compte rendu intégral

Présidence de Mme Valérie Létard

vice-présidente

Secrétaires :

M. Yves Daudigny,

Mme Mireille Jouve.

Mme la présidente. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à quatorze heures trente.)

1

Procès-verbal

Mme la présidente. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Rappel au règlement

Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour un rappel au règlement.

M. Jean Louis Masson. Je n’ai pas une énorme sympathie pour Mme Merkel, mais force est de reconnaître qu’elle a très bien rempli ses obligations morales en demandant à tous les pays européens de décréter un embargo sur les ventes d’armes au régime criminel d’Arabie saoudite. Non seulement le régime d’Arabie saoudite et le dauphin de l’émir dictateur qui commande dans ce pays sont à l’origine d’un crime absolument odieux, digne du Moyen Âge, mais de surcroît les dirigeants de ce pays commettent de multiples crimes de guerre contre les Houthis au Yémen.

En vendant des armes à des criminels de guerre, nous nous faisons les complices de leurs crimes. Ceux qui cautionnent une telle situation ont les mains pleines de sang. Je souhaite que la France adopte une position claire. À défaut, le Président de la République se rendra complice de ces criminels de guerre.

Mme la présidente. Acte vous est donné de votre rappel au règlement, cher collègue.

3

 
Dossier législatif : proposition de loi portant suppression de la prise en compte des revenus du conjoint dans la base de calcul de l'allocation aux adultes handicapés
Discussion générale (suite)

Calcul de l’allocation aux adultes handicapés

Rejet d’une proposition de loi

Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, de la proposition de loi portant suppression de la prise en compte des revenus du conjoint dans la base de calcul de l’allocation aux adultes handicapés, présentée par Mme Laurence Cohen et plusieurs de ses collègues (proposition n° 434, résultat des travaux de la commission n° 45, rapport n° 44).

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Laurence Cohen, auteur de la proposition de loi.

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi portant suppression de la prise en compte des revenus du conjoint dans la base de calcul de l'allocation aux adultes handicapés
Article 1er

Mme Laurence Cohen, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cette proposition de loi a pour objet de répondre à une revendication de longue date des associations de soutien aux personnes handicapées.

Notre groupe a l’habitude de travailler avec ces organisations de terrain, qui nous alertent régulièrement sur la nécessité de repenser le calcul de l’allocation aux adultes handicapés, l’AAH. À cet égard, je salue le travail de notre rapporteur, Cathy Apourceau-Poly, et je la remercie des auditions qu’elle a pu mener. C’est donc tout naturellement que nous avons souhaité reprendre la proposition de loi déposée par Marie-George Buffet à l’Assemblée nationale le 6 décembre 2017 et cosignée par une cinquantaine de députés de toutes sensibilités politiques.

Visiblement, la situation a évolué, « régressé » serait le mot juste, puisque notre proposition de loi n’a pas été votée en commission par les autres groupes, à l’exception du groupe socialiste. Pourtant, cette proposition de loi est plus que jamais d’actualité. Elle permettrait non seulement d’octroyer aux personnes handicapées un complément de revenu, mais également de compenser, autant que faire se peut, les difficultés financières liées au handicap. Nous rétablissons la mission première de l’AAH, à savoir d’être une allocation de compensation.

Pour rappel, plus de 1 million de personnes en France sont dans une situation de handicap telle qu’elles ne peuvent accéder durablement à l’emploi et sont, à ce titre, bénéficiaires de l’AAH. Cette allocation n’a donc pas pour objectif de fournir une aide temporaire, comme les minima sociaux tels que le RSA, afin d’empêcher la situation de la personne de trop se dégrader. Il s’agit bien, ici, d’une ressource financière permettant de pallier une situation qui n’a que peu de chances, hélas ! d’évoluer dans un sens meilleur. C’est d’ailleurs ce que montrent les statistiques, puisque 90 % des allocataires renouvellent leur demande d’AAH. Autrement dit, pour la quasi-totalité des bénéficiaires de l’allocation, il n’y a pas de perspective d’amélioration de leur état de santé.

L’AAH est donc bien un droit, une allocation visant à protéger celles et ceux qui sont placés en situation de vulnérabilité et à compenser les difficultés rencontrées au quotidien.

La vulnérabilité à laquelle sont confrontées les personnes en situation de handicap est bien réelle. Ainsi, un article de l’Observatoire des inégalités, publié en octobre 2017, rapporte que la moitié des personnes dont le handicap est reconnu administrativement ont un niveau de vie mensuel inférieur de quasiment 200 euros à celui des personnes n’ayant pas de handicap. Plus le handicap est sévère, plus l’écart se creuse, allant jusqu’à 500 euros. Les deux revalorisations de l’AAH annoncées par le Gouvernement ne permettront pas de supprimer cet écart ni de porter l’AAH au niveau du seuil de pauvreté, fixé à 1 026 euros – faut-il le rappeler ?

Cette exposition plus forte des personnes en situation de handicap à la pauvreté et à la précarité n’est malheureusement pas près de diminuer. En effet, le Gouvernement a pris un certain nombre de mesures qui précarisent davantage celles et ceux qui sont déjà en situation de grande fragilité. J’en citerai quelques-unes : suppression du complément de ressources ; baisse du quota d’appartements adaptés, c’est-à-dire accessibles, dans les constructions neuves ; limitation du cumul entre RSA et AAH ; suppression de l’aide au transport pour les enfants et adultes handicapés. Et cette liste est loin d’être exhaustive !

À ces mesures, profondément injustes, s’ajoutent celles qui concernent tout un chacun : la baisse des APL, la hausse de la CSG ou encore la désindexation de nombreuses prestations sociales. Aussi est-il urgent d’agir maintenant, non seulement afin d’améliorer le niveau de vie des personnes en situation de handicap, mais également pour une question de droits fondamentaux.

L’AAH est une allocation d’autonomie qui, bien qu’insuffisante, a pour but de donner à son bénéficiaire les moyens de son indépendance financière. Prendre en compte les revenus du conjoint ou de la conjointe a des conséquences extrêmement fâcheuses. Certains des bénéficiaires, en effet, voient leur allocation tellement diminuée qu’elle ne leur permet pas de vivre décemment. D’autres en sont tout simplement privés !

Leur subsistance et leur qualité de vie dépendent donc entièrement de leur conjointe ou de leur conjoint, ce qui les place dans une situation de dépendance pouvant s’avérer humiliante. C’est d’ailleurs le phénomène qui est décrit dans un reportage du journal télévisé de France 3 diffusé en mars dernier. On y voit un homme expliquer que, depuis son mariage, l’AAH qu’il percevait a été supprimée, ce qui ne lui laisse pour subsister qu’une pension d’invalidité de 330 euros. Cette situation l’oblige à « vivre aux crochets de sa femme », il ne peut faire aucun projet, il ne peut pas emprunter d’argent à la banque : comme il le souligne lui-même, « en tant que personne », il ne peut rien faire.

Dans ce reportage, il s’agit d’un homme, mais la problématique de la dépendance au conjoint ou à la conjointe se pose de manière encore plus grave pour les femmes handicapées. En France, le nombre de femmes handicapées est quasiment aussi élevé que le nombre d’hommes. Pourtant, les femmes font bien moins souvent l’objet d’une reconnaissance administrative de leur situation, puisqu’elles ne constituent que 40 % des bénéficiaires de l’AAH.

Par ailleurs, selon une étude menée par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, publiée le 16 mars 2016, les femmes handicapées sont celles qui sont le plus victimes de violences physiques et sexuelles au sein du couple.

Pour ces femmes, l’arrêt de la prise en compte du revenu du conjoint dans l’AAH est une nécessité afin qu’elles puissent retrouver leur indépendance et s’émanciper de situations parfois destructrices. C’est pourquoi notre proposition de loi est soutenue non seulement par les associations d’aide aux personnes en situation de handicap, mais aussi par les associations féministes. Je pense tout particulièrement à l’association Femmes pour le dire, femmes pour agir, fondée par Maudy Piot, militante inlassable des femmes handicapées, féministe reconnue, décédée, hélas ! le 25 décembre dernier. Elle se battait pour que les femmes handicapées jouissent de leurs droits de citoyennes, ce qui est le sens même de notre proposition de loi.

Il est fondamental de bien comprendre que l’AAH est une allocation attachée à la personne et qu’elle ne saurait être retirée en cas de vie de couple. La pension d’un retraité ne dépend pas des ressources de son conjoint que je sache !

Je défends par ailleurs avec les associations féministes l’individualisation des droits sociaux garantissant une indépendance économique des femmes.

Pour toutes ces raisons, je vous appelle, mes chers collègues, à voter, contrairement à ce qui a été fait en commission des affaires sociales, en faveur de notre proposition de loi. Nous sommes attendus et regardés par toutes les associations de personnes en situation de handicap. Nous devons tous prendre nos responsabilités, ici, dans cet hémicycle : nous aurons à nous en expliquer ensuite auprès de nos concitoyens dans nos territoires ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteur.

Mme Cathy Apourceau-Poly, rapporteur de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant toute chose, je remercie une nouvelle fois notre collègue Laurence Cohen ainsi que les membres du groupe CRCE d’avoir inscrit ce texte important à l’ordre du jour de notre assemblée.

Le texte aujourd’hui soumis à votre examen a fait l’objet en commission des affaires sociales d’un débat nourri et utile, à l’issue duquel un problème demeurait entier : quelle est la nature de l’allocation aux adultes handicapés ?

Cette allocation occupe une place à part dans le paysage des prestations sociales attribuées aux personnes handicapées. Elle est versée aux personnes handicapées dont l’incapacité permanente les tient durablement éloignées de l’emploi. Depuis sa création par la loi fondatrice du 30 juin 1975, l’AAH a toujours été perçue comme un minimum social, autrement dit comme un revenu de remplacement versé par les pouvoirs publics aux personnes bénéficiaires en vertu de la solidarité nationale, en subsidiarité des autres formes de solidarité.

C’est la raison pour laquelle les modalités d’attribution de l’AAH présentent une certaine parenté avec celles du revenu de solidarité active. Il s’agit, en effet, d’une prestation sociale différentielle, qui part non pas du besoin de la personne qu’elle finance, mais d’un revenu minimum qu’elle lui garantit. Elle tient compte des revenus du conjoint, suggérant ainsi que l’accompagnement d’une personne handicapée durablement écartée du marché du travail serait moins coûteux lorsque cette dernière est en couple que lorsqu’elle vit seule.

Ces caractères de l’AAH sont bien connus et traduisent l’esprit d’une époque où l’accompagnement du handicap s’entendait comme le prolongement d’une forme de charité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Depuis une autre grande loi, celle du 11 février 2005, une autre logique d’intervention publique auprès des personnes handicapées s’est affirmée : la logique de compensation. Contrairement à la logique de solidarité, la compensation ne vise pas à assurer à la personne handicapée un revenu de remplacement dans le but de maintenir son niveau au-dessus d’un certain seuil, mais elle a pour objet de financer, sans considération de ressources ou de foyer, l’indemnisation du « préjudice moral » que subit la personne dans ses difficultés quotidiennes du fait de son handicap. Cette indemnisation est en grande partie assurée par la prestation de compensation du handicap, attribuée par les conseils départementaux.

Le financement de l’accompagnement de la personne handicapée se situe au croisement de ces deux philosophies, solidarité et compensation, ce qui peut parfois en rendre la compréhension malaisée. Individuel et déconnecté du niveau de revenu lorsqu’il s’agit de compenser le besoin en aides humaines et techniques consécutif à un handicap, le financement prend des formes plus solidaristes, proches de la logique des minima sociaux, lorsqu’il s’agit de soutenir financièrement les personnes tenues éloignées de l’emploi par le handicap.

De mon point de vue, cette dichotomie ne se justifie pas. Au nom de quoi un handicap ferait-il appel au devoir d’indemnisation des pouvoirs publics, dans certains cas, et à l’obligation solidaire d’un minimum social, dans d’autres ?

De toute évidence, pour des motifs liés autant à son histoire qu’aux tâtonnements récents des politiques publiques en matière de handicap, nous peinons encore à faire un choix clair.

La commission des affaires sociales du Sénat a longuement débattu sans parvenir à trancher. Même nos collègues défavorables à la proposition de loi ont bien été contraints de reconnaître qu’une pareille dualité, en plus de plonger dans la confusion certains de nos concitoyens les plus fragiles, était le signe d’une politique publique inaboutie et vacillant sur ses propres principes. Ce texte tend à supprimer la prise en compte des revenus du conjoint dans le calcul et dans l’attribution de l’AAH afin de la faire résolument entrer dans la catégorie des prestations de compensation.

On dit de ce texte qu’il dénature profondément l’AAH. Mes chers collègues, c’est tout le contraire ! Nous mettons simplement nos pas dans ceux du législateur de 2005, qui a posé le principe compensateur comme référence unanimement acquise aujourd’hui.

Au même titre qu’une aide humaine ou une aide technique compense la perte d’autonomie liée au handicap, nous estimons logiquement que l’AAH compense la perte de revenu liée à l’incapacité de s’insérer durablement sur le marché du travail. Son attribution doit donc obéir à des principes de compensation. Pourquoi voir une aberration là où il n’y a que bon sens et désir de simplifier la vie de personnes qui n’ont vraiment pas besoin de complications ?

Notre texte est donc utile, mais il est aussi indispensable, surtout en cette période où s’ouvre la discussion budgétaire. Le projet de loi de finances de l’an dernier avait effectivement permis au Gouvernement de faire l’annonce de deux mesures relatives à l’AAH, dont l’une ne laisse pas de nous inquiéter.

La première mesure concerne la revalorisation du montant individuel maximal auquel un bénéficiaire peut prétendre. De 820 euros actuellement, ce plafond passerait progressivement à 900 euros en novembre 2019, ce dont nous nous félicitons. En revanche, la seconde mesure prévoit l’abaissement du plafond de ressources en deçà duquel un bénéficiaire en couple peut toucher l’AAH. Ce plafond, qui est actuellement le double du plafond individuel, va se voir appliquer un coefficient dégressif, illustrant ainsi l’ambition du Gouvernement de « familialiser » une prestation qui doit à tout prix rester individuelle.

Nous avons, à maintes reprises, questionné la direction générale de la cohésion sociale sur les impacts chiffrés de ces deux mesures, mais nous n’avons jamais reçu de réponse. Or nous avons toutes les raisons de craindre que, malgré la bonne nouvelle de la revalorisation, l’abaissement du plafond ne manquera pas d’exclure certains allocataires d’un dispositif dont ils bénéficient actuellement. Nous en avons en tout cas la preuve irréfutable par les chiffres pour le cas d’un couple composé de deux bénéficiaires de l’AAH.

Mes chers collègues, c’est tout le contraire de l’ambition de notre texte. Il ne s’agit pas ici d’une mesure que l’on pourrait accuser d’être naïvement généreuse, il s’agit d’un pas nouveau franchi vers une politique publique du handicap plus cohérente, plus lisible et plus juste. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et du groupe socialiste et républicain.)

Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Sophie Cluzel, secrétaire dÉtat auprès du Premier ministre, chargée des personnes handicapées. Madame la présidente, madame la sénatrice Laurence Cohen, madame la rapporteur, monsieur le président de la commission, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de me donner, par cette proposition de loi, l’occasion de partager une nouvelle fois avec vous l’engagement total du Gouvernement en faveur de l’inclusion des personnes en situation de handicap. Cette priorité du quinquennat sera de nouveau mise à l’honneur lors du comité interministériel du handicap que réunit le Premier ministre demain matin, à Matignon. J’espère que vous me donnerez l’occasion de vous présenter les mesures importantes qui en seront issues, par exemple lors d’une prochaine séance de questions d’actualité.

Je veux d’abord rappeler que cette priorité se traduit très concrètement par un effort financier sans précédent en direction des personnes auxquelles le handicap interdit de travailler ou qui se trouvent fortement réduites, en raison de leur handicap, dans leur capacité à travailler. La revalorisation exceptionnelle de l’allocation aux adultes handicapées que met en œuvre le Gouvernement, conformément à l’engagement du Président de la République, concernera plus de 1 million de personnes. Quel est le sens de cette revalorisation et comment s’articule-t-elle avec l’ensemble de la politique du handicap du Gouvernement et avec notre projet de société inclusive ? C’est une question centrale pour l’examen de votre proposition de loi, madame la sénatrice Cohen, que je voudrai éclairer par mon propos.

Depuis sa création, en 1975, l’allocation aux adultes handicapés est un minimum social. Elle vise à assurer un minimum de ressources aux personnes auxquelles leur handicap interdit de travailler ou que leur handicap limite fortement dans leur capacité à travailler. Elle n’a, en conséquence, aucune vocation à « compenser » le handicap, d’autant qu’une prestation a été spécifiquement créée à cette fin depuis 2005 : la prestation de compensation du handicap sur laquelle je reviendrai.

L’AAH, en qualité de minimum social, est la manifestation de la solidarité nationale envers les plus démunis, ce qui justifie pleinement qu’elle soit financée par le budget de l’État. Avec le RSA et l’ensemble des autres prestations sociales, l’AAH participe pleinement de notre « filet de sécurité » et contribue fortement à la réduction de la pauvreté monétaire dans notre pays. Il faut s’en féliciter, c’est un filet solide ! Les transferts sociaux et fiscaux diminuent le taux de pauvreté en France de 8 points ; les seuls minima réduisent l’intensité de la pauvreté de plus de 6 points.

Néanmoins, il faut aussi le rappeler, c’est un filet compliqué – comme vous l’avez parfaitement souligné, madame la sénatrice –, dont la complexité même peut s’opposer à l’accès aux droits des personnes. C’est la raison pour laquelle, je veux le rappeler, le Gouvernement s’est engagé, dans le cadre de la stratégie de lutte contre la pauvreté, que pilote Agnès Buzyn, à mener un chantier de refonte des minima sociaux dans la perspective de la mise en place d’un revenu universel d’activité. Ce chantier et cette vision d’ensemble sont en effet indispensables pour rendre plus équitable et plus incitatif à l’activité un système aujourd’hui complexifié par la coexistence de dix minima. Une grande concertation nationale et citoyenne sera organisée en ce sens de janvier à juin 2019.

Mais puisque votre proposition, madame la sénatrice, se concentre sur la seule allocation aux adultes handicapés, arrêtons-nous sur elle. Oui, cette prestation s’articule avec les solidarités familiales, notamment la solidarité entre époux reconnue par le droit civil, car c’est un principe de base de notre modèle social. Ainsi, comme tous les minima sociaux, l’AAH est assortie d’une condition de ressources. Si le bénéficiaire dispose de ressources personnelles ou s’il peut compter sur le soutien financier des autres membres de son foyer au titre de la solidarité familiale, la priorité doit être donnée à la mobilisation préalable de ces ressources. C’est à ce titre que les ressources du conjoint sont prises en compte dans le calcul de l’AAH.

Vous le comprenez, mesdames, messieurs les sénateurs, revenir sur cette articulation des solidarités, supprimer la condition de ressource appréciée à l’échelle du foyer, comme le prévoit la proposition de loi de Mme la sénatrice Cohen, reviendrait donc sur la nature même de l’allocation aux adultes handicapés.

Ne nous y trompons pas : la prise en compte de la composition du foyer du bénéficiaire dans le calcul de la prestation s’exerce bien au bénéfice des personnes dès lors que le plafond de ressources pour bénéficier de l’AAH augmente, parallèlement à la taille du foyer. En effet, cela veut dire que le plafond de ressources est plus élevé lorsque le bénéficiaire est en couple, comme il l’est lorsque le bénéficiaire a des enfants.

Ainsi, un bénéficiaire de l’AAH en couple, sans revenu d’activité propre, peut continuer de percevoir cette allocation jusqu’à ce que les ressources de son conjoint atteignent 2 169 euros mensuels, soit 1,8 SMIC. Dans le cas où c’est l’allocataire de l’AAH qui travaille, et pas son conjoint, les règles actuelles de « conjugalisation » permettent à ce bénéficiaire de cumuler son allocation à taux plein en complément, par exemple, d’un SMIC. En novembre 2019, cet allocataire pourra percevoir 900 euros en complément de son revenu d’activité au SMIC. Si l’on ne prend plus en compte les ressources à l’échelle du foyer, cet allocataire ne pourra plus prétendre qu’à 344 euros mensuels. C’est un manque à gagner très important de 556 euros par mois pour ce foyer.

Si je salue bien volontiers le travail et la volonté de Mme la sénatrice Laurence Cohen dans l’élaboration de ce texte, je me dois d’alerter sur les conséquences de sa proposition.

En supprimant le plafond de ressources pour les couples, elle aurait pour première conséquence de diminuer le montant de l’allocation de certains bénéficiaires de l’AAH en couple, puisque ne serait plus retenu que le plafond pour les personnes seules. Ainsi, paradoxalement, cette mesure, dont l’impact budgétaire est évalué à près de 360 millions d’euros par an, ferait certes des gagnants, mais aussi 57 000 ménages perdants, avec des gains et pertes mensuelles très importants.

Vous le savez aussi, mais il n’est pas inutile de le rappeler, les modalités de calcul de l’AAH prennent pleinement en compte les besoins spécifiques de ses bénéficiaires.

Tout d’abord, une « base ressources » réduite : le calcul du droit à l’AAH ne prend en compte que les seules ressources soumises à l’impôt sur le revenu.

Ensuite, un mécanisme d’intéressement à la reprise d’une activité particulièrement incitatif : les allocataires bénéficient d’un cumul intégral de leurs revenus avec l’AAH pendant les six premiers mois de la reprise d’un emploi ; ils peuvent ensuite cumuler revenus d’activité et AAH selon un mécanisme d’abattement avantageux.

Par ailleurs, un abattement spécifique de 20 % est prévu pour la prise en compte des revenus du conjoint. Cela signifie concrètement que, si vous êtes bénéficiaire de l’AAH et que votre conjoint gagne 1 500 euros mensuels, seuls 1 200 euros sont pris en compte pour le calcul de vos droits.

Enfin, le plafond de ressources prévu est supérieur à celui applicable à d’autres minima sociaux.

D’autres dispositifs et droits connexes supplémentaires viennent également répondre à la spécificité des besoins des personnes en situation de handicap. Ainsi, des exonérations fiscales spécifiques sont prévues en matière de taxe d’habitation et de taxe foncière, sous condition de ressources et de cohabitation. Les bénéficiaires de l’AAH bénéficient également d’une aide à une complémentaire santé que la ministre des solidarités et de la santé revoit et améliore substantiellement dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2019, conformément aux annonces de la stratégie de lutte contre la pauvreté.

L’ensemble de ces règles et de ces droits connexes ont été conçus pour soutenir l’autonomie des personnes. Cet objectif reste pleinement celui du Gouvernement, comme l’illustre l’investissement social massif que nous faisons en direction des bénéficiaires de l’AAH.

Afin de lutter contre la pauvreté subie des personnes en situation de handicap, le projet de budget pour 2019 sera marqué, pour la deuxième année consécutive, par la revalorisation exceptionnelle de l’allocation, conformément à l’engagement du Président de la République. Il s’agit d’une hausse sans précédent, dont vous connaissez les modalités. Elle représente un investissement de plus de 2 milliards d’euros sur l’ensemble du quinquennat. Cela représente une hausse totale de l’AAH de 11 % par rapport à son montant actuel. C’est l’équivalent d’un treizième mois pour les personnes concernées, qui sont – je veux le rappeler – plus de 1 million, l’AAH représentant le deuxième minimum social par le nombre de ses bénéficiaires.

Cette hausse répond à l’engagement du Président de la République de renforcer la solidarité nationale en direction de ceux qui en ont le plus besoin. Mais il ne s’agit pas de compenser le handicap, comme je l’indiquais en introduction, car cette compensation relève non pas de l’AAH, mais davantage de la prestation de compensation du handicap, introduite en 2006.

La PCH est une prestation en nature visant à contribuer au financement des besoins de compensation, à domicile et en établissement, en complément des aides de la sécurité sociale. Il s’agit d’une prestation personnalisée, fondée sur une évaluation multidimensionnelle des besoins de chaque personne et prenant en compte son projet de vie. Il s’agit d’une prestation universelle, quasiment sans condition de ressources, attribuée par les maisons départementales des personnes handicapées et financée par les départements, avec le concours de la solidarité nationale.

Douze ans après sa création, la PCH bénéficie désormais à plus de 280 000 personnes et représente une dépense de près de 2 milliards d’euros. Elle est complexe et composée de six éléments. Voilà pourquoi nous avons décidé de remettre à plat l’ensemble de cette prestation dans le cadre du chantier qui va s’ouvrir. La refonte de la prestation doit notamment mieux soutenir la parentalité des personnes en situation de handicap.

Mesdames, messieurs les sénateurs, nous avons évoqué des prestations, des dispositifs, des règles techniques et des chiffres, mais il me semble important de conclure en rappelant que, au-delà d’un accès simplifié et plus équitable à ces prestations et compensations, le soutien à l’autonomie des personnes handicapées et à leur pleine participation à la société et à la citoyenneté est au cœur de la société inclusive que construit actuellement le Gouvernement, projet qui veut reconnaître dans les citoyens en situation de handicap des citoyens à part entière, et non des citoyens à part.

Cette reconnaissance passe par le rétablissement de l’ensemble des personnes dans leur pleine citoyenneté, avec le plein exercice du droit de vote des majeurs protégés, que la garde des sceaux Nicole Belloubet a défendu devant cette assemblée, mais qui a malheureusement été rejeté dans le cadre de l’examen en première lecture du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

Ce projet de société inclusive repose sur un travail global engagé en faveur de l’accessibilité universelle et sur le soutien à l’activité des personnes handicapées, confortée par les dispositions de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

Ce projet nous rassemble largement, comme je l’ai vérifié encore récemment, lors de la présentation par le sénateur Philippe Mouiller de son excellent rapport sur le financement de la politique du handicap. Je le remercie de m’y avoir associée.

C’est la raison pour laquelle, tout en émettant un avis défavorable sur cette proposition de loi, je suis confiante dans le soutien de votre assemblée pour coconstruire une société du vivre ensemble qui fasse pleinement place aux personnes et à leurs différences.