Mme Brigitte Devésa. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi de saluer notre rapporteur, Mme Frédérique Puissat, pour la clarté de son rapport et l’esprit de lucidité qui en émane.

Madame la ministre, à l’Assemblée nationale, vous avez déclaré que l’on ne pouvait s’opposer à ce texte, « ni par idéologie ni par principe. » Mais l’idéologie et les principes sont derrière chaque choix politique et économique !

La sécurité sociale, les congés payés ont été d’abord des principes avant d’être reconnus, plus tard, comme des choix politiques considérés comme relevant du pragmatisme. La dignité, l’épanouissement au travail et par le travail nécessitent de faire appel à de profondes convictions.

Les travailleurs indépendants qui recourent aux plateformes, souvent par la microentreprise, comme principale activité ou comme complément d’activité, adhèrent, plus ou moins consciemment, à une forme de travail porteuse de précarité sociale. Cette précarité repose sur un principe simple : un déséquilibre de la relation contractuelle entre le travailleur indépendant et la plateforme.

Derrière ce modèle, accepté autant par les travailleurs indépendants que par certains consommateurs, il y a le choix du moindre mal, c’est-à-dire : tout plutôt que le chômage.

Ce choix mérite d’être reconnu, accompagné, voire valorisé, mais ne pourrions-nous pas, madame la ministre, identifier ces travailleurs et reconnaître leur bonne volonté en leur proposant davantage de formations, ou tout autre type d’accompagnement qui leur serait bénéfique ?

Comment ne pas être convaincu par le fait que le modèle économique des plateformes aura permis, comme le souligne Frédérique Puissat, un recours plus facile à l’emploi ?

Les plateformes auront offert à de nombreux jeunes travailleurs sans formation, et parfois éloignés du marché du travail, l’opportunité d’exercer une activité professionnelle.

Tout laisse à croire que ce modèle économique s’étendra à d’autres secteurs d’activité.

En 2008, le secrétaire d’État Hervé Novelli indiquait : « Quel meilleur ascenseur social que l’autoentreprise ? Elle ne nécessite ni moyens, ni diplômes, ni relations. »

Seulement, au-delà de la belle aventure entrepreneuriale, le Président de la République, Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, faisait le triste aveu suivant : « Disons-le, notre défaite collective, c’est que les quartiers où Uber embauche, ce sont des quartiers où nous, on ne sait rien leur offrir. »

Madame la ministre, comptez sur nous pour rappeler au Gouvernement que si la lutte contre le chômage doit passer par le dumping social au détriment de la prévention, de la sécurité, de la santé et du bien-être des travailleurs, les Français auront du souci à se faire. L’injonction consistant à limiter les droits au nom de la lutte contre le chômage a évidemment ses limites.

Il n’a pas fallu attendre quatre ans après l’apparition d’Uber en France, en 2012, pour que la loi appelle à la « responsabilité sociale » des plateformes, permettant la prise en charge, directe ou indirecte, d’une assurance couvrant le risque d’accident du travail ou la contribution à la formation professionnelle.

En 2018 et en 2020, la Cour de cassation a reconnu à un livreur, puis à un chauffeur de plateforme le statut de salarié. Ces deux arrêts majeurs constatent le pouvoir de contrôle et de sanction reconnu aux plateformes, « pouvoir » qui qualifie en droit la relation de subordination salariale. Ils font écho à des décisions de requalification prises dans d’autres États, de la Californie, où est né Uber, à l’Italie, en passant par le Royaume-Uni.

Car oui, rappelons-le, des pays plus libéraux que le nôtre, comme les Pays-Bas ou la Suisse, sont allés plus loin dans la protection des travailleurs indépendants des plateformes. Nous vous encourageons à poursuivre l’effort.

Madame la ministre, avec ce projet de loi, qui pose les bases d’un dialogue social structuré entre plateformes et travailleurs indépendants, vous ajoutez une pierre à l’édifice.

L’ordonnance permet notamment d’accompagner le dialogue social, d’organiser les élections professionnelles, d’établir les listes électorales, de financer la formation des représentants et de promouvoir le dialogue social. Nous saluons cette avancée, même si nous aurions espéré que l’ordonnance soit étendue à d’autres secteurs.

La création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE), chargée de réguler le dialogue social entre travailleurs indépendants et plateformes, permettra, nous l’espérons, aux indépendants de défendre un statut auxquels ils sont attachés et d’acquérir des droits nouveaux en matière de protection sociale.

Pour autant, nous le savons, les conditions du dialogue social et des négociations sont le corollaire d’un rapport de force qui n’est pas favorable aux travailleurs indépendants. Cela nous permet de comprendre pourquoi les plateformes saluent votre ordonnance. Il est par conséquent important de garantir un dialogue social équilibré et de donner corps à ces négociations.

Cela passera par la définition d’un socle restreint de thèmes de négociations obligatoires et par la possibilité donnée à chaque secteur de déterminer les thèmes supplémentaires et de préciser les conditions pour être électeur, afin d’éviter que les travailleurs n’exercent deux fois leur droit de vote et ne choisissent le secteur dans lequel ils l’exercent.

Le présent projet de loi est discutable sur la forme et incomplet sur le fond. Les orientations envisagées dans les dispositions de l’ordonnance, mieux encadrées par notre commission des affaires sociales, semblent aller dans le bon sens.

C’est pourquoi le groupe Union Centriste, que je représente, votera en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Nathalie Delattre.

Mme Nathalie Delattre. Monsieur le président, madame la ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, je souligne l’urgence pour le législateur de réguler des questions ayant trait à la numérisation de notre société, tant celle-ci subit des transformations majeures à un rythme de plus en plus rapide.

Il relève ainsi de l’évidence que l’importance croissante des plateformes numériques participe à une modification substantielle de la structure de notre économie, qu’il s’agisse de la communication, de la consommation ou du travail. Et c’est bien là toute la légitimité de l’intervention du législateur, dans la mesure où les droits des travailleurs ne peuvent pas rester à la traîne des mutations systémiques de l’économie.

De nombreuses questions se posent donc en filigrane. Comment garantir une protection sociale optimale à ces travailleurs que le droit a du mal à qualifier ? Comment appréhender la nature de la relation contractuelle entre les plateformes et ces travailleurs ? Comment mettre en place les conditions d’un réel dialogue social lorsqu’émerge un nouveau secteur ?

Dans ce contexte, le texte que nous examinons aujourd’hui vise à autoriser la ratification d’une ordonnance relative au dialogue social entre les plateformes numériques et les travailleurs qui y ont recours.

Pour rappel, le processus de régulation des plateformes a débuté en 2016 avec la loi El Khomri, qui consacre leur responsabilité sociale. Depuis lors, ces dernières prennent en charge les assurances couvrant les risques d’accidents du travail ou encore participent financièrement aux formations des travailleurs indépendants. Le processus s’est poursuivi avec la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (LOM), qui permet aux travailleurs de gérer leur planning de travail ou de pouvoir se déconnecter des plateformes lorsqu’ils le souhaitent.

Le présent projet de loi s’inscrit donc dans cette dynamique. Il vise à mettre enfin en place le dialogue social entre les plateformes et les travailleurs indépendants, notamment au travers de la création de l’ARPE, de la définition des règles de représentativité des plateformes ou encore de l’introduction d’une obligation de formation et de consultation des plateformes au bénéfice des travailleurs qui y recourent. Malgré leur statut en marge des catégories classiques du droit du travail, ces travailleurs vont donc bénéficier de règles tendant vers le droit commun.

En somme, mes chers collègues, le texte viserait à restructurer favorablement l’asymétrie qui caractérise la relation entre les plateformes et les travailleurs indépendants.

Bien que l’intention de lutte contre la fragilité et la précarité des travailleurs indépendants concernés semble claire, je m’interroge sur l’efficacité du dispositif à l’étude. Madame la ministre, votre projet de loi décompose temporellement en deux parties le dialogue social ; d’abord sectoriel, celui-ci devient par la suite individuel, au sein de chaque plateforme.

Comment assurer aux travailleurs que les accords de secteur et les accords de plateformes resteront cohérents ? Ne risque-t-on pas de miter les avancées sociales promises par ce texte ? N’oublions pas que le législateur doit permettre le développement des plateformes en garantissant l’évolution des droits sociaux de tous les travailleurs, sans distinction. Si la loi est la même pour tous, les droits des travailleurs indépendants doivent être les mêmes.

Notre groupe tient également à rappeler l’importance de l’intégration des partenaires sociaux dans tout type de négociations. Nous appelons le Gouvernement à être attentif à leur juste mise en relation avec l’ARPE.

Quoi qu’il en soit, l’objectif de régulation du texte reste compréhensible et permet d’avancer relativement dans la construction du dialogue social. Dommage qu’il s’effectue par ordonnance. Cette procédure ne peut remplacer le nécessaire travail parlementaire et les solutions plus rassurantes et étayées qui auraient pu être proposées dans ce cadre.

Notre groupe se partagera. La plupart de ses membres voteront pour ou s’abstiendront, mais quelques-uns, qui considèrent le dispositif encore trop fragile, voteront contre.

M. le président. La parole est à M. Olivier Jacquin.

M. Olivier Jacquin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, Monique Lubin a brillamment et parfaitement exposé les arguments de fond qui justifient notre position. Je la remercie, et je remercie mes collègues de la commission des affaires sociales de me permettre de poursuivre en leur nom et avec eux le travail engagé depuis nos recours constitutionnels gagnés sur la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel en 2018 et la LOM en 2019.

Je ne pourrai donner la position de mon groupe sur ce texte sans avoir préalablement mis en évidence le piège qui nous est tendu : cette construction par ordonnances croisées vise à créer un tiers-statut, alors que l’on prétend l’inverse en indiquant vouloir améliorer la situation de travailleurs précaires par le dialogue social.

Madame la ministre, n’êtes-vous pas étonnée que, dans les deux assemblés, toute la partie gauche de l’hémicycle soit radicalement opposée à un texte présenté comme censé améliorer le dialogue social ? C’est qu’il y a un loup. Et cela ne tient pas seulement au fait que, tout en prétendant vous faire le chantre du dialogue social, vous écrasez une nouvelle fois le Parlement par une double ordonnance. Je ne sais d’ailleurs ce qu’en dirait Jean-Pierre Sueur, qui a récemment fait adopter ici à la quasi-unanimité une proposition de loi constitutionnelle tendant à limiter le recours à cette nuisible pratique dans laquelle votre gouvernement excelle.

Le rapport de Pascal Savoldelli, intitulé Plateformisation du travail : agir contre la dépendance économique et sociale, adopté à l’unanimité, a clairement mis en évidence que le secteur des livreurs et VTC était l’arbre qui cachait la forêt. La gangrène de la plateformisation du travail s’étend à de nombreux secteurs du fait du dévoiement du statut d’autoentrepreneur. Il est urgent de la contrôler à travers une puissante autorité indépendante, pas cette ARPE, dont les faibles attributions ont encore été réduites en commission. De même, il convient d’avancer sur la régulation de l’algorithme, dont vous ne dites rien. C’est tout le sens des propositions formulées dans une tribune que je cosigne aujourd’hui dans le journal Le Monde avec des chercheurs, syndicalistes et juristes de renom, dont l’avocat Jérôme Giusti, qui est présent en tribune.

Alors que nous dressons tous peu ou prou les mêmes constats sur les dérives de la plateformisation, je reviens sur vos intentions. Elles ont été parfaitement révélées par la rapporteure du texte à l’Assemblée nationale, qui énonce clairement que l’objectif est de « réduire le faisceau d’indices susceptibles de révéler l’existence d’un lien de subordination, tel que celui-ci est défini par la jurisprudence, entre les plateformes et les travailleurs, de telle sorte que “les risques de requalification de leur contrat commercial en contrat de travail” soient limités ». Tout est dit ! Il ne faut pas se cacher.

Dans ces conditions, il est – je pèse mes mots – perfide de qualifier de « dialogue social » l’octroi de quelques menus droits aux indépendants fictifs pour s’assurer qu’ils ne puissent pas être requalifiés. Monique Lubin l’a parfaitement révélé en dénonçant les articles 50 bis et 50 ter du projet de loi de financement de la sécurité sociale, qui ont exactement le même dessein : réduire le « faisceau d’indices ».

Madame la ministre, quand la Cour de cassation, le 4 mars 2020, puis la cour d’appel de Paris, le 16 septembre 2021, parlent d’indépendance fictive, donc d’illégalité, vous y voyez un « risque pour le modèle économique des plateformes ». Vous continuez de vouloir plus protéger les plateformes que les travailleurs qu’elles emploient. Ce n’est pas une position d’équilibre. Et je ne caricature en rien ; j’énonce simplement des faits.

Vous vous déclarez opposée à un tiers-statut ? Pourtant, vous l’introduisez insidieusement et patiemment. Ce texte permet de sortir de l’ambiguïté. Ceux qui le voteront ne pourront plus dire qu’ils n’en voulaient pas !

À ce sujet, je ne comprends pas votre position, madame la rapporteure. Voilà dix-huit mois, dans un rapport intéressant, vous vous opposiez, comme presque tous les groupes du Sénat, au tiers-statut. Mais, aujourd’hui, vous êtes à peine sibylline. Vous avez ainsi déclaré en commission : « Ce troisième statut est-il un bien ? Je ne veux pas le créer, mais il se fait. » Nous savons tous qu’il ne vaudra pas seulement pour les livreurs et les chauffeurs de VTC : la jurisprudence l’élargira progressivement aux autres champs de la plateformisation.

C’est votre méthode, madame la ministre : partir de quelque chose de très limité en sachant que la jurisprudence en étendra le champ d’application.

Dès lors, madame la rapporteure, si vous êtes réellement contre une telle évolution, comment comprendre que vous ne l’empêchiez pas ? Vous paraissez à moitié consentante, convertie au « en même temps ». Je vous le dis : vous y êtes favorable, et vous allez le révéler par votre vote !

Madame la ministre, depuis trois ans que je travaille sur ce dossier, je vous interroge régulièrement sur l’État de droit. Que faites-vous contre les plateformes qui s’affranchissent de nos règles et s’exonèrent du code du travail ? Quelle distorsion de concurrence, pourtant !

Que faites-vous pour assurer une égalité de traitement entre les petites entreprises, qui payent leurs cotisations à l’Urssaf et se font contrôler régulièrement par l’inspection du travail, et les plateformes, qui sont dispensées de ces obligations ?

Et que faites-vous concrètement pour lutter contre le travail dissimulé, qui ne se cache même plus avec le développement des sous-locations de comptes en cascade ?

Vous ne faites pas respecter le droit du travail ! Pire, vous venez nous parler de dialogue social dans ces conditions !

Précisément, cette deuxième ordonnance, qui est des plus baroques, interpelle tant sur son contenu que par son calendrier.

En effet, les travailleurs auraient dû élire des représentants sans connaître l’objet et le contenu des futurs accords qu’ils auront à négocier. Vous leur promettez donc à présent qu’ils pourront discuter, notamment, des rémunérations. Mais comme vous nous dites que ces travailleurs sont des indépendants, vous confirmez qu’ils sont juridiquement des entreprises. Comment, dès lors, les autoriser à se regrouper pour aller négocier ?

À l’instar du Conseil d’État, qui évoque une « applicabilité incertaine », nous contestons la conformité de cette disposition avec le droit de la concurrence, notamment régi par l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tant que ce droit n’a pas bougé.

Mais d’autres interrogations demeurent. Qu’en est-il concrètement des conditions de représentation des plateformes ? Seront-elles représentatives selon leur chiffre d’affaires, comme vous l’avez évoqué à l’Assemblée nationale ? Cela me semblerait un dispositif étonnant. Y aura-t-il une pondération selon le nombre de travailleurs inscrits ? Il y a des dizaines de critères qui méritent un vrai débat parlementaire. Et je ne parle même pas des travailleurs qui se feraient déconnecter quelques jours avant les votes, de sorte que l’audience des plus influents soit réduite !

Chers collègues, ne faites pas le choix de la précarité contre un peu d’activité, car d’autres modèles existent. Regardez les plateformes Take Eat Easy ou Gorillas, qui embauchent en contrat à durée indéterminée, parce que le modèle de livraison avec des autoentrepreneurs est dévoyé et dégradé. Regardez l’Espagne, qui a mis en place la présomption de salariat, solution que nous, sénateurs socialistes, prônions ici dans notre proposition de loi rejetée au mois de mai.

Mais surtout, regardez le Parlement européen, qui reprend également dans sa résolution du 16 septembre la présomption de salariat et l’inversion de la charge de la preuve en matière de requalification. Ce rapport a été remis par Sylvie Brunet, députée européenne En Marche, et voté par une très large majorité, dont une bonne partie des membres du parti populaire européen (PPE) ! Et je me réjouis d’entendre que le commissaire européen Nicolas Schmit devrait reprendre les grandes orientations de cette résolution dans le projet de directive sur les travailleurs des plateformes qu’il présentera le 8 décembre.

En cohérence avec ce que Monique Lubin et moi-même avons exposé, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a déposé des amendements de suppression sur chacun des trois articles du projet de loi. Vous l’aurez compris, en cas de rejet de nos amendements, nous voterons contre ce texte dangereux pour notre modèle social, dangereux pour la valeur travail, qu’il abaisse, dangereux par les distorsions qu’il crée dans l’économie. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’un cheval de Troie contre nos valeurs de solidarité et de justice. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)

M. le président. La parole est à M. Dominique Théophile. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Dominique Théophile. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est un rendez-vous presque régulier : ces derniers mois, nous avons en effet eu l’occasion de débattre ici de plusieurs propositions de loi relatives aux conditions de travail et à la représentation des travailleurs indépendants des plateformes.

La dernière d’entre elles, déposée sur l’initiative de nos collègues socialistes, prévoyait – c’était au mois de mai dernier – d’étendre les actions de groupe aux procédures de requalification et de supprimer la présomption de non-salariat en cas de management algorithmique.

Nous nous étions opposés à de telles dispositions au motif qu’en ce qui concerne les actions de groupe, il existait autant de cas de figure que de plateformes et de travailleurs et qu’une solution unique ne nous semblait pas adéquate. Nous avions également avancé que les décisions des différentes cours d’appel et des conseils de prud’hommes avaient démontré que le droit existant répondait déjà en partie aux attentes des travailleurs, puisqu’il assure la prise en compte du caractère unique de chaque situation. Il nous semblait enfin abusif de considérer que la requalification des travailleurs était une demande pleinement partagée. Il apparaît en effet clairement qu’une majorité des travailleurs indépendants souhaitent conserver l’agilité que leur permet ce statut, motif pour lequel nous avions également souhaité conserver la présomption de non-salariat.

Pourtant, même si nous n’adhérons pas à la méthode qui était alors proposée, il nous apparaît urgent de faire évoluer le cadre juridique qui gouverne les relations professionnelles entre les plateformes et les travailleurs indépendants, en particulier dans le secteur des voitures de transport avec chauffeur et celui de la livraison.

Le développement exponentiel de ces plateformes et du nombre de travailleurs qui y ont recours appelle en effet une réponse rapide de la part du législateur et un dialogue social renforcé, seul à même, selon nous, d’assurer aux travailleurs des plateformes numériques les droits et la souplesse que leur statut d’indépendant leur garantit.

Dans la lignée de la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels et de la LOM, qui ont introduit de nouvelles garanties au bénéfice des travailleurs indépendants, et sur les recommandations du rapport de Jean-Yves Frouin, le Gouvernement a décidé de revoir en profondeur par voie d’ordonnance les modalités de représentation des travailleurs indépendants. C’est cette nouvelle ordonnance du 21 avril 2021 qu’il nous est proposé aujourd’hui de ratifier.

L’article 1er du projet de loi prévoit ainsi la création de trois nouveaux chapitres au sein du code du travail. Il instaure un dialogue social entre les plateformes et les travailleurs qui les utilisent au sein de deux secteurs d’activité : les véhicules de transport avec chauffeur (VTC) et les activités de livraison. Il crée par ailleurs l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, chargée de réguler les relations sociales entre les plateformes et les travailleurs indépendants.

L’article 2 prévoit l’habilitation du Gouvernement à prendre des mesures par voie d’ordonnance, afin de préciser la structuration du dialogue social entre les plateformes numériques de mobilité et les travailleurs indépendants, avec pour objectif de finaliser le cadre d’un nouveau dialogue social dans les mois à venir.

En commission des affaires sociales, le Sénat est revenu sur plusieurs dispositions d’un texte que nous pensions pourtant équilibré. Il a adopté la réduction de douze à six mois de l’habilitation du Gouvernement à compléter par ordonnance les règles organisant le dialogue social des plateformes. De même, la commission a souhaité revoir l’ambition de l’ARPE en supprimant notamment son rôle de médiateur en cas de différends entre les plateformes et leurs travailleurs.

La majorité sénatoriale a, par voie de conséquence, souhaité inscrire directement dans le projet de loi les domaines et la périodicité de la négociation collective au niveau de chacun des secteurs d’activité concernés par la mise en place d’un dialogue social.

Nous regrettons ces modifications, qui, dans les faits, retarderont en plus de contraindre la structuration du dialogue social entre les plateformes numériques et les travailleurs indépendants qui y ont recours, et ce alors même que, selon nous, le temps est compté.

Nous regrettons également la suppression du rôle de médiateur de l’ARPE, suppression qui laisse un vide, si ce n’est un flou, que la nouvelle rédaction ne nous semble pas combler. Les missions de médiation et d’expertise de l’ARPE nous apparaissent en effet particulièrement utiles pour accompagner la mise en place d’un dialogue social équilibré et constructif, capable de garantir agilité et protection.

J’ajouterai qu’il est crucial de finaliser le cadre de ce dialogue social avant le début de l’année 2022, afin que les premières élections des représentants des travailleurs des plateformes puissent avoir lieu.

C’est pourquoi notre groupe votera les amendements de rétablissement déposés par le Gouvernement. Il se prononcera a fortiori en faveur de ce projet de loi de ratification et d’habilitation, qui, malgré les modifications apportées par le Sénat, demeure une étape indispensable au renforcement du cadre juridique qui entoure les relations entre les plateformes et les travailleurs. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen.

M. Pierre-Jean Verzelen. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, depuis quelques années, nous assistons, en France et dans le monde, au développement exponentiel des plateformes numériques mettant en relation les travailleurs indépendants fournissant un service et les clients. Le terme « ubérisation » est d’ailleurs entré dans le dictionnaire.

La crise sanitaire a été un accélérateur, notamment durant les périodes de confinement. Elle a entraîné le développement des applications de livraison alimentaire en deux-roues.

La livraison de commandes à domicile constitue un nouveau mode de consommation. Il en est de même pour le transport, avec l’explosion du recours aux VTC dans les grandes villes. L’arrivée de ces plateformes est ainsi venue remettre en cause nos conceptions classiques du travail.

En effet, l’essor de ces nouveaux services a quelque peu dérouté les gouvernants et le législateur, car aucun texte ne prévoyait d’encadrement juridique et social de ces situations d’emploi très hétérogènes.

Tout à l’heure, notre collègue Pascal Savoldelli se demandait s’il fallait parler d’« emploi » ou d’« activité ». Encore une fois, les situations sont effectivement hétérogènes. Pour un chauffeur Uber, qui achète un véhicule et doit le rembourser – toute sa vie est organisée autour de cela –, on peut parler d’emploi. Pour un livreur Uber Eats, qui prend son vélo quelques heures dans la journée ou dans la semaine, il s’agit peut-être plus d’une activité que d’un emploi.

La France s’est progressivement dotée d’un dispositif législatif permettant de réguler les plateformes et de protéger les travailleurs qui y ont recours. Bien entendu, comme cela a été souligné, il reste beaucoup à faire.

D’ailleurs, à un moment où notre pays est confronté à des difficultés de recrutement dans un certain nombre de secteurs et où il y a des débats sur la conception et la valeur du travail, nous pouvons noter que malgré une protection sociale quasi inexistante, des salaires peu élevés et des horaires compliqués, le secteur se développe et crée de l’activité. Cela tient, me semble-t-il, à la notion de souplesse. Les personnes qui exercent une telle activité m’ont indiqué apprécier pouvoir se connecter quelques heures à la plateforme et donner de leur temps pour travailler et être rémunérées. Mais la contrepartie de cette souplesse doit être l’existence d’un cadre et de protections indispensables à tous les travailleurs, fussent-ils des indépendants.

Ainsi, la loi El Khomri a instauré en 2016 la responsabilité sociale des plateformes à l’égard des travailleurs indépendants recourant à ces plateformes. Cela s’est traduit par la prise en charge d’une assurance couvrant le risque d’accident du travail et de la contribution à la formation professionnelle ou des frais d’accompagnement des actions de formation permettant de faire valider les acquis de l’expérience.

Il a également été reconnu à ces travailleurs le droit de constituer en organisation syndicale, d’y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leur intérêt collectif.

La loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 a établi une charte déterminant les droits et obligations des plateformes, ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elles sont en relation. Et elle a autorisé le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures concernant les modalités de représentation des travailleurs indépendants et les conditions d’exercice de cette représentation.

Largement inspirée par les recommandations de la mission Mettling, l’ordonnance arrête les règles relatives à la représentation des travailleurs concernés et charge la nouvelle ARPE de la régulation des relations sociales entre les plateformes et les travailleurs indépendants.

Si l’émergence et le développement de nouvelles formes de travail ouvrent des perspectives économiques nouvelles, ils engendrent également des défis sociaux nouveaux. Cela nécessite une adaptation de notre droit, afin de garantir un dialogue social équilibré.

Aussi, le groupe Les Indépendants – République et Territoires est favorable à l’objectif visé dans le projet de loi.