Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Enfin !

M. Roland Lescure, ministre délégué. Ainsi, nous pourrons proposer à des investisseurs, nationaux ou internationaux, du foncier déjà catégorisé, correspondant à leurs besoins. Comme vous le savez, nous travaillons avec les régions, les départements et les communautés de communes pour rendre ce foncier disponible. Nous avons déjà identifié un certain nombre de sites industriels disponibles, dès aujourd’hui, clefs en main.

Bref, nous sommes au travail pour simplifier les installations industrielles. Je le répète : ce sera le cas partout, pour tous et pour toutes.

M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel, pour la réplique.

M. Henri Cabanel. Je vous remercie de cette réponse, monsieur le ministre. Je vous l’ai dit : ayons davantage la culture de la prospective, pour nous positionner et voir un petit peu plus loin !

Il nous a fallu connaître tous ces événements pour réaliser combien la France était dépendante. Aujourd’hui, il faut travailler. J’ai insisté sur la simplification, qui me paraît essentielle, mais il faut aussi, au fil du temps, évaluer les politiques que nous mettons en place afin de corriger éventuellement les erreurs que nous avons faites et de ne plus connaître les mêmes situations.

M. Roland Lescure, ministre délégué. C’est vrai !

M. le président. La parole est à M. Serge Babary. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi quau banc des commissions.)

M. Serge Babary. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le constat dressé par nos rapporteurs est très alarmant.

Ce travail approfondi confirme malheureusement les inquiétudes que nous exprimons, depuis maintenant de nombreuses années, au sein de la commission des affaires économiques. La crise sanitaire a mis en lumière ce que nous redoutions : notre économie est de plus en plus dépendante et vulnérable.

Je me bornerai à aborder la question de la souveraineté financière, en mettant l’accent sur trois éléments.

Premièrement, cela a déjà été rappelé, il faut renforcer le contrôle de l’investissement étranger dans les secteurs stratégiques. La loi Pacte a posé les jalons d’une politique de contrôle. Nous devons aller plus loin, et d’abord en pérennisant l’abaissement temporaire, à 10 % des droits de vote, du seuil de détention déclenchant le contrôle et en élargissant les secteurs contrôlés. Cet abaissement de seuil ne doit pas être réservé aux seules sociétés françaises cotées : nos PME doivent bénéficier du même degré de protection que nos sociétés cotées.

Il importe également d’être vigilant sur la question des fonds de pension. Pendant la crise sanitaire, un tiers des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ont été approchées par des fonds de pension anglo-saxons, qui supposaient qu’elles avaient des difficultés et leur proposaient une aide financière. Avec la délégation aux entreprises, je viens d’auditionner les représentants du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (Meti) : ils évoquent désormais une proportion de 40 % des ETI qui ont été ainsi approchées, soit plus de 2 000 entreprises sur 5 500.

Cela nous impose d’être extrêmement vigilants. Pour nous prémunir contre ce type de prédation, nous devons renforcer les possibilités d’intervention de fonds souverains nationaux.

Deuxièmement, il faut évidemment renforcer la commande publique et soutenir les entreprises innovantes et les start-up, mais aussi faciliter l’accès de nos PME aux appels d’offres, afin que les attributions n’aillent pas toujours à de grands groupes, parfois étrangers. La commande publique doit s’ouvrir aux PME. Cela ne pourra se faire sans l’adoption d’un Small Business Act européen, comme Mme Morin-Desailly l’a rappelé.

Troisièmement, il est impératif de mettre en place les conditions du maintien des ETI dans nos territoires. Deux chiffres méritent d’être cités : 50 % des ETI sont des entreprises familiales ; 25 % des chefs d’entreprise ont plus de 60 ans.

Il est donc urgent de moderniser la transmission des entreprises pour lutter contre leur rachat par des investisseurs étrangers, dans une pure logique de captation de brevets et de savoir-faire, sans considération pour la pérennité de l’entreprise elle-même ou de l’emploi dans nos territoires.

Je souscris à l’évidence pleinement à l’objectif du Gouvernement de faire émerger 500 ETI pendant ce nouveau quinquennat, mais la question de la transmission et, partant, du maintien des ETI existantes reste entière.

Pour ces trois éléments de défense de la souveraineté financière – le contrôle de l’investissement étranger, le renforcement de la commande publique et le maintien de nos ETI –, il faut maintenant des réformes structurantes. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi quau banc des commissions.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de léconomie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de lindustrie. Monsieur le sénateur Babary, je vais vous corriger sur un point : vous trouvez ce rapport alarmant ; moi, je le trouve extrêmement motivant !

Je souhaite véritablement que nous nous mettions d’accord, en partant de constats qui sont certes sévères, mais qui tracent un dessin juste de la réalité telle qu’elle est aujourd’hui, pour aller ensemble de l’avant.

La France a des forces, la France a des atouts ! Je m’excuse de le répéter, mais nous avons mis en place au cours des cinq dernières années un certain nombre de dispositifs nous ayant permis d’inverser plusieurs tendances qui jusqu’alors paraissaient inéluctables.

J’ai commencé à travailler au ministère de l’économie et des finances il y a trente ans ; « politique industrielle », à cette époque-là, c’était un gros mot ! Il n’y en avait que pour la politique macroéconomique et la politique monétaire. On travaillait à la mise en place de l’euro, ce qui était un excellent choix stratégique et historique, mais qui n’a pas empêché la désindustrialisation. Les choses ont changé : aujourd’hui, nous sommes prêts ! Concernant les investissements étrangers en France, que vous avez évoqués, nous avons renforcé la législation, nous contrôlons ces flux financiers.

N’oublions pas pour autant que l’attractivité de la France fait partie de ses atouts. Vous avez mentionné les fonds de pension anglo-saxons. Pour ma part, je vois presque chaque semaine de grands investisseurs étrangers – des investisseurs opérationnels, de grandes entreprises pharmaceutiques, chimiques ou industrielles, américaines ou asiatiques – qui souhaitent venir investir en France, parce que notre pays est attractif. Il faut garder cela à l’esprit quand on affine notre politique de protection des intérêts stratégiques.

Je pense que nous avons trouvé avec la loi un bon équilibre, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure ; cela a déjà commencé à donner des résultats.

J’entends que le seuil de 10 % de participations étrangères reste à préciser. Ce seuil est en vigueur jusqu’à la fin de l’année. Il faudra évaluer s’il convient ou non de le pérenniser ; cela fera sans doute partie des discussions que nous aurons ici lors de l’examen du budget.

Quant au manque d’investisseurs institutionnels, vous avez raison. Pendant dix ans, j’ai été le numéro 2 d’une grande caisse de retraite québécoise, qui était le plus gros investisseur dans les entreprises de cette province et qui permettait d’y développer des PME et des ETI. On manque encore cruellement d’investisseurs publics de long terme en France.

Nous avons créé la Banque publique d’investissement, Bpifrance, qui est aujourd’hui un acteur reconnu. Nous avons aussi lancé, sous l’égide du Président de la République, l’initiative Tibi, qui a fait que les assureurs français se sont impliqués. Ce fonds investit aujourd’hui à hauteur de 6 milliards d’euros dans des entreprises de taille modeste en France. Il a pour vocation de les accompagner.

Nous devons aller plus loin encore. Je ne pense pas que l’on ouvrira le sujet des fonds de pension en France ; je dis cela pour attirer l’attention de M. le sénateur Gay, qui sera heureux de l’entendre ! (Sourires.) Nous devons évidemment trouver du capital de long terme, qui n’est pas disponible sous la forme de retraites ; il faut recourir à d’autres moyens, et les assureurs font sans doute partie des candidats.

M. le président. La parole est à M. Serge Babary, pour la réplique.

M. Serge Babary. Si nous sonnons l’alarme, c’est évidemment du fait du constat que nous faisons et d’un certain nombre d’inquiétudes, mais c’est aussi parce que nous souhaitons, par ambition pour notre pays, nous projeter avec vous dans l’avenir. Nous ne sommes pas tournés simplement vers le constat des difficultés passées.

M. Roland Lescure, ministre délégué. Très bien !

M. Serge Babary. Cette alarme exprime aussi ce que nous entendons sur le terrain, au cours de notre travail d’élu dans nos territoires.

Nous nous faisons donc plutôt les porte-parole des PME et des ETI, qui ont quelque peu le sentiment d’être laissées de côté, alors que leurs dirigeants sont très entreprenants et animés d’une volonté de développement. Il leur semble que les facilités vont plutôt aux grandes entreprises…

D’ailleurs, si l’on compare notre situation à celle de pays voisins comme l’Allemagne ou l’Italie, où nous nous sommes rendus, on constate une différence dans l’organisation du système : le succès à l’exportation des PME et ETI de ces pays vient du fait que les entreprises travaillent en meute, c’est-à-dire que les grandes sociétés entraînent dans leur sillage les PME et les ETI. Voilà ce que nous souhaitons, voilà le sens de notre alarme !

M. le président. La parole est à M. Sebastien Pla. (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi quau banc des commissions.)

M. Sebastien Pla. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’agriculture française, troisième pilier de notre économie, avec 81 milliards d’euros de chiffre d’affaires, reste, en valeur, la première puissance agricole de l’Union européenne, devant l’Allemagne et l’Italie.

Néanmoins, derrière cette comparaison flatteuse se cache une réalité bien plus inquiétante : l’excédent de notre balance agricole est assis essentiellement sur la production vitivinicole. La moitié des produits qui sont dans notre assiette sont importés ; la France reste par ailleurs dépendante à 45 % de l’étranger pour les protéines végétales.

Depuis plus de vingt ans, la production agricole française recule. Nous avons perdu 25 % de parts de marché, et les agriculteurs désertent les campagnes : 10 000 exploitations agricoles disparaissent tous les ans, et il faudrait chaque année 7 000 nouveaux agriculteurs pour compenser les départs à la retraite. Or le métier n’attire plus !

Cette crise de vocation est associée à la fracture territoriale, aux difficultés de la vie en zone rurale face au retrait des services publics, aux difficultés d’accès aux soins, aux transports et au numérique. Mais elle est aussi et surtout liée à la faiblesse des revenus de celles et ceux qui cultivent la terre.

Les aides de la Politique agricole commune (PAC) constituent désormais, pour bien des fermes, la majeure partie de leur revenu. Or la PAC est complètement décorrélée de la création de valeur ajoutée et ne parvient pas à relier les enjeux de l’agriculture et de l’alimentation.

Dans un contexte géopolitique mondial tendu, nous devrions redoubler de vigilance pour garantir la qualité et la transparence de l’origine des produits distribués sur le marché, ainsi que notre sécurité alimentaire.

De nombreux outils pourraient être activés, comme l’instauration de clauses miroirs dans les accords de libre-échange, ou encore une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne. Manifestement, on demande aujourd’hui aux producteurs français de réussir un exploit : adopter des pratiques toujours plus durables, mais coûteuses, tout en rivalisant avec les systèmes d’élevages intensifs étrangers, présents notamment sur le continent américain.

La France, qui a fait le choix d’un élevage durable et familial, ne peut continuer d’accepter une mise en concurrence de ses exploitations avec des fermes-usines américaines de 60 000 bovins engraissés aux antibiotiques, que l’on risque de retrouver dans nos assiettes grâce à ce superbe accord qu’est le Ceta !

Si nous voulons assurer la sécurité alimentaire des Français tout en maintenant notre rang de premier producteur agricole de l’Union européenne, de nouvelles politiques alimentaires et agricoles s’imposent. Il faut qu’elles soient en phase avec les enjeux du moment, sans obérer la stratégie européenne Farm to Fork.

Nous devons améliorer les conditions de travail de nos exploitants en garantissant leur revenu, en accompagnant leur transition agroécologique et en pérennisant des dispositifs permettant de répondre à la pénurie de main-d’œuvre, notamment l’exonération de charges patronales pour l’emploi des travailleurs occasionnels demandeurs d’emploi agricoles (TO-DE).

Nous devons relocaliser l’ensemble de la chaîne de production, depuis les intrants jusqu’à la transformation et l’emballage, mais aussi reterritorialiser la consommation.

Il faut également en finir avec la surtransposition des règles et des normes par rapport aux autres pays européens, car à chaque nouvelle contrainte imposée aux seuls producteurs français succède une vague d’importations de produits étrangers.

Vous savez comme moi, monsieur le ministre, que la France exporte des animaux entiers et importe des morceaux découpés, qu’elle exporte des pommes de terre et importe des chips, qu’elle exporte du blé et importe de la farine et des pâtes. Cela n’est pas logique, cela n’est plus acceptable !

Une politique de patriotisme alimentaire doit être véritablement assumée, pour répondre au double enjeu de souveraineté alimentaire et de lutte contre le changement climatique. Mais prenons garde : à trop nous focaliser sur le soutien à la production, nous oublions de renforcer nos capacités de transformation, indispensables à la conquête de nouveaux débouchés et gages de création de valeur et de compétitivité.

Le risque est d’inciter les distributeurs à s’approvisionner ailleurs, voire de provoquer une désindustrialisation agroalimentaire accélérée. Si l’agriculture n’est pas délocalisable, l’industrie l’est, avec autant de conséquences pour notre souveraineté alimentaire.

Enfin, monsieur le ministre, n’oubliez pas qu’il est important d’être fort sur le marché domestique si l’on veut être compétitif à l’extérieur. Les réponses politiques devront donc cesser de n’être qu’agricoles pour devenir agricoles, agroalimentaires et alimentaires.

Le secteur agricole, un fleuron de notre économie et de notre souveraineté, est actuellement en grand danger ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi quau banc des commissions.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de léconomie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de lindustrie. Monsieur le sénateur Pla, vous êtes quelque peu sorti de ma zone d’excellence, puisque vous avez essentiellement consacré votre intervention à l’agriculture…

Certes, j’ai suivi de près ce secteur quand je présidais la commission des affaires économiques à l’Assemblée nationale, mais vous comprenez bien que mon collègue Marc Fesneau pourrait sans doute répondre bien mieux que moi aux questions que vous posez aujourd’hui, qui sont pertinentes.

Nous avons tout de même en partie répondu à vos préoccupations. Dans le cadre du plan France Relance, plus de 600 millions d’euros d’investissements ont d’ores et déjà été consacrés à l’amélioration de notre souveraineté alimentaire. Notre dépendance en matière de protéines végétales a déjà diminué de 5 % ; ce n’est pas grand-chose, mais c’est tout de même déjà quelque chose. Nous avons relocalisé un certain nombre d’intrants critiques, et nous allons continuer à le faire. Dans le cadre de France 2030, quelque 2,3 milliards d’euros sont destinés à la relocalisation des tourteaux et des acides aminés, ou encore des engrais.

Aussi, faut-il fermer les frontières françaises à l’agriculture étrangère et rester essentiellement dans une logique d’autosuffisance ? Je ne le crois pas. Je ne suis pas sûr qu’il faille fabriquer en France toutes les pâtes alimentaires que l’on mange dans notre pays, parce que je suis persuadé que l’agriculture française peut plutôt reprendre des couleurs à l’international.

Vous avez rappelé, après plusieurs autres orateurs, que la balance commerciale agricole s’est fortement détériorée au cours des dernières décennies, mais ce n’est pas une fatalité. Nous devons investir davantage dans l’agriculture et la rendre plus efficace.

Nous devons aussi, peut-être, la faire mieux connaître, car le modèle agricole français, qui est souvent fondé sur la qualité et sur des exploitations de taille réduite, comme vous l’avez noté vous-même, est insuffisamment marqué hors de notre pays. Allez dans un supermarché à peu près partout dans le monde ; vous y trouverez à coup sûr un rayon italien, mais seulement, parfois, du brie, du bordeaux ou du bourgogne… Je ne veux pas faire de jaloux, pardonnez-moi de n’avoir cité qu’un fromage et deux vins ! (Sourires.)

Il me semble donc que l’on doit mieux faire pour vendre la nourriture française, l’excellence française, en tant que telle, pour développer la marque France dans l’agroalimentaire. Je suis persuadé que c’est possible et souhaitable. J’en ai déjà parlé avec mes collègues Marc Fesneau et Olivier Becht ; nous allons y travailler.

Toutefois, si l’on veut pouvoir exporter la marque France, il va aussi falloir, parfois, importer la marque Italie ou la marque Espagne ! Peut-être importera-t-on toujours des pâtes italiennes, mais j’espère que l’on exportera toujours plus de nourriture française.

M. le président. La parole est à M. Sebastien Pla, pour la réplique.

M. Sebastien Pla. Je vous remercie de vos réponses, monsieur le ministre, dont je pressentais plus ou moins la teneur !

Ce que vous faites depuis quelques années sur les questions agricoles est très bon, et nous partageons souvent vos orientations sur ces travées. Mais tout ne fonctionne pas tout à fait correctement aujourd’hui ! Nous avons de moins en moins d’agriculteurs et nous continuons à perdre des exploitations, à tous les niveaux. Je vous l’ai dit d’entrée : l’excédent de la balance commerciale agricole repose essentiellement sur les produits vinicoles, qui ne sont pas à proprement parler des produits agroalimentaires, au sens où ils ne constituent pas une nourriture nécessaire pour la vie humaine.

La question qui est posée est celle de la souveraineté alimentaire. Aussi, quid des céréales, de l’élevage, des tomates, du maraîchage, de l’ensemble des productions alimentaires ? Comment les relocaliser sur le territoire français, pour éviter à la fois un impact carbone catastrophique pour la planète et une dépendance à des marchés extérieurs très sensibles ?

M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier. (Applaudissements au banc des commissions.)

Mme Anne-Catherine Loisier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, parmi les cinq axes déterminants pour la souveraineté de notre pays, nos trois collègues, dont je salue le travail, ont bien évidemment développé le sujet du numérique.

Je voudrais revenir sur cet enjeu incontournable pour nos sociétés de l’information, en nous projetant dans l’avenir, monsieur le ministre, et en y ajoutant la dimension spatiale. En effet, alors que dans de nombreux champs du numérique, notamment les données, notre souveraineté française et européenne est compromise par la domination des Gafam, Big Five et autres BATX – Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi – asiatiques, en revanche, pour ce qui est des réseaux et du domaine spatial, les cartes ne sont pas encore jouées et la conquête d’une souveraineté reste possible, comme l’a bien compris notre commissaire européen Thierry Breton, très investi sur ce sujet.

Les récents travaux de nos commissions des affaires européennes et des affaires économiques nous éclairent tout particulièrement sur les enjeux de souveraineté liés aux projets de constellation européenne de satellites.

La résolution européenne adoptée par le Sénat sur ce sujet met en évidence tout l’intérêt d’assurer une connectivité sécurisée et indépendante pour les usages gouvernementaux, notamment militaires, mais également pour les usages commerciaux, tels que la chirurgie à distance, les véhicules autonomes, le guidage de précision des bateaux et des avions, ou, de façon plus pratique, la couverture des zones blanches et des territoires ultramarins.

Le Sénat préconise une approche stricte de la préférence européenne. Autrement dit, les satellites de la constellation européenne devront être déployés par des lanceurs européens, depuis des bases de lancement situées sur le territoire de l’Union européenne.

Il s’agit là d’un enjeu primordial de maîtrise de nos télécommunications, mais aussi d’un levier pour doper technologiquement et financièrement nos industries.

M. Jean-François Rapin. C’est cela, la souveraineté !

Mme Anne-Catherine Loisier. Affirmer la préférence européenne en matière d’infrastructures spatiales, c’est soutenir le développement et l’innovation des industries spatiales françaises et européennes, acteurs pivots historiquement établis, mais aussi faire émerger les start-up du New Space à même d’apporter des solutions sécurisées aux entreprises comme aux particuliers et aux services publics. C’est enfin soutenir le déploiement de nouvelles technologies numériques émergentes, comme le quantique, qui a déjà été évoqué.

Bref, la constellation européenne de satellites constitue une brique essentielle dans le modèle économique européen du XXIe siècle, bien au-delà du seul domaine spatial.

Monsieur le ministre, quelle place auront demain la France et l’Europe à la table des relations internationales si, contrairement aux autres grandes puissances, elles ne disposent pas d’une constellation de satellites autonomes ? Comment pourrions-nous concevoir le déploiement d’infrastructures spatiales gouvernementales par des lanceurs américains ou des acteurs extraeuropéens ?

Toutefois, cette préférence européenne stratégique ne se fera pas sans engagements réciproques de la part des entreprises et de l’industrie spatiales européennes, qui devront assurer la cadence et la fluidité des lancements européens, mais aussi de la part des opérateurs d’infrastructures terrestres européens, qui devront être capables d’accueillir ces nouveaux flux de connectivité dans des délais serrés.

En effet, monsieur le ministre, si l’Europe veut acquérir cette souveraineté en matière de télécommunications, elle doit aujourd’hui faire vite : 2 700 satellites Starlink sont déjà en orbite ; OneWeb en a déjà lancé 200 ; enfin, Kuiper, la constellation d’Amazon, est en phase de lancement par Arianespace.

Monsieur le ministre, la préférence européenne et même la localisation, dont nous parlons beaucoup, constituent-elles selon vous un véritable rempart, notamment au regard des droits extraterritoriaux, notamment du droit américain, évoqué par nos collègues de la commission des affaires européennes dans leur rapport sur cette résolution, qui fait toujours planer des menaces de contrôle et de sanctions sur nos fleurons technologiques du simple fait de l’usage du dollar dans les transactions ?

Je remercie vraiment nos collègues rapporteurs de la commission des affaires économiques et je salue leur travail, qui pointe avec réalisme les faiblesses que nous devons compenser, tout autant que les atouts que nous pouvons valoriser. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et Les Républicains, ainsi quau banc des commissions.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de léconomie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de lindustrie. Madame la sénatrice Loisier, le moment que je craignais est arrivé : je n’ai pas de réponse à vos questions, en tout cas pas de réponse satisfaisante à mon goût ! (Sourires.)

On me dit que plusieurs projets de constellation existent en Europe : l’un d’entre eux doit être lancé par Thales et Telesat, pour 3 milliards d’euros ; un autre vise à créer une constellation de satellites 5G ; enfin, la Commission a annoncé un projet en mars dernier.

J’ai bien conscience, madame la sénatrice, que cette réponse est assez insatisfaisante. Je m’engage donc à vous en apporter une plus circonstanciée par écrit dans les jours qui viennent.

M. le président. La parole est à Mme Anne-Catherine Loisier, pour la réplique.

Mme Anne-Catherine Loisier. J’en suis ravie, car j’ai fait mon travail ! Je vous invite, monsieur le ministre, à prendre connaissance des rapports que M. le président de la commission des affaires européennes et moi-même avons produits sur ce sujet.

En effet, il me semble que toutes les ambitions que nous évoquons aujourd’hui sont largement conditionnées à une véritable souveraineté sur nos télécommunications. Et le domaine spatial constituera demain la voie royale pour celles-ci.

M. le président. La parole est à M. Jean-François Rapin. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Jean-François Rapin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il est effectivement urgent pour notre pays de reconquérir sa souveraineté dans le domaine économique. Nous savons gré à la commission des affaires économiques, à sa présidente et à ses rapporteurs d’avoir tiré la sonnette d’alarme.

Je ne reviendrai pas sur leur excellent rapport. Je veux simplement rappeler que la France a accepté de partager sa souveraineté avec les autres États membres de l’Union européenne ; à ce titre, la reconquête de sa souveraineté se joue largement à l’échelle européenne.

Il aura fallu la crise sanitaire et le conflit ukrainien pour prendre la pleine mesure des dépendances stratégiques de l’Union européenne et des fragilités et menaces que ces dépendances constituent pour ses citoyens et ses entreprises.

C’est à ces deux électrochocs, à cet égard salutaires, que nous devons la feuille de route tracée à Versailles en mars dernier par les 27 États membres pour matérialiser la souveraineté européenne en matière de défense, mais aussi de santé, d’alimentation, d’énergie, de matières premières critiques, de numérique, de technologies fondamentales et, comme Mme Loisier l’a rappelé, dans le domaine spatial. C’est un chantier au long cours, mais il est heureux que l’Union européenne en ait fini avec la naïveté, enfin !

En effet, ce n’est qu’à cette échelle que nous pouvons espérer construire une souveraineté durable. L’Union est aujourd’hui entrée dans le réarmement de ses politiques, avec tous les outils dont elle dispose : concurrence, financements et politique commerciale.

Des projets importants d’intérêt européen commun (Piiec) ont été lancés, qui dérogent aux règles en matière d’aides d’État pour promouvoir l’innovation dans plusieurs domaines industriels stratégiques : batteries, semi-conducteurs, cloud, hydrogène, voilà autant de Piiec auxquels l’industrie française participe. Le prochain Chips Act doit aussi permettre à l’Europe de redevenir leader mondial des semi-conducteurs.

La présidente de la Commission européenne promet en outre un nouveau fonds européen pour la souveraineté, qui permettra de financer d’autres projets industriels stratégiques de manière à sécuriser nos approvisionnements en matières premières critiques. Un plan européen vient aussi d’être annoncé.

Deux textes européens majeurs pour réguler les marchés et services numériques – le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) – ont été récemment adoptés ; eux aussi constituent des outils importants de reconquête de notre souveraineté dans ce domaine.

Saluons enfin, en matière spatiale, la création prochaine d’une constellation de connectivité sécurisée européenne. Monsieur le ministre, en lisant notre rapport sur ce sujet, vous serez pleinement au fait de l’actualité !

En outre, pour protéger le marché intérieur de la concurrence déloyale, un règlement mettant fin aux subventions étrangères faussant la concurrence sera bientôt adopté. Pour sauvegarder nos industries stratégiques du point de vue de l’ordre public et de la sécurité, un cadre commun a aussi été mis en place, permettant de filtrer les investissements directs étrangers dans l’Union.

La commission des affaires européennes soutient vigoureusement toutes ces initiatives et prend soin de les orienter. Elle plaide aussi pour aller plus loin, tout d’abord en matière énergétique. L’envolée des prix de l’énergie nous menace d’une nouvelle vague de désindustrialisations et risque de briser le sursaut provoqué par la pandémie. En Allemagne et maintenant en France, des usines ralentissent, étranglées par leur facture énergétique, ce qui freine la relocalisation tout récemment engagée des chaînes de valeur.

Tout en soutenant une réforme du marché européen de l’énergie, nous appelons l’Union européenne à reconnaître sans attendre le nucléaire comme une pièce maîtresse de la transition énergétique et de la souveraineté énergétique européenne, car il s’agit d’investissements de très long terme.

Nous subissons aujourd’hui le choix de nos voisins de produire leur électricité à partir du gaz, choix qui met à mal aussi bien nos objectifs climatiques que notre compétitivité et notre indépendance énergétique. Je salue le retournement à 180 degrés qu’a accompli le Gouvernement sur la question nucléaire ; je relisais tout à l’heure les comptes rendus de certaines commissions – vous présidiez d’ailleurs l’une d’entre elles, monsieur le ministre –, et la question du nucléaire n’était pas posée aussi clairement qu’elle l’est aujourd’hui…

Ensuite, en matière agricole, nous ne cessons de le répéter, ne sacrifions pas notre souveraineté alimentaire sur l’autel de la transition écologique ! Nous ne pouvons pas nous ranger à une vision décroissante de notre agriculture et limiter notre stratégie agricole à encourager la montée en gamme de nos filières, au risque de devoir accroître nos importations.

Enfin, en matière bancaire et financière, nous rappelons la nécessité de consolider ce qui est la colonne vertébrale de notre souveraineté économique.

Il s’agit tout d’abord d’achever le dernier pilier de l’union bancaire pour améliorer la résilience des banques de la zone euro, ce qui passe par un système européen de garantie des dépôts. Il convient ensuite de relancer l’union des marchés de capitaux, pour mettre fin à la fragmentation des marchés financiers européens. Il importe enfin de consolider le rôle international de l’euro, vecteur de souveraineté.

Sur ces différents sujets, nous portons haut et fort la voix du Sénat à Bruxelles, au service d’une souveraineté retrouvée. Monsieur le ministre, pouvons-nous aussi compter sur la détermination du Gouvernement à défendre ces priorités ? À vous écouter ce soir, je n’en doute pas. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)