M. le président. La parole est à M. Jean-Marc Todeschini, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Je veux vous dire ma joie de vous voir à cette tribune, mon cher collègue.

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères. Tout à fait !

M. Jean-Marc Todeschini. Je vous remercie.

Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne peux commencer mon intervention sans avoir à mon tour, au nom du groupe socialiste, une pensée pour nos militaires, leurs familles et leurs proches.

À ce jour, plus de 5 000 militaires sont engagés dans l’opération Barkhane. Depuis 2013, 55 militaires y ont perdu la vie, dont – comme nos collègues l’ont rappelé – le fils de notre ancien collègue Jean-Marie Bockel. Ce sont des femmes et des hommes fiers et libres, qui ont fait de leur vie un engagement au service, non seulement de notre drapeau, mais plus encore d’une certaine idée de la liberté.

Alors secrétaire d’État à vos côtés, monsieur le ministre, je garde le souvenir de celles et de ceux que j’ai croisés, de leur professionnalisme indiscutable, de leur très haut niveau d’entraînement, de leur détermination sans faille, de leur courage en somme. Ce qui m’a frappé et qui restera gravé en moi, c’est que revient toujours dans les yeux et les mots des proches de celles et ceux qui sont morts au combat le sens du devoir. On entend chaque fois cette phrase : « Nous n’aurions jamais pu le ou la dissuader de partir en opération, d’être aux côtés de ses camarades pour servir. »

Dans un monde où l’on ne cesse d’observer les effets de l’individualisme, nos militaires, dont la plupart sont très jeunes, démentent les idées reçues. Ensemble, avec leurs familles et leurs proches, avec tous les Français aussi, ils ne font qu’un. Il est important de rappeler régulièrement cet engagement et de le mettre en valeur.

Je ne reviendrai pas longuement sur les raisons qui ont conduit à la situation actuelle. Ces éléments sont connus.

Loin des fake news et des réseaux sociaux, l’opération Barkhane a été lancée le 1er août 2014. Elle fait suite à l’opération Serval, mise en œuvre à partir du 11 janvier 2013. Rappelons-nous toujours qu’en quelques heures, à l’appel du Président démocratiquement élu du Mali, François Hollande, Président de la République française, alors commandant en chef de nos armées, a dû prendre la difficile décision de recourir à l’usage de la force pour protéger la liberté à plus de 6 000 kilomètres de chez nous.

Telle est la seule raison de notre présence au Mali : la liberté. Nous serons toutes et tous d’accord ici, et par-delà nos travées, pour saluer le courage de cette décision, celle du Président François Hollande. La France s’est honorée de ne pas rester les bras croisés quand le peuple malien a fait appel à elle. Cette décision était nécessaire, responsable et digne.

Dans les faits, cette première bataille a été remportée en quelques semaines. Dès les premières heures, le dispositif français se déployait, démontrant une fois de plus les exceptionnelles capacités opérationnelles de projection de l’ensemble de nos forces armées.

Oui, la France fait partie d’un club mondial très fermé, celui des nations capables de projeter massivement leurs forces dans le cadre d’opérations extérieures ! Au nom de nos valeurs, ces capacités militaires exceptionnelles confèrent, dans le concert des nations, une responsabilité supplémentaire dont notre pays a pleinement conscience.

Ces derniers temps, nous entendons et lisons des choses insupportables pour la raison, dénuées de tout fondement rationnel. Il est essentiel de rappeler régulièrement les faits, les causes et les objectifs, de ne pas laisser s’installer des rumeurs nauséabondes pour notre pays, mais plus encore et plus largement pour la démocratie.

La France n’est pas un pays impérialiste, colonisateur ou déstabilisateur. La France ne poursuit qu’un seul but : la paix ; d’abord et avant toute autre considération, la paix dans la dignité pour les peuples, la paix, ici, au Mali et dans les pays voisins, pour que les peuples de cette région aient la possibilité de vivre librement, sans être maintenus sous le joug quotidien du terrorisme et de son aboutissement politique, dont la communauté internationale sait ce qu’il représente pour les peuples afghan, irakien, syrien et tous les autres.

Redire la véracité des faits n’a rien d’artificiel dans un contexte de développement de suspicions, notamment dans le pot-pourri qu’est de plus en plus souvent internet, où tout se mélange. Face aux attaques dans le cyberespace, dont nous savons qu’au moins deux grandes puissances n’hésitent plus à faire un usage assidu, la vérité des faits est essentielle. Il faut en effet toujours revenir aux causes profondes pour déterminer la situation telle qu’elle se présente.

En ce sens, ne serait-il pas plus urgent d’associer régulièrement les parlementaires et, notamment, de leur donner plus de moyens, afin qu’ils exercent leur pouvoir de contrôle sur l’exécutif, un pouvoir traditionnellement relégué au second plan sur ces questions sensibles ? Nous avons ici l’occasion de changer de prisme et d’améliorer nos pratiques pour ne pas laisser le poison des rumeurs se propager et en revenir à l’objectivité des faits. Si, tactiquement, le succès de nos opérations militaires est indiscutable, il est tout aussi essentiel de débattre de notre stratégie, comme nous le faisons aujourd’hui.

En décembre 2015, le gouvernement, par la voix de son ministre de la défense – vous-même, monsieur le ministre, puisque c’est le poste que vous occupiez alors –, avait soulevé une question qui, avec le recul, apparaît encore plus fondamentale : qui est l’ennemi ?

Pour agir sereinement et efficacement, la nature de la réponse doit nous conduire à reposer régulièrement cette question. Cet ennemi est effectivement mouvant, en évolution permanente, immergé dans les sociétés pour déstabiliser les États et tenter d’y diffuser un ensemble idéologique à rebours de la liberté, toujours avec la perspective, ne l’oublions jamais, d’instauration de proto-États de type Daech.

Cette situation ne relève ni des angoisses ni des fantasmes du monde occidental. C’est la réalité du terrain, telle qu’elle a été décrite, notamment, dans le Livre blanc de 2013.

Pour faire face, la France n’a jamais eu la culture et l’obsession de la guerre préventive, là où d’autres pays ont pu s’y confondre, prenant le risque de s’y perdre moralement, culturellement et économiquement. Les comparaisons avec ces pays, si elles pourraient avoir le mérite de questionner notre stratégie – ce qui est nécessaire –, retomberaient immédiatement à l’épreuve des faits. En effet, la France, fidèle à ses valeurs et à sa tradition, a intégré que la sécurité absolue est un leurre et que l’ennemi doit sans cesse être redéfini, au plus juste et en réaction.

Au Mali, comme ailleurs, notre stratégie ne varie pas : la France ne mène aucune guerre préventive ; la stratégie française est défensive et dissuasive.

Je le disais, ce débat est nécessaire, parce qu’il faut toujours questionner et redéfinir l’ennemi au plus juste, parce qu’il s’agit, aussi, de dépasser le simple cadre militaire.

Pour ne pas sombrer dans ce chaos où des forces obscures connues souhaitent entraîner les pays de la région, en premier lieu le Mali, les opérations militaires, y compris lorsqu’elles sont couronnées de succès, ne suffisent pas. Elles peuvent même conduire à l’impasse sans une approche globale politique, diplomatique, économique, éducative et judiciaire.

Nous le savons, une stratégie durable repose sur cet éventail de dispositions. Or, madame la ministre, le sentiment grandissant, dans les médias, mais aussi, à bien des égards, sur le terrain opérationnel et parfois même jusque dans nos armées, c’est que ces dispositions, par-delà les opérations militaires, sont de moins en moins visibles.

Madame la ministre, monsieur le ministre, vous le savez, de nombreuses questions sont posées. Je me permets d’en relayer quelques-unes.

Où en sommes-nous sur le terrain diplomatique, notamment au sein du G5 Sahel ? Nous le savons, la situation en Libye est loin d’être stabilisée ; quels sont les effets de la crise libyenne pour la zone de travail de Barkhane ? Peut-on s’attendre à un changement d’attitude de la part des États-Unis et de la nouvelle administration du Président Biden ? Sans tomber dans le risque opérationnel que ferait courir la publication d’un calendrier, à quelle échéance les pays auront-ils localement suffisamment de moyens pour prendre le relais militaire ? En d’autres termes, où en sommes-nous de la formation et de l’accompagnement ? Dans les champs économique et éducatif, comment accompagnons-nous les pays menacés ? Quels sont les projets structurants qui permettront aux territoires du Nord, où la misère est grandissante, de sortir de l’impasse ?

M. le président. Il faudrait conclure !

M. Jean-Marc Todeschini. Dans le contexte actuel de crise sanitaire, pourriez-vous par ailleurs nous indiquer les mesures prises sur cet axe particulier ?

En somme, nous vous posons la question directement et sans détour : quelle est précisément la stratégie de la France au Mali, au sein de l’opération Barkhane et plus largement ? (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur des travées du groupe UC.)

M. Joël Guerriau. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, le groupe Les Indépendants tient à rendre hommage à nos soldats, à celles et ceux qui ont perdu la vie ou ont été blessés, à tous les militaires actuellement engagés et à leur famille.

Une mission a été confiée à notre armée : lutter contre les groupes armés terroristes. Elle l’a admirablement accomplie et continue de le faire. Nos soldats ont ainsi libéré les villes occupées et poursuivent les terroristes partout où ils se trouvent. Ce n’est pas au moment où le bilan de l’opération Barkhane s’améliore, alors que de nouveaux entrants européens viennent nous épauler, qu’il faut baisser la garde.

Le principal effet de l’opération Barkhane est de prévenir l’effondrement des États et la création d’un sanctuaire par les terroristes. Tout retrait donnerait satisfaction aux activistes qui sont, par nature, nos ennemis. Ne nous y trompons pas !

Les armées locales sont encore loin d’être en mesure de lutter seules contre ces groupes. Un retrait de nos forces serait suivi d’une nette dégradation des conditions de sécurité, qui entraînerait des déplacements massifs de population.

Au cœur du Sahel, contrairement à la désinformation des réseaux sociaux, la population malienne, à une très forte majorité, aspire au maintien de la présence militaire française. Notre pays peut s’enorgueillir de son action. Le sacrifice de nos soldats pour une juste cause n’est pas vain. La tâche est considérable.

Pour fonder une paix durable, les nations de la zone doivent renforcer leur unité. Les États et leurs services publics doivent également être capables d’assurer une présence auprès de toutes les populations et sur tous les territoires.

J’illustrerai mes propos par l’exemple d’une ville que je connais bien. En 1995, j’ai initié une coopération décentralisée entre ma ville et celle de Kati, limitrophe de Bamako. Aujourd’hui, la situation y est catastrophique. Cette commune de plus de 100 000 habitants a vu les aides versées par l’agence nationale pour le développement passer de 30 millions à 9 millions de francs CFA. Connaissez-vous beaucoup de villes pauvres qui pourraient supporter une baisse de 70 % de leur budget ? Les agents territoriaux ne sont plus rémunérés.

À Bamako, il est de plus en plus difficile de circuler. La misère se développe, par manque de travail et de ressources alimentaires, mais aussi par l’arrivée de déplacés fuyant les zones dangereuses. Nos amis Maliens souffrent sur les plans économique, touristique, sécuritaire et politique.

Sur le plan économique, les partenaires d’hier commencent à manquer cruellement. Les aidants sont de plus en plus rares.

Sur le plan touristique, les villes de Ségou et de Mopti, qui connaissaient un flux régulier de touristes, ont perdu une ressource précieuse.

Sur le plan sécuritaire, dans les zones les plus exposées au terrorisme, voilà cinq ans que des milliers d’écoles sont fermées. Il en va de même, vous le savez, au Burkina Faso et dans bien d’autres endroits. Cette situation est extrêmement grave, car c’est sur ce terreau que croît l’effervescence radicale terroriste.

Aussi, sur le plan politique, les gouvernants des États du Sahel doivent affronter une situation très complexe.

Les écoles doivent rouvrir. Pour affaiblir et faire disparaître les groupes armés terroristes, il faut agir à tous les niveaux.

L’opération Barkhane ne saurait, à elle seule, résoudre le phénomène terroriste au Sahel. Elle est une condition nécessaire à l’émergence de solutions politiques.

Si la zone passait sous le contrôle des terroristes, comme ce fut le cas en Afghanistan ou au Levant, le risque serait grand de voir la violence s’exporter contre nos populations. Nous serions alors forcés d’intervenir dans des conditions encore plus dégradées, comme nous l’avons fait contre les talibans ou contre l’État islamique.

En somme, l’action militaire n’empêche pas la défaite ; la victoire demeure entre les mains des responsables politiques locaux. Rien, cependant, ne permet de dire quand de telles solutions pourront être trouvées. La France doit donc s’attendre à ce que son intervention dans la région dure – nous devons nous y préparer.

Dans ces conditions, il convient de rendre notre effort soutenable. Il faudra continuer à chercher des soutiens concrets à l’action que nous menons, pour que nous ne soyons pas seuls à supporter les coûts de cette opération, qui sert les intérêts de tout le continent européen. Nous ne pouvons réduire notre effectif que dans la mesure où de nouveaux contingents européens prennent la relève.

L’Europe doit prendre en considération cette dimension, soit par une mutualisation des coûts, soit par une contribution accrue à l’aide au développement des pays du Sahel. En effet, convenons-en ensemble, lutter contre la misère reste aussi le grand défi à relever. (Applaudissements sur des travées des groupes RDPI et UC. – M. Pierre-Jean Verzelen applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires.

M. Guillaume Gontard. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis la prorogation en 2013 de l’opération Serval, devenue Barkhane, le Parlement est muet. Mis à part les débats budgétaires, n’autorisant aucune discussion stratégique, son rôle est réduit à néant. L’esprit de l’article 35 de notre Constitution s’est évanoui depuis bien longtemps ! Aussi, je me félicite de l’organisation de ce débat à la demande de notre commission, même si celui-ci n’engage nullement le Gouvernement.

Il y a pourtant beaucoup à dire et à proposer ! Sept ans après le début de l’opération Barkhane, le bilan de l’engagement français nous laisse perplexes.

Voilà un an, lors du sommet de Pau, le Président de la République annonçait une montée en puissance de l’opération, notamment par l’envoi d’un renfort de 600 hommes. Le coût financier de l’opération, lui aussi, s’est accru : de 520 millions d’euros en 2014 à environ 1 milliard d’euros en 2020. Pour quels résultats ?

Certes, l’opération Barkhane engendre des succès tactiques, comme les opérations Bourrasque et Éclipse. Mais ces succès nous rapprochent-ils des objectifs de la France et de ses partenaires ? Les armées locales sont-elles en capacité de circonscrire la menace terroriste ? Les États du Sahel ont-ils rétabli leur autorité et engagé un processus de réconciliation ? Si tels sont nos objectifs, nous en sommes encore loin…

En effet, il est clair que la neutralisation d’individus de haut rang ne fera pas disparaître le terrorisme sur le long terme. L’hybridation des groupes armés avec le tissu local et la montée des conflits communautaires sont nourries par des tensions systémiques, au premier rang desquelles, le changement climatique.

La désertification, les sécheresses, qui déciment les cheptels et assèchent les points d’eau, touchent durement les éleveurs et les populations. L’insécurité alimentaire s’ajoute aux violences quotidiennes et permet aux groupes terroristes de proliférer.

Face à ce bilan, les insuffisances de l’intervention militaire deviennent évidentes. Or ces insuffisances ont un coût humain, qu’il n’est plus possible de négliger. Je pense d’abord aux pertes parmi l’armée française. À ce jour, nous déplorons 55 morts français au Sahel depuis 2013 ; les derniers, le brigadier Loïc Risser et le sergent Yvonne Huynh, sont tombés au mois de janvier 2021, et je leur rends ici, ainsi qu’à leur famille, un hommage appuyé. Mais la population civile locale est la première victime de ces conflits. Les pertes civiles ne se comptent plus en centaines, mais en milliers de personnes, sans parler des millions de déplacés et de réfugiés.

Dans un tel contexte, les circonstances de la frappe opérée le 3 janvier près de Bounti au Mali, qui aurait potentiellement touché des civils, doivent impérativement être éclairées. Cette transparence est nécessaire, car une intervention qui ne serait plus soutenue par la population locale perdrait sa légitimité.

Nous sommes aujourd’hui à la veille du sommet de N’Djamena, où se réuniront de nouveau le Président de la République et ses homologues du Sahel pour un bilan d’étape. Ce bilan doit être un tournant, car l’enlisement, qui devait être à tout prix évité, semble déjà une réalité. À cet effet, il nous apparaît important de rappeler que la solution militaire ne remplacera jamais la solution politique.

Dans un contexte de démocratie fragilisée, voire absente depuis le coup d’État d’août 2020, il faut en priorité appuyer les transitions démocratiques et redonner un souffle à l’accord d’Alger pour la paix et la réconciliation au Mali. À ce jour, malgré l’activisme affiché par l’Algérie à la fin de l’été, sa mise en œuvre reste laborieuse. Les États et organisations médiateurs, avec, en tête, l’Algérie, la France et l’ONU, doivent donner ensemble une nouvelle impulsion à l’accord.

Par ailleurs, le tabou des pourparlers avec certaines des organisations armées doit être débattu. Les négociations poursuivies par certaines personnalités maliennes avec ces groupes sont déjà une réalité et doivent être accompagnées par la France, lorsque les revendications politiques ou territoriales portées ne sont pas incompatibles avec nos exigences. À cette fin, la France doit soutenir l’évolution d’un cadre politique clair et légitime.

Ensuite, si notre pays décide un désengagement progressif, celui-ci doit s’accompagner d’une participation européenne accrue et garantie par un renforcement du G5 Sahel.

Malgré le lancement de la task force Takuba l’année dernière, la participation de nos partenaires européens reste trop limitée : les contingents estoniens, tchèques et suédois intégrés à l’opération ne représentent pas une capacité supplémentaire décisive. Or, au vu de la responsabilité que portent nos voisins européens sur l’intervention au Sahel, une participation plus importante sur le volet développement serait entièrement justifiée.

Pour conclure, je dirai que la solution politique que nous appelons de nos vœux ne saurait exister, nous semble-t-il, sans un renforcement considérable de l’aide publique au développement. C’est un point sur lequel nous reviendrons au cours du débat. (Applaudissements sur des travées du groupe SER. – Mme Esther Benbassa et M. Pierre Laurent applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, à mon tour, je voudrais remercier le président Christian Cambon, à qui, comme cela a déjà été souligné, nous devons ce débat.

Ce débat tombe à pic : dans quelques jours, le sommet de N’Djamena réunira nos partenaires du G5 Sahel, dans un contexte où, il faut bien le dire, nos modalités d’intervention sont de plus en plus questionnées. C’est donc l’occasion pour nous, membres du groupe Les Républicains, non seulement d’adresser un message au Gouvernement, mais également de rendre un hommage appuyé à nos armées, qui, très loin d’ici, font la fierté de toute la Nation et l’admiration d’une très grande partie des armées du monde. En effet, ce que l’armée française accomplit au Sahel, dans des conditions si difficiles, sur un territoire si vaste, avec des moyens somme toute limités, très peu d’armées dans le monde en seraient capables.

« Loin des yeux, loin du cœur »… Jamais dicton populaire n’aura été aussi faux : les Français savent parfaitement que nos soldats luttent contre l’islamisme et le terrorisme. Là-bas, comme chez nous, c’est le même combat, un combat sans cesse recommencé pour la paix, pour la liberté et, bien évidemment, pour la vie ! Nous avons à l’esprit leur courage – vertu suprême selon Aristote, puisque c’est elle qui permet toutes les autres. Nous avons à l’esprit leur engagement au nom d’un idéal français, leur don de soi, tellement différent de cette obsession de soi si contemporaine.

Non, nos 55 soldats, auxquels je veux rendre un hommage particulier, ne sont pas morts pour rien ! Sans l’intervention de la France, portée par ses différents Présidents de la République et ses gouvernements successifs, que se serait-il passé ? Nous aurions sans doute eu un sanctuaire islamiste, un nouveau califat, un autre proto-État, au cœur du Sahel, aux portes du Maghreb ; c’est-à-dire à la frontière sud de l’Europe et de la France.

Nous avons connu et nous connaîtrons encore des succès militaires. Le succès militaire que représente Barkhane doit, malgré tout, nous ouvrir des perspectives pour discuter de cet engagement.

Nous savons parfaitement – c’est une leçon de ces dernières années – qu’aucun succès militaire ne peut déboucher sur une paix durable sans succès diplomatique ou politique. C’est d’ailleurs le sens des propos que vous avez tenus devant notre commission, madame la ministre, lorsque vous avez indiqué qu’il fallait désormais « transformer les gains tactiques […] en progrès politiques, économiques et sociaux ». À quelles conditions pouvons-nous accomplir cette transformation ?

À Brest, à l’occasion de ses vœux aux armées, nous avons entendu le Président de la République dire qu’il faudrait sans doute « ajuster notre effort », comme si – mais je me trompe peut-être et, dans ce cas, vous me démentirez – il s’agissait de revenir aux effectifs d’avant le sommet de Pau. Ce serait, à notre sens, le statu quo. Or nous voulons vous dire que le retrait n’est pas une option : il ruinerait tous nos efforts et rendrait inutile la mort de nos soldats ; le statu quo ne saurait tenir lieu de stratégie, car il risquerait de nous conduire à l’embourbement.

Alors, quelles sont précisément ces conditions, en tout cas les pistes pour un engagement réussi, alliant succès militaires et succès politiques ?

La première piste est celle du dispositif militaire. Sans reprendre ce qu’a très bien dit Christian Cambon, je veux insister sur le fait qu’il faudra s’adapter en permanence, se concentrer sur les forces spéciales, aéroporter nos forces pour limiter les risques liés aux bombes et, bien sûr, sécuriser avec un blindage approprié le transport de nos troupes.

La deuxième piste est celle qui demandera plus d’efforts, sans doute plus d’engagement à nos partenaires, à commencer par nos partenaires européens. Certes, Takuba est une avancée, mais celle-ci est insuffisante. La perspective la plus prometteuse et la plus immédiate concernant nos partenaires européens, c’est le renforcement de la mutualisation, le renforcement de leur contribution à notre effort pour la sécurité globale. Cela me paraît capital.

Bien sûr, il y a le G5 Sahel, qui paie le prix du sang – un très lourd tribut. Ce sont des partenaires que nous devons accompagner, mais qui doivent aussi renforcer leur engagement. Je sais que c’est plus facile à dire qu’à faire…

Enfin, je veux insister sur une troisième piste, qui m’apparaît capitale : l’adéquation de notre effort pour la sécurité avec notre effort de coopération. Cette combinaison semble aujourd’hui mal calibrée : si j’en crois les chiffres du président Cambon, l’opération Barkhane nous coûte chaque jour 2 millions d’euros, alors que nous accordons 200 000 euros à la coopération. C’est insuffisant !

La France, seule, ne peut pas tout. Ce que je propose, c’est que l’Europe contribue plus ! L’Europe, mes chers collègues, est le premier contributeur mondial en matière de soutien humanitaire. Elle doit pouvoir mieux nous aider, de même que l’AFD, dont la logique – permettez-moi de le dire – nous dépasse parfois. Nous aimerions, à cet égard, beaucoup plus de transparence.

En tout cas, cette association entre effort pour la sécurité et effort de coopération est essentielle, car, dans ces zones désertiques, une école, un dispensaire, un accès à l’eau font beaucoup plus que bien d’autres actions.

Pour finir, je voudrais dire qu’il ne peut évidemment pas y avoir de reconstruction sans réconciliation. Il faudra exiger du Mali qu’il applique les accords d’Alger ; il faudra sans doute que l’Algérie elle-même entre en jeu pour garantir l’application de ces accords. De même, il faudra encourager le dialogue entre le Nord et le Sud, entre le peuple peul et le peuple dogon.

Madame la ministre, monsieur le ministre, nos soldats au Sahel connaissent leur devoir. À nous de leur indiquer le sens de leur mission, quelle est notre vision, selon quelle stratégie. Nous attendons des éléments de votre part à ce sujet. Mais sachez que mon groupe assumera toujours ce devoir : au-delà de nos divergences politiques, dès lors qu’est en jeu l’intérêt supérieur de la Nation, nous serons toujours à vos côtés et aux côtés de l’armée française. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Jean-Yves Le Drian, ministre de lEurope et des affaires étrangères. Monsieur le président, madame la ministre, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, j’ai à cet instant une pensée particulière pour Jean-Marie Bockel, comme beaucoup d’entre vous.

Voilà huit ans, monsieur le président Cambon, que nous avons – pour ma part, dans des fonctions différentes – un dialogue au sein de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat sur la situation au Sahel. C’est un dialogue franc, confiant et exigeant. Au début, nous l’avions toutes les semaines. Par la suite, il a eu lieu tous les mois. Je le précise à l’attention de M. Gontard, je me suis toujours efforcé de me présenter régulièrement devant la commission pour répondre à ses questions – je crois que tout le monde peut en témoigner.

Cet engagement nécessite effectivement une transparence la plus totale sur nos avancées, nos reculs, nos interrogations. C’est pourquoi, comme Mme Parly, d’ailleurs, je crois n’avoir jamais manqué l’un de ces rendez-vous.

Je me réjouis, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, que ce dialogue se poursuive aujourd’hui en séance plénière. J’estime en effet que la représentation nationale et, à travers elle, nos concitoyens doivent savoir ce que nous faisons au Sahel, pourquoi nous le faisons, avec qui nous le faisons et selon quelle stratégie. C’est d’autant plus important que l’on assiste, depuis plusieurs mois, à une montée très préoccupante des manipulations de l’information au Sahel et à propos du Sahel. Si ces manipulations sont avant tout destinées à alimenter sur place un sentiment antifrançais, que certains acteurs tentent d’instrumentaliser à des fins politiques, elles risquent aussi de venir brouiller la perception de notre action ici même, en France. Notre responsabilité commune – j’ai bien senti dans toutes les interventions que nous nous retrouvions sur ce point – est de ne pas laisser ce piège se refermer sur l’opinion publique française, qui mérite de pouvoir juger à partir des faits.

Ce débat est donc bienvenu. Il porte au premier chef sur le bilan et les perspectives de l’opération Barkhane. Toutefois, de mon point de vue – et, si je suis ici aux côtés de la ministre des armées, c’est que vous partagez ce constat –, on ne saurait traiter ces questions sans prendre en compte l’ensemble de l’architecture dans laquelle cette opération s’insère désormais, une architecture que nous avons patiemment bâtie au fil des années avec nos partenaires sahéliens, européens et internationaux.

La création du G5 Sahel en 2014, la mise en place de sa force conjointe en 2017, celle de l’Alliance Sahel la même année, le lancement du Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel, parfois appelé P3S, en 2019 et, enfin, la création de la Coalition pour le Sahel l’an dernier sont autant de jalons décisifs dans un double mouvement d’internationalisation de la lutte contre la menace terroriste au Sahel et de définition d’un cadre global et intégré pour apporter à cette crise complexe, non seulement les réponses du court terme, celles de l’action militaire et de la stabilisation, mais aussi les réponses du temps long, celles de la négociation politique et du développement. Ce double mouvement montre que, depuis huit ans, les lignes ont considérablement bougé au Sahel, en dépit des polémiques sur un enlisement français dans cette région, polémiques qui, elles, n’avancent guère.

Dire cela, ce n’est pas nier l’importance ou le sens de l’engagement de nos soldats au Sahel. C’est évidemment ne rien retrancher à la valeur du sacrifice – souligné par les uns et les autres à cette tribune – de celles et ceux qui sont tombés. C’est au contraire affirmer que l’opération Barkhane a été le socle sur lequel ce vaste dispositif a pu se construire et qu’elle continue de jouer ce rôle aujourd’hui, bien que la charge soit désormais mieux distribuée entre nous et nos partenaires.

Permettez-moi de pointer trois malentendus qui planent encore trop souvent sur les discussions que nous pouvons avoir sur le Sahel, dont, j’espère, nous saurons nous garder aujourd’hui – vous l’avez fait jusqu’à présent, j’ai pu le constater en vous écoutant.

Le premier de ces malentendus tient à une forme d’amnésie qui pourrait conduire à penser, si vous me permettez l’expression, que ce qui se passe au Sahel n’est pas notre affaire.

Comme d’autres l’ont fait avant moi – le président Cambon, Jean-Marc Todeschini, Jean-Noël Guérini ou encore Bruno Retailleau –, je veux rappeler les raisons de notre engagement, d’abord dans le cadre de l’opération Serval, puis dans le cadre de l’opération Barkhane.

Comme vous le savez, en 2012, le Mali se trouvait au bord de l’effondrement : effondrement politique, à la suite d’un coup d’État du capitaine Sanogo, qui a renversé le régime de Toumani Touré et conduit à la présidence par intérim de Dioncounda Traoré ; effondrement sécuritaire, puisqu’une alliance de groupes terroristes affiliés à Al-Qaïda occupait le nord du pays jusqu’à Tombouctou, où ces groupes avaient entrepris de soumettre la population locale à la charia et de détruire des mausolées classés au patrimoine mondial de l’Unesco. Ils se préparaient à prendre d’assaut la capitale du Mali, Bamako.

Cet effondrement aurait été une véritable catastrophe, non seulement pour la population malienne, qui aurait été condamnée à vivre sous la loi d’un califat islamique implacable, mais également pour nous, en France et en Europe, puisque ce califat aurait pu servir de sanctuaire aux djihadistes ; un sanctuaire où attirer des combattants en provenance de l’étranger, un sanctuaire d’où il aurait été possible de projeter des attaques vers l’étranger. Je vous rappelle que, un an et demi plus tard, au Levant, d’autres djihadistes, toujours de la même obédience, proclamaient l’instauration d’un proto-État totalitaire, le pseudo-califat de Daech.

Nous avons donc eu raison, chacun l’a souligné, de prendre cette menace très au sérieux et nous avons eu raison d’agir très vite en lançant l’opération Serval dès janvier 2013, à la demande des autorités maliennes, du Président Traoré, à l’époque Président de transition du pays.

Cette opération a réussi : elle a porté un coup d’arrêt à la progression des djihadistes vers le Sud et a permis de libérer les régions du Nord. Sur le plan politique, cette opération a aussi permis le retour d’un processus démocratique avec l’élection du Président de la République du Mali, laquelle s’est déroulée dans de bonnes conditions.

Mais, parce qu’ils avaient été défaits au Mali, nos adversaires sont passés d’une stratégie d’implantation locale que je serais tenté d’appeler « stratégie d’occupation territoriale » à une stratégie de déstabilisation régionale. Si bien que la menace terroriste s’est étendue à l’ensemble du Sahel. C’est pourquoi, en août 2014, nous avons lancé l’opération Barkhane afin de nous donner les moyens de limiter leur liberté de mouvement en intervenant à l’échelle de la région tout entière avec nos partenaires locaux, à la demande des États concernés, mais aussi avec l’accord de la communauté internationale puisque toutes ces actions ont été initiées après avoir été validées par les Nations unies.

Le deuxième malentendu tient, justement, à une forme de myopie qui pourrait conduire à voir le Sahel comme une affaire franco-française, pour ne pas dire une obsession française, comme on l’entendait naguère. Ce n’est pas le cas : les 5 100 femmes et hommes de Barkhane ne sont pas seuls sur le terrain.

La sécurité du Sahel, c’est évidemment d’abord l’affaire des États du Sahel, et notre stratégie a toujours consisté à appuyer la montée en puissance de leurs armées nationales et de la force conjointe – la ministre des armées y reviendra tout à l’heure –, parce que c’est le levier de leur future sécurité. De fait, nous n’avons pas vocation à rester là-bas pour l’éternité. Il faut donc faire en sorte que ces outils se construisent progressivement : c’est ce que nous faisons.

Si nous ne sommes pas seuls, c’est aussi parce qu’il y a eu une prise de conscience européenne – sans doute tardive. Je pense que l’Europe s’est rendu progressivement compte que, le Sahel, c’était la frontière sud de notre continent – je remercie le président Retailleau de l’avoir indiqué. La sécurité du Sahel engage donc la sécurité des Européens. Il est vrai que nous avons été les premiers à en saisir toutes les implications, mais nos partenaires européens sont désormais au rendez-vous. Ils le sont avec la force Takuba, qu’évoquera Mme la ministre des armées ; ils le sont en appuyant la force conjointe de manière significative pour financer les équipements ; ils le sont dans le cadre des missions de formation EUTM et EUCAP ; ils le sont aussi dans le cadre de la mobilisation internationale autour de la mission de maintien de la paix des Nations unies, la Minusma.

J’ajoute que, année après année, nos alliés britanniques, américains et canadiens contribuent progressivement, de manière de plus en plus significative, à renforcer cette présence. En dépit du Brexit, l’engagement des Britanniques n’a pas cessé.

Enfin, troisième malentendu : on pourrait déplorer qu’une certaine forme d’impatience tende parfois à fausser l’appréciation de notre engagement au Sahel, comme si nos récents succès militaires pouvaient à eux seuls suffire à assurer le retour de la paix. Or, on le sait bien, le règlement de cette crise sera obligatoirement politique.

Soyons clairs entre nous : si le Sahel est depuis huit ans en proie à un tel degré d’instabilité et de violence, c’est en raison des fragilités considérables auxquelles doit faire face cette région, lesquelles ne pourront se résorber qu’étape après étape. La clé du succès, c’est donc la mise en œuvre d’une approche globale et intégrée de la crise. Tel est le sens de la Coalition pour le Sahel, dont l’architecture, telle qu’elle a été définie au sommet de Pau du mois de janvier de l’année dernière avec les pays du G5 Sahel, s’appuie sur quatre piliers prioritaires, mais indissociables : la lutte contre le terrorisme ; le renforcement des capacités des forces armées sahéliennes ; le soutien au déploiement de l’État, des administrations territoriales et des services de base et la reconquête par les États de leur propre territoire ; le développement.

Cette coalition est une avancée considérable dans l’internationalisation du traitement de la crise sahélienne. Désormais, 45 organisations internationales et pays du monde entier – jusqu’au Japon, qui vient de nous rejoindre – sont déterminés à agir ensemble autour des États du G5 Sahel pour la sécurité et l’avenir des populations de la région. C’est une structure conçue dans un souci de pragmatisme, d’agilité. C’est un multilatéralisme nouveau, une sorte de consensus en acte de la communauté internationale, comme l’on dit, sur cet enjeu. Si bien que, un an après le sommet de Pau, le secrétariat de cette coalition est en train de s’installer à Bruxelles, pour en montrer la dimension internationale.

Les premiers résultats sont là : Mme la ministre des armées évoquera les deux premiers piliers ; quant à moi, je dirai un mot des deux autres, dont l’administration que j’ai l’honneur de diriger a la responsabilité d’assurer le pilotage dans le cadre de la politique de stabilisation – c’est le troisième pilier – et de développement – c’est le quatrième pilier.

S’agissant du troisième pilier – le redéploiement des États et de leurs services –, des progrès, certes lents, sont en cours.

Ainsi, nous enregistrons des progrès dans le domaine de la sécurité intérieure, notamment grâce à la création d’unités mobiles qui travailleront à consolider le contrôle des territoires arrachés à l’influence des djihadistes pour rétablir la présence de l’État dans les territoires ainsi libérés – c’est le cas en ce moment même au centre du Mali, où nous menons cette expérimentation.

Nous enregistrons également des progrès dans le renforcement de la chaîne pénale et dans la lutte contre l’impunité, l’un des engagements que nous avons pris en commun à Pau. L’appui apporté aux autorités judiciaires dans le traitement des dossiers du terrorisme a permis, par exemple, en octobre dernier, la tenue du procès des auteurs des attentats de la Terrasse et du Radisson Blu à Bamako. Ces progrès dans la lutte contre l’impunité sont réels, mais ils sont encore insuffisants. En la matière, nous poussons les pays du Sahel à assumer pleinement leurs responsabilités et à faire toute la lumière sur les allégations d’exactions lorsqu’elles se produisent.

Enfin, nous enregistrons des progrès, s’agissant toujours de ce troisième pilier, dans la mise en œuvre du redéploiement dans les zones libérées des administrations et des services de base, comme l’éducation, la santé ou encore l’état civil. Par exemple, dans la zone cruciale des trois frontières – plusieurs d’entre vous en ont parlé –, qui est effectivement l’épicentre de la crise et qui concentre les fragilités faisant le creuset du terrorisme, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères a engagé 16 millions d’euros en soutien à des projets d’urgence pour faire en sorte, immédiatement après la reconquête d’un territoire, non seulement que l’État soit de nouveau présent, mais également que des actions très concrètes soient mises en œuvre pour que chacun se rende compte que la donne a changé et que, lorsque les groupes s’en vont, il est apporté le plus rapidement possible une réponse aux besoins humanitaires. Il faut d’abord déminer, en même temps construire des écoles ou des centres de santé, il faut faire en sorte que les lieux où s’exerce symboliquement et concrètement l’autorité de l’État soient réhabilités et il faut aussi immédiatement mettre en place un accès minimal à l’eau et à l’électricité.

Sur ces projets d’urgence, que nous partageons d’ailleurs avec d’autres acteurs européens, il n’a pas été fait assez jusqu’à présent. Cependant, me semble-t-il, une évolution très positive est en train de se dégager.

Puis, parallèlement, vient le temps du développement. Il ne compte pas moins pour rendre des perspectives d’avenir aux populations, pour traiter en profondeur les fragilités et pour inscrire le retour à la stabilité dans la durée. C’est pour cette raison que nous avons contribué à créer, en 2017, avec l’Allemagne et l’Union européenne, l’Alliance Sahel. Celle-ci regroupe aujourd’hui 24 partenaires et supervise près de 870 projets, pour un montant de 20 milliards d’euros avec un effort de concentration sur les zones les plus sensibles et les plus fragiles.

Nous sommes évidemment très impliqués dans l’Alliance Sahel, qui tiendra d’ailleurs son assemblée plénière lundi matin à N’Djamena, avant le sommet des chefs d’État du G5 Sahel. Cette implication de la France est marquée par une augmentation depuis cinq ans de plus de 30 % de notre aide publique au développement au Sahel. Comme le président Cambon y a fait allusion, cette aide sera consolidée dans le cadre du projet de loi relatif au développement solidaire, qui sera soumis, je le pense, avant l’été au Parlement.

Pour répondre au président Retailleau, j’indique que l’Agence française de développement a octroyé 480 millions d’euros aux pays du G5 Sahel et décaissé 350 millions d’euros en un an pour accélérer la mise en œuvre des projets qu’elle finance dans le secteur de l’eau, de la santé et de l’éducation, domaines absolument stratégiques, ainsi que l’a souligné M. Guerriau, dans la mesure où les moins de 30 ans représentent aujourd’hui 65 % de la population au Sahel.

Nous obtenons des résultats grâce à cette action : la scolarisation dans les écoles primaires de plus de 200 000 jeunes Nigériens ; la réhabilitation de plus de 1 800 classes au Mali ; la distribution de 40 000 manuels scolaires au Tchad. Je pourrais poursuivre les exemples attestant cette réelle mobilisation.

Se battre pour l’éducation, c’est aussi se battre contre l’obscurantisme et faire en sorte que les filles et les garçons du Sahel aient plus tard la liberté de choisir leur avenir. C’est donc encore une manière de combattre la menace terroriste, à l’image de tous les combats en faveur de la stabilisation et du développement engagés par la France, les Européens et la communauté internationale au Sahel.

Quand plus de 5 millions de personnes retrouvent un accès à des services d’approvisionnement en eau, quand 3 millions de personnes bénéficient d’une assistance alimentaire, quand on propose à des centaines de milliers de femmes une méthode de planning familial dans une région en proie à une croissance démographique exponentielle – vous le savez, le Niger, par exemple, qui compte aujourd’hui 22 millions d’habitants, devrait compter, selon sa trajectoire démographique actuelle, 50 millions d’habitants en 2050, c’est-à-dire demain –, c’est une manière d’anticiper les risques auxquels pourraient être confrontées les prochaines générations, mais c’est aussi un combat indirect contre le djihadisme.

Le sommet de N’Djamena va permettre d’aller plus loin dans ces différentes voies, en particulier sur ce qui concerne les deux derniers piliers. Si le sommet de Pau a été le sommet du sursaut militaire, le sommet de N’Djamena doit être le sommet du sursaut diplomatique, du sursaut politique et du sursaut du développement afin de consolider les résultats des derniers mois. En tout cas, c’est ce que nous proposerons à nos partenaires.

D’abord, le sommet de N’Djamena doit être un sursaut diplomatique pour renforcer la coordination entre les pays du G5 Sahel et les pays riverains du golfe de Guinée afin d’enrayer l’extension de la menace terroriste vers leurs territoires. C’est fondamental. Cette prise de conscience a lieu : le Président du Ghana a pris l’initiative dite « d’Accra », qui vise à conforter la relation particulière entre la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Togo et le Ghana pour solidifier la sécurisation du nord de ces pays. Cette initiative doit déboucher sur un accord opérationnel avec les pays du Sahel directement concernés et permettre de renforcer la protection des frontières nord de ces pays. Ce somment doit également être un sursaut diplomatique pour renforcer la coopération des pays du Sahel avec l’Algérie et le Maroc et pour faire le lien avec la question libyenne.

Ensuite, le sommet de N’Djamena doit être un sursaut politique. S’agissant du nord du Mali, les conditions d’un règlement politique de la crise sont connues depuis longtemps.

Monsieur le sénateur Laurent, je ne suis pas favorable à ce qu’on reconsidère l’accord d’Alger. Cet accord, signé en 2015 au terme d’un processus de consultation mené sous l’autorité du ministre Lamamra, a permis de créer le cadre dans lequel il est désormais possible d’avancer politiquement. Le problème, c’est qu’il n’y a jamais eu de volonté politique pour le faire aboutir.

L’accord d’Alger prend acte de la nécessité de mettre en place de nouvelles institutions locales, d’une meilleure représentation des populations du Nord au sein des instances nationales, dans le respect de l’unité et de l’intégrité du Mali évidemment, d’une refonte de l’armée malienne pour y intégrer des combattants des mouvements armés du Nord et d’un effort considérable de développement de ce même Nord.

Maintenant, il faut passer aux actes, mais cette interpellation vaut pour ceux qui siègent au comité de suivi des accords d’Alger, en particulier les acteurs de la zone, singulièrement ceux du Mali : je pense à la nécessité de réinstaller l’armée malienne reconstituée à Kidal ; je pense à la poursuite du processus de désarmement-démobilisation-réintégration des ex-combattants ; je pense à la mise en œuvre des projets du Fonds de développement durable. À cet égard, l’annonce que viennent de faire les autorités algériennes d’une réunion, à Kidal, le 11 février, du comité de suivi des accords, attendue depuis très longtemps, est un signe positif et devrait nous permettre d’avancer singulièrement sur ces questions.

Cet accord est fondamental aussi parce qu’il établit une distinction politique claire entre les groupes armés signataires et les groupes terroristes. Ainsi, les premiers, parmi lesquels le MNLA, que vous avez cité, monsieur Laurent, acceptent d’inscrire leur action dans le cadre de l’État malien et sont d’ailleurs représentés dans le gouvernement provisoire actuel. Les seconds, quant à eux, j’y insiste, sont des terroristes dont l’objectif déclaré est de mettre à bas l’État malien. On ne négocie pas avec des terroristes, on les combat !

Il est également essentiel que la transition civile au Mali soit menée à bien. Là aussi, les engagements doivent être tenus. Dans un délai maximum de quinze mois, des élections crédibles doivent se tenir et l’ordre constitutionnel doit être rétabli.

Enfin, il est impératif que les demandes de réformes de la population malienne soient entendues, notamment en matière de gouvernance, de lutte contre l’impunité et de refonte du cadre et d’engagement face aux défis sécuritaires.

Nous allons également proposer que N’Djamena soit le moment du sursaut de la stabilisation et du développement, pour gagner encore en réactivité et en efficacité face aux défis du long terme. Cela passe par une prise de responsabilité des États du G5 Sahel, appuyée par une meilleure coordination de l’aide de leurs partenaires internationaux, car, aujourd’hui, je dois le dire, la coordination et, surtout, la territorialisation de l’aide ne sont pas satisfaisantes. Il faut donc ouvrir davantage d’écoles, recruter davantage d’enseignants, créer et faire vivre davantage de dispensaires. Ces pistes concrètes seront au centre de nos échanges.

Nous voulons aussi tirer profit du sommet de N’Djamena pour confirmer la relance que nous avons initiée du projet de grande muraille verte. Cette relance a eu lieu lors du One Planet Summit de janvier, événement qui a permis de mobiliser près de 14 milliards d’euros de financements internationaux – sans compter les 20 milliards d’euros que j’ai évoqués précédemment – dans 11 pays concernés d’ici à 2025. Verdir le Sahel, lutter contre la désertification, c’est aussi travailler à ramener la paix dans la région.

Monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, telles sont les perspectives que nous entrevoyons dans les discussions qui vont avoir lieu à N’Djamena. J’observe que, à ce sommet, en plus des pays du G5 Sahel, seront représentés les Nations unies, l’Union africaine, l’Union européenne, dont le Portugal assure la présidence du Conseil, d’autres pays très actifs dans la zone tels que l’Allemagne et l’Espagne, au titre de sa présidence de l’Alliance Sahel, ainsi que nos partenaires britanniques, américains et canadiens au sein de Barkhane, l’Algérie, le Maroc, l’ensemble des Européens engagés dans la task force Takuba. C’est donc une petite communauté internationale qui se réunit à N’Djamena pour continuer à la fois la lutte contre le terrorisme et permettre de tracer les chemins de la paix pour l’ensemble des populations du Sahel, meurtries depuis maintenant de nombreuses années, et leur redonner de l’espoir. Tout cela dans un contexte qui nous permettra, je l’espère, d’avancer.

Ce débat a permis de clarifier nos engagements et d’adresser, je le pense, aux populations du Sahel un message d’amitié et de soutien. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes SER, INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)