TRAVAUX EN COMMISSION

Mercredi 14 octobre 2020

Audition, en commun avec la commission de de l'aménagement du territoire et du développement durable, de M. Roger Genet, directeur général de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses)

Mme Sophie Primas , présidente . - Mes chers collègues, l'examen du projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières nous amène à réunir nos deux commissions, l'une saisie au fond et l'autre pour avis, afin d'obtenir un éclairage scientifique neutre, indépendant et expert sur les questions posées par l'usage des néonicotinoïdes.

C'est pourquoi il nous a semblé naturel d'entendre M. Roger Genet, directeur général de l'Anses, qui travaille sur ces sujets depuis de nombreuses années.

Comme vous le savez, la France a interdit, dans la loi « biodiversité » de 2016, l'utilisation de produits phytopharmaceutiques contenant une ou des substances actives de la famille des néonicotinoïdes à compter du 1 er septembre 2018, sauf dérogations accordées par arrêté pris sur la base d'un bilan établi par l'Anses qui compare les risques et les bénéfices liés aux usages de ces produits en France avec ceux liés aux usages de produits de substitution ou de méthodes alternatives.

Cette interdiction était nationale et non européenne, ces substances actives étant alors autorisées sur le continent. Depuis, les choses ont évolué. Fin 2020, quatre des cinq substances actives de la famille des néonicotinoïdes seront interdites au niveau européen, sauf l'acétamipride, dont l'autorisation de mise sur le marché (AMM) court jusqu'en 2033.

S'y ajoute depuis fin 2018 l'interdiction, en France, avec l'adoption de la loi Egalim, de deux substances actives ayant des modes d'action identiques à ceux des néonicotinoïdes, sans relever de leur famille, le sulfoxaflor et le flupyradifurone.

En mai 2018, l'Anses a rendu son avis, établissant que dans six cas, aucune alternative, chimique ou non, n'était disponible. Il s'agissait principalement des mouches sur le maïs, des insectes sur le cerisier et le framboisier, des pucerons sur le navet. Certaines cultures ont obtenu une dérogation par arrêté en mai 2018 : la noisette contre le balanin, les figuiers dans leur lutte contre la mouche et les pucerons du navet.

Depuis 2020, ces dérogations n'existent plus. Trouve-t-on désormais des alternatives pour ces filières ou les laisse-t-on sans solution ?

Concernant la betterave, l'Anses avait estimé qu'il n'existait qu'une seule alternative chimique efficace reposant sur l'association d'applications foliaires de pyréthrinoïde et de carbamate, familles de substances actives pour lesquelles le taux de résistance semble s'être considérablement accru. Il n'y avait en revanche pas d'alternatives suffisamment efficaces en matière de variétés résistantes issues de la génétique ou de différentes méthodes culturales. Malgré ces éléments, aucune dérogation n'a été accordée à la betterave.

J'avais, à titre personnel, alerté la secrétaire d'État de l'époque, Mme Pompili, lors de l'examen de la loi « biodiversité », sur le risque d'impasse technique rencontrée pour certaines filières, ce que l'avis de l'Anses a finalement confirmé.

Le projet de loi qui sera soumis la semaine prochaine à notre examen ne fait que confirmer ces craintes.

Ainsi, monsieur le directeur général, pourriez-vous rappeler les conclusions des avis de l'Anses sur le sujet des néonicotinoïdes depuis 2016 en dressant un bilan de l'ensemble des études scientifiques sur leurs effets ? Se pose, bien entendu, la question spécifique de l'impact de leur utilisation à la seule filière betterave.

D'autre part, depuis fin 2018, les betteraviers utilisent, en alternative à l'absence de néonicotinoïdes, du Tepeki et du Movento, deux produits phytopharmaceutiques. Pourriez-vous en préciser les conditions d'utilisation, l'efficacité de ces traitements dans la lutte contre les pucerons verts sur les betteraves et, bien sûr, nous faire prendre conscience des risques liés à l'utilisation de ces produits ?

J'espère que cette audition permettra avant tout de donner à tous les commissaires les mêmes éléments scientifiques incontestables afin de permettre un débat de meilleure qualité en temps voulu en séance publique.

Je passe la parole à Didier Mandelli, qui représente le président Longeot, empêché.

M. Didier Mandelli . - Merci, madame la présidente.

Monsieur le directeur général, nous sommes heureux de vous accueillir ce matin dans le cadre de l'examen au Sénat du projet de loi relatif à la mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger pour les betteraves sucrières, dit projet de loi « néonicotinoïdes ».

En raison de leur caractère particulièrement nocif pour les milieux naturels et en particulier pour les pollinisateurs, ces substances ont été interdites par la loi sur la biodiversité examinée en 2016 par nos deux commissions.

À l'initiative du Sénat, le texte avait confié à l'Anses une mission d'évaluation des impacts des néonicotinoïdes sur l'environnement, particulièrement sur les pollinisateurs, ainsi que sur la santé publique.

L'Anses devait également évaluer l'efficacité et les impacts des éventuelles méthodes et substances alternatives.

Sur le fondement de ce bilan, des dérogations ponctuelles aux interdictions ont pu être accordées jusqu'au 1 er juillet 2020 par les ministres chargés de l'agriculture, de l'environnement et de la santé.

En confiant à l'Anses le soin d'évaluer les coûts et les avantages induits par l'interdiction des néonicotinoïdes, notre assemblée a souhaité objectiver le débat en s'appuyant sur la connaissance scientifique. C'est cette même exigence qui nous amène aujourd'hui à vous entendre dans le cadre de l'examen de ce nouveau projet de loi visant à autoriser de manière dérogatoire, et jusqu'en 2023, l'utilisation de néonicotinoïdes pour les cultures de betteraves sucrières.

Comme en 2016, deux questions principales vous seront posées : d'une part, celle de l'impact des néonicotinoïdes sur l'environnement et la santé humaine et, d'autre part, celle de l'existence d'alternatives satisfaisantes aux néonicotinoïdes pour les cultures de betteraves sucrières.

En tant que vice-président de la commission compétente au titre de la santé environnementale et de la biodiversité, il me revient donc de vous demander de présenter l'état des connaissances scientifiques sur l'impact des néonicotinoïdes.

En quoi ces substances sont-elles particulièrement nocives pour les milieux naturels et, en particulier, pour les abeilles ? Pouvez-vous nous rappeler également le rôle essentiel joué par les abeilles, via la pollinisation, dans la préservation de la biodiversité et des rendements agricoles ?

M. Roger Genet, directeur général de l'Anses . - Madame la présidente, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, merci infiniment de nous entendre sur ce sujet qui occupe l'Anses depuis très longtemps.

Vous le savez, les produits phytopharmaceutiques dont nous avons la charge de l'évaluation et, depuis 2015, de la délivrance des autorisations de mise sur le marché, sont soumis à des réévaluations très régulières sur la base des données scientifiques qui ne cessent de s'accroître. Des travaux sont donc conduits en permanence pour réévaluer la toxicité de ces produits et prendre les décisions qui s'imposent en termes d'adaptation de ces autorisations par rapport à ce que l'on connaît de leur efficacité, mais aussi des risques liés à leur utilisation.

L'Anses a, de façon générale, un rôle sur l'évaluation des risques auxquels nous sommes exposés quotidiennement : risques environnementaux, risques sur la santé, risques liés à l'alimentation. Je rappelle à cet égard qu'on retrouve des résidus de produits chimiques et des résidus de pesticides dans notre alimentation.

On retrouve les mêmes substances actives dans les produits phytopharmaceutiques, dans les produits biocides ou les médicaments vétérinaires. Nous évaluons donc et autorisons ces trois classes de composés que sont les médicaments vétérinaires, les produits biocides et les produits phytosanitaires.

L'Anses dispose également de laboratoires de recherche. Concernant la santé des abeilles, notre laboratoire de Sophia-Antipolis travaille de façon très étroite avec l'Inrae d'Avignon. Par ailleurs, l'Institut technique pour la santé des abeilles et des polinisateurs et nos trois institutions sont réunis au sein d'une unité mixte technologique, que nous avons rejoint il y a peu, et dont les travaux vous ont sûrement déjà été présentés.

Nous agissons en matière de surveillance de la mortalité des abeilles et de leur sensibilité aux facteurs de stress. Nous disposons d'un mécanisme de phytopharmacovigilance assis sur une taxe sur le chiffre d'affaires des producteurs de pesticides, auxquels un certain nombre d'entre vous ont contribué avec la création dans la loi d'avenir de l'agriculture de 2014. Ceci a permis à l'Anses de financer des travaux de recherche sur la santé humaine et les liens entre l'exposition aux pesticides et un certain nombre de pathologies, mais aussi de mettre en place des dispositifs de surveillance liés à la santé des pollinisateurs.

Ces travaux sont aujourd'hui conduits par notre laboratoire de Sophia-Antipolis, qui constitue la référence de l'Union européenne pour la santé des abeilles. Il dispose également du mandat national de référence sur la santé des abeilles qui couvre les risques liés aux maladies virales, parasitaires et bactériennes, aux pesticides et à l'interconnexion avec les synergies entre ces différents facteurs de risques qui affectent les pollinisateurs.

Avec mon adjointe, Caroline Semaille, ici présente, nous sommes allés plusieurs fois sur le terrain pour nous rendre compte des questions liées à la santé des abeilles. Il y a deux ans, nous avons visité dans les Landes les ruchers du vice-président de l'Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation (ITSAP). L'année dernière, nous sommes allés dans la Marne, où nous avons pu nous rendre compte d'expérimentations très intéressantes sur le terrain combinant apiculture et agriculture.

Tout ceci nous permet d'appréhender au mieux les bénéfices de ces produits et leurs risques pour les pollinisateurs.

Je sais que le projet de loi, tel que modifié à l'Assemblée nationale, prévoit un conseil de surveillance pour contrôler le suivi des engagements de la filière betterave en matière de protection des pollinisateurs et de recherche d'alternatives. Je veux insister sur la nécessité d'avoir une vision scientifique éclairée sur la mise en oeuvre de la loi, si elle est votée, notamment avec des observateurs qui ne se limitent pas à l'impact des néonicotinoïdes sur les abeilles. L'Office français de la biodiversité (OFB) mène par exemple des travaux très intéressants portant sur les oiseaux et les petits mammifères. Nous avons en effet besoin d'une vision systémique et globale pour observer la mise en oeuvre des mesures de protection des pollinisateurs.

Je voudrais en deux mots revenir sur les travaux sur les pollinisateurs menés par l'Anses durant les dix dernières années.

En avril 2014 déjà, nous avions rendu un premier avis pour le ministère de l'agriculture concernant la révision de l'arrêté de 2003 fixant les conditions de protection des pollinisateurs vis-à-vis de l'utilisation des produits phytosanitaires. En septembre 2015, nous avions remis un rapport d'expertise collective sur la co-exposition des abeilles aux différents facteurs de stress que j'ai mentionnés, puis, en janvier 2016, un avis relatif aux risques que présentent les insecticides à base de néonicotinoïdes pour les abeilles et autres pollinisateurs dans le cas des usages autorisés de ces produits.

Ces premières séries d'avis nous ont notamment permis de nous appuyer sur des travaux de l'Inrae partiellement financés dans le cadre du programme national de recherche environnement-santé-travail que pilote l'Anses. Ils ont permis de se rendre compte, notamment au travers de tests comme le retour à la ruche, de la déstabilisation des populations d'abeilles face à des facteurs de stress suffisamment importants pour affecter la bonne santé des colonies.

Des travaux qui sont encore en cours, auxquels participe notre laboratoire de Sophia-Antipolis, donnent par exemple le sentiment qu'en co-exposant les abeilles à certaines maladies virales et à des doses très faibles de certains néonicotinoïdes, on arrive à un abaissement de leurs défenses immunitaires. Des expositions à des doses subchroniques ou sublétales, combinées à d'autres facteurs de stress comme des maladies virales ou parasitaires, peuvent conduire à une mortalité importante de colonies dans certaines régions.

Ces travaux européens auxquels nous contribuons nous ont amenés à émettre un certain nombre de préconisations. En janvier 2016, nous avions mentionné que, du fait de quantités sublétales de résidus de néonicotinoïdes dans les nectars des cultures suivant les cultures traitées, un effet délétère pouvait avoir lieu sur les pollinisateurs, nécessitant que ces effets induits soient pris en compte dans l'évaluation des produits phytopharmaceutiques. Cela a été toute la question de la présence de métabolites dans les cultures suivantes.

Nous avons également été saisis, dans le cadre de la loi sur la biodiversité, d'une évaluation de la balance bénéfice-risque sur les alternatives chimiques et non chimiques des néonicotinoïdes. La secrétaire d'État à la biodiversité et la ministre de la santé de l'époque nous avaient saisis sur l'impact sur la santé humaine des néonicotinoïdes. Des rapports sont sortis en 2017 sur les alternatives et leur impact sur la santé humaine.

Notre rapport sur les alternatives est paru en mars 2018, avec un tome II sur l'évaluation bénéfice-risque des produits phytopharmaceutiques autorisés ou des méthodes non chimiques de prévention, et un tome III sur l'impact agronomique de ces alternatives.

C'est sur cette base que l'interdiction a été mise en oeuvre et les dérogations délivrées. Vous avez, madame la présidente, rappelé les principales conclusions de nos avis. Seules six situations d'impasse absolue sans alternative chimique ou non chimique ont été mises en évidence. Ce chiffre est très restreint par rapport au très large spectre d'utilisation de ces insecticides systémiques, qui se répandent dans la plante entière et touchent le système neurologique des insectes par action neurotoxique.

L'évaluation en termes de bénéfice-risque s'appuyait sur quatre critères permettant aux ministères d'étudier la base des dérogations à accorder. L'Anses n'a pas soumis aux ministères de liste d'interdictions ou de dérogations, mais a réalisé une évaluation des bénéfices et des risques s'appuyant sur une cible comportant quatre critères.

Le premier critère concernait l'efficacité de ces alternatives et était destiné à déterminer si celles-ci nécessitaient ou non des mesures complémentaires. De ce point de vue, le seul traitement sur le marché à l'époque pour la betterave autre que les néonicotinoïdes était une pyréthrinoïde et un carbamate - lambda-cyhalothrine et pyrimicarbe - avec une action insecticide sur la betterave. La magnitude de l'efficacité a été cotée à 3, estimant ce produit efficace à lui seul.

Le deuxième critère concernait la durabilité de cette efficacité et le risque d'apparition de résistance. Nous avions côté ce risque à 2, dans la catégorie faible à modéré.

Le troisième critère était celui de l'opérationnalité de la méthode de lutte : était-elle déjà applicable en France ou ailleurs dans le monde ? En était-elle à un stade de recherche et développement ? Le produit était sur le marché : il a été coté 3 maximum.

Enfin la praticité de mise en oeuvre, qui va de facile à inapplicable, a été cotée à 3, ce produit phytopharmaceutique étant facile à utiliser. Il existait une alternative, et nous avons bien rappelé dans notre avis, conformément à la réglementation européenne, qu'il s'agissait d'un facteur limitant très fort. Lorsque nous délivrons des autorisations de mise sur le marché, la réglementation nous oblige en effet à nous assurer qu'il existe au moins trois substances actives de familles différentes pour chaque usage autorisé, ceci pour éviter le risque d'apparition de résistance, qui peut survenir très vite sans qu'on puisse vraiment le modéliser, en fonction des conditions climatiques et des conditions de terrain.

C'est la base du troisième tome de notre avis où, par un amendement de la loi sur la biodiversité, on a demandé à l'Anses de faire ce qu'elle ne sait pas faire, c'est-à-dire de rendre un avis scientifique sur l'impact agronomique de ces alternatives. Notre tome III, qui est assez volumineux, explique pourquoi on ne sait pas le faire. Depuis, dans le cadre de notre contrat d'objectifs et de performance, nous avons rendu un rapport au ministère pour expliquer la nécessité pour l'Anses de se doter d'une compétence en analyses socio-économiques.

Aujourd'hui, sur 1 400 personnes, l'Anses compte deux économistes, un sociologue et une politologue. Nous nous sommes appuyés sur l'Inrae, FranceAgriMer et d'autres acteurs pour nous aider à déterminer pourquoi on ne peut aujourd'hui rendre un avis scientifique sur l'impact agronomique de ces alternatives.

Pour avoir une idée de l'efficacité des alternatives, il faut avoir une idée de la pression d'agresseurs, alors que ces cultures sont traitées depuis des décennies. Pour cela, il faut mener des expérimentations en champ et en laboratoire qui permettent de modéliser cette pression, qui va survenir en fonction des conditions climatiques. C'est bien ce qui nous manque aujourd'hui. Nous ne bénéficions pas de données permettant une modélisation pour dire si cette alternative répond à toutes les situations en fonction des conditions de pluviométrie, des températures ou des pressions d'agresseurs.

Il existe d'ailleurs une alternative, un autre produit ayant bénéficié d'une extension d'usage fin 2018.

L'Anses manque cruellement de données. Celles-ci doivent être scientifiquement accumulées sur un pas de temps suffisant, recueillies de façon neutre, l'Anses ne pouvant s'appuyer sur les seules données fournies par les professionnels.

Nous avons donc expliqué pourquoi tous ces éléments manquaient et les raisons pour lesquelles nous ne pouvions rendre un avis fiable. Si nous devons le faire, il nous faut mettre au point une méthodologie pour ce domaine comme pour beaucoup d'autres en matière d'évaluation de risques et de politiques publiques. Nous sommes en discussion avec nos ministères de tutelle pour que l'Anses se dote d'un comité d'experts socio-économiques dès 2021.

La même question se pose pour les biotechnologies et le Haut conseil des biotechnologies. Cela rejoint une problématique bien plus large, mais essentielle si l'on veut que l'Anses, au-delà de l'évaluation de risques qu'elle produit, soit en mesure d'éclairer les décisions publiques sur les bénéfices-risques.

On sait finalement plutôt bien le faire pour le médicament. En matière agroenvironnementale, il est évidemment très compliqué, notamment pour une agence sanitaire, de peser l'impact sur la biodiversité et la santé des abeilles vis-à-vis de l'impact sur les filières économiques.

La science ne répondra pas à tout. Il reste un espace très important de décision politique sur ces questions mais, si l'on veut éclairer ce sujet, il faut que nous disposions de compétences que nous n'avons pas aujourd'hui.

Quant au rapport de 2017 sur la santé humaine, nous avions, à la demande de la ministre de la santé et de la biodiversité, établi un rapport pour rappeler que les cinq néonicotinoïdes qui étaient sur le marché à cette époque présentaient, à part le thiaclopride, des risques très faibles ou quasi inexistants pour la santé humaine. Le thiaclopride est interdit totalement à la vente en France depuis janvier 2020.

En 2016, nous étions préoccupés, compte tenu du moratoire européen qui réservait trois de ces substances à un usage sous serres, par la très forte augmentation de la quantité de thiaclopride utilisée en France. Or, le thiaclopride est un produit cancérigène suspecté, reprotoxique et perturbateur endocrinien probable.

Le thiaclopride est aujourd'hui totalement interdit. Il reste sur le marché européen, l'acétamipride, approuvé jusqu'en 2033, et l'imidaclopride, approuvé jusqu'en 2022, avec une restriction depuis 2018 pour les usages sous serres. Il existe sur le marché européen deux nouvelles substances qui ne sont pas de la famille des néonicotinoïdes, mais qui ont un mode d'action neurotoxique similaire, le sulfoxaflor et le flupyradifurone.

Je reviens un instant sur la raison pour laquelle l'Anses avait autorisé le sulfoxaflor en 2018 : si j'ai pris cette décision, à une époque où les néonicotinoïdes n'étaient pas interdits, c'est parce que cette substance présentait beaucoup d'avantages par rapport aux cinq substances néonicotinoïdes, notamment une demi-vie très faible et le fait que ces métabolites ne sont absolument pas actifs contre les pollinisateurs. Il n'y avait donc pas d'effet sur les cultures suivantes, contrairement aux cinq néonicotinoïdes autorisés. Vous le savez, la justice en a décidé autrement. Aucun de ces produits n'est donc aujourd'hui autorisé en France.

Enfin, je ne serais pas complet si je ne mentionnais pas les travaux de 2019. Nous avons alors rendu deux avis. L'arrêté est en préparation au niveau des ministères afin de renforcer encore la protection des pollinisateurs, à partir d'études qui montrent que les abeilles ne sont pas les seules à pouvoir être affectées, puisqu'on compte également les bourdons et les autres pollinisateurs. On ne peut uniquement prendre en compte la culture traitée : il convient de considérer les bordures des champs et la flore sauvage, très riches en nectar.

Aujourd'hui, l'Anses recommande de considérer la protection des pollinisateurs non seulement par rapport aux insecticides, aux fongicides et aux herbicides, mais aussi par rapport à la période de la journée durant laquelle les abeilles ou les pollinisateurs butinent.

Nous soutenons d'ailleurs la révision du règlement européen de protection des pollinisateurs qui, vous le savez, depuis 2013, n'a jamais été adopté par la Commission européenne ni par les États membres. L'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) vient, en cours d'année, de réitérer sa proposition sur le règlement de 2013. On attend la décision de la Commission et des États membres pour adopter ce règlement.

Nous disposons aujourd'hui de toutes les données des pétitionnaires sur la toxicité chronique et aiguë des produits. Nous sommes capables de l'évaluer, mais le règlement européen ne prévoit pas d'aller jusque-là. C'est cette réglementation qu'il faut faire évoluer pour renforcer la protection des pollinisateurs.

Il reste à nos laboratoires énormément de travail, en lien avec l'Inrae et les centres techniques qui travaillent sur la santé des abeilles, en matière de réglementation, d'évaluation, de suivi des effets pour prendre les risques en compte et pouvoir autoriser l'usage des produits de traitement indispensables dans des conditions qui protègent correctement l'environnement et la santé humaine.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci beaucoup, monsieur le directeur général.

La parole est au rapporteur pour avis.

M. Bruno Belin , rapporteur pour avis . - Merci, madame la présidente.

Hier, les membres de notre commission ont conduit huit auditions sur le projet de loi dont nous sommes saisis. Un point a également été fait sur la recherche, les moyens alloués à celle-ci, les alternatives et le calendrier.

Enfin, on doit aussi porter une grande attention à la situation de la filière économique.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci, monsieur le rapporteur.

Ayant la lourde tâche d'être rapporteure sur le fond, j'aimerais poser quelques questions à M. Genet.

Ceux qui combattent ces dérogations parlent beaucoup de rémanence dans les sols. Il s'agit en général de quelques grammes par hectare mais on nous parle aussi d'écoulement dans les eaux, de rémanence de ces molécules à des profondeurs extrêmement importantes et sur les cultures qui pourrait être mellifères l'année suivante, mais également la seconde année, après la culture des betteraves. L'Anses a-t-elle sur ces sujets des éléments à partager ?

M. Roger Genet . - Nous répondrons par écrit de façon très précise aux questions que vous avez posées, ces sujets étant extrêmement techniques. Ces points font l'objet d'une saisine de l'Anses pour qu'elle émette des recommandations sur les mesures d'atténuation de l'usage de ces semences enrobées à base d'imidaclopride qui pourraient être autorisées par la loi, afin de préciser la durée de la période d'interdiction pour les cultures suivantes, dont les cultures mellifères.

D'autre part, comme je l'ai déjà indiqué, un arrêté sur la protection des pollinisateurs est en cours de préparation sur la base de nos avis. Il prend en compte les autres produits fongicides et herbicides, ainsi que la présence de plantes mellifères aux abords des cultures.

Aujourd'hui, il est prévu des semences enrobées à base d'imidaclopride. La substance imidaclopride était utilisée en grande quantité et présentait le défaut d'avoir une demi-vie de 118 jours. Une fois le produit épandu, il en reste 50 % trois mois après. Au bout de sept fois trois mois, il en reste 1 %, et 1 %o au bout de dix fois trois mois.

Je ne peux aujourd'hui faire de simulations, mais les produits et leurs métabolites restent actifs sur les pollinisateurs présents dans l'environnement à des concentrations qu'il faudra définir et surveiller en fonction des usages locaux qui seront faits de ces dérogations. Il faudra aussi les comparer à la présence d'imidaclopride ou de résidus d'imidaclopride dans l'environnement. Les quantités supplémentaires seront-elles significativement importantes par rapport à ce qu'il reste aujourd'hui ? Je ne peux vous le dire, car cela va dépendre des usages qui vont être faits de ces dérogations.

On a demandé à l'Anses s'il fallait préférer des semences enrobées ou des traitements foliaires. Scientifiquement, nous ne sommes pas aujourd'hui capables de faire de projections. Chacun a ses avantages et ses inconvénients. Les traitements foliaires permettent des applications plus localisées, mais peuvent contaminer des cultures aux abords. Tout dépend de l'usage, des quantités utilisées, des régions et des conditions climatiques. On ne peut aujourd'hui le modéliser.

On peut également dire que l'imidaclopride fait partie des composés qu'on retrouve le plus souvent dans les eaux de surface, comme le montrent régulièrement les contrôles des agences de l'eau. Les eaux des rivières et les eaux de surface reflètent très bien la pollution environnementale et les pratiques agricoles.

Ces dérogations, en fonction de leur étendue, vont-elles significativement changer ou prolonger la pollution liée à la présence de ces métabolites dans l'environnement ? C'est le rôle du comité de surveillance de dresser cet état des lieux. Je ne peux aller aujourd'hui au-delà de ce que je viens de dire.

Mme Sophie Primas , présidente . - La parole est aux commissaires.

M. Fabien Gay . - Dans ce débat, je pense qu'il faut éviter les anathèmes ou de tendre le bâton pour se faire battre, d'un côté comme de l'autre.

Je n'approuve pas la décision d'autoriser à nouveau l'emploi des néonicotinoïdes, mais j'entends le débat qui a lieu autour de leur emploi. Chacun cherche une solution.

Entre 2016 et 2020, on n'a pas trouvé d'alternatives - et on n'y a d'ailleurs pas travaillé. C'est là le problème. Les moyens n'ont pas été mis sur la table. C'est ce qui pose question.

Quelles sont les raisons précises qui, en 2016, nous ont conduits à voter cette loi ? La situation a-t-elle évolué depuis ? Disparition des abeilles, impact sur la santé en particulier humaine, appauvrissement des sols : aucune étude ne vient aujourd'hui prouver que ces produits seraient moins nocifs. S'ils le sont toujours autant, il nous faut travailler une alternative, même si je sais que c'est complexe.

C'est un débat politique que nous aurons dans l'hémicycle. Chacun fera valoir ses arguments.

M. Cyril Pellevat . - L'une des alternatives possibles aux néonicotinoïdes pourrait être l'utilisation de plantes de service qui libèrent dans le sol des toxines à effet insecticide. Que pouvez-vous nous dire sur l'efficacité de cette technique ? Pensez-vous que sa mise en place serait suffisante pour se passer des néonicotinoïdes ?

Dans le cas contraire, ne serait-il pas possible, en combinant cette méthode à l'utilisation d'insecticides moins nocifs pour l'environnement, de se passer des néonicotinoïdes dès cette année ?

M. Laurent Duplomb . - Monsieur le directeur général, madame la présidente, le sujet pose beaucoup de questions, mais il existe un sujet plus central que celui des néonicotinoïdes.

Je vous remercie, monsieur le directeur général, de rappeler que le principe de toutes ces études consiste à évaluer le bénéfice par rapport au risque.

À cet égard, monsieur le directeur général, selon vous, l'esprit critique, le comportement rationnel, l'intérêt du pays ne cèdent-ils pas progressivement la place à une paresse intellectuelle paralysante et, parfois, à des calculs électoraux à court terme ?

Tout ce que nous disons à ce sujet ne nous conduit-il pas à une forme de décroissance ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Il faut poser à M. Genet des questions auxquelles il peut répondre d'un point de vue scientifique...

M. Pierre Médevielle . - Monsieur le directeur général, l'agriculture française est devenue importatrice depuis octobre 2019. Nous produisons plus que nous consommons ! Quand on voit le potentiel de notre agriculture, il faut se poser quelques questions ! Jusqu'où va-t-on aller ? Il n'existe pas d'autres solutions que les néonicotinoïdes pour lutter contre le jaunissement de la betterave.

Les producteurs de noisettes du Lot-et-Garonne ont un autre problème : ce département, qui est le premier producteur français, subit actuellement 40 % de pertes, et seuls les néonicotinoïdes y ont apporté une solution. On doit faire un choix de société, un choix agricole, et arrêter de démonter notre agriculture boulon par boulon !

Mme Sophie Primas , présidente . - Monsieur le directeur général, vous avez la parole pour répondre à cette première série de questions.

M. Roger Genet . - Je m'abstiendrai de me placer sur le terrain politique qui est le vôtre. Si, comme citoyen, il m'intéresse beaucoup, le directeur de l'Anses que je suis ne peut se permettre de répondre.

Pour une agence sanitaire, moins on expose la santé humaine, animale environnementale à des substances chimiques, et mieux on se porte. L'Anses est souvent accusée de ne pas aller assez vite ni assez loin, d'interdire des produits alors que nous n'avons pas de base scientifique pour le faire. Quand on en a, nous le faisons.

Il est vrai que la question du bénéfice-risque évolue en permanence en fonction des connaissances scientifiques qui s'accumulent. Quand on a substitué les néonicotinoïdes au dichlorodiphényltrichloroéthane et à des pesticides extrêmement toxiques pour l'homme, c'est parce que l'impact global et le bénéfice étaient très favorables. Aujourd'hui, par rapport à l'intensification de l'utilisation des néonicotinoïdeset à leur impact, qu'on connaît beaucoup mieux, sur la biodiversité, qui est complexe, on se rend compte qu'il faut réguler. On est probablement allés trop loin. Il faut trouver des méthodes vertueuses, qui résulteront forcément d'une combinaison et d'une adaptation des pratiques qui vont demander du temps.

D'une certaine façon, la réglementation européenne, qui est l'une des meilleures au monde en matière d'évaluation de ces produits, prend en compte ces adaptations. Elle ne le fait parfois pas assez vite pour certains. Décider à vingt-sept est compliqué, mais l'Anses prend en compte ces adaptations qui reposent sur l'évaluation scientifique.

Le principe de base que retient l'Anses est le principe dit « ALARA » : « As low as reasonably achievable » - aussi bas que raisonnablement possible. Ces produits sont des produits nocifs. C'est pour cela qu'on les utilise, comme les médicaments ou comme n'importe quelle substance. Ils sont toxiques par nature, et c'est cette toxicité qu'on recherche. L'idéal pour le scientifique que je suis serait de trouver des molécules si spécifiques qu'elles ne toucheraient qu'un type de tumeurs, de virus ou d'insectes, mais ce n'est pas possible. On est en effet face à des mécanismes qui établissent une différenciation entre les espèces, mais pas toujours suffisante.

C'est toute la gageure de trouver des molécules à la fois actives, efficaces et sans toxicité secondaire pour les cibles autres que celles que l'on recherche.

À quel niveau l'utilisation de ces produits est-elle acceptable ? Aussi bas que raisonnablement possible ! Si l'on peut combiner des méthodes de lutte contre les ravageurs et diminuer le recours à ces substances, diminuons-le ! Ne faisons pas, par confort ou cupidité, usage de ces produits quand ce n'est pas strictement nécessaire. Dans le cas contraire, cela risque d'avoir un effet sur notre environnement à tous, parfois - on l'a vu avec le chlordécone - pour des centaines d'années. Un choix à très court terme peut conduire à des risques à très long terme.

Si l'on a confié les décisions de mise sur le marché à une agence sanitaire, j'ose espérer que c'est parce qu'on a pris en considération le fait qu'on plaçait la santé humaine et environnementale avant le reste, ce qui n'empêche pas de donner ces autorisations quand elles nous paraissent avoir un niveau de risque acceptable.

Pour ce qui est de la recherche, elle a besoin d'un pas de temps pour progresser. Je ne peux pas laisser dire que rien n'a été fait. Beaucoup de travaux sont conduits autour des alternatives de lutte biologique, des améliorations variétales, en s'abstenant d'utiliser les nouvelles biotechnologies et les organismes génétiquement modifiés, de façon à offrir une palette de solutions. Je ne peux pas dire si les choses ont été suffisamment vite. Je ne suis pas là pour en juger et je ne le sais pas, mais beaucoup de projets sont aujourd'hui dans les tuyaux.

Si un produit était aujourd'hui efficace et sans risque, je pense qu'il serait utilisé. Nous n'avons pas à l'heure actuelle de solution pratique. C'est ce que disait notre rapport.

Nous sommes saisis par les ministères pour rendre en janvier une mise à jour de ces alternatives concernant la betterave. Nous vous en dirons plus alors. Nous allons reprendre tous les événements qui se sont déroulés depuis trois ans.

Lorsque nous avons été saisis en 2016 pour rendre un avis sur les néonicotinoïdes en vue d'accorder des dérogations pour deux ans, nous étions face à 3 200 situations différentes. On ne pouvait analyser les choses situation par situation, filière par filière, dans le temps qui nous était imparti. Nous ne disposions d'ailleurs pas des données.

Aujourd'hui, on se cantonne à l'usage de ces produits sur la betterave et nous allons essayer de constater les progrès qui ont été accomplis.

M. Stéphane Demilly . - La filière de la betterave à sucre représente un réel enjeu économique pour les territoires ruraux. Avec 445 000 hectares plantés et une production de 38 millions de tonnes de betteraves sucrières, la France est le premier producteur de sucre de betterave européen et le deuxième producteur mondial.

C'est une richesse et une fierté pour le sénateur de la Somme que je suis. L'amont agricole se compose d'environ 25 000 planteurs, le secteur industriel sucrier emploie près de 5 000 salariés et 2 000 saisonniers. Un emploi direct génère localement dix à quatorze emplois indirects. Vingt et une sucreries sont présentes sur le territoire national, en particulier dans le nord de la France. Voilà l'état des lieux, un état des lieux, qui est aujourd'hui ébranlé, car cette filière vecteur d'emplois et élément de souveraineté nationale énergétique française - je pense notamment au bioéthanol - traverse une crise sans précédent, à la fois structurelle avec la fin des quotas, mais également conjoncturelle avec ces attaques massives de pucerons verts, propagateurs du virus de la jaunisse.

Les pertes de rendement sont très importantes et mettent en péril la survie de l'ensemble de la filière, qui représente en tout 46 000 emplois. La France est le premier État de l'Union européenne à avoir interdit l'usage de néonicotinoïdes sur son territoire à compter du 1 er septembre 2018 avec ce fameux article 125 de la loi pour la reconquête de la biodiversité.

Ce même article prévoyait jusqu'au 1 er juillet 2020 la possibilité d'accorder des dérogations à cette interdiction. La date limite est donc passée, et l'utilisation de ces substances est aujourd'hui totalement prohibée. Or les alternatives à ces produits ont révélé leur inefficacité dans le cas d'une attaque massive. La filière se trouve donc confrontée à une impasse technique complète.

En mars 2018, l'Anses a été chargée d'identifier les alternatives aux usages autorisés aux néonicotinoïdes. Or aujourd'hui, il semblerait que rien ne soit aussi efficace que ces derniers, et les alternatives sont même parfois a priori plus nocives pour la santé.

Compte tenu de ces éléments, quelle est la position de l'Anses concernant l'évolution dans le temps de potentielles dérogations à l'interdiction de ces utilisations ?

M. Franck Menonville . - Monsieur le directeur général, ce qui nous réunit aujourd'hui, c'est l'impasse dans laquelle se trouve la filière de la betterave. La question qui se pose à nous, au travers de ces dérogations, est de savoir comment autoriser les néonicotinoïdes sur une durée déterminée, en prenant le moins de risques possible.

Ma question est la suivante : la betterave est une culture bisannuelle non pollinisatrice. On nous parle de rémanence, de risque de transfert à la culture suivante : pourriez-vous nous indiquer vos préconisations en matière d'assolement et de succession de cultures pour sécuriser l'utilisation de ces néonicotinoïdes dans la filière betterave ?

Je sais que vous travaillez aussi sur un axe complémentaire concernant les cultures attractives pour les pollinisateurs. Comment les intégrer sur une exploitation à l'échelle d'un assolement, et à quelle distance ?

Mme Angèle Préville . - Monsieur le directeur général, je voudrais avant tout rappeler un fait : la biodiversité s'effondre. La Cour des comptes a épinglé l'État, qui finance et subventionne ces actions pour éviter cette baisse. On est face à un impératif, et ces néonicotinoïdes qui ont une toxicité à large spectre, nous interrogent.

Vous nous avez parlé des abeilles. La recherche mesure-t-elle les effets des néonicotinoïdes sur les vers de terre, les batraciens, les invertébrés aquatiques, les oiseaux et les poissons ? Comment mesure-t-on l'impact global de l'utilisation de ces néonicotinoïdes sur un écosystème ?

Des solutions naturelles ont-elles réellement été envisagées par la recherche concernant les plantes associées, l'utilisation d'huiles essentielles ou autre alternative ? Où en est-on à ce sujet ?

Je m'interroge aussi, comme d'autres collègues, sur le fait que, depuis quatre ans, la filière ne s'est peut-être pas suffisamment intéressée à ces sujets. Certains agriculteurs bio qui font de la betterave ont peut-être des solutions à apporter. A-t-on vraiment étudié ce qu'ils proposent ?

Mme Anne Chain-Larché . - Monsieur le directeur général, la question de la reprise de l'utilisation des néonicotinoïdes et la crise sanitaire que nous vivons nous rappellent chaque jour l'importance des enjeux liés aux questions de santé publique. Nous avons besoin de toutes les énergies, de toutes les matières grises.

Pour y faire face, des entreprises mettent régulièrement au point de nouvelles solutions, notamment à base de substances actives et de produits biocides, dont la mise sur le marché est strictement contrôlée. Pour atténuer la longueur des procédures et obtenir un peu de souplesse, le règlement européen sur les produits biocides prévoit des simplifications afin de permettre la commercialisation des produits efficaces en l'absence d'autres moyens. Or, ces procédures d'autorisation requièrent le versement à l'autorité évaluatrice de montants importants, voire très importants.

En France, ils sont déterminés par l'arrêté du 22 novembre 2017 fixant le montant de la rémunération due au titre de l'approbation et de l'autorisation de mise sur le marché des substances et produits biocides. Ces sommes sont nécessaires pour garantir l'évaluation, mais peuvent aussi constituer un frein majeur et mettre en péril la capacité des entreprises à répondre aux crises sanitaires et aux enjeux.

L'Anses a déjà mis en place des procédures moins contraignantes pour certains produits particulièrement vertueux en matière environnementales, comme les produits de biocontrôle. Sans nuire aux impératifs d'évaluation, une déclinaison plus importante de cette politique de simplification et de réduction des coûts paraît donc nécessaire. Dans quelle mesure pensez-vous possible une adaptation des procédures de mise sur le marché auxquelles sont confrontées ces entreprises, et quelles seraient vos préconisations à ce sujet ?

M. Guillaume Chevrollier . - Monsieur le directeur général, dans ce débat compliqué autour de ce projet de loi, où on a besoin de retrouver un équilibre entre l'envie d'avoir une agriculture française forte et durable et la nécessité de reconquérir et de préserver notre biodiversité, la parole scientifique que vous nous apportez est essentielle et précieuse, surtout dans un contexte où les débats, d'une façon générale, tournent rapidement à l'irrationnel.

Comment réagissez-vous quand on parle des néonicotinoïdes, notamment dans la presse, comme d'insecticides ou de pesticides tueurs d'abeilles ? Comment contrer de façon très objective cette allégation avec des éléments scientifiques ? Comment mieux parler de ces produits phytosanitaires pour justifier un usage qui doit être raisonné et encadré ?

Comment, dans le débat public, éclairer l'opinion sur les garanties qui sont données, notamment en matière de rémanence dans les sols et d'eau ?

Vous avez parlé de la complexité du débat autour du produit nocif. Un indicateur des doses maximales admissibles est employé dans certains domaines. Disposer d'éléments objectifs pour rationaliser le débat serait intéressant. Pouvez-vous développer ce sujet ?

Enfin, avez-vous des échanges avec des agences sanitaires d'autres pays européens ? Quelle est leur approche sur cette question ?

Mme Dominique Estrosi Sassone , présidente . - Monsieur le directeur général, vous avez la parole.

M. Roger Genet . - Bien sûr, l'Anses communique en permanence avec les agences européennes. La question de l'usage des produits phytosanitaires est devenue un vrai débat de société. Elle donne lieu à de nombreuses auditions parlementaires. On parle peu du médicament vétérinaire ou du médicament humain, parce que le bénéfice est peut-être plus facile à percevoir par l'opinion publique.

Aujourd'hui, il existe une remise en cause de l'utilisation des produits de traitement des plantes liée à la façon dont nos concitoyens appréhendent le monde agricole et l'agriculture. C'est donc une question qui dépasse très largement l'Anses. Nous sommes bien sûr en relation avec tous nos partenaires européens au travers de consortiums autour de grands projets de recherche, mais également avec les agences communautaires, comme l'Autorité européenne de sécurité des aliments.

Être transparent en matière de doses journalières admissibles, de limites maximales de résidus et de constantes toxicologiques est forcément très complexe. Il faut que les autorités de contrôle et de surveillance retrouvent un certain niveau de confiance. C'est ce qu'on essaye de faire en communiquant et en étant le plus transparent possible, dans un contexte où s'affrontent des enjeux politiques au sens noble du terme, entre interdiction totale des pesticides revendiquée par certains et utilisation raisonnée.

Je ne prends pas part au débat. Quand on me demande d'interdire des classes de produits sur la base d'une absence de données scientifiques, je ne le fais pas. J'attends de disposer de tous les éléments scientifiques après qu'ils ont été pesés par nos comités d'experts. La France promeut une vision et des décisions extrêmement proactives pour protéger la santé et l'environnement. Au niveau européen, nous sommes parmi les pays qui font le plus dans ce domaine.

On le fait à chaque fois qu'on a des éléments scientifiques qui nous permettent de graduer le niveau de risques que l'on juge acceptable. C'est un débat en soi et un sujet compliqué.

S'agissant les questions plus techniques, notre avis de 2018 présente clairement l'impact des alternatives sur les oiseaux, les mammifères, les abeilles, les vers de terre, les organismes aquatiques, les eaux souterraines. Toutes ces données sont produites dans les dossiers qui sont exigés pour une autorisation de mise sur le marché, mais également dans la littérature. Nos comités d'experts, lorsqu'ils étudient une autorisation de mise sur le marché, prennent en compte l'effet pour l'utilisateur, l'environnement, les riverains, en étudiant la biodiversité des sols, l'écotoxicologie, les organismes aquatiques, les mammifères, que ce soit pour les biocides, les produits phytosanitaires ou les médicaments vétérinaires. Tout ceci fait partie des exigences réglementaires, limitées par les connaissances disponibles.

Lorsqu'une autorisation est donnée, elle l'est pour cinq ans ou dix ans. Il arrive que des données scientifiques montrent entre-temps des effets qui n'avaient pas été pris en compte. Si on les a bien identifiés, on a toute latitude pour revenir sur une autorisation. La France l'a souvent fait pour demander la réévaluation européenne en urgence en vue de retirer du marché des produits pour lesquels on avait des données scientifiques montrant un effet inattendu.

La phytopharmacovigilance (PPV) nous permet au travers d'un réseau d'acteurs de collecter des données de terrain qui permettent de prendre en compte des effets inattendus. C'est par exemple ce que fait le réseau SAGIR de l'Office français de la biodiversité, que nous finançons avec d'autres au travers de la PPV. Il permet de faire remonter des indications et des données et produit des travaux de recherche.

Je veux d'ailleurs mentionner que nous avons à l'heure actuelle une étude sur la biodiversité financée par la phytopharmacovigilance au muséum national d'histoire naturelle, qui vise à étudier l'association entre la pression d'utilisation des produits phytosanitaires et certains taxons - oiseaux, chauve-souris, pollinisateurs. Ce sont des travaux de recherche menés très en amont qui nous permettent de demander à des organismes de recherche ou des établissements d'enseignement supérieur de produire des recommandations que nous prenons en compte.

Quelle est ma perception vis-à-vis des néonicotinoïdes ? La France s'est révélée en avance dans ce domaine. Ces cinq substances tombent les unes après les autres au plan européen. Trois faisaient déjà l'objet d'un moratoire sous serres. Le renouvellement n'a pas été accordé aux autres et les pétitionnaires n'ont pas demandé la prolongation de leur autorisation. Compte tenu des données dont nous disposions de plus en plus, la réévaluation de ces substances au niveau communautaire amenait leur interdiction.

La réglementation européenne, en cas d'impasse, prévoit précisément ce système de dérogation. Le fait que la France ait voté une loi à ce sujet a pour effet de bloquer ce système de dérogation prévu au plan communautaire. Il a d'ailleurs ses avantages et ses inconvénients. Des dérogations sont prévues en cas d'impasse, mais on doit constater que les substances candidates à la substitution qui ne présentent pas un niveau de danger important en matière cancérigène, mutagène ou reprotoxique restent très longtemps sur la liste des candidats à la substitution - article 50 du règlement - sans qu'il n'y ait jamais substitution. La France a demandé que l'on revoie ces conditions, car dix ans après, les substances sont encore sur la liste et bénéficient toujours de dérogations.

Il est important, lorsqu'une substance est visée par rapport à son niveau de danger, qu'elle ne soit pas simplement inscrite sur la liste des candidats à la substitution mais qu'il existe des alternatives réelles sur le marché. On peut estimer que la recherche publique ne va pas assez vite, mais la solution repose avant tout sur l'innovation industrielle, qui va permettre de trouver des solutions.

S'agissant des préconisations relatives aux cultures non attractives, je rappelle que deux avis sont en cours d'élaboration. Ils vont éclairer ce point. Il s'agit d'un avis pour remettre à jour notre évaluation des alternatives concernant la betterave et, en second lieu, un avis sur les mesures d'atténuation. Je ne peux vous répondre pour le moment. Par exemple, pour l'imidaclopride en semences enrobées, les quantités varient de 13 à 117 grammes à l'hectare. La question est de savoir s'il faut une ou deux cultures suivantes pour tomber à un seuil suffisamment bas, sur des cultures bien évidemment non attractives.

Enfin, pour les autorisations de mise sur le marché, je pense que la situation actuelle est la pire, à l'exception de toutes les autres ! Le travail de l'Anses est financé par des redevances ou des taxes au dossier. Une nouvelle AMM nécessite environ 40 000 euros. Cela finance très directement le travail d'évaluation conduit par l'Anses. Nous avons obtenu un système dérogatoire depuis trois ans qui nous permet, en fonction du volume de taxes collectées, de recruter des collaborateurs au niveau requis.

On avait dans le passé des délais très exagérés de trois ans pour des dossiers qui nécessitent douze à dix-huit mois d'examen au niveau européen. De toute façon, en cas d'afflux de dossiers, étant sous plafond d'emplois, on ne pouvait recruter pour les traiter. On faisait donc du stock et on augmentait les délais.

Nous avons obtenu, sur la base de cet axe, de recruter à due proportion des taxes que nous collectons pour adapter notre effectif à la nécessité des dossiers. C'est un calcul très juste par rapport au prix de revient des dossiers. Le biocontrôle, dont la taxe est extrêmement réduite, coûte aujourd'hui à l'Anses environ 1,5 million d'euros en taxes non collectées. Cela signifie qu'il est payé sur la subvention pour charges de service public. Si on fait cela, on ne fait pas de PPV. Ce n'est donc pas l'industriel qui paye, mais la communauté.

Le choix de supprimer ces taxes et d'en faire peser le poids sur le contribuable vous appartient, mais ce n'est pas le conseil que je vous donnerais, pour deux raisons. En premier lieu, la plupart des firmes qui demandent une autorisation de mise sur le marché en France sont très majoritairement des firmes étrangères. La question est donc de savoir si nous finançons les sociétés étrangères qui viennent demander une AMM en France sur la base de nos impôts. Ce choix vous appartient.

En outre, le fait de collecter la taxe nous permet d'adapter notre dispositif au volume de demandes, à la hausse ou à la baisse. C'est un système qui est donc intéressant sur le plan économique.

Mme Dominique Estrosi Sassone , président . - Nous allons prendre la dernière série de questions.

M. Joël Labbé . - Monsieur le président, merci de votre présentation. J'ai apprécié certaines de vos affirmations, notamment à propos du fait que moins on utilise ce type de produit, mieux on se porte.

Exceptionnellement, je ne vous parlerai pas aujourd'hui des néonicotinoïdes. Tout le monde connaît ma position. Nous aurons un débat public à ce sujet.

Monsieur le président, un certain nombre d'acteurs du monde agricole ne parlent pas d'impasse technique : ce sont les agriculteurs qui travaillent en bio, même s'ils connaissent des difficultés. Ils essaient de se débrouiller avec les moyens qui sont les leurs, recourant à un modèle le plus souvent polyculture-élevage sur des surfaces qui ne sont pas excessivement grandes. Ils doivent cependant parfois utiliser des produits qualifiés de préparations naturelles peu préoccupantes (PNPP), produites à partir d'éléments naturels.

Vous connaissez ma position, monsieur le président. Nous allons souvent, avec les acteurs des PNPP, interpeller vos services par rapport à un cahier des charges considéré trop contraignant au regard des pesticides préoccupants en matière de délais entre le traitement et la mise sur le marché du produit, ou de questions tatillonnes sur l'étiquetage. Ce n'est pas un reproche : vous faites votre travail, mais cela nuit à cette catégorie d'agriculteurs qui utilisent un autre modèle.

Ces PNPP sont préparés à la ferme et utilisés, il faut le savoir, car ils en ont besoin. Je souhaitais connaître votre réaction à ce sujet.

M. Rémy Pointereau . - Monsieur le directeur général, vous avez dit que la France était proactive en matière d'interdiction d'un certain nombre de molécules, ce qui nous fait perdre de la compétitivité par rapport à nos partenaires européens. Cela signifie que nous faisons de la surtransposition européenne. C'est là où le bât blesse, puisque les agriculteurs français seraient prêts à aller vers une unité au niveau européen concernant les interdictions de produits phytosanitaires en général.

Nous connaissons malheureusement depuis des années des hivers doux. Or il faut 5 degrés en dessous de zéro pendant plusieurs jours pour éliminer les pucerons. On met aujourd'hui des filières entières à bas à cause de ces problèmes climatologiques.

Pensez-vous que pour supprimer les pucerons sur les céréales ou les betteraves, les pyréthrinoïdes soient moins polluants que des semences enrobées ? C'est la question qu'on doit se poser aujourd'hui, sans même parler des effets de gaz à effet de serre générés par les traitements.

Par ailleurs, dans les zones intermédiaires, les attaques de pucerons ont induit une baisse de production du blé, de l'orge et du colza comprise entre 40 % et 50 %. Si on ne peut plus faire pousser de colza dans le Centre, on se prive d'une filière dans laquelle la région était considérée comme premier producteur. La fleur de colza étant attractive pour les abeilles, il va donc falloir trouver des solutions alternatives pour essayer de résoudre ce problème.

On pourrait adopter une position européenne concernant les interdictions. La France ne peut continuer à interdire un certain nombre de produits pendant que nos partenaires européens produisent de la betterave à sucre avec des néonicotinoïdes et des céréales qui sont pénalisées chez nous !

M. Pierre Cuypers . - Monsieur le directeur général, j'apprécie l'honnêteté des propos que vous avez tenus par rapport à la réalité. En 2016, une décision politique a été prise avec des avis qui n'étaient pas sécurisés, vous l'avez dit clairement. L'Anses n'était pas capable d'affirmer un certain nombre de choses. C'est ce qui a permis d'adopter cette position politique. Nous sommes aujourd'hui en plein débat sur les néonicotinoïdes pour savoir comment sauver la filière betterave. Pensez-vous raisonnablement que l'État puisse prendre en 2020 une disposition qui garantisse une solution sous trois ans ?

M. Gilbert-Luc Devinaz . - Monsieur le directeur général, j'ai lu dans la presse que vous annonciez une restriction dans les six mois concernant l'utilisation du glyphosate pour la vigne, les fruits et les céréales, avant d'aller vers l'étape finale au terme de laquelle on se séparera de ce type d'herbicide. Comment s'organise le contrôle de cette limitation des conditions d'emploi et des doses par hectare ?

À l'article 1 er du projet de loi sur les néonicotinoïdes, un conseil de surveillance est mis en place pour donner un avis sur les dérogations accordées. Dans ce schéma, que devient l'Anses ?

Par ailleurs, réintroduire des néonicotinoïdes ne risque-t-il de fragiliser le développement d'une filière qui se voudrait un peu plus biologique ?

Enfin, j'ai bien compris l'importance économique de la filière betterave, mais le diabète et l'obésité ne cessent d'augmenter. Or le sucre n'y est pas étranger. Existe-t-il des études qui établissent un lien entre le développement de cette filière et les coûts que cela peut engendrer sur le plan de la santé ?

Mme Nicole Bonnefoy . - Monsieur le directeur général, vous l'avez dit tout à l'heure, l'Anses a publié une étude en 2017 portant sur 130 usages autorisés des néonicotinoïdes. Ses conclusions étaient assez nettes : seuls six cas sur 130 n'ont pu trouver d'alternative, la betterave n'en faisant pas partie. J'en conclus que, dans 85 % des cas, des alternatives efficaces et mieux-disantes pour l'environnement existent.

Des alternatives étaient-elles donc possibles pour les betteraviers ? Les ont-ils utilisées et si ce n'est pas le cas, pourquoi ?

Vous avez indiqué que ce sont les industriels qui mettent ces alternatives en oeuvre. J'ai rencontré à plusieurs reprises des start-up travaillant sur ces sujets. Elles se trouvent souvent confrontées au coût des études dans le cadre des AMM. Je me souviens avoir déposé des amendements pour aider ces start-up à financer le coût de ces études. Malheureusement, ils n'ont pas été adoptés, et c'est un vrai problème.

Ce ne sont pas les gros industriels de la chimie, de mon point de vue, qui mettent en oeuvre les alternatives. Je me souviens du rapport réalisé en 2012 au Sénat sur les conséquences des pesticides sur la santé : les grands industriels de l'agrochimie devaient mettre en place nombre d'alternatives, y compris en matière de biocontrôle. Où sont-elles, alors que l'interdiction des néonicotinoïdes remonte à quatre ans ?

M. Étienne Blanc . - Connaît-on un prédateur naturel du puceron ? Des organismes spécialisés travaillent-ils sur le sujet ?

M. Roger Genet . - On a déjà vu des industriels et de grosses industries intégrer des solutions de développement biologique ou biotechnologique, comme dans le domaine du médicament. À partir du moment où les alternatives existent, qu'elles sont efficaces et qu'il existe un marché, je pense que les gros industriels seront prêts à s'y intéresser.

Malheureusement, en matière de biocontrôle, le nombre de dépôt de dossiers ne fait que baisser. Les produits qu'on trouve la plupart du temps existent déjà et sont commercialisés sous d'autres noms. Très peu de solutions nouvelles nous sont proposées en termes de biocontrôle. Il faut à la fois que la recherche promeuve des solutions de biocontrôle qui ne soit pas seulement bon marché, mais aussi efficaces. Notre pays tient compte de l'efficacité tout autant que de l'absence de toxicité. Il ne me paraîtrait pas convenable que l'Anses autorise la mise sur le marché d'un produit qui, certes, est sans risque toxicologique mais qui n'a démontré aucune efficacité.

Nous sommes souvent confrontés à cette situation. Je pense que le marché, la demande et l'efficacité de ces produits vont créer l'offre comme cela a été le cas dans les biotechnologies rouges ou blanches et dans le domaine du médicament. On n'en est pas là en termes de maturité. En dehors de l'industrie de la chimie de synthèse, il existe peu de solutions techniques.

Je rappelle que des produits comme le purin d'ortie ou des solutions qu'on a toujours utilisées ne sont pas sans risque, on le sait. Si l'on veut favoriser leur utilisation à grande échelle, il faut étudier leur impact sur l'environnement et la santé. Le contraire paraît contre-productif et contre-intuitif. On le voit avec les pyréthrinoïdes, notamment d'extraction végétale, qui sont aussi toxiques voire plus toxiques que les pyréthrinoïdes dits de synthèse. Quant aux PNPP, nous ne délivrons pas d'AMM.

Qui vérifie la mise en oeuvre de ces produits ? Il en va du glyphosate comme de tous les autres : six services de l'État parmi les services déconcentrés sont impliqués dans le contrôle de l'utilisation des produits phytopharmaceutiques - DDT, DREAL - et contrôlent par échantillonnage les agriculteurs qui doivent tenir un registre comportant des déclarations qualitatives et quantitatives sur les produits qu'ils utilisent. Ceci conditionne les aides de la PAC, même s'il n'existe pas un gendarme derrière chaque agriculteur.

Des contrôles sur la vente, l'utilisation et en matière de pollution environnementale ont par ailleurs lieu pour les produits phytosanitaires.

Je reviens sur la distorsion de concurrence et les alternatives. Ce n'est pas parce que nous avons identifié des alternatives qu'elles sont « mieux-disantes », tant sur le plan environnemental que sur celui de l'efficacité. Des alternatives ont été identifiées. Concernant le produit à base de pyréthrinoïdes et de carbamate, l'indicateur de risque était similaire aux néonicotinoïdes pour les oiseaux et les mammifères. Pour les abeilles, il était plus favorable, ainsi que pour les vers de terre. Il l'était moins pour les organismes aquatiques sur le plan de la toxicité, et à peu près équivalent pour les eaux souterraines. Ce n'est pas univoque.

Un réflexe de bon sens me fait dire que si ce produit avait été plus intéressant sur le plan économique, il aurait été utilisé. La solution existait donc, mais elle n'était pas mieux-disante ni plus favorable. En conclusion, nous disions n'avoir identifié qu'une seule alternative et attirions l'attention sur le risque de résistance.

Par ailleurs, on avait identifié des alternatives avec des efficacités prouvées mais insuffisantes et non disponibles immédiatement en France concernant des variétés génétiques en cours de développement.

Des méthodes culturales pouvaient être mises en oeuvre, comme l'augmentation des prédateurs, la réduction de la fréquence et de la profondeur des labours, et pouvaient accompagner un traitement chimique.

Enfin, des alternatives identifiées existaient pour la lutte biologique, en particulier des champignons entomopathogènes et des méthodes de stimulation. Cette lutte biologique, basée sur des micro-organismes ou des méthodes de stimulation de défense des plantes est en cours de développement. Elle n'était pas disponible sur le marché.

La seule méthode réellement disponible immédiatement était l'alternative chimique. Pour autant, on n'a pas dit qu'elle était aussi efficace et plus favorable pour tous les compartiments en termes de toxicité.

Concernant les distorsions de concurrence, cela fait quatre ans et demi que je dirige l'Anses. J'ai connu deux cas où nos décisions ont potentiellement été interprétées comme de la surréglementation ou de la distorsion de concurrence. Le premier concerne le diméthoate et le traitement des cerises. J'ai dû, dans chacune de mes interventions devant le Parlement, expliquer que ce n'était pas l'agence qui avait interdit l'usage du diméthoate sur les cerises, mais le pétitionnaire, qui n'a pas demandé le renouvellement de l'usage de ce produit sur les cerises.

Il y a eu distorsion de concurrence parce que, dans la zone sud, le pétitionnaire a estimé que son produit ne passerait pas et n'a pas demandé l'usage sur le traitement des cerises dans la zone. La distorsion de concurrence existe avec la Turquie mais, au niveau de la zone sud européenne, tout le monde était logé à la même enseigne. Ce produit n'a pas bénéficié d'autorisation.

Le deuxième cas concerne l'époxiconazole, un fongicide très utilisé en grande culture. J'ai décidé d'anticiper les mesures européennes et de l'interdire en France. Cela fait huit ans que la France demande que la substance active soit réévaluée au niveau européen, des éléments scientifiques montrant son caractère cancérigène, mutagène, reprotoxique et de perturbateur endocrinien.

Dès que l'Europe s'est mise d'accord sur les critères d'évaluation des perturbateurs endocriniens, nos services ont réalisé une évaluation en urgence de ces produits. Ils ont vérifié qu'il possédait tous les critères de perturbateurs endocriniens. Comme il fallait encore plus de deux ans pour que l'Europe, qui était d'accord avec notre évaluation, arrive à une interdiction, nous avons devancé les décisions et sorti ce produit de la liste, qui était dans le viseur depuis des années.

On peut certes donner une dérogation s'il n'existe pas d'alternative, mais si on ne met pas de limites dans le temps, l'expérience montre qu'il ne se passe rien. On le voit avec l'article 50 sur les candidats à la substitution au niveau européen : on a bien des substances fléchées, avec un niveau de danger élevé et une candidature à la substitution, mais quinze ans après, ils sont toujours candidats.

Il faut donc mettre les points sur les i. Les dérogations ne sont jamais accordées ad vitam aeternam . La question est de savoir jusqu'à quand on les autorise.

Enfin, s'agissant du conseil de surveillance, je voudrais répéter que l'Anses ne réalise pas seulement des évaluations de risques et ne délivre pas que des AMM. Elle a aussi des laboratoires de recherche, notamment le laboratoire de référence de l'Union européenne sur la santé des abeilles. À ce titre, s'il existe un comité scientifique dans le comité de surveillance sur la mise en oeuvre des dérogations, je suggère que l'Anses puisse en faire partie, non en tant qu'évaluateur des produits réglementés, car il pourrait y avoir des conflits d'intérêts, mais en tant que laboratoire de référence sur la santé des abeilles.

Mme Dominique Estrosi Sassone , présidente . - Merci de nous avoir consacré ce long moment et de vos réponses très précises. Je pense qu'elles seront utiles dans le débat que nous aurons la semaine prochaine.

Audition de M. Philippe Mauguin, président de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae)

Mercredi 14 octobre 2020

La commission s'est également appuyée, pour ses travaux, sur l'audition de M. Philippe Mauguin, président de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), qui était entendu à l'occasion de la procédure de nomination à la direction de cet établissement, en application de l'article 13 de la Constitution.

Mme Sophie Primas , présidente . - En accord avec le Conseil de questure et à la suite de la Conférence des présidents du 7 octobre dernier, des aménagements ont été apportés aux conditions de déroulement de nos réunions de commission. Nous retrouvons, dès aujourd'hui, le fonctionnement qui a été le nôtre avant la suspension estivale de nos travaux à savoir une jauge d'un sénateur sur deux en réunion afin de respecter les règles de distanciation, dans le cadre strict de la proportionnalité des groupes politiques de notre assemblée.

Pour les sénateurs présents, le port du masque est obligatoire dans l'ensemble de nos salles de réunion, y compris pour les orateurs. Pour les autres, nous recourons à la visioconférence pour permettre aux absents de participer à la réunion. Priorité sera donnée aux prises de parole résultant d'une inscription préalable.

Je rappelle qu'en cas d'avis émis sur une désignation proposée par l'exécutif au titre de l'article 13 de la Constitution, comme c'est le cas ce matin, la règle est qu'aucune délégation de vote n'est autorisée. Ce sont les termes de l'article 3 de la loi organique n° 2010-837 du 23 juillet 2010 relative à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la Constitution.

Ces règles de procédure étant rappelées, notre commission doit rendre un avis préalable à une nomination envisagée par le Président de la République. Nous auditionnons aujourd'hui M. Philippe Mauguin, personnalité pressentie pour occuper les fonctions de président-directeur général de l'Institut national de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae). Cette audition est publique et fait l'objet d'une retransmission en direct sur le site internet du Sénat.

L'article 13 de la Constitution dispose que « le Président de la République ne peut procéder à une nomination, lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins trois cinquièmes des suffrages exprimés au sein des deux commissions » compétentes, c'est-à-dire celle de l'Assemblée nationale et celle du Sénat.

La commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale vous ayant déjà auditionné, nous procéderons au dépouillement immédiatement à l'issue du vote. Le dépouillement sera effectué par deux scrutateurs et aura lieu simultanément à l'Assemblée nationale et au Sénat, conformément à l'article 5 de l'ordonnance du 17 novembre 1958.

Cette nomination est valable pour une durée de quatre ans.

Monsieur Mauguin, vous êtes ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts, avec une formation d'ingénieur agronome. Après avoir été directeur de l'agriculture et des bioénergies à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), vous êtes devenu directeur de l'Institut national des appellations d'origine (Inao), puis directeur régional et interdépartemental de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt d'Île-de-France avant de devenir directeur des pêches maritimes et de l'aquaculture. Votre carrière a été, bien entendu, enrichie d'expériences au sein de cabinets ministériels : conseiller technique au cabinet d'Hubert Curien, ministre de la recherche et de l'espace, en 1992-1993 ; conseiller technique pour les questions agricoles au cabinet du Premier ministre, Lionel Jospin, entre 1997 et 2002 ; et enfin directeur de cabinet de Stéphane Le Foll de 2012 à 2016.

En 2016, recueillant l'aval des deux commissions permanentes compétentes en matière agricole, vous avez succédé à M. François Houllier à la tête de l'INRA. Depuis, cet établissement public à caractère scientifique et technologique, premier institut de recherche agronomique en Europe et deuxième dans le monde, a fusionné avec l'Institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (Irstea) que certains connaissent encore sous le nom de Cemagref.

La structure qui en résulte rassemble plus de 10 000 agents, 18 centres de recherche, 14 départements scientifiques et 166 projets de recherche européens avec un budget de plus de 1 milliard d'euros. Cette nouvelle architecture permet de créer un organisme de référence qui a développé de nombreux partenariats avec les entreprises et le monde agricole.

Cette fusion a donné naissance non plus à l'Institut national de la recherche agronomique, autrement dit Inra, mais à l'Inrae, l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement. Cette évolution sémantique du nom de la structure est, sans aucun doute, porteuse d'un changement de stratégie que vous nous présenterez, replaçant la recherche publique davantage au service de l'agriculture, tout en l'orientant vers les attentes de la société en matière d'alimentation et d'environnement. Nous estimons, au sein de la commission, que la recherche est la clé pour réussir à relever les défis écologiques, tout en conservant la place de notre agriculture dans notre société. L'Inrae aura un rôle essentiel à jouer.

À cet égard, pouvez-vous, monsieur Mauguin, premièrement, nous présenter rapidement le bilan de votre dernier mandat ? Quelles sont les réalisations dont vous êtes fier et les points sur lesquels vous pensez avoir encore du travail à accomplir ? Deuxièmement, quels sont les sujets sur lesquels vous souhaiteriez vous investir lors d'un éventuel deuxième mandat, autrement dit quel est votre projet pour l'Inrae au cours des quatre prochaines années ?

Au-delà de la recherche fondamentale sur les systèmes agricoles se pose la question de l'articulation entre vos travaux et ceux des instituts techniques notamment, principalement dans la recherche d'alternatives à des produits phytopharmaceutiques, qu'elles soient chimiques, naturelles, génétiques ou agronomiques.

J'insiste sur ce point, tant l'actualité législative offre l'occasion d'une séance de « travaux pratiques » - je pense bien sûr aux dérogations proposées par le Gouvernement pour l'utilisation de néonicotinoïdes. Quelle vision l'Inrae porte-t-elle sur ce sujet, notamment au travers du plan que vous avez mis en place avec l'Institut technique de la betterave ? Comment expliquez-vous l'absence d'apparition d'alternatives à ces substances depuis l'annonce de leur interdiction en 2016 ? Pouvez-vous nous présenter les différentes alternatives crédibles à ce stade ? Pensez-vous qu'en 2023 l'une d'entre elles sera opérationnelle ?

Je vous laisse la parole, Monsieur Mauguin, et, au terme de votre propos, je laisserai les commissaires vous poser des questions de deux minutes, en donnant la priorité aux membres s'étant inscrits préalablement.

M. Philippe Mauguin, candidat proposé aux fonctions de président de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement . - Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je suis très honoré d'être devant vous pour solliciter votre soutien. Mme la présidente a très bien tracé le cadre de mon intervention. J'évoquerai tout d'abord le bilan de mes années passées à la tête de l'Inra, puis les grandes orientations que je propose pour les années à venir.

Pour la période 2016-2020, j'avais proposé des priorités que j'ai essayé de déployer avec l'ensemble de la communauté de travail de l'Inra.

Premièrement, conforter la qualité et la visibilité scientifiques de l'Institut. Pendant cette période, l'Inrae est resté au premier plan de la recherche mondiale : le nombre des publications a progressé de 25 % et celles réalisées avec des auteurs étrangers représentent près de 60 % du total. Nous avons renouvelé l'animation scientifique interne et les défis de recherche pour favoriser l'interdisciplinarité.

Deuxièmement, renforcer et renouveler l'innovation. Nous avons fixé des domaines prioritaires, nous avons soutenu des instituts Carnot, qui sont des lieux privilégiés pour les relations entre la recherche publique et les entreprises, et nous avons mis en place des outils pour accélérer le transfert des résultats de la recherche vers les agriculteurs, en particulier en matière de pesticides, de protéines végétales et de changement climatique. Nous avons aussi développé nos partenariats avec les PME et suscité la création de start-up - onze ont récemment vu le jour.

Troisièmement, développer les partenariats avec l'enseignement supérieur - il s'agit à la fois des écoles d'agronomie et vétérinaires et des universités. L'Institut travaille ainsi sur trente sites universitaires et d'écoles.

Quatrièmement, déployer une stratégie internationale plus visible et ambitieuse. L'Inra avait un rayonnement international, mais il ne disposait pas véritablement d'outils forts dans ce domaine. Au niveau européen, nous avons renforcé notre présence dans le programme-cadre de recherche et les financements communautaires de nos laboratoires ont augmenté de 15 %. Hors Union européenne, nous avons multiplié les associations avec des laboratoires étrangers ; nous sommes dorénavant associés à 17 laboratoires contre 3 auparavant, notamment dans de grands pays (États-Unis, Chine, Inde, Brésil, Argentine, Australie...).

Cinquièmement, développer des partenariats avec d'autres organismes et instituts techniques - cette priorité fera la transition avec le rapprochement qui a eu lieu avec l'Irstea.

L'Inra et l'Irstea étaient deux établissements sous tutelle des ministères de l'agriculture et de la recherche travaillant dans le secteur de l'agriculture, dont les missions étaient complémentaires. Il n'existait pas vraiment de chevauchements, mais il était possible de faire mieux. Par exemple, l'Irstea était excellent sur les agroéquipements, les pulvérisateurs ou les capteurs ; l'Inra l'était sur l'agronomie, la génétique ou la résistance aux maladies. Nos forces étaient également complémentaires sur l'eau et la forêt. Mais il existait finalement peu de synergies et de partenariats.

Nous avons donc engagé, en 2016, une réflexion scientifique sur un éventuel rapprochement et nous avons décidé d'avancer. Il faut dire que la France n'avait jamais fusionné deux organismes de recherche de cette taille. Nous n'avions pas pour but de faire des économies de bout de chandelle, mais de répondre encore mieux aux défis contemporains du développement durable. Nos deux maisons se sont mobilisées à tous les niveaux, elles ont engagé un travail commun assis sur le dialogue social et scientifique ; la fusion est effective depuis le 1 er janvier 2020 et je pense qu'elle est réussie.

Aujourd'hui, le nouvel établissement est encore plus visible : au niveau mondial, nous sommes classés parmi les quatre ou cinq premiers organismes de recherche en agriculture et alimentation et au dixième rang en matière d'environnement. Nous sommes de fait le premier organisme de recherche spécialisé en matière d'agriculture, d'alimentation et d'environnement.

Ce résultat est évidemment une fierté, mais c'est aussi une responsabilité, et l'objectif de ma candidature est de transformer l'essai. Ainsi, nous devons déployer notre stratégie de recherche dans le cadre du périmètre du nouvel institut, pas seulement additionner les deux stratégies précédentes. Nous devons répondre aux attentes de notre société et conforter la communauté de recherche, en particulier dans le contexte actuel du covid-19. Je salue d'ailleurs la mobilisation des équipes, alors même que l'épidémie est apparue quelques semaines après la fusion. Près de 80 % des agents ont basculé en télétravail, en maintenant les activités scientifiques, et la reprise de nos activités est progressive depuis le mois de mai.

Les priorités pour mon nouveau mandat, si vous m'accordez votre confiance, s'orientent autour de quatre grandes orientations.

Premièrement, concevoir et déployer une stratégie de recherche ambitieuse. Pour cela, nous avons déjà engagé des travaux, ainsi qu'une concertation auprès de l'ensemble des agents pour que chacun puisse participer à l'élaboration des choix collectifs. Cinq grands défis scientifiques ont déjà émergé.

Il nous faut d'abord répondre aux grands changements globaux, que ce soit le dérèglement climatique ou la crise de la biodiversité, ce qui inclut les impacts de ces phénomènes sur l'agriculture, l'alimentation et la forêt et les risques naturels dans les territoires - l'Irstea avait une compétence forte en matière de prévention des inondations, de feux de forêt ou d'avalanche et nous ne l'oublierons pas. Nous devrons traduire les scénarios climatiques du GIEC en scénarios de transition pour notre agriculture et nos forêts. Nous devons rassembler nos forces sur la base de ces scénarios qui sont scientifiquement établis. Nous avons commencé ce travail, très fécond, avec le secteur viticole et nous devons le généraliser à l'ensemble des secteurs agricoles.

Deuxième grand défi scientifique, l'accélération de la transition agroécologique, en tenant compte de la compétitivité des filières et des revenus des acteurs. J'insiste d'ailleurs sur ce point : si nous n'intégrons pas d'éléments socio-économiques dans la transition, elle restera au niveau de projet. Nous devons donc changer d'échelle et réfléchir à la manière de passer de quelques milliers d'agriculteurs qui se sont engagés dans la transition agroécologique à plusieurs centaines de milliers. Les questions de recherche constituent l'un des éléments de ce changement d'échelle et, pour réussir, nous devons embarquer toutes les filières et les systèmes alimentaires de manière globale. Nous devons être capables d'aligner les attentes des consommateurs et les besoins des agriculteurs. Cette transition ne concerne pas seulement les filières végétales, mais aussi l'élevage. Nous avons besoin d'élevage - nous ne ferons pas d'agriculture durable sans élevage -, mais les filières doivent évoluer dans le sens du bien-être animal, d'une meilleure autonomie protéique, etc. C'est pourquoi, de la même manière que nous travaillons sur les alternatives aux phytosanitaires, nous étudions des alternatives aux antibiotiques.

Troisième défi, penser la bioéconomie de façon circulaire et durable. En effet, nous allons connaître des tensions croissantes sur des ressources naturelles - le carbone, l'azote, le phosphore et l'eau - qui sont critiques au niveau mondial. Nous devons donc imaginer des filières bioéconomiques adaptées. On parle souvent du défi de nourrir dix milliards d'habitants à l'horizon 2050, alors que les sols sont dégradés et en tension, mais nous ne devons pas oublier le défi de décarboner l'économie, c'est-à-dire se passer du carbone issu de la pétrochimie. Il y aura donc une compétition entre les usages. Le cycle de l'eau est l'un des points critiques du développement durable des prochaines années et nos compétences nous permettent désormais de suivre l'ensemble de ce cycle - économiser l'irrigation, diminuer les pertes liées à l'évapotranspiration, améliorer la réutilisation des eaux usées. Gérer au mieux la ressource en eau est un enjeu majeur.

Quatrième défi, favoriser une approche globale de la santé. La pandémie qui affecte actuellement la planète a remis au premier plan l'importance des zoonoses et les risques de transmission de maladies des animaux aux humains - d'ailleurs, il a été montré que la baisse de la biodiversité pouvait accélérer de tels phénomènes. Nous devons donc développer une approche plus globale de la santé à l'échelle des écosystèmes et améliorer la détection précoce des nouveaux risques. Nos équipes sont très bien positionnées sur ces sujets, mais nous devrons travailler avec d'autres organismes - je pense notamment à l'Inserm, au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et à l'Institut de recherche pour le développement (IRD).

Le lien entre santé globale et agriculture ne se limite pas à la prévention des crises sanitaires. Il passe aussi par la nutrition préventive. On connaît de mieux en mieux le rôle de l'alimentation sur notre santé, notamment grâce à d'excellentes recherches menées au sein de l'Inrae, par exemple sur la compréhension du rôle du microbiote et de son lien avec la santé. Nous devons donc aller vers ce qu'on pourrait appeler une nutrition préventive. Il s'agit de concevoir des régimes alimentaires qui sont à la fois sains pour l'homme et durables, en prenant en compte, dans la conception des aliments et des régimes alimentaires, l'impact sur la santé et sur l'environnement.

Cinquième et dernier défi, le numérique et l'intelligence artificielle. Il s'agit d'ailleurs d'un défi scientifique transversal qui concerne toute la recherche mondiale. Je m'efforcerai de mobiliser le numérique au mieux, au service de toutes ces transitions. L'intelligence artificielle aidera à traiter les masses de données énormes qui arrivent dans nos laboratoires, mais aussi chez les agriculteurs : données climatiques, données liées aux bio-agresseurs ou au pilotage fin des systèmes de production... Nous devons investir ce champ, y compris au profit du secteur des agroéquipements, stratégique pour la réussite de la transition agroécologique.

Je souhaite aussi poursuivre, dans les prochaines années, le travail engagé par l'Inrae sur les partenariats avec l'enseignement supérieur, en France comme au niveau mondial. En France, nous pouvons franchir un nouveau cap. La loi de programmation de la recherche doit nous donner une meilleure visibilité, pluriannuelle, sur nos moyens. Dès lors, nous pourrons programmer des investissements stratégiques avec les universités et les écoles, ce qu'on ne faisait pas vraiment jusqu'à présent. Quelle stratégie de recrutement des chercheurs et des enseignants-chercheurs à dix ans pour anticiper les départs et favoriser les nouvelles compétences ? Quels investissements dans les équipements stratégiques de recherche qui doivent être partagés ?

En ce qui concerne la stratégie internationale, nous continuerons à conforter notre réseau de partenariats. Nous souhaitons aussi, avec humilité et détermination, mettre en place une alliance mondiale de la recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement avec nos grands homologues des différents continents - Europe, Amérique du Nord, Amérique latine, Asie, Afrique - pour essayer de partager au moins une programmation des grands sujets de recherche. De tels lieux de coordination manquent actuellement, même s'il existe des lieux de rencontre.

Il y a aussi un nouveau virage que l'Inrae doit prendre, qui est de s'investir en Afrique. Traditionnellement, l'Inrae représentait la recherche pour les pays du Nord et le Cirad et l'IRD s'occupaient de la recherche pour les pays du Sud. Pour autant, certains sujets, comme la séquestration du carbone dans les sols, la lutte contre le dérèglement climatique ou la question de l'alimentation, sont transversaux. Avec le Cirad, nous avons décidé de travailler encore davantage ensemble, en proposant un programme de recherche ambitieux pour la transition des agricultures en Afrique. C'est une priorité de la politique de développement française, comme vous le savez. Nous ferons donc des propositions prochainement dans ce domaine.

Troisième orientation, l'innovation, encore et toujours ! Nous souhaitons notamment développer de nouvelles approches dans les territoires. Certains d'entre vous connaissent les territoires d'innovation. L'Inrae est le premier organisme de recherche français impliqué dans ces projets. L'appel d'offres a été lancé par le Premier ministre, et 24 projets ont été retenus dans tous les secteurs. Sept de ces projets associent l'Inrae et touchent les grands sujets qui vous préoccupent : alternatives aux phytosanitaires, bien-être animal dans les filières d'élevage, forêt... Nous aurons autour de la table, dès la conception du projet, l'ensemble des acteurs, et non les seuls chercheurs. Ceux-ci seront mis en interaction avec les entreprises, avec les collectivités locales, bref avec toutes les parties prenantes. Je pense que cela produira des résultats intéressants.

Nous allons aussi accentuer notre engagement sur la création de start-up. Nous venons de remporter un label de la French Tech et nous pilotons le consortium Agri'Eau, qui va favoriser le développement des start-up dans ce qu'on appelle les Food Tech . Nous nous engagerons davantage dans l'expertise et l'appui aux politiques publiques. Beaucoup de questions traitées par l'Inrae, en effet, sont à l'interface entre la science et les politiques publiques. L'une de nos directions leur sera consacrée. Tout en garantissant l'indépendance des chercheurs, nous essayons de favoriser l'interface entre les questions que la société pose et les données issues de la science, ce qui est un travail compliqué, qui diffère de l'activité normale et naturelle de recherche.

La quatrième et dernière orientation concerne la cohésion du nouvel établissement. Je propose de lancer une démarche mobilisatrice en matière de responsabilité sociétale et environnementale. Nous avons déjà beaucoup oeuvré ces dernières années dans le domaine de la qualité de vie au travail, de la lutte contre les discriminations ou pour l'égalité des chances et la diversité. Nous sommes le premier organisme de recherche français à avoir été labellisé en la matière - c'était début 2020. Nous devons passer encore une étape, en intégrant la responsabilité environnementale, ce qui fait l'objet d'une forte attente dans notre communauté de travail : réduire l'impact carbone des activités de recherche, c'est possible, et les agents, pour la plupart d'entre eux, ont envie de s'y engager.

L'Inrae est une chance pour notre pays, pour notre agriculture, pour notre secteur alimentaire, pour notre forêt. C'est une chance aussi, plus globalement, pour nos concitoyens. Je souhaite accompagner le déploiement et l'épanouissement de ce nouvel établissement dans les prochaines années avec une exigence de qualité scientifique qui est la base de la crédibilité et une exigence sur l'impact et l'utilité des travaux au service de la société.

Sur la question des néonicotinoïdes, je rappelle que nous avons eu un hiver 2020 exceptionnellement doux, notamment au mois de mars, avec de forts vents de sud, ce qui a occasionné des infestations de pucerons porteurs de virose sur les betteraves, en tout cas dans la partie méridionale de la zone de production. L'impact a été très significatif, ce qui a conduit le Gouvernement à proposer ce projet de loi portant dérogation à la loi sur la biodiversité. J'ai entendu dire beaucoup de choses, et notamment mettre en cause la recherche. Par esprit de transparence, et pour défendre le travail des chercheurs, aussi bien dans le secteur public que privé, je souhaite remettre un certain nombre de choses au clair. L'Inrae a été l'un des premiers organismes de recherche au monde à faire des publications sur l'impact des néonicotinoïdes sur les pollinisateurs. C'était avant qu'il y ait des lois en France sur le sujet. D'ailleurs, c'est sur la base des travaux de l'Inrae que les premières décisions ont été prises pour instaurer un moratoire sur l'utilisation des néonicotinoïdes sur les plantes oléoprotéagineuses. Nous avions discuté avec la profession et il y avait des éléments avérés qui ont conduit à cette suspension.

Pendant ce temps-là, les chercheurs de l'Inrae ont travaillé sur des alternatives. Je rappelle que l'Inrae est le premier organisme qui a publié, au niveau international, sur les viroses dans les betteraves, contribuant ainsi à la connaissance de la maladie et à la caractérisation des quatre virus impliqués. Nos chercheurs, avec ceux de l'Institut technique de la betterave, ont lancé le programme AKER, avant même les débats parlementaires, pour redonner de la diversité génétique à la betterave. Nous avons récemment rendu publics ses résultats dans un livre que je vous ai apporté. Ce programme a permis de mettre au point plus de 3 000 lignées de betteraves avec une diversité génétique qu'on n'avait jamais connue. Ces lignées comportent des variétés qui présentent des résistances.

Malheureusement, la jaunisse de la betterave est une maladie complexe qui implique quatre virus différents. Certaines lignées sont résistantes à l'un d'entre eux, voire à deux, mais nous n'avons pas encore toute la panoplie. Des recherches ont aussi été menées sur des pistes de réponse en termes de biocontrôle ou d'agronomie. Bref, la recherche n'a pas été inactive. En 2016, la loi est votée, pour application en 2018. Elle prévoit d'envisager des alternatives chimiques. Les chercheurs continuent à travailler, mais pas dans une urgence absolue. Malheureusement, comme il arrive souvent pour les alternatives aux phytosanitaires, des résistances se sont développées, avec des contournements des produits homologués. Nous nous en sommes assez rapidement rendu compte.

La première année sans néonicotinoïdes, le contexte climatique n'ayant pas été trop défavorable, les traitements par les molécules homologuées ont suffi et personne ne s'est ému. C'est cet hiver exceptionnel qui, tout d'un coup, sonne le branle-bas de combat. Mais, je le répète, beaucoup de travail a été fait, ce qui va nous permettre, grâce au plan recherche et innovation, de trouver des solutions.

Pourquoi allons-nous parvenir à trouver en trois ans des solutions qui n'ont pas été trouvées à un niveau opérationnel jusqu'à présent ? Comme je l'ai dit au ministre de l'agriculture, M. Julien Denormandie, avec le président de l'Institut technique de la betterave, M. Alexandre Quillet, nous n'avons pas la prétention de trouver en trois ans un équivalent, à 100 %, aux néonicotinoïdes. Mais nos chercheurs sont convaincus qu'ils vont progresser de façon significative. L'enjeu, en fait, est de réduire le risque à un niveau acceptable pour la filière betterave-sucre. Le risque de perte de récolte ne doit plus être, en cas d'hiver exceptionnel, supérieur à 40 %. Si nous le ramenons dans une marge plus raisonnable de 15 %, nous aurons fait le travail. Pour cela, nous allons accélérer le phénotypage de toutes les lignées que nous avons mises au point et rebalayer tout le catalogue des variétés de betteraves déjà homologuées qui n'étaient pas forcément sélectionnées à l'époque sur le critère de la résistance au virus, puisqu'il y avait les néonicotinoïdes. Je pense qu'en deux ans nous aurons identifié un certain nombre de variétés qui auront un meilleur profil de résistance.

Le deuxième axe sera de travailler sur l'écologie chimique et le biocontrôle. Il s'agit d'utiliser, y compris en co-culture, le fait que les plantes peuvent émettre des molécules répulsives pour les insectes. Nous avons des pistes intéressantes. On a signalé des expérimentations d'agriculteurs - nous travaillons aussi en direct avec eux - qui, en semant de l'avoine, ont observé une absence d'infestation des pucerons dans leurs champs et, après avoir récolté l'avoine, les ont vu revenir. Nous allons donc examiner toute une série de plantes en fonction de leur production de molécules pour chercher celles qui sont répulsives. Il semble aussi que des enfouissements de graminées ou de certaines cultures pouvaient aboutir à ce que la dégradation du sol émette des molécules ayant un impact sur les pucerons, comme la loline. Nous avons déjà des projets avec certaines entreprises sur ce point.

Enfin, la question des régulateurs naturels des pucerons est posée. Nous allons travailler, avec l'Institut technique de la betterave, à faire non des mosaïques paysagères, mais des alternances de bandes fleuries, utiles pour que les abeilles, qui sont des insectes opportunistes, aillent de préférence y butiner au lieu d'aller chercher des résidus de néonicotinoïdes au sol. Il convient aussi de favoriser le retour des régulateurs biologiques. Bref, il faut trouver un équilibre entre l'écologique et l'économique, qui soit soutenable pour les betteraviers.

Pour les expérimentations que nous allons conduire à l'Institut technique de la betterave, nous avons prévu de mobiliser jusqu'à 1 000 hectares de champs de betteraves pilotés par des agriculteurs. En tout cas, c'est en mobilisant une combinaison de solutions - des variétés plus résistantes, des solutions de biocontrôle, de l'agronomie et le retour des régulateurs biologiques - que nous allons ramener le risque à un niveau soutenable et acceptable.

M. Henri Cabanel . - Je voudrais tout d'abord vous remercier. Il y a quatre ans, je vous avais posé quelques questions sur la recherche, notamment sur les cépages résistants en matière viticole. Vous vous étiez engagé à ce que les recherches de l'Inrae soient communiquées aux professionnels, ce qui a été fait. Merci d'avoir tenu vos engagements ! Pensez-vous que l'appauvrissement des sols vienne d'un modèle agricole axé sur une agriculture intensive qui a impliqué, implique et impliquera la diminution des intrants et l'usage des produits phytosanitaires ? Ne faudrait-il pas expliquer aux professionnels et aux agriculteurs qu'il faut impérativement changer de modèle agricole ?

M. Laurent Duplomb . - Merci pour la clarté de vos propos. Je suis séduit par une très grosse partie de votre discours.

D'abord, j'entends quelqu'un qui ne pratique pas l'agriculture tous les jours, comme moi, prendre enfin en compte le critère essentiel de l'acceptabilité économique par le monde agricole. Vous n'êtes pas dans les incantations, vous n'êtes pas dans l'obscurantisme, ce qui vous démarque de tout ce qu'on peut entendre à longueur de journée. Vous êtes, et cela me plaît, un pragmatique. Vous n'avez pas non plus le regard fixé sur le rétroviseur. L'innovation, la recherche, le progrès ont toujours fait la force du monde agricole. Nous avons connu des famines, mais nous n'en connaissons plus aujourd'hui, parce que l'agriculture a progressé, a su se rénover, être inventive. L'agroécologie, l'intelligence embarquée seront demain, j'en suis sûr, les éléments qui permettront non pas d'interdire aveuglément certains produits phytosanitaires, mais de les utiliser le moins possible, avec les quantités les plus faibles possible. Voilà l'intelligence et le pragmatisme qu'on devrait mettre en avant plutôt que d'être dans les incantations et les interdictions !

Surtout, vous êtes l'un des seuls qui ne nous parlent pas uniquement du réchauffement climatique, de l'agroécologie et du changement de modèle, mais aussi des évolutions démographiques. La population mondiale est passée de 2,5 milliards d'habitants il n'y a que 50 ans à près de 7 milliards aujourd'hui et elle risque d'atteindre plus de 10 milliards demain.

Je vois dans cette évolution un parallèle avec ce que nous avons vécu pendant des décennies, dans la parole politique, à propos de la dette. Depuis trente ans, on nous répète chaque jour, en matière de décision publique, qu'il faut travailler sur notre dette, ce qui nous a poussés à prendre des décisions qui nous ont entraînés dans des situations difficiles, en particulier sur la diminution des lits de réanimation. Et voilà qu'en quelques mois, ce discours a complètement disparu à la suite d'une chose que nous n'avions pas prévue, la pandémie de covid-19. En clair, nous avons mis 40 ans pour constituer 2 300 milliards d'euros de dettes et en cinq mois nous en ajoutons 560 milliards, sans que nul ne s'en offusque !

Ainsi, nous pouvons être amenés à regarder uniquement une partie du problème, comme le réchauffement climatique ou l'évolution du système agricole, mais si nous ne prenons pas en compte l'évolution de la population, tous les efforts que nous aurons faits pendant des années peuvent s'écrouler du jour au lendemain, parce que des migrations forcées nous imposeraient une agriculture différente de celle que nous avons souhaité mettre en place.

Je veux bien vous apporter ma confiance, monsieur Mauguin, mais je veux que vous me fassiez une promesse : que les fonctionnaires de l'Inrae respectent tous la neutralité qui leur incombe. Je vois trop dans la fonction publique des gens qui, s'exprimant au nom de l'État, alors qu'ils devraient être neutres, laissent transpirer leur vision personnelle et leurs conceptions politiques.

Mme Anne-Catherine Loisier . - Je salue votre présentation globale et votre enthousiasme qui visiblement ont su convaincre. Le changement climatique pousse à une transformation accélérée des modèles agricoles et forestiers qui va beaucoup plus vite que ce qu'on a connu jusqu'à maintenant, en tout cas beaucoup plus vite que l'évolution naturelle. L'approche One Health implique la prise en compte d'attentes sociétales puissantes. La collaboration étroite avec les professionnels des différents secteurs d'activités sur lesquels vous travaillez est plus nécessaire que jamais.

En matière de changement climatique en forêt, sur quoi travaillez-vous ? Je suppose que vous adaptez des essences et développez des mélanges propices et vertueux. Vous avez évoqué la reconquête d'un certain nombre de territoires forestiers, notamment en montagne, pour éviter les risques. Abordez-vous la problématique des résineux ? S'ils ne suscitent pas l'enthousiasme ni l'intérêt de nos populations, ils sont nécessaires à notre économie ; or, nous en importons, ce qui n'est pas très bon en termes de stratégie globale pour la planète. Comment faire pour évoluer ?

Vos liens avec les écoles et les organisations professionnelles sont essentiels. Travaillez-vous avec les organismes professionnels sur les projets d'installation des jeunes agriculteurs ? Au-delà des néonicotinoïdes, d'autres grandes cultures sont dans l'impasse. Bourguignonne, je pense au colza ou à la moutarde de Bourgogne : nous allons bientôt importer de la moutarde du Canada ou des pays de l'Est ! Travaillez-vous aussi sur ce sujet ?

M. Franck Menonville . - Je salue vos propos porteurs de vision et d'avenir pour notre agriculture, basée sur l'innovation et le progrès. Que fait l'Inrae sur la question de notre trop grande dépendance aux protéines ? La fragilité de la France risque encore de s'accentuer dans ce domaine avec une impasse grandissante dans le domaine des oléagineux, notamment du colza. La durée de dérogation pour les néonicotinoïdes est-elle suffisante pour permettre des avancées significatives ? Certaines nouvelles technologies de semence ne sont pas autorisées en Europe, mais se développent. Quelles recherches menez-vous sur la question ? Quel est le risque de l'utilisation des néonicotinoïdes sur une plante non mellifère, qui ne fleurit pas, et sachant que le temps de persistance dans le sol est bien connu ? Ne pourrions-nous pas sécuriser l'utilisation des néonicotinoïdes sur la betterave, en assurant une succession de cultures non mellifères ?

Mme Sylviane Noël . - Vous avez parlé d'économie circulaire et de bioéconomie, mais vous n'avez pas évoqué la question de la méthanisation. La réglementation actuelle, qu'elle soit nationale ou européenne, tend à freiner des projets locaux ambitieux en interdisant, d'une part, de mélanger les boues des stations d'épuration urbaines avec des biodéchets triés à la source et, d'autre part, d'envoyer des effluents chargés en sous-produits animaux, tels que le lactosérum, dans les réseaux d'eaux usées. Les enjeux en termes de réduction de gaz à effet de serre sont pourtant réels. L'Inrae travaille-t-elle sur ces sujets ? Quelle est votre position ?

Mme Martine Berthet . - Merci pour le programme ambitieux que vous nous proposez. Mais quels sont les moyens correspondants ? Vous ne nous avez pas parlé de l'évolution de votre budget, notamment avec la loi de programmation de la recherche. Vous avez évoqué la prévention des risques. En ce qui concerne le pastoralisme, avez-vous envisagé une étude d'impact du renoncement des éleveurs face à la prédation ? Vous l'avez dit, nous avons besoin de l'élevage. Mais le phénomène de la prédation s'amplifie et se déploie sur une bonne partie du territoire national. En montagne, tout particulièrement, l'abandon du pastoralisme inquiète beaucoup, notamment pour ses impacts sur l'augmentation des risques naturels. Êtes-vous prêt à produire une étude sur ce sujet ? Cela permettrait enfin de mettre d'accord le ministère de l'agriculture et celui de l'environnement.

Mme Sophie Primas , présidente . - Vaste sujet !

M. Franck Montaugé . - Merci pour votre présentation et la qualité de votre travail au cours des quatre années passées. Je souhaite aborder les questions de politique territoriale agricole. Dans de grands pans du territoire national, par exemple dans le Gers, on se pose des questions sur l'avenir agricole de certains territoires mal dotés sur les plans agronomique, climatique, topographique... Une démarche a été conceptualisée par le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux : celle des zones intermédiaires. L'Inrae procède-t-elle à des analyses et des réflexions sur ces questions ? Elles relèvent de la macroéconomie agricole. Laurent Duplomb parlait de la nécessité de nourrir plus de 7 milliards de personnes. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser des pans entiers de territoire agricole à l'abandon, même s'il est difficile de cultiver sur ces territoires.

Beaucoup d'agriculteurs vont partir à la retraite, souvent des éleveurs. Cela soulève la question de l'avenir des systèmes de polyculture-élevage. Les territoires sur lesquels ces personnes exerçaient vont revenir à la nature, avec davantage d'incendies, etc. Travaillez-vous sur ces questions ? Avec vos collaborateurs, j'ai eu l'occasion de travailler sur la question des prestations pour services environnementaux, qui nous avaient été presque promises pour 2019. Où en êtes-vous sur ce point ? Il est grand temps qu'à travers ce dispositif la société dans son ensemble reconnaisse ce que l'agriculture lui apporte. Le développement des outils de gestion des risques en agriculture, dont l'assurance fait partie, doit être poursuivi. Vous en préoccupez-vous ? Travaillez-vous aussi sur le volet pédagogique de l'acceptabilité et de l'acculturation des agriculteurs et de l'agriculture sur ces questions ?

M. Joël Labbé . - Merci de votre présentation. Je vais moi aussi attendre des engagements de votre part, qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de notre collègue Duplomb ! Depuis la loi sur l'avenir agricole, l'agroécologie doit être au coeur des futures perspectives. Dans votre présentation, vous avez trop peu parlé de l'agriculture biologique. Pourtant, l'agriculture biologique est le mode le plus abouti de l'agroécologie. Tous les pesticides chimiques actuels, qu'ils soient classés cancérigènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction ou perturbateurs endocriniens, ne pourront pas durer. Il va bien falloir trouver des alternatives. Or pour moi, les alternatives ne seront pas chimiques ou, s'il y a de la chimie, celle-ci doit s'accompagner d'une remise en cause des systèmes.

Il y a quelques années, quelque 10 % du budget était consacré à l'agriculture biologique. Où on est-on ? Quelles sont les perspectives ? Nous avons besoin de recherche fondamentale en écologie sur le fonctionnement des écosystèmes et de recherches finalisées en lien avec le monde agricole, notamment biologique, qui démontrent qu'on peut travailler sans les pesticides. L'Institut technique de l'agriculture biologique doit être véritablement associé à vos travaux, et je sais qu'il l'a déjà été.

Enfin, pour ma part, je ne dirai pas que des chercheurs sortent de leur réserve. Il y a des chercheurs citoyens. Je suis en relation avec une association qui s'appelle Recherche citoyenne : ses membres n'ont pas de raison de ne pas partager leurs connaissances, tout en observant leur devoir de réserve.

M. Jean-Marc Boyer . - Quelle stratégie de communication et de vulgarisation envisagez-vous, au plus près des citoyens ? Ma région héberge l'un des sites les plus importants de l'Inrae en France, qui abrite une importante recherche sur l'alimentation et sur le recyclage des plastiques, avec en particulier des partenariats avec Limagrain sur les plastiques biodégradables ou encore sur les ennemis des cultures, sur l'eau... Outre les publications scientifiques qui en émanent, il y a des journées portes ouvertes, mais elles restent assez confidentielles. Certes, des agriculteurs viennent s'informer sur les résultats de cette recherche, mais le grand public n'est pas sensibilisé aux résultats. Un effort de vulgarisation et de communication vers les citoyens paraît absolument indispensable, surtout que nombre de résultats tordent le cou à certaines affirmations que l'on peut entendre sur les grands médias ou les réseaux sociaux.

M. Jean-Claude Tissot . - À mon tour de vous remercier pour le travail que vous avez effectué ces dernières années - nous vous avons d'ailleurs entendu à plusieurs reprises. La pandémie actuelle nous rappelle que la fonte du permafrost nous expose peut-être à des bactéries ou à des virus qui y sont conservés et attendent, pour ainsi dire, au garde-à-vous. Avez-vous une cellule de veille ? Y a-t-il une veille internationale pour prévenir cette éventualité et peut-être tordre le cou à des scénarios catastrophes ? On entend tout et son contraire, par exemple sur l'impact de cette fonte en termes de gaz à effet de serre.

M. Fabien Gay . - En matière budgétaire, il y a de nombreux défis. Sur les accords de libre-échange, un rapport vient d'être remis, auquel un certain nombre d'experts de l'Inrae ont contribué. Ce rapport est assez accablant et la protection de nos normes sociales et environnementales semble extrêmement fragile. Allons-nous, ou non, remettre en cause ces accords de libre-échange ? La lecture du rapport y incite. Jamais des normes sociales et environnementales de niveau assez élevé ne seront garanties. De plus, la crise montre bien le besoin de relocaliser notre agriculture et de la protéger.

M. Daniel Gremillet . - Assiste-t-on, ou non, à un appauvrissement des cerveaux dans la recherche de notre pays par rapport à d'autres pays plus ouverts à la mise en oeuvre des pratiques récemment découvertes ? L'existence de nombreux interdits en France donne-t-elle effectivement envie à des jeunes d'aller voir ailleurs ? Sur la forêt, on court après les solutions et on est pris de court. Estimez-vous nécessaire, utile, urgent de mettre en place une politique sanitaire sur la forêt, comme nous l'avons fait sur les productions et prophylaxies animales ? Cela nous permettrait d'être plus offensifs. Nous assistons à des conflits d'usage, non seulement avec l'urbanisation, mais comme me l'a bien montré la campagne sénatoriale, entre l'agriculture nourricière et l'agriculture productrice d'énergie. Je pense notamment à la méthanisation. Le débat a lieu dans nos territoires et nos campagnes. Existe-t-il une recherche qui permettrait de rendre compatibles les deux ? Où en êtes-vous sur l'acceptation sociétale de la recherche génétique ? Pensez à l'échec des OGM : aujourd'hui on nourrit les Français avec des productions non OGM, et le prix est le même que pour ceux qui alimentent les Français, sans le dire, avec des productions OGM...

Mme Micheline Jacques . - Je vous remercie de votre intervention pleine d'espoir. Je suis originaire des outre-mer et j'ai suivi avec attention votre discours : vous avez parlé de réchauffement climatique, d'ouverture sur la mondialisation... Avec ses outre-mer, la France est représentée dans tous les océans. Ceux-ci représentent 80 % de la biodiversité, ce qui donne matière à faire de la recherche ! Envisagez-vous de développer des pôles de recherche et d'innovation dans les outre-mer ?

Mme Sophie Primas , présidente . - Je vais poser une dernière question, à titre personnel. Il existe un certain nombre de productions orphelines, sur lesquelles il y a peu de volumes, des spécificités particulières et des dérogations qui ne sont plus possibles sur les néonicotinoïdes depuis quelques mois. Je pense aux navets, à la noisette, aux figues...

M. Laurent Duplomb . - À la lentille verte du Puy !

Mme Sophie Primas , présidente . -Les volumes n'ont rien à voir avec ceux du sucre, par exemple, mais il en va de la diversification de l'agriculture. Comment l'Inrae traite-t-il ces productions plus confidentielles ?

M. Philippe Mauguin . - Je ne pourrai malheureusement pas répondre à toutes vos questions dans le temps qui m'est imparti. Je répondrai à chacun d'entre vous au moins sur un sujet et je prends l'engagement de vous adresser des réponses écrites plus complètes pour prolonger le dialogue.

La question des cépages résistants est une formidable aventure scientifique, sociale et sociétale, portée par l'INRA depuis vingt ans et que nous sommes en train de diffuser. Les cépages résistants au mildiou et à l'oïdium permettent de réduire de 80 % l'apport en produits phytosanitaires. Nous diffusons ces cépages dans l'ensemble des bassins viticoles français - à Bordeaux, à Cognac, en Alsace, dans le Languedoc, etc. - afin de voir comment les croiser avec les cépages traditionnels. Nous devons bien entendu conserver la force de nos terroirs.

Sans jeter la pierre à nos prédécesseurs en recherche et en agriculture, durant les Trente Glorieuses de l'agriculture, l'augmentation de la production était le maître mot. L'apport en engrais se faisait à des coûts concurrentiels : il n'y avait donc pas le souci d'entretenir les sols. La matière organique, la couverture des sols, l'agriculture de conservation des sols sont des préoccupations qui se sont développées ces dernières années. L'Inrae est très active sur ces sujets, y compris sur des sujets sensibles comme le glyphosate afin d'améliorer notre capacité à enrichir les sols français, en se passant progressivement d'herbicides.

La question de la neutralité des fonctionnaires et des chercheurs est un sujet très important. Nos chercheurs doivent pouvoir présenter leurs travaux, sans censure, dans toutes les enceintes. Nous apportons parfois de mauvaises nouvelles - par exemple, l'effet cancinogène du dioxyde de titane, présent dans certains ingrédients alimentaires -, mais il faut que nos chercheurs puissent le dire, car cela fait partie de nos missions. Nous devons avoir le souci de l'intégrité scientifique et de la déontologie. En tant qu'expert scientifique, si je m'exprime dans l'enceinte publique, cela doit être dans le cadre de mes compétences. Mais le chercheur est aussi citoyen, il peut s'exprimer sur une cause, mais s'il sort de son domaine de compétence, il faut que cela soit clair. Nous travaillons sur ces sujets et l'Inrae est dotée d'une charte sur la déontologie et l'intégrité scientifique.

La question de l'adaptation des forêts au changement climatique est un sujet majeur. Nous avons eu longtemps l'impression que les arbres traversaient le temps et qu'ils avaient une capacité de résistance plus forte que les cultures annuelles. Ce n'est malheureusement pas le cas. Nous menons depuis plusieurs années des travaux pour étudier l'impact du changement climatique, du stress hydrique et des maladies sur la croissance des arbres. Nous avons investi le champ de la recherche sur toutes les espèces ligneuses, les feuillus comme les résineux. Nous avons une unité de recherche à Bordeaux qui travaille avec la profession à l'adaptation de notre production de résineux au stress hydrique et au changement climatique. Nous avons également une coopération internationale avec tous les pays de l'arc atlantique, mais aussi le Brésil et la Chine sur la question des forêts de plantation. Nous réfléchissons avec le Cirad à un programme prioritaire de recherche sur « forêt et changement climatique » pour les forêts tempérées, mais aussi les forêts tropicales outre-mer.

La dépendance aux protéines végétales est un sujet stratégique. Il s'agit de la souveraineté alimentaire de la France et de l'Europe. Les fruits et légumes, les agroéquipements, mais surtout les protéines végétales font partie des secteurs dans lesquels nous sommes dépendants. C'est pour nous une priorité en termes de recherche et cela concerne tout le continuum depuis l'amélioration variétale jusqu'à la transformation. L'Inrae a eu des résultats exceptionnels sur le colza. Mais les autres protéagineux ont été moins travaillés : il fallait faire des choix compte tenu du montant des investissements en génomique et le nombre d'espèces étudiées a donc été resserré. Cela pose la question des espèces dites mineures ou orphelines en recherche génétique. C'est ainsi que nous travaillons sur de nouvelles farines blé-pois qui sont optimales au plan nutritionnel et intéressantes pour les agriculteurs.

Nous sommes très engagés sur le sujet de la méthanisation. Notre laboratoire des biotechnologies de l'environnement situé à Narbonne est l'un des meilleurs laboratoires au monde sur ce sujet. Il fut inauguré en 1936 par le député Léon Blum et travaillait à l'époque sur les effluents vitivinicoles. Je vous transmettrai l'ensemble de ses axes de recherche actuels. Le traitement des boues et des effluents doit toujours tenir compte de la sécurité sanitaire, notamment du retour au sol du reliquat azoté, sans laisser de côté des volumes importants.

Les chercheurs ont tendance à dire qu'ils n'ont jamais assez de moyens. Comme tous les autres opérateurs publics, nous avons fait des efforts d'économies et d'efficacité. Cela s'est traduit pour l'INRA par la perte de 1 % de l'emploi scientifique par an pendant dix ans : nous avons donc perdu 10 % d'emplois. Cela a d'abord touché les fonctions supports, mais cela commence à atteindre nos laboratoires et les 42 unités expérimentales que nous comptons sur le territoire. Nous connaissons des tensions sur les ressources humaines. Mais faire des choix n'engage pas que l'Inrae, cela engage toute l'agriculture française.

J'espère que le projet de loi de programmation de la recherche et le projet de loi de finances nous donneront des moyens supplémentaires pour arrêter l'érosion de l'emploi scientifique dans notre pays - les défis que nous avons évoqués ne vont pas se réduire, ils vont augmenter - et pour mieux considérer nos chercheurs. J'étais co-rapporteur d'un des groupes de travail de préparation du projet de loi de programmation ; nous avons comparé les rémunérations des chercheurs dans le monde et les chercheurs français sont payés 30 % en dessous de la moyenne des pays de l'OCDE. Nous avons donc proposé à Édouard Philippe et Frédérique Vidal une augmentation très significative. Les chercheurs ne choisissent pas ce métier pour l'argent, mais moins de 1,5 SMIC à bac + 8, c'est parfois compliqué en région parisienne ou ailleurs... Un protocole signé entre les organismes de recherche, la ministre et les organisations syndicales prévoit une revalorisation.

Il faut aussi de l'argent pour faire tourner les laboratoires et financer les programmes de recherche. Les dotations de base devraient être revalorisées et l'Agence nationale de la recherche (ANR) devrait disposer également de crédits supplémentaires. Aujourd'hui, les chercheurs travaillent beaucoup, mais le taux d'espérance de réussite dans les appels d'offres est de 15 %. Beaucoup de bons projets ne passent pas la rampe ! Cela n'est plus soutenable. Avec le projet de loi de programmation, ce taux devrait remonter à 30 %, ce qui remotivera les chercheurs. Nous devons aussi avoir la capacité de donner des coups d'accélérateur sur des sujets prioritaires au niveau national, comme les alternatives aux produits phytosanitaires ou les forêts et le changement climatique. J'ai plusieurs idées de projets prioritaires de recherche à soumettre au Gouvernement.

Le pastoralisme est un sujet sensible et nous avons d'excellentes équipes qui étudient la situation des bergers et des troupeaux et qui évaluent de la manière la plus objective possible l'efficacité des techniques. Nous sommes dans une situation paradoxale : nous sommes un des pays dans lesquels on investit le plus dans les mesures de protection, mais qui connaît beaucoup de prédations. Nos chercheurs travaillent sur un sujet simple à énoncer, mais difficile à travailler : comment faire progresser la crainte de l'homme chez le loup ?

Les situations de handicap économique et de déprise de nos territoires agricoles sont bien documentées par nos chercheurs, mais nous avons besoin d'outils pour freiner ces évolutions. Cela peut être des perspectives de filières économiques. La piste des paiements pour services environnementaux (PSE) est à cet égard très intéressante. Nous avons fait nos propositions pour la réforme de la politique agricole commune (PAC) et je suis fier que les équipes de l'Inrae aient été sélectionnées pour conseiller le Parlement européen sur l'évaluation de la PAC. Nous allons donc pouvoir porter notre message sur les PSE.

Lorsque je parle d'agroécologie, je pense bien sûr au bio qui est au coeur de notre stratégie. Nous sommes très actifs sur le secteur du bio. Nous avons décidé de lancer un métaprogramme afin que nos chercheurs travaillent de manière transversale et interdisciplinaire. Comment réussir le changement d'échelle du bio ? Cela pose de nombreuses questions : écologiques, économiques, les paysages agricoles, la protection des plantes, etc. Le modèle économique tient-il si l'on augmente la part de marché ? J'ai travaillé sur les appellations d'origine protégée (AOP) et les indications géographiques protégées (IGP) et je sais qu'à partir d'une certaine part de marché, le consentement à payer des consommateurs se réduit. Il faut donc travailler à la fois sur l'écologique, le technique et l'économique.

Je pense que notre stratégie de communication est plutôt performante. Nous ne serons jamais à armes égales avec les réseaux sociaux. Nous essayons d'être extrêmement présents, d'abord avec des moyens classiques, mais utiles, comme la fête de la science, l'ouverture des laboratoires, le salon de l'agriculture - malheureusement reporté en 2021 -, etc. Ce sont des vitrines et des moments d'échanges fabuleux. Nous avons une stratégie volontariste avec la presse. Nos dossiers de presse font l'état de l'art de manière accessible sur de nombreux sujets : les produits phytosanitaires, le bien-être animal, la biodiversité, etc. Nos chercheurs sont présents à la télévision, à la radio, dans la presse. Je vous invite à vous abonner à notre compte Twitter.

A-t-on des moyens de veille sur les futurs risques bactériologiques ? Nous avons de bonnes coopérations dans le monde sur les impacts climatiques potentiels du dégel du permafrost. Mais nous avons une forme de carence internationale sur la question des risques sanitaires et des moyens de détection. Il y a des échanges scientifiques pour des publications, mais il n'existe pas de système d'épidémio-surveillance ou de détection précoce des risques émergents de type virologique. Je plaide pour que nous constitutions un réseau international. Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères y réfléchit et la France pourrait porter une proposition au niveau des agences onusiennes. Nous sommes très volontaristes sur cette question.

Nos chercheurs ont éclairé les enjeux environnementaux et économiques du traité de libre-échange avec le Mercosur. Leurs travaux ont été rendus publics. Il revient désormais au politique de prendre des positions. À titre personnel, je considère qu'il ne serait pas raisonnable de souscrire à cet accord dans son état actuel. La position française sera probablement d'essayer de faire bouger la Commission européenne et le Mercosur pour qu'il y ait des réponses.

Y a-t-il une fuite des cerveaux en France ? Non, pas à ma connaissance. Nos chercheurs sont d'excellent niveau, très féconds et très engagés. Nous accueillons 30 % de chercheurs étrangers : nos laboratoires restent donc attractifs. Mais il y a aussi des chercheurs qui partent, comme nous l'avons vu dans le cas de notre récent prix Nobel. Il faut trouver le bon équilibre et rester attentifs. C'est pour cela que nous avons plaidé sur les rémunérations, les moyens des laboratoires et le cadre réglementaire.

Nous sommes présents à un bon niveau dans la recherche sur l'utilisation du CRISPR-Cas9 dans le secteur végétal. Nous l'avons utilisé en laboratoire, dans des serres, et nous avons participé à des essais en champs, pas en France, mais au Royaume-Uni. Comment ces techniques pourront-elles passer la barre de l'acceptation sociale ? Il faut avant tout viser le bien commun, c'est-à-dire une valeur ajoutée pour la société, au-delà de l'agriculteur. Il faut se demander ce qu'on apporte de plus par rapport aux techniques classiques de sélection génomique et comment on évalue le risque, dans un débat transparent. Nous avons des projets pour réduire les pesticides, apporter des facteurs nutritionnels supplémentaires aux plantes ou pour accélérer la transition agro-écologique.

Nous sommes aussi présents dans les outre-mer, notamment aux Antilles et en Guyane - La Réunion accueille nos collègues du Cirad. Notre centre de recherche sert de plateforme, pour les Caraïbes, sur la transition agroécologique, avec une activité très connectée aux filières locales pour promouvoir cette transition dans le contexte des Antilles, mais aussi en correspondance avec toutes les Caraïbes. En Guyane, nous avons une très belle unité de recherche forestière qui travaille sur le changement climatique et l'adaptation des forêts.

Concernant enfin votre question, madame la présidente, je m'engage à y apporter une réponse écrite, comme à l'ensemble des questions posées qui mériteraient des éclaircissements complémentaires.

Mme Sophie Primas , présidente . -Merci de nous avoir exposé votre vision stratégique sur un organisme qui fait la fierté française en matière de recherche. Au-delà de vos talents personnels, je souhaite témoigner notre reconnaissance à l'ensemble des chercheurs qui oeuvrent au sein de l'Inrae. Le salon de l'agriculture ayant été annulé, pourquoi n'irions-nous pas vous rendre visite dans l'un de vos centres, à Narbonne ou à Bordeaux par exemple ?

M. Philippe Mauguin . - Avec plaisir. Je me permets de reprendre la parole pour vous remercier chaleureusement, au nom de toutes les collaboratrices et de tous les collaborateurs de l'Inrae. C'est bien eux qu'il faut féliciter.

Examen en commission

Mercredi 21 octobre 2020

La commission a examiné le rapport de Mme Sophie Primas sur le projet de loi n° 007 (2020-2021) adopté par l'Assemblée nationale, relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Mes chers collègues, nous sommes saisis d'un petit projet de loi qui ne manquera pas d'alimenter de grandes discussions. Avant d'en venir au projet de loi, une fois de plus, j'aimerais avant tout vous rappeler une évidence : nos agriculteurs sont des citoyens naturellement préoccupés par les questions environnementales. Ils sont aux premières loges du changement climatique, dans leur rapport à la nature, mais aussi, malheureusement, les premiers exposés aux conséquences sanitaires des produits phytopharmaceutiques, comme l'a rappelé le travail que nous avons pu mener avec Joël Labbé et Nicole Bonnefoy, notamment, au sein de la mission commune d'information du Sénat sur les pesticides que je présidais en 2011. À ceux qui prétendent le contraire, je rappelle que la transition agroenvironnementale a débuté depuis longtemps dans nos campagnes. Les pratiques sont aujourd'hui profondément plus favorables à l'environnement qu'il y a cinquante ans.

Néanmoins, face à l'urgence climatique, nos citoyens veulent légitimement aller plus vite. Souvent éloignés des cycles naturels de l'agriculture, ils ont du mal à accepter le temps de la transition.

Pour accélérer et réussir cette transformation agricole, un soutien massif aux professions agricoles et un accompagnement au plus près du territoire sont nécessaires. À défaut, le risque est de décourager le monde agricole, déjà confronté à une crise massive des vocations liée à une stigmatisation croissante, à des revenus souvent insuffisants dans presque toutes les filières et à une concurrence féroce de l'emprise foncière urbaine.

Pour relever ce défi, prétendre accélérer les transitions par une logique punitive est contreproductif, sauf à prendre le risque, en interdisant sans proposer de solution alternative, de substituer à notre production, considérée comme la plus sûre du monde, des importations de produits agricoles cultivés ou élevés selon des modes de production interdits en France.

Dans ce contexte, la politique agricole doit s'inspirer de trois principes directeurs pour relever le défi environnemental rapidement. Premièrement, la transition écologique de l'agriculture doit s'appuyer sur la recherche et l'innovation. Deuxièmement, il convient toujours de proposer une alternative crédible avant une interdiction. Troisièmement, en cas d'interdiction de produits phytopharmaceutiques, il faut assurer une lutte effective contre les importations de denrées traitées avec les produits interdits en France. Pourtant, trop souvent, le champ est laissé à une autre politique : manque de moyens dédiés à la recherche d'alternatives ; interdiction à grand renfort de communication médiatique ; porte ouverte aux produits importés.

Je le dis avec un peu de colère et de solennité : si ce cap responsable avait été tenu plus tôt, nous ne serions pas là aujourd'hui à discuter de ce projet de loi. Venons-en justement au cas d'espèce, à savoir la situation actuelle de la filière betterave, laissée sans alternative efficace face aux virus de la jaunisse depuis l'interdiction de l'utilisation des néonicotinoïdes votée en 2016 par le Parlement dans la loi biodiversité.

Soyons clairs : il ne faut pas contester le principe de cette interdiction au regard des risques induits par ces produits pour les pollinisateurs et l'environnement, documentés dans de nombreuses études. Toutefois, l'organisation d'une telle interdiction n'a pas été gérée convenablement, laissant des filières sans solution, sans doute faute d'une étude d'impact préalable sérieuse.

Depuis le 1 er septembre 2018, l'utilisation d'insecticides à base de ces substances actives est interdite en France. Aujourd'hui, plus aucun usage n'est permis. Au niveau de l'Union européenne, une seule substance active demeurera autorisée fin 2020, en usage principalement foliaire, ce qui pose au passage une évidente question de concurrence déloyale intraeuropéenne.

Après une première récolte sans épidémie exceptionnelle de jaunisse en 2019, la filière betterave sucrière est confrontée à de graves difficultés cette année. À la suite d'un hiver doux, elle a été confrontée à une vague massive d'attaques de pucerons verts du pêcher, susceptibles de propager plusieurs virus de jaunisse aux betteraves. Il en résulte des rendements historiquement bas dans les départements producteurs du sud de l'Île-de-France, alors que ce sont plutôt les régions du Nord qui sont exposées en temps normal.

Cette asymétrie géographique explique que, sur l'ensemble du territoire, les rendements n'aient diminué que de 15 à 20 % par rapport à la moyenne quinquennale. Les pertes moyennes de rendement dans les régions touchées sont toutefois de l'ordre de 40 à 50 %. Certaines parcelles, touchées à 80 %, sont inexploitables. Pour limiter les effets de ce virus, aucune solution technique suffisamment efficace n'a émergé jusqu'à présent comme alternative aux néonicotinoïdes.

L'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) le disait clairement en 2018, il n'y a pas d'alternative non chimique pour la betterave, juste une alternative chimique, le produit « Karaté K », dont la durabilité est limitée en raison de l'apparition avérée de résistance.

Face à cette impasse, les planteurs ont eu l'autorisation d'utiliser deux autres produits, le Tepeki et le Movento, en traitements foliaires, mais ces solutions n'ont pas fait leurs preuves.

À ce stade, il n'y a donc pas d'alternatives suffisamment efficaces, ce que nous ont confirmé l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et l'Institut technique de la betterave (ITB) lors de leurs auditions. L'Anses est chargée de produire un avis sur ces questions à horizon janvier 2021. Le manque d'alternatives ne provient pas d'une insuffisante mobilisation de la recherche, le projet AKER ayant été lancé dès 2012. Aujourd'hui, des solutions peuvent émerger en matière de biocontrôle, de génétique ou de pratiques culturales nouvelles.

Face à cette situation, le projet de loi prévoit d'accorder jusqu'au 1 er juillet 2023 des dérogations à l'utilisation de semences, et uniquement de semences enrobées de néonicotinoïdes, dans le respect du droit européen. Des dérogations similaires ont déjà été octroyées partout en Europe : douze des principaux pays de l'Union européenne producteurs de betterave ont officiellement mis en place de telles dérogations, y compris l'Allemagne et la Pologne.

Pour ce faire, il est nécessaire de modifier la loi biodiversité.

De nombreuses garanties entourent ce projet de loi, notamment un plan de recherche pour trouver rapidement des alternatives, derrière l'ITB et l'Inrae, à hauteur de 20 millions d'euros, dont 7 millions d'euros de fonds publics, ainsi que l'engagement de la filière à mettre en oeuvre un plan de prévention pour limiter l'exposition des cultures mellifères. Les semences seront ainsi enrobées avec 25 % de produit en moins et il sera interdit de cultiver des végétaux mellifères sur une parcelle traitée durant un délai déterminé par arrêté, après avis de l'Anses.

Pour apprécier l'opportunité de ce projet de loi, j'ai acquis, lors des auditions, la conviction qu'il fallait étudier les impacts potentiels d'une absence de dérogation.

Dans les départements les plus touchés - j'ai pu le constater sur le terrain en Seine-et-Marne -, l'équation est simple : après une telle perte, aucun planteur ne sèmera de nouveau des betteraves s'il n'est pas assuré qu'une solution émerge pour se prémunir d'une épidémie identique l'année prochaine.

Les sucreries de ces départements, qui doivent s'approvisionner auprès de planteurs établis à 32 kilomètres en moyenne en France, en raison des difficultés de transport de la betterave, risquent d'être confrontées à une pénurie. Les risques de fermeture d'usines sont importants, surtout pour une industrie aussi lourde et capitalistique. Faute de rentabilité, les sites fermeront définitivement. Rappelons que la filière induit 45 000 emplois parmi les planteurs, les employés des sucreries, les transporteurs, les arracheurs, les acteurs du matériel agricole, etc. C'est tout un écosystème essentiel pour nos territoires ruraux des Hauts-de-France, de la Normandie, de la région Centre, de la région Grand Est et de l'Île-de-France qui est menacé.

En outre, ces fermetures auraient un bilan environnemental désastreux, une réduction importante des sites de production exposant la France à un risque d'importations au bilan carbone discutable, sans compter que le sucre importé sera traité avec les néonicotinoïdes interdits dans notre pays.

Cette situation serait d'autant plus paradoxale que l'impact environnemental de notre production française de sucre a considérablement diminué ces dernières années, tant en matière d'émission de gaz à effet de serre, de consommation d'énergie, d'utilisation de fertilisants ou de produits phytopharmaceutiques par les planteurs. J'ajoute que la betterave est un circuit court ! Elle est transportée sur moins de kilomètres en moyenne que ses concurrents et elle permet, par la pulpe, de fournir une alimentation locale à nos élevages. Pourquoi ne pas défendre aussi ces circuits courts ?

J'ajoute enfin mes inquiétudes sur la souveraineté française. Le sucre est un intrant stratégique dans de nombreuses industries pharmaceutiques, chimiques et agroalimentaires. Si nous fragilisons les fournisseurs en France, nous fragiliserons toute une chaîne de production, y compris les producteurs de gel hydroalcoolique... Après avoir constaté le manque de producteurs de masques au plus haut de l'épidémie, doit-on abandonner aujourd'hui les producteurs de gel hydroalcoolique ?

Je crois que tous ces risques économiques et, finalement, environnementaux justifient notre accord à ces dérogations. Bien sûr, l'interdiction d'utilisation des néonicotinoïdes demeure, et c'est essentiel.

Il y a toutefois, à mon sens, des remarques à faire sur le texte amendé par l'Assemblée nationale et sur ce qu'il n'y a pas dans ce texte.

Premièrement, en prévoyant que les dérogations ne pourront être accordées que pour la betterave sucrière, le texte pourrait être jugé comme inconstitutionnel au regard du principe d'égalité devant la loi. C'est un risque fort que le Gouvernement doit circonscrire en proposant une rédaction adaptée en séance publique. En cas de censure totale du texte, tout le dispositif pourrait être rejeté. À l'inverse, en cas de censure partielle de l'article 2, les dérogations pourraient être autorisées pour l'ensemble des végétaux.

Deuxièmement, ce n'est pas à la loi de déterminer la date à laquelle la recherche trouvera une solution. Fixer une échéance pourrait même être contre-productif. D'ici à 2023, nous sommes sûrs que les recherches avanceront, mais pas qu'elles aboutiront... Toutefois, dans un souci d'efficacité et en raison de l'urgence, je ne vous proposerai pas de modifier ce point.

Troisièmement, si je salue l'initiative du conseil de surveillance, il me semble que son fonctionnement doit être simplifié. Je vous proposerai un amendement à ce sujet.

Il me semble enfin qu'il convient d'insister sur ce qu'il n'y a pas dans le texte. C'est sans doute sur ce point que le Gouvernement doit être le plus actif.

Il ne faut pas rater le virage de l'indemnisation. En raison de la surface moyenne des betteraviers français, le plafond des aides de minimis est trop bas, même pour une indemnisation partielle. Il apparaît donc nécessaire d'obtenir une augmentation exceptionnelle de ces aides pour la filière betterave. J'ajoute que certains industriels vont être confrontés à de graves difficultés de trésorerie faute d'aides du Gouvernement, et ils ne sont pas éligibles aux aides fléchées sur la covid du plan de relance.

En outre, il ne faut pas abandonner d'autres filières qui sont aujourd'hui dans une impasse technique. Je pense à la noisette, confrontée à une absence totale de solution efficace pour lutter contre le balanin, qui peut réduire le rendement jusqu'à 80 %. Je pense également à la figue ou au navet et, plus largement, en dehors des néonicotinoïdes, à la carotte de Créances ou à la moutarde.

Le seul moyen de trouver des solutions est d'augmenter les moyens de la recherche lorsque des impasses techniques sont connues. La réduction de l'usage des produits phytopharmaceutiques va s'accélérer ces prochaines années : il faut s'y préparer aujourd'hui en mettant les moyens adéquats. Un ambitieux plan d'aide à la recherche d'alternatives aux produits phytosanitaires, prioritairement dans les filières connaissant des impasses techniques, doit être mis en place pour trouver des alternatives efficaces, tout en prenant en compte les impératifs économiques des agriculteurs.

Enfin, il faut entamer une lutte efficace contre les importations déloyales. C'est tout le sens de l'article 44 de la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Egalim) adopté par le Sénat, dont le respect n'est pas encore assuré. Il faut appeler, là encore, le Gouvernement à prendre ses responsabilités et à agir sur ces questions.

Je vous propose donc aujourd'hui, mes chers collègues, d'accepter le principe de ces dérogations en adoptant ce projet de loi et d'adopter quatre amendements, essentiellement rédactionnels, pour améliorer la rédaction du texte. Je suggère également d'appeler le Gouvernement à prendre des engagements, d'ici la séance publique, sur quatre points : la constitutionnalité de l'article 2 ; l'indemnisation des producteurs et des industriels ; l'aide à la recherche des autres filières sans alternative ; enfin, une meilleure lutte contre les importations déloyales quand un produit est interdit en France.

Je laisse à présent la parole à mon collègue Bruno Belin, rapporteur pour avis du texte au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.

M. Bruno Belin , rapporteur pour avis . - Le rapport pour avis a été adopté hier à l'unanimité moins cinq abstentions. Nous n'avons pas proposé d'amendements.

Nous avons rappelé que l'agriculture française était malade, et combien les agriculteurs étaient les premiers à s'occuper de notre environnement, sans remettre bien évidemment en cause la toxicité du produit visé dans le projet de loi.

Nous avons soulevé le risque constitutionnel de ce texte et estimé qu'il revenait au Gouvernement de trouver une voie de sortie. Nous avons particulièrement insisté sur la recherche, seule façon de progresser. Il faut accompagner et suivre les travaux qui seront engagés d'ici à 2023 et le conseil de surveillance apparaît comme l'outil indispensable de ce suivi.

Nous avons également proposé un mécanisme incitatif qui permettrait d'indemniser les producteurs qui n'utilisent plus de produits ou qui en utilisent moins.

M. Franck Menonville . - La situation de la filière betterave est pire que ce que nous avions envisagé en cours de campagne. Toute la filière est touchée, y compris au Nord et à l'Ouest.

Notre groupe votera ce texte à l'unanimité, non pas de gaieté de coeur, mais par nécessité, pour préserver notre souveraineté en sucre, en alcool et en énergie, ainsi que le mécanisme d'économie circulaire avec la filière élevage.

Mettons à profit les trois ans à venir pour mobiliser tous les acteurs de la recherche. Les producteurs souhaitent prendre des initiatives concrètes, notamment en développant les plantes mellifères en lien avec la filière luzerne. Le problème des abeilles est multifactoriel et tient notamment au manque de diversité de leur alimentation dans certaines plaines, par exemple les colzas qui n'ont pas levé dans l'Est cette année.

M. Daniel Laurent . - Si l'utilisation des néonicotinoïdes était clairement excessive à la fin du siècle dernier, les agriculteurs et les viticulteurs ont accompli des efforts considérables après le Grenelle de l'environnement, en diminuant de 50 % les traitements. La dangerosité des produits a par ailleurs considérablement diminué. On tombe aujourd'hui dans une autre forme d'excès, en refusant tout produit chimique.

Il est certes toujours possible de chercher des alternatives, mais, aujourd'hui, pour qu'une matière active obtienne un agrément, il faut en moyenne dix ans. Ne nous emballons pas, nous sommes dans le temps long, et l'économie doit primer. C'est le rôle de cette commission de le rappeler.

M. Joël Labbé . - Notre souci est en effet de défendre l'économie, mais on ne peut pas la défendre sans tenir compte des aspects environnementaux et de santé publique.

Ce projet de loi concerne tout de même 450 000 hectares de cultures. On sait que 20 % seulement de la substance est absorbée par la plante, le reste allant polluer les sols, les nappes phréatiques et les cours d'eau, avec un impact terrible sur la biodiversité.

Les abeilles ne butinent pas les betteraves, certes, et les pollinisateurs n'ont de toute façon plus leur place sur ces terres cultivées. En revanche, on ignore les conséquences de ces traitements sur le reste de la biodiversité : insectes, vers de terre, flore microbienne du sol, oiseaux insectivores, etc.

Le groupe écologiste s'opposera avec force à ce texte, sur le fond, mais aussi au nom du respect des législations en place. Je renvoie à l'article 3 de la Charte de l'environnement, selon lequel toute personne doit prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences.

Nous avons aussi voté le principe de non-régression dans la loi biodiversité en 2016 : la protection de l'environnement ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante, en tenant compte des connaissances scientifiques et techniques du moment.

Sur l'aspect économique, nous ne voulons pas abandonner les betteraviers, bien évidemment. On peut travailler sur des subventions, selon le modèle existant pour la limitation des pertes. J'observe que la diminution de production tient aussi à la dérégulation et à la concurrence du sucre de canne importé du Brésil. Il conviendrait donc de réguler de nouveau cette production, à l'instar de plusieurs autres d'ailleurs.

Il n'y aura pas de réponse chimique, pas plus pour la betterave que pour une autre culture. La réponse, c'est un autre modèle de culture, respectueux des équilibres environnementaux. L'accent doit être mis sur la recherche publique globale et la recherche collaborative, en lien avec les exploitants qui n'utilisent plus de néonicotinoïdes.

Pousser toujours plus les rendements pour satisfaire une compétitivité exacerbée nous conduit vers une impasse.

M. Jean-Pierre Moga . - Mon département est le premier producteur de noisettes en France. Au moins 60 % de la production est impropre à la consommation cette année. On peut se réjouir de la solution temporaire proposée pour les producteurs de betteraves : ce n'est certes pas la panacée, mais elle permet de continuer à produire.

En revanche, pour la noisette, l'interdiction d'utilisation est totale, et j'avoue ne pas comprendre cette injustice qui consiste à traiter différemment les cultures.

La coopérative Unicoque finance depuis plus de dix ans la recherche de solutions alternatives, mais la lutte contre le balanin est très difficile. Au final, on va finir par importer des noisettes traitées avec les produits que nous interdisons.

Je souligne, en conclusion, que le néonicotinoïde utilisé pour la noisette, le Suprême, disposait en outre du label Abeilles. Avouez qu'il est quelque peu paradoxal de l'interdire...

M. Fabien Gay . - La transition écologique ne peut pas se faire contre les agriculteurs.

Vous balayez un peu vite le risque constitutionnel, me semble-t-il. Dès lors que l'on accorde une dérogation à une filière, il est logique que les autres lèvent aussi la main.

Quel est le pouvoir du politique face à l'économie ? Nous avons voté l'interdiction en 2016 pour une application en 2020 et, dans l'intervalle, rien n'a été fait, ou très peu, par le public comme par le privé, car ils sentaient qu'il serait possible de revenir en arrière. Il n'existe donc pas de garantie que l'on travaille à une alternative crédible d'ici à 2023.

Enfin, plus encore que le puceron, le problème fondamental de la betterave, c'est le système. Fin des quotas depuis 2017, baisse des prix, rémunération des agriculteurs, tels sont les vrais problèmes à régler.

M. Laurent Duplomb . - Cela n'a rien à voir !

Mme Anne-Catherine Loisier . - La solution n'est pas simple. Quelle était la pertinence d'une interdiction systématique en 2016 sans avoir travaillé préalablement avec les producteurs sur les alternatives possibles ? Ce n'est pas seulement un problème de compétitivité. La pire des solutions serait de laisser faire, l'importation de produits étrangers n'étant pas une solution satisfaisante. Nous devons nous interroger sur la viabilité de notre agriculture et l'avenir de nos agriculteurs.

Le groupe Union Centriste soutiendra donc ce texte, et je me permets en conclusion d'attirer votre attention sur la filière moutarde, dont l'indication géographique protégée (IGP) est vouée à disparaître d'ici deux ans. Voulons-nous qu'elle soit remplacée par des importations de moutarde OGM du Canada et des pays de l'Est ?

M. Jean-Claude Tissot . - Il ne faut pas opposer économie et écologie. Le puceron a bon dos. La filière s'est aussi fracassée sur la suppression des quotas et la concentration de la production, qui favorise la propagation des maladies.

Nous devons aussi nous poser la question de la concurrence déloyale de la canne à sucre. Nous ne sommes pas contre le sucre français, mais résolument contre les néonicotinoïdes, d'autant qu'avec l'enrobage, on traite avant même que la plante ne soit malade.

La dérogation accordée à la filière betteraves risque de servir de cheval de Troie au retour des néonicotinoïdes. On le voit d'ailleurs dans les interventions, chaque filière veut son produit. Nous avons des visions différentes de l'agriculture. C'est presque un antagonisme philosophique. Nous devons nous inscrire dans la continuité du plan pour l'agroécologie lancé par Stéphane Le Foll et nous tourner vers le biocontrôle. Autant de recherches que la réintroduction des néonicotinoïdes va stopper net.

J'ajoute pour conclure que le résultat de la campagne 2020 est sensiblement égal à celui de 2015. La problématique ne me semble donc pas tant structurelle que conjoncturelle.

M. Bernard Buis . - On comprend que ce projet de loi suscite des interrogations, mais la situation est dramatique dans certains départements, avec des baisses de rendement pouvant aller jusqu'à 80 %.

Nous choisissons, pour notre part, de sauver la filière de la betterave française, premier producteur européen de sucre, et donc d'accepter, sans enthousiasme, les propositions du Gouvernement, car il n'y a aucune alternative viable à court terme.

Le Gouvernement a assuré qu'un programme supplémentaire exceptionnel de recherche de 7 millions d'euros serait mis en place et qu'un plan permettant de renforcer la protection des pollinisateurs serait élaboré d'ici la fin de l'année. Un comité de suivi et de contrôle garantira en outre le respect de ces engagements. A contrario , nous serons défavorables à tout élargissement supplémentaire du champ de la dérogation.

M. Pierre Louault . - Ce débat ressemble à celui que nous avons eu pour le Round Up : il est assez doctrinaire, et les décisions sont prises à l'aveugle. La suppression des produits doit être progressive, il faut d'abord essayer de les réduire au maximum et rechercher dans le même temps des solutions de remplacement.

Les doctrinaires qui prônent l'interdiction totale des produits sont aussi contre toute évolution de la science. Quand on fait des essais pour sélectionner des espèces plus résistantes, on a des faucheurs qui viennent tout arracher !

Les agriculteurs sont terriblement seuls dans la recherche de solutions novatrices. L'Inrae ne les aide pas, il préfère chercher les nanomolécules qui persistent dans le sol. Soyons raisonnables, n'oublions pas qu'il y a désormais 7 milliards d'êtres humains sur terre. Ou alors, supprimons aussi le téléphone portable et les centrales nucléaires !

Vous ne voulez plus de betteraves en France ? Pas de problème, les Brésiliens sont prêts à mordre encore un peu plus sur la forêt amazonienne pour nous vendre du sucre !

M. Laurent Duplomb . - La meilleure des reconnaissances est de respecter les agriculteurs, ce qui n'était pas le cas de la loi de 2016. Ces derniers n'utilisent pas des produits par plaisir.

L'économie est mondialisée et, si nous continuons sur notre lancée, nous constaterons bientôt la disparition totale de la filière betterave en France. Certains membres de la commission des affaires économiques souhaitent pourtant s'opposer avec force à ce texte, alors que la commission du développement durable n'a enregistré que cinq abstentions...

J'avais prédit en 2019 la disparition de notre excédent commercial agroalimentaire pour 2023. Mais, au regard des résultats attendus pour cette année
- 3,5 milliards d'euros d'excédent seulement -, j'ai peur que mes prévisions ne se réalisent avant cette date. Notre dette atteindra les 3 000 milliards d'euros à la fin de l'année. Avons-nous vraiment le luxe de poursuivre les mêmes politiques ? Nous devons retrouver un discours apaisé sur ces sujets.

Après deux ans d'essais, nous avons la preuve que nous sommes dans une impasse. C'est pourquoi nous sommes favorables à la réintroduction des néonicotinoïdes pour la betterave, laquelle doit aussi s'accompagner de moyens importants pour la recherche, dans l'espoir de pouvoir un jour les supprimer totalement.

Je le dis souvent, l'écologie punitive ne sera jamais tolérée par les Français ! Accepterez-vous un jour qu'une caméra contrôle si vous utilisez trop d'eau ou si vous oubliez d'éteindre la lumière ?

La vision écologiste devrait avant tout réfléchir à la soutenabilité d'un modèle qui, demain, devra permettre de nourrir 10 milliards d'habitants !

M. Daniel Gremillet . - Nous sommes allés dans le mur en voulant absolument afficher des dates qui ne correspondaient nullement à la capacité de la science de répondre aux enjeux du futur.

Le directeur de l'Anses l'a dit la semaine dernière : les produits de substitution risquent d'être pires que les produits actuels. En outre, aucun industriel n'investira dans la recherche dans un pays où le politique affirme haut et fort qu'il n'y aura pas de réponse chimique.

Je serai volontairement provocateur : la covid, finalement, c'est plutôt « bio ». Mais pour sortir de cette crise planétaire, ne cherche-t-on pas précisément des réponses « chimiques » ?

Aucun sénateur ne se risquerait à prendre une décision malveillante pour la santé de l'homme. Ce texte ne concerne pas la santé humaine, mais celle des plantes. Or, en la matière, il faut savoir trouver des compromis pour continuer d'alimenter les Français sur leur territoire.

S'agissant de la recherche sur les semences, il me semble que les jeunes désertent plutôt les centres de recherche français pour aller dans des pays où le champ de recherche est plus vaste et où l'intelligence peut s'exprimer. Ce faisant, tout doucement, nous sommes en train de nous priver de la connaissance. Au-delà de la betterave, on pourrait aussi citer de nombreuses petites filières qui vont disparaître, et dont personne ne se préoccupe.

Par honnêteté, on ne peut pas légiférer sans garantir aux Français que le sucre qu'ils consommeront tous les jours correspondra à leur idéal éthique et économique d'alimentation au quotidien. Le retour en arrière, c'est aussi le risque d'un retour à une espérance de vie plus faible, inférieure à 60 ans. N'oublions pas que la chimie est aussi ce qui permet de soigner les hommes et les plantes.

M. Henri Cabanel . - Je veux moi aussi m'associer au travail qui a été réalisé. Il faut, sur ce sujet passionnant, prendre le temps de la réflexion.

Je vais commencer par ce qui nous unit. Je pense que nous sommes tous d'accord sur la nocivité des néonicotinoïdes. Nous pouvons également être d'accord sur le risque, pour notre crédibilité, de revenir sur les lois votées. Les lois visant à interdire un produit sont souvent adoptées dans la précipitation, sous l'effet de l'action de certains lobbies, sans que nous en connaissions les conséquences. Nous pouvons nous en faire le reproche ! Nous sommes aussi tous d'accord sur la nécessité que les décisions d'interdiction soient prises au niveau européen et que les produits importés respectent les règles européennes et nationales.

J'en viens à ce qui nous divise.

Je suis agriculteur. La vie d'un agriculteur n'est pas un long fleuve tranquille. Il y a des années bonnes et des moins bonnes. Il faut reconnaître que la filière des betteraves a subi un événement sanitaire exceptionnel : jamais les betteraviers n'avaient connu une aussi forte attaque de pucerons. Le métier d'agriculteur est par définition risqué, puisque l'on vit avec la nature.

Nous ne sommes pas d'accord avec le constat d'une baisse du rendement. C'est bien de la filière que nous parlons, et non des agriculteurs qui ont fait ou non le choix de semer de la betterave dans leur exploitation. Il ne s'agit pas, pour ces derniers, de monoculture : la betterave représente entre 5 et 10 % de leur exploitation.

Comme je l'ai déjà dit plusieurs fois ici comme dans l'hémicycle, l'agriculture n'est pas qu'économie : elle recouvre des problématiques économiques, environnementales et de santé. Il faut trouver le juste équilibre entre ces trois axes. Je reconnais que c'est parfois difficile.

Voilà des années que nous organisons des débats et que nous réfléchissons sur la gestion des risques, qu'ils soient économiques, sanitaires ou climatiques, mais nous n'avons jamais réussi à définir une politique de gestion des risques qui assure la sécurité des agriculteurs. Le sujet n'est pas facile, mais nous devons nous y pencher. Sinon, il faudra, demain, voter une nouvelle loi, pour faire face à un nouveau risque. Ce risque doit, à mon sens, avoir un caractère exceptionnel. L'adoption du texte permettra des traitements préventifs. Nous ne sommes pas du tout certains qu'il y aura, l'année prochaine, une attaque de pucerons aussi importante que cette année.

Aujourd'hui, nous avons la possibilité de réfléchir à la volonté des agriculteurs de s'engager dans une transition vers l'agroécologie. Les agriculteurs font des efforts importants, mais on ne peut se permettre de ne compter que sur la bonne conscience de chacun. Seule la loi doit permettre d'avancer vers une agriculture plus vertueuse et plus durable. Il est essentiel de trouver des moyens et une meilleure organisation au niveau de la filière.

Nous n'intégrons pas suffisamment la recherche dans les décisions que nous prenons, mais, aujourd'hui, je crains pour l'image que nous allons donner en revenant en arrière. C'est notre crédibilité qui est en jeu.

Ne soyons pas hypocrites : ce n'est pas à cause du puceron que la filière betteravière se porte mal. Celle-ci était déjà affaiblie, par la fin des quotas notamment. Ne tirons pas prétexte d'un événement exceptionnel pour justifier un retour en arrière, même encadré.

Mon groupe n'est pas encore totalement décidé sur le sort à réserver au projet de loi. L'agriculteur que je suis votera contre a priori , même si j'en comprends l'intérêt pour la filière. Il faut trouver un bon compromis entre l'économie, l'environnement et la santé.

M. Pierre Cuypers . - Madame la présidente, je vous remercie des propos introductifs que vous avez tenus. Je m'y retrouve complètement.

La décision que nous allons prendre est d'une importance vitale. Il faut que nous sachions mettre de côté les passions, la politique, la philosophie et le dogmatisme. Nous sommes devant une réalité économique. Allons-nous, oui ou non, continuer à produire de la betterave sucrière en France ? Voulons-nous, oui ou non, assurer notre indépendance en matière d'approvisionnement en sucre, en alcool, en gel hydroalcoolique, en aliments pour le bétail, en énergie ?

Nous devons prendre une décision dans l'urgence. Les entreprises doivent avoir le temps de fabriquer des semences pour le printemps. Il n'y a plus de temps à perdre. Il faut absolument que nous réussissions à mettre en place la recherche nécessaire pour pouvoir aboutir. Au reste, il n'est tout simplement pas possible d'aboutir d'ici à trois ans. Il n'y aura pas une solution unique : il faudra additionner l'ensemble des solutions, génétiques comme chimiques.

Cher collègue Joël Labbé, je veux rappeler que, dans les années 1970, la culture de la betterave s'étendait sur 800 000 hectares, avec des rendements de l'ordre de 45 à 50 tonnes par hectare et des rendements en sucre inférieurs à 5 tonnes par hectare. Il fallait alors satisfaire les besoins de notre alimentation. Aujourd'hui, les surfaces sont passées à 450 000 hectares. Il faut dire qu'aucune espèce végétale n'a autant évolué que la betterave sur le plan génétique au cours des cinquante dernières années. La betterave produit aujourd'hui 11 à 12 tonnes de sucre par hectare, ce qui nous permet d'être moins dépendants du reste du monde, d'exporter, de créer une richesse supplémentaire pour notre pays de l'ordre de 1,5 milliard d'euros de résultat net et de compter 46 000 emplois directs - au total, ce sont plus de 90 000 emplois qui seront complètement déstabilisés.

Nous allons vivre un drame si nous ne prenons pas une décision judicieuse, non dogmatique. Au quotidien, nous utilisons des produits issus de la chimie et de la recherche, comme le paracétamol, que nous laissons à la Chine le soin de produire. Pourtant, nous sommes capables de le faire chez nous, comme nous sommes capables de produire du sucre sans dépendre du reste du monde.

Chers collègues, je vous appelle à voter de manière sage. Nous devons nous protéger, car nous sommes vulnérables. Nous devons profiter du délai de trois ans pour mettre l'Inrae en capacité de trouver des solutions. L'Anses a avoué que, en 2016, des décisions avaient été prises sans être argumentées scientifiquement. Les produits utilisés aujourd'hui par les betteraviers sont homologués par l'ensemble des instituts. Il existe désormais des solutions qui permettent de produire les quantités de sucre dont nous avons besoin sur 450 000 hectares.

Si nous ne prenons pas la bonne décision, nous irons dans le mur. Une usine qui ferme ne rouvrira pas l'année prochaine.

M. Patrick Chauvet . - L'utilisation des produits phytosanitaires est assez récente dans l'histoire. Nos grands-parents ne les connaissaient pas. On a demandé à l'agriculture d'assurer l'autosuffisance alimentaire en France. Le résultat a été très positif.

L'enjeu est désormais de réduire les produits phytosanitaires. Cette transition vers une agriculture nouvelle en cours est une question de temps et de connaissances.

Il me semble que nous avons surtout un problème de méthode. La construction de la loi n'a pas été caractérisée par l'apaisement et l'équilibre des débats. Selon moi, il n'y a pas de déshonneur à être capable de revenir sur un sujet. C'est une attitude pragmatique, qui vise à servir nos concitoyens.

Nous devons prendre garde à nos décisions. Avec le temps, on n'évoque plus que le pilier environnemental du développement durable. Or l'équilibre de celui-ci repose sur deux autres piliers : l'économie et un volet social et humain, que l'on oublie trop souvent, alors qu'on devrait peut-être le citer en premier.

Derrière la filière betterave de notre pays, il y a aujourd'hui des agriculteurs en souffrance, par manque de reconnaissance et parce que les choses ne sont pas assez construites ni assez apaisées. De nombreux emplois indirects sont également en jeu. Élu local depuis près de trente ans, j'ai vu arriver dans mes permanences trop d'habitants qui avaient perdu leur emploi... Il est difficile de prendre une décision qui risque de laisser certains de nos concitoyens sur le bord de la route, alors même qu'une sucrerie a déjà fermé en Normandie. Faisons attention à ce que nous allons faire. C'est une question de temps dans l'action.

Je souscris complètement à vos propos, madame la présidente. Je voterai évidemment dans le sens que vous préconisez. Il me semble qu'il faut dépassionner nos débats, être plus objectifs et peut-être plus sereins. La réduction des phytosanitaires est assez consensuelle, mais elle risque de mal se passer si l'on y met de la brutalité - c'est ce que vous avez appelé, madame la présidente, « l'écologie punitive ». Regardons dans quel état est notre pays : avons-nous besoin de sujets de discorde supplémentaire ? Notre responsabilité d'élu est de servir de manière apaisée et d'apporter plus de sérénité. Je pense que nous pouvons être capables de trouver les moyens de répondre au problème sans faire souffrir l'humain. C'est essentiel.

M. Franck Montaugé . - Je suis entré dans ce dossier sans a priori . La situation est extrêmement complexe, avec des enjeux très forts pour la filière.

Je souscris totalement à ce qu'a dit Daniel Laurent sur les efforts qu'ont consentis la plupart des filières agricoles pour limiter les produits et aller dans le sens de l'agroécologie. C'est particulièrement vrai dans le domaine viticole. Cela participe d'une restauration de bonnes relations entre la société dans son ensemble et les agriculteurs. À cet égard, je crains que le vote de ce texte, à tort ou à raison, ne dégrade ces relations et l'image des agriculteurs.

Madame la présidente, nous négligeons peut-être trop le risque constitutionnel. Que se passerait-il si ce texte était censuré ? Il faut envisager cette hypothèse sérieusement et se poser la question d'un plan alternatif permettant malgré tout de soutenir les producteurs et les transformateurs concernés. Le besoin financier serait de l'ordre de 100 millions d'euros pour les producteurs et de 100 millions d'euros pour les transformateurs. Or la crise sanitaire et ses conséquences économiques nous mettent dans une situation particulière... Je ne comprends pas pourquoi nous ne formulons pas de propositions très concrètes par rapport à ce risque.

Comme Henri Cabanel, je regrette que l'on procrastine en permanence sur des sujets aussi importants que la mise au point d'outils de gestion des risques en agriculture. Des fonds existent - le Fonds national agricole de mutualisation du risque sanitaire et environnemental (FMSE), les contributions volontaires obligatoires (CVO), le fonds de stabilisation du revenu agricole, autorisé par les textes européens mais non mis en oeuvre, voire la première section du Fonds national de gestion des risques en agriculture (FNGRA) -, qui pourraient soutenir cette filière, en attendant notamment que la recherche parvienne à trouver des produits de substitution. Je ne rejette pas les travaux de recherche en cours : il faut, de fait, combiner la génétique, les produits biocides et l'agronomie pour s'en sortir.

Je ne comprends pas que certains puissent affirmer que la suppression des quotas sucriers n'a eu aucun impact sur la filière : elle a entraîné des augmentations de production, même si ce n'est pas forcément en France, et une chute des prix. Une fois de plus, on se retrouve face à la question du revenu agricole, que l'on n'a pas correctement traitée et qui, selon moi, est fondamentale pour l'agriculture dans son ensemble. Quand va-t-on se donner comme objectif politique que les producteurs soient rémunérés à la hauteur du travail qui est le leur ? Certains agriculteurs passent leur vie à travailler et ne gagnent pratiquement rien. Cela ne peut pas durer. On ne peut pas souscrire à une logique darwinienne, où les gros deviennent toujours plus gros et tuent les petits, sans jamais régler les problèmes de fond, en particulier celui du revenu agricole.

Mme Sylviane Noël . - Madame la présidente, je vous félicite pour votre rapport de grande qualité sur ce sujet sensible.

J'entends, bien sûr, les difficultés de la filière betterave et les enjeux économiques. J'ai pu lire que, depuis 2016, malgré une interdiction des néonicotinoïdes, la France bénéficiait d'un rendement à l'hectare supérieur à la moyenne européenne en matière de betteraves. Par ailleurs, j'ai cru comprendre que l'invasion de pucerons de cette année était due à des circonstances climatiques exceptionnelles.

Pourquoi permettre la réintroduction par anticipation d'un produit en réponse à des circonstances climatiques exceptionnelles, lesquelles sont, hélas, inhérentes à l'activité agricole ? On connaît tous les conséquences des néonicotinoïdes sur la santé et l'environnement. A-t-on bien dressé le bilan coûts-avantages ?

M. Laurent Somon . - Je veux apporter le témoignage de mon territoire, la Somme, à la fois particulièrement touché par la crise de la covid - l'aéronautique est très impactée par l'épidémie -, et par la jaunisse de la betterave.

Le débat ne peut pas être qu'idéologique. Il faut un équilibre « écolonomique » et social, avec des garanties en termes d'emploi et de santé. Lors de son audition d'hier, Bruno Le Maire a évoqué la nécessité de développer de nouveaux moteurs. Certes, mais cela prend du temps. Essayons déjà de préserver les filières d'excellence, comme la culture de la betterave.

Je rappelle que la filière betterave a aussi un objectif énergétique, avec l'éthanol. Elle a par ailleurs contribué à la production de gel hydroalcoolique. On voit qu'il peut y avoir une diversification des productions dans la filière betterave. C'est important au moment où l'on parle de réindustrialiser notre pays.

La recherche ne peut pas être que chimique, mais elle doit aussi être chimique. On ne peut pas oublier que les plantes sont des êtres vivants. À ce titre, elles doivent être traitées par la chimie. La biologie ne suffit pas.

Cher collègue Fabien Gay, ce qui garantit le succès de la recherche, c'est le contrôle de l'engagement de la recherche et des moyens qui y sont consacrés. Il faudra suivre ces moyens de très près. Nous ne pourrons suivre l'évolution de la recherche sur ces sujets sans disposer d'études indépendantes, produites par l'Anses et l'Inrae.

Il convient de considérer l'impact négatif de la suppression des néonicotinoïdes, le passage de deux à cinq passages de tracteurs par jour induisant un bilan carbone négatif. Les filières s'engagent à prendre en compte les demandes sociétales et environnementales, mais les collectivités doivent aussi s'engager auprès des agriculteurs. C'est ce que fait le département de la Somme.

La réintroduction des néonicotinoïdes peut être choquante, mais elle est nécessaire à court terme. Nous avons besoin de garanties économiques pour les professionnels, mais aussi de garanties environnementales. À cet égard, ce projet me semble équilibré. Énormément d'emplois sont en jeu.

Mme Françoise Férat . - Madame la présidente, j'ai grandement apprécié votre rapport, qui dresse un état des lieux très précis. Tout y est dit. Vos propositions sont intéressantes, précises, raisonnables et équilibrées.

Que fait-on maintenant ? On peut essayer d'avancer, d'entendre les arguments et les propositions, notamment des hommes et des femmes qui, sur le terrain, sont confrontés à ces difficultés au quotidien. On peut aussi ne rien faire et rejeter la faute sur des lois qui ont été mal votées lors de précédentes mandatures... Toutefois, laisser faire ne doit pas devenir une habitude. Nous payons, en ce moment, le prix fort d'une telle attitude.

M. Jean-Marc Boyer . - Je vous remercie de votre présentation, madame la présidente. J'ai également beaucoup apprécié l'intervention argumentée et passionnée de mon ami Pierre Cuypers.

Je suis un transfuge de la commission développement durable, où l'on avait l'habitude de n'aborder les sujets que par un seul prisme. La discussion d'aujourd'hui permet d'appréhender les choses de manière beaucoup plus globale et très intéressante.

Vous avez évoqué, madame la présidente, la nécessité d'une « transition ». Ce mot est important. On ne peut pas aujourd'hui mettre par terre toute une filière qui a déjà beaucoup souffert. Il est important que l'on dispose de solutions qui permettent de réaliser cette transition sans faire trop de dégâts. J'ai vécu la fermeture de la sucrerie de Bourdon, à Clermont-Ferrand, qui a mis 50 employés dehors. Il faut aussi avoir cette réalité économique en tête. La transition doit être préparée et vraiment accompagnée.

Il n'y a pas si longtemps, une ministre souhaitait supprimer la fabrication des bouteilles plastiques en France. C'était ignorer qu'il y a, derrière, toute une économie et près de 30 000 à 40 000 personnes qui vivent de l'embouteillage. Au demeurant, avec la crise sanitaire, il n'y a plus personne aujourd'hui pour dire qu'il ne faut pas utiliser de plastiques : nous avons besoin de plexigas, de blouses, de masques...

Il faut réfléchir et trouver des solutions pour opérer une transition juste. Nous devons être réalistes. Je ne pense pas qu'il faille dépassionner le débat. Je crois qu'il faut, au contraire, le passionner et être absolument offensif. Des solutions mi-figue mi-raisin ne seraient pas satisfaisantes sur ces enjeux sociétaux importants.

M. Olivier Rietmann . - Je veux commencer, madame la présidente, par saluer votre courage. Votre rapport est excellent, mais il faut du cran pour aller au front et défendre les agriculteurs aujourd'hui. Je vous sais gré d'assumer cette responsabilité.

La France a toujours pu compter sur les agriculteurs. Dans les années 1960 et 1970, on a mis à leur disposition un certain nombre de produits phytosanitaires et on leur a demandé de produire. Il fallait alors atteindre l'indépendance alimentaire et un excédent de la balance commerciale. Depuis trente ou trente-cinq ans, on demande aux agriculteurs de produire mieux, d'utiliser beaucoup moins de produits et de diminuer considérablement leur impact sur l'environnement. Là encore, nous avons pu compter sur eux. L'agriculture française est celle qui a le plus réduit en trente son utilisation de produits phytosanitaires, que j'appelle plus volontiers « produits de soin de la plante ». Elle est aujourd'hui la plus sûre, la plus tracée et la plus durable au monde. C'est dire l'effort qui a été fait pas les agriculteurs !

Pourtant, je m'interroge : quand l'agriculture française va-t-elle sortir du purgatoire ? On lui a fait comprendre qu'elle avait dégradé partie de l'environnement en utilisant des produits polluants. On lui a imposé une phase de rattrapage, demandé de faire ses preuves... L'heure est à l'agribashing dans les médias : on accuse l'agriculture d'être responsable de beaucoup de maux.

Ce texte, que je voterai des deux mains, est l'occasion de montrer à l'agriculture française qu'en contrepartie de tous les sacrifices qu'elle a consentis nous répondons présents quand elle a besoin de nous. C'est l'occasion de lui délivrer un message très important, alors qu'une véritable crise des vocations existe aujourd'hui dans le monde agricole.

Le nouvel élu que je suis est choqué par l'attitude de certains, qui se disent conscients du problème, mais rejettent la solution proposée, alors qu'il n'y en a pas d'autres pour l'instant. Cela revient à proposer à un malade de lui couper la jambe parce que les médicaments sont susceptibles d'avoir des effets secondaires.

Montrons à l'agriculture que nous lui sommes reconnaissants des efforts qu'elle a faits, sans pour autant lui donner un blanc-seing.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Je vous remercie de vos encouragements.

Je vous remercie d'avoir tous insisté sur le fait que le Sénat doit être particulièrement attentif à la qualité de la loi et aux conséquences des décisions qu'il prend, parfois de façon abrupte. Je rappelle que l'interdiction des néonicotinoïdes a été introduite à l'Assemblée nationale par la voie d'un amendement déposé par Mme Batho, donc sans aucune étude d'impact, ce qui, dans l'esprit des textes qui nous régissent, pose problème.

Loin des postures politiques, le Sénat doit de temps en temps avoir le courage de dire que la qualité de la loi doit prévaloir sur l'émotion et sur l'impact médiatique des décisions. À cet égard, je continue à considérer qu'inscrire une date dans le projet de loi nous expose au risque de devoir recommencer d'ici un an ou deux.

Un autre risque est que le Conseil constitutionnel considère l'article 2 comme inconstitutionnel parce que créant une rupture d'égalité en faveur de la betterave sucrière, alors que d'autres espèces de végétaux se trouvent dans la même situation agronomique, c'est-à-dire dans l'incapacité de bénéficier d'alternatives. Nous en avons recensé une dizaine, mais, de notre point de vue, seuls le navet et peut-être les betteraves autres que sucrières présentent des caractéristiques strictement identiques. Je répète que je demanderai au Gouvernement d'apprécier le risque d'inconstitutionnalité et de nous proposer la solution qui permettrait de régler ce problème. Si l'article 2 devait être supprimé, la loi s'appliquerait à toutes les variétés. Si c'est l'ensemble du texte qui est censuré, le problème de la betterave restera entier.

Légiférer en laissant de petites filières agricoles dans l'impasse me semble extrêmement préjudiciable au niveau régional et pour la diversité même de notre agriculture. C'est absolument contraire à ce que nous recherchons tous.

Joël Labbé a évoqué la régression environnementale. Cet angle d'attaque contre la réintroduction des néonicotinoïdes par voie de dérogation me paraît procéder d'une vision très étroite. Il faudrait considérer non seulement le champ de betteraves dans lequel on va utiliser les néonicotinoïdes, mais aussi l'ensemble de la filière, car, si nous préservons nos champs de la réintroduction par voie de dérogation des néonicotinoïdes pendant une période limitée, nous mettrons en péril l'ensemble de la filière. Nous ferons donc fi de tous les efforts environnementaux qu'a consentis notre industrie sucrière, dont la consommation de fertilisants et de phytosanitaires a baissé de 70 % lors des dernières années et qui a émis 40 % de gaz à effet de serre de moins en vingt ans : c'est un avantage par rapport à l'ensemble des sucreries des pays étrangers. Au Brésil, où Bolsonaro a permis la reprise de la culture de canne à sucre, la déforestation a augmenté de 30% depuis deux ans. Or 1 hectare de betterave correspond à 1,6 hectare de canne à sucre ! Pour apprécier la régression pour l'environnement, ne regardons pas seulement le champ dans lequel va être plantée la betterave : ayons une vision beaucoup plus large, incluant l'industrie et l'ensemble des pays.

M. Laurent Duplomb . - Très bien !

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Jean-Claude Tissot affirme qu'une baisse de production de 10 ou 15 % sur la campagne de cette année n'est pas grave, qu'elle est conjoncturelle, et non structurelle. Je ne partage pas cette vision. Sur la culture de la betterave et sa transformation par l'industrie sucrière, la vision moyenne n'est pas pertinente. Les visions ne peuvent être que locales, puisque c'est bassin par bassin qu'il faut réagir. Il y a des planteurs là où il y a des sucreries. À l'inverse, s'il n'y a pas de production de betteraves, c'est la sucrerie entière qui ferme. La concentration des planteurs autour des entreprises de transformation est majeure dans la compétitivité de notre industrie sucrière. Or de nombreux bassins au Sud de Paris sont très touchés.

Je veux rappeler, à ceux qui les dénoncent, que la fin des quotas a été décidée à une période extrêmement précise. À chacun d'assumer ses décisions...

Je pense effectivement que la filière sucrière connaît des difficultés structurelles en raison de la mondialisation du marché, de la fin des quotas et de la baisse des prix. D'ailleurs, nos deux gros groupes sucriers ont fait énormément d'efforts de compétitivité, quitte à fermer des sites, ce qui a été extrêmement douloureux dans certains territoires.

Mais on ne peut pas dire que la crise des pucerons n'est qu'un épiphénomène qui n'aura pas de conséquences durables ! Dans l'univers extrêmement capitalistique d'une sucrerie, il faut environ 100 à 110 jours d'ouverture dans l'année pour que l'usine soit compétitive. Et je parle non pas des grandes coopératives, que certains d'entre vous refusent, mais des sucreries indépendantes. Il y en a encore deux en France. Ces deux sucreries familiales, qui ont des contrats avec les agriculteurs, qui rémunèrent les planteurs davantage que les coopératives, qui ont investi pour être compétitives. En raison de cette campagne courte et des faibles volumes de sucre produits, elles sont aujourd'hui en très grande difficulté financière, alors que leur bilan et leurs comptes d'exploitation étaient sains jusqu'à cette saison.

Nous devons être attentifs à la réalité, aux conséquences de la fin des quotas et à l'organisation de notre marché. Mais il ne faut pas nier que cette année de baisse drastique des rendements sur des zones particulières de notre pays est tout à fait dramatique pour la pérennité de notre industrie sucrière.

Je me suis moi aussi interrogée sur la pertinence du traitement des seules semences, avant que le mal arrive. Les chercheurs travaillent sur les observatoires de l'arrivée des pucerons. C'est un axe de recherche très intéressant. À en croire l'Inrae, l'Anses et les professionnels, épandre du foliaire sur une parcelle est bien plus dangereux que pratiquer la microchirurgie au niveau de la semence : les ruissellements sont bien supérieurs et le biotope du sol est bien plus attaqué. Il faut trouver un équilibre entre le risque qui découlerait de l'intervention à des niveaux encore inférieurs à ce qui se fait actuellement sur les semences enrobées et l'aspersion à tout va sur l'ensemble de la parcelle. Ce sont les traitements préventifs bien ciblés qui me semblent les moins susceptibles de dégrader l'environnement.

Cher Fabien Gay, je ne peux vous laisser dire que rien n'a été fait en matière de recherche et développement, à la fois parce que l'Inrae travaille depuis maintenant dix ans sur des programmes et parce que l'Institut technique de la betterave investit sur ses propres fonds depuis une dizaine d'années sur la sélection de la betterave, pour la rendre plus résistante à l'ensemble des maladies, mais aussi plus rentable. C'est d'ailleurs parce qu'ils emmènent avec eux une dizaine d'années de recherche et de développement sur la résistance de la betterave que les professionnels acceptent aujourd'hui de plus ou moins bon gré le délai de trois ans.

Cher Daniel Gremillet, je présenterai en séance un amendement sur la question de l'honnêteté à l'égard des Français, afin qu'il ne soit pas possible de laisser entrer sur notre territoire des produits interdits alors que nous nous serions donné bonne conscience dans la loi.

Cher Franck Montaugé, je pense qu'en ne prévoyant que des dérogations temporaires et placées sous la surveillance d'un comité de surveillance, nous allons dans le sens de l'agroécologie, sans braquer ni les agriculteurs ni la population. Je comprends votre crainte sur l'image des agriculteurs, mais c'est précisément à notre assemblée de travailler à l'apaisement des relations entre le monde agricole et le monde civil.

J'aurais évidemment souhaité faire figurer dans le projet de loi des propositions sur les indemnisations, mais l'article 40 de la Constitution m'empêche de le faire. J'espère que ces propositions seront couvertes par le projet de loi de finances.

La gestion des risques est un sujet majeur, sur lequel nous devons vraiment travailler, pour les agriculteurs, mais aussi, compte tenu de la singularité de la betterave, pour tout l'écosystème, y compris industriel. Les enjeux se chiffrent en centaines de millions d'euros.

Mes chers collègues, je vous remercie de la qualité de la discussion et de votre engagement.

Je vous propose, en application de l'article 45 de la Constitution, de considérer qu'entrent dans le champ des dispositions présentant un lien direct ou indirect avec le texte les mesures relatives aux modalités dans lesquelles sont interdits les usages de produits phytopharmaceutiques et les conséquences à en tirer.

EXAMEN DES AMENDEMENTS

Article 1 er

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Les amendements COM-1 , COM-3 rectifié bis et COM-5 visent à supprimer l'article 1 er .

Les amendements COM-1, COM-3 rectifié bis et COM-5 ne sont pas adoptés.

M. Joël Labbé . - Pouvez-vous me confirmer que la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable a voté favorablement le rapport à cinq abstentions près ?

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Oui, à notre grande surprise.

L'amendement COM-6 a pour objet de supprimer la mention d'un décret qui dresse la liste des substances actives interdites. Or ce décret est nécessaire pour assurer la conformité de l'interdiction de l'usage de néonicotinoïdes en France avec le droit européen. Un contentieux est d'ailleurs en cours devant le Conseil d'État.

L'amendement COM-6 n'est pas adopté.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - L'amendement COM-7 tend à autoriser l'utilisation de traitements foliaires et de semences traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant uniquement des néonicotinoïdes autorisés au niveau européen. Ne demeurera autorisé au niveau européen que l'acétamipride, qui est essentiellement utilisé en application foliaire. Dans l'analyse des risques et dans l'intérêt de l'environnement, je préfère m'en cantonner aux semences enrobées.

M. Joël Labbé . - Nous avons beaucoup réfléchi à cet amendement de repli. Nous nous sommes positionnés en fonction de la situation allemande, qui est souvent montrée en exemple. L'Allemagne n'a pas autorisé l'enrobage de semences. La démarche est ciblée : elle n'est plus préventive, mais curative, suffisamment précoce et assortie d'une vigilance. Il s'agirait pour nous d'un moindre mal sur le plan environnemental global. Le risque est déplacé du sol vers l'air.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - À ce stade, si l'on fait une intervention foliaire en cas de pucerons, le produit tombe sur la terre, car la plante n'est pas assez développée. En outre, quand le développement est plus important, les pucerons sont souvent sous les feuilles.

L'amendement COM-7 n'est pas adopté.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - L'amendement COM-10 , que je vous propose d'adopter, vise à remplacer les mots « de l'Institut technique de la betterave, de l'Institut technique et scientifique de l'apiculture et de la pollinisation » par les mots plus génériques « des instituts techniques », ce qui permettra au Gouvernement d'ajouter, par exemple cher Joël Labbé, l'Institut technique de l'agriculture biologique.

L'amendement COM-10 est adopté.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - L'amendement COM-9 , que je vous propose d'adopter, entend fixer, par décret, un délai maximum pour la remise de l'avis sur les dérogations du conseil de surveillance.

L'amendement COM-9 est adopté.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - L'amendement COM-11 a pour objet de sécuriser le calendrier de publication des éventuelles premières dérogations. Nous sommes aujourd'hui dans l'urgence, bien qu'il s'agisse de phénomènes au long cours. Les dates que je vous propose permettraient une harmonisation et une prise de décision très rapide.

M. Joël Labbé . - Avec l'amendement COM-8 , nous proposons d'attendre les conclusions de l'Anses, qui mène ce travail.

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Cela nous mettrait hors délai pour la saison suivante. Les planteurs décideront de ne pas replanter.

L'amendement COM-11 est adopté ; l'amendement COM-8 devient sans objet.

L'article 1 er est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Article 2 (nouveau)

Mme Sophie Primas , présidente, rapporteur . - Les amendements identiques COM-2 et COM-4 rectifié bis ont pour objet de supprimer l'article 2. J'y suis défavorable. Je signale que, si l'article 1 er était adopté, la suppression de l'article 2 aurait pour conséquence que le projet de loi s'applique à l'ensemble des végétaux.

M. Fabien Gay . - Nous avons souhaité supprimer les deux articles du projet de loi, auquel nous sommes opposés. J'entends que la suppression du seul article 2 irait contre ce que souhaitons, mais nous maintenons l'amendement, dont nous pensons qu'il ne sera pas adopté, pour permettre le débat.

M. Jean-Claude Tissot . - De même, nous maintenons l'amendement COM-4 rectifié bis .

M. Laurent Duplomb . - Je m'abstiendrai sur ces amendements. Je suis moi aussi favorable à la suppression de l'article 2, parce qu'elle réglerait le problème de constitutionnalité que risque de poser le traitement différent de deux cultures totalement identiques.

À cet égard, nous devrions nous demander si le texte ne devrait pas mentionner les navets et les betteraves sucrières. Nous pourrions peut-être trouver un compromis en ce sens avec l'Assemblée nationale.

Les amendements COM-2 et COM-4 rectifié bis ne sont pas adoptés.

L'amendement rédactionnel COM-12 est adopté.

L'article 2 est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Le projet de loi est adopté dans la rédaction issue des travaux de la commission.

Les sorts de la commission sont repris dans le tableau ci-dessous :

Article 1 er

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. GAY

1

Suppression de l'article

Rejeté

M. TISSOT

3 rect. bis

Suppression de l'article

Rejeté

M. LABBÉ

5

Suppression de l'article

Rejeté

M. LABBÉ

6

Suppression de la mention d'un décret mentionnant la liste des substances actives interdites

Rejeté

M. LABBÉ

7

Autorisation de l'utilisation de traitements foliaires et de semences traitées avec des produits phytopharmaceutiques contenant uniquement des néonicotinoïdes autorisés au niveau européen

Rejeté

Mme PRIMAS, rapporteur

10

Élargissement du conseil de surveillance à des instituts techniques

Adopté

Mme PRIMAS, rapporteur

9

Encadrement du délai de remise de l'avis sur les dérogations du conseil de surveillance

Adopté

Mme PRIMAS, rapporteur

11

Date d'entrée en vigueur de la loi fixée par décret et au plus tard le 15 décembre 2020

Adopté

M. LABBÉ

8

Report de la date d'entrée en vigueur de la loi à février 2021

Satisfait ou sans objet

Article 2 (nouveau)

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

M. GAY

2

Suppression de l'article

Rejeté

M. TISSOT

4 rect. bis

Suppression de l'article

Rejeté

Mme PRIMAS, rapporteur

12

Rédactionnel

Adopté

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