b) La modestie des moyens et l'émiettement des responsabilités

Dans le cadre de la décentralisation, les départements touchés par des crises industrielles élaborent leur propre politique de développement économique. Les conseils généraux conçoivent des aides appréciées des entreprises. Ils financent des zones d'activités conçues comme des produits et confient aux agences de développement des missions de prospection ou de suivi des entreprises en croissance ou en difficulté. Mais ces actions peuvent, faute de coordination suffisante, se concurrencer entre elles et, par ailleurs, aller à l'encontre d'orientations globales de développement arrêtées au plan national ou communautaire.

C'est au demeurant ce que constatait la Cour des Comptes dès 1996. Dans un rapport particulier sur les interventions des collectivités locales en faveur des entreprises, elle leur reprochait « de neutraliser le soutien différencié que l'Etat et l'Union européenne s'efforcent d'apporter aux zones défavorisées » et regrettait que « les collectivités n'opèrent pas des choix en faveur des zones les plus défavorisées de leur territoire en estimant que de tels comportements ne peuvent que renforcer les pôles les plus dynamiques » .

En outre, certaines collectivités locales ne disposent pas des moyens financiers suffisants pour agir avec efficacité lorsque le nombre de crises augmente et que les sites touchés sont nombreux . La tentation du « saupoudrage » des crédits est en effet grande, alors que des actions plus massives, sur des zones considérées comme prioritaires, permettraient de dégager des perspectives de reprises plus avérées. A cet égard, les moyens mobilisés pour l'accueil et l'appui des entreprises et des créateurs ne permettent souvent d'apporter un concours qu'à un nombre limité de bénéficiaires. Par exemple, l'agence de développement de Seine-et-Marne déclare ne connaître que 2 % des nouvelles entreprises créées chaque année. De même, la plate-forme d'initiative de la Haute-Loire ne finance qu'une vingtaine de projets par an, alors que le département compte 200.000 habitants et 5.000 demandeurs d'emplois. Paris lui-même offre seulement 6.000 m² de pépinières, au demeurant réservées à des projets technologiques, alors que le nombre des demandeurs d'emplois s'y élève à 160.000 et celui des allocataires du RMI à 60.000.

L'exemple du département de la Seine-Maritime, déjà retenu pour souligner l'importance d'une bonne animation économique par les agences de développement des collectivités territoriales, peut aussi témoigner des défis ainsi posés par plusieurs des déterminants évoqués ci-dessus, qui rendent nécessaire une permanente adaptation des outils publics.

Les défis à venir dans le département de Seine-Maritime relèvent de la problématique des délocalisations et de l'attractivité de Rouen, ainsi que de l'adaptation des moyens publics engagés.

De nouveaux secteurs deviennent en effet vulnérables en Seine-Maritime, comme l'électronique (7.500 emplois) et les industries mécaniques (25 % des emplois de l'automobile). Or, la capacité actuelle des interventions publiques dans l'économie ne semble pas permettre d'enrayer le mouvement de pertes d'emplois dans ces industries, voire son amplification. La baisse tendancielle de l'emploi industriel éventuellement aggravée par l'affaiblissement du tissu automobile et électronique pourrait

ainsi faire passer le nombre d'emplois industriels sous le seuil de 100 000 avant 2010. M. Jean-Marie Rouiller, ancien directeur de l'agence de développement, indique à cet égard : « Notre inquiétude vient du fait que trop peu de nos PMI vont capter les nouveaux marchés automobiles à l'Est alors que les PMI italiennes et allemandes sont déjà très présentes. Il n'y aura pas plus de "ligne Maginot économique" qu'il n'y a eu en 1939 de "Ligne Maginot militaire" pour protéger durablement l'Hexagone. Aussi, il est grand temps de travailler le développement de nos PMI en réseaux pour (...) exporter nos savoir-faire et nos productions à travers l'Europe sinon, demain, gare aux importations à bas coûts venant de ces pays ! » .

Si cette intensification de la mise en réseau des PME apparaît bien nécessaire, trois phénomènes doivent, selon M. Jean-Marie Rouiller, attirer l'attention des conseillers généraux :

- d'une part, l'attractivité départementale est négative ; le taux annuel de migration nette des entreprises était de - 1,42 % entre 1990 et 1999 et le taux de croissance des emplois comme le taux de création d'entreprises sont inférieurs à ceux de départements comparables par la taille et la vocation portuaire, tels la Loire-Atlantique, le Nord ou les Bouches-du-Rhône : or, l'augmentation d'un point seulement du taux de création représenterait 700 entreprises nouvelles de plus par an ;

- l'appui au développement des entreprises s'applique peu à l'agglomération rouennaise, qui représente un quart de la population départementale ; par comparaison avec des villes contribuant à l'équilibre du territoire national, Rouen n'a pas initié dans la décennie de nouveaux projets urbains destinés à attirer des activités privés exogènes ;

- de nombreuses agences de développement locales existent et fonctionnent sans synergie, telles l'agence commune aux deux Normandie, la mission de développement régional du conseil régional de Haute-Normandie, l'agence de l'agglomération rouennaise et d'autres agences locales (Le Havre, Elbeuf, Port-Jérôme) ; le cumul des moyens de fonctionnement des différentes entités est estimé à 1,6 million d'euros, soit la moitié de ceux disponibles dans des départements industriels comparables.

Ainsi, il semblerait que, face aux mutations économiques, le dispositif départemental, dont le nombre d'entrepreneurs bénéficiaires accueillis ou aidés ne dépasse pas la centaine, et qui aide moins de 1.000 emplois par an, ne soit plus adapté. Il mériterait sans doute une restructuration d'ensemble à l'issue d'un processus de réflexion collective.

Enfin, la capacité à agir des collectivités locales reste partielle du fait de l' émiettement des responsabilités économiques . Les capacités de calculs de l'Insee, le suivi macro-économique de la Banque de France, la connaissance des entreprises par les DRIRE, la compréhension du marché de l'emploi par l'ANPE et par les directions départementales du travail, ne donnent à aucun acteur public local une expertise globale de l'économie locale. M. Yves Aguiton, ancien directeur de l'agence de développement du Maine-et-Loire, estime ainsi « que l'organisation cloisonnée et centralisée des administrations concernées par les industries menacées par les délocalisations ne facilite pas la lucidité sur le phénomène. De plus, aucun acteur public n'a la pratique du calcul à l'échelle de la micro-économie locale. Or, pour arbitrer entre plusieurs actions publiques d'assistance aux personnes, d'aides aux entreprises menacées ou de diversification, il faut savoir calculer à l'échelle du bassin d'emplois. Par exemple, à quelles conditions la compensation d'un écart de rémunération en cas de reprise d'emploi à un niveau inférieur que le précédent est-elle plus ou moins coûteuse que le versement d'une indemnité chômage ? » .

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