Audition de M. Laurent GIOVANNONI, secrétaire général,
Mme Marie HENOCQ, responsable du service intervenant
dans les centres de rétention administrative,
et M. Jérôme MARTINEZ, délégué régional Ile-de-France,
du CIMADE (Comité inter-mouvements auprès des évacués)
(7 décembre 2005)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président,
puis de M. Georges OTHILY, président

M. Bernard Frimat, président .- Madame et messieurs, je vous demande de bien vouloir excuser le président Othily, retenu par le débat budgétaire sur l'outre-mer, qui va nous rejoindre dès que celui-ci sera terminé.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires MM. Giovannoni et Martinez et Mme Henocq prêtent serment.

M. Bernard Frimat, président .- Monsieur le secrétaire général, je vais vous demander de commencer par un exposé liminaire après quoi nous vous poserons des questions.

M. Laurent Giovannoni .- Dans un premier temps, je vais rappeler rapidement ce qu'est la CIMADE. En effet, même si elle est connue, je pense qu'il n'est pas inutile de rappeler que notre association a été créée en 1939 et qu'elle était à l'époque un rassemblement de mouvements de jeunesse protestants et orthodoxes qui cherchaient à venir en aide aux populations évacuées et aux personnes internées dans les camps du sud de la France : les exilés juifs fuyant les pays sous régime nazi, les Espagnols fuyant la guerre civile et le régime franquiste, ou d'autres personnes encore en cette période troublée.

Même si cela a pris évidemment des formes différentes selon les époques et les circonstances, cet accueil et cette présence auprès des étrangers, exilés, réfugiés ou immigrés, ont toujours été le fil rouge de notre action afin de les aider, au-delà d'un accompagnement moral et humain, dans la défense de leur dignité et, plus particulièrement, de leurs droits fondamentaux. C'est le fil rouge de la CIMADE depuis plus de soixante ans.

Notre association rassemble une centaine de salariés, plus de mille bénévoles et plus de quatre-vingt groupes répartis dans toute la France au travers d'actions d'accueil et d'accompagnement des étrangers, quel que soit leur statut, dans le cadre d'une mission que nous avons reçue de l'Etat depuis vingt ans de présence dans les centres de rétention administrative. Nous développons également notre présence dans les établissements pénitentiaires pour aider et accompagner les étrangers qui y sont détenus. Enfin, nous développons des actions de formation et d'aide à l'insertion soit au travers d'actions de formation en langue française, soit au travers de foyers d'accueil et d'insertion pour demandeurs d'asile et réfugiés.

Au fil des années, nous avons aussi développé, en lien avec des partenaires dans les pays d'origine des migrants ou des réfugiés, un certain nombre d'actions de solidarité internationale pour aider ces partenaires, ces associations, ces ONG et ces sociétés civiles, à mener à bien leurs projets tendant à un renforcement de l'Etat de droit ou à un développement sur le plan économique et sur le plan des conditions minimales de vie.

Sur l'objet même de vos travaux, je voudrais très rapidement évoquer un certain nombre de questions que nous nous posons à la lecture de l'exposé des motifs de cette commission d'enquête et à partir desquelles nous pourrons développer tout à l'heure un dialogue.

La première est une interrogation sur cette focalisation que nous constatons depuis de nombreuses années, malheureusement, sur l'immigration clandestine. Considérons les chiffres ou les estimations :

- en 1981, la France avait connu une phase de régularisation des étrangers en situation irrégulière concernant plus de 100.000 personnes et on avait estimé à l'époque à 200.000 le nombre de personnes en situation irrégulière ;

- en 1997, avec la circulaire de régularisation « Chevènement », il y avait eu environ 140 .000 demandes et les services du ministère de l'intérieur avaient estimé à l'époque qu'une personne sur deux en situation irrégulière avait déposé une demande, ce qui signifie que, grosso modo, le ministère de l'intérieur estimait le nombre de personnes en situation irrégulière dans une fourchette se situant entre 250.000 et 300.000 personnes ;

- devant votre commission, le ministre de l'intérieur, il y a quelques jours, a évoqué lui-même une fourchette se situant entre 200.000 et 400.000 étrangers en situation irrégulière.

Cela veut dire qu'en 25 ans, le nombre d'étrangers en situation irrégulière est resté relativement stable et n'a quasiment pas progressé, d'où notre interrogation sur la signification de cette focalisation. Pourquoi reposer en permanence la question de l'immigration irrégulière comme si c'était une priorité politique alors que cela nous semble tout à fait démesuré par rapport à son ampleur réelle ?

Ma seconde question est liée aussi bien à l'exposé des motifs de votre commission qu'à des annonces récentes. Nous constatons que l'on annonce de nouvelles mesures législatives, c'est-à-dire un nouveau projet de loi qui sera prochainement présenté, alors que cela fait à peine deux ans qu'une réforme d'ampleur de la législation a été engagée avec la loi du 26 novembre 2003 et que personne n'a eu le temps d'en faire véritablement un bilan. Pourquoi remettre sur le tapis des mesures dont on n'a pas encore estimé les conséquences ? Cette deuxième question nous taraude également.

En ce qui concerne la lutte contre l'immigration clandestine ou irrégulière, sujet qui fait l'objet de votre commission et qui est l'un des objectifs politiques manifestement majeurs du ministère de l'intérieur, nous nous posons également des questions sur les conséquences des mesures qui ont été prises et qui sont mises en application depuis la loi de novembre 2003.

Dans nos pratiques, nous constatons que l'une des conséquences premières de ces mesures destinées à lutter contre l'immigration irrégulière est justement de renforcer de l'immigration irrégulière. En effet, nous voyons dans nos permanences de plus en plus de personnes étrangères qui, de façon tout à fait déclarée, se sont présentées devant les administrations pour être en situation régulière en France au titre soit de liens familiaux, soit d'une ancienneté de séjour, soit de problèmes liés à un état de santé, soit pour demander l'asile politique, c'est-à-dire des gens qui ne se cachent pas et qui, bien souvent, auraient parfaitement pu être en France en situation régulière et légale si les lois ou les pratiques n'avaient pas été aussi restrictives.

Nous constatons ainsi, comme cela a été observé à d'autres reprises dans l'histoire, que chaque nouvelle mesure destinée à lutter contre l'immigration clandestine ou irrégulière a un effet contraire : cela accroît le nombre de personnes en situation irrégulière qui, de bonne foi, auraient pu être en situation tout à fait légale.

Nous nous faisons une autre réflexion sur un sujet qui revient régulièrement dans les débats et les exposés : le lien entre l'immigration irrégulière ou clandestine et les filières ou réseaux mafieux. Tout le monde a conscience que les mouvements et la pression migratoires existent et que, dans un certain nombre de pays, les gens qui veulent à tout prix partir pour tenter une vie meilleure le font non seulement pour eux mais aussi parce que c'est un moyen de faire vivre leur famille, leur village ou leur communauté d'origine et que, bien souvent, ils sont prêts à tout pour réussir ce passage et cette entrée sur le territoire de l'Union européenne.

Or, plus on verrouille les voies légales pour entrer, plus les mesures dissuasives ou répressives sont dures, plus les obstacles sont nombreux, plus on se demande si, comme dans toute politique de prohibition, cela n'a pas pour effet pervers de conduire ces personnes, qui n'ont pas d'autre choix, à recourir à ces filières et ces réseaux. Notre question est donc la suivante : en renforçant sans cesse les mesures sécuritaires, ne renforce-t-on pas indirectement, même si ce n'est évidemment pas l'intention, ces réseaux criminels ?

Le dernier point que j'évoquerai avant de répondre à vos questions, c'est qu'à mon avis, on ne peut pas parler d'immigration sans penser aux conséquences que les mesures et les discours peuvent avoir sur les liens que la société française entretient avec les pays d'origine. Il est important de prendre conscience -vous le constatez comme nous régulièrement à travers la presse ou les échanges que nous pouvons avoir avec un certain nombre de partenaires- des effets dévastateurs de cette politique ou, du moins, d'un certain discours sur les sociétés qui, elles, ont une conscience peut-être plus vive que nous de leur histoire commune avec la France. Je pense là au Maghreb et à l'Afrique noire. Dans ces sociétés, comme on le constate régulièrement, il y a de plus en plus d'incompréhension et même de rancune, de rancoeur et de colère. Une sorte de lien se perd alors que, dans la tête de leurs habitants, qui ont conscience de l'histoire, les liens avec la France sont bien plus importants et bien plus anciens que ce que nous pouvons parfois le penser nous-mêmes.

Les effets de cette politique sur le plan international et sur le plan des liens avec les pays d'origine constituent également une interrogation qui nous est chère.

Cette introduction rapide et liminaire étant faite, sachant que nous sommes surtout là pour répondre à vos questions, nous allons essayer de le faire.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, monsieur le secrétaire général, de ce témoignage en forme de questions et d'interrogations.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Monsieur Giovannoni, je vous remercie de votre témoignage et de vos propos que je partage pleinement. J'aurais souhaité que vous nous donniez plus d'éclaircissements sur la réalité que vous constatez dans les centres de rétention, les problèmes que vous rencontrez du fait du manque d'interprètes ou dans les dépôts de demande d'asile et les difficultés vécues par les personnes qui se retrouvent dans les centres de rétention. J'aimerais aussi que vous nous disiez comment vous pouvez les accompagner face à cette complexité de procédures et de démarches.

Mme Marie Henocq .- Le public que nous rencontrons dans les centres de rétention a tendance à se modifier. En effet, nous rencontrons aujourd'hui dans les centres de rétention des gens qui, dans un passé assez proche, auraient pu tout à fait obtenir la régularisation de leur situation, comme l'a dit Laurent Giovannoni. Je parle là de demandeurs d'asile, de familles entières qui sont potentiellement présentes sur le territoire depuis de nombreuses années ou d'étrangers malades. Traditionnellement, on pense que, dans les centres de rétention, il y a des gens en situation irrégulière, des gens qui ont joué et qui ont perdu. Mais, aujourd'hui, du fait des problèmes récurrents d'accès aux procédures et du durcissement de la législation, y compris pour ceux qui sont présents sur le territoire au moment des changements, nous rencontrons des personnes qui ne comprennent pas pourquoi elles n'ont pas pu régulariser leur situation et, nous-mêmes, nous ne le comprenons pas toujours.

Vous avez évoqué les demandeurs d'asile. Il faut savoir que, pour un étranger en rétention qui veut déposer une demande d'asile, les obstacles se sont accumulés : dans un premier temps, le délai de dépôt de sa demande d'asile a été réduit à cinq jours, les cinq premiers jours de la durée de rétention ; ensuite, il lui est imposé de déposer une demande rédigée en langue française alors que, malgré les dispositions inscrites dans la loi, aucun système d'interprétariat n'existant en rétention, il est maintenant stipulé dans un décret que ce sera à l'étranger lui-même de payer son interprète.

Ces dispositions sont d'autant plus choquantes qu'il y a quelques années, on aurait pu dire que sont en rétention, parmi les personnes qui peuvent ressortir de procédures d'asile, des étrangers déjà déboutés, c'est-à-dire des gens qui ont déjà tenté leur chance et qui se retrouvent en rétention, alors que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les gens que nous rencontrons actuellement en rétention sont arrivés sur le territoire, ont voulu déposer une demande d'asile dans les formes et ont rencontré une série d'obstacles qui font qu'ils n'ont jamais eu accès à la procédure. Cela signifie concrètement qu'en déposant leur demande en rétention, ce sera la première fois qu'ils auront véritablement accès à la procédure, ce qui est totalement nouveau.

Il faut savoir en effet qu'il n'est ni facile, ni pratique d'obtenir une domiciliation et que de nombreuses embûches posées dans la procédure font que la personne sera convoquée plusieurs fois, la dernière convocation à la préfecture n'étant pas pour avoir accès à la procédure d'asile mais pour se faire interpeller et se retrouver en rétention. A aucun moment l'accès à la procédure d'asile n'aura été possible en liberté. Les obstacles qui sont posés aujourd'hui à la demande d'asile en rétention sont donc d'autant plus choquants.

Il en est de même pour les étrangers malades. Il y a quelques années, les étrangers malades que nous rencontrions en rétention avaient eu un refus de régularisation sur une demande en qualité d'étranger malade. Aujourd'hui, nous voyons des étrangers qui ont voulu faire des démarches parce qu'ils étaient malades et c'est finalement en rétention qu'ils ont l'occasion de les exercer pour la première fois. Cela se décline également pour les personnes qui vont faire valoir des attaches familiales en France ou qui arrivent en centre de rétention sans preuves de séjour alors qu'elles pourraient attester une présence en France depuis de longues années et qu'elles auraient pu faire régulariser leur situation.

Ce sont des profils véritablement nouveaux.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- On nous a dit que la double peine était supprimée. J'aimerais savoir si, dans les centres de rétention, vous rencontrez des gens qui en sont victimes.

Mme Marie Henocq .- Nous n'en rencontrons pas seulement dans les centres de rétention. Bien sûr, nous connaissons des situations d'étrangers victimes de la double peine au sens où l'essentiel de leurs attaches familiales sont en France, où ils justifient d'une longue période de présence en France, y compris en situation régulière. Ce sont des situations que nous rencontrons quotidiennement dans les centres de rétention. Il est vrai que nous rencontrons de moins en moins de personnes qui remplissent les conditions très serrées de la protection offerte par la loi du 26 novembre 2003, mais nous rencontrons quotidiennement des personnes qui sont simplement à la marge de cette situation.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai une dernière question. On nous dit souvent que les régularisations ont eu un effet « d'appel ». J'aimerais savoir si, à l'issue des différentes régularisations ou des périodes de régularisation qui ont eu lieu dans le passé, vous avez pu constater cet effet.

M. Laurent Giovannoni .- Nous n'avons pas constaté d'effet « d'appel ». Toutes les personnes que nous avons reçues dans nos permanences pour tenter de bénéficier d'une circulaire de régularisation étaient munies d'un certain nombre de documents prouvant qu'elles étaient déjà sur le territoire français depuis un certain temps. Autrement dit, nous n'avons pas vu venir dans nos diverses permanences des gens qui n'avaient strictement aucun rapport et qui, du jour au lendemain, débarquaient sur le territoire. Je ne dis pas qu'il n'y en a pas, mais, selon ce que nous avons constaté nous-mêmes, leur nombre était très marginal.

Mme Eliane Assassi .- Vous avez évoqué le fait que la situation était relativement stable au regard du nombre d'étrangers arrivant sur le territoire. Pourriez-vous nous dire quelques mots s'agissant des mineurs, quantitativement et qualitativement, si je peux me permettre ce terme ? En effet, il semblerait que beaucoup de mineurs venus de pays étrangers veulent, parfois même au prix de leur vie, s'installer sur notre territoire.

M. Laurent Giovannoni .- J'ai évoqué tout à l'heure les grands chiffres en disant que le nombre, globalement, n'a pas véritablement changé. Cela dit, je ne nierai pas que la pression existe : un certain nombre de personnes font tout pour tenter leurs chances pour accéder au territoire français et, parmi elles, il y a effectivement des mineurs. Nous n'avons pas d'actions particulières à leur égard et je pense donc que d'autres mouvements pourraient être plus précis que nous.

A l'égard des mineurs, nous constatons quand même, dans les procédures, une grande difficulté à déterminer l'âge. Que le mineur soit un étranger ou non, ce qui doit primer, pour nous, c'est l'intérêt de l'enfant avant toute autre considération. C'est la lecture que nous faisons de la convention relative aux droits de l'enfant et d'un certain nombre de principes généraux universels. Malheureusement, au quotidien, en rétention ou ailleurs, nous avons souvent l'impression que c'est plutôt le contraire qui prime, c'est-à-dire que le fait qu'il s'agit d'un étranger prime sur la protection de l'enfant. Très fréquemment, les procédures utilisées pour tenter de déterminer si la personne est bien mineure sont très contestables et très contestées sur le plan scientifique. Elles amènent à déclarer majeurs des gens qui, manifestement, ne le sont pas, au détriment de la protection dont ils ont besoin.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Quelles seraient vos préconisations pour essayer de résoudre cette difficulté  ?

M. Laurent Giovannoni .- Très sincèrement, nous n'avons pas de solution miracle sur la manière dont on peut déterminer l'âge et vérifier si l'enfant est mineur ou majeur. Nous savons simplement que, comme les scientifiques nous le disent, les méthodes utilisées ne sont pas fiables. Malheureusement, ce sont ces méthodes qui font foi. Nous rencontrons régulièrement des mineurs qui ont été déclarés majeurs par les magistrats sur la base de ces examens et qui, quelques jours après, réussissent à retrouver les documents d'état-civil prouvant que la personne concernée était effectivement mineur et non pas majeur. Ce sont des constatations que nous faisons.

Cela dit, nous n'avons pas de solution concrète à ce problème : je vous l'accorde.

M. Christian Demuynck .- Monsieur le secrétaire général, vous nous avez indiqué clairement tout à l'heure que, plus il y avait de mesures contraignantes, plus il y avait d'immigrés en situation irrégulière, ce qui est logique. J'aimerais donc savoir ce que vous proposez, c'est-à-dire que vous alliez jusqu'au bout de votre raisonnement en critiquant le système tel qu'il est aujourd'hui. Que seriez-vous en mesure de proposer concernant l'immigration irrégulière ?

M. Jean-François Humbert .- Pour commencer, reconnaissez-vous une immigration irrégulière ?

M. Laurent Giovannoni .- Personne ne peut nier le fait qu'effectivement, il y a une immigration irrégulière. Le discours que je développais tout à l'heure tendait à remettre en cause le fait que la lutte contre l'immigration clandestine est aujourd'hui érigée en priorité politique nationale alors que rien, selon nous, ne le justifie. Certes, la question de la régulation des mouvements migratoires est un sujet important, mais c'est une chose qui, de toute façon, ne se réglera pas dans le cadre franco-français. Il est évident que c'est au sein de l'Union européenne que peuvent se développer des politiques un peu coordonnées, ce qui n'est pas le cas depuis des années : nous avons plutôt l'impression que chaque pays mène en quelque sorte la politique « de la patate chaude », en faisant en sorte d'avoir une politique un peu plus dissuasive que le voisin.

C'est aussi la raison pour laquelle, année après année, nous constatons un bouleversement très régulier des législations. A cet égard, nous ne pensons pas que le fait de changer de loi tous les ans ou tous les deux ans soit une bonne chose.

Quant à la question de savoir quelle politique d'immigration il faut mener, je vous répondrai très franchement que nous n'avons pas de solution toute faite. Nous avons parfaitement conscience que la question des mouvements migratoires est avant tout la conséquence de déséquilibres économiques et démographiques qui font que, tant que l'on n'y apporte pas une réponse, il y aura des mouvements et une pression migratoires. Vouloir une politique spécifique pour l'immigration sans prendre en compte l'ensemble des désordres du monde est une chose qui nous paraît tout à fait impossible.

Maintenant, sans avoir de solution toute faite, il nous semble impératif que toute mesure prise ne remette en rien en cause un certain nombre de droits fondamentaux qui sont inscrits dans de nombreux outils juridiques internationaux, qu'il s'agisse de l'asile ou d'autres questions et, surtout, un certain nombre de principes que l'on a toujours estimé comme universels et qui, nous semble-t-il, sont en train d'être rognés petit à petit sous couvert de la nécessité, que l'on croit absolue, de mener cette politique que nous mettons en cause parce qu'elle ne nous paraît pas du tout une priorité majeure.

En tout état de cause, nous pensons qu'il faut d'abord respecter les droits fondamentaux de la personne, traiter les gens pour ce qu'ils sont individuellement et répondre à leurs besoins de protection individuellement plutôt que de les prendre en masse. Nous prônons donc le droit de la personne d'abord.

Ensuite, s'il y a une autre forme de régulation des mouvements migratoires, cela doit se faire dans une véritable concertation entre les pays d'accueil, les pays de transit et les pays d'origine et cette concertation ne doit pas se résumer à un dialogue d'Etat à Etat ou à un chantage entre l'Union européenne et les pays d'origine, comme nous le constatons malheureusement aujourd'hui. C'est par une véritable concertation qui doit associer l'ensemble des sociétés, non seulement les Etats, mais aussi les organisations professionnelles, les organisations patronales, les mouvements d'Eglise, les associations, etc. C'est par ce véritable dialogue que pourront être élaborées quelques pistes pour une régulation de ces flux migratoires.

Pour conclure, je pense que ce n'est pas par des décisions qui seront prises sans concertation à Paris ou ailleurs que l'on régulera en quoi que ce soit la question.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore deux questions à vous poser.

Tout d'abord, je souhaiterais connaître votre point de vue sur la réforme sur l'aide médicale d'Etat qui est intervenue en 2003. Avez-vous une sorte de bilan de la manière dont elle est perçue et de la manière dont elle fonctionne ?

Ma deuxième question concerne les centres d'accueil. Je crois savoir que vous gérez un centre à Béziers. La loi de cohésion sociale ayant prévu des fonds pour essayer d'améliorer les choses, avez-vous déjà constaté une amélioration de la situation en termes de centres d'accueil ?

M. Jérôme Martinez .- Sur la question de l'aide médicale d'Etat, nous constatons les conséquences des difficultés que posent les mesures qui ont été adoptées et qui sont les suivantes.

Tout d'abord, le délai de trois mois imposé par la loi pour déposer une demande d'aide médicale d'Etat a une première conséquence médicale : des personnes qui avaient besoin de soins bénins ne vont pas faire cette demande puisqu'elles ne bénéficient pas de l'aide médicale et elles vont donc attendre, ce qui présente des risques pour leur santé ; les maux pouvant s'aggraver, elles peuvent arriver à une situation où des soins beaucoup plus importants devront être mis en oeuvre.

Nous constatons aussi toutes les difficultés importantes qu'éprouvent les personnes pour attester d'un séjour de plus de trois mois ou pour remplir les conditions financières de revenus qui ont été imposées. Cela provoque de nombreuses conséquences, notamment le grand nombre de personnes qui cherchent à accéder aux hôpitaux, aux services d'urgence et aux dispensaires. En fait, on a déplacé des populations qui, auparavant, entraient dans les dispositifs de soins vers des dispositifs plus aléatoires et précaires. Cela a une conséquence sur la santé publique.

Sur la question des centres d'accueil, je répondrai plutôt sur la réalité parisienne, que je connais le mieux et qui est un peu différente du fait du nombre très important de demandeurs d'asile, même s'il a tendance à baisser depuis le début de l'année. Ce sont les demandeurs d'asile isolés qui connaissent les difficultés les plus importantes. Des choses ont effectivement été mises en place pour les familles demandeuses d'asile avec un dispositif qui a progressé bien qu'il soit encore insuffisant. En revanche, pour les demandeurs d'asile isolés, il n'y a quasiment pas de structures d'hébergement. Ces personnes se retrouvent donc soit dans des logements insalubres (c'est la question des squats), soit dans les dispositifs d'urgence (notamment le 115) dans l'attente de l'examen de leur demande.

Elles restent ainsi très longtemps dans ces dispositifs d'urgence avec des conditions très précaires et c'est pourquoi nous menons tout un travail sur la domiciliation, qui est aujourd'hui très compliquée du fait des décrets sur l'asile qui ont imposé l'obligation pour le demandeur d'asile de fournir une adresse réelle au bout de quatre mois de procédure, adresse qu'il a beaucoup de mal à fournir quand il n'a pas d'hébergement ou de logement stable. Les demandeurs d'asile isolés posent donc un problème aujourd'hui.

Ensuite, il est vrai que des moyens sont mis en oeuvre, mais, à mon avis, nous sommes encore très loin du compte.

M. Jean-François Humbert .- Je souhaite revenir sur la question de M. Demuynck parce que j'ai eu le sentiment que votre réponse, monsieur le secrétaire général, était à tout le moins incomplète ou insuffisante.

Nous nous demandons s'il y a lieu ou non de modifier la législation en matière d'immigration clandestine et je vais donc essayer de résumer plus simplement la question que nous nous posions avant que vous interveniez : considérez-vous qu'il y a une immigration clandestine dans notre pays et, si oui, faut-il légiférer ? Vous sembliez dire que les lois récemment mises en place étaient suffisantes pour contenir le phénomène. Si vous ne le pensez pas, vous nous le direz franchement et nous n'insisterons pas sur le sujet.

Dans votre intervention, que j'ai par ailleurs appréciée sur un certain nombre de points, il y a un sujet sur lequel vous ne semblez pas répondre aussi précisément que nous le souhaiterions : faut-il, oui ou non, lutter contre l'immigration clandestine ? C'est une question simple.

M. Laurent Giovannoni .- A question simple, réponse simple : je pense que l'immigration clandestine existera toujours de toute façon. Dans mon intervention, j'ai dit qu'en 25 ans, le nombre de personnes concernées n'a pas profondément été modifié mais que la législation en la matière a dû être modifiée au moins une trentaine de fois. Il faut donc peut-être arrêter, un jour, de jouer à ce jeu consistant à changer la loi tous les six mois.

L'ensemble de l'arsenal juridique qui existe en la matière est largement suffisant et on n'a même pas fait le bilan de la loi Sarkozy. Dans ces conditions, à quoi bon changer la loi tous les six mois pour une chose qui, de toute façon, durera et sera toujours présente jusqu'au jour où, éventuellement, il n'y aura plus de législation en la matière, mais ce n'est pas demain la veille !

Oui, il y a de l'immigration irrégulière et clandestine, mais j'ai envie de dire ensuite : « et après ? » Ce n'est pas monumental : cela représente 0,5 % de la population résidant dans le pays. Est-ce une raison pour en faire une priorité politique nationale ? Voilà la question que je me pose.

M. Jean-François Humbert .- Vous n'avez toujours pas répondu à ma question, mais ce n'est pas grave.

Mme Catherine Tasca .- Je retiens de votre exposé, monsieur le secrétaire général, une chose qui pourrait peut-être nous aider à aborder cette question d'un autre point de vue que celui qui est trop souvent utilisé et qui se pose uniquement en termes de barrage à l'immigration, globalement, et non pas seulement à l'immigration clandestine.

Vous nous dites que plus la politique est restrictive en matière d'accès à notre territoire, plus on crée des formes diverses d'immigration régulière, c'est-à-dire que, d'une certaine manière, on va dans le sens contraire de ce que l'on veut défendre. Or ce qui est le plus dangereux, pour les immigrés, mais aussi pour notre pays, c'est de maintenir des gens dans une situation de non droit. Si cela pouvait être le point de départ de notre réflexion sur la nécessaire régulation des flux migratoires, nous n'irions peut-être pas dans les mêmes pistes qu'aujourd'hui.

Maintenir les gens dans des situations de non droit, cela signifie très clairement les livrer à ce que vous appeliez « les réseaux », c'est-à-dire à une série d'exploiteurs : les loueurs de logis insalubres, les employeurs qui ne délivrent pas de fiches de paie, etc.

Si nous parlons de cela et du constat que la porte est de plus en plus étroite, une politique de l'immigration responsable ne consisterait-elle pas, au contraire, à diversifier les portes d'entrée et à avoir une réflexion, en fonction de situations très différentes (les pays de provenance, l'âge ou la formation des personnes) et à leur proposer une situation de droit qui n'est pas forcément l'accès à l'asile ni, bien sûr, l'accès à la nationalité, mais qui ferait que ces gens ne seraient pas des sans-papiers sur notre territoire ?

Ma première question est la suivante : pensez-vous qu'une politique de l'immigration qui diversifierait beaucoup plus les titres d'accès avec des durées variables est praticable et souhaitable dans notre pays en fonction des populations que vous voyez dans les centres ?

Ma deuxième question prolonge celle de ma collègue Alima Boumediene-Thiery sur les mineurs : pensez-vous, en fonction du droit international, que l'on pourrait défendre un traitement vraiment spécifique des mineurs, en mettant de côté le problème de la limite d'âge, qui est presque un détail technique ? Je pense par exemple à tous les mineurs scolarisés que l'on se promet de renvoyer du territoire aux vacances suivantes. Un traitement spécifique des mineurs peut-il s'appuyer sur le droit international aujourd'hui ?

Ma troisième question concerne un cas -il y en a de très nombreux- que j'ai vu en centre de rétention : celui d'un garçon appréhendé sans papiers après un séjour assez long sur le territoire. Il fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, il passe au tribunal administratif qui constate qu'il est bien en situation irrégulière et qu'il doit quitter le territoire, mais, manque de chance, il est kurde et on ne peut pas le renvoyer dans son pays d'origine : la Turquie. On le sort alors du centre de rétention, il repart dans la campagne et, au premier tournant, s'il retombe sur une patrouille de police, cela recommence. C'est une situation qui n'est pas rare. J'aimerais donc avoir votre réflexion sur ces « expulsables non expulsables ».

M. Laurent Giovannoni .- Je vais essayer de répondre le plus précisément possible, bien que votre troisième et votre première questions sont assez proches, du moins dans la façon dont j'ai envie d'y répondre.

Mme Catherine Tasca .- Vous pouvez les rassembler, bien sûr.

M. Laurent Giovannoni .- Je vais donc le faire. Si nous n'avons effectivement pas de solutions toutes faites en ce qui concerne la politique que nous pourrions proposer (je ne sais d'ailleurs pas si notre rôle est d'en proposer une, puisqu'il appartient aussi aux politiques de jouer leur rôle), il est évident que l'on ne peut pas continuer à laisser en situation irrégulière des personnes dont, quelle que soit la raison pour laquelle elles sont là, on sait pertinemment qu'un bon nombre va rester ici. Quel est l'intérêt de la société et quel est leur intérêt de les laisser dans cette situation alors que ces gens risquent soit d'être placés sous la coupe de tel ou tel exploiteur, soit de se déstructurer eux-mêmes ?

Nous avons évoqué tout à l'heure la situation des demandeurs d'asile dans les foyers d'hébergement. Il faut rappeler qu'à une époque, les demandeurs d'asile avaient droit au travail et à une activité alors qu'aujourd'hui, ils n'ont plus droit à rien : on les prend comme ils sont, on les place dans un lieu en leur disant de faire leur demande d'asile et d'attendre la réponse et, pendant ce temps, ils ne font rien, c'est-à-dire qu'on ne les considère pas comme des hommes et des femmes qui ont une vie sociale et qui peuvent, en attendant de savoir s'ils pourront rester sur le territoire, suivre une formation ou développer une activité professionnelle.

C'est l'ensemble de ces questions qu'il faut revoir, car je pense que personne n'a rien à gagner à les laisser sans aucun droit.

Mme Catherine Tasca .- Pardonnez-moi de vous rappeler que, dans ma première question, j'évoquais également la diversification des titres d'accès.

M. Laurent Giovannoni .- Tout ce que l'on pourra faire pour permettre aux gens de rentrer dans le droit et dans une situation légale sera bon a priori . Sous quelle forme faut-il diversifier les voies d'accès ? Je ne le sais pas et nous n'avons pas de propositions particulières à faire sur ce terrain, mais cela me semble évident.

Quant à votre question sur les mineurs, je vais laisser Jérôme Martinez vous répondre.

M. Jérôme Martinez .- A mon avis, la question des mineurs recoupe celle des familles et, plus généralement, la question de l'immigration familiale, qui est au coeur des discussions. Il est vrai que la question des jeunes scolarisés a été beaucoup évoquée, mais je pense que c'est un épiphénomène qui montre qu'aujourd'hui, l'immigration familiale est devenue une réalité très importante et que, dans cette immigration, celle des femmes a beaucoup évolué ces dernières années. Même si on ne s'en rend pas suffisamment compte, les parcours d'immigration spécifiques aux femmes se font parfois dans une précarité plus importante. En effet, le départ d'une femme de son pays d'origine peut être plus compliqué dans le parcours et dans l'arrivée en France parce que les formes de solidarité sont plus importantes mais aussi qu'elles sont beaucoup plus à la merci de phénomènes de violence, notamment à travers les mariages forcés et tout ce qui a pu être évoqué. La question des femmes est donc importante.

Il en est de même pour la scolarisation. Certes, la question n'est pas de savoir si le fait d'être scolarisé donne droit à des papiers, mais, dans la mesure où on a une réalité familiale aujourd'hui dans l'immigration régulière et irrégulière, il faut la prendre en compte. Ce sont ces éléments qui ont permis, en 1997 et 1998, au moment des réformes imposées par la loi, d'introduire un certain nombre de catégories de séjour. Il faut avoir cela en tête.

L'année dernière, dans un rapport de l'Inspection générale de l'administration (IGA) et de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur la question des familles déboutées, on évaluait à 18.000 familles, soit 60.000 personnes sur un total de 250.000, le nombre de personnes déboutées depuis 1998. Aujourd'hui, on va retrouver des familles déboutées dans les situations de jeunes scolarisés, notamment. La réalité de cette immigration familiale doit donc être incluse dans la loi, c'est-à-dire qu'il faut aujourd'hui respecter ces processus de régularisation qui sont mis à mal par les cartes de séjour temporaire pour vie privée et familiale, par exemple.

C'est un phénomène dont vous estimez qu'il a une ampleur plus importante, mais cette réalité est due à un nouveau phénomène d'immigration qui est lui-même la conséquence de vagues d'immigration plus anciennes. La régularisation de 1998 a entraîné, plusieurs années après, pour des personnes qui ont été régularisées, la demande de faire venir leur famille, ce qui est tout à fait cohérent et compréhensible.

Je pense donc qu'il ne faut pas opposer cela à la question de l'immigration économique, comme on a tendance à le faire dans les discours, mais l'intégrer comme une réalité qui doit être pensée : nous sommes en présence de personnes qui sont insérées ou en voie d'insertion et auxquelles il faut donner un certain nombre de garanties en matière de droits pour que leur insertion et leur intégration se fassent dans les meilleures conditions.

M. Bernard Frimat, président .- Je donne la parole à M. Gournac pour une dernière question.

M. Alain Gournac .- Je souhaite réagir à ce que vous avez dit. Vous nous parlez de 0,5 % de la population résidant sur le territoire national et vous ajoutez qu'il n'y a pas eu une grande évolution, ce qui reste à voir, mais ma question n'est pas là. Si vous allez à Mayotte, où une personne sur trois est en situation irrégulière, avez-vous la même réaction que celle que vous venez d'avoir en disant que le phénomène n'a pas évolué et n'est pas trop grave ? Mayotte, c'est la France.

M. Laurent Giovannoni .- Nous ne sommes pas à Mayotte et nous n'avons donc pas d'analyse particulière sur Mayotte.

M. Alain Gournac .- Vous êtes bien un citoyen, quand même.

M. Laurent Giovannoni .- Je pense qu'il n'est pas non plus indispensable de mettre Mayotte sur le devant de la scène comme si c'était la priorité nationale actuelle alors que les problèmes qui s'y posent sont aussi la conséquence d'une indépendance qui a peut-être été mal réfléchie à un moment donné et d'une histoire particulière, même si je sais qu'il y a des problèmes là-bas.

M. Bernard Frimat, président .- Je vous propose d'en rester là pour cette audition. Nous avons bien compris ce que vous aviez à nous dire et nous vous en remercions.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page