M. Laurent Duplomb. Les premiers de cordée !

M. Patrice Vergriete, ministre délégué. Dans notre société contemporaine, parfois agitée en raison de l’effritement du lien social, évitons de donner le sentiment de privilégier une catégorie des Français.

Surtout, un écueil juridique de taille se fait jour : l’analyse de la constitutionnalité des mesures soulève les doutes les plus sérieux. Une interdiction de l’exercice du droit de grève, même dans des conditions assouplies grâce au travail réalisé en commission la semaine dernière avec l’appui du rapporteur,…

M. Patrice Vergriete, ministre délégué. … même sur un champ d’application plus restreint et des périodes raccourcies, doit satisfaire à des exigences strictes pour justifier une atteinte au droit de grève, notamment à celle de répondre aux besoins essentiels du pays.

Sans remettre en cause la qualité du travail accompli en commission pour circonscrire les risques juridiques ou pour limiter le champ d’application de la loi, en particulier en ce qui concerne l’exclusion du transport aérien, je relève toutefois que les conditions ne sont pas réunies pour garantir avec suffisamment d’assurance la conformité de ce texte à nos droits fondamentaux.

Pour l’ensemble des raisons que je vous ai exposées, le Gouvernement rendra donc un avis défavorable sur cette proposition de loi. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.) Plusieurs amendements de suppression d’article seront discutés tout à l’heure ; dans la mesure où le Gouvernement s’oppose globalement au texte, il s’en remettra à la sagesse du Sénat à leur endroit. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI. – M. Philippe Grosvalet applaudit également.)

M. le président. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Exception d’irrecevabilité

M. le président. Je suis saisi, par M. Barros, Mme Varaillas, M. Corbisez et les membres du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky, d’une motion n° 1.

Cette motion est ainsi rédigée :

En application de l’article 44, alinéa 2, du Règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi visant à concilier la continuité du service public de transports avec l’exercice du droit de grève (n° 493, 2023-2024).

La parole est à M. Pierre Barros, pour la motion.

M. Pierre Barros. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite d’abord saluer la présence, dans les tribunes, de nombreux syndicalistes venus assister à notre séance publique. (Ah ! sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Didier Mandelli. Ils ne sont pas au boulot ? (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)

M. Pierre Barros. « Il y a des hommes pour qui la grève est un scandale : c’est-à-dire non pas seulement une erreur, un désordre ou un délit, mais un crime moral, une action intolérable qui trouble à leurs yeux la Nature », écrivait l’éminent philosophe Roland Barthes dans ses Mythologies en 1957.

La volonté de restreindre la grève est aussi vieille que la grève elle-même. Le texte que nous examinons tire son inspiration du modèle italien, extrêmement restrictif. Vous proposez en effet, mes chers collègues, de sanctuariser trente jours par an durant lesquels l’exercice de la grève serait interdit. Les vacances et jours fériés, les élections et référendums, ainsi que les événements d’importance seraient concernés.

Lors de ces périodes, qui ne pourraient pas dépasser sept jours consécutifs, un trafic minimum serait alors organisé aux heures de pointe, le matin et le soir.

Votre projet étend également le délai de prévenance et de déclaration, il met fin aux préavis dormants, encadre les grèves de moins d’une heure et autorise les réquisitions dans le secteur des transports. Rien de moins !

Toutes ces dispositions sont anticonstitutionnelles, dans la mesure où elles portent une atteinte disproportionnée au droit de grève, pourtant protégé par le septième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qui précise que le « droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent » et non qui l’interdisent ou le suspendent.

M. Olivier Paccaud. Question d’interprétation !

M. Pierre Barros. Le rapport de la commission pour la continuité des services publics dans les transports terrestres de voyageurs, dite commission Mandelkern, ne disait pas autre chose : dès 2004, il battait en brèche toutes vos propositions, mes chers collègues.

En ce qui concerne la garantie de service par plage horaire, ce rapport indique notamment : « [Ce] scénario aboutit au maintien en service d’une telle proportion du personnel que l’on peut douter de sa compatibilité avec l’obligation constitutionnelle de concilier les droits. Cette conciliation ne peut aboutir à une quasi-négation de l’un d’eux [.] »

Pour ce qui est de l’interdiction du droit de grève durant un certain nombre de jours fixés à l’avance, ce même rapport précise : « [Une telle interdiction] ne peut être acceptée que s’il est possible de démontrer que, ces jours-là, tous les personnels doivent être présents pour répondre à des besoins essentiels. Or, en se limitant […] aux seuls exemples donnés plus hauts (examens, grands départs en vacances, grands événements sportifs), on mesure d’emblée la difficulté qu’il y a à respecter ces contraintes juridiques. »

Quant aux réquisitions, il est difficile d’imaginer en quoi l’absence de transports en commun créerait une atteinte au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques. De telles réquisitions seront déclarées par le juge illégales, car non justifiées par un véritable objectif de maintien de l’ordre public.

Par ailleurs – dois-je le rappeler ? –, l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de valeur constitutionnelle, dispose : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » Or, comme vous le savez, mes chers collègues, la jurisprudence courante interprète la garantie du droit de grève comme relevant de la résistance à l’oppression.

Notre pays est également signataire de la convention n° 87 de l’Organisation internationale du travail selon laquelle, dans son article 3, « les autorités publiques doivent s’abstenir de toute intervention de nature à limiter [le] droit [de grève] ou à en entraver l’exercice légal ». Nous devons respecter cette convention, comme l’exige la Constitution.

Sans l’ombre d’un doute, vous l’aurez compris, mes chers collègues, cette proposition de loi est anticonstitutionnelle.

Pourquoi un tel texte ? Pourquoi le nombre de textes de ce type s’est-il accru au cours des dernières années ? Pourquoi font-ils des mouvements sociaux la source de tous les maux que rencontrent les usagers des transports, alors que la réalité est tout autre ? C’est certainement parce qu’il est plus facile de s’attaquer aux droits des travailleurs qu’aux vrais problèmes.

Prenons l’exemple de l’année 2022, année des grèves des chefs de bord. L’Autorité de la qualité de service dans les transports (AQST) décrit cette année comme l’une des pires en matière de retards. Quelles en sont les causes ? Selon l’Autorité, la majorité des dysfonctionnements rencontrés par les usagers est liée aux difficultés liées à la gestion de l’affluence en gare, au matériel défectueux, à la régulation du trafic ou encore aux infrastructures fatiguées. Dans le ferroviaire, seuls 20 % à 25 % des retards relèvent d’une cause externe, notamment la météo, les obstacles sur les voies, les colis suspects, les malveillances et, en toute dernière position, les mouvements sociaux.

L’Autorité de la qualité de service dans les transports dénonce par ailleurs la dégradation de l’état du réseau ferroviaire depuis 1954, qu’elle explique par le vieillissement du réseau et du matériel roulant, l’augmentation du trafic et du nombre de voyageurs et une baisse des effectifs, passés de 400 000 cheminots en 1954 à moins de 150 000 aujourd’hui.

Cette proposition de loi ne trompe personne : le sous-investissement, voilà ce qui pénalise vraiment les usagers. Pourquoi maintenons-nous un modèle dans lequel les collectivités territoriales et les usagers financent le développement et l’entretien des réseaux, plutôt que l’État ? Pourquoi l’effort politique ne se concentre-t-il pas sur cette question cruciale ? Monsieur le ministre, à quand un projet de loi de programmation relatif aux 100 milliards d’euros promis par Mme Borne ?

M. Hervé Gillé. On l’attend !

M. Pierre Barros. Sous-investissement et ouverture à la concurrence : tels sont les choix politiques qui ont saboté les transports du quotidien, indispensables à des millions d’usagers. Ce phénomène continue, hélas ! Ce sont aussi ces choix politiques qui contribuent à dégrader les conditions de travail des salariés.

Que dire, par ailleurs, de la liquidation de nos grandes entreprises de services publics telles que Fret SNCF, qui a favorisé le transport routier au détriment de la nécessaire décarbonation du fret et plus généralement des transports ? Attaquons-nous donc, non pas aux conséquences de ces dysfonctionnements, mais à leurs causes, mes chers collègues !

J’en viens à un autre élément qui doit attirer notre vigilance. Cette proposition de loi instrumentalise les craintes que suscitent les jeux Olympiques et Paralympiques de 2024…

M. Pierre Barros. … pour mettre à l’agenda politique ce vieux rêve que constitue le syndicalisme de partenariat social.

Cela a commencé avec Jacques Delors, qui a introduit le principe de « dialogue social » en lieu et place de celui de « négociation collective ». Puis, les lois Auroux de 1982 (loi du 28 octobre 1982 relative au développement des institutions représentatives du personnel, loi du 4 août 1982 relative aux libertés des travailleurs dans l’entreprise, loi du 13 novembre 1982 relative à la négociation collective et au règlement des conflits collectifs du travail et loi du 23 décembre 1982 relative aux comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) et la loi El Khomri de 2016 (loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels) ont ouvert des brèches dans le code du travail. Enfin, en 2017, les ordonnances dites Macron (ordonnances du 22 septembre 2017 relative à la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l’entreprise et favorisant l’exercice et la valorisation des responsabilités syndicales, du 22 septembre 2017 relative au renforcement de la négociation collective, du 22 septembre 2017 portant diverses mesures relatives au cadre de la négociation collective et du 22 septembre 2017 relative à la prévention et à la prise en compte des effets de l’exposition à certains facteurs de risques professionnels et au compte professionnel de prévention) ont achevé, en créant le comité social et économique (CSE), de déséquilibrer les rapports entre partenaires sociaux en affaiblissant les instances et en décourageant les élus dans l’exercice de leur fonction de représentation. Résultat : les organisations syndicales représentatives n’ont désormais aucun poids réel dans la négociation…

Pourquoi ne pas commencer par respecter l’esprit de notre Constitution ? Plutôt que de s’acharner sur le droit de grève, mettons en place de véritables cadres de négociation collective, de sorte que les organisations syndicales n’en soient plus réduites à discuter les virgules des accords ! Rendons-leur les moyens de faire vivre la discussion sur des propositions !

Au sein du processus de négociation collective, la grève n’est qu’un levier d’action, mais elle constitue un outil essentiel du rapport de force qui, vous le savez, a permis d’arracher de grandes conquêtes sociales.

Dois-je vous rappeler, mes chers collègues, qu’on ne déclenche pas une grève par plaisir ni par commodité, que les conséquences sont lourdes pour les grévistes et que ce n’est pas de gaieté de cœur qu’ils perdent de précieuses journées de salaire, en particulier dans la conjoncture économique actuelle ?

Vous le savez, la situation économique est particulièrement dégradée et le climat social marqué par une grande instabilité. Cette proposition de loi s’inscrit dans une conjoncture répressive à l’égard de tout ce qui ressemble à un contre-pouvoir exercé par un corps intermédiaire. En tant que parlementaires, nous sommes familiers d’une telle démarche…

Notre pays connaît un contexte inédit de répression syndicale. En effet, plus de 1 000 militants syndicaux sont aujourd’hui poursuivis devant les tribunaux.

M. Pascal Savoldelli. Ah bon ? Ce ne sont pas plutôt 1 000 patrons ?

M. Pierre Barros. Une telle situation, particulièrement alarmante pour nos libertés publiques, doit nous interpeller. L’essence de la démocratie réside dans sa capacité à permettre la libre expression des conflits qui la traversent. À Athènes, antique mère de nos démocraties, cela permettait déjà de réguler les différends et d’aboutir à un consensus. Empêcher l’expression du conflit n’empêchera pas le conflit en lui-même.

Cette proposition de loi, nous le savons, ne servira pas l’intérêt des entreprises concernées. Contrairement aux idées reçues, le patronat a besoin des organisations syndicales, qui jouent un rôle d’amortisseur social essentiel dans notre démocratie. À défaut, nous assisterons à un accroissement du nombre de grèves sauvages et de pratiques hors cadre. Quand le corps social est contraint, il réagit.

La dépénalisation de la grève en 1864 fut du reste pensée en ce sens : des mouvements sociaux qui se déroulent au grand jour sont mieux gérés et contrôlés.

Pour toutes ces raisons, je vous invite à voter en faveur de cette motion, mes chers collègues. En interdisant à certains salariés d’exercer leurs droits de grève, ce texte franchit une ligne rouge.

Je terminerai en citant quelques vers du chœur parlé Citroën, composé par Jacques Prévert et le groupe Octobre en 1933. (M. le rapporteur lève les yeux au ciel.) Nous avons des valeurs différentes, cher Philippe Tabarot ! (Sourires.)

« Mais ceux qu’on a trop longtemps tondus en caniches,

« Ceux-là gardent encore une mâchoire de loup

« Pour mordre, pour se défendre, pour attaquer,

« Pour faire la grève… »

M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.

M. Pierre Barros.

« La grève…

« Vive la grève ! »

(Applaudissements sur les travées des groupes CRCE-K, SER et GEST.)

M. le président. La parole est à M. Stéphane Demilly, contre la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)

M. Stéphane Demilly. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui tend à encadrer l’exercice du droit de grève dans les transports lors de périodes stratégiques.

Je vais vous expliquer pourquoi cette proposition n’est ni inconstitutionnelle ni incompatible avec nos engagements internationaux, contrairement à ce que prétendent les auteurs de la présente motion d’irrecevabilité.

Oui, en France, le droit de grève est un droit constitutionnel, inscrit au septième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, mais, oui, c’est un droit qui peut être limité. Le Conseil constitutionnel l’a d’ailleurs clairement énoncé dans une décision du 25 juillet 1979.

S’il est un principe de valeur constitutionnelle, le droit de grève a néanmoins des limites qui peuvent être définies par le législateur dans l’objectif de concilier « la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l’intérêt général, auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ». En d’autres termes, le droit de grève ne doit pas faire obstacle à la continuité du service public qui a, lui aussi, une valeur constitutionnelle.

Ainsi, oui, ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement du service. Mes chers collègues, le droit de grève n’est pas absolu. Il peut être encadré pour préserver la continuité du service public et la liberté d’aller et venir, reconnue elle aussi comme un droit constitutionnel par la décision du 25 juillet 1979 susvisée.

Puisque notre débat est d’abord juridique – j’en viendrai à l’aspect politique dans un instant –, posons-nous spécifiquement la question suivante : l’exercice répété du droit de grève de notre opérateur ferroviaire historique, la SNCF, porte-t-il atteinte, oui ou non, à la continuité du service public et porte-t-il atteinte, oui ou non, à la liberté d’aller et venir ?

M. Stéphane Demilly. Pour répondre à cette question, soyons factuels et observons des données tangibles et incontestables, sauf naturellement à faire preuve de mauvaise foi.

Sans remonter jusqu’à 1947, depuis janvier 2022, soit assez récemment, on décompte plus de soixante-dix mouvements de grève des agents de transport ferroviaire. Or ces mouvements sont toujours déclenchés pendant les vacances scolaires et pendant les week-ends.

À titre d’exemple, la grève du week-end de Noël 2022 a laissé plus de 200 000 personnes sur le quai. Cette situation n’est pas digne, ni pour nos concitoyens qui souffrent injustement de ces blocages ni pour l’image de notre entreprise ferroviaire.

Trop souvent, prendre le train devient source de stress, alors que paradoxalement, mais légitimement, notre pays porte des objectifs ambitieux de décarbonation des transports. Le train, plutôt que la voiture ou l’avion, c’est super… mais seulement quand ça fonctionne ! Or, à ce jour, les règles encadrant l’exercice du droit de grève en France n’assurent pas une protection suffisante du droit des passagers.

Il faut également préciser qu’au-delà des grands départs en vacances les mouvements de grève ont de lourdes conséquences dans le quotidien des Français, notamment pour ceux qui empruntent chaque jour les transports collectifs pour se rendre sur leur lieu de travail. Or beaucoup de ces travailleurs n’ont pas la possibilité d’opter pour une autre solution, parce que cela leur coûterait trop cher ou que le temps de trajet deviendrait trop long, au regard par exemple des embouteillages dans les métropoles.

Cette proposition de loi a donc été pensée pour contrecarrer ces atteintes à la continuité du service public, à la liberté d’aller et venir et à l’ordre public. Il est question, non pas d’interdire, mais de concilier le droit de grève avec d’autres droits, libertés et principes tout aussi fondamentaux.

Pour éclairer l’analyse juridique de la recevabilité de ce texte, rappelons que selon la jurisprudence administrative qui prévaut depuis l’arrêt Dehaene du Conseil d’État du 7 juillet 1950, le déplacement est un besoin d’intérêt général. Le champ d’application des dispositions encadrant le droit de grève doit ainsi être strictement déterminé par le législateur, c’est-à-dire par nous-mêmes, mes chers collègues. Tel est précisément l’objet de la présente proposition de loi, qui vise le personnel dont le concours est indispensable au bon fonctionnement du service.

Par les amendements adoptés en commission, la durée des suspensions à l’exercice du droit de grève a été restreinte de manière à cibler les heures de pointe. Nous ménageons ainsi la liberté d’aller et venir, notamment pour travailler.

Ce texte a été dosé avec finesse. Il est juste, équilibré, et il a été élaboré avec le souci de la proportionnalité.

C’est dans le même esprit que le nombre de jours concernés a été réduit par rapport au texte original. Les suspensions ne pourront ainsi s’appliquer que sur des périodes de sept jours consécutifs et pour une durée cumulée annuelle maximale de trente jours. Les périodes concernées devront quant à elles être clairement définies, par exemple de la veille au lendemain des jours fériés, durant les vacances scolaires ou encore durant les événements d’importance majeure sur le territoire national. Il s’agit donc bien d’un encadrement strict.

Comme je le souhaitais, le transport aérien a par ailleurs été exclu du dispositif. Ce secteur est en effet déjà soumis à des dispositions spécifiques, par la loi du 19 mars 2012, qui encadre l’exercice du droit de grève des travailleurs du secteur, qui prévoit notamment l’obligation individuelle de déclarer sa participation à une grève quarante-huit heures avant qu’elle ne débute, et par l’excellente loi du 28 décembre 2023, d’origine sénatoriale, qui prévoit que tout agent dont l’absence est de nature à affecter directement la réalisation des vols doit informer l’autorité administrative, au plus tard l’avant-veille de chaque journée de grève, de son intention d’y participer.

Le droit de grève étant donc manifestement déjà suffisamment encadré dans le secteur aérien, il a été décidé, dans le même souci de tempérance et d’équilibre que j’évoquais, de ne pas intégrer ce secteur dans le périmètre du présent texte, d’autant qu’il ne bénéficie pas tout à fait de la même situation monopolistique que le secteur ferroviaire.

Autre point important : les périodes de suspension ne pourront être fixées par décret en Conseil d’État qu’après concertation avec les partenaires sociaux. Ainsi, au-delà de son caractère équilibré, ce texte respecte et même invite à la démocratie sociale : il nous rappelle, comme le président Marseille l’indiquait précédemment, que la grève est et doit être le dernier recours en cas d’échec du dialogue. Il reviendra donc aux partenaires sociaux de prendre leurs responsabilités.

La commission a enfin considérablement élargi le champ du texte, en y insérant six articles additionnels qui ont pour objectif de permettre au service de s’organiser en cas de grève. L’allongement des délais de préavis individuels vise en particulier à assurer l’effectivité du service minimum. Par cette disposition, il s’agit de lutter contre l’exercice abusif du droit de grève.

Comme je viens de l’indiquer, la grève doit être un outil de pression ou d’expression de l’insatisfaction de dernier recours. Elle ne doit intervenir qu’après le constat de l’échec du dialogue social et, naturellement, après le dépôt d’un préavis. Or certaines organisations syndicales déposent des préavis de grève illimités ou dormants, que l’on peut actionner n’importe quand. Le recours à de telles pratiques, qui s’apparentent à une épée de Damoclès, est tout à fait insupportable ; il convient d’y mettre un terme.

Il est en est de même des fameuses grèves de 59 minutes, très répandues dans le secteur des transports, qui désorganisent complètement le service et qui prennent de court les usagers – que dis-je ? les clients – de la SNCF qui, pour le coup, deviennent les otages de cette humeur passagère de 59 minutes. (Applaudissements sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)

Je rapporterai les propos, non pas de Montesquieu, mais de Mme Michu, qui prend le train tous les jours pour aller bosser et qui estime qu’il faut mettre fin à tous ces détournements du droit de grève et à toutes ces stratégies insupportables, qui transforment le client en monnaie d’échange et en moyen de pression. (Mêmes mouvements.)

M. Stéphane Demilly. La commission a d’ailleurs augmenté de vingt-quatre heures les délais de transmission des déclarations individuelles de participation à la grève. C’est la moindre des choses, car la grande maison ferroviaire doit non seulement s’organiser sur le plan technique, mais, accessoirement, elle doit aussi informer ses voyageurs.

Je rappelle du reste que la constitutionnalité de l’obligation de déclaration préalable a été confirmée à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel. Le fait d’augmenter les délais de déclaration individuelle permettra toujours, dans un souci de préservation de l’intérêt général, de faciliter l’organisation du service par les opérateurs et d’informer le client, afin que lui aussi puisse s’organiser.

Non seulement la proposition de loi qui nous est soumise n’est pas inconstitutionnelle, mais elle n’est pas non plus inconventionnelle, c’est-à-dire qu’elle ne contrevient pas à nos engagements internationaux.

Si le droit de grève est effectivement protégé à l’échelle supranationale, à la fois par la Charte sociale européenne, par la Cour européenne des droits de l’homme et par l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – la Cour de justice de l’Union européenne en a d’ailleurs fait un principe général du droit de l’Union européenne –, cette consécration supranationale du droit de grève n’interdit pas son aménagement au profit de la continuité des services publics.

De nombreuses constitutions européennes font du reste référence à la nécessité de concilier droit de grève et continuité du service ; je pense notamment à la Grèce, à la Roumanie ou encore au Portugal.

M. Ian Brossat. Il est vrai que la Roumanie est un exemple qui fait rêver !

M. Stéphane Demilly. Je pense aussi à l’Italie et à l’Espagne, qui ont mis en place dans leur droit un régime général de garantie du service minimum. Le système proposé par le président Marseille est d’ailleurs calqué sur le système italien, qui prévoit des périodes de suspension du droit de grève déterminées par la négociation collective. Ce système existe depuis trente ans et n’a jamais été sanctionné dans le cadre du Conseil de l’Europe ni de l’Union européenne.

Mes chers collègues, je le répète, il est question, non pas d’interdire, mais de concilier le droit de grève avec d’autres droits, d’autres libertés et d’autres principes tout aussi fondamentaux.

Après Montesquieu et Mme Michu, permettez-moi de citer Sénèque : « Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. »

M. Stéphane Demilly. Cette proposition de loi n’étant ni inconstitutionnelle ni conventionnelle, je vous invite donc à voter contre la présente motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Bravo ! et applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et INDEP.)

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Philippe Tabarot, rapporteur. Ma réponse, technique, s’articulera autour d’arguments de trois ordres.

Les auteurs de la motion se réfèrent tout d’abord avec justesse au préambule de la Constitution de 1946. Or, comme ils le savent, le septième alinéa de celui-ci prévoit précisément que le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. C’est là tout l’objet de la présente proposition de loi, qui vise, par de nouvelles dispositions législatives, à encadrer l’exercice du droit de droit de grève, afin de le concilier avec d’autres principes constitutionnels, que sont par exemple la liberté d’aller et venir, l’ordre public ou le droit du travail, qui découle lui aussi du préambule de la Constitution de 1946.

Ce dispositif s’inspire ensuite d’un modèle qui existe d’ores et déjà en Italie, depuis plus de trente ans. Nous avons du reste renforcé la constitutionnalité du dispositif initial par une série d’évolutions permettant de cibler sa mise en œuvre dans le temps, de réduire son champ d’application, ainsi que la sanction prévue, qui est désormais limitée à une sanction disciplinaire. En définitive, compte tenu des évolutions introduites en commission, le dispositif semble tout à fait proportionné à l’objectif poursuivi.

Enfin, me livrant à quelques travaux d’archéologie législative, j’ai étudié les débats que nous avons eus en 2007 sur le projet de loi sur le dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres réguliers de voyageurs. J’ai ainsi constaté que, à l’époque, le groupe communiste avait déjà déposé une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur ce texte, qui ne fait pourtant plus débat aujourd’hui, et qui, je le crois, a permis d’améliorer la prévisibilité du service. En 2007, le Conseil constitutionnel avait conclu que les dispositions de ce projet de loi dont il avait été saisi étaient conformes à la Constitution.

Ainsi, monsieur Barros, tout en partageant votre constat sur l’état du réseau ferroviaire dans notre pays, je ne puis qu’être défavorable à cette motion.