M. le président. La parole est à Mme Laure Darcos, pour le groupe Les Républicains.

Mme Laure Darcos. Ma question s’adresse à monsieur le ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse.

Monsieur le ministre, la République a toujours besoin de savants, elle doit donc commencer par favoriser les pépinières scientifiques.

La réforme du lycée a été bâclée, avec pour seul objectif une économie de moyens. Deux ans plus tard, le bilan que nous pouvons en dresser est bien inquiétant. Oui, l’heure est grave, monsieur le ministre, c’est toute une filière qui est en train de couler. Nous ne formons plus assez de scientifiques, alors même que la France a fait le choix de réinvestir massivement dans la recherche publique et dans l’innovation.

En deux ans, entre 2019 et 2021, le nombre d’élèves scientifiques en terminale a diminué de 24 % ; les élèves bénéficiant d’un enseignement renforcé en mathématiques sont de moins en moins nombreux ; la part des jeunes filles dans l’ensemble des parcours scientifiques est également en chute libre. Ainsi, vingt ans d’efforts pour les amener à s’engager dans des formations exigeantes, autrefois largement réservées aux garçons, ont été balayés d’un trait de plume.

Les mathématiques, la physique, la chimie, le numérique, les sciences informatiques, les sciences de l’ingénieur ont tous disparu du tronc commun et sont aujourd’hui relégués au rang d’enseignement de spécialité ou d’enseignement optionnel en première et en terminale.

Les mesures annoncées à la hâte à la fin de l’année scolaire 2021-2022 ne sont qu’un écran de fumée. On ne saurait former un ingénieur en ajoutant une heure trente de mathématiques dans le tronc commun en première et trois heures d’option « mathématiques complémentaires » pour tous en terminale.

C’est toute la structure du cycle terminal qu’il faut revoir sans délai, pour répondre à l’exigence scientifique des formations du supérieur et produire les compétences dont dépend notre économie.

Ma question est simple, monsieur le ministre, et dictée par l’urgence : allez-vous suspendre cette réforme et réunir toutes les parties prenantes afin de réfléchir à la mise en œuvre de solutions efficaces et durables pour renverser ce déclin dès la rentrée 2023 ?

À défaut, il est à craindre que notre compatriote Hugo Duminil-Copin, qui a reçu en juillet dernier la médaille Fields pour ses travaux en physique statistique et qui travaille à Bures-sur-Yvette, dans mon département, ne soit le dernier Français à recevoir cette prestigieuse récompense. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et sur des travées des groupes SER et CRCE.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de l’éducation nationale et de la jeunesse.

M. Pap Ndiaye, ministre de léducation nationale et de la jeunesse. Madame la sénatrice Laure Darcos, je vous remercie de cette question qui m’offre l’occasion de souligner deux points.

Le premier commence par un paradoxe : l’école française de mathématiques compte parmi les meilleures au monde, c’est un sujet de fierté pour notre pays : treize médailles Fields, des prix Nobel scientifiques, cette année encore.

D’un autre côté, le niveau moyen en mathématiques y est médiocre dans la population générale ainsi que dans la population scolaire, comme le démontrent les évaluations nationales, mais aussi les classements internationaux, dans lesquels la place en mathématiques de la France et de sa population scolaire n’est pas reluisante.

Face à cela, nous avons d’abord rapidement réintroduit une heure et demie de mathématiques dans le tronc commun pour les élèves de première, en réponse à une demande insistante des sociétés de mathématiques. Nous allons poursuivre cet effort l’année prochaine.

M. Max Brisson. Cela ne suffit pas !

M. Pap Ndiaye, ministre. Pour autant, je le reconnais, cela ne suffit pas. Nous devons porter un regard global sur l’enseignement des mathématiques. La solution ne dépend pas du volume d’heures,…

Mme Marie-Noëlle Lienemann. Tout de même un peu !

M. Pap Ndiaye, ministre. … car la France se situe plutôt dans le haut du panier en la matière, cependant les résultats ne correspondent pas à ce niveau. Le sujet est donc la pédagogie de l’enseignement des mathématiques, comme le rapport de Charles Torossian et Cédric Villani l’a très clairement relevé. (Exclamations sur les travées du groupe CRCE.)

M. Max Brisson. Pas seulement !

M. Pap Ndiaye, ministre. Le second point que vous abordez concerne la baisse du nombre de filles dans ces enseignements, qui atteint 28 % entre 2019 et 2021. Je sais que Mme la Première ministre est très motivée par cette question et je vous annonce que, pour réfléchir et prendre des mesures fortes qui s’imposent en la matière, nous tiendrons cet automne des Assises nationales… (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Stéphane Piednoir. On est sauvés !

M. Pap Ndiaye, ministre. … sur la place des femmes dans l’enseignement et dans le monde scientifique.

M. Stéphane Piednoir. Sur tirage au sort ?

M. Pap Ndiaye, ministre. Mes collègues la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche et la ministre déléguée chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances y participeront.

Je vous l’accorde, c’est désormais une priorité pour nous et nous devrons en tenir compte dans les retouches de la réforme du lycée que nous opérerons. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. le président. Nous en avons terminé avec les questions d’actualité au Gouvernement.

Notre prochaine séance de questions au Gouvernement aura lieu le mercredi 26 octobre, à quinze heures.

Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux quelques instants.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à seize heures vingt, est reprise à seize heures trente, sous la présidence de Mme Pascale Gruny.)

PRÉSIDENCE DE Mme Pascale Gruny

vice-président

Mme le président. La séance est reprise.

3

Mises au point au sujet de votes

Mme le président. La parole est à M. Alain Richard.

M. Alain Richard. Lors du scrutin n° 5 portant sur l’ensemble de la proposition de loi visant à la consolidation et à la professionnalisation de la formation des internes en médecine générale, je souhaitais m’abstenir et non pas voter pour. Il en va de même de mon collègue Michel Dagbert.

Mme le président. La parole est à Mme Guylène Pantel.

Mme Guylène Pantel. Lors du scrutin n° 3 sur l’ensemble du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur, je souhaitais voter pour.

Mme le président. Acte est donné de ces mises au point, mes chers collègues. Elles seront publiées au Journal officiel et figureront dans l’analyse politique du scrutin.

4

Demande de retour à la procédure normale pour l’examen d’un projet de loi

Mme le président. Par courrier en date du mardi 18 octobre, M. Guillaume Gontard, président du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires demande que le projet de loi autorisant la ratification du traité entre la République française et la République italienne pour une coopération bilatérale renforcée, inscrit à l’ordre du jour du jeudi 27 octobre à dix heures trente, soit examiné selon la procédure normale et non selon la procédure simplifiée.

Acte est donné de cette demande.

Dans la discussion générale, nous pourrions attribuer un temps de quarante-cinq minutes aux orateurs des groupes.

Le délai limite pour les inscriptions de parole serait fixé au mercredi 26 octobre à quinze heures.

Il n’y a pas d’opposition ?…

Il en est ainsi décidé.

5

Communication d’un avis sur un projet de nomination

Mme le président. En application du cinquième alinéa de l’article 13 de la Constitution, ainsi que de la loi organique n° 2010-837 et de la loi ordinaire n° 2010-838 du 23 juillet 2010 prises pour son application, la commission des finances a émis, lors de sa réunion du mardi 18 octobre 2022, un avis favorable – vingt voix pour, une voix contre – à la nomination de Mme Marie-Anne Barbat-Layani à la présidence de l’Autorité des marchés financiers.

Acte est donné de cette communication.

6

Rappels au règlement

Mme le président. La parole est à M. Patrick Kanner, pour un rappel au règlement.

M. Patrick Kanner. Madame la présidente, nous aborderons dans quelques instants l’examen d’une proposition de loi extrêmement importante et très symbolique sur la constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse (IVG), c’est-à-dire l’inscription de ce droit dans le texte fondamental de notre République. Ce texte a fait l’objet, historiquement, d’un avis favorable de la part du Gouvernement et nous savons le contexte dans lequel s’inscrira cette discussion, celui d’une remise en cause de ce droit dans de nombreux pays, y compris en Europe. Il nous faut donc y consacrer du temps et de l’énergie, et surtout faire preuve de conviction en la matière.

Je ne peux que regretter que, au même moment, trois commissions se réunissent, dont la commission des affaires sociales. Je me suis ouvert au président Larcher, récemment, des mêmes regrets au sujet du débat sur les atteintes aux droits des femmes et aux droits de l’homme en Iran. Or la situation se répète.

Je conçois que la Haute Assemblée travaille beaucoup et que les dossiers en cours soient nombreux.

Le ministre de la santé, François Braun, est effectivement entendu en audition par la commission des affaires sociales, en ce moment, alors que par définition il est concerné par l’examen de ce texte.

Par conséquent, de nombreux collègues seront privés de ce débat important, car ils doivent se partager entre les travaux de commission et la séance plénière.

Tel est l’objet de ce rappel au règlement et je ne doute pas que nos collègues du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires s’associeront à cette démarche, par le biais de leur président. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)

Mme le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, pour un rappel au règlement.

M. Guillaume Gontard. Mon intervention ira dans le même sens que celle de Patrick Kanner. Le problème est réel. Alors que nous examinons deux textes importants, l’un sur l’inscription de l’IVG dans la Constitution – le débat sera particulièrement observé –, l’autre sur l’évolution de la formation de sage-femme, au même moment trois commissions procèdent à des auditions de ministres, dont le ministre de la santé.

Il me semble que nous devons préserver le travail parlementaire, en particulier lorsqu’il s’exerce dans le cadre de l’ordre du jour réservé aux groupes politiques. J’en appelle aux présidents des commissions pour qu’ils veillent, à l’avenir, à ce que nos collègues n’aient plus à faire ce choix complexe de participer à une réunion de commission ou de suivre un débat important en séance publique. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE.)

Mme le président. Acte vous est donné de vos rappels au règlement, mes chers collègues.

7

 
Dossier législatif : proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception
Discussion générale (suite)

Droit fondamental à l’IVG et à la contraception

Rejet d’une proposition de loi constitutionnelle

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l'interruption volontaire de grossesse et à la contraception
Question préalable

Mme le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, la discussion de la proposition de loi constitutionnelle visant à protéger et à garantir le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, présentée par Mme Mélanie Vogel et plusieurs de ses collègues (proposition n° 872 [2021-2022], résultat des travaux de la commission n° 43, rapport n° 42).

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Mélanie Vogel, autrice de la proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, RDPI, SER et CRCE.)

Mme Mélanie Vogel, autrice de la proposition de loi constitutionnelle. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la ministre, chers collègues, nous sommes réunis pour répondre à une question d’une simplicité extrême et d’une importance majeure.

À l’heure où partout dans le monde les forces réactionnaires progressent, à l’heure où les droits des femmes, les droits reproductifs et sexuels sont partout attaqués, à l’heure où, en Europe, les femmes se préparent à la contre-offensive, à l’heure où la France peut retrouver un rôle de pionnière, de modèle et de source d’espérance, nous devons répondre à cette question : préférons-nous une société où le droit à l’avortement est protégé au sommet de la hiérarchie des normes ou bien une société dans laquelle une simple loi peut le défaire ?

Préférons-nous agir, au risque, dans le pire des cas, que cette garantie ne se révèle jamais nécessaire ou bien ne rien faire, au risque de balayer le droit fondamental des générations futures ? Voulons-nous répondre positivement ou non aux 81 % des Françaises et des Français, toutes catégories sociales, préférences politiques et appartenances religieuses confondues, qui demandent que le droit à l’avortement soit reconnu dans le texte qui fonde notre contrat social ?

Souhaitons-nous dire à toutes les femmes de ce pays que le Parlement est de leur côté, que l’honneur de la France, c’est son idéal d’égalité, c’est de considérer que la maîtrise de la fécondité est non seulement une affaire de liberté, mais aussi simplement de citoyenneté et d’égalité des droits et que, pour cette raison, nous l’érigeons au sommet de nos normes ?

Souhaitons-nous montrer à toutes les femmes du monde, à toutes celles et à tous ceux qui se battent si nombreux contre le fascisme, contre le totalitarisme religieux, celui des mollahs iraniens, des évangélistes texans ou des intégristes bien français, à toutes celles et à tous ceux qui, en Pologne, en Hongrie, en Italie, aux États-Unis, en Iran, au Maroc, à Malte et dans tant d’autres pays se battent pour avoir le droit d’être considérés comme des êtres humains disposant de leur corps et, au fond, de leur destin et de leur vie, que non, tout n’est pas perdu et que dans cette période si sombre, il existe en ce monde un chemin de progrès sur lequel notre pays a fait le choix de s’engager tout en invitant les autres nations à l’y rejoindre ?

Le droit à l’avortement est un acquis féministe et comme tous les acquis féministes, il n’est jamais hors de danger. Non, jamais ! C’est aussi un acquis profondément républicain, parce qu’il répond à la promesse républicaine et universaliste d’égalité des droits. Tel est l’acquis qu’il vous est proposé de mieux protéger.

Où trouver l’envie, en 2022, d’argumenter contre une loi qui ne ferait rien d’autre que sanctuariser un droit que, prétendument, nous chérissons tous ? C’est, je vous l’assure, pour tant de personnes qui nous regardent un profond mystère.

Je remercie, bien évidemment, Mme la rapporteure de son travail, dont je sais qu’il n’a pas toujours été des plus faciles. Toutefois, je voudrais revenir sur les arguments utilisés contre cette proposition de loi.

Premièrement, l’argument classique consiste à dire qu’elle ne sert à rien, parce que le droit à l’IVG n’est pas menacé. Si l’on suit cette pente, il ne servirait à rien de mettre sa ceinture en voiture tant qu’un accident ne survient pas. (Mme Laurence Rossignol approuve.)

M. Loïc Hervé. C’est caricatural !

Mme Mélanie Vogel. Cet argument n’a aucun sens puisque, par définition, on se protège d’un risque avant qu’il n’advienne.

En outre, chacun sait parfaitement que le jour où il y aura un risque concret en France, c’est-à-dire un nombre important d’élus tentés de remettre en cause le droit à l’IVG, la possibilité d’une protection constitutionnelle sera hors de portée, car il faut pour changer la Constitution une majorité supérieure à celle nécessaire pour changer la loi. Telle est bien la raison pour laquelle nous voulons inscrire ce droit dans la Constitution.

Par conséquent, c’est bien parce qu’une écrasante majorité de Français se prononce par les urnes, dans la rue et au sein des institutions en faveur du droit à l’avortement que l’on peut et que l’on doit le protéger dès à présent.

Deuxièmement, ce texte ne sert à rien, parce qu’il ne constitue pas une protection absolue et que l’on peut toujours modifier la Constitution. Autrement dit, le conducteur refuserait de mettre sa ceinture de sécurité au prétexte qu’il pourrait y avoir un tsunami. Certes, on n’est jamais à l’abri d’un putsch, d’une révolution ou d’un astéroïde qui percuterait la France…

Mais alors, je ne suis pas certaine que l’on puisse justifier l’utilité de la Constitution ou même le fait que des élus se lèvent le matin pour aller légiférer. Quoi que l’on fasse, il y aura toujours des gens pour violer les lois et des élus pour les changer en permanence.

Par conséquent, l’argument se résume à dire que le texte ne sert à rien tantôt parce qu’il n’y a pas de risque, tantôt parce que le risque est trop grand.

Troisièmement, cette proposition de loi ne sert à rien parce que le droit à l’IVG est déjà protégé par la Constitution. Autrement dit, le conducteur ne devrait pas mettre sa ceinture parce qu’il l’a déjà mise. Si je récapitule, il ne doit surtout pas la mettre parce qu’il n’y a pas de risque, parce que le risque est trop grand et, finalement, mesdames, messieurs, parce que – heureusement – il l’a déjà mise. C’est épatant, mais là encore c’est faux.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel n’a jamais dégagé de manière positive un droit à l’interruption volontaire de grossesse, absolument jamais. Elle s’est contentée d’affirmer que les différentes lois qui encadrent de droit à l’IVG ne violaient pas la Constitution.

Or les fins juristes que vous êtes perçoivent bien la différence. Si, demain – toutes les personnes qui nous écoutent doivent en prendre conscience –, une loi régressive qui viserait à réduire les délais légaux, à dérembourser l’acte, à ajouter des conditions pour accéder à l’avortement ou bien à imposer une ordonnance pour accéder à la pilule du lendemain venait à être présentée devant le Conseil constitutionnel, ce dernier n’aurait absolument aucun élément pour statuer sur son inconstitutionnalité. C’est là ce que nous voulons corriger.

Autre argument, ce texte ne changera rien, parce que l’important est ailleurs – comme toujours – : l’enjeu, ce n’est pas le droit, mais l’accès au droit. Pourtant, laissez-moi vous dire que l’on ne peut pas avoir accès à un droit qui n’existe plus. En outre, quel est le rapport ? Cette loi favorisera non seulement un meilleur accès au droit, partout en France, mais surtout, elle ne vous empêchera pas – jamais et bien au contraire, je vous l’assure –, de voter l’augmentation des crédits pour les associations et les centres de soins.

Argument suivant, la Constitution ne doit pas être un catalogue des droits et n’a pas à protéger les Français contre des changements – par exemple le recul du droit à l’avortement –, qu’ils pourraient démocratiquement choisir à l’avenir. Si c’était le cas, à quoi serviraient la Constitution et le bloc de constitutionnalité ? À quoi servirait-il de protéger le caractère laïc de la République, de rappeler notre attachement au préambule de la Constitution de 1946 ainsi qu’à l’interdiction de la peine de mort ? À rien !

Dernier argument – sans doute, je l’avoue, mon préféré –, il ne faut pas importer un débat qui vient des États-Unis. Comme s’il n’y avait qu’aux États-Unis qu’on attaquait le droit à l’IVG ! En Italie, pays voisin du nôtre, une proposition de loi vient d’être déposée par la droite – pas par l’extrême droite – pour restreindre le droit à l’avortement, mais en France on serait nationalement immunisé contre de telles dérives.

En outre, la haine que nourrit une partie de cet hémicycle contre les débats importés, en particulier des États-Unis, est très sélective. En effet, quand il s’agit d’importer un débat totalement fabriqué, portant sur un prétendu danger, causé par un prétendu concept, dont personne ne se réclame en France et que personne n’est capable de définir, c’est bien. Mais un débat prétendument importé, qui porte sur des risques bien réels et qui peut assurer des progrès non moins réels, c’est mal.

Si l’on m’exclut de la liste, il y figurera toujours Laurence Rossignol, qui défend ce sujet depuis 2012, Éliane Assassi et Laurence Cohen qui, dès 2017, soit cinq ans avant l’arrêt de la Cour suprême, avait déjà fait cette proposition, Daphné Ract-Madoux, Xavier Iacovelli, Maryse Carrère, Joël Guerriau, que je remercie une fois encore. Loin d’être importés, ils siègent dans cet hémicycle et ils posent au Sénat français une question bien française.

La France a en son cœur des femmes qui, depuis des siècles, se battent pour conquérir leurs droits et, par là même pour protéger les droits de tous.

Par conséquent, s’il fallait trouver une spécificité à la France, ce ne serait pas d’être prétendument le seul pays au monde à l’abri d’un recul des droits, mais au contraire de devenir le premier pays au monde à décider d’agir en amont plutôt que de réagir quand il est trop tard, pour s’en protéger.

En tant que coprésidente du Parti vert européen, partageant ma vie avec une féministe allemande qui se bat depuis toujours pour que, en Allemagne, l’avortement soit retiré du code pénal, je peux vous assurer que vous mesurez très mal l’importance du vote de ce texte pour l’Europe entière et la force que cela donnerait à des millions de défenseurs des droits humains. C’est un aspect que ne peut pas mépriser le pays qui se veut celui des droits universels.

J’ai passé ces dernières semaines, nuit et jour, à chercher les meilleurs arguments pour convaincre la droite sénatoriale de voter ce texte, au nom de ce que je crois être le sens profond de notre mandat. J’en ai conclu que, en réalité, il vous revenait, chers collègues, de convaincre les Françaises et les Français que le droit à l’avortement est vraiment pour vous un droit fondamental. Vous avez la majorité : une victoire aujourd’hui serait la vôtre, un échec aussi.

Pour finir, je voudrais m’adresser à toutes les personnes mobilisées sur ce sujet, qui nous écoutent et qui attendent que nous les protégions. Je veux leur dire : « Même si je ne suis pas certaine d’y parvenir aujourd’hui, je sais que nous y arriverons un jour. Et ce jour-là, tous ceux qui s’opposent pour l’instant à ce progrès l’applaudiront très fort et en seront très fiers, tandis qu’ils seront encore occupés à en freiner d’autres. Ne lâchez rien, jamais ! C’est vous qui, par votre mobilisation, depuis toujours, écrivez l’histoire, en particulier celle des combats pour les droits des femmes. » (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER, CRCE, RDSE et RDPI.)

Mme le président. La parole est à Mme le rapporteur.

Mme Agnès Canayer, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et dadministration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, madame la ministre, mes chers collègues, le droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception fait partie intégrante de notre patrimoine juridique fondamental. Cet acquis a été obtenu grâce au courage et à l’engagement de Simone Veil et de Lucien Neuwirth,…

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Grâce à la gauche !

Mme Agnès Canayer, rapporteur. … qui se sont battus avec détermination pour le faire inscrire dans la loi. Il est pleinement protégé par le droit positif. Le Sénat s’est toujours montré fortement attaché à préserver les droits et les libertés de la femme.

Depuis la loi du 17 janvier 1975, la liberté d’interrompre sa grossesse n’a cessé d’être confortée. Par sept fois, le législateur l’a renforcée, encore récemment grâce à l’allongement du délai à quatorze semaines.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. Quant à la contraception, consacrée par la loi du 28 décembre 1967, son accès n’a cessé d’être étendu au fil des années. Elle est délivrée gratuitement pour les mineurs ; depuis cette année, elle l’est aussi pour toutes les femmes de moins de 26 ans. Et à partir de 2023, la contraception d’urgence sera gratuite pour toutes les femmes.

À ma connaissance, personne dans cette assemblée ne veut revenir sur ces avancées.

La proposition de loi constitutionnelle dont nous avons à débattre est défendue par notre collègue Mélanie Vogel et cosignée par 118 sénateurs. Elle a été introduite en réaction à l’actualité américaine marquée par le revirement de la jurisprudence de la Cour suprême du 24 juin dernier, dans l’affaire Dobbs v. Jackson.

Cette proposition de loi constitutionnelle tend à inscrire au titre VIII de la Constitution un article 66-2 ainsi rédigé : « Nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception. La loi garantit à toute personne qui en fait la demande l’accès libre et effectif à ces droits. »

Selon les auteurs, cette inscription vise « à garantir un accès effectif, libre et inconditionnel à l’IVG, ainsi qu’à la contraception et à prévenir toute régression ».

Si l’on peut comprendre l’émotion suscitée outre-Atlantique par la jurisprudence de la Cour suprême, la révision constitutionnelle ne peut être, en France, une réponse pertinente.

Mme Agnès Canayer, rapporteur. Tout d’abord, il n’y a pas lieu d’importer dans notre pays un débat lié à la culture américaine et à la nature fédérale des États-Unis. (Protestations sur les travées du groupe SER.)

M. Patrick Kanner. Et la Hongrie ?

M. David Assouline. Que faites-vous du Brésil ?

Mme Agnès Canayer, rapporteur. Ce débat n’est pas le nôtre. La situation institutionnelle en France n’est en rien comparable à celle des États-Unis.

Mme Marie-Pierre de La Gontrie. Dites que vous êtes contre l’IVG, ce sera plus simple !

Mme Agnès Canayer, rapporteur. Contrairement à ces derniers, la République française est une et indivisible. Autrement dit, les lois Veil et Neuwirth, qui ne sont pas remises en cause à ce jour, s’appliquent de manière identique sur tout le territoire.

La question centrale qui se pose dans notre pays reste celle de l’effectivité du droit à l’IVG et à la contraception. Seules des mesures concrètes, comme la lutte contre les déserts médicaux, notamment en milieu rural, la valorisation des actes médicaux des personnels soignants pratiquant l’IVG et l’augmentation des moyens des plannings familiaux, permettront le plein accès à ce droit. Ces mesures relèvent du domaine réglementaire.

L’inscription dans la Constitution du droit à l’IVG, alors qu’il fait déjà partie de notre patrimoine juridique, n’est donc pas la réponse adaptée pour en renforcer la garantie.

En effet, il fait déjà l’objet d’une protection constitutionnelle solide et durable. Solide, car l’IVG figure dans notre droit depuis 1975. Le Conseil constitutionnel l’a toujours jugé conforme à la Constitution. Par quatre fois, il s’est prononcé en sa faveur en 1975, en 2001, en 2014 et en 2016.

Le droit à l’IVG est désormais une composante de la liberté de la femme, découlant de l’article II de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui se concilie avec le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation.

Plus que solide, cette protection est durable, comme en témoigne la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, qui a toujours considéré que, même si le législateur dispose de larges marges de manœuvre pour définir les conditions d’exercice d’un droit ou d’une liberté, il ne peut remettre en cause son effectivité. C’est le fameux « effet artichaut » que nous devons au doyen Favoreu : on ne peut pas toucher au cœur des droits et des libertés reconnus.

D’ailleurs, en 2018, Agnès Buzyn et Nicole Belloubet alors ministres, avaient affirmé devant le Parlement l’inutilité d’inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution en raison de l’extrême solidité de sa protection constitutionnelle.

Quatre années plus tard, la proposition de loi constitutionnelle dont nous débattons comporte toujours des risques largement supérieurs à la seule portée symbolique recherchée par les auteurs.

L’inscription dans la Constitution du droit à l’IVG et à la contraception tend à dénaturer l’esprit du texte fondamental et à ouvrir une boîte de Pandore. En effet, la Constitution voulue par le général de Gaulle est avant tout un texte qui régit le fonctionnement des institutions. En faire un catalogue des droits risque de porter atteinte au rôle protecteur de la norme suprême et de minorer la portée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, gardien des droits et des libertés. (M. Loïc Hervé approuve.)

En 2008, Simone Veil, présidente du comité de réflexion sur le préambule de la Constitution et la philosophie des droits de l’homme, recommandait de ne pas modifier ce préambule et de ne pas inscrire dans la Constitution des droits et des libertés liés à la bioéthique, notamment ceux portant sur l’IVG. Elle préconisait clairement le refus « d’inscrire des dispositions de portée purement symbolique ».

Seules quatre raisons justifient que l’on modifie la Constitution. On peut le faire pour introduire un droit nouveau, pour déroger à un principe que la Constitution impose – ce fut le cas en 1999 et en 2008 pour autoriser la parité –, pour ratifier un engagement international – l’inscription dans la Constitution de la peine de mort en 2007 était nécessaire pour entériner le Pacte international relatif aux droits civils et politiques –, ou bien pour revenir sur une interprétation jurisprudentielle du Conseil constitutionnel, comme en 1993 au sujet du droit d’asile.

Or l’objet de la proposition de loi soumise à notre examen ne peut se rattacher à aucune de ces raisons.

De plus, force est de constater qu’il n’existe aucun consensus sur la manière de constitutionnaliser le droit à l’IVG et à la contraception. Six propositions de loi constitutionnelle ont été déposées à l’Assemblée nationale et au Sénat, en réaction à l’actualité américaine. Chacune propose une version différente.

L’inscription par défaut de ce droit au titre VIII de la Constitution, comme la prévoient plusieurs de ces textes, dont celui de la sénatrice Vogel, n’est pas satisfaisante. En effet, le faire figurer au sein d’un titre consacré à l’autorité judiciaire, juste après l’article consacré à l’abolition de la peine de mort, a de quoi surprendre et favoriser une possible interférence du juge dans le droit des femmes à avorter, ce qui n’a pas lieu d’être.

Les propositions de rattachement à l’article 1er ou à l’article 34 de la Constitution, relatif aux compétences du législateur, ne font pas plus consensus auprès des constitutionnalistes.

De plus, la formulation soumise à notre examen soulève des difficultés importantes. Elle laisse entendre que l’accès à ce droit serait inconditionnel. Or le législateur doit pouvoir en fixer les conditions comme pour toutes les libertés publiques.

Enfin, une procédure de révision constitutionnelle sur l’initiative des parlementaires impose le recours au référendum conformément à l’article 89 de la Constitution. Or il existe un risque réel que cette initiative se retourne contre le droit qu’elle est censée protéger, point sur lequel nous ont alertés toutes les personnes que nous avons entendues en audition, y compris des auteurs du texte. Recourir au référendum placerait au cœur d’une actualité bouillonnante un sujet qui n’est pas remis en cause, au risque de favoriser un réveil des opposants à l’IVG. N’oublions pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Pour toutes ces raisons, la commission des lois vous propose de ne pas adopter cette proposition de loi constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC.)