Audition de M. Michel TUBIANA,
président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme
(7 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec M. Michel Tubiana, président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Michel Tubiana prête serment.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire qui permettra aux rapporteur et membres de la commission de poser quelques questions et d'engager une discussion sur les points précis qui demanderaient quelques éclaircissements.

M. Michel Tubiana .- Je vous remercie de cette audition, même s'il est toujours un peu surprenant d'avoir à prêter serment sur des opinions plutôt que sur des témoignages, mais la règle le veut et je m'y prête volontiers.

Votre commission d'enquête est consacrée à l'immigration clandestine. Dans ces deux termes, il y a d'abord un premier mot qui est celui d'immigration. Or, à mon avis, nous ne pouvons pas aborder cette question de l'immigration, dont l'immigration clandestine n'est qu'une partie, sans tenir compte de trois réalités.

La première, c'est qu'il nous paraît parfaitement irréaliste, voire archaïque, de concevoir la question des flux migratoires comme il y a cinquante ans. Les marchandises circulent librement, l'argent encore plus, l'information à peu près selon les régimes, et il serait singulier -je pense qu'on peut le comprendre- que ceux qui produisent tout cela, en l'occurrence les hommes et les femmes, soient assignés à résidence. Il y a une disproportion manifeste entre les moyens techniques, les moyens de transport, la globalisation et le fait de vouloir assigner les gens à résidence.

La seconde, c'est que la situation dans les pays d'émigration est telle qu'il reste préférable, pour beaucoup, de tenter sa chance en Europe, au risque de la prison, puisque des peines de prison sont prévues en France dans ce domaine ainsi que dans d'autres pays d'Europe, plutôt que de survivre, voire mourir sur place.

La troisième, c'est que, depuis la fermeture officielle des frontières en 1974, tous les gouvernements, sans exception, certes à des degrés divers, hormis les périodes de régularisation, ont tenté d'apporter une réponse à cette question par le biais de mesures de plus en plus répressives et de plus en plus policières sans autre résultat que de ne pas avoir réussi, mais aussi d'exacerber les tensions.

La question, pour la Ligue des droits de l'homme, n'est donc pas d'ouvrir ou de fermer les frontières, parce que, quels que soient les désirs ou les visions apocalyptiques de certains, nous n'arriverons pas, heureusement, à mettre un gendarme par mètre carré de frontière. Il s'agit de prendre acte de cette situation dont il nous semble que la réponse ne doit pas être trouvée simplement au niveau français mais aussi au niveau européen et sur des mesures à court, moyen et long termes.

Nous regrettons que la France ait éludé tout débat large et démocratique. Nous en sommes privés depuis des années au profit de discours dont les derniers nous semblent empreints de démagogie et d'incompétence et qui, pire que tout, produisent de la xénophobie et du racisme, en finissant par porter atteinte à la liberté de tous, des étrangers, bien sûr, mais aussi des citoyens français.

Le jugement que nous portons aujourd'hui sur le dispositif actuel est qu'il a la caractéristique d'être inefficace en ce sens qu'il ne répond même pas aux attentes de ses promoteurs. Il est également arbitraire et il provoque de l'injustice.

Je vous demande d'essayer d'imaginer l'effet que peut produire l'arrivée, dans une classe, de gendarmes ou de policiers qui viennent arrêter un adolescent parce qu'il est mineur. Si le professeur vient de faire étudier à ses élèves la Seconde guerre mondiale, il est à craindre que des rapprochements soient effectués.

A l'autisme du Gouvernement de M. Jospin sur la question de l'immigration a succédé, nous semble-t-il, une véritable chasse aux étrangers irréguliers mais, aussi, dans le concret de ce que nous pouvons vivre en tant qu'association, à une réelle déstabilisation des étrangers régulièrement installés en France.

Je vous invite à venir au service juridique de la Ligue des droits de l'homme pour voir les centaines de dossiers qui illustrent des situations dans lesquelles l'arbitraire le dispute au ridicule : on régularise le frère et non pas la soeur ; on tient compte de la mère et non pas du fils ; la préfecture de Perpignan menace la mère de lui retirer sa carte de dix ans parce qu'elle a hébergé son fils qui, lui, est en situation irrégulière.

Nous finissons par nous dire que l'argent dépensé pour tout cela (police, détention, justice, et quand j'évoque la détention, je ne parle pas simplement des centres de rétention mais aussi des prisons) pourrait être mieux employé autrement. Je souhaite simplement en pointer quelques conséquences.

Tout d'abord, comme la Ligue n'a cessé de le dire depuis sa fondation -je vous rappelle que cela fait 107 ans cette année-, chaque mesure prise contre les étrangers a son corollaire contre les Français : la liberté de se marier est limitée, on est fiché parce qu'on reçoit un étranger, etc. Le souci de traquer l'étranger en situation irrégulière conduit à effectuer des contrôles permanents qui visent à contrôler tous ceux qui ressemblent à des étrangers, indépendamment d'ailleurs des dispositions du code de procédure pénal, puisque, si les contrôles d'identité sont encadrés par ces dispositions, ces conditions sont telles depuis novembre 2001 (ce n'est donc pas imputable uniquement au gouvernement actuel) que personne n'est en mesure de s'opposer à un contrôle d'identité.

Nous en arrivons au contrôle d'identité au faciès, ce qui a un effet clair, si j'ose dire : nos concitoyens qui ne sont pas blancs, pour dire les choses clairement, sont aussi l'objet d'une suspicion généralisée qui accroît leur sentiment de ne pas être des Français comme les autres. C'est un sentiment profondément ressenti, au point que j'avoue ne pas avoir été satisfait, pour la République, ou en tout cas pour l'idée que je m'en fais, de constater qu'un ministre de celle-ci, de peur de créer des incidents, ne peut aller sur une partie du territoire de la République, si j'en juge par ce qui vient de se passer en Martinique.

L'obsession de diminuer le nombre d'étrangers en France et d'empêcher leur entrée est telle que, comme je l'ai dit, cela atteint aussi les étrangers en situation régulière : allongement des délais de régularisation, projet d'allongement pour le mariage, possibilité de retirer la carte et d'expulser la personne en créant les conditions d'une double peine qui, en réalité, n'a jamais été abolie, etc.

La pratique et la législation sont telles qu'on ne s'embarrasse plus que d'un respect très formel de la légalité. Là aussi, je pourrais développer un certain nombre d'exemples, mais, encore une fois, si votre commission d'enquête le souhaite, la Ligue est entièrement ouverte et vous pourrez venir constater ce que j'évoque.

Enfin, je n'omettrai pas le droit d'asile qui est devenu une chimère, au point que l'Office français dénommé « de protection des réfugiés et apatrides » se voit plus investi d'une mission de rejet que d'une mission de protection.

Plus grave encore, les propos et l'atmosphère qui entourent ce sujet deviennent plus qu'inquiétants. Certains ont affirmé que l'explosion de certains quartiers a eu pour source la polygamie, le regroupement familial et l'immigration, clandestine ou non, ce qui semble être aujourd'hui, si j'en juge par ce qui vient d'être publié par Le Parisien de ce matin qui cite le rapport des renseignements généraux, totalement inexact, alors que je ne pense pas que les renseignements généraux soient très marqués par des thèses de gauche. Cela ressemble donc à des prétextes pour durcir encore un peu plus la législation.

L'immigration ne met pas en cause le droit à l'égalité des droits dont doivent bénéficier ceux qui en sont exclus en raison de discriminations que, par ailleurs, tout le monde -et j'en suis heureux-, tous bords politiques confondus, trouve inacceptables. C'est la situation sociale et la précarité institutionnalisée qui sont en cause et non l'origine ou la nationalité des personnes qui vivent en France. C'est aussi cette catégorie nouvelle des « travailleurs pauvres », dénommés ainsi en violation de la Déclaration universelle des droits de l'homme mais aussi du préambule de la Constitution de 1946. Je vous rappelle en effet que le fait que les gens puissent vivre de leur travail est une obligation constitutionnelle.

A partir de là, nous pensons qu'il faut adopter une autre politique. A très court terme, sauf à se voiler la face, il nous faudra bien procéder à une régularisation, comme l'ont déjà fait l'Espagne et l'Italie, et définir les voies et les méthodes d'un débat national qui ne passe pas uniquement par le Parlement mais qui réunit aussi les citoyens, les associations et les syndicats.

Je crains que la méthode qui a prévalu depuis des années et qui consiste à poser les questions et à faire les réponses ne conduise à rien d'autre qu'à adopter des réponses prédéterminées et sans débat et, pire que tout, à encourager les fantasmes à l'intérieur de la population.

Je tiens à dire à cet égard -vous le verrez dans quelques semaines- que le type de discours que nous avons entendu ces derniers temps a produit ses effets. Le racisme, la xénophobie et le rejet de l'étranger sont des sentiments de plus en plus revendiqués et dans des proportions grandissantes aux yeux mêmes des sondeurs.

A très court terme aussi, il faut propulser ce débat au niveau européen. On ne peut pas continuer à se rejeter les étrangers comme une balle, qu'il s'agisse des demandeurs d'asile ou de l'immigration et, bien évidemment, on doit y associer pleinement le Parlement qui, en fait, est tenu à l'écart d'un domaine qui relève très largement du Conseil de l'Union européenne, dans lequel les parlementaires n'ont pas grand mot à dire.

A moyen terme, nous n'échapperons pas à une réflexion et à l'établissement d'une autre politique de co-développement. Les termes de l'échange sont totalement inégaux et je pense que les déclarations du président de la République sont plus qu'intéressantes, de même que la prise de conscience que l'Afrique, notamment, ne peut pas continuer de cette manière. Je ne sais pas s'il faut parler d'un plan Marshall ni comment le qualifier, mais je pense que, lorsque le président de la République dit cela, il dit la vérité.

Cependant, nous pouvons craindre que de telles annonces aient des conséquences dramatiques si elles ne sont pas suivies d'effet et si elles ne sont pas appliquées concrètement. Je pense que l'une des responsabilités principales de la France est de convaincre ses partenaires internationaux et européens, puisque la France ne pourra pas tout faire à elle toute seule, à agir dans ce domaine et en ce sens.

En attendant, outre la régularisation, nous devons cesser d'entretenir un certain nombre de fantasmes. La politique actuelle qui conduit à empêcher quelqu'un qui réside outre-Méditerranée de venir assister aux obsèques de sa mère, de son père, de son frère ou de son fils, parce que les conditions de délivrance de visas sont telles que cela relève de la course du combattant, et à fermer les frontières en donnant l'apparence que l'Europe est une forteresse assiégée doit être interrompue et modifiée non seulement parce qu'elle est inutile et inutilement blessante (contrairement à ce qu'on pense, tous les gens ne souhaitent pas venir vivre en France et, quand on vit en France, ce n'est pas toujours par plaisir ni pour manger le gâteau français), mais aussi parce qu'elle induit de l'illégalité et de la clandestinité.

La comparaison va vous paraître un peu exagérée, mais ce qui est en train de se passer avec le tabac est exactement de la même nature. Lorsqu'on veut absolument bloquer quelque chose, on trouve des dérivatifs. Si la Ligue est très attachée -elle y a elle-même participé à plusieurs reprises- à dénoncer les réseaux de passeurs et à vouloir y mettre un terme, il ne faut jamais oublier qu'en ce domaine, à l'inverse des lois du marché, ce n'est pas l'offre qui fait la demande mais la demande qui fait l'offre.

Nous devons aussi favoriser la liberté d'installation sur le territoire, et je distingue bien la liberté de circulation, qui me paraît devoir être respectée et mise en oeuvre, d'une liberté d'installation qui ne pourra pas ne pas exister un jour pour les raisons que j'ai évoquées dès le début de mon propos : dans une société globalisée, nous ne l'éviterons pas et il ne pourra pas en être autrement. Comme le disait Soljenitsyne, il faut aussi ouvrir les rideaux et regarder ce qui se passe à l'extérieur.

Certes, l'ouverture des frontières tout de suite et ex-abrupto n'est pas concrètement envisageable. En même temps, il faut prendre conscience que tous les experts, d'où qu'ils viennent, quels qu'ils soient et quelle que soit leur nationalité, disent que l'Europe ne pourra pas se passer de populations immigrées.

Comment gérer cette question ? Personne ne détient de solutions toutes faites, mais ce n'est certainement pas en adoptant les mesures qui ont été adoptées depuis quelques années que l'on y répond, pas plus qu'en se livrant à des politiques de quotas. Pour autant, je ne crois pas que nous puissions, sur ce terrain, faire autre chose que ranimer le débat démocratique, mettre le sujet sur la table et en discuter dans le cadre des principes de la République.

Cela exclut que l'on fasse siennes les thèses d'une extrême droite qui, malheureusement, semblent aujourd'hui en vogue au point qu'un jour, on finira par se demander -et les électeurs nous l'ont déjà montré- si nous ne risquons pas, nous tous qui sommes attachés au système républicain, d'être dépassés par l'original, sachant qu'un jour ou l'autre, les électeurs préféreront celui-ci à la copie.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le président. Nous avons écouté avec beaucoup d'attention les propos que vous venez de tenir concernant le domaine qui nous intéresse : celui de l'immigration clandestine. Avant d'engager le débat, je vais demander à notre rapporteur de vous poser quelques questions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le président, j'avais quelques questions à vous poser, auxquelles vous avez répondu dans votre propos, notamment sur la réglementation envisagée et, en particulier, sur le lien existant entre le mariage et le titre de séjour, une question technique mais importante. Cela dit, on entend parfois l'idée selon laquelle les droits sociaux accordés à des gens en situation irrégulière constituent aussi, peut-être, un encouragement à l'immigration clandestine. En tant que rapporteur de cette commission, je souhaite aborder clairement ce point.

M. Michel Tubiana .- Excusez-moi, mais je ne comprends pas bien votre question. Vous voulez vraiment parler des droits sociaux accordés à des populations en situation irrégulière ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Oui, en situation irrégulière. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point.

Par ailleurs, il ressort de vos propos que la situation juridique actuelle ou passée ne représente pas pour vous une solution alors qu'il m'a semblé comprendre que vous reconnaissiez l'existence d'une immigration irrégulière. Quelles propositions concrètes seriez-vous susceptible de faire en dehors de celle d'une régularisation et comment concevriez-vous les choses de façon très pragmatique pour apporter une véritable solution à une situation que vous décrivez comme dramatique ?

M. Michel Tubiana .- Je la trouve dramatique du côté des étrangers et non pas en ce qui concerne la situation de la France.

Il faut distinguer deux choses : les étrangers qui sont installés en France irrégulièrement et la question de l'accès aux frontières.

La question de l'accès aux frontières se divise elle-même en deux éléments : la liberté de circulation (qui, vous le savez, n'existe pas pour un certain nombre de pays et dont je tiens clairement à dire qu'elle doit être rétablie) et la liberté d'installation, qui va dépendre de multiples critères et, notamment, de l'ensemble des avis d'experts au niveau européen. J'insiste beaucoup sur cette question de niveau européen car nous ne pouvons plus gérer cette question de manière nationale. Ce n'est absolument pas possible.

Nous avons donc besoin de discuter. Sur la question de la liberté et de l'installation, dont j'affirme que c'est un principe qui sera nécessairement mis en oeuvre tôt ou tard et progressivement, nous devons définir les modalités. Sur le plan financier, si on réorientait les crédits plutôt que de pratiquer cette traque aux étrangers à laquelle on se livre actuellement, avec les conséquences que cela a sur toutes les catégories de population installées dans ce pays et qui ont la nationalité française, entre autres, je pense que l'on dégagerait assez de moyens sur l'accueil, notamment.

Cela dit, encore une fois, j'appelle au débat sur ce plan. Entre le fait de dire, comme l'écrivent certains de mes amis, que, si on ouvre les frontières, il est un fantasme de dire que les gens viendront, et le fait de dire qu'il faut fermer les frontières pour que personne ne rentre (à cet égard, permettez-moi de dire clairement que l'immigration choisie ou raisonnable est un mensonge puisqu'il s'agit en fait d'une fermeture totale avec un arbitraire total), entre ces deux extrêmes qui s'expriment, donc, je n'aurai pas de tentation centriste. Je dis simplement qu'il faut mettre le débat sur la table et que nous devons réfléchir en sachant que des hommes et des femmes continueront à arriver, que nous en avons besoin et que nous devons cesser d'en faire un objet de polémique politique détestable.

Cela passe-t-il par des quotas nationaux ? Non, parce que, dans ce cas, nous ferions comme les Américains qui viennent d'installer des bases américaines en Roumanie, en négociant au plus fort et en « achetant » tel ou tel pays.

Si nous fixons des quotas par profession, nous avons le risque, souligné par le président de la République lui-même, de voir partir les élites de ces pays pour venir chez nous.

Il nous faudra donc probablement admettre que cela se fera de façon empirique, dans le cadre d'une gestion au quotidien, mais il me semble que cela doit se fonder sur le respect des droits. A cet égard, je vous rappellerai, monsieur le rapporteur, que, sur ce terrain, la France est tenue par un certain nombre de conventions internationales et que, sauf à les dénoncer, nous ne pourrons pas supprimer un certain nombre de droits sociaux aux étrangers réguliers ou irréguliers.

Je vous rappelle aussi qu'à l'initiative du GISTI, mais aussi de la Ligue des droits de l'homme et de la Fédération internationale des droits de l'homme, la France a été partiellement condamnée, et relaxée au bénéfice du doute, si je peux me permettre cette expression, par le Comité de contrôle de la charte sociale sur la question de l'aide médicale d'Etat.

En ce qui concerne les étrangers installés en France, la Ligue n'a jamais dit et ne dira jamais qu'il n'y a pas d'expulsion possible ou de « police des étrangers » sur ce terrain, mais nous constatons au quotidien (j'y mets toute l'expérience d'une organisation qui, encore une fois, a 107 ans) l'arbitraire, l'injustice et le développement de la haine.

Alors que moins de 10 % des personnes incarcérées, dans le cadre des événements qu'ont connues certaines de nos banlieues, sont étrangers, je suis frappé par la manière de les pointer du doigt et par l'arbitraire auquel ils sont constamment soumis. Je vous en conjure : allez dans les préfectures, allez voir les bureaux des étrangers à 6 heures du matin, usez de votre pouvoir pour entrer dans les centres de rétention ! Il est désolant pour ce pays et sa tradition que quelqu'un de l'extérieur, en l'occurrence M. Gil-Roblès, soit obligé de venir nous rappeler aux règles minimum de décence sur l'état des centres de rétention et de dépôt.

Nous sommes là dans « l'infra droit » et cela pèse très lourdement sur le troisième thème de notre triptyque républicain, la fraternité, un sentiment qui n'est pas codifiable, qui n'est pas inscrit dans les textes mais qui est le vécu d'un corps social, le lien qui se fait dans le cadre des solidarités immédiates.

Tout cela a des conséquences pratiques : que vous le vouliez ou non, cela veut dire que l'on va contrôler quelqu'un parce qu'il est noir et parce qu'un Noir a plus de chance d'être un étranger en situation irrégulière qu'un Blanc ! Ce n'est pas plus compliqué que cela, et je ne pense pas que monsieur le sénateur Othily me démente.

M. Georges Othily, président .- Pas du tout : j'ai été encore contrôlé moi-même hier soir. Dans ce cas, je ne montre jamais ma carte de sénateur, mais, quand on commence à me tutoyer, je la sors, je demande au policier, en lui parlant très convenablement, de me donner son nom et son numéro de matricule que j'envoie régulièrement au ministère de l'intérieur, lequel me fait ensuite une gentille lettre en me disant que l'on a rappelé ce monsieur à l'ordre.

M. Michel Tubiana .- Puis-je vous suggérer, monsieur le président, de saisir la Commission nationale de déontologie de la sécurité, puisque vous savez que nous sommes obligés de passer par vous ou par d'autres parlementaires pour le faire. Pour le coup, vous pourriez le faire dans votre propre intérêt ou demander à l'un de vos collègues de le faire.

M. Georges Othily, président .- Je veux dire par là que nous ne sommes pas à l'abri.

M. Michel Tubiana .- Toute situation tragique revêt parfois une dimension un peu ridicule. Il y a quatre ou cinq ans, au commissariat central de Cergy-Pontoise, le policier de faction voit arriver un grand monsieur noir qui lui dit : « Je voudrais voir le commissaire de police ». L'officier de police lui dit alors : « Bamboula veut voir le commissaire de police ? » et le monsieur répond : « Le substitut du procureur de la République voudrait contrôler les registres de garde à vue » !...

M. Georges Othily, président.- C'est un état d'esprit.

M. Michel Tubiana .- Certes, mais si vous pratiquez cette chasse au quotidien (et ce que j'ai dit à propos des Noirs s'applique tout aussi bien aux Arabes, aux Maghrébins et autres), vous détruisez le lien social.

M. Georges Othily, président .- Cela peut arriver tout aussi bien à quelqu'un des Alpes de Haute-Provence... J'ai connu ce problème pendant la guerre d'Algérie lorsque j'étais étudiant. J'étais dans un excellent lycée, le lycée Jacques Decourdemanche...

M. Michel Tubiana .- Un ancien membre du comité central de la Ligue des droits de l'homme qui s'est fait fusiller.

M. Georges Othily, président .- ...et après chaque sortie, du fait des bagarres qui s'engageaient, nous étions emmenés au poste de police tout simplement parce que nous étions un peu basanés, et c'étaient alors nos parents qui devaient venir nous chercher.

M. Michel Tubiana .- Cela n'a pas vraiment changé.

Mme Eliane Assassi .- Cela existe toujours, en effet.

M. Alain Gournac .- Je voudrais revenir sur vos propos, monsieur le président. Vous nous avez dit que l'ensemble des mesures a été décidé à un certain niveau, que cela vient des ministres et du Gouvernement, que le Parlement doit s'exprimer et qu'il faut ouvrir une discussion beaucoup plus démocratique englobant les associations, les syndicats...

M. Michel Tubiana .- ...et les partis.

M. Alain Gournac .- Il y a un système pour cela : le référendum. Imaginez-vous qu'il faille aller jusqu'au référendum ?

M. Michel Tubiana .- Bien que cela ne soit pas ma famille politique, je vous rappellerai que, lorsque le général de Gaulle a institué le référendum, c'était sur des questions fondamentales concernant les institutions et non pas sur les questions de société. A tort, François Mitterrand a essayé d'étendre le champ du référendum et, fort heureusement, c'est le Sénat qui s'y est opposé à l'époque, quels que soient les motifs réels qui étaient derrière cette opposition. En effet, je ne pense pas que l'on peut discuter de questions de cette nature par la voie référendaire. Sinon, vous ferez rétablir la peine de mort ou bannir l'avortement !

Je vous le dis très amicalement, mais il est un peu inquiétant de ne concevoir le débat démocratique qu'au Parlement ou par la voie référendaire. Si vous me permettez d'élargir le propos, je pense que les élus sont indispensables (la Ligue n'a jamais fait partie des organisations qui considèrent que les élus ont un mandat impératif), mais que vous ne pouvez plus fonctionner avec la délégation de responsabilité qui se pratiquait au début du siècle dernier. Il ne s'agit pas de se substituer aux élus, mais d'envisager différemment l'élaboration de la décision.

Je suis parfaitement clair sur ce point : en tant qu'association, je n'ai aucune légitimité. Les élus sont parfaitement légitimes et je ne dis pas le contraire, mais la légitimité n'a rien à voir avec le fait de débattre et je suis, comme vous, comme un syndicat ou comme n'importe qui, légitime à participer au débat. Il faudra donc, tôt ou tard, que nous comprenions tous que nous avons besoin de revisiter les conditions dans lesquelles les décisions sont prises et s'élaborent.

C'est effectivement ce qu'on a communément l'habitude d'appeler la démocratie participative. Il y a ceux qui pensent que cela doit aboutir à mettre les élus de l'autre côté -je n'en suis pas- et ceux qui pensent que cela doit permettre de faire participer à la décision, les élus décidant ensuite car c'est leur responsabilité. C'est pourquoi, pour moi, l'alternative n'est pas entre le référendum et le Parlement.

M. Alain Gournac .- Le problème, c'est que vous entrez dans un terrain dangereux, à moins que vous ayez déjà décidé quelles seraient les associations qui feraient partie de ce débat. Aujourd'hui, sincèrement, si nous avions ce débat, monsieur le président, je ne sais pas ce qui se passerait.

M. Michel Tubiana .- C'est un autre débat.

Mme Catherine Tasca .- J'ai deux questions à vous poser.

Premièrement, compte tenu de votre expérience et de celle de la Fédération internationale, pensez-vous qu'il y a un meilleur traitement de l'immigration dans tel ou tel pays d'Europe ou du monde ?

Ma deuxième question concerne ce traitement de l'état de l'opinion. Vous avez insisté dans votre exposé -et je partage votre constat- sur le fait que le racisme et la xénophobie, aujourd'hui, sont des sentiments qui ne sont plus tus, qui sont même revendiqués et proclamés et qui vont jusqu'à inspirer un certain nombre d'initiatives politiques. A côté de cela, vous nous dites vous-même, comme les associations qui vous ont précédé, que la réalité est une grande stabilité quantitative du problème de l'immigration. Il y a donc là un écart qui ne relève pas du monde objectif.

Comment pensez-vous que les élus de la nation puissent travailler -vous avez évoqué les sources du mal en parlant de l'insuffisance du développement-, au-delà de votre proposition de grand débat démocratique, sur l'état de l'opinion dans ce domaine ?

M. Michel Tubiana .- Sur le premier point qui concerne un meilleur traitement de l'immigration, tout est toujours relatif. Bien évidemment, j'ai cité tout à l'heure l'Italie et l'Espagne sur la période de régularisation car je considère que cela a été un meilleur traitement, mais, au niveau européen, nous constatons malheureusement que la question est posée un peu partout dans les mêmes termes, même si, ensuite, on trouve des nuances et des pratiques différentes. Il est à la gloire de notre pays que, par exemple, nous ne pratiquions aucune discrimination à l'emploi à l'égard des étrangers en situation régulière, contrairement à bon nombre de pays de l'Union européenne, puisqu'il est légal, dans le cadre de l'Union européenne, de pratiquer une telle discrimination à l'emploi au profit des nationaux, par exemple.

En fait, on s'aperçoit que l'on entend de plus en plus la notion d'étranger au sens où les Grecs entendaient les barbares et que la référence historique devient malheureusement une constante : nous serions assiégés. Quand on considère les débats qui sont menés au sein du Conseil de l'Union européenne, on est atterré de constater les liens qui se font et qui font que l'on passe de l'immigration au terrorisme, à la violence, à l'insécurité ou à l'islam ! Les amalgames sont meurtriers, à la fois individuellement et collectivement, parce que cela revient toujours à désigner.

Il y a toujours un hiatus entre les comportements personnels et les effets collectifs de telle ou telle politique. Je me garderai bien de dire que tel ou tel homme politique est raciste ou xénophobe parce qu'il a tenu des propos qui peuvent être racistes ou xénophobes : je ne suis pas dans la tête de cet homme ou de cette femme politique pour me permettre de dire fondamentalement qu'il l'est ou non et je m'en garderai donc bien. Pour autant, je sais que ces propos peuvent avoir et ont parfois des conséquences racistes et xénophobes.

Cela m'amène à votre deuxième question. On a exactement le même problème quand on fait des enquêtes sur le sentiment de victimisation et non pas sur le fait réel de l'insécurité. Quand on demande aux gens s'ils se sentent en danger, on constate qu'il existe un hiatus faramineux (ne croyez surtout pas que je le dise par souci polémique, mais parce que c'est très révélateur) puisque l'une des villes dans lesquelles le sentiment d'insécurité et de victimisation est ressenti de la façon la plus importante est Neuilly-sur-Seine.

M. Philippe Dallier .- Pourquoi ? Cela voudrait-il dire que les habitants de Neuilly-sur-Seine ont le sentiment d'être des victimes ?

M. Michel Tubiana .- Non, pas du tout. Il y a en fait deux types d'enquête. On peut demander aux gens s'ils ont été victimes de tel ou tel fait relevant de l'insécurité et il s'avère qu'à Neuilly, la question ne se pose pas, mais on peut aussi leur demander s'ils ont le sentiment d'être en situation d'insécurité (c'est ce qu'on appelle les enquêtes de victimisation). Or on constate que les taux sont élevés dans un certain nombre de quartiers auxquels nous pouvons tous penser, mais que l'on trouve la même chose à Neuilly-sur-Seine ainsi qu'au fin fond de la France où il n'y a pas un seul délit et où on voit tout juste un képi une fois de temps à temps ! Nous nous retrouvons un peu dans cette problématique.

Excusez-moi, mais l'exploitation du sentiment de peur et les diatribes contre les étrangers produisent les mêmes effets et vous me permettrez de dire avec un peu de solennité que certains jouent avec le feu.

Je me rappelle un dessin de Plantu qui était paru en première page du Monde dans les années 80 à propos de je ne sais quelle énième percée du Front national. On y voyait un vieux monsieur passer en jugement en l'an 2020, le juge disant : « Donc, à cette époque-là, vous aviez considéré pouvoir vous allier avec le Front national ? » et le vieux monsieur répondant : « Vous comprenez, je ne savais pas qui ils étaient ! », son avocat le tirant par la manche en lui disant : « Allez-y mollo, quand même, c'est un peu fort ! ».

Toute proportion gardée, il faut avoir cela présent à l'esprit. Aujourd'hui, un certain nombre de rhétoriques sont une copie conforme de celle du Front national. Je ne suis pas en train de diaboliser le Front national. Au demeurant, pour l'extrême droite française, il n'y a guère qu'après le tabou de la Seconde guerre mondiale, c'est-à-dire pendant le gaullisme, pour les raisons que l'on connaît de son opposition au gaullisme, qu'elle est tombée dans les oubliettes, mais avant la guerre, elle faisait 20 % des voix et ce n'est donc pas une nouveauté dans l'histoire française.

Ce qui est tout aussi grave, c'est quand on se met à exploiter ces rhétoriques. J'avoue que je ne comprends pas cela parce qu'on joue avec le feu. Cela ne veut pas dire forcément que ces hommes et ces femmes viendront au pouvoir, mais qu'on légitime, à l'intérieur de la population, leur discours et leur pensée et c'est cela qui est en train d'être fait aujourd'hui.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous avez parlé de la question européenne qui est aujourd'hui incontournable et nous avons assisté récemment à des expulsions « groupées » avec une tournée européenne des charters. J'aimerais savoir ce que vous en pensez en termes de légalité.

Ma deuxième question sera plus nationale. Aujourd'hui, en France comme dans beaucoup de pays d'Europe, la gestion de l'immigration appartient au ministère de l'intérieur, c'est-à-dire qu'on la rapproche de tout ce qui est lié à la police. Ne pensez-vous pas qu'il pourrait y avoir d'autres possibilités, sachant que la question de l'immigration touche à d'autres problèmes que la police et pose elle-même, de façon transversale, d'autres questions de société ?

M. Michel Tubiana .- Sur le premier point, on voit bien qu'il faut montrer ses muscles. L'affrètement des charters ne pose pas simplement la question de savoir s'il faut mettre des gens dans un avion : à la limite, on pourrait raisonner en termes d'efficacité. Le problème, c'est que, lorsque vous louez un charter, cela coûte cher et qu'il faut donc le remplir. Par conséquent, avec la meilleure volonté du monde, quand on a des pouvoirs arbitraires, on les applique arbitrairement et quand on a des contraintes de cette nature, on y satisfait.

Que ce soit au niveau européen ou au niveau français, c'est le type de méthode qui ne peut que provoquer des injustices et de l'illégalité.

Permettez-moi quand même d'ajouter que nous en avons assez de voir ces effets d'annonce détestables sur le dos de sujet aussi graves. On ne peut pas en permanence -je précise que cela a été fait du temps de Mme Cresson comme aujourd'hui- avoir un ministre ou un Premier ministre qui dit qu'il fait des charters français ou européens alors qu'on n'en voit pas ...

M. Alain Gournac .- Le dernier n'était pas plein : il n'y avait que 27 personnes dedans ! Le vol n'a donc pas eu lieu.

M. Michel Tubiana .- Parce que cela coûte trop cher, bien sûr ! Il faut arrêter ! Qu'est-ce que signifie cette façon de montrer ses muscles sur le dos des gens et, surtout, sur le dos d'un sujet aussi grave ?

Je vous rappelle qu'en 1983, la campagne des municipales était partie sur la question de l'immigration et que la totalité des Eglises, des obédiences maçonniques et des organisations de défense des droits de l'homme avaient signé alors un appel à la fraternité (cela me revient à l'esprit parce que c'est moi qui l'avais négocié pour la Ligue à l'époque, et il faudrait d'ailleurs ressortir ce texte car il reste pertinent) pour rappeler à tout le monde que ce n'était pas un sujet de polémique. Cette réflexion est toujours d'actualité.

Quant à votre deuxième question sur le fait que la gestion de l'immigration appartient au ministère de l'intérieur, je sais qu'un certain nombre d'associations demandent le transfert de la gestion de ce dossier au ministère des affaires sociales. Il y a des traditions dans un pays et je veux bien que la symbolique ait une importance, mais, en même temps, il y aura toujours un aspect policier.

Normalement, ce sujet est censé être transversal du fait du contrat d'intégration, mais je voudrais dire quand même deux mots sur le rôle du ministère des affaires sociales parce que, comme vous le comprenez bien, toutes ces questions sont mêlées.

On ne peut pas tenir un discours relatif à l'intégration des étrangers en France tout en menant cette politique en matière de naturalisations qui impose d'attendre quatre ans pour être naturalisé, et je ne parle même pas de gens qui posent problème : c'est le délai normal. Quand je songe au nombre de ministres que j'ai entendu s'opposer au droit de vote des étrangers aux élections locales en disant que la solution est la naturalisation, je m'aperçois qu'il faut mettre en accord les actes et les paroles. C'est un serpent de mer : cela fait au moins vingt ans qu'on en parle.

J'ajoute que nous voyons maintenant des refus de naturalisation fondés sur des critères discriminatoires. Nous ferons en sorte -et je suis heureux que ce soit consigné- que les gens qui mettent cela en oeuvre soient pénalement poursuivis. Refuser la naturalisation d'une femme simplement parce qu'elle porte un voile est un scandale raciste et discriminatoire et, s'il faut aller jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme, nous ferons sanctionner la France pour cela. C'est aussi l'un des critères liés à la question de la naturalisation.

J'en viens au contrat d'intégration. Quand j'entends Mme Blandine Kriegel, présidente du Haut-Conseil à l'intégration et en même temps conseillère aux droits de l'homme de M. Chirac -je précise en passant qu'on ne l'a jamais vue sur le terrain des organisations de droits de l'homme- nous répondre que le contrat d'intégration est une réponse à la question de l'immigration, nous ne pouvons pas être d'accord : cela n'a aucun rapport puisque le contrat d'intégration concerne uniquement des gens qui sont arrivés régulièrement en France et non pas l'intégration de ceux qui sont déjà ou qui veulent venir en France.

Quand vous voyez que, dans ce contrat d'intégration, on rappelle les principes de la République -ce dont je ne peux que me féliciter-, en n'en citant que six et que, parmi ceux-ci, on ne cite ni la liberté, ni l'égalité, ni la fraternité mais qu'en revanche, on inscrit la propriété et le fait qu'il ne faut pas battre sa femme, je m'interroge sur le sens profond de ce qu'il peut y avoir derrière un tel rappel. Je suis bien évidemment d'accord sur le fait qu'il faut respecter la propriété d'autrui et ne pas battre sa femme, mais il n'empêche que, lorsque je ne vois pas rappeler la liberté, l'égalité et la fraternité, je me dis que la disproportion des deux côtés de la table est grande.

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous avons apprécié les propos de M. Michel Tubiana, que je remercie d'avoir répondu à nos questions et d'avoir été, comme à l'accoutumée, aussi direct.

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