Table des matières




Mercredi 7 janvier 2004

- Présidence de M. André Dulait, président -

Traités et conventions - Convention France - Principauté d'Andorre relative aux bureaux nationaux juxtaposés - Examen du rapport

La commission a tout d'abord procédé à l'examen du rapport de Mme Maryse Bergé-Lavigne sur le projet de loi n° 14 (2003-2004), adopté par l'Assemblée nationale, autorisant l'approbation de la convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Principauté d'Andorre relative aux bureaux nationaux juxtaposés.

Mme Maryse Bergé-Lavigne, rapporteur, a rappelé que les relations entre la France et la Principauté d'Andorre avaient fait l'objet, ces dernières années, de plusieurs conventions. Ainsi, le Parlement français a-t-il ratifié, au mois de juin 2001, un échange de territoires d'une ampleur limitée pour permettre l'ouverture, vers la Principauté, d'une deuxième voie routière d'accès par tunnel. Par ailleurs, les deux pays ont conclu en décembre 2001 un accord tendant à renforcer leur assistance administrative mutuelle, qui permet une meilleure application de l'accord général intervenu en 1990 entre la Communauté européenne et Andorre en matière d'union douanière et de répression des contre-fraudes.

Le présent accord, a-t-elle précisé, vise à adapter les modalités du contrôle policier et douanier entre les deux pays à ces nouveaux éléments. Ses principales dispositions visent à adapter la localisation géographique des contrôles policiers et douaniers à la nouvelle répartition des flux routiers entre la France et Andorre, qui empruntent désormais en majorité le tunnel. C'est pourquoi un bureau à contrôles nationaux juxtaposé sera édifié en territoire français sur la portion routière commune aux deux axes de liaison. L'ensemble des agents français, actuellement répartis sur deux sites, seront regroupés dans ce futur bureau qui comportera des locaux distincts pour les services français et andorrans. Ceux-ci traiteront en continuité les uns avec les autres toutes les opérations relatives au franchissement de la frontière. Ce regroupement permettra d'accélérer ces formalités, et d'en renforcer l'efficacité, notamment en matière de trafic de tabac et d'alcool.

Mme Maryse Bergé-Lavigne, rapporteur, a rappelé que, du côté français, les contrôles douaniers fixes étaient complétés par les interventions de deux brigades mobiles en amont de la frontière. Elle a souligné l'importance des flux touristiques, en provenance de France ou d'Espagne, qui contribuent pour une part significative à la prospérité d'Andorre, qui dispose d'un produit national brut (PNB) par habitant d'environ 17 000 € par an. Le présent accord permettra de mieux contrôler ces flux humain et économique ; c'est la raison pour laquelle Mme Maryse Bergé-Lavigne en a recommandé l'adoption à la commission.

Au terme de cet exposé, un débat s'est ouvert au sein de la commission.

M. Xavier de Villepin s'est enquis des normes de sécurité en vigueur dans le tunnel reliant la France à Andorre. Il a également souhaité des informations sur les relations entre la Principauté et « l'espace Schengen ».

M. Louis Moinard a rappelé la forte fréquentation, par les touristes français, de la Principauté, notamment l'hiver, et a souligné les nombreux achats, effectués par ces derniers, de produits comparativement beaucoup moins onéreux.

M. Robert Del Picchia a fait observer que le regroupement des contrôles fixes en un lieu unique avait pour but essentiel de réprimer les trafics importants, qui procèdent par l'acheminement de camions entiers de marchandises introduites en fraude en France. Il a, par ailleurs, rappelé que la conception du tunnel routier entre la France et Andorre avait été modifiée pour tenir compte des enseignements tirés du grave accident survenu dans le tunnel du Mont-Blanc.

Mme Maryse Bergé-Lavigne, rapporteur, a alors indiqué que la Principauté d'Andorre n'appartenait pas à « l'espace Schengen », mais qu'une convention conclue en 2002 entre la France, l'Espagne et Andorre, accroissait sensiblement les échanges d'informations en matière policière et douanière entre les trois pays, sur le modèle du « Système d'informations Schengen »(S.I.S.). Elle a souligné que la Principauté souhaitait, de longue date, un rapprochement accru avec l'Union européenne, mais que celui-ci était notamment entravé par les fortes distorsions fiscales existant entre la Principauté et les pays membres de l'Union. Elle a précisé que les récentes hausses du prix du tabac en France rendaient encore plus attractifs les achats en Andorre, où les prix pratiqués y sont inférieurs d'environ les 2/3, mais que le présent accord visait notamment à réprimer une hausse éventuelle des trafics en ce domaine.

Puis la commission a adopté le projet de loi.

Traités et conventions - Accord France-Ukraine relatif à la coopération policière - Examen du rapport

La commission a ensuite examiné le rapport de M. Jean-Guy Branger sur le projet de loi n° 424 (2002-2003) autorisant l'approbation d'un accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de l'Ukraine relatif à la coopération policière.

M. Jean-Guy Branger, rapporteur, a indiqué que l'accord avait été signé à Kiev, le 3 septembre 1998, lors de la visite d'état du Président de la République, M. Jacques Chirac. Il a été ratifié dès novembre 1998 par l'Ukraine tandis que la France a attendu un échange de lettres, effectué en mars et août 2002, permettant de préciser certaines dispositions. Cet accord se place dans le cadre du traité d'entente et de coopération du 16 juin 1992, entré en vigueur le 19 juin 1997, et a pour objectif de développer la coopération policière avec l'Ukraine, qui partagera une frontière commune avec l'Union européenne du fait de son élargissement à la Pologne, à la Slovaquie et à la Hongrie.

L'article premier définit le champ d'application de l'accord à trois domaines principaux dans lesquels les deux parties s'engagent à coopérer sur les plans technique et opérationnel : prévention et lutte contre le terrorisme, trafic de drogue et toutes formes graves de criminalité organisée. L'accord précise également les modalités pratiques de ces coopérations, en ouvrant notamment la possibilité d'échanges d'informations, de communication de résultats d'analyse ou de recherche et de formation ou d'assistance technique et matérielle. Il permettra en outre une coopération approfondie afin de renforcer la législation ukrainienne en matière de blanchiment d'argent et de migration illégale. Enfin, il précise les conditions dans lesquelles des données personnelles peuvent être communiquées ou refusées.

Le rapporteur a ensuite abordé la situation intérieure de l'Ukraine et les relations entre nos deux pays. Il a noté que la scène politique intérieure ukrainienne était dominée par la préparation des élections présidentielles d'octobre 2004 dont les deux principaux candidats devraient être l'actuel premier ministre M. Yanoukovytch, si le Président de la République, M. Koutchma ne se représente pas, et M. Iouchtchenko, ancien premier ministre réformateur. Ce dernier est donné favori par les sondages d'opinion, mais il n'est pas certain, comme lors des législatives de mars 2002, que l'administration présidentielle laisse libre cours au jeu démocratique. Au plan économique, la situation de l'Ukraine est très difficile en raison de la chute de 65 % du produit intérieur brut (PIB) entre 1990 et 1999 et que la croissance des trois dernières années n'est pas parvenue à combler. Cette situation se traduit également par une grande inégalité de revenus, une part importante de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté et par une situation démographique très dégradée.

L'Ukraine doit également faire face à la volonté de la Russie de rétablir son influence passée, justifiant pour les responsables ukrainiens les soutiens américain et européen. Dans ce contexte, le rapporteur a relevé que l'Ukraine a décidé l'envoi de 1 600 soldats en Irak et que, par ailleurs, l'Union européenne est le premier bailleur international de ce pays. Les relations bilatérales avec la France restent en revanche en deçà du niveau espéré en 1992. Les visites politiques françaises en Ukraine sont peu fréquentes et nos engagements financiers de coopération et d'aide au développement sont très inférieurs à ceux des autres pays occidentaux. Enfin, la France est le huitième exportateur et le vingtième investisseur en Ukraine.

En conclusion, M. Jean-Guy Branger, rapporteur, a invité la commission à adopter le présent projet de loi.

A la suite de l'exposé du rapporteur, un débat s'est engagé avec les commissaires.

M. Xavier de Villepin, après avoir regretté l'insuffisante présence française dans de nombreux pays de l'est de l'Europe, notamment du point de vue commercial, s'est interrogé sur les moyens d'y remédier, évoquant l'action positive du Centre français du commerce extérieur (CFCE) ou des groupes interparlementaires. Il a noté que l'instabilité politique et juridique pouvait constituer un facteur dissuasif pour nos entreprises, notamment en Ukraine. Il a relevé que ce pays était très courtisé par les Etats-Unis et la Russie, mais aussi la Grande-Bretagne ou l'Allemagne, compte tenu notamment de son potentiel économique très élevé qui ne devait pas être masqué par la conjoncture actuelle.

M. André Dulait, président, s'est interrogé sur le suivi par notre pays des programmes de coopération avec l'Ukraine engagés après l'accident de Tchernobyl afin de soigner des enfants irradiés et de réhabiliter des centrales nucléaires vétustes.

M. Daniel Goulet, relevant la faiblesse de la présence française dans de nombreux pays pourtant demandeurs, a insisté sur le rôle encore insuffisant des parlementaires à cet égard et sur les potentialités considérables de la coopération décentralisée.

M. André Dulait, président, a à son tour souligné la réactivité de cette coopération décentralisée et ses résultats très significatifs.

M. Jean-Guy Branger, rapporteur, a enfin estimé que la France devrait entretenir un dialogue plus nourri avec les autorités ukrainiennes, afin d'accompagner l'évolution de ce pays vers l'état de droit et d'y conforter sa position commerciale.

La commission a adopté à l'unanimité le présent projet de loi.

Jeudi 8 janvier 2004

- Présidence de M. André Dulait, président -

Audition de M. Henry Kissinger, ancien Secrétaire d'Etat des Etats-Unis

La commission, conjointement avec les membres du groupe interparlementaire France-Etats-Unis, s'est entretenue avec M. Henry Kissinger, ancien Secrétaire d'Etat des Etats-Unis.

M. André Dulait, président, a tout d'abord vivement remercié M. Henry Kissinger d'avoir accepté cette invitation de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, associée pour l'occasion au groupe interparlementaire France-Etats-Unis. Il a ensuite évoqué les sujets de l'actualité internationale sur lesquels les sénateurs souhaitaient recueillir son appréciation : l'Irak et le Proche-Orient, mais aussi la construction européenne et les relations bilatérales entre les Etats-Unis et la France.

Après avoir indiqué qu'il s'exprimait à titre purement personnel et non au titre du gouvernement américain dont il soutient l'action, M. Henry Kissinger a estimé que certains pays européens et les Etats-Unis connaissaient une période de controverse qui pouvait rappeler telles ou telles mésententes passées, notamment entre la France et les Etats-Unis. C'est cependant la première fois, a-t-il relevé, que la France organise l'opposition aux Etats-Unis dans le monde et au Conseil de sécurité. On assiste aussi aujourd'hui, entre l'Europe et les Etats-Unis, à un différend qui revêt un aspect culturel, comme si un « gouffre » s'était creusé entre les deux régions. C'est un premier aspect du caractère unique de la situation actuelle.

De plus, le profond renouvellement du contexte international, après les deux événements majeurs que sont la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et l'attaque terroriste contre les Etats-Unis, le 11 septembre 2001, contribue aussi à faire de cette crise une situation unique. En effet, la chute du mur de Berlin, en effaçant la menace directe contre l'Europe occidentale, a supprimé un des éléments unificateurs au sein de l'OTAN. Elle a aussi donné une plus grande importance aux politiques nationales des différents pays par rapport à la politique internationale. Les attentats du 11 septembre ont constitué une expérience inédite pour les Etats-Unis dont le territoire métropolitain a été attaqué pour la première fois depuis les premières années de leur existence. Par ailleurs, à la différence de l'attaque japonaise sur Pearl Harbour en 1941, les attentats du 11 septembre ont été commis par des inconnus venant de pays qui n'étaient pas identifiés comme des ennemis des Etats-Unis. Ces attentats ont contribué à la perception d'une menace permanente et universelle à laquelle les Etats-Unis se devaient de réagir très fortement. C'est pourquoi, alors que les Européens considèrent le terrorisme comme un danger important, mais qui, en soi, ne modifie pas la donne internationale, les Etats-Unis estiment qu'il s'agit d'une menace majeure qui doit être attaquée à sa racine par une politique de prévention. Cette politique est contraire à la conception européenne des relations internationales, développée à partir des traités de Westphalie de 1648, par laquelle les Etats définissent leur politique en fonction de leurs intérêts nationaux et ne peuvent légitimement recourir à la guerre que pour résister à une éventuelle agression par un autre Etat. Or, face au terrorisme et aux armes de destruction massive, il est impossible d'attendre que la menace se réalise, ce qui justifie la doctrine de prévention. Celle-ci, a précisé M. Henry Kissinger, ne devrait toutefois pas relever d'un seul pays mais constituer un principe international. Ceci devra nourrir le débat à venir au sein de la communauté internationale.

Dans ce nouveau contexte, a poursuivi M. Henry Kissinger, il n'y a pas, en Amérique, une attitude a priori hostile vis-à-vis de la construction de l'Europe, mais plutôt, au sein de la majorité de la population, de l'ignorance ou de l'indifférence. Il n'y a pas de débat national sur ce point aux Etats-Unis, où les progrès de la construction européenne ne sont pas une préoccupation majeure. Les Etats-Unis ne réagissent que lorsque l'Europe se confronte à eux.

S'interrogeant sur la volonté, ou non, d'aller vers un monde multipolaire, M. Henry Kissinger a relevé que certains penseurs aux Etats-Unis, extérieurs à l'administration, dont M. Richard Perle par exemple, avaient une réponse précise sur cette question. En revanche, M. Henry Kissinger a estimé qu'une tentative d'hégémonie des Etats-Unis n'était pas souhaitable, dans la mesure où elle n'est ni réalisable, ni conforme à leur intérêt en ce qu'elle inciterait les pays à s'organiser contre cette hégémonie. L'intérêt des Etats-Unis est de pouvoir traiter avec d'autres pays qui ont une capacité d'influer sur les événements internationaux. Une nouvelle question se pose cependant aujourd'hui : une chose est de construire une Europe qui peut éventuellement contredire les Etats-Unis et débattre avec eux, c'en est une autre de structurer une identité européenne qui ne se définirait que par son opposition à ce pays.

Le vrai débat, a poursuivi M. Henry Kissinger, ne porte pas tant sur la multipolarité elle-même que sur sa définition. La multipolarité est une réalité avec la Russie, la Chine et l'émergence de l'Inde et du Japon dans les affaires internationales. L'Europe ne sera-t-elle qu'une composante supplémentaire de cet ensemble ou bien aurons-nous une Europe puissante, coopérant avec une Amérique puissante, dans un pôle transatlantique, sur la base de valeurs et d'une histoire communes, pour assurer ensemble une gestion concertée du monde nouveau qui apparaît ? A défaut, nous en retournerions à la situation d'alliances et de contre-alliances prévalant avant la première guerre mondiale.

Pour M. Henry Kissinger, sur des sujets internationaux comme par exemple l'Irak ou le Moyen-Orient, il convient plutôt de rénover le dialogue entre l'Europe et les Etats-Unis. Si, conjointement avec les Etats-Unis, la France pense pouvoir apporter une contribution aux questions internationales, elle doit jouer un rôle actif, mais si elle apparaissait comme une concurrente ou une entrave à la politique des Etats-Unis, ce serait nécessairement mal perçu par l'opinion américaine. Il n'est pas dans l'intérêt, à long terme, des Etats-Unis de dicter une politique étrangère au reste du monde, mais ce n'est pas non plus celui de l'Europe de transformer la politique étrangère en une série de confrontations ou de dissensions. M. Henry Kissinger a affirmé que son dessein personnel, qu'il partage avec le Président des Etats-Unis, est d'aboutir à une coopération avec la France et non à une confrontation.

Puis un débat s'est instauré au sein de la commission.

M. Xavier de Villepin a reconnu que des divergences opposaient les Etats-Unis à la France sur l'Irak, mais que notre pays souhaitait engager avec Washington un dialogue sur la réponse appropriée à apporter à la menace terroriste. Dans cette perspective, ne serait-il souhaitable de réunir une conférence internationale sur le terrorisme ? Evoquant le danger représenté par l'évolution de la Corée du Nord, M. Xavier de Villepin s'est inquiété de la remilitarisation du Japon qui en découle et des conséquences éventuellement négatives de cette évolution sur les relations entre le Japon, la Chine et les Etats-Unis.

M. Jean François-Poncet a relevé la difficulté liée à l'influence importante prêtée en Europe à l'école néo-conservatrice américaine et à son incidence sur la politique étrangère américaine. Il lui a cependant semblé que cette doctrine, influente mais excessive, ne résumait pas, dans la pratique, l'orientation de la diplomatie américaine. Puis, évoquant le conflit israélo-palestinien, il a estimé que la solution à cette question était pour les Français encore plus importante pour l'harmonie des relations entre le monde islamique et l'Occident que la normalisation en Irak. Or, a-t-il relevé, les Etats-Unis semblent avoir abandonné toute pression sur le gouvernement israélien, abandonnant ainsi leur position antérieure de partenaire impartial. M. Jean François-Poncet a souhaité recueillir le sentiment de M. Henry Kissinger sur l'évolution probable de ce dossier après les élections présidentielles prochaines.

M. Henry Kissinger a apporté les précisions suivantes :

- le régime nord-coréen ne correspond à rien de connu : le marxisme qui l'inspire se double d'une structure féodale et d'un système plus totalitaire qu'aucun autre, il traite sa propre population avec une brutalité inégalée. La détention d'armes nucléaires par ce pays constitue une menace pour tous les pays de la région y compris la Chine. Pour cette raison, une gestion multilatérale de ce problème est à la fois logique et nécessaire. Une solution est possible mais il importe que l'on passe des propositions actuelles des nord-Coréens, qui visent à préserver leurs actuelles capacités nucléaires, à un réel renoncement de leur part à ces capacités. Ce n'est qu'à ce moment que des concessions seront possibles ;

- aux Etats-Unis, beaucoup pensent que la plupart des pays souhaite atteindre le modèle démocratique américain. Mais, la démocratie japonaise a ses propres spécificités, ancrées dans l'histoire de ce pays qui n'entend pas se transformer en une pâle copie des Etats-Unis. Il est vrai que le Japon se transforme peu à peu en une puissance politique qui tiendra un rôle croissant sur la scène internationale. Les Etats-Unis et l'Europe doivent-ils avoir une approche séparée ou commune de ce phénomène ? 

- l'analyse américaine dominante sur le conflit israélo-palestinien est qu'il relève en grande partie du terrorisme. En Europe, on préconise une solution fondée sur le retour aux frontières de 1967, le démantèlement des implantations israéliennes dans les territoires et le déploiement de forces militaires internationales pour garantir l'ensemble. Les Etats-Unis sont incités à faire pression sur Israël pour imposer cette solution faute de quoi ils se voient reprocher d'être trop favorables à ce pays. Pour M. Henry Kissinger la situation est plus complexe : on constate certes un comportement souvent agressif d'Israël mais il faut aussi reconnaître que, depuis 50 ans, cette nation n'a jamais été véritablement acceptée par les Palestiniens, donnant le sentiment à Israël d'être l'objet d'un processus d'élimination. Bien que, selon M. Henry Kissinger, certains territoires devront être restitués et certaines implantations abandonnées, ce problème de fond demeurera, jusqu'à ce qu'intervienne une acceptation totale et véritable d'Israël par les Palestiniens, préalablement à tout débat sur la frontière. Les Etats-Unis ne sont pas exempts de responsabilités, mais la diplomatie européenne, laissant entendre, à chaque crise, auprès des pays arabes que, sans les Etats-Unis, un règlement serait facile, n'incite nullement ces mêmes pays arabes à bouger sur cette question. Ce qu'il faut, c'est un véritable dialogue entre Européens et Américains sur ce dossier. Cette question devra être à l'ordre du jour du prochain gouvernement américain, quel qu'il soit.

Mme Danielle Bidard-Reydet a salué le choix exprimé par M. Henry Kissinger en faveur d'une meilleure coopération entre les Etats-Unis et l'Europe, au lieu de l'actuelle confrontation et contre toute tentative d'hégémonie exercée par un pays. Elle a souhaité connaître le rôle que pourrait jouer la France dans la reconstruction politique et économique de l'Irak, alors que la Maison blanche a déclaré privilégier en ce domaine les sociétés américaines. Sur le conflit israélo-palestinien, elle a rappelé l'accord de l'Union européenne, des Etats-Unis, de la Russie et de l'ONU sur « la feuille de route », ainsi que le récent accord de Genève, certes non officiel, mais qui porte sur des points concrets d'un règlement possible. Dans ce contexte, elle a jugé que les Etats-Unis, comme les autres promoteurs de la feuille de route, devaient tout faire pour mettre celle-ci en oeuvre.

M. Aymeri de Montesquiou a estimé que l'intervention américaine en Irak avait certes abouti à des aspects bénéfiques, comme la chute de Saddam Hussein et la disparition de sa sanglante dictature, mais que ces résultats avaient été obtenus au prix d'un coût humain et financier très élevé et d'une désorganisation de l'Irak qui pourrait conduire à l'établissement d'une république islamique.

Mme Hélène Luc s'est inquiétée de l'augmentation sans cesse croissante du budget militaire américain, et du développement par les Etats-Unis de nouvelles armes nucléaires. Elle a exprimé la crainte que la course aux armements en soit relancée, et que le traité de non-prolifération s'en trouve menacé. Elle a estimé que la paix serait plus sûrement préservée par des actions prioritaires contre les inégalités, notamment pour l'accès à l'eau ou la lutte contre le sida, par exemple.

M. Philippe de Gaulle s'est inquiété de ce que la guerre préventive conduite par les Etats-Unis en Irak ne conduise à coaliser les peuples arabes contre l'occident, à l'instar de l'unité arabe apparue lors de la guerre « préventive » de 1967 conduite par Israël contre ses voisins.

M. Pierre Biarnès a relevé l'allusion de M. Henry Kissinger à une hostilité marquée de l'Europe envers les Etats-Unis, mais a rappelé que, réciproquement, les Etats-Unis ne souhaitaient pas que l'Europe se développe comme une puissance autonome hors de l'entité atlantique. Il a considéré que les Etats-Unis ne s'étaient pas posés les questions nécessaires sur l'origine des attentats du 11 septembre 2001, et notamment le fait que leurs principaux protagonistes provenaient de pays qui avaient bénéficié de la bienveillance des Etats-Unis. Il a enfin jugé que les deux initiatives prises par les Etats-Unis pour répondre à ce défi, d'abord en Afghanistan, puis en Irak, avaient porté respectivement contre « un non-Etat», et un Etat construit par l'ancien colonisateur, ce qui ne constituait pas réellement une cible adaptée contre le terrorisme.

M. Robert Del Picchia a souhaité connaître le sentiment de M. Henry Kissinger sur la politique africaine de la France, et celle des Etats-Unis à l'égard du continent africain.

En réponse, M. Henry Kissinger a apporté les précisions suivantes ;

- s'adressant à M. Philippe de Gaulle, M. Henry Kissinger a estimé que le Général de Gaulle, figure majeure de l'après-guerre en Europe, a eu une intuition extraordinaire sur le monde de son époque et son évolution. Ses éventuelles critiques envers les Etats-Unis n'atténuaient en rien la profonde solidarité qu'il éprouvait envers cet allié. A cet égard, une anecdote rapportée par le secrétaire d'Etat Dean Acheson de sa visite au Général de Gaulle au moment de la crise des missiles à Cuba en 1962 est significative : le Président français avait alors, après avoir écouté l'exposé du secrétaire d'Etat, refusé d'examiner les documents apportés à l'appui de ses déclarations, estimant qu'il n'était pas besoin de preuve quand un grand allié était impliqué dans une crise majeure. Cette réaction prend un relief particulier dans le monde actuel : en effet, une alliance ne peut fonctionner avec efficacité que si une connivence de cette nature la fonde ; sans cette capacité d'entente tacite, une alliance dépérit. Une alliance exige, des pays qui la composent, davantage que si cette alliance n'existait pas ;

- il semble inévitable que la notion de guerre préventive devienne une composante des relations internationales dans l'avenir, comme le concept de souveraineté est devenu une part intégrante des relations internationales dans le passé. Mais cette notion doit être affinée et ne peut relever d'une seule nation ;

- l'Irak a violé pendant douze ans ses obligations internationales ; il a détenu et utilisé des armes de destruction massive. Avec les ressources de ses richesses pétrolières, il serait devenu une source potentielle de soutien au terrorisme, du fait de la nature même de son régime. Tout le monde a pensé, à l'époque, que les armes de destruction massive existaient bel et bien en Irak. C'est pourquoi il est apparu nécessaire d'agir. Il est certes possible que les implications politiques aient été sous-estimées ; mais, au total, les avantages de l'intervention américaine l'emportent sur ce qui se serait passé si elle n'avait pas eu lieu. Il faut à présent élaborer un concept de reconstruction. A cet égard, tôt ou tard, l'Irak sera « internationalisé » et d'autres pays devront travailler avec le futur gouvernement irakien quel qu'il soit ; dans ces conditions, pourquoi attendre trois mois ?

- s'agissant de la participation des entreprises françaises à la reconstruction, il faut distinguer deux aspects. Tout d'abord, il est de l'intérêt des Etats-Unis que les entreprises françaises puissent prendre part à la reconstruction de l'économie de l'Irak. Mais c'est une autre question de savoir si les entreprises d'un pays qui n'a en rien participé à l'opération et qui s'y est même opposé activement, peuvent bénéficier de financements publics américains. Il n'est pas irrationnel que, dans ce dernier cas, les entreprises françaises ne soient pas autorisées à participer à des contrats publics américains ;

- la feuille de route est un excellent effort, qui a reçu l'acceptation de tous parce que chacun peut l'interpréter de différentes façons en fonction de ses propres préférences. C'est un document utile en ce qu'il force les parties à interpréter sa signification lors des négociations. Chacun des pays à l'origine de cette feuille de route doit en effet tout mettre en oeuvre pour assurer son application ;

- l'indépendance de l'Europe est un fait que les Etats-Unis n'entendent et ne peuvent pas changer. Mais la politique européenne se définit plus souvent en termes de confrontation que de coopération. Les Etats-Unis ne doivent pas essayer de dominer le monde, et ce n'est d'ailleurs pas la politique du gouvernement américain actuel. Aucun pays au demeurant ne peut assumer une hégémonie, ni répondre seul aux questions de la pauvreté ou des conséquences de la mondialisation ;

- la décolonisation a laissé en Afrique une marque plus durable qu'ailleurs mais la politique française a grandement contribué à la stabilité du continent. Les frontières des Etats africains ont été tracées par les colonisateurs et ne restituent pas les identités culturelles et nationales comme elles le font en Europe, où la société a précédé l'Etat ; en Afrique, c'est l'Etat qui a précédé la société et il ne se reflète pas toujours dans cette société. Les processus démocratiques sont donc difficiles sur ce continent. Par ailleurs, les programmes purement humanitaires fondés sur l'Etat providence ne pourront résoudre à eux seuls les problèmes de l'Afrique.

Concluant l'entretien, M. Paul Girod, président du groupe interparlementaire France-Etats-Unis, a approuvé l'analyse de M. Henry Kissinger selon laquelle les attaques terroristes du 11 septembre 2001 avaient sonné le glas des traités de Westphalie qui fondaient depuis des siècles les relations entre Etats.

Il s'est par ailleurs félicité de la récente création du « Caucus » parlementaire franco-américain au Congrès des Etats-Unis et de la prochaine venue de ses membres en France, ainsi qu'à l'occasion de la célébration du 60ème anniversaire du Débarquement allié en Normandie.