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DÉLÉGATION À L'AMÉNAGEMENT ET AU DÉVELOPPEMENT DURABLE DU TERRITOIRE

Mardi 17 décembre 2002

- Présidence de M. Jean François-Poncet, président -

Audition de M. Jean-Michel Charpin, Commissaire général du Plan

La délégation a procédé à l'audition de M. Jean-Michel Charpin, Commissaire général du Plan.

Rappelant que de nombreux travaux du Commissariat général du Plan avaient porté, soit directement, soit pour l'analyse d'autres problématiques, sur le thème de l'aménagement du territoire, M. Jean-Michel Charpin a notamment cité les rapports, publiés en 1997, du groupe présidé par M. Jean-Paul Delevoye (« Cohésion sociale et territoires ») et des groupes présidés par MM. Joël Bourdin, Jacques Boyon et Adrien Zeller (« Economie et territoires »), pour souligner que de cette réflexion étaient nées l'idée de schémas de services collectifs, ainsi que d'autres pistes qui demeurent d'actualité.

Puis s'agissant des travaux récents du Commissariat général du Plan susceptibles d'intéresser plus particulièrement la délégation, M. Jean-Michel Charpin a cité le rapport du groupe "Géographie économique" présidé par Mme Françoise Maurel, paru en novembre 1999 et intitulé « Scénario pour une nouvelle géographie économique de l'Europe ». Il a souligné que la géographie économique était une discipline récente dont le dynamisme actuel, qui tranche avec le désintérêt qu'elle avait longtemps subi au plan académique, a résulté de la capacité des chercheurs à théoriser un certain nombre de concepts au début des années quatre-vingt-dix. A cet égard, il a par exemple mentionné la dimension "polarisation/dispersion" des activités économiques sur le territoire, c'est-à-dire la liberté plus ou moins grande des entreprises à s'installer en fonction des atouts géographiques de la zone d'accueil, des infrastructures de transport, des économies d'échelle, dimension qui, en analyse économique, est devenue aussi importante que la dimension classique "spécialisation/diversification" de la production.

Evoquant la problématique centrale de cette contribution,M. Jean-Michel Charpin a indiqué qu'elle cherchait, d'une part, à comprendre pour quelles raisons l'intégration européenne n'avait pas conduit à la spécialisation des économies européennes, contrairement aux anticipations des économistes fondées sur la théorie des avantages comparatifs et sur l'observation de l'histoire du développement économique des Etats-Unis, et, d'autre part, à apprécier si l'unification monétaire de l'Union européenne, le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), ou encore l'élargissement de l'Union, allaient favoriser cette diversification sectorielle.

A M. Jean François-Poncet, président, qui l'interrogeait sur les raisons de cette absence de spécialisation des économies des Etats membres de l'Union européenne, et sur la validité de la théorie classique des avantages comparatifs dans un contexte de commerce mondial bien plus complexe qu'au moment de son élaboration, M. Jean-Michel Charpin a répondu qu'en s'appuyant sur le double constat que la croissance du commerce intraeuropéen avait été exceptionnellement importante grâce au processus d'unification du marché intérieur (représentant même une part essentielle du développement du commerce mondial sur la période), mais que les biens échangés n'avaient pas été ceux anticipés par les économistes, ceux-ci ont élaboré une nouvelle théorie permettant de justifier l'échange non pas sur la différence, comme dans la théorie classique « ricardienne », mais au contraire sur la similitude. Soulignant que des notions comme la bonne connaissance de la demande, l'importance accordée par les consommateurs modernes à la variété, ou encore « l'effet-frontière », pouvaient être modélisées, il a indiqué qu'une théorie de la « concurrence imparfaite », née à la fin des années quatre-vingt, permettait de valider au plan académique l'observation que l'échange de biens similaires a bien été à la source du dynamisme du commerce européen depuis quarante ans, et que les économies européennes ne se sont pas spécialisées.

M. Jean-Michel Charpin a ensuite évoqué une étude portant sur « Les effets redistributifs des dotations de l'Etat aux communes », parue en janvier 2002 et réalisée par MM. Guy Gilbert et Alain Guengant. Il résulte de ces travaux, fondés sur la fusion, ce qui était une première, des fichiers de la direction générale des collectivités locales, de la direction générale des impôts et de la direction de la comptabilité publique, sur la période 1994-1997, que l'effet redistributif des dotations de l'Etat est globalement indiscutable, mais qu'il varie selon les dispositifs. Ainsi, le mécanisme central constitué par la dotation globale de fonctionnement contribue à hauteur de 60 % à l'effet redistributif global, mais connaît un déclin, tandis que d'autres dotations, à plus faible montant, jouent un rôle redistributif très fort et surtout croissant : ainsi, les fonds départementaux de péréquation de la taxe professionnelle, qui ne concernent que 2,5 % des montants financiers, participent à hauteur de 16 % à l'effet redistributif total, tandis que le fonds national de péréquation, qui représente 1 % des sommes globales, représente 9 % de cet effet. Après avoir indiqué qu'une seconde étape de l'étude était en cours de réalisation, pour évaluer les effets sur une période plus récente et pour intégrer à l'analyse les départements et les régions, M. Jean-Michel Charpin a répondu à M. Jean François-Poncet, président, qui l'interrogeait sur l'intérêt des travaux d'un organisme privé d'études sur les investissements civils de l'Etat, que l'enquête avait été intéressante pour autant que l'on s'en tienne, s'agissant des conclusions à en tirer, au champ limité des investissements localisables.

A cet égard, M. Jean-Michel Charpin a estimé que le ratio PIB/habitant ne constituait pas un critère déterminant d'inégalités territoriales, dès lors que la répartition territoriale de la population active expliquait largement l'étendue de l'échelle des résultats. Soutenant qu'une politique d'aménagement du territoire ne pouvait avoir pour objectif d'homogénéiser ce ratio, puisque cela reviendrait à orienter les choix individuels des retraités à s'établir où ils le souhaitent, il a considéré plus opportun de s'intéresser au ratio PIB/emploi, qui évalue la productivité du travail, ou au ratio revenu/habitant, dont le niveau peut effectivement faire l'objet d'une politique d'incitation publique. M. Jean François-Poncet, président, a pour sa part souligné que la problématique de la résidence des retraités lui paraissait au contraire se situer au coeur du débat sur les limites posées à la solidarité nationale par la régionalisation, comme en témoigne par exemple l'allocation personnalisée d'autonomie.

A la suite de cet échange, M. Jean-Michel Charpin a formulé quelques remarques sur les enseignements qu'il convient de tirer du dernier recensement de la population française. Il a notamment souligné la difficulté qu'il y avait à tenir un discours pertinent sur le monde rural, dès lors que les nomenclatures ont été construites par l'INSEE, dans leurs concepts mêmes, pour le monde urbain : dans cette optique méthodologique, le « rural » ne constitue que le solde du traitement de « l'urbain ». A titre d'exemple, M. Jean-Michel Charpin a ainsi estimé que l'affirmation selon laquelle, entre les recensements de 1990 et 1999, la population du monde rural avait augmenté, était conceptuellement fausse dès lors que les territoires de référence avaient changé d'un recensement à l'autre : s'il était exact que la population avait augmenté de 0,1 % par an en moyenne dans les zones définies comme rurales en 1990, et de 0,2 % par an sur celles définies comme rurales par le zonage de 1999, en revanche, elle avait chu de manière vertigineuse entre les deux recensements si l'on comparait les deux types de territoires, revenant de 13,88 à 10,55 millions de personnes sur la période.

M. Jean-Michel Charpin a ajouté que les changements de périmètres décidés par l'INSEE entre les recensements, pour tenir compte de réalités sociologiques ou économiques qui ne sont au demeurant pas contestables, avaient substitué aux « unités urbaines » de 1990 (concept de coupure du territoire par une bande de 200 mètres de largeur isolant l'urbain du rural) les « aires urbaines » en 1999, définies par un critère d'interdépendance en termes d'emploi. Ce seul changement méthodologique a ainsi conduit, par exemple, à faire de l'ensemble Nice-Grasse-Antibes-Cannes une seule agglomération en 1999, ou à faire passer dans la zone des aires urbaines la moitié des communes qui, en 1990, se trouvaient dans la catégorie du « rural sous faible influence urbaine ».

Prenant pour exemple la situation qu'il observe dans le Lot-et-Garonne, M. Jean François-Poncet, président, a estimé que le développement manifeste de la fonction résidentielle de l'espace rural posait la question de l'emploi, dont les pouvoirs publics doivent décider s'il convient, en termes de politique d'aménagement du territoire, d'inciter à son implantation en milieu rural. Il a souligné que cette problématique résidence/emploi était tout à fait essentielle au regard du maintien des services publics, des activités de proximité et des écoles puisqu'elle induisait également la typologie des résidents : jeunes actifs avec enfants, ou au contraire retraités. Souscrivant à cette analyse, M. Jean-Michel Charpin a confirmé que la dichotomie conceptuelle urbain/rural ne rendait plus correctement compte de la réalité sociologique d'un certain nombre de communes, classées en zone urbaine dans les nomenclatures statistiques, alors qu'elles sont « vécues » comme rurales par les populations locales.

S'agissant de la métropolisation, à l'oeuvre en France comme dans le reste du monde, M. Jean-Michel Charpin a estimé que les phénomènes économiques et sociaux très puissants à l'oeuvre dans cette dynamique de polycentrisme rendaient inutile toute politique visant à la favoriser. Il a indiqué que, face à la congestion de l'agglomération parisienne, le taux de croissance des métropoles régionales françaises, déjà très élevé, était appelé à se maintenir spontanément. Après avoir contesté que la seule référence au taux de croissance soit suffisante pour permettre aux métropoles françaises de se comparer, en termes de taux d'équipement ou d'attractivité, aux autres métropoles européennes, et en particulier allemandes, M. Jean François-Poncet, président, a souligné par ailleurs que leur développement résultait de l'effet-repoussoir de Paris et entraînait un « assèchement » accéléré de leur environnement rural immédiat. Prenant l'exemple italien de l'Emilie-Romagne, il a en effet souligné que les métropoles françaises ne se développaient pas en réseau, contrairement à leurs homologues étrangères, et que l'obsession française de la centralisation conduisait à reproduire au niveau régional le schéma ancien de Paris et du « désert français ». Il a ainsi déploré que les métropoles françaises privilégient le développement de leurs relations avec Paris ou avec les autres métropoles européennes plutôt qu'avec leur environnement régional.

Tout en reconnaissant que cette dimension pouvait poser un problème, M. Jean-Michel Charpin a considéré que le rythme de croissance des métropoles françaises était satisfaisant au regard de celui de leurs homologues européennes, et insisté sur le fait que, de son point de vue, l'attractivité française n'était pas en cause, contrairement à certaines affirmations récentes dont il a vivement contesté la pertinence. Il a ajouté que la France n'avait aucun problème de productivité du travail, mais seulement un problème de quantité de travail, qui est effectivement plus faible que dans les autres pays développés.

En conclusion, M. Jean-Michel Charpin a fait part des travaux actuels du Commissariat général du Plan sur la politique de développement rural, dont les résultats intermédiaires ont contribué à la réflexion du ministre de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche et des affaires rurales pour élaborer le projet de loi de développement rural. Soulignant la complexité, la segmentation et l'empilement des dispositifs actuels, ainsi que le caractère, qu'il a qualifié de « baroque », des circuits de financement, M. Jean-Michel Charpin a indiqué que ces travaux pourraient mener à des conclusions originales recommandant, par exemple, la disparition des zonages, qui entraînent aujourd'hui des effets « de bord » ou des effets de stigmatisation préjudiciables, ou la mise en oeuvre de politiques de discrimination positive réparatrices d'inégalité, dès lors qu'il n'existe plus désormais, grâce à l'informatique, de limites techniques à l'application d'aides directes aux entités sélectionnées.