c) Des propositions complémentaires pour fonder un néo-colbertisme européen

Pour votre commission, des pistes complémentaires mériteraient d'être explorées pour donner plus encore de consistance à la politique industrielle européenne qui prend forme . Trois propositions pourraient être avancées, qui explicitent son appel au « néo-colbertisme européen » .


• La première d'entre elles consisterait à créer, au sein de la Commission, un poste de vice-président chargé de la compétitivité
. La nature transversale de l'objectif de compétitivité, la nécessité d'avoir la hauteur et le pouvoir nécessaire pour combiner de manière optimale les différentes politiques communautaires dans cet objectif, l'importance assignée officiellement à l'objectif depuis le sommet de Lisbonne : tous ces arguments plaident en faveur de la création d'un bras droit du Président de la Commission européenne , qui incarnerait le caractère hautement stratégique pour l'avenir de l'Union de toujours améliorer sa compétitivité.


• Une deuxième proposition serait de définir au niveau communautaire des secteurs stratégiques à soutenir et à développer
. Il a déjà été démontré que le « saupoudrage » des aides nuit à l'efficacité des politiques de soutien. Par exemple, comme l'a souligné M. Jean-Louis Beffa devant le groupe de travail, le crédit impôt recherche actuel est une « aberration » de ce point de vue puisqu'il est indifférencié et bénéficie ainsi à un grand groupe comme Saint Gobain pour des projets de RD qu'il mènerait de toute façon, alors que des secteurs très pointus auraient besoin de soutiens financiers massifs pour se développer. Il est donc essentiel d'identifier les activités d'avenir sur lesquelles l'Union européenne doit miser, de tels choix impliquant en effet, a contrario, que d'autres ne bénéficieront pas des mêmes soutiens.

L'optique selon laquelle serait définie la politique industrielle communautaire deviendrait fondamentalement offensive, au lieu d'être foncièrement défensive . En effet, dans son approche de la dimension sectorielle de la politique industrielle, la Commission vise à « identifier, anticiper dans toute la mesure du possible et accompagner les mutations industrielles » (168 ( * )). Cet horizon est nécessaire mais il n'est sans doute pas suffisant. Les mutations ne doivent pas seulement être accompagnées, elles peuvent aussi être orientées , freinées ou accélérées , selon la stratégie choisie. Car c'est bien d'une stratégie industrielle que l'Union européenne a besoin : savoir vers quels secteurs elle oriente son industrie, et quels moyens elle se donne pour y parvenir. C'est par une démarche pragmatique que peuvent être identifiés les avantages comparatifs de l'Union par secteur ; ce diagnostic permettra d'engager des actions ciblées qui consolideront les atouts des secteurs stratégiques et renforceront les chances de l'Union de conserver ou d'attirer sur le territoire européen les activités essentielles pour l'avenir .

Selon les informations recueillies par votre groupe de travail lors de son déplacement à Bruxelles, la direction générale « Commerce » de la Commission européenne a commandé une étude, à venir prochainement, qui aura pour objet de dessiner la place de l'Union européenne dans la division internationale du travail pour les décennies qui viennent . Un tel travail d'analyse prospective pourrait par exemple servir de support à la définition des axes stratégiques qu'il est impératif de tracer pour l'industrie européenne de demain.


• Une troisième proposition
que juge particulièrement importante votre commission consiste à mieux articuler la politique de la concurrence et la politique industrielle . A ce propos, il est remarquable que nulle allusion à cette politique pourtant centrale de la Commission européenne ne figure dans sa récente communication relative à la politique industrielle. Il est aussi à relever que le jour même de la publication de ladite communication, la Commission européenne rendait publique une autre communication relative à la politique de la concurrence (169 ( * )). Faut-il interpréter la concomitance de ces initiatives comme le signe d'une convergence en marche entre ces deux politiques, ou doit-on au contraire comprendre que la publication de deux documents séparés trahit une divergence d'approche entre ces deux politiques ?

Votre groupe de travail voudrait pouvoir se rallier à la première interprétation. Les propos tenus lors de son audition par le commissaire européen à la concurrence M. Mario Monti l'y invitent : il a en effet présenté la communication issue de sa direction générale comme une description de la contribution apportée à la compétitivité par toute la panoplie des instruments de la politique de la concurrence réformée le 1 er mai dernier : lutte contre les ententes, contrôle des fusions, libéralisation et contrôle des aides d'Etat.

Toutefois, la tonalité très libérale de cette communication sur la concurrence , qui met en avant des études empiriques prouvant que « la déréglementation industrielle et la libéralisation des échanges ont des effets positifs sur la productivité au niveau des entreprises » incite à la prudence. Les dysfonctionnements sectoriels seraient donc imputables à un défaut de concurrence , identifié grâce au degré de concentration, aux indices de collusion, etc., qui entraverait le développement des entreprises et retarderait gravement la restructuration industrielle.

Ce discours coutumier de la Commission gagnerait à être enrichi et orienté fondamentalement vers la compétitivité de l'Union européenne. Comme la France l'indiquait dans sa contribution au Conseil européen de printemps du 26 mars 2004, la politique communautaire de contrôle des aides d'Etat est essentielle au bon fonctionnement du marché intérieur, mais il est aussi important « que la Commission exerce son contrôle en intégrant les données actuelles de la concurrence internationale et les nécessités industrielles de l'Europe » .

A cet égard, une grande vigilance est requise quant à la révision des encadrements des aides publiques au niveau européen : aides au sauvetage et à la restructuration en 2004, aides à la recherche-développement en 2005, aides à finalité régionale en 2005/2006.

De même, les avantages de la concurrence révèlent, aux yeux de la Commission, le risque que recèlent les arguments en faveur de la création de « champions nationaux » . Si la Commission ne voit aucun inconvénient à ce que des entreprises atteignent une taille suffisante pour soutenir la concurrence mondiale , elle insiste sur la nécessité que cela se fasse dans le respect des règles de concurrence intérieure , qui accroît la compétitivité d'une entreprise à l'étranger.

Votre commission déplore la timidité de cette approche : il convient, selon elle, de renverser les priorités et de placer au coeur des préoccupations communautaires la politique industrielle plutôt que celle de la concurrence, qui a fait la preuve de ses limites. Elle relève à titre d'exemple que la libéralisation du marché de l'énergie a renchéri le coût de l'énergie pour les industriels , ce qui prouve que le marché n'est pas nécessairement et en toutes circonstance le plus efficace .

Au reste, comme le rappelle M. Jean-Louis Beffa (170 ( * )), « la politique industrielle est un bien public » , c'est-à-dire qu'elle dégage des externalités positives pour l'ensemble des acteurs économiques même si aucun d'entre eux, dans son raisonnement économique, n'a intérêt, à titre individuel, à en supporter le coût. La définition du « bien public » par la théorie économique est la suivante.

La théorie du bien public d'après Paul Samuelson

Selon l'économiste Paul Samuelson, un bien public répond aux deux critères suivants :

- un critère de non-rivalité : cela signifie que la consommation de ce bien par un usager n'entraîne aucune réduction de la consommation des autres usagers ;

- un critère de non-exclusion : il est impossible d'exclure quiconque de la consommation de ce bien ; il est, par conséquent, impossible d'en faire payer l'usage.

Ces deux caractéristiques des biens publics ont une importante conséquence pratique : le libre fonctionnement des marchés ne permet généralement pas de les produire en quantité satisfaisante . A l'évidence, la production de ces biens publics présente un intérêt collectif, mais aucun agent privé n'a intérêt à s'engager dans celle-ci , dans la mesure où l' impossibilité d'en faire payer l'usage interdit de rentabiliser l'investissement consenti .

C'est pourquoi la solution optimale réside, à l'intérieur des frontières, en la production de ces biens par la puissance publique . Comme il est impossible de faire payer l'utilisation du bien, sa production est financée par l'impôt.

Il revient donc aux pouvoirs publics communautaires de prendre en charge l'élaboration du bien public que constitue en effet une politique industrielle, susceptible d'éclairer l'action des acteurs économiques telle un phare, exemple type de bien public (171 ( * )).

A ce titre, votre groupe de travail encourage l'Union européenne à faciliter l'émergence de « champions européens » , qui sont à même de porter de grands projets industriels susceptibles d'asseoir la prééminence de l'Union là où elle dispose d'avantages comparatifs . L'objectif est de revenir aux modalités qui ont permis les succès d'Ariane ou d'Airbus. Seule une volonté politique de porter une ambition industrielle de moyen terme permettrait de lancer de grands projets de développement industriel dans les secteurs économiques d'avenir (bio-technologies, informatique hardware et software, semi-conducteurs), comme ce fut fait il y a vingt ans. Pour avancer avec détermination sur cette voie, malgré les difficultés de fonctionnement d'une Europe à 25, sans doute l'axe franco-allemand a-t-il un rôle moteur particulier à jouer dans la relance d'une telle politique industrielle européenne, à laquelle d'autres Etats ne manqueront pas de se rallier par la suite.

A cet égard, votre commission se félicite de la mobilisation affichée le 13 mai dernier par le Président de la République et le Chancelier en vue de favoriser l'émergence des « champions industriels dont l'Europe a besoin » .

* (168) « Accompagner les mutations structurelles : une politique industrielle pour l'Europe élargie » - Communication de la Commission - COM (2004) 274 final - Avril 2004.

* (169) « Une politique de concurrence proactive pour une Europe compétitive » - Communication de la Commission - COM (2004) 293 final - Avril 2004.

* (170) In « La lettre de Confrontations Europe » - Décembre 2003/janvier 2004.

* (171) Les deux exemples de biens publics traditionnellement cités sont les phares et l'éclairage public. L'usage d'un réverbère par un individu ne se fait pas au détriment de l'usage des autres consommateurs (non-rivalité) et il n'est pas possible de soumettre à paiement le bénéfice de l'éclairage public (non-exclusion).

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