M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Pour qui parlez-vous ?

M. Gérard Collomb, ministre d'État. C’est l’état d’esprit avec lequel j’entre dans ce débat et celui qui règnera – je n’en doute pas – sur vos travées. (Applaudissements sur les travées du groupe La République en marche.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)

M. Michel Mercier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, mes chers collègues, le texte sur lequel le Gouvernement nous appelle aujourd’hui à débattre est un texte fondamental, comme nous en avons rarement vu – vous avez eu raison de le dire, monsieur le ministre d’État.

En effet, il s’agit de faire entrer dans notre droit commun, celui du quotidien, des mesures qui n’y ont jamais été. Certes, elles étaient présentes dans le cadre de l’état d’urgence, mais à la fin de celui-ci, elles n’auront plus de base légale et ne pourront donc plus exister.

Je souhaite tout d’abord dire clairement, en ce début de discussion, que le Gouvernement propose de mettre en place des mesures qui ne sont pas celles de l’état d’urgence. Il ne s’agit donc pas de faire entrer celui-ci dans le droit commun. En effet, l’état d’urgence permet de prendre des mesures dont le champ d’application, notamment, est beaucoup plus large que les quatre mesures principales contenues dans le projet de loi proposé par le Gouvernement : création de périmètres de protection, fermeture de lieux de culte, obligation de demeurer dans une commune et visites domiciliaires – j’ai sciemment modifié certains intitulés pour bien montrer les différences.

Ces quatre mesures ne s’apparentent pas à celles de l’état d’urgence. Elles n’ont qu’un seul objectif, à savoir prévenir les actions terroristes, et relèvent de la police administrative.

Le projet de loi nous permet finalement de parfaire le droit spécial du terrorisme, qui s’est élaboré progressivement et qui est un droit à la fois pénal et administratif. Le Sénat a pris toute sa part dans la construction de ce droit et, si l’on y regarde de plus près, on voit bien que le terrorisme nous a obligés – peut-être davantage que nous ne l’aurions souhaité, mais telle est la réalité – à dépasser les catégories juridiques traditionnelles et à rapprocher des notions pénales et administratives pour rechercher l’efficacité.

Voilà pourquoi ce texte est fondamental. Vous avez eu raison de dire, monsieur le ministre d’État, que les Français voulaient vivre en sécurité, mais ils veulent également vivre libres. Vous êtes effectivement dans votre rôle, en nous parlant de sécurité, mais le Sénat est aussi dans le sien lorsqu’il met en avant les libertés qui sont garanties par la Constitution.

Nous allons avoir un dialogue franc et loyal, qui nous permettra de bâtir un véritable équilibre, valable dans la durée, et pas seulement pour aujourd’hui, entre deux grandes exigences : assurer la sécurité et garantir les libertés fondamentales, notamment celles d’aller et de venir et d’habiter où l’on veut. Les Français, sans nécessairement les exprimer de manière juridique, sont pleinement conscients de ces exigences.

Plusieurs mesures du texte concernent la prévention du terrorisme. D’autres, comme le partage des données des passagers – le PNR –, les communications hertziennes ou les contrôles aux frontières, visent un objectif différent, puisqu’elles sont d’application générale.

En ce qui concerne les mesures nouvelles visant à prévenir les actions terroristes, je ne vais pas m’appesantir, mais pour démontrer le bien-fondé de vos intentions, monsieur le ministre d’État, vous avez parfois, avec le talent qu’on vous connaît, oublié de présenter complètement l’économie de la pensée de la commission des lois… Permettez-moi de le faire, afin de rétablir l’équilibre !

Tout d’abord, les périmètres de sécurité. Cette mesure, tout à fait importante, existe bien dans la voie judiciaire et l’état d’urgence, mais pas dans le droit commun de l’autorité administrative. Nous sommes prêts à reconnaître ce pouvoir à l’autorité administrative.

Je rappelle que ces périmètres de sécurité permettent à l’autorité administrative de sécuriser des événements, mais aussi des lieux. J’aurais d’ailleurs aimé que le texte distingue mieux ces deux aspects.

On peut en effet penser qu’un périmètre de protection permanent autour des quatre piliers de la tour Eiffel ne pose pas de véritable problème pour les personnes qui habitent non loin. En revanche, s’il s’agit d’une manifestation se tenant place Bellecour à Lyon, où – grâce à la politique avancée que vous menez en matière de logements sociaux, monsieur le ministre d’État… – beaucoup de gens habitent encore, il faut bien qu’ils puissent rentrer chez eux !

M. Gérard Collomb, ministre d'État. Bien sûr !

M. Michel Mercier, rapporteur. Par parenthèse, je signale qu’il n’y a pas de logements sociaux place Bellecour, mais cela viendra sûrement… (Sourires.)

Sur le fond, nous acceptons que les gens soient éventuellement dans l’obligation d’ouvrir leur sac, même s’ils ne font que rentrer chez eux. Le contrôle ne me pose pas de problème, mais empêcher quelqu’un de rentrer chez lui, si !

M. Gérard Collomb, ministre d'État. Évidemment !

M. Michel Mercier, rapporteur. Il faut donc trouver un système qui permette aux gens de rentrer chez eux.

Mme Françoise Laborde. Ou alors, il ne faut plus qu’ils sortent… (Sourires sur les travées du RDSE.)

M. Michel Mercier, rapporteur. Dans votre texte, monsieur le ministre d’État, un tel système n’a pas encore été trouvé. Nous allons vous y aider !

En ce qui concerne l’obligation de résider sur une commune ou un territoire défini, cette mesure est clairement différente de l’assignation prévue dans le cadre de l’état d’urgence, qui consiste, quant à elle, à rester dans un appartement certaines heures de la journée, pas trop pour que la mesure ne soit pas privative de liberté, mais suffisamment pour qu’elle soit restrictive.

La question qui se pose est celle du renouvellement : il ne peut pas y avoir de décision d’obligation de résider sans possibilité de remise en cause ou de rendez-vous.

Aujourd’hui, il s’agit d’une mesure de police administrative et, en 2015, le Conseil d’État a rendu un avis, selon lequel la prolongation dans le temps d’une assignation à résidence pourrait la transformer d’une mesure restrictive de liberté en une mesure privative de liberté. Cela ressort clairement de l’avis du Conseil d’État. Monsieur le ministre d’État, peut-être vous a-t-on caché cet avis ? Si tel est le cas, je veillerai à ce qu’il vous soit communiqué… (Sourires.)

M. Gérard Collomb, ministre d'État. Il faut le lire de manière exhaustive et précise !

M. Michel Mercier, rapporteur. De son côté, le Conseil constitutionnel a relevé, en 2017 – certes, dans une décision quelque peu différente de l’avis du Conseil d’État, mais pas tant que cela –, que, si la prolongation d’une assignation à résidence dans le temps ne constitue pas une transformation de la mesure en peine privative de liberté, c’est en raison de l’état d’urgence.

Si le Conseil constitutionnel a pris la peine de préciser qu’en période d’état d’urgence la mesure d’assignation ne changeait pas de nature, on peut à tout le moins penser, du fait de la règle de l’effet utile, qu’il se reposerait la question si nous n’étions plus dans cette situation. Or ce sera effectivement le cas dans le cadre de l’obligation de résider.

Il existe donc bien, pour nous, un véritable problème, que le projet de loi ne résoudra peut-être pas entièrement. En tout état de cause, il est nécessaire que, à un moment donné, ce soit le juge qui intervienne. Cela constitue une limite évidente.

Alors, quel juge ? Il ne vous aura pas échappé, monsieur le ministre d’État, que les choses varient au sein du projet de loi lui-même : l’article 2 fait appel au juge administratif, quand l’article 4 relatif aux visites domiciliaires donne compétence au juge judiciaire.

Dans un premier temps, nous avions choisi le juge judiciaire, mais vous nous avez dit combien c’était impossible. Pour nous, c’est d’abord la présence d’un juge qui est importante et à même de garantir le meilleur équilibre entre sécurité et respect des libertés. C’est pourquoi nous proposerons finalement au Sénat que cette compétence soit donnée au juge administratif.

M. Gérard Collomb, ministre d'État. Très bien !

M. Michel Mercier, rapporteur. La procédure s’inspirerait donc de celle qui est prévue à l’article 2 du projet de loi. Après une première prorogation, l’autorité administrative devra, si elle entend poursuivre l’exécution de la mesure, avertir la personne concernée cinq jours avant, celle-ci disposant de 72 heures pour saisir le juge administratif des référés. Et, tant que le juge ne se sera pas prononcé, il n’y aura pas d’exécution d’office.

L’économie du dispositif que nous avons choisi permet donc à la fois la sécurité et la protection des libertés grâce à la présence du juge.

S’agissant des identifiants électroniques, il ressort clairement, même si je ne suis pas spécialiste de cette question, que le Gouvernement n’a pas besoin de ce texte, puisque la loi de 2015 relative au renseignement permet de prendre des mesures équivalentes. En outre, le Conseil constitutionnel a déclaré son hostilité à l’obligation de communiquer à l’administration ses identifiants personnels.

Plus tard dans le débat, nous aurons l’occasion de revenir sur les autres points en discussion, notamment les visites domiciliaires, les communications hertziennes – sujet qu’évoquera plus particulièrement le rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées – ou les contrôles aux frontières – question pour laquelle nous trouverons certainement un accord.

En conclusion, nous pensons que c’est le texte issu des travaux de la commission des lois du Sénat qui réalise vraiment un équilibre entre la nécessité de protéger les Français et celle d’assurer leurs libertés.

Monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, la commission des lois s’est livrée à un travail de responsabilité républicaine. J’invite le Sénat à procéder maintenant au même exercice. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste.)

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Merci !

M. le président. La parole est à M. le rapporteur pour avis.

M. Michel Boutant, rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, mes chers collègues, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées s’est saisie pour avis des articles relatifs aux dispositions touchant au PNR, le Passenger Name Record, ainsi qu’à ce que l’on nomme « l’exception hertzienne ».

Le PNR est issu de la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013, qui proposait son expérimentation jusqu’à la fin de l’année 2017.

Cet instrument appréciable dans la lutte contre le terrorisme a enfin été doté d’un cadre juridique européen via une directive adoptée le 21 avril 2016. Tous les États membres doivent à présent s’en doter. Les bases de données existantes ou nouvelles devront impérativement être mises en relation pour offrir à chaque autorité nationale la capacité de sonder l’ensemble des renseignements collectés ; c’est le but principal du passage par le cadre européen.

Quant au système simplifié de PNR maritime proposé par le texte, il sera également fort utile pour lutter contre les formes les plus graves de criminalité, à condition, une fois encore, qu’une coopération efficace entre pays membres permette de partager les renseignements recueillis. Il s’agit pour le moment d’une initiative française, la directive européenne PNR se cantonnant aux données des circulations aériennes.

Par ailleurs, je souhaite rappeler que, lors de la réunion informelle du conseil des ministres « Justice et affaires intérieures » du 26 janvier 2017, la France, la Belgique, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne ont formé le vœu que les déplacements ferroviaires internationaux soient également enregistrés.

La commission des affaires étrangères approuve en tout cas les dispositions proposées par le Gouvernement sur le PNR.

En ce qui concerne « l’exception hertzienne », le projet de loi assimile de fait nombre de communications hertziennes à des techniques existantes dans le droit commun et crée une « cinquième technique » de renseignement pour les communications exclusivement hertziennes ou ne transitant pas par un opérateur, échangées au sein d’un réseau privatif ou d’un groupe fermé d’utilisateurs : échanges entre talkies-walkies numériques ou transferts de photos d’un portable vers un ordinateur ; communications entre une montre connectée et un téléphone mobile ou encore entre téléphones d’intérieur.

Ainsi, la grande majorité des interceptions réalisées sur les communications hertziennes seront désormais soumises au régime de droit commun, donc, notamment, autorisées par le Premier ministre, après avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement – la CNCTR –, ce qui constitue un net renforcement du contrôle.

À titre résiduel, il demeure un régime spécifique pour les communications exclusivement hertziennes, sans opérateur et qui sont transmises de façon ouverte, c’est-à-dire qui peuvent être captées et enregistrées par n’importe quel appareil de réception en vente libre, pour peu qu’on soit calé sur la bonne fréquence. C’est le cas des radioamateurs, des cibistes ou des utilisateurs de talkies-walkies analogiques, mais aussi des communications radio et des moyens tactiques utilisés par les militaires.

Pour ces communications, le projet de loi confirme la légalité de leur surveillance, car celle-ci demeure indispensable dans le cadre, en particulier, de la défense militaire, de la contre-ingérence et de la lutte antiterroriste. Il les soumet à un certain nombre de règles : respect des finalités de la loi sur le renseignement, d’une part, et des missions liées à la défense militaire, d’autre part, mais aussi, durée de conservation des données et destruction des extractions et des transcriptions.

Le projet de loi donne à la CNCTR la mission de veiller au respect des champs d’application respectifs des techniques du droit commun et du régime spécifique. C’est sur les modalités de son contrôle que portera, entre autres, la discussion à l’article 9, car, dans l’ensemble, le texte du Gouvernement nous convient.

Depuis plusieurs années maintenant, le législateur a adopté de nombreuses avancées juridiques concernant le contrôle de nos services de renseignement, pour nous hisser au meilleur standard, au sein des grandes démocraties, en termes d’encadrement légal de leurs activités.

Nos partenaires européens nous offrent la possibilité de mener, à nouveaux frais, un dialogue exigeant sur la nécessité de trouver le bon équilibre entre sécurité publique et libertés individuelles. Le vote de la directive sur le PNR aérien démontre l’efficacité de ce dialogue et nous encourageons le Gouvernement à poursuivre les discussions pour mettre la dernière main à un maillage élargi et complété du système PNR.

Sur le dispositif de surveillance hertzienne, j’insiste sur le fait que la CNCTR, créée par la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, est l’organe de contrôle primordial et qu’il ne s’agit que de confirmer son rôle, en s’assurant de l’effectivité et de l’efficience de l’exécution de ses missions. Celles-ci demeurent parfaitement proportionnées aux contraintes opérationnelles qui peuvent exister, et il ne s’agit que de garder cohérent son champ de contrôle.

Pour toutes ces raisons, concernant le PNR comme la surveillance des communications hertziennes, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a donné un avis favorable à l’adoption du projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)

M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.

Question préalable

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme
Discussion générale

M. le président. Je suis saisi, par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d’une motion n° 13.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (n° 630, 2016-2017).

Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à Mme Éliane Assassi, pour la motion.

Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, permettez-moi tout d’abord d’avoir une pensée toute particulière, emplie d’émotion, pour l’ensemble des victimes et des familles meurtries lors des attentats qui ont frappé notre pays ces dernières années.

Le groupe communiste républicain et citoyen a souhaité déposer une motion tendant à opposer la question préalable, afin que soit rejeté l’ensemble de ce projet de loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

Le 9 septembre 1986, il y a trente ans, la France se dotait de sa première législation en matière de lutte antiterroriste. Cette loi instituait un régime dérogatoire au droit commun et créait un corps spécialisé de magistrats. Depuis lors, de nombreuses réformes ont conduit à la mise en œuvre d’un régime procédural dérogatoire en matière d’enquête, ainsi qu’à la création de nouvelles infractions terroristes.

À la suite des terribles attentats du 13 novembre 2015, le conseil des ministres a adopté un décret déclarant l’état d’urgence. En à peine deux ans, cet état d’urgence a été prorogé six fois, deux de ces lois de prorogation – celles du 20 novembre 2015 et du 21 juillet 2016 – ayant largement renforcé ses dispositions.

En parallèle, ont été promulguées, le 24 juillet 2015, la loi relative au renseignement et, le 3 juin 2016, la loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité des garanties de la procédure pénale.

Nous nous sommes opposés à l’ensemble de ces textes, qui constituent un arsenal non seulement dangereux pour l’équilibre de notre démocratie, mais surtout inefficace pour renforcer notre sécurité publique, comme en témoigne, hélas, le terrible attentat qui a meurtri la ville de Nice il y a un an.

La présente réforme s’inscrit dans la même lignée et illustre les choix politiques de ces quinze dernières années : des événements de nature exceptionnelle sont utilisés pour justifier la construction d’un droit d’exception.

À ceci près que ce projet de loi porte en lui le coup d’après : prétendant conditionner la levée de l’état d’urgence à l’adoption de ce texte, le Gouvernement introduit en réalité les mesures mêmes de l’état d’urgence dans notre droit commun, dans une version prétendument édulcorée, mais sans la moindre garantie valable.

Aux personnalités du réseau État d’urgence – antiterrorisme, qu’il recevait le 3 juillet dernier, le chef de l’État a affirmé, tranquillement, qu’il s’agissait de la première et de la dernière loi antiterroriste de son quinquennat. Évidemment, puisqu’inscrire l’état d’urgence dans notre droit commun mettra effectivement fin à ses renouvellements incessants !

Je vous l’ai déjà dit lors de mon intervention concernant la sixième prorogation de l’état d’urgence, il y a quinze jours, ici même, des voix de plus en plus fortes s’élèvent contre son contenu : « Renoncer à l’état d’urgence est nécessaire, mais n’autorise certainement pas à en faire notre droit commun », écrit Mireille Delmas-Marty dans une lettre ouverte au Président de la République. Comment ne pas citer ici le texte signé par plus de cinq cents universitaires, chercheurs, juristes, politistes ou sociologues, qui affirment que les mesures contenues dans ce projet de loi sont dangereuses et font peser des menaces sur notre État de droit ?

Lors de son intervention devant le Parlement réuni en Congrès le 3 juillet dernier, Emmanuel Macron affirmait : « Le code pénal, tel qu’il est, les pouvoirs des magistrats, tels qu’ils sont, peuvent, si le système est bien ordonné, bien organisé, nous permettre d’anéantir nos adversaires. Donner en revanche à l’administration des pouvoirs illimités sur la vie des personnes, sans aucune discrimination, n’a aucun sens, ni en termes de principes ni en termes d’efficacité. »

J’oserai dire que nous sommes d’accord avec lui, mais, hélas, tout ce qu’il nous propose aujourd’hui avec un tel texte est l’exact opposé de ce qu’il semblait affirmer il y a seulement quelques jours…

Monsieur le ministre d’État, vous légitimez l’accroissement des pouvoirs de l’administratif par un prétendu manque d’anticipation du judiciaire. Pourtant, il est faux de prétendre que seuls l’état d’urgence ou les moyens de police administrative seraient susceptibles de prévenir un attentat, et non les outils relevant du judiciaire : tous les jours, les procureurs et juges d’instruction antiterroristes dirigent des enquêtes visant des personnes pour les projets qu’elles élaborent et non qu’elles ont commis.

À titre d’exemple, les perquisitions administratives menées en nombre n’ont abouti qu’à l’ouverture de trente procédures en matière antiterroriste, alors qu’il n’est pas démontré qu’elles n’auraient pas pu intervenir dans un cadre intégralement judiciaire. Sachant qu’entre novembre 2015 et novembre 2016, tandis que seules vingt enquêtes étaient imputables à l’état d’urgence, cent soixante-dix procédures d’information judiciaire avaient été ouvertes par le parquet de Paris dans un cadre « normal ».

M. Macron écrivait dans son livre de campagne, Révolution, pourquoi il souhaitait sortir de l’état d’urgence. Alors, pour quelles raisons propose-t-il un tel texte ? Si ce n’est par pure démagogie, serait-ce pour utiliser la peur légitime de nos concitoyens ?

La raison en est peut-être plus profonde, c’est en tout cas ce que je crains. Ce texte est idéologique ; au-delà de son pragmatisme apparent, il porte en lui de nombreuses questions : celle des répressions administratives et des pouvoirs grandissants des forces de l’ordre toujours plus exemptes de contrôle judiciaire ; celle des migrations et des contrôles aux frontières ; enfin, celle des inégalités grandissantes entre les citoyens.

« Face à des jeunes qui sont tangents […], si vous défoncez leur porte à 4 heures du matin, que vous les assignez à résidence » – ou, ici, dans une commune… – « pendant trois mois, ce qui a pour conséquence que certains perdent leur boulot, expliquez-moi en quoi ils sont moins dangereux ensuite ? […] Tout homme sensé comprend qu’on attise le feu avec de telles méthodes. On tape n’importe qui, n’importe comment ». Ce n’est pas moi qui le dis, c’est l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic, désormais très médiatique.

Face à de telles dérives, qui ne sont plus à prouver, il faut désormais avoir le courage de passer d’une logique de peur irrationnelle, qui justifie une logique de guerre, à une logique de paix.

Pour lutter contre le terrorisme, il n’y a certainement pas de loi instaurant un risque zéro, mais peut-être faudrait-il sérieusement commencer à amorcer une double réflexion ?

Tout d’abord, sur le plan international. Pour combattre ses ennemis, il faut les connaître. Il faut expliquer – contrairement à ce que certains ont pu dire… –, remonter aux origines géopolitiques, rappeler les responsabilités bien réelles des puissances occidentales, ces guerres destructrices en Irak et en Afghanistan, le non-sens de l’intervention en Libye.

Il faut enfin dénoncer le rôle trouble des puissances régionales, comme la Turquie, l’Arabie Saoudite et le Qatar. Le terrorisme se nourrit de la guerre du pétrole et du trafic d’armes.

Nous le répétons depuis le Congrès de Versailles du 16 novembre 2015 : la coalition internationale est au cœur du problème. Il faut rapidement repenser les choses et cesser d’agir en ordre dispersé. Une large coalition internationale sous mandat de l’ONU doit être mise en place, avec l’ambition – au-delà du combat contre Daech – de reconstruire ces régions, de permettre d’établir une paix durable et, ainsi, le retour de milliers de réfugiés. Sans cette perspective, pas d’issue au terrorisme !

M. Philippe Esnol. Vous croyez au père Noël ?

Mme Éliane Assassi. Ensuite, sur le plan national, il faut refonder le vivre ensemble, en bannissant le culte de l’argent, si cher au chef de l’État, qui érige en vertu le statut de milliardaire ! Faire miroiter la fortune à ceux qui ne pourront l’atteindre fait naître colère et désespoir, qui peuvent aller jusqu’à des dérives extrêmes.

La culture et l’éducation sont d’abord le fruit d’un échange, de liens, de partage, de social, d’hommes. Cela n’a pas de prix, si ce n’est celui des politiques publiques et des moyens alloués pour rémunérer nos acteurs sociaux, orienter les budgets vers ce qui n’est pas visible tout de suite, mais indispensable pour l’avenir : éducateurs, assistantes sociales, conseillers en insertion et probation, tous ces métiers essentiels. L’emploi doit être l’objectif primordial.

Les missions de service public de l’État elles-mêmes sont aujourd’hui parfois dévoyées au service de la lutte contre le terrorisme, comme en témoigne la tribune publiée dans Mediapart par plusieurs agents publics, fonctionnaires de l’État.

« Au quotidien, nous accomplissons nos missions respectives du mieux possible malgré des moyens insuffisants, des conditions de plus en plus dégradées », écrivent-ils. « Alors même qu’elles nous semblent essentielles et complémentaires, l’éducation, la culture, l’insertion, la justice, la prévention et la sécurité, la recherche, la santé, la douane… sont aujourd’hui dévoyées pour “raisons de sécurité” et à “des fins de renseignement pour la lutte contre le terrorisme” ».

Depuis 2002, les policiers subissent la politique du chiffre, exacerbée avec l’état d’urgence, une politique axée sur le tout sécuritaire. Or leur rôle est aussi d’être au plus près de la population, pour prévenir et lutter contre les crimes, les délits, mais aussi toute forme de radicalisation en récupérant les renseignements à la source.

Comme eux, nous réclamons en urgence un débat public sur les politiques à mener pour lutter contre le terrorisme, car, après cet ancrage de l’état d’urgence dans notre droit commun, quelle sera la prochaine étape ? L’état de siège sera déclaré ? La guerre matérielle viendra-t-elle prendre nos rues ?