M. le président. La parole est à M. Joël Labbé.

M. Joël Labbé. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je veux tout d’abord vous dire mon plaisir de participer à ce débat en tant que représentant du groupe écologiste, mais aussi en tant que Breton. Nous sommes au moins deux dans cet hémicycle !

M. Joël Labbé. Vous êtes, vous, mon cher collègue, à la périphérie de la Bretagne… (Sourires.)

Cela étant, je ne sais qui a trouvé cette dénomination « région ultrapériphérique », « RUP »… Je vous ai écoutée avec attention, madame la ministre : vous avez parlé à plusieurs reprises de « l’outre-mer » ; cette expression est bien plus jolie ! Réfléchissons-y ensemble, car comment qualifiera-t-on demain les populations de ces territoires ? Nous devons y prendre garde.

Quoi qu’il en soit, nous examinons une fois de plus un texte visant à alléger les normes agricoles.

Qu’il faille par certains aspects aménager les normes européennes aux spécificités tropicales des régions éloignées, cela semble être de bon sens.

On peut même voir une ouverture intéressante dans le fait d’utiliser des semences non inscrites au catalogue officiel, ce qui permettrait de mettre en culture des semences plus adaptées aux terroirs et aux climats spécifiques de ces régions, ainsi que des semences anciennes dont, malheureusement, le patrimoine est trop peu exploité.

Vous avez évoqué la recherche, madame la ministre ; dans ce domaine, il y a des travaux de recherche fondamentale à mener !

Toutefois, il ne faudrait pas que cela rende possible la mise en culture de variétés issues des nouvelles techniques d’édition du génome, en dehors de tout contrôle, les risques étant encore mal évalués et la dangerosité de ces produits étant équivalente, voire supérieure, à celle des OGM.

Concernant l’allégement du cahier des charges de l’agriculture bio, nous ne pouvons pas cautionner certains éléments de ce texte. En effet, comme l’a rappelé récemment M. le ministre de l’agriculture lors de son audition au Sénat, le lien au sol est essentiel dans notre agriculture. Nous ne pouvons donc avaliser une agriculture qui renierait ce lien, et ce d’autant moins pour l’agriculture bio.

Qu’il faille soutenir le développement des filières bio, y compris dans les outre-mer, c’est une évidence. Elles connaissent d’ailleurs, comme partout dans nos territoires, une forte progression depuis quelques années.

Les gros producteurs en monoculture font pression pour alléger le cahier des charges de l’agriculture bio, mais cela conduirait à une dévalorisation généralisée de la filière et des labels bio français et européens. Il faut, au contraire, soutenir les véritables démarches de transition, qui mêlent la polyculture élevage, les productions biologiques maraîchères et vivrières, ainsi que l’arboriculture.

Le texte que nous examinons contient de très bonnes mesures. Il est ainsi demandé à la Commission européenne de supprimer les tolérances à l’importation pour les denrées traitées par une substance active interdite dans l’Union européenne. Il est recommandé, par ailleurs, à la Commission « d’établir une liste noire pour interdire les importations de produits de la pêche et de légumes-racines depuis les pays qui ont traité massivement par le passé leur production avec des substances polluantes rémanentes dans le sol et l’eau » ; ce dernier point laisse songeur lorsque l’on connaît l’ampleur de la pollution au chlordécone aux Antilles.

On ne peut décemment interdire les importations sous prétexte de pollution diffuse et permettre à nos exploitations durablement polluées d’être certifiées bio !

La proposition de résolution évoque également les homologations de produits phytosanitaires. Il y a là, madame la ministre, un enjeu important.

La loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt avait enregistré dans son article 50 un principe d’homologation simplifié pour les produits dits « de biocontrôle ».

À ce jour, la situation est au point mort. J’ai rencontré personnellement trois responsables de PME industrielles du secteur dont l’activité et les perspectives de croissance et d’emploi, sans compter la dynamique à l’international, sont bloquées, car le décret en Conseil d’État qui devait intervenir n’est toujours pas paru – ou, plus exactement, les décrets parus se révèlent inopérants.

L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’ANSES, ne connaît pas de procédure simplifiée, c’est regrettable. Elle ne s’avoue pas davantage en mesure d’élargir la liste des préparations naturelles peu préoccupantes, les PNPP. À peine une centaine d’entre elles a été autorisée par décret sur une liste de près de 700 substances naturelles que nous avons soumise à l’Agence. Or leur usage permettrait de réduire drastiquement les problématiques rencontrées, y compris dans nos régions ultrapériphériques, sans avoir recours à des produits phytopharmaceutiques dont la dangerosité pour les populations et l’environnement est avérée.

Mes chers collègues, ne faisons pas l’erreur de croire que c’est en abaissant les exigences de qualité du label bio ou en autorisant des produits chimiques interdits par ailleurs que nous allons aider l’agriculture de nos régions tropicales. Nous le ferons, au contraire, en libérant les solutions innovantes et propres qui sont déjà à notre portée et qui n’attendent que leur autorisation par l’ANSES. Là encore, madame la ministre, des travaux de recherche spécifiques aux territoires d’outre-mer doivent être menés. Il convient également d’accompagner tous les agriculteurs qui le souhaitent vers une véritable transition agricole. Ne nous trompons pas de combat !

Pour marquer l’ensemble de ces réserves, le groupe écologiste a le grand regret de s’abstenir sur ce texte.

M. Éric Doligé, auteur de la proposition de résolution européenne. Déception !

M. le président. La parole est à Mme Gélita Hoarau.

Mme Gélita Hoarau. Je tiens d’abord à remercier la délégation à l’outre-mer, à l’origine de cette proposition de résolution, qui fait suite à son rapport du mois de juillet 2016. Ce texte constitue une nette avancée dans le domaine de la production agricole des régions d’outre-mer. Mais tout n’est pas réglé, loin de là.

En effet, comme l’a très souvent souligné Paul Vergès, la question principale pour les productions agricoles d’outre-mer, mais aussi pour les autres productions industrielles, reste la mise en place des accords de partenariat économique, les APE, qui remplacent les accords de Lomé et de Cotonou. Il s’agit de créer des zones de libre-échange entre les anciens pays colonisés d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique et les pays européens qui les ont colonisés.

À ce titre, ces accords sont une menace considérable pour les productions ultramarines. En effet, à ce jour, personne n’est capable de définir clairement ce qu’ils contiennent.

En outre, les outre-mer n’ont jamais été entendus. C’est la France qui a défendu, ou tenté de défendre, les intérêts ultramarins. Cette stratégie de défense, s’il s’agit bien de cela, ne repose sur aucune analyse chiffrée. Ainsi, il n’y a jamais eu, préalablement à la ratification de ces textes, une quelconque étude d’impact sur les conséquences pour les économies ultramarines des accords envisagés.

Comme le TAFTA, ou Transatlantic Free Trade Agreement, et les autres documents de libéralisation des échanges, les APE sont victimes d’une opacité totale. Comment peut-on se satisfaire de réponses à l’emporte-pièce, telles que celles du Gouvernement ?

Je citerai un exemple. À Paul Vergès, qui voulait savoir quelles productions agricoles pourraient être importées sur le sol réunionnais au titre des APE, le ministère des affaires européennes a répondu, en des termes surréalistes : « Certaines lignes tarifaires correspondant à des produits sensibles ne seront pas libéralisées immédiatement. » Quelles sont ces lignes, quels sont ces produits ? Aucune réponse n’a été donnée à cet égard. (L’oratrice, saisie par l’émotion, interrompt son propos quelques instants. – Applaudissements et marques d’encouragement sur plusieurs travées.)

Comment, dès lors, le monde agricole ultramarin peut-il se préparer à l’arrivée de productions provenant des pays de leur zone géographique ? Comment peut-il définir une stratégie de développement ou de diversification ?

C’est dans ce contexte d’incertitude, de flou et d’impréparation totale que je plaide pour la mise en place de clauses de sauvegarde automatiques, voire d’un moratoire avant l’application des APE dans les outre-mer. Cela suppose une présence ultramarine aux côtés de la France dans la délégation européenne qui négocie ces accords.

La commission du commerce international du Parlement européen commence à prendre la mesure du danger de ces APE sur les économies d’outre-mer. J’en veux pour preuve l’amendement qui a été adopté pour protéger les producteurs de bananes des Antilles. En effet, la production de ces derniers était menacée par la signature d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne, d’une part, le Pérou, la Colombie et l’Équateur, d’autre part.

Dans l’attente d’une ratification officielle tant par la Commission européenne que par le Conseil européen, le vote de cet amendement ouvre la voie à la protection d’autres productions. Je pense notamment à la canne à sucre. (L’oratrice, des sanglots dans la voix, s’interrompt de nouveau.) Je suis désolée, mes chers collègues, je n’avais pas prévu qu’il serait si difficile pour moi de prendre aujourd’hui la place de Paul Vergès…

La canne à sucre est un secteur clé de l’économie réunionnaise. Mais cette filière aura-t-elle encore un avenir après 2017 ? Au mois de septembre prochain interviendra la fin des quotas sucriers et du prix garanti. Comment les producteurs réunionnais et antillais pourront-ils aborder cette échéance ? À La Réunion, 18 000 emplois sont en jeu. Le Gouvernement a mis en place des structures pour aider les betteraviers à traverser cette étape, mais il a purement et simplement oublié les producteurs de canne.

La filière canne à sucre-rhum-bagasse de La Réunion va-t-elle connaître le sort du géranium et du vétiver, secteurs qui avaient subi un gros choc social et économique ? Pour la canne, les conséquences seront infiniment plus grandes.

Il est donc indispensable que, du côté du Gouvernement, l’on se saisisse de toutes les opportunités pour préserver les intérêts agricoles des outre-mer. Nous n’avons pas le sentiment que tel soit le cas.

Ainsi, nous ne pouvons qu’être inquiets lorsqu’un membre du Gouvernement déclare, au Sénat, le 21 juin dernier : « Nos départements et régions d’outre-mer se situent en effet à proximité de ces pays et peuvent donc exporter une partie importante de leur production vers ces territoires. »

Le Sénat, lui, est pleinement conscient des enjeux. Il a adopté, au mois de janvier dernier, la proposition de résolution visant à une meilleure prise en compte des RUP dans la politique commerciale de l’Union européenne, spécifiquement les incidences de la libéralisation du marché du sucre.

Pour en revenir à la proposition de résolution qui nous est aujourd’hui présentée, il est bien évident qu’il est impératif d’adapter les normes européennes à nos situations spécifiques.

Rappelons que les RUP françaises souffrent de handicaps structurels et conjoncturels considérables. À cet égard, citons la question du prix de revient des productions agricoles : celui des productions des pays avoisinant nos outre-mer est extrêmement bas, étant donné le niveau de salaire qui y est appliqué.

En outre, les pays voisins des RUP ne sont pas soumis aux règles phytosanitaires européennes. Et parfois ils utilisent des produits interdits sur le sol européen. Néanmoins, au nom de la sacro-sainte libéralisation des échanges, l’Europe tolère l’importation de produits comportant des substances, que, par ailleurs, elle interdit.

Relevons aussi la question de la recherche et des moyens de celle-ci appliquée à ces « petits marchés » que sont les outre-mer. Au nom du profit, les recherches spécifiques ne sont pas financées. Les agriculteurs font donc face à une absence d’alternative.

Pour terminer, je tiens à souligner l’intérêt de la création d’observatoires des prix et des revenus pour les grandes filières exportatrices des RUP que sont celles de la banane et de la canne. Il s’agit de disposer de mesures fiables, publiques et transparentes des effets des importations en provenance des pays tiers, mesures qui, je le souligne, ne peuvent être effectuées en remplacement de l’étude d’impact que nous demandons sur la mise en place des APE.

J’adhère aussi à cette idée d’un meilleur contrôle des importations et des certifications des produits des pays tiers.

Cette proposition de résolution répond donc à des problématiques particulières et soulève de véritables questions de fond. Le groupe CRC la votera. (Applaudissements. – M. Joël Labbé et quelques sénateurs du groupe Les Républicains se lèvent et applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Arnell.

M. Guillaume Arnell. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les régions ultrapériphériques françaises font, bien entendu, partie intégrante de la Nation. Mais eu égard à leur éclatement géographique, à l’exiguïté de leur territoire, à la faiblesse de leur marché d’exportation, à leur grande dépendance vis-à-vis de la France et de l’Europe en matière d’importation et à la fragilité de leurs économies en raison de phénomènes climatiques, ces régions doivent trouver des applications différenciées de la réglementation française et européenne pour mieux tenir compte de ces spécificités.

Je le sais, mes chers collègues, plusieurs régions de la France hexagonale connaissent certaines de ces difficultés, mais, à la différence de nos régions, elles ne les cumulent pas.

La délégation sénatoriale à l’outre-mer, sous l’égide de son excellent président, Michel Magras, s’est donc tout naturellement saisie de cette épineuse question des normes applicables en outre-mer et consacre le premier volet de son document y afférent à l’application des normes sanitaires et phytosanitaires.

La présente proposition de résolution fait donc suite au rapport d’information de la délégation adopté le 7 juillet dernier et intitulé Agricultures des outre-mer : pas d’avenir sans acclimatation du cadre normatif.

Les auteurs de ce rapport de qualité, Catherine Procaccia, Jacques Gillot et Éric Doligé, ainsi que Gisèle Jourda et Michel Magras ont souligné l’importance en termes d’enjeux socio-économiques de la production agricole dans les collectivités d’outre-mer que « l’éloignement de l’Hexagone et l’étroitesse des surfaces disponibles exposent au double défi de la réduction de la dépendance alimentaire et de l’identification de ressources de développement endogène. »

La production agricole de ces régions est menacée par la concurrence intense de pays tiers, liés à l’Union européenne par des accords commerciaux de libre-échange, ainsi que par l’application de normes sanitaires et phytosanitaires européennes et françaises bien souvent inadaptées aux besoins des producteurs locaux, les produits n’ayant pas été éprouvés en milieux tropicaux.

Aussi, le rapport évalue l’application de la réglementation européenne et française, dresse les défauts de procédures d’homologation et dénonce les lacunes des systèmes de contrôles des importations de productions agricoles de pays tiers. Il apparaît clairement à la lecture de ce document que les politiques en matière agricole peuvent se révéler particulièrement préjudiciables à nos régions en raison des contradictions intrinsèques qu’elles comportent et des distorsions de concurrence que celles-ci induisent.

La concurrence est d’autant plus déloyale quand les partenaires commerciaux de l’Union européenne n’appliquent pas les mêmes normes sociales, environnementales ou en matière de sécurité sanitaire. Les coûts de production sont moindres et les produits très probablement de moins bonne qualité, conséquence d’une rémanence plus longue des pesticides et autres produits chimiques.

L’usage déséquilibré des produits phytosanitaires par ces pays nuit à nos régions ultramarines, dont les producteurs se sont engagés dans une démarche volontariste, afin de réduire l’utilisation des produits chimiques, surtout après le désastre du chlordécone.

L’objet de la présente proposition de résolution est donc d’inciter à une prise de conscience des autorités françaises et européennes de la nécessité d’intégrer les spécificités des régions ultrapériphériques françaises, tout en augmentant le niveau d’exigence à l’égard des pays partenaires de l’Union européenne ; sans quoi, comme le souligne le rapport de Gisèle Jourda, la dynamique de montée en gamme entreprise par les producteurs de nos régions ultrapériphériques pourrait être réduite à néant.

Or il apparaît aujourd’hui que le maintien et le développement des parts de marché des producteurs ultramarins reposent particulièrement sur cette stratégie qualitative.

De même, la proposition de résolution prévoit que les accords de libre-échange entre l’Union européenne et les pays tiers et les instruments de défense de nos marchés doivent être reconsidérés.

D’une part, les critères et les procédures de déclenchement de la clause de sauvegarde spécifique doivent être revus, de manière que l’Union européenne puisse suspendre le droit de douane préférentiel prévu par les accords de libre-échange en cas de besoin. D’autre part, les mécanismes de stabilisation doivent être révisés, car, s’ils existent, ils sont inadaptés et n’ont jamais été actionnés, malgré l’importation massive de produits similaires qui perturbent effectivement le marché.

Dès lors, le groupe du RDSE soutient pleinement la proposition de résolution présentée par la délégation à l’outre-mer et se positionne clairement en faveur de la défense d’une agriculture ultramarine de qualité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et de l'UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. Serge Larcher.

M. Serge Larcher. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, politique commerciale européenne et normes agricoles applicables à nos régions ultrapériphériques, voilà deux sujets de préoccupation lourds pour les territoires ultramarins dont les économies restent largement structurées autour de deux grandes filières héritées d’un autre âge, la banane et la canne.

Ces sujets reviennent dans notre hémicycle de façon récurrente, car le Sénat reste indéfectiblement attentif au sort de nos territoires, et je salue encore une fois l’initiative du président Gérard Larcher d’avoir engagé, en 2009, la création d’une mission d’information sur la situation des départements d’outre-mer, laquelle a conduit à la mise en place en 2011, par le président Jean-Pierre Bel, de notre délégation.

Selon une expression chère à Aimé Césaire, la délégation agit comme « éveilleur de conscience », vis-à-vis tant des gouvernements successifs que des instances européennes, notamment la Commission.

La délégation remet d’ailleurs inlassablement sur le métier la question des accords commerciaux conclus par l’Union européenne, mais aussi celle de la nécessaire prise en compte des spécificités des régions ultrapériphériques, prenant ainsi le relais des préconisations 35 et 54 du rapport d’information de 2009.

Permettez-moi de rappeler les termes de cette dernière préconisation qui, malheureusement, n’a guère été suivie d’effet à ce jour : « Tenir compte davantage des spécificités des régions ultrapériphériques dans le cadre des accords de partenariat économique avec les pays ACP et mettre en place un mécanisme spécifique et régulier d’évaluation de ces accords au regard de leur impact sur l’économie des DOM. »

Dans le prolongement de ce rapport fondateur, Éric Doligé et moi-même avions déposé, voilà cinq ans déjà, une proposition de résolution européenne pour dénoncer l’indifférence de la Commission européenne aux répercussions, sur les agricultures ultramarines, des accords commerciaux conclus avec les pays producteurs concurrents, sans véritables garde-fous, au nom du dogme du libre-échange.

Or les effets collatéraux de ces accords menacent gravement les centres vitaux de l’économie de nos outre-mer, exposés à la concurrence de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes contraintes sociales, salariales ou sanitaires. L’effet est même tangible sur les marchés locaux, inondés par une concurrence déloyale à bas coûts !

Parallèlement à cette vigilance qu’elle n’a cessé d’exercer sur les effets en outre-mer des politiques de l’Union européenne, avec quatre autres propositions de résolution relatives à la défense, respectivement de la banane, du secteur de la pêche en 2012, du rhum des DOM en 2013 et, dernièrement, des sucres spéciaux, la délégation à l’outre-mer a engagé une réflexion globale sur les normes sanitaires et phytosanitaires applicables aux agricultures ultramarines.

Ses recommandations ont été consignées dans l’excellent rapport d’information d’Éric Doligé, Jacques Gillot et Catherine Procaccia ; certaines d’entre elles seront reprises dans le rapport prochainement publié d’Odette Herviaux, qui s’est vue confier par le Premier ministre une mission sur la simplification des normes agricoles. Elle recommande, à juste titre, dans ce document que des représentants des outre-mer siègent dans le comité de rénovation des normes en agriculture, installé au mois de mars dernier.

Est également proposée la possibilité pour les RUP d’autoriser une culture locale d’une variété végétale résistante aux ravageurs tropicaux, sans que celle-ci soit nécessairement inscrite au catalogue européen des variétés.

Est enfin soulignée la nécessité de requalifier les importations de produits bio provenant de pays tiers, car cette qualification est trompeuse pour le consommateur, dès lors que ces produits bio venus de l’extérieur ne répondent pas au même degré d’exigence que ceux qui sont fabriqués sur le territoire européen.

La proposition de résolution européenne dont nous discutons aujourd’hui a le mérite de souligner la complémentarité des problématiques posées par la politique commerciale de l’Union, d’une part, et l’inadéquation des contraintes phytosanitaires qui pèsent sur les agricultures ultramarines, d’autre part.

Les procédures en vigueur et le spectre normatif en matière agricole ignorent en effet la dimension tropicale et la petite taille de nos marchés. C’est la double peine, et ce alors même que les agricultures de nos outre-mer sont vertueuses et pourraient être des ambassadrices des valeurs sociales et environnementales de l’Union européenne dans les différents océans. J’en veux pour preuve le retour de la biodiversité dans nos bananeraies, notamment en Guadeloupe et à la Martinique.

La communication de la Commission européenne du 20 juin 2012 définissant la stratégie de l’Union à l’égard des RUP laissait miroiter une embellie pour la prise en compte effective des contraintes spécifiques et de la diversité de ces régions, ainsi qu’une meilleure cohérence entre elles des politiques européennes.

Or force est de constater que l’objectif n’est pas encore atteint, et même que la Commission européenne rechigne à actionner les mécanismes de stabilisation des marchés qu’elle a pourtant acceptés. Il ne faut cesser de le répéter, elle campe sur son interprétation restrictive de l’article 349 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ou TFUE, malgré les évolutions jurisprudentielles favorables de la Cour de justice de Luxembourg qui, en 2015, ont étendu au droit dérivé la faculté de déroger ou d’adapter consentie par cet article. Vous l’avez dit, madame la ministre, mais il faut remettre encore l’ouvrage sur le métier. Pour faire entrer un clou dans un mur, il faut donner plusieurs coups !

Mes chers collègues, la France enrichit l’Europe de sa diversité territoriale et humaine ; elle doit continuer à défendre ses particularités et à affirmer ses modèles de qualité. Battons-nous inlassablement pour défendre cette juste cause, qui est également la clé du développement de nos économies ultramarines !

Pour toutes ces raisons, avec le groupe socialiste et républicain, je vous appelle à voter des deux mains la proposition de résolution qui nous est soumise. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Procaccia.

Mme Catherine Procaccia. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la présente proposition de résolution européenne est issue des travaux que nous avons effectués et qui ont déjà été rappelés. Nous avons découvert tant d’aberrations que nous ne pouvions pas ne rien faire. Nous voulons faire vivre nos préconisations, qui sont précises et concrètes : le dépôt d’un texte destiné à interpeller les autorités européennes nous est apparu comme une suite logique.

Pour simplifier les normes agricoles outre-mer, les efforts doivent être menés à l’échelon à la fois national et européen. En France, le ministère de l’agriculture et l’ANSES commencent à prendre conscience des spécificités ultramarines. C’est une véritable avancée, si l’on considère le rapport que j’ai rendu en 2009 sur le chlordécone aux Antilles.

L’extrême fragilité des filières ultramarines, confrontées à de nombreux usages orphelins, n’a pas été encore complètement prise en compte. Le ministère de l’agriculture a créé un comité des usages orphelins outre-mer et a rénové le catalogue des usages agricoles pour faire toute leur place aux cultures tropicales. L’ANSES s’est dotée d’un référent outre-mer qui dialogue avec les filières en amont de la procédure d’homologation. Ce sont des évolutions intéressantes, mais encore insuffisantes pour remplir l’objectif d’une couverture à hauteur de 49 % en 2017 des besoins phytosanitaires, objectif que les autorités françaises se sont elles-mêmes fixé.

Il faut donc aller plus loin. Il est temps d’adapter aux spécificités des outre-mer les limites maximales de résidus, les LMR. Il est clair que les prescriptions associées aux autorisations de mise sur le marché, ou AMM, des produits phytosanitaires doivent être différenciées selon le climat, quoi qu’en pense Joël Labbé. Les conditions d’utilisation, comme la dose, le nombre d’applications, les cadences et les délais des traitements avant récolte, ne peuvent plus être définies de façon uniforme en outre-mer comme en Europe, car ce sont toujours les producteurs des DOM qui en pâtissent.

Pour réduire les usages orphelins et accélérer le déploiement d’une couverture phytosanitaire adaptée outre-mer, nous préconisons d’obliger les firmes pétitionnaires à joindre à tout dossier d’AMM des analyses portant sur l’utilisation du produit sur cultures tropicales. En contrepartie, les firmes bénéficieraient simultanément de l’AMM et de l’extension de celle-ci pour l’usage tropical. Cela réduirait immanquablement les délais et les coûts au bénéfice des producteurs ultramarins.

Actuellement, la plupart des produits phytopharmaceutiques utilisés ne sont pas homologués directement, notamment pour la banane, la canne à sucre, l’ananas. Ils le sont pour les grandes cultures de l’Hexagone, comme celles du blé, du maïs, de la tomate, et suivent ensuite une deuxième procédure d’extension d’autorisation pour usage mineur sur une culture tropicale. Nous souhaitons au contraire fusionner les procédures et forcer les firmes à fournir des données sur les cultures tropicales qui permettront de mieux calibrer les AMM et les conditions d’utilisation. Si nous y parvenons, ce sera une petite révolution !

Il nous paraît également essentiel d’assurer un traitement spécifique des substances indispensables à la survie des cultures. La France doit rester vigilante sur de nombreux dossiers. En particulier, elle doit veiller au maintien d’une couverture en herbicide pour la canne. À l’échelon européen, le Royaume-Uni était désigné comme État membre rapporteur pour étudier l’Asulox, dont l’AMM doit encore être renouvelée. Après le Brexit, personne ne peut nous dire si cette procédure se conclura.

Le ministre de l’agriculture devrait aussi prendre garde à ajuster les autorisations de traitement en urgence. On nous a cité, à moult reprises, l’exemple d’un fongicide autorisé en urgence pendant cent vingt jours pour protéger les plants de melon. Le seul problème est que la période fixée correspondait à la récolte du melon des Charentes, mais pas à celle du melon de Guadeloupe. Les maraîchers guadeloupéens en ont fait les frais.

Par ailleurs, certaines interprétations françaises des normes européennes sont maximalistes. Je vous remercie, madame la ministre, de l’avoir reconnu ! Ainsi, des préparations comme les biostimulants, qui sont à la frontière entre les fertilisants et les produits phytosanitaires, ne sont pas évaluées de la même manière partout. En France, si le biostimulant a un effet sur les mécanismes de défense de la plante contre un bioagresseur, il doit suivre la procédure d’AMM des pesticides. En revanche, l’Espagne et l’Allemagne évaluent ces produits comme de simples fertilisants et les font bénéficier d’une procédure d’autorisation beaucoup plus souple.

Force est de constater que les principaux blocages pénalisant les agricultures ultramarines se situent à l’échelon européen. Nos territoires d’outre-mer demeurent largement invisibles pour les autorités communautaires, qui ne les prennent en considération ni dans l’élaboration des normes phytosanitaires ni dans l’évaluation des risques.

En particulier, l’Autorité européenne de sécurité alimentaire, l’EFSA, a clairement admis devant nous que les spécificités de l’agriculture des RUP n’étaient pas prises en compte dans ses travaux. En d’autres termes, les RUP restent délibérément hors du champ d’investigation de l’Agence, qui n’est donc pas en mesure d’infléchir ses avis.

Par exemple, le potentiel de contamination des eaux souterraines par une substance active est évalué par l’EFSA en considérant neuf lieux représentatifs des grandes zones de productions agricoles en Europe. Le site de Châteaudun est retenu pour la France, continentale comme ultramarine. Les conditions spécifiques des sols et des climats en milieu tropical ne sont pas considérées malgré d’énormes différences qui jouent sur la diffusion des polluants. Difficile, il faut l’avouer, d’extrapoler quelque chose de la culture du blé dans la Beauce pour définir des normes applicables aux Antilles, en Guyane ou à La Réunion…

De même, les évaluations d’exposition des consommateurs aux résidus de pesticides sont basées sur les régimes alimentaires inclus dans un modèle appelé PRIMo, qui prend en considération vingt-deux régimes européens. Aucun régime ultramarin n’en fait partie. Les spécificités alimentaires des populations caribéennes ou de l’océan Indien sont totalement ignorées. Mais c’est en matière d’encadrement des moyens de lutte biologique que les normes européennes apparaissent les plus pénalisantes. Cela ne peut manquer de surprendre, alors que leur faible nocivité en fait une alternative de choix aux traitements chimiques.

Nos instituts de recherche, comme l’Institut national de la recherche agronomique, l’INRA, et le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement, le CIRAD, y travaillent activement et sont déjà fortement implantés outre-mer. Mais, comble du paradoxe, ce sont les pays tiers avec lesquels nous menons des coopérations qui sont en mesure d’exploiter ces techniques !

La question des normes applicables aux phéromones est particulièrement importante. Certaines phéromones pourraient être utilisées pour compenser les usages orphelins sur les cultures fruitières et légumières des DOM. Mais les phéromones sont considérées comme des substances actives au plan européen. Elles sont soumises à la procédure du règlement « pesticides » de 2009 et doivent obtenir une AMM, comme n’importe quel produit phytopharmaceutique. Malgré leur efficacité, les méthodes de l’INRA pour lutter contre le charançon de la patate douce, par exemple, ne peuvent pas légalement être utilisées par les producteurs en l’absence d’AMM, même si cette phéromone n’est pas en contact avec la culture et n’est pas dispersée dans l’environnement.

Malheureusement, la longueur et le coût de la procédure d’homologation sont trop élevés pour intéresser une firme. Nos instituts de recherche français n’ont ni les moyens financiers ni la vocation de s’y substituer, si bien que les résultats de la recherche restent lettre morte dans les territoires pour lesquels ils ont été mis au point.

Le problème est identique pour l’emploi de substances naturelles. Des produits de traitement à base d’extraits d’huiles essentielles, autorisés en Floride ou en Californie, ont été développés par l’INRA et le CIRAD, notamment pour lutter contre le citrus greening, qui décime les agrumes. Ces travaux valorisent des traditions locales, issues d’un savoir-faire ancien. Mais la réglementation est telle que l’EFSA évalue ces substances naturelles comme s’il s’agissait de produits chimiques.

Nous préconisons en réponse une mesure forte pour dynamiser la lutte biologique : il faut dispenser d’homologation tous les moyens de biocontrôle, phéromones et extraits de plantes, dès lors qu’ils sont développés et validés par les instituts de recherche nationaux, comme l’INRA et le CIRAD. Pour réduire les usages orphelins et rétablir en même temps la balance entre les outre-mer et les pays tiers, je demande, comme mes collègues, à la Commission européenne d’établir une liste positive de pays dont les procédures d’homologation sont équivalentes à celles de l’Union. À partir de cette liste, les autorités françaises pourront autoriser directement l’usage en outre-mer d’un produit déjà homologué dans l’un des pays de la liste.

Par ailleurs, nous devons faire cesser les importations de pays tiers où les conditions de production sont laxistes. En l’état du droit européen, les denrées des pays tiers, dès lors qu’elles respectent les limites maximales de résidus de pesticides, sont acceptées sur les marchés européens, même si elles ont été traitées par des substances interdites pour les producteurs européens.

Nos propositions sont fortes et ambitieuses, mais à la hauteur des problèmes auxquels est confrontée l’agriculture de nos outre-mer. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)