la création du Conseil français du culte musulman, qui pourrait sans doute faire l’objet d’améliorations, mais celles-ci relèvent de la responsabilité des musulmans. Dans le même temps, l’État ne peut ignorer la nécessité de cette organisation.

J’en viens au financement, sujet auquel vous vous êtes attelé cet été, monsieur le ministre, en relançant – décision que certains ont critiquée, mais qui me paraît indispensable – la Fondation pour les œuvres de l’islam de France et en nommant à sa présidence un ancien ministre de la République qui a été votre prédécesseur et donc ministre des cultes.

Il y a aussi la question du statut des associations.

Je terminerai en abordant un problème qui n’est pas encore réglé : comment pouvons-nous défendre la laïcité dans une France ouverte, une France qui n’est pas un hexagone fermé, dans le cadre de la mondialisation ? Je rappelle que, récemment, le président de la Russie avait l’intention de venir en France pour inaugurer un lieu de culte orthodoxe financé en partie par son pays. Des questions de cette nature se poseront régulièrement, et la France devra continuer à se battre pour la laïcité.

À titre personnel – je vais tenir des propos qui ne sont pas forcément partagés par mon groupe –, le concordataire que je suis se demande si, après la loi concordataire napoléonienne, après la loi de 1905 – une loi du début du XXe siècle qui fut conçue à la fin du XIXe siècle –, il ne serait pas temps de s’interroger sur la nécessité d’un nouveau texte qui marquerait une évolution. Ce texte devrait affirmer que l’État et la religion sont deux choses différentes, mais que l’État doit aussi se protéger et veiller à l’organisation des religions. C’est d’une certaine façon ce que vous avez commencé à faire, mais le cadre actuel ne permet sans doute pas d’aller jusqu’au bout, et peut-être devrons-nous franchir un jour cette troisième étape. À chaque siècle suffit sa tâche ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Gérard Longuet applaudit également.)