Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Laurent.

M. Pierre Laurent. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le Conseil européen était chargé d’adopter d’un même mouvement la nouvelle proposition de cadre financier pluriannuel et le plan de relance annoncé par Angela Merkel et Emmanuel Macron.

Ses résultats sont loin de correspondre aux élans d’enthousiasme vus ici ou là pour saluer l’étape historique que serait en train de franchir l’Union européenne face à la crise du Covid-19.

Certes, l’ampleur de la crise oblige les États membres, le Conseil et la Banque centrale européenne à réagir de manière inédite, faisant d’ailleurs voler en éclats des tabous budgétaires et monétaires qu’on nous disait indépassables il y a quelques mois encore.

Mais empêtrée dans son modèle compétitif et concurrentiel, arcboutée contre l’augmentation des dépenses sociales et publiques, sans lesquelles pourtant le désastre sanitaire aurait été plus grave encore, l’Union européenne affiche toujours les mêmes divisions, les mêmes concurrences et, surtout, la même incapacité à se projeter résolument dans un nouveau modèle solidaire, tourné vers l’avenir, le développement de la sécurité humaine et de la protection de la planète.

Un constat s’impose : aucun accord définitif n’a été trouvé au Conseil européen. On entre manifestement dans un marathon de négociations qui va durer tout l’été, et dont il faudra suivre les compromis successifs pour se faire une idée finale.

Première remarque : l’addition du CFP et du plan de relance masque les évolutions structurelles du cadre financier pluriannuel, globalement en recul, au détriment notamment de la PAC et des fonds de cohésion. On nous explique que le plan de relance fait davantage que compenser. Mais le maquis de l’accès aux nouvelles lignes budgétaires va encore se compliquer – et non se simplifier, madame la secrétaire d’État ! –, et les destinataires ne seront plus forcément les mêmes. Les inquiétudes persistent donc.

Deuxième remarque : même enrobé de déclarations ronflantes sur le caractère historique du plan de relance, le montant global de celui-ci reste très en deçà des besoins estimés. Ainsi, lors de sa dernière allocution télévisée, le président Macron a parlé de 500 milliards d’euros déjà engagés pour faire face à la crise rien que pour la France. Or on parle de 750 milliards d’euros pour toute l’Europe : on voit le gap, surtout quand on connaît les énormes besoins de notre pays et de ses voisins en termes de relance.

Troisième remarque : alors qu’une autre utilisation de la création monétaire serait nécessaire, une très grande majorité des mécanismes annoncés continue de recourir à l’endettement des États sur les marchés. Le problème du remboursement de cette dette restera plus que jamais devant nous et les plus fragiles seront tôt ou tard étranglés par la situation.

Si elle a accepté une part d’endettement mutualisée, Angela Merkel est loin d’avoir cédé sur les exigences imposées en retour aux pays créanciers. L’intégralité du plan de relance – on le dit peu – est soumise aux règles du semestre européen, dont on sait qu’il a joué un rôle important pour imposer aux États membres les politiques d’austérité si durement payées pendant la crise. Je pense notamment aux systèmes de santé publique ou au secteur de la recherche.

Il faudra inévitablement relancer – même si ce n’est pas l’objet de nos échanges d’aujourd’hui – le débat sur l’effacement progressif d’une grande partie de cette dette et, plus encore, sur une révision drastique de la politique monétaire de la BCE, si nous voulons donner réellement aux États membres les moyens d’investir massivement pour un changement de système et un futur modèle économique plus social, plus écologique, plus solidaire en Europe.

Quatrième remarque : qui maîtrisera vraiment les critères de distribution de ces énormes masses d’argent ? Aurons-nous un vrai débat, transparent, sur la gestion de ces fonds ou nous imposera-t-on une répartition dictée par les mécanismes budgétaires européens d’avant-crise ?

Par exemple, pour la santé et la recherche, qui devraient être des priorités absolues après ce que nous venons de vivre, les sommes restent modestes : le fonds Santé est doté de 9,4 milliards d’euros pour toute l’Union européenne, alors que les besoins excèdent cette somme sur la période pour notre seul pays.

La France ne doit-elle pas tenter de flécher avec plus de rigueur cet argent, afin de financer prioritairement le développement d’investissements publics dans la transition écologique des secteurs de l’énergie, des transports, notamment ferroviaires, de l’habitat, comme le propose la Convention citoyenne pour le climat, ou pour permettre aux TPE et aux PME, aux caisses de sécurité sociale et aux hôpitaux d’accéder à un crédit à taux zéro ?

Enfin, sur quels critères reposera le versement de l’argent distribué aux entreprises ? On voit déjà les limites d’un financement motivé par la seule prétendue course à la compétitivité.

Le dernier exemple en date est particulièrement scandaleux, madame la secrétaire d’État : c’est celui de Nokia. Présenté comme une solution européenne aux défis de la 5G, voilà un groupe auquel nous avons vendu Alcatel, qui est gavé depuis des années de subventions publiques et d’exonérations fiscales et sociales, et qui annonce la suppression de plus de 1 000 emplois dans le secteur de la recherche et du développement.

Madame la secrétaire d’État, l’entreprise Nokia bénéficiera-t-elle du plan de relance européen ? Qui va décider ? Sur le fondement de quels critères ? Où est l’ambition de souveraineté industrielle tant clamée ces derniers temps si un groupe continue de toucher de l’argent, alors qu’il annonce des suppressions d’emplois ?

En vérité, il faut revoir en profondeur tous les critères pour en finir avec un système de conditionnalité draconien pour les dépenses sociales et publiques et d’inconditionnalité pour les grands groupes, qui mangent aux deux râteliers : les subventions publiques, d’un côté, le dumping social et l’évasion fiscale, de l’autre.

Pour réussir la relance, il ne suffira pas de brandir des chiffres, aussi nécessaires soient-ils. L’enjeu est de savoir quel sera le modèle sur lequel s’appuiera le fonds de relance : le modèle compétitif du monde d’avant ou un nouveau modèle solidaire, dont la crise a révélé l’urgente nécessité. Nous avons malheureusement l’impression que tout cela est très mal parti. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE. – M. Rémi Féraud applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Colette Mélot.

Mme Colette Mélot. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, j’ai fait le rêve que, aujourd’hui, je prononçais ces mots : « Enfin, enfin, nous arrivons à une solution au sein de l’Union européenne ! C’est une véritable victoire pour nos peuples et notre destin commun. Nous venons de faire un pas important en faisant le choix de sortir vite et ensemble de cette crise. Nous ne pouvons que nous en réjouir et être fiers de nos accomplissements que l’histoire, j’en suis sûre, jugera à la hauteur de ce que nous venons de réaliser.

« Faire le choix de mutualiser notre dette, financée en partie par des ressources propres, bien construites, vertes, sociales et rétablissant l’équilibre recherché. Se mettre d’accord sur un budget européen puissant, donnant à l’Union les moyens de ses ambitions est un signe que cet espoir européen si nécessaire s’est réalisé. Les politiques historiques, tout comme les nouvelles priorités, seront financées de manière équilibrée.

« Ensemble, elles permettront aux citoyens européens d’avoir accès à une alimentation de qualité, de développer des projets dans nos territoires, de créer et de produire ensemble dans un tissu industriel innovant, d’agir pour notre protection commune, d’avoir accès à un numérique sain et encadré et, enfin, de vivre dans une Europe où l’impact sur la planète est mesuré, permettant aux générations futures d’entrevoir un avenir, qu’il y a quelque temps encore elles pensaient si sombre. L’Europe tient finalement le rôle de phare qu’elle se dessine depuis de nombreuses années.

« Enfin, nos relations futures avec les Britanniques seront claires et apaisées pour que nous contribuions ensemble à la progression du continent européen, à la construction et au respect de nos valeurs communes. »

Madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, comme j’aurais aimé pouvoir tenir ce discours ce soir ! Bien sûr, nous savions tous qu’il n’y aurait pas d’accord vendredi dernier. Le Conseil européen nous laisse tout de même espérer une issue favorable, tout en nous mettant en garde sur les difficultés qu’il reste à surmonter. Mais n’est-ce pas la définition même de l’Europe ?

Ce soir, cependant, l’Européenne convaincue que je suis souhaite tout de même murmurer ce rêve d’Europe, ce rêve qui est à réaliser demain. Demain, c’est désormais le sommet de la mi-juillet.

Une énième fois, mon discours reste le même : au nom de mon groupe, Les Indépendants, je soutiens un plan de relance juste et solidaire, qui permettra d’allouer subventions et prêts dans l’intérêt de tous. Je suis également en faveur de ressources propres, issues notamment d’une taxation du numérique, du plastique et du carbone, afin de financer cette relance, mais aussi le budget pluriannuel.

Concernant ce budget, nous sommes toujours en faveur d’un budget fort et équilibré entre les nouvelles orientations politiques de la Commission européenne et les politiques historiques : les unes ne peuvent aller sans les autres et la réciproque est vraie. Je veux rappeler que le temps presse si l’on veut qu’un accord soit effectif et que le budget soit opérationnel dès le début de l’année prochaine.

Comme nous l’avons tous fait, j’ai bien noté les difficultés auxquelles nous devons encore faire face. Des questions se posent en matière de mutualisation de la dette, de subventions, de répartition, d’ampleur du budget, ou encore de maintien des rabais, pour ne citer que ces sujets, et, je veux le dire, ces interrogations sont légitimes.

Nous comprenons les volontés, les enthousiasmes, les peurs, les résistances… et les calendriers aussi ! Mais il faut, pour certains, les dépasser, afin de trouver une solution équilibrée et positive pour tous les Européens. Personne ne peut être laissé derrière et personne ne pourra, seul, sortir grandi !

Dans un monde où les tensions s’accentuent, nous avons besoin d’une Europe forte. Nous devons retrouver une Europe sereine, juste et prospère, pour que les Européens, en plus de tirer fierté de leur modèle, puissent continuer à créer et vivre ensemble.

Je connais votre engagement européen, madame la secrétaire d’État, ainsi que celui du Gouvernement. C’est pourquoi je ne peux que vous assurer, ce soir, de notre soutien dans les négociations qui se profilent et souhaiter une réussite européenne.

Le président du Conseil européen, Charles Michel, pourrait proposer un plan de relance amendé lors de la prochaine rencontre, prévue dans le courant du mois de juillet. Quelles sont les lignes rouges pour la France ?

Les représentants des Pays-Bas et de la Suède ont déjà affirmé qu’un accord avant la pause estivale n’était ni probable ni forcément souhaitable. Quelle est la position de la France, compte tenu de la longueur du processus décisionnel en Europe, notamment de la nécessité de ratification par les États membres ?

Enfin, j’évoquerai simplement – s’il est possible de faire simple sur ce dossier – la question du Brexit.

Nous avons pris acte de la volonté du Premier ministre Boris Johnson d’évacuer ce sujet pour la fin de l’année. Je souhaite saluer le travail considérable du négociateur européen en chef, Michel Barnier, et de ses équipes.

Là encore, un accord a minima n’est pas envisageable. Un no deal, que nous voyons de nouveau se profiler, ne l’est pas davantage, même si nous devons nous préparer à cette éventualité.

Le dossier du secteur de la pêche est important, tout comme l’est la nécessité d’un accord global et de règles justes et équilibrées de libre concurrence entre les deux acteurs. La situation des citoyens européens et britanniques l’est tout autant, comme celle des entreprises.

Mais ne soyons pas naïfs non plus ! Nous devons faire de cette séparation un levier de coopération et de lutte conjointe pour la préservation de nos valeurs communes. Le Royaume-Uni reste notre allié et notre ami. Faisons en sorte que notre future relation repose sur des bases claires et nous permette de tisser de nouveaux liens dans le respect, à la fois, de l’Union européenne et du Royaume-Uni.

Madame la secrétaire d’État, les relations futures avec ce pays sont essentielles. Nous savons que la France se prépare à cette échéance, comme nous l’avons vu lors des discussions sur le projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne. Quelles autres actions sont engagées et envisagées, dans les prochains mois, pour parer à toute éventualité concernant ce dossier ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Indépendants. – M. André Gattolin applaudit également.)

Mme la présidente. La parole est à M. Claude Kern.

M. Claude Kern. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le Conseil européen de la semaine dernière avait pour principal objet la relance de l’économie européenne, en particulier l’examen de la proposition de la Commission européenne relative à un instrument budgétaire commun.

Certes, mais cela était attendu, le Conseil n’a pas abouti à un accord sur le plan de relance. Cependant, cette rencontre a montré que le dialogue est possible, malgré les différentes lignes de fracture traversant le continent.

Le maintien d’un dialogue constructif entre les dirigeants des Vingt-Sept est bien sûr essentiel sur le fond, mais également crucial sur la forme.

En effet, comme l’a rappelé le Président de la République, il serait dangereux de présenter à nos opinions publiques l’image d’une Union européenne désunie, en proie aux conflits ouverts, alors que l’Europe traverse des heures sombres et que les citoyens exigent des mesures fortes, rapides et claires.

Parmi les fractures européennes, la plus nette en l’espèce est évidemment celle qui partage l’Union européenne entre le Nord et le Sud.

Depuis plusieurs mois, nous voyons que les pays du Nord, pays « frugaux » en tête, campent sur leur position, en défendant un cadre financier pluriannuel limité à 1 % du PIB de l’Union européenne et la nécessité de coupler les aides économiques à des réformes structurelles.

En face, ceux du Sud, en particulier l’Italie et la France, plaident pour une véritable solidarité européenne, qui bénéficierait à l’ensemble du continent.

Le fait que Berlin s’entende avec Paris pour défendre une position alignée sur les souhaits de Rome, ou encore de Madrid, est en soi un événement. Il permet, en outre, de faire véritablement bouger les lignes entre Européens, ouvrant la voie à un accord.

Pour l’Alsacien et l’Européen que je suis, retrouver un couple franco-allemand ambitieux et force de proposition ne peut que constituer une excellente nouvelle, surtout après ce que nous avons vécu pendant le confinement ! Maintenant que la Commission européenne a fait globalement sienne la proposition commune de Paris et Berlin, il nous appartient de convaincre les plus réticents parmi nos vingt-cinq partenaires du bien-fondé de cette dernière.

Le cadre financier pluriannuel en discussion doit être adapté pour permettre à l’Union européenne de faire face aux conséquences de la crise que nous traversons. Nous espérons donc que l’accord sera conclu rapidement, dans l’intérêt de nos entreprises et de nos territoires.

Toutefois, au-delà du plan de relance et de ses modalités, nous serons attentifs à ce que ce cadre financier pluriannuel ne délaisse pas pour autant les politiques traditionnelles de l’Union européenne, en particulier la politique agricole commune.

Les agriculteurs ont fait la preuve de leur résilience durant la crise et surtout, s’il en était besoin, de leur rôle absolument essentiel pour notre société. Si l’Europe n’a pas connu de pénurie, malgré le confinement pratiquement généralisé du continent, c’est grâce à eux ! Je souhaite, à ce titre, les saluer.

À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles ! Doter l’Europe des moyens de sortir de cette crise plus forte qu’elle n’y est entrée : voilà l’enjeu des discussions qui doivent se poursuivre cet été ! Les propositions de la France sont à la hauteur de son histoire et à la hauteur du moment. Gageons qu’elles sauront être entendues à Bruxelles ! (Applaudissements sur les travées des groupes UC et LaREM.)

Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Harribey.

Mme Laurence Harribey. Si l’on en croit les propos des uns et des autres, pour certains, tout est merveilleux ; pour d’autres, rien n’a changé ! Je fais partie de ceux qui pensent que l’Europe n’est pas une construction manichéenne et, lorsqu’à l’occasion des élections européennes on m’interrogeait pour savoir si j’étais une euro-optimiste ou une euro-pessimiste, je répondais tout simplement : une euro-réaliste.

Si vous le permettez, madame la secrétaire d’État, je voudrais donc en toute modestie, au nom de mon groupe, évoqué ce qui, à nos yeux, montre que les lignes ont bougé et ce qui, posant plus de problèmes, nous apparaît comme des points de vigilance que nous souhaiterions vous soumettre.

Oui, nous saluons la proposition formulée par la Commission européenne, dans la prolongation de l’initiative franco-allemande. Même si nous considérons que le plan de relance reste en deçà de la gravité de la crise et des menaces pesant sur l’économie européenne, il n’empêche qu’il innove, dans sa conception comme dans ses modalités.

Ainsi, on y trouve des subventions, et non simplement des prêts, et ce dans une proportion atteignant tout de même les deux tiers. Il s’agirait d’une première expérience significative de mutualisation des dettes à l’échelle européenne, ce qui est totalement nouveau.

En outre, lorsque, au-delà d’une certaine date, on en viendra à parler des remboursements, il pourrait ouvrir la voie à l’instauration de nouvelles ressources propres, un sujet trop souvent négligé dans les négociations budgétaires européennes.

Ce plan a donc le mérite de marquer un pas qualitatif dans l’approche budgétaire européenne. Pour nous, il a deux vertus.

La première vertu, c’est que la proposition entérine le principe de solidarité financière européenne. Johannes Hahn, le commissaire européen chargé des questions budgétaires, l’a bien précisé lorsqu’il a évoqué le fait de se donner « la force de solidarité nécessaire pour soutenir les États membres et l’économie. »

La seconde vertu, c’est que le plan de relance entérine la nécessité d’une cohésion sociale et d’une lutte contre les inégalités. La crise sanitaire a révélé des inégalités croissantes, des déficits dans le tissu social et des difficultés rencontrées par les États dans leur rôle de cohésion sociale, du fait des contraintes imposées par le cadre économique et budgétaire. La relance européenne, qui, comme vous l’avez souligné, madame la secrétaire d’État, entend s’appuyer sur le pacte vert et les stratégies du numérique, doit nécessairement s’accompagner d’un projet social et inclusif, capable de créer les nouveaux emplois indispensables pour retrouver un équilibre.

Cela étant, le plan comprend trois éléments qui, s’ils présentent un intérêt, doivent à nos yeux être renforcés. Il s’agit du régime européen de réassurance chômage, le fameux SURE, qui propose un soutien à court terme – c’est relativement nouveau, aussi, dans le référentiel européen ; des ambitions affichées en matière d’équité des salaires minimaux et de contraintes de transparence salariale ; de l’intensification de la lutte contre l’évasion fiscale, qui aidera les États à créer des recettes.

J’en viens maintenant aux aspects qui, pour nous, doivent appeler à une certaine vigilance.

Premier point de vigilance, qu’en est-il réellement de la capacité du Conseil européen à jouer la solidarité européenne ?

Nous avons pu observer votre pugnacité – je la dirais éclairée, et pas béate – dans le cadre d’une négociation européenne qui, effectivement, n’est jamais manichéenne et doit se travailler à long terme. Nous voyons bien que certains États contributeurs nets, que l’on nomme les « frugaux », peuvent consentir à ce que la Commission européenne emprunte, mais ont beaucoup de mal à accepter que cet emprunt soit fléché, non pas vers des États, mais vers une communauté. On sent que cette évolution n’est pas acquise, même si, comme le gouvernement néerlandais l’a rappelé, c’est une base de négociation.

Se pose aussi la question de la conditionnalité de l’accès aux fonds, avec, toujours, ce référentiel européen qui revient depuis le traité de Maastricht. On peut voir, sur cette question, une ou des injonctions paradoxales : certaines approches privilégient la mutualisation, comme vecteur de la solidarité européenne et de l’interdépendance entre les États, quand d’autres l’enchaînent au dogme de la dette, alors même que le pacte de stabilité a été suspendu.

Deuxième point de vigilance, la revendication d’une reconquête d’une souveraineté économique industrielle, nationale et européenne, ne risque-t-elle pas de tomber, très vite, dans le registre incantatoire ?

Je voudrais citer plusieurs exemples.

Premier exemple, la politique commerciale commune. Nous souscrivons à la révision de cette politique. Mais que signifie « défendre une autonomie stratégique ouverte » ? Il y a là, aussi, une injonction paradoxale, avec une problématique d’articulation entre la politique commerciale – pour faire plaisir à notre président de la commission des affaires européennes, j’évoquerai la section 232, pour laquelle il a une véritable obsession – et la politique de concurrence.

Autre exemple, la question de la souveraineté technologique, qui a fait irruption dans le débat politique à la suite de la crise sanitaire. La pandémie, effectivement, a fait voler en éclats la démarcation traditionnelle entre secteurs public et privé dans la gestion des réseaux et des plateformes numériques. Elle accélère, d’une certaine manière, le changement de mains de pans entiers de l’économie, comme on a pu le constater sur le dossier du tracking – le chemin emprunté par la France pour cette technologie est devenu bien solitaire…

Autre exemple, encore, la souveraineté alimentaire et l’affirmation d’un nouveau modèle agricole. Certes, le plan européen induit notamment un renforcement du Fonds européen agricole pour le développement rural, le Feader, dont on sait qu’il est essentiellement destiné à la transition écologique et aux mutations structurelles du secteur rural. Mais le cadre financier pluriannuel ne propose pas vraiment de soutien clair et visible à ces mutations.

Dernier exemple, la nécessaire refondation d’une politique de recherche industrielle et de contrôle des investissements étrangers, ces derniers induisant des mutations dans la politique de concurrence. La commission des affaires européennes ayant récemment auditionné la commissaire européenne chargée de la concurrence, nous nous sommes bien rendu compte d’une certaine ambiguïté dans ce domaine, entre l’évolution vers un nouveau modèle et la tentation d’un retour à une politique des années 1950 – on connaît le cadre dans lequel elle a été inventée et on sait à quel point elle ne correspond plus aux réalités d’aujourd’hui. D’ailleurs, la commissaire n’a pas su répondre à la question de savoir si un patient était un consommateur…

Troisième et dernier point de vigilance – vous l’avez abordé dans vos propos, madame la secrétaire d’État ; assez logiquement, on ne le retrouve pas dans le plan, mais c’est un point important –, qu’en est-il de la territorialisation de cette politique industrielle et de cette relance économique ?

Je reste convaincue, comme d’autres, que l’innovation provient des territoires et, donc, qu’il faut d’une certaine manière articuler la dimension territoriale et la dimension de la solidarité européenne.

En conclusion, qui connaît un peu l’histoire européenne sait que toutes les crises ont fait avancer l’Europe. Si, aujourd’hui, nous disposons d’une politique régionale et de fonds structurels, nous le devons aux Britanniques, qui avaient marchandé, au début des années 1970, l’acceptation de la politique agricole commune contre une politique industrielle venant en soutien à certaines régions désindustrialisées. Si, aujourd’hui, nous avons l’ébauche d’une Europe sociale, nous le devons aux pays nordiques, tout comme nous leur devons de savoir ce qu’est une politique des consommateurs en Europe.

Chaque crise a donc apporté des progrès en matière européenne, mais, là, nous faisons face à une crise beaucoup plus systémique et fondamentale, atteignant l’économie réelle comme jamais. C’est pourquoi, madame la secrétaire d’État, nous vous demandons de faire des points de vigilance que j’ai tenté d’exposer de véritables axes prioritaires. Gardez cette pugnacité éclairée, mais essayez de mettre un peu d’humanité dans la position française ! (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)

Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Allizard.

M. Pascal Allizard. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la crise sanitaire a pris l’Europe de court. Sur un continent déjà en proie au doute, après l’effondrement de la Grèce, la crise migratoire, la vague de terrorisme, le Brexit, les tensions au voisinage immédiat – Ukraine, Syrie, Libye et Méditerranée orientale –, il faut probablement retenir de cette pandémie un certain nombre de leçons, faute de quoi ce plan de relance espéré ne ferait que prolonger artificiellement la vie du « malade européen » au prix d’un endettement lourd.

Cette pandémie, c’est d’abord, je crois, la fin d’une illusion. L’Union européenne n’est pas une bulle prospère, protégée du monde par la seule vertu du droit et des valeurs. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Elle est interdépendante, au contact d’un monde en crise et en compétition. Ce n’est pas un monde de « Bisounours », pour reprendre le terme récent d’Hubert Védrine.

La question de la sécurité des frontières reste primordiale. Les Européens ne devront plus tergiverser pour les fermer en cas de besoin. À ce titre, la reprise de l’épidémie en Chine appelle à la prudence. Soyons réalistes et mesurons l’accroissement des risques sanitaires, environnementaux ou géopolitiques !

La probabilité de récurrence d’événements graves devrait s’accroître et aujourd’hui, à tort ou à raison, là aussi, aucun citoyen ne répond spontanément que l’Europe protège. Or, dans le monde de demain, il faudra peser.

Même si on peut le déplorer, il nous faut intégrer le durcissement des relations internationales, qu’elles soient politiques ou économiques, y compris dans nos rapports avec certains de nos alliés extracommunautaires et, en retour, très probablement, durcir notre posture.

La relance massive de l’économie européenne ne servira à rien si elle ne s’accompagne pas d’un changement d’état d’esprit. Partout ailleurs, lorsque les intérêts sont menacés, les États n’hésitent pas à préserver leurs filières et leurs entreprises : préférences, mesures douanières, extraterritorialité du droit, etc.

Dans ce contexte, l’Union européenne continue à présenter l’ouverture de son marché sous un seul jour bénéfique. Pourtant, le partenariat transatlantique, le Mercosur, les accords avec le Canada, la Nouvelle-Zélande ou l’Australie ont fini par susciter de vives inquiétudes, notamment en France, tant des consommateurs que des filières agricoles. L’Union européenne poursuit néanmoins sur cette voie, avec un accord commercial avec le Mexique, au moment où chacun aurait pu penser que la crise sanitaire amènerait à envisager la mondialisation autrement.

Dans les domaines sanitaire ou militaire, notamment, l’approbation par la France de l’axe franco-allemand ne doit pas emporter pour seule conséquence le renforcement des groupes industriels allemands. Il faut créer les conditions en France d’une réindustrialisation et mieux protéger les entreprises des prédations étrangères, en particulier extraeuropéennes, afin que le concept d’autonomie stratégique ne reste pas un vain mot.

Sur le plan environnemental, l’engagement de l’Union européenne en faveur du climat et des énergies renouvelables ne doit pas conduire à s’enfermer dans un choix entre les éoliennes chinoises ou allemandes.

Les actions en vue d’améliorer la résilience des systèmes de santé, d’accroître la promotion de l’innovation dans le secteur de la santé en Europe sont bienvenues, mais pourront-elles faire pièce aux moyens considérables des routes de la soie de la santé chinoises et limiter notre dépendance à la Chine pour certaines molécules ou certains équipements sanitaires ?

La somme des événements récents doit aussi amener un tournant pour l’Europe de la défense. Aux États-Unis, l’industrie de défense ne s’est pas arrêtée pendant l’épidémie et elle bénéficie d’un plan colossal de soutien, quand le budget du Fonds européen de la défense donne lieu, lui, à d’inquiétants atermoiements. En réalité, il sert de variable d’ajustement !