Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Vous avez cité le général de Gaulle, monsieur le sénateur ; on avait déjà beaucoup cité Jean Jaurès,…

M. Rachid Temal. Chacun ses valeurs !

M. Christophe Castaner, ministre. … mais j’ai le souvenir que le général de Gaulle faisait célébrer des offices religieux catholiques à l’Élysée. La loi de 1905 était respectée ; personne ne le contestait. Je rappelle ces faits pour expliquer, avec tout le respect que j’ai pour l’engagement républicain du général de Gaulle – je suis même gêné de devoir le rappeler, tant c’est une évidence pour moi –, que les contextes peuvent changer, de même que l’interprétation de la loi. Nous devons aussi prendre en compte ces évolutions du contexte.

Quant à la question très précise que vous me posez, il appartient au législateur de le décider. Cette charte existe dans les écoles, mais aussi dans certaines collectivités, sans que son affichage ait un caractère obligatoire. Le rendre obligatoire ne me poserait pas de difficultés. Dans chaque commissariat de police de France, par exemple, la Déclaration universelle des droits de l’homme est affichée. Cela relève du règlement intérieur du ministère de l’intérieur. Imposer une telle obligation aux collectivités locales ne relève en revanche pas du domaine réglementaire, mais de celui de la loi. Sur le principe, monsieur le sénateur, je vous rejoindrai en tout cas sur cette affirmation militante.

Mme la présidente. La parole est à M. Olivier Paccaud, pour la réplique.

M. Olivier Paccaud. Cette proposition est tout à fait modeste. Plutôt que de citer de Gaulle, je m’inspirerai des évangiles : « Il faut rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » Chacun doit rester à sa place !

La République française a su incarner cette cohabitation à travers la loi de 1905, que nous avons beaucoup évoquée. Cela ne s’est pas fait sans quelques passions et crispations, notamment au tournant du XXe siècle.

Notre laïcité a aujourd’hui un nouveau défi à relever. Nous le savons tous. Cela sera sans doute plus compliqué encore que dans les années 1900, mais il y va réellement de la cohésion, de la sérénité et de l’harmonie de notre société.

Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson.

M. Max Brisson. Merci, d’abord, à Françoise Laborde et au groupe du RDSE d’avoir pris l’initiative de ce débat !

L’école est l’un des creusets où se fonde la laïcité. Les programmes qui y sont enseignés reposent sur la raison et l’état scientifique des connaissances au moment où ils sont élaborés. Leur mise en œuvre par les professeurs ne répond en aucun cas aux croyances ou absences de croyances de ces professeurs, mais aux seuls critères qui ont présidé à leur élaboration.

Ainsi, il n’existe plus d’enseignement religieux dans les écoles publiques de notre pays depuis 1881. Celui qui demeure pratiqué dans les établissements privés sous contrat avec l’État ne fait pas partie du temps scolaire obligatoire. En revanche, dans tous les établissements, le fait religieux est enseigné dans le cadre des programmes d’histoire en ce qu’il est avéré comme un fait historique et sociétal établi.

On constate toutefois depuis plusieurs années que des professeurs, ici ou là, ne peuvent plus réellement enseigner certaines questions, en particulier en histoire et en sciences de la vie et de la Terre. Aux yeux de certains, ces questions ne seraient pas conformes aux préceptes ou croyances professés par telle ou telle religion. Or un des buts premiers des programmes scolaires nationaux est bien de donner à chaque jeune de ce pays le même socle commun de connaissances, de compétences et de culture. C’est un des creusets de l’unité nationale.

Fort justement, dans son discours de vœux aux Français, le Président de la République a déclaré que « 2020 doit ouvrir la décennie de l’unité retrouvée de la Nation ». Alors, monsieur le ministre, comment comptez-vous, avec le ministre de l’éducation nationale, mesurer et appréhender la réalité et l’ampleur du non-enseignement de quelques-uns des thèmes les plus nécessaires à la construction de la notion de laïcité chez les élèves ? Comment entendez-vous, avec Jean-Michel Blanquer, renforcer la formation des professeurs pour qu’ils soient en mesure de dispenser les mêmes enseignements dans toutes les écoles de la République ? (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains, RDSE et SOCR.)

Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.

M. Christophe Castaner, ministre de lintérieur. Monsieur le sénateur, je n’ai ni à confirmer ni à infirmer le constat que vous faites, mais je ne veux en tout cas pas le contester ; je ne pense pas que Jean-Michel Blanquer le ferait non plus. C’est d’ailleurs pourquoi il a mis en place, dans tous les rectorats, des équipes dédiées à la question de la laïcité.

Je ne connais en effet aucun professeur qui renoncerait de son propre fait à cet enseignement fondamental qui est connu de chacun et chacune d’entre nous. En revanche, la pression qu’un enseignant peut parfois subir pourrait l’amener à ne pas savoir comment gérer cette situation. C’est la raison pour laquelle le ministre de l’éducation nationale a mis ces équipes en place, de manière à accompagner le professeur dans la reconquête du pouvoir dans sa classe, afin qu’il puisse développer certains sujets qui, quoique évidents, peuvent être contestés par certaines interprétations religieuses d’ailleurs bien éloignées de la réalité du texte d’origine.

Je voudrais, pour conclure ma dernière intervention dans ce débat, remercier l’ensemble des intervenants. J’ai conscience des sensibilités et des inquiétudes qui peuvent exister sur certains sujets, en particulier sur la loi de 1905. Si celle-ci affirme, évidemment, le principe de la laïcité, l’organise et le renforce, elle pose aussi le cadre juridique de l’exercice des cultes en France. C’est cette dimension-là qui peut évoluer, comme elle a déjà évolué depuis 1905.

Le fait religieux a changé très fortement dans notre pays comme à l’échelon mondial ; je ne parle pas là seulement de l’islam. Les télé-évangélistes ont pris dans certains pays un poids politique majeur. Rien n’indique que cela ne pourrait pas être le cas ici demain. Le nombre de followers de certaines personnes qui portent une parole religieuse est largement supérieur à celui de Barack Obama et du Président Trump réunis, sans parler d’un simple ministre de l’intérieur. (Sourires.)

Il faut donc se demander si nous devons accompagner l’organisation du culte ; la loi de 1905 le prévoit d’ailleurs.

Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson, pour la réplique.

M. Max Brisson. Je crois que le non-enseignement de certaines questions qui figurent pourtant dans les programmes est certainement, de toutes les atteintes à la laïcité à l’école, celle qui est la plus grave. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre : je pense que l’accompagnement des professeurs est une urgente nécessité, tout comme leur formation, afin qu’ils puissent répondre à des questions difficiles lorsqu’elles sont posées dans le cadre de certains enseignements.

Je voudrais en conclusion remercier à mon tour, avec beaucoup de force, Françoise Laborde et son groupe pour ce débat. Elle fait partie de celles et ceux qui mènent le combat pour la laïcité, et je veux le saluer !

Mme la présidente. À la demande de M. le ministre, étant donné l’importance de ce débat, je lui cède la parole pour quelques secondes encore.

M. Christophe Castaner, ministre. Merci de me permettre de reprendre la parole, madame la présidente ! Je regrettais seulement d’avoir oublié de mentionner que l’autre grand débat que nous devons mener est celui contre la déscolarisation. Ce phénomène que nous connaissons et subissons est pire encore que de constater que l’enseignement public n’est pas assuré dans son ensemble. Il nous faut donc lutter contre ce phénomène.

Jean-Michel Blanquer travaille à prendre certaines dispositions en ce sens. La loi issue de l’initiative de Mme Françoise Gatel a permis de travailler sur la question des lieux de formation, mais on rencontre aujourd’hui de vraies difficultés avec la déscolarisation : on constate une augmentation importante des chiffres en la matière, chacun connaît des maires qui peuvent en témoigner. Nous devons pouvoir vérifier, opérationnellement, que la scolarisation à domicile, qui est un libre choix, en est bien une, qu’elle permet d’ouvrir la capacité de regard critique de chacune et chacun des futurs citoyens. De toutes les questions que nous affrontons aujourd’hui, celle de l’émancipation par le savoir est sans doute la plus indispensable. (M. Max Brisson, Mme Josiane Costes et M. Yves Détraigne applaudissent.)

Conclusion du débat

Mme la présidente. En conclusion de ce débat, la parole est à Mme Josiane Costes, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)

Mme Josiane Costes. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous l’avez compris, en demandant l’inscription à l’ordre du jour de ce débat, le groupe du RDSE a souhaité que le Sénat, dans son pluralisme, puisse s’exprimer sur un sujet fondamental pour l’unité de notre pays, particulièrement en ces temps où les questions identitaires occupent un espace de plus en plus important – pour ne pas dire trop important – dans le débat public, au risque d’attiser encore les divisions entre nos concitoyens.

Rappelons que le principe de laïcité est l’héritier direct dans notre pays du combat pour la liberté de conscience, qui a progressivement permis d’apporter la paix et la concorde, après des siècles de guerres de religion au bilan terrible.

Principe constitutionnel depuis 1946, réaffirmé en 1958, la laïcité, à laquelle aucun adjectif ne saurait être accolé, puise d’abord sa portée juridique dans la loi du 9 décembre 1905, même si le terme n’y est pas mentionné une seule fois. Pour les uns, cette loi cantonne la religion dans l’espace privé. Pour d’autres, elle oblige l’État à un égal respect de toutes les croyances et de leurs manifestations, ainsi que des non-croyants. Pour nous, ce texte est avant tout une loi de protection de tous les citoyens.

Comme son intitulé même l’indique, la loi de 1905 vise à séparer strictement l’État du religieux. L’article 1er proclame la liberté de conscience, dont le libre exercice des cultes est le corollaire naturel, dans les limites de la préservation de l’ordre public : aucune distinction ne saurait être fondée au profit ou en défaveur du religieux en général, ou d’une religion en particulier.

L’article 2, quant à lui, pose une interdiction claire : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Il en découle, comme vous le savez, mes chers collègues, une stricte obligation de neutralité de l’État et des personnes publiques dans la sphère publique, ce que l’on conçoit encore comme une indifférence des pouvoirs publics, au travers de leurs agents, à l’égard des croyances des citoyens dans leurs relations avec ces mêmes citoyens. Il en découle aussi, pour les citoyens cette fois, le principe fondamental selon lequel nul ne peut se prévaloir de ses croyances pour s’affranchir de la règle commune.

On ne saurait être plus explicite : parce qu’elle garantit un bien commun – l’égalité de traitement devant la loi –, la laïcité subordonne toutes les croyances à la loi de la République, élaborée selon un processus démocratique. C’est donc bien parce qu’elle crée cette équidistance entre tous que la laïcité garantit l’unité nationale en mettant en lumière ce que les citoyens ont en commun et en les invitant fermement à ne pas faire de leur foi un attribut de citoyenneté.

C’est pour ces raisons que le principe de neutralité permet d’imposer aux usagers de certains services publics eux-mêmes des obligations de non-ostentation religieuse. C’est le cas en particulier dans le service public de l’éducation nationale, comme l’a posé la loi du 15 mars 2004, où l’apprentissage de la coexistence et du respect d’autrui fait pleinement partie de l’édification personnelle des futurs citoyens, au même titre que le développement de l’esprit critique ou l’appréhension des savoirs fondamentaux. Revenons à l’esprit de Jules Ferry, qui voyait dans l’école de la République un moyen d’élever les individus hors de leur condition d’origine.

Mes chers collègues, la laïcité est un principe protecteur, la loi de la République devant toujours primer sur la loi religieuse, laquelle n’est qu’une sujétion personnelle et particulière, quand bien même elle inspirerait la conduite d’un individu. Pourtant, certains fondamentalistes voient dans la laïcité un facteur d’asservissement, voire de discrimination, précisément parce qu’elle refuse toute primauté à une religion, tout comme elle dénie réduire le citoyen à ses croyances. Ne tombons pas dans le piège qui nous est tendu et restons fermes sur ce principe intangible, indissociable de la concorde civile. Nos compatriotes le savent bien, quand près de 80 % d’entre eux estiment que la laïcité est en danger.

Nous le constatons : notre pays se situe aujourd’hui sur une ligne de crête, les débats sont complexes et sensibles. Notre responsabilité de législateur est grande.

Plutôt que d’entretenir un éternel débat sur la modification de la loi de 1905, ne faudrait-il pas renforcer les dispositions de la loi de 1901 ou celles sur les écoles hors contrat, qui sont parfois détournées au profit d’un prosélytisme incompatible avec nos valeurs ?

Ce qui est certain, c’est que notre République ne saurait être un patchwork de communautés qui se contenteraient de coexister, difficilement. Notre République est une, indivisible, garante du vivre ensemble : elle doit permettre à la France de faire Nation ! (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE, SOCR, UC et Les Républicains.)

6

Communication relative à une commission mixte paritaire

Mme la présidente. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet n’est pas parvenue à l’adoption d’un texte commun.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures trente.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-neuf heures trente-cinq, est reprise à vingt et une heures trente, sous la présidence de M. Thani Mohamed Soilihi.)

PRÉSIDENCE DE M. Thani Mohamed Soilihi

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

7

La pédopsychiatrie en France

Débat organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, sur le thème : « La pédopsychiatrie en France. »

Dans le débat, la parole est à Mme Laurence Cohen, pour le groupe auteur de la demande.

Mme Laurence Cohen, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, ce n’est pas la première fois que la Haute Assemblée se préoccupe de la pédopsychiatrie. Une mission d’information sénatoriale, dont j’ai fait partie au nom du groupe CRCE, a publié en avril 2017, sous l’égide de nos collègues Michel Amiel et Alain Milon, un rapport intitulé Situation de la psychiatrie des mineurs en France.

Cette mission a fait un certain nombre de propositions afin d’améliorer la situation de la pédopsychiatrie, mais force est de constater que, près de trois ans plus tard, et après un changement de gouvernement, les choses n’ont guère évolué, ou alors dans le mauvais sens. Le diagnostic est aujourd’hui encore plus dramatique. Les professionnels de santé mentale ont d’ailleurs été, et sont toujours, très mobilisés contre la politique menée par le Gouvernement.

Quand on parle de pédopsychiatrie, on déborde du cadre de la santé stricto sensu, puisque les professionnels de ce secteur sont amenés à travailler avec différents acteurs, dans le domaine social, médico-social, en lien, notamment, avec l’éducation nationale, la justice, leur objectif commun étant la protection de l’enfance.

Je sais que personne ici n’ignore la réalité de la situation. Permettez-moi néanmoins d’évoquer les propos du docteur Bernard Golse, chef du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Necker à Paris, qui se demande ce que va devenir un pays qui ne se donne plus les moyens de soulager la souffrance mentale de ses enfants et adolescents, ou encore ceux du professeur David Cohen, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à la Pitié-Salpêtrière, qui, à propos de la psychiatrie infanto-juvénile, n’hésite pas à parler de « tiers-monde de la République. »

Cette situation nous conduit à nous interroger, en tant qu’adultes et responsables politiques, notamment sur l’aggravation des difficultés sociales, la fragilisation des repères, la violence économique et symbolique de notre société, les violences intrafamiliales, qui sont des facteurs de troubles psychiques, bien au-delà des simples causes neurobiologiques dans lesquelles certains voudraient enfermer la psychiatrie. Comment ne pas y voir le résultat d’années de restrictions budgétaires à tous les étages ?

Dans leur rapport de 2016, Marie-Rose Moro et Jean-Louis Brison évaluaient à un million le nombre de jeunes faisant appel à la pédopsychiatrie, toutes prises en charge confondues. Ils estimaient même que 25 % des patients de la psychiatrie hospitalière étaient des mineurs.

Au-delà de l’importance de ces chiffres, comment ignorer que les pathologies psychiques de l’enfant ne sont pas celles de l’adulte et qu’elles nécessitent un savoir-faire particulier ? Quand un enfant va mal, il faut qu’il soit vu par un spécialiste de l’enfance.

La pédopsychiatrie est une discipline et une spécialité majeures. Pourtant, en dix ans, le nombre de professionnels s’est réduit de moitié et la durée d’attente d’un premier rendez-vous dépasse parfois les dix-huit mois. Certains départements ne comptent plus aucun pédopsychiatre. Selon les chiffres de 2015 de la DGOS (direction générale de l'offre de soins), il n’y a plus de lits d’hospitalisation en pédopsychiatrie dans dix départements. Certains enfants en grande souffrance sont donc hospitalisés dans des services pour adultes ou loin de leur famille.

Une prise en charge précoce est la clé du mieux-être de la personne, de sa guérison ; or celle-ci est parfois impossible, faute de professionnels et de structures. Ma collègue Michelle Gréaume évoquera la prévention dans son intervention, mais je rappelle d’ores et déjà que la moitié des troubles psychiatriques à fort potentiel évolutif commencent avant l’âge de 15 ans, et pour les trois quarts d’entre eux avant 25 ans.

Il y a quelques années, la France était pionnière et novatrice en matière de psychiatrie et de pédopsychiatrie. Elle avait notamment créé le secteur pour déstigmatiser les troubles psychiques et sortir de la politique asilaire.

Aujourd’hui, cette politique est mise à mal par l’intégration dans des GHT (groupements hospitaliers de territoire) généraux, au mépris de la spécificité de la psychiatrie, par les regroupements forcés de CMP (centres médico-psychologiques) et de CMPP (centres médico-psycho-pédagogiques), voire par leur suppression pure et simple. Les patients sont de plus en plus éloignés de ces structures de proximité, parfois laissés en errance médicale et sans soins.

Pour illustrer mon propos, j’évoquerai le cas du CMP de Chilly-Mazarin, en faveur duquel j’étais intervenue afin d’empêcher son transfert dans une autre ville, au sein d’une zone d’activités industrielles difficile d’accès. Malheureusement, cette délocalisation a eu lieu. Elle a mis à mal les liens que les professionnels avaient tissés avec les associations, les partenaires locaux, la communauté éducative, tous indispensables pour accompagner et suivre ces enfants. Elle a également privé les familles d’un accès aux soins de proximité. Cet exemple est loin d’être isolé.

J’évoquerai un autre exemple, lui aussi emblématique. Lors de notre tour de France des hôpitaux et des Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), j’ai eu l’occasion, avec mon collègue Pascal Savoldelli, de me rendre en septembre dernier à la Fondation Vallée, qui est un hôpital entièrement consacré à la pédopsychiatrie. Situé à Gentilly, dans le Val-de-Marne, cet établissement renommé connaît lui aussi des difficultés.

Nos échanges avec les organisations syndicales, les usagers et la direction sont tous allés dans le même sens : baisse des dotations, impossibilité de prendre en charge la rénovation de locaux devenus trop exigus et inadaptés à la prise en charge d’un nombre de plus en plus élevé d’enfants et adolescents, aux pathologies qui se complexifient.

Comme en psychiatrie générale, les professionnels dénoncent le poids de la réglementation, des protocoles et de l’organisation, de plus en plus lourd, au détriment du lien avec le patient, du dialogue, de l’écoute, de l’humain.

En Aquitaine, région pilote en matière de pédopsychiatrie, les soignants sont inquiets de l’évolution des directives qui leur sont imposées par l’ARS (agence régionale de santé). Ils dénoncent, ici comme ailleurs, une certaine psychiatrie d’État, qui dicterait aux professionnels les principes et la façon de soigner, le risque étant de ne plus être financés s’ils ne suivent pas les préconisations. Cette pression exercée sur les pratiques professionnelles en vue d’une standardisation des soins, contraire aux besoins des patients, est inacceptable.

Mes chers collègues, la question au cœur de nos débats doit être la suivante : quelle psychiatrie, quelle pédopsychiatrie voulons-nous ?

On sait combien les pratiques sont différentes, entre les partisans d’une approche qui privilégie le traitement des symptômes par une réponse uniquement médicamenteuse et les partisans d’une approche plus centrée sur le psychisme, tout en faisant appel aux sciences humaines pour comprendre la complexité des souffrances individuelles. Ne soyons pas naïfs, certains laboratoires pharmaceutiques ont intérêt à ce que se développe la première approche pour la rendre hégémonique. Cette tendance existe déjà très fortement aux États-Unis dans le traitement de la prétendue hyperactivité des enfants, à base de psychotropes, même avant l’âge de 3 ans, et de Ritaline notamment. Comment ne pas faire le lien avec les attaques contre la psychanalyse, qui sont particulièrement inquiétantes ?

À cet égard, je citerai les propos du docteur Sandrine Deloche, pédopsychiatre, membre du Collectif des 39 : « Nous pourrions chacun clamer un “j’accuse” sans précédent, mais c’est évidemment collectivement que nous devons défendre une solidarité créatrice luttant contre la fabrique d’enfants malades, étiquetés “handicap”, pour laquelle seule l’approche neuro-scientiste serait effective, jetant la psychanalyse aux orties. »

Alors, certes, Mme Buzyn, ministre de la santé, a nommé un délégué ministériel à la santé mentale et à la psychiatrie et a transféré quelques millions d’euros en faveur de la psychiatrie, notamment après des luttes mémorables telles que celle de Saint-Étienne-du-Rouvray, mais la réponse est loin d’être à la hauteur des enjeux, compte tenu de la gravité de la situation que je viens de décrire.

La réforme du financement de la psychiatrie, telle qu’est prévue dans le dernier projet de loi de financement de la sécurité sociale, va encore aggraver les choses, du fait de l’introduction d’une part de T2A. Quel paradoxe d’ailleurs ! Alors que la ministre a reconnu la nécessité de revoir la tarification à l’activité dans les hôpitaux généralistes, elle l’introduit dans les hôpitaux psychiatriques ! Il est impossible de ne pas faire le lien entre l’austérité dans le secteur de la psychiatrie et la situation plus globale des hôpitaux publics, dont les budgets ont été amputés de 7 milliards d’euros en dix ans.

Avant de conclure mon propos, permettez-moi de faire quelques propositions, qui, je l’espère, monsieur le secrétaire d’État, seront entendues.

Avec les professionnels, il nous paraît urgent d’augmenter le nombre d’heures de psychiatrie au cours de la formation initiale d’infirmiers – ce nombre a drastiquement fondu en quelques années et a quasiment été réduit à néant.

Nous proposons également de maintenir des postes de professeurs d’université pour la formation des jeunes médecins en pédopsychiatrie, sachant que de nombreuses universités en sont totalement dépourvues.

Nous considérons qu’il faut améliorer la reconnaissance des compétences et des qualifications des psychologues, au travers de leur statut et de leurs salaires, lesquels doivent être largement revalorisés. Il faut également augmenter le nombre d’orthophonistes. Il faut en finir avec la précarité de ces professions.

Nous proposons en outre d’améliorer les dispositifs pour éviter les sorties sèches des jeunes majeurs de 18 ans des structures juvéniles, au regard de la saturation dans les structures pour adultes.

Enfin, monsieur le secrétaire d’État, avez-vous un premier bilan à nous communiquer sur les forfaits précoces pour la prise en charge des troubles du neuro-développement et de l’autisme ? Nous avions émis des doutes lors de l’examen du PLFSS pour 2019, et les premiers retours que nous avons concernant notamment les plateformes d’orientation et de coordination justifient nos inquiétudes.

Mes chers collègues, en ce début d’année, permettez-moi de souhaiter que chaque enfant qui en a besoin puisse être correctement pris en charge, ici, en France, et que l’accès à la pédopsychiatrie soit garanti pour tous sur l’ensemble du territoire, dans des structures de soins ambulatoires de proximité, en CMP, en CMPP, en CATTP – les centres d’accueil thérapeutique à temps partiel – et en milieu hospitalier.

Je terminerai mon propos par une citation de Tony Lainé, précurseur et spécialiste de la pédopsychiatrie, extraite de son livre Éloge de la démocratie : « Il me semble qu’en psychiatrie la loi est, moins qu’ailleurs, à l’abri des dérives et des caricatures. Il faut si peu de choses dans les systèmes clos pour la faire glisser vers des attitudes autoritaires qui ne protègent plus que le pouvoir du chef et entretiennent les autres dans des statuts d’enfants irresponsables. »

J’espère, monsieur le secrétaire d’État, que vous aurez entendu cette parole et celle des professionnels de santé, qui manifestent dans la rue jusque sous vos fenêtres. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SOCR. – M. Daniel Chasseing et Mme Marie Mercier applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme Élisabeth Doineau.

Mme Élisabeth Doineau. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, peu de sujets ont fait l’objet d’autant de rapports publics au cours de la dernière décennie que la psychiatrie. Sénat, Assemblée nationale, IGAS (inspection générale des affaires sociales), missions mandatées par le Gouvernement : chacun a ajouté sa pierre à la production de données et de recommandations sur le sujet de la santé mentale. Le constat est aujourd’hui largement partagé : la psychiatrie est sinistrée, la pédopsychiatrie encore davantage.

La santé mentale de la population française est très préoccupante, notamment celle des jeunes. Selon une enquête française révélée en avril 2018, les problèmes de santé mentale dans la jeunesse sont en passe de devenir l’un des principaux enjeux de santé publique du XXIe siècle. C’est ainsi que 12,5 % des enfants et des adolescents seraient concernés en France.

Comme le relève l’IGAS dans un rapport de septembre 2018, la prise en charge pâtit d’un effet ciseaux : la demande de soins psychiatriques ne cesse d’augmenter – elle a doublé en vingt ans –, alors que, dans le même temps, la démographie pédopsychiatrique est défavorable.

Selon le rapport de novembre 2016 de la mission Bien-être et santé des jeunes, la France est le pays européen où l’offre de soins en pédopsychiatrie est la plus faible en termes de patriciens.

Aussi, je tiens à remercier le groupe communiste républicain citoyen et écologiste d’avoir demandé l’inscription de ce débat à l’ordre du jour de notre assemblée. En effet, la pédopsychiatrie, et plus globalement la santé mentale des enfants et des jeunes, est à la croisée de politiques publiques qui connaissent actuellement de grandes difficultés, cela a été rappelé par notre collègue : l’organisation de notre système de soins, hôpitaux publics et psychiatrie en tête, la protection de l’enfance, avec l’aide sociale à l’enfance et l’accompagnement des mineurs non accompagnés, mais également les services de la justice et de l’éducation nationale.

Le chantier de la pédopsychiatrie est immense, comme en attestent les cinquante-deux propositions formulées par notre collègue Michel Amiel en 2017.

Ces dernières années, le Gouvernement a tenté de répondre aux enjeux : élaboration d’une feuille de route, nomination d’un délégué interministériel, octroi de 80 millions d’euros en 2019 au secteur, création de dix nouveaux postes de chef de clinique en pédopsychiatrie en 2019, en plus des dix postes créés en 2018.

Dernièrement, Agnès Buzyn a rendu publics les résultats d’un appel à projets, doté de 20 millions d’euros, visant à renforcer les ressources de la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Trente-cinq projets ont été retenus pour améliorer l’offre de pédopsychiatrie dans les territoires les plus en difficulté. Je veux saluer cette prise de conscience et l’engagement du Gouvernement.

En revanche, je regrette l’absence d’une véritable politique coordonnée avec tous les acteurs de la protection de l’enfance, avec les maisons des adolescents, avec les services à domicile, dans tous les départements, et pas seulement les plus en difficulté. Je déplore que l’on ne puisse pas véritablement agir sur ce terrain.

Des projets naissent parfois sur les territoires, mais, faute de professionnels disposant de suffisamment de temps, ils ne se mettent pas en place.

Enfin, lors du dernier PLFSS, nous avons eu peu de possibilités de débattre de l’article 25 du texte, qui visait à faire évoluer le modèle de financement des établissements de soins psychiatriques vers un objectif de dépenses globalisées.

Je ne peux que regretter les conditions d’examen de ce PLFSS, d’autant que notre rapporteure, Catherine Deroche, avait proposé un amendement intéressant en première lecture. Alors que l’Assemblée nationale devait ajouter une pondération spécifique à la dotation populationnelle, se fondant sur des éléments relatifs à la précarité et à la couverture médico-sociale, Mme Deroche voulait y ajouter la prise en compte des soins pédopsychiatriques, ce qui aurait permis de les reconnaître enfin au niveau législatif.

En tant qu’élue départementale, je constate que les services de l’aide sociale à l’enfance et de l’accompagnement des mineurs non accompagnés ne sont pas équipés pour apporter une réponse adaptée aux mineurs victimes de troubles psychiatriques. L’ADF, l’Assemblée des départements de France, estime que près d’un tiers des mineurs confiés à l’ASE requièrent un soutien clinique. Les temps d’attente pour une intervention pédopsychiatrique peuvent aller jusqu’à une année. Or une attention toute particulière doit être apportée à ces jeunes personnes, notamment les mineurs non accompagnés, qui sont malmenés par un parcours migratoire difficile et qui souffrent de pathologies post-traumatiques.

Je sais qu’il existe aujourd’hui des centres qui peuvent prendre en charge ces jeunes, notamment les mineurs non accompagnés, mais ils sont trop éloignés des services de l’aide sociale à l’enfance et il est difficile de programmer des rendez-vous. Dans le cadre de mon rapport d’information sur les mineurs non accompagnés, j’ai pu saisir toute la difficulté de cette prise en charge. Suite à une incohérence juridique, ces derniers sont en effet considérés comme éligibles à l’aide médicale de l’État, réservée aux personnes en situation irrégulière, et non à la protection universelle maladie (PUMa). La non-admission des jeunes migrants non accompagnés à la PUMa a des effets très concrets. Elle les empêche d’accéder aux centres médico-psychologiques, dont les frais ne sont pas couverts par l’aide médicale de l’État. Aussi, ma proposition n° 18 visait à réviser la rédaction du décret et de la circulaire régissant le système de protection des mineurs isolés en faveur de leur éligibilité inconditionnelle à la PUMa.

Enfin, il nous faut réaliser une véritable mobilisation globale de la société en matière de santé mentale.

D’une part, il me semble nécessaire d’agir le plus en amont possible. La prise en charge précoce est essentielle pour limiter l’impact de la pathologie sur la personne atteinte et son entourage, ainsi que sur les finances publiques. Il faut, notamment, renforcer le repérage à l’école, grâce à des formations adaptées aux enseignants et aux encadrants, et sensibiliser davantage les parents, les médecins traitants et les services de PMI sur les signes et les outils disponibles. Il faut surtout agir sur la formation des nouveaux professionnels, car les besoins de compétences sont énormes. Il faut aussi repérer et accompagner les parents vulnérables. En ce sens, le rapport Pour sauver la PMI, agissons maintenant proposait très justement de développer le recours à des techniciens de l’intervention sociale et familiale (TISF) en périnatalité et prévention de la dépression post-partum, dans un cadre concerté entre PMI, maternité et CAF. Les TISF interviennent au domicile des familles confrontées à des difficultés pouvant affecter l’équilibre de la cellule familiale. Selon le pédopsychiatre Jacques Dayan, « les TISF ont une efficience psychique considérable et peuvent éviter une prise en charge plus lourde ».

D’autre part, il convient d’assurer l’aval, en proposant un véritable parcours de santé mentale qui favorise autant que possible l’ambulatoire. C’est notamment l’objectif du plan Ma santé 2022, qui prévoit une obligation de mise en œuvre des projets territoriaux de santé mentale (PTSM) d’ici à juillet 2020, en organisant le lien avec les soins de premier recours portés par les CPTS (communautés professionnelles territoriales de santé) et les hôpitaux de proximité. Où en est-on sur ce point, monsieur le secrétaire d’État ? Serons-nous prêts ? A-t-on également des éléments sur l’extension des formations d’infirmiers de pratique avancée à la psychiatrie cette année ?

En définitive, notre objectif, collectivement, est d’aboutir à une détection plus précoce des pathologies grâce à une politique ambitieuse de prévention et de coordination, de lutte contre la stigmatisation des personnes malades, mais aussi d’accès à la pédopsychiatrie et de développement de la recherche, notamment des neurosciences. (Applaudissements sur des travées des groupes Les Républicains, RDSE et SOCR.)