B. UNE INFRACTION À REPENSER DANS SON ENSEMBLE

La nécessité d'intervenir rapidement pour combler le vide juridique actuel ne doit pas pour autant conduire le législateur à se contenter d'une réforme a minima qui se limiterait à répondre aux griefs posés par le Conseil constitutionnel. En effet, tant la pratique des tribunaux correctionnels que les débats juridiques mettent en évidence la nécessité d'une réflexion et d'une réforme plus ambitieuses.

1. Une incrimination qui n'avait pas atteint l'objectif recherché par le législateur

Les débats parlementaires de 1991 mettent en évidence la volonté du législateur de réprimer des situations inadmissibles, portant atteinte à la dignité des femmes, en particulier dans le monde du travail.

L'étude de la jurisprudence et le faible nombre de condamnations prononcées pour de tels faits montrent que ce souhait n'a été que très partiellement exaucé.

a) Une jurisprudence inadaptée

La jurisprudence - qu'il est toutefois relativement malaisé d'analyser en raison des modifications successives apportées au périmètre de l'infraction (voir supra ) - s'est efforcée de préciser les contours de cette dernière, au regard, d'une part, des comportements considérés comme socialement acceptables, et, d'autre part, d'autres incriminations plus sévèrement sanctionnées.

La jurisprudence s'est d'abord attachée à fixer la limite entre comportements relevant de la séduction, fut-elle maladroite, et actes répréhensibles. Les juges ont, par exemple, considéré que les actes créant un climat malsain et grossier (blagues salaces, gestes et mimiques suggestifs et déplacés) ou traduisant un comportement d'obsédé sexuel permettaient de caractériser les faits de harcèlement sexuel. La chambre criminelle de la Cour de cassation a ainsi jugé que se rendait coupable de harcèlement sexuel l'employeur qui exerce sur ses salariées une pression quasi quotidienne par ses allusions à connotation sexuelle et ses gestes déplacés pour obtenir des faveurs de nature sexuelle 17 ( * ) . En revanche, la jurisprudence considérait que la séduction maladroite, telle que celle exprimée par de « simples signaux conventionnels ... espacés les uns des autres de façon à permettre d'exprimer la manifestation, non fautive au plan pénal, d'une inclination pouvant être sincère » 18 ( * ) , ne permettait pas de caractériser le harcèlement sexuel.

Si cette ligne de démarcation a pu être considérée comme « satisfaisante » par la doctrine 19 ( * ) , elle est en revanche contestée par les associations. Lors de leur audition par le groupe de travail, les représentantes de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) 20 ( * ) ont regretté la clémence de nombreux juges du fond dès lors que le harcèlement sexuel ne s'est pas manifesté par des attouchements ou des actes de plus grande gravité.

L'étude de la jurisprudence met parallèlement en évidence un nombre important de décisions qualifiant de harcèlement sexuel des faits relevant manifestement d'autres incriminations, notamment celles d'agressions sexuelles et de viol. Comme l'écrit Mme Michèle-Laure Rassat, professeur de droit : « le plus grand nombre des arrêts rendus sous la qualification de harcèlement sexuel concernent, sans s'en expliquer ou s'en justifier, des faits qui constituaient manifestement des agressions [...]. Il faut y voir là une tendance permanente à l'allégement des poursuites pénales, voisine dans ses manifestations de la question de la correctionnalisation judiciaire sans toutefois qu'on puisse invoquer en sa faveur les arguments habituellement présentés pour la correctionnalisation véritable (allègement et raccourcissement de la procédure) » 21 ( * ) .

Cette situation, qu'a confirmée M. François Molins, procureur de la République de Paris 22 ( * ) , et que dénoncent à juste titre les associations, est particulièrement regrettable et va à l'encontre de la volonté, exprimée par de nombreux intervenants au cours des débats parlementaires en 1991, de pénaliser des comportements abusifs ne relevant ni de l'agression sexuelle ni du viol.

b) Un nombre très faible de condamnations

Les données extraites du casier judiciaire mettent en évidence le faible nombre de condamnations prononcées chaque année pour des faits de harcèlement sexuel : entre 70 à 85 par an en moyenne entre 2006 et 2010 .

La plupart du temps, les coupables sont condamnés à des peines de prison avec sursis (seules trois à quatre condamnations par an en moyenne comportent une partie d'emprisonnement ferme). Dans 10 à 12% des cas, une peine d'amende est prononcée, d'un montant moyen de 1000 euros.

Année

Infractions ayant donné lieu à condamnation

Nombre de condamnations à un emprisonnement assorti du sursis total

Nombre de condamnations assorties d'un emprisonnement ferme en tout ou partie

Nombre de condamnations à une peine d'amende

Dont amende ferme

Montant moyen de l'amende ferme

2006

85

25

4

11

10

975€

2007

72

34

3

5

2

967€

2008

80

30

4

7

1

950€

2009

78

32

4

7

1

1567€

2010

70

28

0

6

0

850€

Source : casier judiciaire national

Par comparaison, le nombre de condamnations prononcées chaque année pour harcèlement moral est plus élevé : entre 83 et 125 par an en moyenne sur la période 2006-2010, les condamnations étant là aussi quasiment toujours assorties d'une peine d'emprisonnement avec sursis total et, dans un quart des cas, d'une amende.

Ces chiffres sont très en-deçà du nombre de procédures engagées chaque année par les victimes de harcèlement sexuel : l'étude d'impact annexée au projet de loi les évalue à un millier par an en moyenne . Avec toutes les précautions qui doivent accompagner l'exploitation d'un outil statistique encore imparfait, les données transmises par la Chancellerie semblent montrer que plus de la moitié des plaintes ne donnent pas lieu à des poursuites , soit parce que l'infraction est insuffisamment caractérisée, soit parce qu'un motif juridique empêche la poursuite.

Dans les autres cas, le parquet privilégie des poursuites devant le tribunal correctionnel dans environ la moitié des affaires. Environ un tiers de cas donneraient lieu à une alternative aux poursuites. Les classements sans suite pour inopportunité des poursuites semblent se fonder la plupart du temps sur un désistement du plaignant ou un désintéressement d'office.

Ces données confirment les propos de l'ensemble des personnes entendues par le groupe de travail : la preuve des faits de harcèlement est particulièrement difficile à rapporter , notamment du fait de l'obligation légale de démontrer que les actes matériels de harcèlement ont pour but « d'obtenir [de la victime] des faveurs sexuelles » .

Cette complexité des affaires se traduit également par un délai moyen d'instruction long : 27 mois en moyenne entre la date des faits les plus récents et la date du jugement en première instance , et ce que l'instruction intervienne dans le cadre d'une enquête préliminaire ou d'une information judiciaire.

Comme l'a indiqué M. François Molins, procureur de la République de Paris, lors de son audition par le groupe de travail : « le harcèlement sexuel est un contentieux difficile. Les enquêtes, qui procèdent soit d'un dépôt de plainte soit d'un signalement par l'inspection du travail, sont longues ; elles ont pour but de rapporter des faits précis, détaillés et datés. Par exemple, le harcèlement au travail commence souvent par une demande d'augmentation de salaire ou la manifestation d'une opposition à la direction. L'enquête consistera à auditionner des témoins, recueillir des documents écrits et, parfois, lorsque la victime est en état de le supporter, organiser une confrontation avec l'agresseur. Le recours aux expertises psychologiques éclaire souvent le dossier sur tel ou tel profil d'agresseur, qui va du pervers narcissique à la personne ayant une relation difficile avec les hommes ou, au contraire, les femmes. En outre, il n'est pas rare que le harceleur pathologique s'en prenne à des personnes déjà affaiblies. Même lorsque les faits sont signalés par l'inspection du travail, le dossier peut être classé pour manque de preuve, absence de témoignages concordants ou encore constatation d'un simple conflit de personnes. L'investissement de la victime jusqu'au bout de la procédure est essentiel ; sans elle, il est difficile d'obtenir une condamnation. Les poursuites sont en outre fragilisées si des insuffisances professionnelles sont avérées. Pour les sécuriser, nous avons donné instruction à l'inspection du travail de travailler au signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale » 23 ( * ) .

2. Une infraction qui n'a pas trouvé sa place dans notre dispositif pénal
a) La difficulté du droit pénal à appréhender le phénomène de harcèlement sexuel

L'étude de la jurisprudence précitée met en évidence l'extrême difficulté rencontrée par les juges dans l'appréhension du harcèlement, et, en son sein, celui du harcèlement sexuel. Pris dans son acception courante, celui-ci se caractérise par une succession de faits qui, pris isolément, peuvent dans certains cas paraître insignifiants ou de faible gravité mais qui, répétés, sapent en profondeur l'estime de soi et la confiance en elle de la personne qui en est victime.

Probablement, l'insertion des dispositions relatives au harcèlement sexuel au sein de la section du code pénal consacrée aux agressions sexuelles a contribué à cette difficulté : le harcèlement sexuel relève au moins tout autant de l'atteinte à la dignité et à l'intégrité psychique de la personne que de l'agression à proprement parler. Or un nombre important de décisions semblent avoir assimilé le harcèlement sexuel à des atteintes ou des agressions sexuelles (voir supra ).

Rappel du droit et des peines applicables en matière de viol et d'agressions sexuelles (articles 222-22 à 222-31 du code pénal)

L'article 222-22 du code pénal dispose que « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » - l'article 222-22-1 précisant en outre que « la contrainte peut être physique ou morale ».

Aux termes de l'article 222-33 du code pénal, « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu'il soit, commis sur la personne d'autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol ». Le viol est puni d'au moins quinze ans de réclusion criminelle. La tentative de viol est punie des mêmes peines que le viol lui-même.

Les autres agressions sexuelles sont punies d'au moins cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. La tentative d'agression sexuelle est punie des mêmes peines.

Les peines encourues en matière de viol et d'agression sexuelle (et de leur tentative) sont notamment aggravées lorsque les faits sont commis par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions.

Les travaux parlementaires préparatoires à l'adoption du nouveau code pénal avaient d'ailleurs initialement inséré les dispositions relatives au harcèlement sexuel dans la partie du code pénal relatives aux discriminations. Elles avaient ensuite été déplacées dans la section relative aux agressions sexuelles car, comme l'avait observé le rapporteur de votre commission des lois de l'époque, M. Charles Jolibois, « la notion de harcèlement sexuel [...] n'est pas discriminatoire car elle s'applique quel que soit le sexe de la victime et de celui ou de celle qui harcèle » 24 ( * ) .

L'infraction de harcèlement moral ne permet que très imparfaitement de rendre compte de la spécificité du harcèlement sexuel qui constitue une atteinte portée à l'identité même de l'individu. Rappelons que l'article 222-33-2 du code pénal punit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende « le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ».

La note de législation comparée établie par les services du Sénat 25 ( * ) met en évidence la diversité des législations européennes et nord-américaines en matière de harcèlement sexuel, même si, dans les pays soumis au droit communautaire, les législations tendent à se rapprocher sous l'influence d'un ensemble de directives relatives à l'égalité de traitement entre les hommes et les femmes.

La définition que donnent ces directives de la notion de harcèlement sexuel soulève toutefois un certain nombre de difficultés juridiques qui expliquent que cette dernière n'ait pas été introduite dans notre droit pénal.

b) L'absence de transposition en droit pénal de la définition communautaire du harcèlement sexuel

Au cours des années 2000, trois directives communautaires 26 ( * ) relatives à l'égalité de traitement entre hommes et femmes ont abordé la question du harcèlement sexuel. Celles-ci font découler la notion de harcèlement sexuel de celle de discrimination fondée sur le sexe, et la définissent comme « la situation dans laquelle un comportement non désiré à connotation sexuelle, s'exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, survient avec pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d'une personne et, en particulier, de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ».

Le rapport 27 ( * ) de notre collègue Muguette Dini, rapporteur de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008 qui a transposé en droit interne ces directives, rend compte de la difficulté à appréhender, dans notre tradition juridique fondée sur le principe d'égalité, la notion de harcèlement à travers celle de discrimination.

Au demeurant, il est apparu difficile aux autorités françaises de fonder une incrimination pénale sur le fondement de cette définition. Comme le souligne l'étude d'impact annexée au projet de loi, « l'analyse de ces dispositions, au regard du principe de légalité des incriminations, a fait apparaître que cette rédaction était trop imprécise pour définir une infraction pénale , notamment car elle ne repose pas sur des éléments objectifs (le comportement de l'auteur du harcèlement) mais sur des considérations subjectives (la perception de la victime du harcèlement) et qu'elle retient une acception particulièrement large de l'élément intentionnel (« avec pour objet ou pour effet »). Or le principe de légalité des délits et des peines exige que le législateur fixe lui-même le champ d'application de la loi pénale, et définisse les crimes et délits en des termes suffisamment précis. Le code pénal français exige en outre la preuve d'un élément intentionnel ».

Sur le fondement d'une analyse identique, votre commission des lois avait choisi d'écarter il y a deux ans, lors de l'examen de la loi n°2010-769 du 9 juillet 2010 relative aux violences faites aux femmes, une disposition visant à inscrire dans le code pénal la définition communautaire du harcèlement sexuel 28 ( * ) .

La solution retenue par la loi de transposition du 27 mai 2008 précitée a donc consisté à inscrire cette définition dans la loi sans toutefois l'assortir de sanctions pénales . Son article 1 er dispose ainsi : « la discrimination inclut [...] tout agissement à connotation sexuelle, subi par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ». Ces dispositions sont donc susceptibles d'être invoquées devant les juridictions civiles , à l'appui d'une demande de réparation du préjudice causé par le harcèlement sexuel. Selon Me Claude Katz, avocat spécialisé dans la lutte contre le harcèlement sexuel, entendu par votre rapporteur, de telles procédures sont rares, faute notamment pour ces dispositions d'avoir été codifiées.

L'absence de reprise de la définition communautaire du harcèlement sexuel en droit pénal français n'est toutefois pas contraire à nos engagements européens , car si les directives précitées imposent aux États membres d'interdire et de sanctionner ces agissements, elles n'exigent toutefois pas que ceux-ci le soient nécessairement par la voie de mesures pénales.


* 17 Cass. Crim., 30 septembre 2009.

* 18 CA Douai, 10 septembre 1997. Sur tous ces exemples de jurisprudence, voir le fascicule du Jurisclasseur pénal précité écrit par Michèle-Laure Rassat.

* 19 Voir notamment Michèle-Laure Rassat, Jurisclasseur pénal, fascicule consacré aux agressions sexuelles.

* 20 Voir le compte-rendu de leur audition dans le rapport précité, pages 18 et suivantes.

* 21 Michèle-Laure Rassat, Jurisclasseur pénal, fascicule précité.

* 22 Voir le compte-rendu de son audition dans le rapport précité, pages 93-94.

* 23 Compte-rendu précité, page 94.

* 24 Sénat, compte-rendu intégral des débats de la séance du 3 octobre 1991, page 2627.

* 25 Note de législation comparée consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2011/lc225-notice.html

* 26 Il s'agit des directives 2002/73/CE du 23 septembre 2002, 2004/113/CE du 13 décembre 2004 et 2006/54/CE du 5 juillet 2006 relatives respectivement à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes dans le domaine de l'emploi, de la formation et de la promotion professionnelles, dans l'accès à des biens et services et à la fourniture de biens et services, et en matière d'emploi et de travail.

* 27 Rapport n° 253 (2007-2008) de Mme Muguette Dini, fait au nom de la commission des affaires sociales du Sénat, déposé le 2 avril 2008 et consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l07-253/l07-253.html .

* 28 Rapport n° 564 (2009-2010) de M. François Pillet, fait au nom de la commission des lois du Sénat, 17 juin 2010, page 94 et consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/l09-564/l09-564.html .

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