M. Joël Labbé. Il s’agit d’une simple résolution, qui vise à envoyer un signal fort à notre population, mais aussi à nos agriculteurs. Certains ont prétendu qu’elle visait à l’ultra-collectivisme, à placer l’agriculture sous la tutelle de l’État : ce n’est pas du tout cela ! Il s’agit de faire en sorte que la puissance publique joue son rôle, dans l’intérêt des populations et des agriculteurs. La relocalisation de l’alimentation est avant tout dans l’intérêt de ces derniers, qui doivent en être les premiers bénéficiaires.

On dit que nous avons la meilleure agriculture du monde. Mais dans quelle situation se trouvent un grand nombre de nos agriculteurs ?

M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue !

M. Joël Labbé. Il faut prendre les mesures qui conviennent. Quelquefois, des miracles surviennent à l’approche de Noël (Sourires.) : peut-être cette proposition de résolution sera-t-elle adoptée ? (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, CRCE et SOCR.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Didier Guillaume, ministre de lagriculture et de lalimentation. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie, chère Françoise Laborde, d’avoir fait inscrire cette proposition de résolution à l’ordre du jour du Sénat. Je ne sais pas quelle sera l’issue du vote, mais l’important est que le débat sur la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale puisse avoir lieu. Je sais que cette question vous tient à cœur ; j’ai lu le communiqué consécutif à la conférence de presse que vous aviez tenue en juillet dernier.

Un tel sujet ne peut pas être pris à la légère. On peut être ou non d’accord avec cette proposition de résolution, mais la question du lien entre la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale mérite d’être pleinement prise en compte, eu égard à l’actualité.

Le Gouvernement partage évidemment votre objectif d’atteindre la souveraineté alimentaire. Il importe de pouvoir compter sur nos agriculteurs pour préserver notre agriculture et, partant, notre alimentation. Enfin, nous partageons l’ambition de conserver nos terres, de garder nos agriculteurs et de protéger nos territoires, dans lesquels les diverses activités doivent pouvoir coexister sereinement. Je souhaite que nos agriculteurs puissent continuer à nourrir durablement nos concitoyens partout en France, que ce soit en métropole ou en outre-mer. À cet égard, je tiens à saluer particulièrement l’intervention de M. Théophile, car les outre-mer, qui dépendent beaucoup d’un approvisionnement externe, sont les plus touchés par la problématique soulevée par Mme Laborde.

Le changement climatique est plus prégnant que jamais. Je suis convaincu que, face au dérèglement climatique, l’agriculture est non pas un problème, mais une solution. (M. Joël Labbé approuve.) Les pratiques agricoles que nous devons mettre en avant – l’agroécologie, la couverture des sols – favoriseront la captation du carbone. Les forêts et les sols sont des puits à carbone de première importance. Nous travaillons beaucoup de manière interministérielle sur ces sujets.

J’étais à Madrid pour la COP25 mardi et mercredi derniers. Je suis intervenu pour évoquer l’initiative « 4 pour 1 000 », qui avait été prise par la France. Elle vise à l’enrichissement des sols, afin de permettre l’indispensable résilience alimentaire. Il n’y aura pas d’adaptation de notre agriculture pour relever les défis qui ont été évoqués sans transition agroécologique.

Il faut aborder la question de la cohabitation de l’agriculture avec le logement et les infrastructures. Pendant trop d’années, dans tous nos départements, nous n’avons cessé de construire, parce qu’il fallait loger la population. On a réalisé des lotissements, des centres commerciaux, des zones artisanales, des zones industrielles… Je ne jette la pierre à personne, parce que cela devait être fait. À l’époque, il y a vingt ou trente ans, nous n’avions pas la même vision des choses qu’aujourd’hui.

Je me suis rendu lundi dernier dans le Var et les Alpes-Maritimes : j’y ai constaté que les inondations dramatiques d’il y a quelques jours étaient en grande partie liées à une hyper-artificialisation des sols, ayant conduit à la formation de véritables « autoroutes » pour l’eau. (MM. Henri Cabanel et Joël Labbé opinent.) Lutter contre l’artificialisation des sols est absolument indispensable.

C’est une des raisons pour lesquelles nous travaillons à une loi foncière, que j’ai annoncée lors du dernier congrès de la Fédération nationale des sociétés d’aménagement et d’établissement rural (FNSafer). Nous avons interrogé l’ensemble des acteurs et reçu plus de 400 contributions, que nous sommes en train de compiler pour établir une liste des sujets consensuels et une liste de ceux qui font débat. Nous avancerons le plus vite possible sur ce qui fait consensus, le cas échéant en prenant un décret ou un arrêté. Zéro artificialisation nette des sols : tel est l’objectif du Gouvernement. Cela va dans le sens de votre proposition de résolution, madame Laborde.

Nous devons aussi permettre la transmission des exploitations et l’installation des jeunes. Je travaille sur un projet de décret visant à encadrer les investissements étrangers dans le foncier : aujourd’hui, des terres agricoles sont achetées par des fonds de pension ou de grandes sociétés. Il s’agit de protéger notre foncier agricole non pas pour rester entre nous, mais afin de pouvoir préserver notre agriculture française, qui est à la source de l’une des alimentations les plus saines, les plus sûres et les plus durables du monde.

Concernant la raréfaction des ressources hydriques, je veux saluer le rapport de MM. Dantec et Roux : décidément, le groupe RDSE est très proactif sur ces sujets ! (Mme Françoise Laborde acquiesce.)

Par ailleurs, nous travaillons avec Bruno Le Maire à la mise en place d’un pacte productif pour les entreprises, visant notamment à renforcer la souveraineté agroalimentaire et la compétitivité. N’opposons pas l’alimentation de 10 milliards d’individus dans les années à venir au développement des circuits courts et de l’alimentation locale. Ce serait, selon moi, une erreur ! Les populations du Sud doivent pouvoir manger à leur faim, ce qui n’est pas toujours le cas aujourd’hui, et consommer des produits alimentaires de qualité ; parallèlement, nous devons continuer la transition agroécologique en promouvant les projets alimentaires territoriaux, les circuits courts et l’approvisionnement local. Il faut éviter que les riches du Nord s’alimentent bien, et les pauvres du Sud mal. En cas de pénurie ou de difficultés, ces derniers seront toujours les plus touchés.

Quant aux projets alimentaires territoriaux, qui ont été inscrits dans la loi à plusieurs reprises, ils consolident vraiment l’ancrage de notre alimentation. Il y en a aujourd’hui soixante-quatorze : sans doute faut-il aller plus loin, mais ces soixante-quatorze PAT nous permettent déjà d’avancer dans quarante-sept départements métropolitains ou ultramarins.

J’y insiste, il faut faire vibrer de nouveau nos couleurs républicaines, promouvoir le patriotisme alimentaire. Dans cette perspective, nous travaillons sur la question de l’étiquetage. En effet, le consommateur qui pousse son chariot dans une grande surface a le droit d’acheter ce qu’il veut, mais il doit pouvoir savoir ce qu’il achète. On ne doit pas pouvoir vendre sous étiquette bleu-blanc-rouge un produit qui a seulement été conditionné et empaqueté en France ; la provenance des matières premières doit être précisée.

Les PAT nous permettront, dans le cadre de la restauration collective – qu’il s’agisse des écoles, des armées, des hôpitaux, des Ehpad –, de prolonger notre souveraineté alimentaire grâce à un approvisionnement local et des circuits courts, incluant des produits bio.

À ce titre, l’agriculture périurbaine doit être mise en avant et développée autour des grandes métropoles. Je suis convaincu que tous les maires, quelle que soit leur orientation politique, souhaitent alimenter leurs cantines scolaires le mieux possible, avec des produits bio ou issus de l’agriculture raisonnée et par des circuits courts. Il faut s’en donner les moyens, et l’agriculture périurbaine constitue l’une des solutions pour alimenter durablement les métropoles. L’objectif d’intégrer, dans l’approvisionnement des restaurants collectifs, 50 % de produits bénéficiant de signes officiels de la qualité et de l’origine (SIQO), dont 20 % de produits bio, me paraît tout à fait atteignable.

Nous travaillons à la mise en place d’un grand plan Protéines végétales. Je l’ai déjà présenté aux instances de l’Union européenne, et nous le lancerons au début de l’année 2020. Il devrait nous permettre de répondre aux besoins de l’alimentation animale et de l’alimentation humaine. Nous ne pouvons plus continuer à importer d’outre-Atlantique des tourteaux de soja génétiquement modifié.

Le rapport sénatorial Se nourrir en 2050 nous aidera. Le Gouvernement est globalement d’accord avec l’esprit et les orientations de cette proposition de résolution. Il entend vos craintes et vos interrogations. L’alimentation fait partie des secteurs d’activité d’importance vitale. Il est important que ce débat sur la résilience alimentaire ait pu avoir lieu, quelle que doive être l’issue du vote. Continuons de travailler ensemble. Le sujet est vaste, il dépasse le cadre de cette proposition de résolution, qui aura au moins permis d’éclairer la Haute Assemblée et, à travers elle, le public sur la nécessité d’assurer notre sécurité alimentaire. C’est un travail au long cours, car il faut faire évoluer en profondeur les mentalités, notre agriculture et notre système agroalimentaire. Le Gouvernement est, sachez-le, pleinement investi dans cette tâche ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées du groupe UC.)

M. le président. La discussion générale est close.

Nous allons procéder au vote sur la proposition de résolution.

proposition de résolution sur la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale

Le Sénat,

Vu l’article 34-1 de la Constitution,

Vu le I de l’article L. 1 du code rural et de la pêche maritime,

Vu l’article L. 1111-1 du code de la défense,

Vu le rapport d’information du Sénat sur l’adaptation de la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050 (n° 511, 2018-2019) – 16 mai 2019 – de MM. Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective,

Vu le rapport d’information du Sénat sur les risques naturels majeurs dans les outre-mer (n° 588, tomes I et II, 2017-2018) – 24 juillet 2018 – de MM. Guillaume Arnell, rapporteur coordonnateur, Mathieu Darnaud et Mme Victoire Jasmin, fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer,

Vu le rapport d’information du Sénat intitulé : « Aménagement du territoire : plus que jamais une nécessité » (n° 565, 2016-2017) – 31 mai 2017 – de MM. Hervé Maurey et Louis-Jean de Nicolaÿ, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable par le groupe de travail sur l’aménagement du territoire,

Vu le rapport d’information du Sénat sur le défi alimentaire à l’horizon 2050 (n° 504, 2011-2012) – 18 avril 2012 – de M. Yvon Collin, fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective,

Considérant l’absence totale de la question de l’alimentation dans la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile ;

Considérant que la production locale agricole demeure essentielle à la vie des populations et appartient au patrimoine français ;

Observant que le foncier agricole n’est pas sécurisé par un corpus législatif qui protège nos terres nourricières de l’accaparement par des puissances étrangères ;

Constatant une réduction des surfaces agricoles compte tenu de la pression urbaine, de l’artificialisation des terres et du surenchérissement du prix du foncier ;

Considérant que la planète comptera 10 milliards d’habitants à l’horizon 2050, il est primordial de préserver les terres arables ;

Dénonce la logique de marché qui ignore la sécurisation du foncier agricole nourricier ;

Estimant que l’agriculture locale façonne les paysages qu’elle utilise au bénéfice d’autres activités économiques comme le tourisme vert et les filières d’excellence ;

Observe que, même si les exploitations agricoles et le foncier qui leur est lié sont des établissements, ouvrages ou installations qui fournissent des services indispensables à la satisfaction des besoins essentiels pour la vie des populations, ils ne sont pas considérés comme des points d’importance vitale (PIV) ;

Observe, en outre, que les agriculteurs exploitent ou utilisent des installations indispensables à la vie de la Nation (foncier agricole), alors qu’ils ne sont pas considérés comme des opérateurs d’importance vitale (OIV) ;

Souligne que le changement climatique menace directement la production agricole ;

Juge préoccupante la raréfaction en ressources hydriques et les perturbations qui en découlent sur le secteur agricole ;

Estime urgent de mettre à niveau les dispositifs territoriaux, de cartographie et d’équipements, notamment pour parer aux situations extrêmes de pénurie d’eau ;

Juge indispensable de renforcer la capacité d’anticipation et de prévention des pénuries avec, en particulier, une meilleure préparation des populations à des situations de crises majeures ;

Constate la détresse et les émeutes des populations, notamment en outre-mer, lors d’évènements climatiques exceptionnels ou de blocages ;

Observe que, si les plans d’urgence dits « ORSEC » ont prouvé leur efficience sur des périodes courtes de quelques jours, lors d’épisodes météorologiques exceptionnels, ils ne pourraient pas répondre aux besoins de la population sur une temporalité plus longue et des territoires plus vastes ;

Rappelle que l’environnement et les ressources sont des biens communs, qui doivent être gérés dans le cadre d’une véritable stratégie de solidarité territoriale ;

Rappelle l’importance du soutien au développement de l’agroécologie en tant que pratique agricole, limitant le recours aux intrants de synthèse et se basant sur le fonctionnement des écosystèmes, qui est la plus à même de garantir la résilience alimentaire ;

Constate que les vulnérabilités évidentes de notre système de production et d’approvisionnement alimentaire existent aussi dans le domaine de la production et de l’approvisionnement en médicaments, sur le territoire national ;

En conséquence,

Invite le Gouvernement à développer des mesures alternatives aux dispositifs de gestion de crises de force majeure pouvant survenir sur le territoire ;

Appelle le Gouvernement à mesurer l’importance d’une stratégie de territorialisation des productions alimentaires, d’une cartographie des flux de production alimentaire et d’une préparation des populations ;

Appelle à la rénovation urgente du cadre de la loi n° 2004-811 du 13 août 2004 de modernisation de la sécurité civile pour y intégrer la résilience alimentaire des territoires ;

Incite le Gouvernement à promouvoir le lien entre résilience alimentaire et sécurité nationale, à travers le continuum sécurité-défense ;

Encourage le Gouvernement à engager une révision de la loi de programmation militaire pour réfléchir à l’intégration de la production et du foncier agricole nourricier comme « secteur d’activité d’importance vitale » (SAIV), tel que défini à l’article R. 1332-2 du code de la défense comme « secteurs qui ont trait à la production et la distribution des biens ou de services indispensables (dès lors que ces activités sont difficilement substituables ou remplaçables) : satisfaction des besoins essentiels pour la vie des populations ; exercice de l’autorité de l’État ; fonctionnement de l’économie ; maintien du potentiel de défense ; ou sécurité de la Nation » ;

Encourage enfin le Gouvernement à présenter au Parlement une loi de sauvegarde du foncier agricole, en lien avec tous les acteurs concernés, notamment la Fédération nationale des SAFER.

M. le président. Mes chers collègues, je rappelle que la conférence des présidents a décidé que les interventions des orateurs valaient explications de vote.

Je mets aux voix la proposition de résolution.

J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe RDSE.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.

(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)

M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 60 :

Nombre de votants 322
Nombre de suffrages exprimés 298
Pour l’adoption 141
Contre 157

Le Sénat n’a pas adopté.

Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à quinze heures cinquante, est reprise à quinze heures cinquante-cinq.)

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : proposition de résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution, sur la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale
 

M. le président. La séance est reprise.

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : proposition de résolution en application de l'article 34-1 de la Constitution, sur la résilience alimentaire des territoires et la sécurité nationale
 

6

 
Dossier législatif : proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs
Discussion générale (suite)

Prévention du suicide des agriculteurs

Renvoi à la commission d’une proposition de loi

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs
Discussion générale (fin)

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, de la proposition de loi visant à prévenir le suicide des agriculteurs, présentée par M. Henri Cabanel et plusieurs de ses collègues (proposition n° 746 [2018-2019], résultat des travaux de la commission n° 172, rapport n° 171).

Dans la discussion générale, la parole est à M. Henri Cabanel, auteur de la proposition de loi.

M. Henri Cabanel, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le compteur tourne – celui des vies arrachées par le sang de la terre, du prix non rémunérateur, du travail acharné qui ne paie plus, de l’aléa qui fait tout basculer, d’un endettement qui étouffe la vie de l’exploitant et de sa famille, de la peur de recevoir une énième lettre de mise en demeure avant saisie ou de se voir agresser par des associations, mais aussi celui de la perte d’humanité d’une administration devenue frileuse et qui gère des dossiers avant de parler à des femmes et à des hommes. Lentement arrive le burn-out, sujet tabou de notre société.

Le suicide en agriculture, c’est tout cela. Alors que faire, tellement la tâche est lourde ? Par quel bout prendre ce fléau ?

La loi Égalim avait cerné le cœur du problème : le partage de la valeur, la nécessité d’un juste prix, à la hauteur des heures de travail et des frais de production. Toutes les parties prenantes, réunies autour d’une table, avaient validé une méthode de coconstruction, mais la loi du marché a vite repris le dessus…

Dans une économie libérale et mondialisée, dans un commerce visant toujours au prix le plus bas, l’humain n’a que peu de place. Oubliées les heures passées dans le froid ou dans la chaleur estivale ; oublié le réveil qui sonne à 5 heures du matin pour la traite ou la cueillette des légumes ; oubliées les factures de semis et de matériel ; oubliés le salaire des ouvriers agricoles et les charges à payer : tout cela ne compte pas. La valeur travail est reléguée loin derrière cette loi du marché, qui seule fait le prix, qui fait la peine.

Voilà quelques mois, en présentant son texte portant création d’un fonds d’indemnisation des victimes des produits phytopharmaceutiques, ma collègue Nicole Bonnefoy avait cité les noms des agricultrices et des agriculteurs décédés de maladie. J’aurais voulu faire de même pour rendre hommage à tous ces oubliés de la terre, mais les chiffres sont écrasants : chaque jour, un agriculteur se suicide. En septembre dernier, la Mutualité sociale agricole (MSA) a livré une information effroyable : 605 suicides pour la seule année 2015 !

Alors, il faut agir ; vite. Cette proposition de loi a été faite avec le cœur, avec les tripes. Je l’ai conçue en visionnant le film d’Édouard Bergeon, Au nom de la terre, qui raconte la vie de son père, Christian : son installation dans l’exploitation familiale, en 1979, la tête pleine d’espoir et de rêves, puis sa lente descente aux enfers, jusqu’au jour fatal.

Vous le savez, je ne suis jamais intervenu sur l’agriculture dans cet hémicycle sans aborder ce sujet. Je glisse toujours cette phrase : « et pendant ce temps, un agriculteur se suicide tous les deux jours » ; mais aujourd’hui, c’est un agriculteur tous les jours…

Je remercie Édouard Bergeon d’avoir réalisé ce film et de m’avoir ainsi donné l’électrochoc qui m’a poussé à prendre ce sujet à bras-le-corps. Je veux remercier mon groupe, le RDSE, qui m’a permis de bénéficier de cette niche ; ses membres, dont notre président, Jean-Claude Requier, sont ancrés dans les territoires et défendent la ruralité, c’est pourquoi ils ont été sensibles à ma demande.

Je veux encore remercier Guillaume Canet, qui est devenu, à l’instar d’Édouard Bergeon et de Christophe Rossignon, le producteur du film, un militant inlassable. Engagés pour défendre les paysans, ils sont venus débattre avec nous, mercredi dernier, comme ils l’avaient fait à l’Assemblée nationale et comme ils le feront au Parlement européen, à Bruxelles.

Pour comprendre ce phénomène, j’ai écouté et j’ai lu les messages d’épouses ou de membres de la famille, reçus sur ma boîte aux lettres électronique. Ces femmes m’ont écrit après l’annonce du dépôt de ma proposition de loi dans La France agricole. Elles m’ont autorisé à les citer ; c’est pour moi un honneur de vous lire quelques témoignages.

Séverine s’inquiète : « En mars 2018, mon frère a tenté de mettre fin à ses jours. Depuis, que de douleurs pour toute la famille : inquiétude, doute et peur… C’est un homme courageux qui ne peut vivre de son travail. Et je sais ce dont je vous parle, car ma sœur et moi avons repris toute l’administration de son exploitation : trop de papiers à faire ; des délais, des dates et des larmes… »

Sylvie et Pascal m’indiquent : « Le problème du suicide en agriculture est tabou, les témoignages rares. Une libération de la parole réduirait sensiblement le problème. L’administration a un grand rôle à jouer ; qu’elle remette de l’humain dans ses relations avec les paysans. L’agri-bashing est aussi administratif. »

Pascale témoigne : « Femme d’agriculteur depuis plus de vingt ans, j’espère que vous arriverez à faire changer les choses. Mon mari n’a encore jamais sauté le pas, mais j’ai passé des soirées à avoir peur qu’il ne revienne. Je prenais mon téléphone ; s’il ne répondait pas, je recommençais. Je pense qu’il ne s’est jamais douté de mes peurs, mais elles sont bien là et on est impuissant face à ce mal-être. »

Aurore, femme d’agriculteur dont l’exploitation est en redressement judiciaire, s’indigne : « Il serait bien que cette loi porte le nom de M. Bergeon, ou de sa femme ou de ses enfants, car ce qu’il faut dire, c’est que la famille est à bout de porter les devoirs, les factures, la comptabilité, les enfants, la maison, son propre travail… Et tout le monde survit. »

Mes chers collègues, je pense que ces quelques témoignages – le ministère en tient des dizaines à votre disposition – posent mieux que de grands discours le problème de fond : la non-rémunération. Le paysan que je suis a sans doute abordé maladroitement ce sujet, par le seul prisme de l’endettement et des finances.

Même si le suicide est présenté, dans l’exposé des motifs, comme multifactoriel, j’ai choisi d’inscrire les banques au dispositif de prévention, car je reste persuadé qu’elles ont un rôle majeur à jouer : elles sont au premier plan pour voir les comptes d’exploitation, mais aussi les comptes privés, virer au rouge.

Alors, on me rétorque que c’est trop compliqué, qu’on ne peut responsabiliser, par la loi, des personnels déjà soumis à des objectifs et à des procédures de qualité, qu’on ne peut confier cette mission de vigilance à un seul partenaire, que le problème économique n’est pas le seul, que des outils existent déjà depuis 2011, quand le Gouvernement avait demandé à la Mutualité sociale agricole de s’emparer du sujet de la prévention.

J’entends tout cela, mais le constat est là, froid et effroyable : il y a toujours plus de suicides d’agriculteurs, malgré tous les moyens mis en place – Agri’écoute, opération Sentinelle, service de remplacement, psychologues, assistantes sociales…

J’ai interpellé des conseillers juridiques, des agriculteurs ; tous relèvent une contradiction : comment peut-on demander à un organisme d’être à la fois celui qui prélève les cotisations sociales, souvent sans ménagements, et celui qui doit vous aider quand ça va mal ? Celui qui montre le bâton et celui qui vous tend la main ? Pourquoi n’y aurait-il pas un organisme qui prélève et un autre qui aide, à l’instar des Urssaf et des caisses primaires d’assurance maladie ?

Il est temps de poser les vraies questions, de mettre tout à plat. Le politiquement correct n’a plus de place quand une filière est décimée par les suicides.

Françoise Férat, rapporteur de cette proposition de loi, la présidente de la commission des affaires économiques, Sophie Primas, et moi-même avons réfléchi. Pourquoi précipiter l’adoption d’un texte alors que ce phénomène, bien qu’ancien et de grande ampleur, est soumis, pour la première fois aujourd’hui, dans cet hémicycle, au débat public et politique ? Nous avons opté pour une motion, qui vous sera présentée tout à l’heure, tendant au renvoi du texte à la commission des affaires économiques.

En effet, l’objectif premier était pour moi de libérer enfin la parole sur un sujet tabou, sur un geste que certains taisent, préférant la version de l’accident du travail, qui ouvre des droits.

Il reste désormais à travailler pour trouver des solutions, d’autres solutions. Pourquoi continuer à énumérer les outils, alors que l’on constate leur manque d’efficience ? L’évidence est là : il faut changer de méthode.

Si les enjeux sont l’avenir de notre agriculture et le juste prix rémunérateur dans un marché mondialisé et libéral, notre mission sera bien de prévenir le suicide en agriculture, avec un objectif essentiel : comment introduire plus d’humanité dans les démarches administratives et les contrôles ? C’est tout un système social qui doit-être réformé.

Le combat pour une vie meilleure pour nos agriculteurs doit être mené parallèlement au travers de toutes les actions nationales et européennes. Pour ce faire, nos échanges ne devront pas être clivés par des convictions politiques ; la vie de milliers de paysans en dépend, et on ne peut plus, face à un constat dramatique, en rester à des postures tranchées, qui nient le désarroi des agriculteurs et font offense à la souffrance paysanne. Nous n’avons plus le temps de croiser le fer en opposant les agricultures : conventionnelle, bio, à haute valeur environnementale, raisonnée, à circuit court… Je vois d’ailleurs avec inquiétude les syndicats s’opposer dans un débat stérile sur l’agri-bashing.

Finissons-en avec les postures d’élus, politiques ou professionnels, et parlons vraiment avec la voix des paysans. Unissons-nous pour avancer, au lieu de nous combattre et de scléroser l’action.

Je conclurai en donnant la parole à deux femmes.

Bénédicte Bergeon, la mère d’Édouard, est toujours exploitante, vingt ans après le suicide de son époux, et essaie de trouver des solutions. Avec une colère contenue, elle énumère des pistes pour aider les agriculteurs à s’en sortir, à ne pas choisir la mort comme solution ultime.

Elle propose de mettre autour d’une même table les banques, la MSA, les experts-comptables pour qu’ils discutent en toute confiance et trouvent des solutions : par exemple, simplifier les mesures, comme l’année blanche de cotisations sociales et bancaires. Elle suggère aussi la mise à disposition d’aides de ménage, de gardes d’enfants, afin de soutenir les femmes dont les maris vivent une période difficile, car les compagnes doivent alors prendre le relais et faire face à la multiplication des démarches administratives, tout en gérant leur travail et la famille.

Bénédicte Bergeon m’a dit une phrase très belle : « On n’arrache pas les pages, on les tourne. » Tournons donc la page et récrivons ensemble le chapitre de la prévention.

Camille Beaurain, veuve à 24 ans, a cosigné un livre avec le journaliste Antoine Jeandey, présent aujourd’hui dans nos tribunes. Elle y décrit le bonheur d’une vie rurale, puis l’inquiétude, la dépression, le premier geste, enfin le second, qui sera fatal… Dans ce livre, Camille se révolte, à bon droit : « Tu ne t’es pas suicidé, tu as été tué, tué par tous ceux qui ont voulu profiter de toi, tué par le manque d’humanité, tué par les institutions, par tout un système qui a vu en toi un travailleur acharné créateur de richesses auxquelles tu n’as pratiquement jamais eu accès. Notre monde est devenu fou ; il tue les paysans qui l’alimentent. »

Ces mots très durs nous confrontent à nos défaillances. Nous nous rendons tous coresponsables, en nous taisant, en acceptant l’inacceptable, en nous arrangeant de solutions qui ne fonctionnent pas, en ne dénonçant pas un système qui privilégie la dématérialisation et qui oublie l’humain.

Le compteur tourne. Ce soir, en vous couchant, chers collègues, pensez qu’il y aura un paysan de moins, et demain, un autre, et après-demain, encore un autre. Notre devoir est de faire en sorte que cela cesse. (Applaudissements.)