EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à examiner en première lecture le projet de loi portant création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), adopté par l'Assemblée nationale le 6 octobre 2004.

Les discriminations peuvent apparaître dans des pratiques sociales courantes. Portant atteinte au principe d'égalité devant la loi, contenu dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et solennellement réaffirmé par le Préambule de la Constitution de 1946, de tels comportements sont susceptibles de miner la confiance des citoyens dans la capacité de nos institutions à assurer le respect de ce principe fondateur de la démocratie.

Lors de son discours à Troyes le 14 octobre 2002, M. Jacques Chirac, Président de la République, estimant que « le refus des communautarismes ne se conçoit pas sans lutte contre les discriminations », avait souhaité qu'« au-delà même de celles dont peuvent être victimes les personnes d'origine étrangère [...] une autorité indépendante soit créée pour lutter contre toutes les formes de discriminations qu'elles proviennent du racisme, de l'intolérance religieuse, du sexisme ou de l'homophobie ».

La création d'une autorité administrative indépendante chargée de combattre toutes les discriminations assurera un meilleur respect du principe d'égalité, en garantissant aux victimes un soutien pour engager des procédures, en édictant des recommandations et en préconisant de bonnes pratiques. Elle permettra à la France de satisfaire aux exigences des directives communautaires qui prévoient la désignation par les Etats membres d'organismes chargés de promouvoir l'égalité de traitement.

La création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité contribue en outre à la mobilisation des pouvoirs publics en faveur d'un renforcement de la cohésion sociale. Elle en constitue le volet institutionnel, le Gouvernement mettant par ailleurs en oeuvre des moyens juridiques et matériels particulièrement importants, avec le projet de loi pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, le projet de loi de programmation pour la cohésion sociale et le projet de loi relatif à la lutte contre les propos discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe.

Le projet de loi s'inspire des conclusions du rapport de la mission de préfiguration dirigée par M. Bernard Stasi, remis au Premier ministre le 16 février 2004 1 ( * ) .

*

Après avoir rappelé la persistance de discriminations en France et mis au jour les insuffisances du dispositif existant pour les combattre, en dépit d'un arsenal juridique très développé, votre rapporteur présentera l'économie du projet de loi portant création d'une Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité ainsi que les amendements soumis à l'examen du Sénat par votre commission des Lois.

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* *

I. LES DISCRIMINATIONS : DES ATTEINTES PERSISTANTES AU PRINCIPE D'ÉGALITÉ ET À LA COHÉSION SOCIALE

1. Les discriminations : des atteintes au principe d'égalité fondées sur l'arbitraire

Dans le langage courant, le mot discrimination renvoie aujourd'hui au fait de séparer un individu ou un groupe social des autres en le traitant de façon moins favorable. Il s'agit d'une distinction péjorative, dont la ségrégation est l'une des formes les plus caractérisées. Si le terme a fait son apparition dans le vocabulaire de l'action publique en France dans les années quatre-vingt dix, la réalité qu'il désigne préexistait sans doute au succès de ce vocable 2 ( * ) .

Dans cette acception, la discrimination est donc un traitement inégal reposant sur l'application d'un critère illégitime . Elle est d'autant plus inacceptable qu'elle contredit, dans notre pays, un siècle de construction du principe d'égalité en tant que principe de non-discrimination 3 ( * ) .

Toutefois, si le principe d'égalité tient une place essentielle dans notre Etat de droit, il ne s'applique, selon la formule du Doyen Vedel, que toutes choses égales par ailleurs 4 ( * ) . En effet, notre droit distingue en quelque sorte l'homme abstrait, auquel le principe d'égalité s'appliquerait sans distinction, et l'homme concret, dont la situation économique et sociale peut justifier un traitement différencié 5 ( * ) . Ainsi, certaines différences de traitement sont interdites absolument, tandis que peuvent être acceptables celles qui se fondent sur des différences de situation rationnelles et objectives, et celles qui sont justifiées par des motifs d'intérêt général 6 ( * ) .

A l'inverse, les discriminations correspondent à l'irruption de l'arbitraire dans l'accès aux droits. Aussi existe-t-il autant de formes de discriminations que de critères susceptibles de motiver cette atteinte au principe d'égalité. Ces critères tenant à la personnalité de chacun - sexe, âge, origine, handicap, orientation sexuelle, religion, opinion politique - chaque citoyen peut un jour être victime de discrimination.

En outre, les discriminations existent dans tous les domaines où les citoyens peuvent prétendre à des droits : l'emploi, le logement, l'accès aux biens et services, l'éducation, la santé... Le champ ainsi ouvert à la future haute autorité n'est pas seulement celui de discriminations quantifiables et analysables, mais aussi celui des représentations sociales et des idées reçues, porteuses de comportements discriminatoires beaucoup plus ténus mais aussi plus difficiles à identifier et à combattre.

2. L'enseignement des statistiques : des phénomènes discriminatoires répandus et des évolutions sociales lentes

Toutes les discriminations ne font pas l'objet d'études statistiques aussi précises. Certaines, telles les discriminations fondées sur le sexe, sont appréhendées depuis plusieurs années par les chercheurs, ce qui permet d'observer des évolutions. En revanche, l'ensemble des discriminations font l'objet d'études en termes de perception, qui montrent que ces atteintes au principe d'égalité sont très répandues.

Ainsi, selon une étude récente de la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) du ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité 7 ( * ) , un tiers des adultes interrogés déclarent avoir été confrontés à des attitudes intolérantes ou discriminatoires . L'apparence physique est prédominante parmi les motifs invoqués (25 % des personnes ayant relaté un comportement négatif). Plus d'un tiers des personnes concernées estiment que ces attitudes ont eu des conséquences sur leur vie.

Les statistiques établies sur le fondement des signalements effectués par le service « 114 » , numéro d'appel gratuit pour lutter contre les discriminations raciales géré par le groupement d'intérêt public GELD 8 ( * ) , montrent que les domaines de l'emploi, de l'accès aux services et aux biens et du logement font l'objet de la majorité des demandes de soutien. Ainsi, ces trois domaines ont concentré respectivement 35,3%, 19,6% et 9,7% des 11.263 signalements effectués entre le 16 mai 2000 et le 31 août 2004.

Des données statistiques suivies dans des domaines tels que l'emploi permettent d'observer la lente résorption de la discrimination fondée sur le sexe . Ainsi, une étude du ministère de la fonction publique et de la réforme de l'Etat montre que si les femmes sont désormais plus nombreuses que les hommes parmi les cadres de la fonction publique (58 % à la fin 2002 contre 44 % en 1980), elles n'occupent que 13 % des emplois de direction 9 ( * ) . Dans les services centraux, on compte une femme pour cinq dirigeants (21 %), avec une progression régulière. En revanche, dans les services déconcentrés, les femmes n'occupent que 10 % des postes de direction, leur part dans les nominations étant « nettement inférieure à leur présence dans les viviers, ce qui ne permet pas de compenser l'écart ».

Au-delà du secteur de la fonction publique, la ségrégation professionnelle entre les hommes et les femmes s'est un peu réduite au cours de la dernière décennie. Selon l'étude réalisée par le ministère de l'emploi, du travail et de la cohésion sociale sur l'évolution de la place des femmes dans les professions entre 1992 et 2002, « le marché de l'emploi semble néanmoins continuer de fonctionner sur un modèle de segmentation rigide où la répartition des emplois par genre reste peu diversifiée » 10 ( * ) . Un nombre croissant de femmes, notamment parmi les plus jeunes, accèdent à des postes d'encadrement ou techniques, mais la plupart continuent d'occuper des professions peu qualifiées. En 2002, 10,8 millions d'emplois étaient occupés par des femmes, plus de la moitié - 5,57 millions - étant concentrées dans dix des quatre-vingt quatre familles professionnelles définies par l'INSEE 11 ( * ) .

Evolution de la féminisation des métiers de cadres (1992-2002) 1

Famille professionnelle

Taux
de féminisation
en 2002 (%)

Variation du taux
de féminisation
1992-2002 (%)

Enseignant

64

2

Professionnel de la communication et de la documentation

58

9

Formateur, recruteur

49

-1

Professionnel du droit

45

9

Cadre administratif, comptable et financier

43

12

Médecin et assimilé

43

4

Professionnel des arts et des spectacles

39

4

Cadre de la fonction publique

37

9

Cadre de la banque et des assurances

33

5

Cadre commercial et technico-commercial

25

10

Informaticien

20

-4

Personnel études et recherches

20

6

Les statistiques relatives à l'emploi des personnes handicapées permettent également de percevoir des inégalités laissant supposer l'existence de discriminations à l'embauche et dans le déroulement de la carrière. Ainsi, le taux d'emploi 12 ( * ) des personnes handicapées n'est que de 44 %, contre plus de 65 % pour les personnes dont la capacité de travail est intacte 13 ( * ) , et leur taux de chômage s'élève à 27 % contre 9,9 % pour la moyenne nationale. Par ailleurs, elles occupent plus fréquemment des emplois précaires que les personnes valides 14 ( * ) .

Si des statistiques permettent de mettre en lumière les disparités entre les hommes et les femmes, ou entre les personnes handicapées et les personnes valides dans le monde du travail, de telles données font défaut pour apprécier l'impact d'autres critères de discrimination.

L'analyse des discriminations pose par conséquent le problème de « l'invisibilité statistique » 15 ( * ) des populations qui en sont potentiellement victimes et, en particulier, des « minorités visibles ». La lutte contre les discriminations serait peut-être d'autant plus efficace qu'elle pourrait s'appuyer, par exemple, sur une connaissance de la diversité ethno-raciale du personnel des entreprises 16 ( * ) .

3. Le «testing», approche empirique et mode de preuve des comportements discriminatoires

D'abord utilisé pour dénoncer les discriminations commises à l'entrée de discothèques ou de débits de boisson à l'égard de la clientèle supposée être d'origine étrangère, le «testing» tend à devenir un mode de preuve des comportements discriminatoires dans l'accès aux biens et aux services ainsi qu'à l'emploi 17 ( * ) .

L'objet du «testing» est de constater l'attitude adoptée par le personnel d'une entreprise ou d'un service selon les caractéristiques des personnes qui se présentent pour obtenir un emploi, un logement ou la fourniture de biens ou de services. A cet effet, l'initiateur du «testing» compose des groupes de personnes correspondant à différents critères de discriminations et compare les résultats obtenus avec ceux d'un groupe ne comportant pas ces critères.

Soumis à l'appréciation souveraine des magistrats en tant que mode de preuve, le «testing» aura d'autant plus de valeur probante d'un point de vue pénal qu'il suit des règles assurant la neutralité de l'opération : présentation de groupes composés d'une même proportion de filles et de garçons, n'appartenant pas tous à l'association organisatrice, et accompagnés d'un huissier de justice ou d'un officier de police judiciaire chargé de constater la matérialité et le motif du refus.

Toutefois, la Cour de cassation, amenée à se prononcer sur un pourvoi formé par l'association SOS Racisme contre un arrêt de la cour d'appel de Montpellier, a confirmé la validité du « testing» comme moyen de preuve , quand bien même il n'aurait pas été réalisé en présence d'un officier de police judiciaire ou d'un huissier de justice 18 ( * ) . Rappelant les dispositions de l'article 427 du code de procédure pénale, qui énoncent que les infractions peuvent être établies par tout mode preuve, elle a estimé que les juges ne pouvaient écarter les moyens de preuve produits par les parties au motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale et qu'il leur appartenait « seulement [...] d'en apprécier la valeur probante après les avoir soumis à discussion contradictoire ».

L'enquête de « testing » sur curriculum vitae (CV)
réalisée par l'observatoire des discriminations de l'université Paris I 19 ( * )

Cette enquête, réalisée entre le 13 avril et le 14 mai 2004 sous la direction du professeur Jean-François Amadieu, a procédé à un «testing» sur plusieurs variables de discrimination : le genre (homme/femme), l'origine ethnique (Maghreb/France), le lieu de résidence, le visage (beau/disgracieux), l'âge, le handicap (mention cotorep). Le nombre de CV envoyés était donc de 7 pour chaque offre d'emploi, une seule variable à tester différant d'un CV à l'autre :

- 1 Homme, nom et prénom français, réside à Paris, blanc de peau, apparence standard, soit le candidat de référence ;

- 2 Femme , nom et prénom français, réside en région parisienne, blanche de peau, apparence standard ;

- 3 Homme, nom et prénom maghrébin (Maroc) , réside à Paris, apparence standard ;

- 4 Homme, nom et prénom français, réside au Val Fourré à Mantes-la-Jolie , blanc de peau, apparence standard ;

- 5 Homme, nom et prénom français, réside à Paris, blanc de peau, visage disgracieux ;

- 6 Homme, nom et prénom français, réside à Paris, blanc de peau et apparence standard, 50 ans ;

- 7 Homme, nom et prénom français, réside en région parisienne, blanc de peau, apparence standard, handicapé.

L'enquête a répondu à 258 offres d'emploi, ce qui correspond à l'envoi de 1.806 CV. Les candidats ont postulé à des postes de commerciaux : chargés de clientèle, commerciaux, technico-commerciaux de niveau BTS.

Comme le montre le graphique suivant, sont particulièrement discriminés le candidat âgé de cinquante ans, le candidat d'origine maghrébine et le candidat handicapé, qui reçoit quinze fois moins de réponses positives, malgré le dispositif légal.

Source : observatoire des discriminations, Paris I, Jean-François Amadieu

* 1 Vers la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité , La Documentation française.

* 2 Cf. Didier FASSIN, « L'invention française de la discrimination », Revue française de science politique, vol. 52, n° 4, août 2002, p. 403-423.

* 3 Cf. Conseil d'Etat, Rapport public 1996, Sur le principe d'égalité, La Documentation française.

* 4 Cf. Georges Vedel, préface à la thèse de Pierre Delvolvé, Le principe d'égalité devant les charges publiques , LGDJ, 1969, p. XIII.

* 5 Cf. Jean Rivero, Rapport sur les notions d'égalité et de discrimination en droit public français , Travaux de l'association Henri Capitant, Journées de Luxembourg, 31 mai - 4 juin 1961, p. 343.

* 6 Selon un considérant classique, le juge constitutionnel estime en effet que le principe d'égalité « ne s'oppose, ni à ce que le législateur règle de façons différentes des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport avec l'objet de la loi qui l'établit » ; cf. notamment les décisions n° s 87-232 DC du 7 janvier 1988, considérant 10, et 91-302 DC du 30 décembre 1991, considérant 6.

* 7 DREES, Elisabeth ALGAVA, Marilyne BEQUE, Le vécu des attitudes intolérantes ou discriminatoires : des moqueries aux comportements racistes ; Etudes et résultats n° 290, février 2004.

* 8 Groupe d'étude et de lutte contre les discriminations, groupement d'intérêt public fondé en 1999. Le GELD transmet les fiches relatives aux faits discriminatoires qui lui sont signalés à la commission départementale d'accès à la citoyenneté (CODAC) compétente, cf. infra, II.C.1.b de l'exposé général.

* 9 Ministère de la fonction publique et de la réforme de l'Etat, bureau des statistiques, des études et de l'évaluation, Point Stat n° 4-2004 ; Lente féminisation de la haute fonction publique en 2002.

* 10 DARES (direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques), ministère des affaires sociales, L'accès des femmes aux métiers : la longue marche vers l'égalité professionnelle, Premières synthèses, juillet 2004, n° 31.2.

* 11 Les dix familles professionnelles regroupant plus de la moitié de l'emploi féminin sont, par ordre décroissant : agent d'entretien, enseignant, assistant maternel, secrétaire, employé administratif de catégorie C de la fonction publique, vendeur, employé administratif en entreprise, infirmier et sage-femme, aide soignant et les professionnels de l'action sociale, culturelle et sportive.

* 12 Part des personnes en emploi dans la population totale.

* 13 Source : DARES, Premières synthèses et informations, L'emploi des personnes handicapées ou ayant des problèmes de santé de longue durée, octobre 2003, n° 41-3.

* 14 10,6 % des ouvriers de plus de trente ans avec incapacités occupent un emploi précaire contre 8,7 % pour les ouvriers valides du même âge ; source : DARES.

* 15 Cf. Rapport du Haut conseil à l'intégration, Les parcours d'intégration, La Documentation française, 2002.

* 16 Cf. Laurent Blivet, L'entreprise et l'égalité positive , note de l'Institut Montaigne, octobre 2004.

* 17 Le rapport de la commission nationale consultative des droits de l'homme sur la lutte contre le racisme et la xénophobie de 2001 dresse un bilan de la pratique du testing en matière de discrimination raciale, insistant sur la nécessité de sensibiliser les services de police judiciaire, sous la direction des procureurs de la République, aux opérations menées par des associations.

* 18 Cour de cassation, chambre criminelle, 11 juin 2002, SOS Racisme.

* 19 Cet observatoire fait partie du Centre d'Etudes et de Recherches sur la Gestion des Organisations et des Relations Sociales (C.E.R.G.O.R.S.) de l'université Paris I, dirigé par le professeur Jean-François Amadieu.

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