Mme le président. La parole est à M. Jean-Pierre Grand.

M. Jean-Pierre Grand. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de contournement ouest de Montpellier, c’est-à-dire le chaînon de six kilomètres manquant entre les autoroutes A750 et A709, présente un caractère hautement prioritaire.

L’enquête publique s’est déroulée en 2020 ; le commissaire enquêteur a rendu, le 22 décembre dernier, un avis favorable à la déclaration d’utilité publique de ce projet, sous réserve du financement de ce dernier, qui reste à finaliser.

Vous m’avez entendu défendre plusieurs fois, ici même, le principe du financement de ce projet par un adossement à la concession des Autoroutes du Sud de la France (ASF). Ce mode de financement présente un triple avantage : il ne coûte rien à l’État, rien aux collectivités locales, qui n’auraient de toute façon pas les moyens de le financer, et rien à l’usager, puisque le tronçon sera gratuit.

Dans ce dossier, mon interrogation est grande sur notre capacité et notre volonté à dépasser les polémiques infondées et les dogmatismes archaïques, afin de regarder la vérité en face et de prendre les bonnes décisions. L’importance économique de la mise en œuvre de ce projet de plus de 300 millions d’euros me semble s’intégrer parfaitement dans le plan de relance et l’aménagement de notre territoire.

Nous pourrions partager la conviction que, pour sortir de la crise actuelle, aux conséquences terrifiantes pour les finances publiques, notre pays aura besoin de recourir à l’investissement privé, afin de faire aboutir des projets d’infrastructures, en particulier routières. La concession est un cadre qui a largement démontré ses avantages.

La déclaration d’utilité publique du contournement ouest de Montpellier doit être signée au début du mois de septembre 2021. D’ici là, monsieur le ministre, aurez-vous acté son adossement à la concession d’ASF, seule et unique solution pour son financement et donc sa réalisation ?

Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué auprès de la ministre de la transition écologique, chargé des transports. Monsieur le sénateur Grand, vous avez rappelé les principaux éléments du projet du contournement ouest de Montpellier. Le coût total du projet est estimé, à ce stade, à 280 millions d’euros et des crédits ont été engagés à hauteur de 25 millions d’euros dans le contrat de plan État-région 2015-2020.

Ce projet est connu ; il a fait l’objet de nombreux échanges depuis de nombreuses années, mais la métropole de Montpellier a décidé de se désengager de son financement, demandant un adossement total à la concession autoroutière existante. Par conséquent, nous avons lancé, à la demande du Premier ministre, une étude fine des conditions de l’adossement du contournement ouest, qui pose de véritables questions de droit et qui rendra vraisemblablement nécessaire une saisine du Conseil d’État pour résoudre celles-ci.

Je connais bien votre position ; j’ai bien pris connaissance des éléments que vous nous avez transmis, ce dont je vous remercie. De notre côté, les travaux se poursuivent assidûment et l’ensemble des acteurs locaux seront informés, au cours des semaines qui viennent, afin de tenir compte de l’échéance que vous avez rappelée, se situant au mois de septembre, pour la déclaration d’utilité publique.

Soyez donc assuré, monsieur le sénateur, de notre plein investissement sur ce sujet.

Mme le président. La parole est à M. Jean-Pierre Grand, pour la réplique.

M. Jean-Pierre Grand. Ce dossier ne me paraît pas devoir poser de problème.

Six kilomètres, cela ne bouleversera pas l’équilibre de la concession de l’autoroute A9, qui se termine en 2031. Il n’y a pas d’autre solution pour le Gouvernement que de signer la déclaration d’utilité publique avant le début du mois de septembre.

Je vous remercie, monsieur le ministre ; je suppose que le Conseil d’État manifestera toute la sagesse que nous lui connaissons pour aller dans le sens de l’intérêt général.

Mme le président. La parole est à M. Patrick Chaize.

M. Patrick Chaize. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les concessions autoroutières ont fait l’objet d’une contractualisation entre l’État et des sociétés privées, en prenant en compte des prévisions de dépenses et de recettes sur la durée du contrat ; c’est d’ailleurs la règle de base de tout contrat concessif. La règle est également de faire en sorte que le risque soit assumé par l’entreprise privée.

Néanmoins, nous avons pu regretter la pratique de l’adossement, qui a consisté à ajouter des investissements non prévus initialement au contrat, en les compensant par un allongement de la durée de la concession initiale. Ce principe a pour inconvénient majeur de transformer le contrat, pourtant très précis ab initio, en un sentiment de concession perpétuelle, difficilement explicable à nos concitoyens et de moins en moins acceptable par eux.

Si les extensions de réseau peuvent être mieux maîtrisées et faire l’objet de procédures spécifiques, certains autres investissements nécessaires ne peuvent pas être dissociés du contrat. Je pense notamment à l’intégration des évolutions technologiques, telles que le développement des véhicules électriques et l’impérieuse nécessité de disposer, sur le réseau autoroutier, de bornes de recharge rapide. Plus encore, comment pourra-t-on intégrer les investissements nécessaires au déploiement des véhicules connectés ? Outre le besoin de choix technologiques partagés entre tous les acteurs, le montant des investissements nécessaires est loin d’être négligeable.

L’urgence est pourtant là ; il serait irresponsable de repousser au terme des contrats les décisions d’investissement correspondantes. Aussi, je souhaiterais que vous puissiez m’éclairer sur ces points, monsieur le ministre.

Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué auprès de la ministre de la transition écologique, chargé des transports. Monsieur le sénateur Chaize, je vous remercie de cette question.

Je ne reviendrai pas sur la première partie de celle-ci ; je crois que nous avons déjà très largement débattu du modèle de la concession et de son équilibre économique. Nous sommes maintenant en mesure de nous projeter sur l’avenir des concessions.

Revenons toutefois sur un sujet important. Tout d’abord, j’ai précédemment dit un mot sur les bornes électriques. Je crois pouvoir dire que nous sommes au bon niveau de financement et d’avancement, ce qui est important pour accompagner le secteur automobile français et européen.

Pour ce qui concerne l’intelligence et la possibilité de faire advenir le véhicule connecté, en nous dotant des infrastructures de connectivité le long de nos routes, nous ne sommes pas en retard ; depuis 2014, plusieurs projets pilotes ont été lancés. Le ministère des transports a ainsi investi 14 millions d’euros dans différents projets qu’il coordonne et, au total, pour la France, 44 millions d’euros ont été investis en sept ans. Cela nous permet d’avoir, actuellement, 3 000 kilomètres de réseau routier équipé d’unités de bord de route pour échanger des données. L’idée est d’avoir, à l’horizon de 2024, environ 5 000 kilomètres de routes équipées.

Par ailleurs – c’est important –, la France préside la plateforme C-Roads Europe, qui pilote le groupe technique visant à définir les principales spécifications techniques. Jusqu’à présent, 95 % des spécifications françaises sont reprises à l’échelon européen, ce qui est une satisfaction ; nous sommes face à une « terre d’opportunités ». Ces projets sont mis en place dans le cadre des concessions actuelles, sans prolongation. À la fin des concessions, nos autoroutes continueront d’être à la pointe de l’innovation.

Nous pouvons donc nous retrouver, je crois, autour de cette ambition conjointe, monsieur le sénateur.

Mme le président. La parole est à M. Patrick Chaize, pour la réplique.

M. Patrick Chaize. Je vous remercie, monsieur le ministre, de ces informations importantes.

Vous l’aurez compris, je suis très sensible à cette évolution technologique qui aura des conséquences du point de vue environnemental, mais encore faut-il que l’on puisse disposer d’informations permettant que, en fin de contrat, les choses soient transparentes. Il s’agit d’une demande unanime que vous avez pu entendre lors de ce débat. La transparence est la règle de base et le gage même de la confiance.

Mme le président. La parole est à M. Jean-Raymond Hugonet.

M. Jean-Raymond Hugonet. Monsieur le ministre, je suis, comme ma collègue Jocelyne Guidez, qui s’est exprimée précédemment, et le rapporteur de notre commission d’enquête, Vincent Delahaye, sénateur du département de l’Essonne, et notre présence commune dans l’hémicycle ne doit certainement rien au hasard.

En effet, depuis de nombreuses années, nous militons pour la gratuité des tronçons franciliens des autoroutes A10 et A11. Le périmètre de notre action est certes limité, mais parfaitement caractéristique et solidaire d’une problématique de dimension nationale.

Depuis près de vingt ans, de multiples études ont dressé un constat, souvent accablant, des rapports entre l’État et les sociétés concessionnaires d’autoroutes. Pourtant, rien n’a bougé, ou presque.

Heureusement, le rapport de cette commission d’enquête sénatoriale confirme avec pertinence une situation de plus en plus inacceptable et esquisse de potentielles réponses, car ce débat doit déboucher enfin sur des mesures significatives !

En quarante ans, dans les territoires périphériques franciliens, l’étalement urbain a provoqué un triplement de la population. Durant la même période, les investissements en transports collectifs ont été quasi exclusivement concentrés dans le cœur de l’agglomération. Or l’offre de transports collectifs s’est dégradée inexorablement dans la deuxième couronne francilienne, dans laquelle la funeste loi pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi ALUR, veut continuer d’entasser, de façon aveugle et kafkaïenne, toujours plus de logements…

De ce fait, les autoroutes périurbaines ont dorénavant un rôle structurant pour les déplacements du quotidien, notamment les trajets domicile-travail. Pourquoi, alors, ne pas supprimer les péages sur les tronçons concédés des autoroutes périurbaines, à commencer par les plus iniques d’entre eux, sur l’A10 et l’A11, en Île-de-France ?

Deux propositions pour financer cette disposition, monsieur le ministre : l’application de la clause de plafonnement de la rentabilité des concessions, issue du protocole de 2015, mais jamais mise en œuvre, et l’instauration d’une taxe sur les copieux dividendes versés par les sociétés concessionnaires. Que pensez-vous de ces deux propositions ?

Mme le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Jean-Baptiste Djebbari, ministre délégué auprès de la ministre de la transition écologique, chargé des transports. Nous connaissons bien ce sujet, que nous avons eu l’occasion d’évoquer à de nombreuses reprises. Je ne répéterai pas dans le détail ce que j’ai répondu à votre collègue précédemment. Simplement, nous avions évoqué les problèmes – la fragilisation du modèle concessif – qu’entraînerait l’emprunt, par d’autres usagers que ceux qui habitent ou qui travaillent à proximité du péage de Dourdan, de cette autoroute et nous étions également convenus du risque de report sur la voirie locale d’un trafic de contournement qu’engendrerait cette suppression.

Peut-être pouvons-nous tout de même nous projeter dans l’avenir. Des pistes d’amélioration sont évidemment à étudier ; je ne suis pas en mesure de répondre à votre question aujourd’hui, mais nous continuerons ces débats. Ainsi, des améliorations doivent être envisagées quant au trafic des poids lourds, qui pourrait se reporter sur la voirie locale. Je l’ai également évoqué, la contribution poids lourd régionale, que nous proposons dans le cadre de l’article 32 du projet de loi Climat et résilience, permettrait aux départements de se saisir de la possibilité d’étendre la contribution aux axes départementaux sujets au report de trafic. Je crois savoir que cette possibilité est étudiée en Île-de-France.

Par ailleurs, des aménagements sur les voiries départementales sont aussi envisageables pour améliorer la sécurité et la fluidité des circulations qui traversent les zones habitées.

Sur tous ces sujets, je reste évidemment à votre disposition, monsieur le sénateur, pour échanger et trouver les voies d’un avenir plus ensoleillé.

Mme le président. La parole est à M. Jean-Raymond Hugonet, pour la réplique.

M. Jean-Raymond Hugonet. Monsieur le ministre, depuis vingt ans que je suis élu, vous êtes le neuvième à occuper ces fonctions.

Je vous remercie de votre disponibilité et de vos réponses ; je souhaite néanmoins donner quelques chiffres : le taux de profitabilité des sociétés concessionnaires s’établit à plus de 30 % et les dividendes versés à leurs actionnaires dépassent amplement leur résultat net. La crise sanitaire ne les affecte que marginalement, puisque, entre 2019 et 2020 la profitabilité de Cofiroute est passée de 31,6 % à 35,9 % ; le versement de dividendes a correspondu, pour cette société, à 115 % du résultat net.

Aussi, de grâce, monsieur le ministre, soyez celui qui fera bouger les choses ; nous vous en remercions par avance !

Conclusion du débat

Mme le président. Pour conclure le débat, la parole est à M. le rapporteur de la commission d’enquête.

M. Vincent Delahaye, rapporteur de la commission denquête sur le contrôle, la régulation et lévolution des concessions autoroutières. Monsieur le ministre, je vous remercie d’avoir consacré une heure et demie à notre rapport.

Je regrette quelque peu que le format du débat dans l’hémicycle ne permette pas d’aller au fond des choses ; on l’a constaté sur un certain nombre de questions. Pour ma part, j’avais demandé au président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, Jean-François Longeot, de vous solliciter pour organiser une audition en commission, afin que nous puissions échanger de façon un peu plus approfondie autour de ce rapport. Je reste demandeur de cette audition.

Au cours de ce débat, il y a des choses que l’on a entendues, des choses que l’on n’a pas entendues et des choses que l’on aurait aimé entendre.

J’ai entendu de votre part une forme de « ni-ni » : ni renationalisation ni prolongation, même si le « ni prolongation » était un peu plus timide que le « ni renationalisation ». J’ai également entendu parler de préparation du futur, d’un meilleur encadrement des contrats, d’une modernisation de ceux-ci, et c’est tant mieux !

En effet, il n’y a, ici, aucun concession bashing, en tout cas pas dans notre rapport. Je ne suis absolument pas opposé, comme la majorité de mes collègues, au principe de la concession de délégation de service public, qui a une efficacité. Nombre de sociétés, parmi les sociétés d’autoroutes, sont des sociétés françaises importantes, qui sont compétentes et qui font un travail de qualité. Par conséquent, il n’y a pas de raison de faire du concession bashing. Cela dit, quand on concède un service, il faut bien en suivre l’exécution, c’est très important.

Des progrès considérables ont été accomplis depuis 2015, mais beaucoup reste à faire. Nos collègues Éric Bocquet et Olivier Jacquin ont eu raison de poser la question des rapports d’inventaire. Ces rapports d’inventaire sont prévus dans les contrats, mais on ne les a pas – vous-même l’avez reconnu –, or ils doivent être mis à jour tous les cinq ans. Il n’est pas normal que l’on ne puisse pas avoir ces rapports d’inventaire, prévus dès le départ ! Donc, d’accord pour la concession, mais il faut la contrôler rigoureusement.

Ensuite, au-delà de la question de l’inventaire se pose un deuxième problème : les sous-concessions. Il y a une grande faiblesse du suivi en la matière. Notre commission d’enquête n’a pas eu le temps d’aller suffisamment loin dans ce domaine, mais il faudrait en approfondir l’analyse. Nous avons entendu des sociétés qui avaient du mal à obtenir l’attribution d’une ou l’autre de ces sous-concessions et nous nous demandons pourquoi. Il faudrait plus de transparence sur ce sujet.

En revanche, les études sur la rentabilité des concessions d’autoroute – celle de l’Autorité de la concurrence de 2013, celle de la Cour des comptes, celle du Sénat – font vraiment l’objet d’un dénigrement de la part des sociétés d’autoroutes. On se demande d’ailleurs si ces sociétés ont réellement lu notre rapport, parce que nous n’avons obtenu qu’une réponse, celle d’Eiffage ; les autres ne nous ont même pas répondu. Nous avons tenu compte des observations d’Eiffage et nous avons refait nos calculs sur ce fondement.

Notre méthode est fondée sur la rentabilité interne par rapport aux actionnaires, donc à l’investissement initial ; nous avons bien recouru à cette méthode, cher Pierre Médevielle. De son côté, l’ART étudie la rentabilité par projet, mais elle ne fournit pas d’éléments permettant de contrôler son travail. J’en suis désolé, j’aime beaucoup cette autorité, mais j’aimerais bien qu’elle soit plus transparente, que les valeurs d’actifs qu’elle évalue soient communiquées, car on ne les a pas. Nous avons donc des taux de rentabilité calculés sur une base que l’on ne connaît pas…

Pour ma part, j’apprécie la transparence et je pense que l’ART a un rôle à jouer dans le domaine des sociétés concessionnaires d’autoroutes, mais il faut travailler tous ensemble.

Ainsi, monsieur le ministre, si vous souhaitez – c’est ce que j’ai compris de vos propos – organiser un sommet des autoroutes, je voudrais que l’on aborde la question de la rentabilité des contrats, et non uniquement des futurs contrats. Il est important de travailler sur les futurs contrats, sur l’évolution et le verdissement des tarifs, mais la rentabilité est un sujet fondamental. Notre collègue Jean-Pierre Grand évoquait le contournement de Montpellier : mon cher collègue, la concession d’ASF prendra fin non en 2031, mais en 2036, c’est-à-dire dans quinze ans !

Nous avons finalement publié nos prévisions de rentabilité, mais, si j’avais écouté les sociétés d’autoroutes, nous n’en aurions publié aucune ; ces sociétés ont donné les leurs à l’ART et j’en ai eu communication, mais ces documents étaient couverts par le secret des affaires. Néanmoins, je peux vous le dire en toute confidence, monsieur le ministre, les prévisions que nous publions sont en ligne avec celles des sociétés d’autoroutes…

M. Jérôme Bascher. Très bien !

M. Vincent Delahaye, rapporteur. Je remercie tous les participants à ce débat ; j’espère que nous en aurons d’autres pour poursuivre notre discussion et notre travail. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains, ainsi que sur des travées des groupes RDPI et SER.)

Mme le président. Mes chers collègues, nous en avons terminé avec le débat sur les conclusions du rapport de la commission d’enquête sur le contrôle, la régulation et l’évolution des concessions autoroutières.

Nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures, est reprise à seize heures cinq.)

Mme le président. La séance est reprise.

4

Écriture inclusive : langue d’exclusion ou exclusion par la langue

Débat organisé à la demande du groupe Les Indépendants – République et Territoires

Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Les Indépendants – République et Territoires, sur le thème : « Écriture inclusive : langue d’exclusion ou exclusion par la langue. »

Dans le débat, la parole est à M. Jean-Pierre Decool, pour le groupe auteur de la demande.

M. Jean-Pierre Decool, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, pour autant qu’il m’en souvienne, lorsque j’étais au collège et que j’apprenais les différentes règles de l’orthographe de notre belle langue, je me demandais souvent : « Mais pourquoi ? » Alors, je prenais mon courage à deux mains et je demandais à mon professeur : « Pourquoi dit-on le soleil et la lune alors qu’en allemand le soleil est un terme féminin et la lune un mot masculin ? » Mieux encore, je lui demandais pourquoi les mots « orgue », « délice » et – plus tard – « amour » étaient masculins au singulier, mais féminins au pluriel. Mon professeur me répondait : « Parce que c’est comme ça ! »

La vérité, c’est qu’il ne le savait pas plus que moi. Personne ne le sait en définitive. Les grammairiens font un travail de fourmi et avancent des théories plus ou moins proches de la réalité, mais notre langue est ainsi faite. Oui, c’est ainsi. En revanche, je ne dis pas qu’il devait en être ainsi. En effet, une langue est la résultante d’un travail lent et laborieux, de son usage par ceux-là mêmes qui la pratiquent, l’idéalisent et la malmènent. Elle n’est pas créée théoriquement ; elle est l’osmose plus ou moins parfaite des usages. Une langue n’est pas un bloc de marbre froid. Elle est un corps, une glaise qui se modèle, se sculpte, se transforme, se patine au gré du temps et de ses évolutions.

Je ne suis ni linguiste ni philosophe. Je suis un humble sénateur inspiré par le bon sens. Vous l’aurez compris, mes chers collègues, je veux dire ici qu’une langue n’est pas le fruit de revendications identitaires et partisanes animées par une forme de militantisme bien désuet. Alors, quand j’ai découvert, indépendamment de toute idéologie, le sujet de l’écriture inclusive, j’ai cru à une fantaisie, à une sorte de caprice de l’esprit. Je vous le confie, tout cela me semblerait dérisoire s’il ne révélait pas l’expression d’une fracture de la société, raison pour laquelle notre groupe vous invite aujourd’hui à réfléchir sur l’écriture inclusive.

Avant tout, revenons aux réponses, loin d’être satisfaisantes, de mon professeur. Nombre d’entre vous ont dû entendre les mêmes de la bouche de leurs enseignants. Pourtant, cela ne vous a pas empêchés d’acquérir les rudiments de l’orthographe française.

Malheureusement, nous ne sommes pas tous égaux face à la langue. Je ne pense pas me tromper en observant une lente et pernicieuse dégradation de l’apprentissage de notre langue parmi les jeunes générations. Avant de s’intéresser à l’écriture inclusive, comme notre groupe vous y invite, commençons par apprendre la langue française à nos enfants !

Interrogez nos universitaires et nos enseignants : ils sont désespérés. Je veux vous lire le témoignage que j’ai recueilli auprès d’une professeure de faculté : « Mes étudiants comprennent un raisonnement, une démonstration, mais ils sont, pour la plupart, dans l’incapacité de retranscrire ce raisonnement, faute de savoir construire une phrase simple, avec un sujet, un verbe et un complément, voire, parfois, ne disposant que d’un vocabulaire d’une pauvreté abyssale. » Le linguiste Alain Bentolila corrobore ces propos avec un chiffre effrayant : « 20 % des jeunes possèdent moins de 500 mots pour dire le monde. »

Je crains que nous ne puissions parler de générations sacrifiées. Je présume que les nouvelles technologies, avec les « réseaux antisociaux », pour citer le président de notre groupe, Claude Malhuret, ne vont pas contribuer à améliorer les choses…

Même si notre ministre a décidé de réformer la pédagogie, il faudra des décennies pour rattraper le temps perdu et les dégâts occasionnés. Si les tentatives de pratique de l’écriture inclusive prêtent à sourire, cette vérité n’a rien d’amusant.

Revenons à nos moutons et tentons de comprendre l’origine du phénomène de l’écriture inclusive. Le mouvement est d’origine anglo-saxonne et serait l’initiative d’associations féministes dénonçant une masculinisation à marche forcée de la langue française ainsi que l’invisibilité de l’appartenance sexuelle et, bien entendu, celle du sexe féminin.

Le cœur de cette graphie se résume dans la mise en cause de la règle, datant du XVIIe siècle, selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin ». Le grammairien et académicien Nicolas Beauzée précisait : « Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin, à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. »

M. Jean-Pierre Decool. C’était en 1767 !

Vous le savez aussi bien que moi, mes chers collègues, l’écriture de l’histoire ne se regarde pas avec les yeux d’aujourd’hui, mais nous pouvons comprendre la colère que de tels jugements peuvent entraîner et tenter, à la demande de certains mouvements féministes, de corriger ce prétendu déséquilibre. Il n’est pas question d’interdire d’interroger l’orthographe.

Toutefois, l’écriture inclusive ne s’arrête pas là. Si j’ai bien compris, elle consiste à insérer des points médians à la fin des noms pour féminiser l’écriture. Cette pratique, loin d’être intuitive, peine à s’imposer. En mars 2017, un premier ouvrage destiné à des élèves de CE2 en écriture inclusive a été publié. Certaines écoles ou universités et même des collectivités territoriales auraient également lancé des initiatives destinées à encourager cette écriture. La polémique est désormais engagée.

Tout viendrait de la bien regrettable confusion, que certains entretiennent complaisamment, entre marques de genre grammatical et identificateurs de sexe : pour certains, la langue française a trouvé et trouve commode de détourner l’usage arbitraire des marques de genre pour obtenir une distinction entre les femmes et les hommes.

On peut discuter des règles, tenter de les comprendre. Mais, je le répète, seuls l’usage et le temps font finalement évoluer notre langue.

Cela me conduit à une réflexion : depuis combien de temps les partisans du langage inclusif n’ont-ils pas discuté avec nos concitoyens ? Il me semble que leurs préoccupations, aux allures superfétatoires, dépassent l’immense majorité des francophones, qu’ils n’effleurent aucunement. Quand je parle de cette graphie, on me regarde avec des yeux ronds, avant de balayer le sujet de la conversation pour se concentrer sur ce qui est important.

Ce débat semble s’autoalimenter dans des sphères dites « bien-pensantes », politiquement correctes, aussi appelées, à l’américaine, « éveillées ». Cette graphie, plus qu’une réelle revendication, serait devenue une sorte de marqueur idéologique, un signe extérieur de richesse culturelle, la Rolex de la bien-pensance. Comme le montre si bien Rachel Kahn dans son dernier ouvrage, c’est une manière d’écrire son curriculum vitae pour montrer patte blanche avant d’entrer dans des cercles, où des parangons de vertu prônant la diversité et l’inclusion font preuve d’une remarquable homogénéité de pensée, de genre ou de pigmentation de la peau.

Contrairement à ces derniers, je me refuse à parler de race ou même à réduire mes compatriotes à leur couleur de peau, leur genre ou leurs origines.

Quand Jacques Derrida disait « je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne », il mettait en avant un caractère essentiel de la langue : le fait qu’elle n’appartient à personne, qu’elle n’est donc pas un outil idéologique et qu’elle ne doit pas l’être.

La question de l’égalité entre les femmes et les hommes est, bien entendu, première. Dès lors, pourquoi ne pas poser cette question directement ? Reléguer la gent féminine à un « e » final séparé par un point ne serait-il pas aussi une manière de mettre un point, final cette fois, à la discussion ? J’y lis, entre les points, un violent renoncement à l’égalité. Je ne sais pas si je dois m’en offusquer ou m’en attrister.

Il est dit que l’écriture inclusive consiste à inclure toutes les personnes pouvant ne pas se sentir représentées, sur le plan du genre, de l’ethnicité ou de la religion. Est-ce à dire que, après avoir satisfait à la demande de certains groupes féministes, nous aurons à modifier notre langue sous la pression d’autres groupes de revendication ?

Mes chers collègues, voulons-nous nourrir cette archipélisation de la société française qu’a si bien décrite Jérôme Fourquet et qui amène Jacques Julliard à observer « le passage de la République des citoyens à la société des individus », inspirée par certains courants outre-Atlantique, que certains exportent ici ?

Nous ne pouvons pas admettre cette volonté d’asservir les droits de l’Homme au profit d’une dictature de minorités défendant des intérêts particuliers.

Je n’ai pas oublié, pour ma part, que les valeurs qui nous animent sont les principes de la République, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, quatre termes féminins dont je ne revendique pas la masculinisation ! Ces valeurs sont trop précieuses, lumineuses et universelles. (Applaudissements sur les travées des groupes INDEP, RDSE et Les Républicains.)