Discours d’ouverture du colloque de la Cour de cassation
sur la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire
le jeudi 26 mai 2016
Monsieur le Premier président de la Cour de cassation,
Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,
Monsieur le Président de la commission des lois, cher Philippe,
Messieurs les Sénateurs, chers collègues,
Madame la membre du Conseil constitutionnel,
Mesdames et Messieurs les conseillers d’État,
Mesdames et Messieurs les Premiers présidents et présidents,
Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux d’ouvrir avec vous, au Sénat, cette seconde partie du colloque organisé par la Cour de cassation sur la place de l’autorité judiciaire dans les institutions, consacrée ce matin à la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire.
Je dois présider dans quelques minutes la réunion du Bureau du Sénat et je regrette de devoir vous quitter pour ce motif juste après les interventions liminaires de M. Louvel et de M. Marin. Veuillez m’en excuser, mais d’éminents collègues vont contribuer activement à vos réflexions (le Président Philippe Bas, la Présidente Jacqueline Gourault, le Président Jacques Mézard, les sénateurs Hugues Portelli et Alain Richard).
Vos débats vont s’organiser autour des grandes problématiques régies par les trois articles, 64, 65 et 66, que notre Constitution consacre à l’autorité judiciaire.
Mais je souhaite, en ouvrant cette séance, commencer par adresser un message d’estime et de reconnaissance au corps judiciaire et à chacun des magistrats qui le composent. Les juges sont exposés quotidiennement aux innombrables conflits, parfois violents, générés par notre vie en société ; il ne s’agit pas seulement de dire le droit, mais aussi, bien souvent, de savoir traiter la détresse ou l’anxiété de nombre de nos concitoyens. Ils le font avec une abnégation d’autant plus remarquable que les moyens dont ils disposent ne sont pas, et depuis longtemps, à la mesure des besoins. Ces mêmes juges sont aujourd’hui en première ligne dans la défense de la République contre la menace terroriste. Pour tout cela, je souhaite leur rendre hommage devant les hautes personnalités ici présentes.
Votre premier échange va porter sur « Autorité judiciaire et service public de la justice ». Nul ne peut nier que si la fonction juridictionnelle de l’autorité judiciaire est d’une nature toute particulière, son organisation relève d’un service public.
Il n’est pas illégitime de débattre du cadre institutionnel et juridique de ce service public, mais je crois nécessaire d’éviter deux écueils.
Le premier serait de tirer ce débat vers des thématiques peu opportunes, aboutissant à remettre en cause des fondements de notre organisation.
Le temps ne me parait pas venu d’ouvrir un débat sur le principe même de la dualité de nos ordres juridictionnels. Cette dualité puise ses racines dans notre ordre républicain depuis la Révolution française et, à l’instar de ce qui existe dans de nombreux pays de notre environnement, il a trouvé un équilibre et une légitimité façonnés par le législateur.
L’instabilité des règles et des procédures est l’un des maux de notre pays, dans le domaine de la justice comme ailleurs. Veillons à n’ouvrir de nouveaux chantiers que lorsqu’ils correspondent à des nécessités.
Le second écueil serait justement d’occulter, par des questions de principe, les enjeux concrets qui sont au cœur des préoccupations de nos concitoyens et de nos magistrats.
Le service public de la justice est en péril. Ne cherchons pas à en masquer la cause, encore moins à désigner des boucs émissaires. Ce n’est à mes yeux ni le résultat d’une insuffisante indépendance des juges, ni celui d’une organisation institutionnelle inadéquate, ni le fruit de la dualité des ordres juridictionnels. La cause fondamentale en est l’insuffisance des moyens.
Trop de réformes successives ont buté, ces dernières années, sur le fossé qui sépare les intentions, souvent bonnes, des moyens mis en œuvre, presque toujours insuffisants. Je n’en prendrai, dans ce bref propos liminaire, qu’un seul exemple. Après les failles successives révélées dans la conduite de nos procédures d’instruction, jusqu’au drame d’Outreau, nous avons décidé, dans une loi du 5 mars 2007, d’organiser une collégialité de l’instruction. Le bien-fondé de cette réforme a été unanimement reconnu. Faute de moyens suffisants, les gouvernements successifs ont reporté sa mise en œuvre et on demande aujourd’hui au Parlement, presque dix ans plus tard, d’abroger cette réforme. Quel constat d’échec collectif !
Nous avons tous, responsables à des titres divers de ce grand service public de la justice, comme impérieuse priorité de redonner aux juges les moyens d’exercer pleinement leur office : moyens humains, moyens budgétaires, moyens technologiques, moyens procéduraux.
Le droit au règlement d’un litige est-il garanti dans un délai décent ? Les juges peuvent-ils accorder à chaque justiciable l’attention proportionnée que requiert son affaire ? Ont-ils les moyens de rendre des décisions éclairées ? L’exécution des jugements est-elle garantie ?
Tant qu’on ne pourra pas répondre par l’affirmative à ces questions, les débats de principes seront sans doute intéressants mais concrètement secondaires. Si le juge n’a pas les moyens d’accomplir sa mission de gardien des libertés individuelles, c’est l’État de droit qui est atteint !
Le Garde des sceaux a annoncé récemment des mesures qui vont dans le bon sens, mais qui me paraissent encore insuffisantes et qui ont besoin de s’inscrire dans la durée. Les moyens budgétaires de la justice doivent être présents dans le débat national qui va s’engager au cours des mois prochains et des engagements devront être pris et tenus ! La commission des lois du Sénat, à l’initiative de son président, Philippe Bas, est déterminée à y apporter sa contribution active. Les gouvernements successifs et le Parlement ont su, au cours des vingt dernières années, accompagner la modernisation des juridictions administratives qui étaient confrontées elles aussi à une grave situation matérielle. Ce sont les lois programme 1995 et 2002. Un effort équivalent doit être réalisé pour l’ordre judiciaire, à la dimension qui est la sienne. C’est pour moi l’une des priorités des années à venir.
Vous allez débattre, dans votre seconde table ronde, des fondements de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Sur ce terrain également, les questions de principe que vous aborderez sont intéressantes et je sais que Philippe Bas, avec qui j’échange régulièrement, rappellera la force et la légitimité des principes de la séparation des pouvoirs traduits dans notre Constitution. Mais, pour en rester au seul point que j’ai le temps de développer dans ce propos liminaire : que représente l’indépendance pour celui qui n’a pas les moyens de remplir pleinement son office ? C’est comme la souveraineté pour un pays qui n’a pas les moyens de l’exercer.
C’est la réponse à cette question et les conséquences qu’il faut en tirer qui seront notre obligation primordiale, dans nos diverses responsabilités, dans les temps à venir.
Je vous remercie.
Excellent et fructueux colloque.