Mardi 13 mars 2012

- Présidence de M. Philippe Dominati, président -

Audition de M. Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE)

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Pascal Saint-Amans, qui est le directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'Organisation de coopération et de développement économiques, l'OCDE.

Je vous remercie, monsieur le directeur, de venir devant la commission d'enquête.

Je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 et 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, pour ce faire, de lever la main droite et de dire : « Je le jure. ».

(M. Pascal Saint-Amans prête serment.)

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie et je vous propose de commencer cette audition par un exposé liminaire. Je passerai ensuite la parole au rapporteur, M. Éric Bocquet, puis les autres membres de la commission vous poseront un certain nombre de questions.

Vous avez la parole, monsieur le directeur.

M. Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie infiniment de votre invitation, qui va me permettre de vous exposer l'action de l'OCDE en matière de lutte contre l'évasion fiscale, contre la fraude fiscale, et d'amélioration des capacités des administrations fiscales à lever l'impôt comme il doit l'être, en France évidemment, puisque telle est votre préoccupation. Toutefois, notre perspective est plus large, puisque l'OCDE comprend trente-quatre pays, dont la France.

Il n'y a pas si longtemps, j'étais encore en charge du Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales, qui compte cent sept juridictions membres plus l'Union européenne. Je suis très content et très fier, en tant que Français, de rapporter devant le Sénat au titre de directeur du Centre de politique et d'administration fiscales, ce poste ayant été occupé par un Britannique au cours des trente dernières années.

J'ai pris connaissance de la liste des questions que vous souhaitez examiner ; elles me paraissent tout à fait pertinentes et très intéressantes.

Mon propos liminaire portera sur l'OCDE, qui travaille depuis longtemps sur la fiscalité et met l'accent sur la fiscalité internationale, c'est-à-dire, dans les relations internationales, sur les transactions qui impliquent deux pays et qui posent des problèmes fiscaux.

Le premier problème fiscal qui se pose est de savoir comment éliminer les doubles impositions. En général, les pays ont un droit de taxer à la source et un droit de taxer à la résidence. Ainsi, un revenu qui a sa source dans un pays et qui est perçu par un résident d'un autre pays sera taxé à la source et à la résidence. Cette double imposition économique ou juridique du même revenu n'est favorable ni aux investissements, ni à la mobilité, ni tout simplement à l'équité fiscale.

L'OCDE a donc développé un modèle de convention fiscale et des règles, notamment en matière de prix de transfert, pour éviter les doubles impositions, ce qui favorise les investissements, la croissance, et je passe sur le détail du cercle vertueux qui est ainsi engagé.

Un autre problème concerne le frottement des souverainetés fiscales. Il en résulte des doubles impositions, mais aussi des doubles exonérations, car un revenu peut faire l'objet de qualifications différentes.

Prenons l'exemple d'un revenu considéré comme un revenu d'intérêt parce que l'actif est considéré comme une obligation dans un État. Le revenu versé à un résident d'un autre État sera une charge déductible pour celui qui verse l'intérêt. Mais, dans l'autre État, pour une raison toute simple de qualification juridique, le même revenu sera considéré comme un dividende, lequel sera vraisemblablement exonéré.

Par conséquent, une déduction fiscale d'un côté et une exonération de l'autre peuvent provoquer une double exonération, un avantage fiscal qui n'était absolument pas prévu quand les deux États ont mis en place leur législation. Quant aux conséquences budgétaires qui en résultent, elles peuvent être majeures !

Nous recherchons très activement à identifier les problèmes de cette nature, en termes aussi bien d'arbitrage, lorsque c'est non volontaire, que de planification fiscale agressive de la part d'entreprises qui créent et conçoivent des produits à seule fin de bénéficier d'un avantage fiscal. Ces produits sont illégitimes d'un point de vue fiscal et parfois illégaux.

Le frottement des systèmes fiscaux peut avoir des conséquences encore plus graves et, hélas, plus nocives, par exemple lorsque les États ne coopèrent pas.

Le résident d'un État reçoit des revenus d'un autre État et met à l'abri sa fortune et ses revenus dans un État tiers. Ce dernier ne communique aucune information et organise l'opacité de telle sorte que ni l'État de la source, ni celui de la résidence ne savent où le revenu aboutit. Je parle aussi bien de personnes physiques que, dans certains cas, de groupes de sociétés ou de sociétés qui abritent leurs profits dans des juridictions leur offrant « zéro fiscalité ». Il ne peut y avoir de taxation dans cet État intermédiaire, cet État d'abri.

Le revenu en question devrait, en vertu des règles internationales, être taxé soit dans l'État de la source, soit dans l'État de la résidence. Mais aucun des deux États ne dispose de l'information nécessaire puisque la juridiction, qualifiée souvent de « paradis fiscal », ne la partage pas, même si elle a organisé en interne la collecte de l'information.

Vous avez un trou noir des juridictions qui refusent de collecter l'information, qui n'imposent aucune obligation, ni de déclaration ni de tenue de comptabilité. Elles n'ont donc naturellement aucun accès à l'information, ni aucun moyen d'échanger celle-ci.

Ce n'est pas au législateur français que je vais expliquer ce qu'est une souveraineté fiscale ! Elle est aussi ancienne que l'émergence des États modernes aux XIVe et XVe siècle par le consentement à l'impôt. Je vous renvoie au livre de Bernard Guenée sur l'émergence des États à la fin du féodalisme.

Dans les relations internationales, on constate une intrication entre la souveraineté fiscale et la souveraineté constitution de l'État. C'est ce frottement des souverainetés qui peut créer de très grandes opportunités pour les contribuables.

Dans ce domaine, l'OCDE police les relations entre les États par le biais de modèles de convention fiscale d'un côté, de prix de transfert de l'autre, afin d'éviter les doubles impositions et aussi - cet axe a fait l'objet d'une priorité au cours des dernières années - de lutter contre le manque de coopération pour ne pas permettre aux acteurs, personnes physiques comme sociétés, de bénéficier des doubles exemptions.

J'en viens très brièvement à ce qui a été fait, car le plus important est que je réponde à vos questions.

Des standards en matière d'échange de renseignements ont été développés et sont énoncés dans un article du modèle de convention fiscale de l'OCDE.

Les conventions fiscales sont des instruments bilatéraux qui relèvent du « droit dur », alors que le modèle de convention relève du « droit mou ». Il est recommandé de négocier une convention fiscale à partir de ce modèle-là. À ce jour, plus de 3 000 conventions fiscales bilatérales ont été conclues sur la base du modèle de convention fiscale de l'OCDE.

Il existe un autre modèle, celui de l'ONU. Il diffère légèrement sur les droits de taxer à la source. En revanche, en matière d'échange de renseignements, il est identique, puisque l'ONU a incorporé notre règle, l'article 26.

Il est prévu, dans cet article, des possibilités de coopération très larges.

Le minimum minimorum est l'échange à la demande. C'est le cas d'un pays qui a besoin d'obtenir de son partenaire des « renseignements vraisemblablement pertinents » - c'est le terme juridique précis de l'article 26 du modèle de convention fiscale - pour l'assiette ou l'administration de ses propres impôts.

Est aussi prévue dans cet article la possibilité pour un pays de faire de l'échange spontané. Par exemple, si l'administration fiscale française trouve une transaction susceptible d'intéresser l'administration fiscale américaine, elle enverra spontanément l'information à cette dernière.

Il existe encore un échange automatique de renseignements. Il consiste à envoyer de façon systématique et automatisée les informations collectées auprès des tiers déclarants. Cela se pratique aujourd'hui en France. Trente-huit pays échangent ainsi automatiquement des renseignements.

Il se trouve qu'une partie des salaires versés en France par des employeurs français le sont à des non-résidents venus pour une mission ou un travail. Il est possible d'envoyer automatiquement l'information aux États de résidence de ces employés.

Il en est de même pour ceux qui touchent une retraite versée par la France et qui partent vivre en Espagne, au Portugal, en Italie, au Maroc ou dans leur pays d'origine. La France peut échanger automatiquement les listings avec les pays de résidence des personnes concernées.

Je mets quelque peu l'accent sur l'échange automatique de renseignements, car il prend de l'importance et je souhaite qu'il en prenne encore dans les mois et les années qui viennent. Le standard technologique, technique, qu'est le système d'information permettant d'échanger ces renseignements a été développé pour rendre cet échange efficace.

Cela pose de nombreux problèmes très concrets qui, heureusement, ne sont pas de votre ressort et qui sont très ennuyeux. Par exemple, avec quel type de langage informatique reconnaître une information ? Un TIN ou Tax Identification Number est-il nécessaire ? Il s'agit d'un numéro d'identification fiscale qui permet au pays de recouvrer assez facilement l'information et de la croiser avec ses propres bases de données. Un corpus a ainsi été développé.

Toujours en matière d'échange de renseignements, le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales a été mis en place. Il suit le G20 dans sa lutte contre les paradis fiscaux et a pour objet principal de mettre fin au secret bancaire en Suisse, à Singapour, à Hong Kong, au Luxembourg, en Autriche, en Belgique, à Jersey. Je pourrais énumérer ainsi une cinquantaine d'autres pays !

Tous ces pays ont pris l'engagement de mettre fin au secret bancaire. Le Forum mondial étant là non pour se payer de mots, mais pour vérifier ce qui se passe en pratique. Un processus d'examen par les pairs a été mis en place pour vérifier ce qui se fait dans le cadre légal et réglementaire.

Un pays exige-t-il des trustees, c'est-à-dire des agents fiduciaires, qu'ils tiennent à jour l'information relative aux bénéficiaires des trusts ? Une société offshore a-t-elle l'obligation de tenir une comptabilité aux normes ? La réponse est oui, sinon c'est un problème pour le pays. L'administration peut-elle accéder à ces informations-là ? Enfin existe-t-il des instruments juridiques pour échanger les renseignements avec tous les partenaires susceptibles d'en faire la demande ? C'est l'évaluation de ce cadre juridique et réglementaire de la juridiction qui fait l'objet de l'examen de phase 1.

Vient ensuite l'examen de phase 2. Le Forum mondial s'apprête à en lancer massivement l'exercice à compter du second semestre 2012. Comment le pays échange-t-il en pratique les informations ? Je vais vous donner un exemple très concret qui vous intéresse au plus haut point.

En France, la ministre du budget a indiqué que la Suisse n'avait pas répondu à environ cent vingt demandes envoyées à ce pays et que le nombre de réponses obtenues était très inférieur à celui des demandes envoyées.

Une fois que l'examen de la Suisse par les pairs sera achevé, le Forum mondial cherchera qui a raison et qui a tort d'après la communauté internationale, puisque les rapports sont validés par consensus entre les cent huit pays. Le secrétariat du Forum mondial, accompagné de deux pays qui auront été chargés de l'examen de la Suisse, demandera au pays de lui fournir les requêtes reçues d'échange de renseignements, anonymisées bien sûr, puisque le secret fiscal ne permet pas d'obtenir les noms. On saura alors si les demandes répondent bien au standard minimal qui est l'échange de renseignements à la demande.

Pour conclure sur l'activité de l'OCDE, après ce premier volet relatif à la lutte contre l'absence de transparence et en faveur de l'échange de renseignements, j'en viens au second volet, qui concerne la lutte contre la fraude fiscale, l'évasion fiscale, ou la lutte contre les schémas fiscaux agressifs. C'est un domaine important. Nous disposons de plusieurs instruments.

Le premier est le Forum sur l'administration fiscale - Forum on Tax Administration ou FTA -, dont nous assurons le secrétariat. Il regroupe plus d'une quarantaine de pays, maintenant que de nouveaux pays nous ont récemment rejoints, et est composé de directeurs généraux des impôts. Pour la France, il s'agit du directeur adjoint chargé de la fiscalité à la direction générale des finances publiques, M. Jean-Marc Fenet. La présidence est assurée par le Commissioner of Internal Revenue, Douglas H. Shulman, commissaire de l'IRS, c'est-à-dire le directeur général des impôts pour les États-Unis.

Ce groupe, qui a un niveau de représentation élevé, échange les meilleures pratiques et va même parfois un peu plus loin sur la façon de mettre en place un réseau destiné à mieux lutter contre la fraude offshore. Ce premier instrument est important et crée une vraie dynamique du fait du niveau de représentation de ses membres.

Le second instrument est le Comité des affaires fiscales de l'OCDE, chargé, comme son nom l'indique, des affaires fiscales. L'un des groupes de travail est chargé de la planification fiscale agressive : Aggressive Tax Planning, c'est-à-dire des schémas fiscaux agressifs.

Participent à ce groupe, non pas tous les pays de l'OCDE, mais une vingtaine de pays sur une base volontaire qui envoient des inspecteurs des impôts. Ils tiennent deux réunions par an et échangent des informations sur les schémas fiscaux agressifs qu'ils trouvent. Certains de ces schémas sont légaux, d'autres sont illégaux, mais tous s'inscrivent dans la zone grise et sont un peu agressifs, c'est-à-dire qu'ils testent le droit. Parfois, ça passe, parfois ça ne passe pas !

Le recensement de ces schémas fiscaux est anonymisé car, là encore, le nom des sociétés est protégé par le secret fiscal. Il existe aujourd'hui environ trois cent cinquante schémas ainsi répertoriés sur un site sécurisé, lequel n'est évidemment pas en libre accès pour la profession des avocats fiscalistes ; cela pourrait en effet poser un problème !

Nous analysons les schémas anonymisés qui nous sont envoyés par ces inspecteurs des impôts. Par exemple, en effectuant un contrôle dans une société similaire, dans tel domaine d'activité, un collègue espagnol découvre un prêt ayant telles caractéristiques et se traduisant par un avantage fiscal qui est dû ou indu, mais qui, en tout cas, pose un problème en termes budgétaires. Allons-nous retrouver ce schéma-là aux États-Unis ou dans d'autres pays ?

Grâce à ce répertoire très intéressant et aux rapports transversaux qui sont établis sur cette base, il est possible de produire des analyses, elles-mêmes transversales, sur des typologies de fraude.

Par exemple, comment s'organisent les High Net Worth Individuals ? Il s'agit d'une expression anglo-saxonne très contournée pour qualifier les personnes à haute valeur nette, en un mot les riches, comme on le dit de façon plus brutale, c'est-à-dire ceux qui possèdent un haut patrimoine ou des hauts revenus. Quel schéma utilisent-ils ?

Des analyses portent également sur la façon dont les banques utilisent les pertes, notamment après 2008, pour les optimiser, essayer de les passer à des entreprises qui paient de l'impôt sur les sociétés, puisqu'une perte a une valeur potentielle élevée ?

La semaine dernière a été publié un nouveau rapport sur les dispositifs hybrides, ces instruments financiers dont la qualification diffère d'un pays à l'autre. Au début de mon propos, j'ai pris l'exemple de l'obligation considérée dans un autre pays comme une action. Les produits sont conçus en fonction des législations qui sont différentes.

Il existe aussi des entités hybrides, c'est-à-dire des sociétés qui ont une double qualification, qui permettent de ramasser des avantages fiscaux, dont certains sont dus et parfaitement légaux, mais dont d'autres ne le sont pas ou s'inscrivent dans une zone grise, ce qui nécessite un débat avec l'administration fiscale pour, parfois, que le juge tranche.

Ce rôle actif est unique, car aucune organisation internationale autre que l'OCDE ne promeut la lutte contre les schémas fiscaux agressifs.

Enfin, à la fin des années quatre-vingt-dix, nous avons, à la demande du G7, lancé des travaux sur les pratiques fiscales dommageables. Je parle au passé, car les travaux se sont un peu effilochés au fil du temps, mais ils ont aussi atteint leur objectif et le comportement des États a changé de nature.

En 1996, au Sommet du G7 à Lyon, avec le soutien des pays européens, le président des États Unis de l'époque, Bill Clinton, a demandé à l'OCDE un rapport sur les pratiques fiscales dommageables. Il jugeait l'évasion fiscale trop importante et donc la collecte d'impôts insuffisante. Il voulait financer une réforme de la protection sociale aux États-Unis pour instaurer une couverture sociale, projet que reprendra le président Obama par la suite.

Le rapport de l'OCDE identifiait quatre critères : les régimes cantonnés, les régimes avec avantage fiscal, les régimes peu transparents et les régimes sans échanges de renseignements.

Sur la base de ces critères, l'OCDE a conduit un travail d'identification et de démantèlement des régimes fiscaux considérés comme dérogatoires, car faits pour attirer les investissements internationaux sans pénaliser les recettes fiscales du pays.

Ainsi, les docks de Dublin en Irlande, les centres de coordination en Belgique ou encore les brevets en France visés par l'article 39 terdecies du code général des impôts, étaient soumis à des régimes identifiés par ce groupe comme étant dérogatoires, régimes que les États ont démantelés.

Face à l'obligation de mettre fin au cantonnement, les Irlandais ont réagi en fixant un taux global d'impôt sur les sociétés à 12,5 %. Ainsi, il n'y avait plus de problème vis-à-vis de la communauté internationale, où le consensus est la règle. Tous les pays doivent être d'accord sur ce qui doit ou non se faire.

Le groupe existe encore. Un certain nombre de régimes sont actuellement revus. Mais le temps a passé et le plus important maintenant est de s'interroger sur la nature du problème : le prix de transfert ? L'existence de régimes à faible fiscalité pratiqués dans certains pays ?

J'ai l'impression qu'il y a une plus grande faculté d'acceptation de la part de la communauté internationale - et je ne parle pas en tant que Français ni dans une perspective française -, et le fait pour un pays de choisir sa fiscalité devient presque consensuel.

Mais quelles sont les conséquences sur les autres pays et comment limiter l'évasion fiscale et éviter que ne partent dans une juridiction à faible fiscalité des profits qui devraient être taxés dans l'État où ils sont générés ? Toute la question est de savoir quelle règle fiscale appliquer pour déterminer le montant des profits dans un État.

Tel est le périmètre d'action de l'OCDE dans ces domaines-là. Je la résumerai en deux volets.

Le premier consiste à assurer la plus grande transparence possible. Sur ce point, nous avons un fort soutien du G20, qui a d'ores et déjà annoncé qu'il voulait passer à l'étape supérieure, à savoir l'échange automatique de renseignements. Je vous renvoie au communiqué publié à la suite de la réunion des ministres des finances du G20 de février dernier.

Le second volet consiste à combattre la planification fiscale agressive, donc tous les régimes fiscaux agressifs, pour permettre aux administrations fiscales, en des temps budgétaires que vous savez bien difficiles, de collecter l'impôt, tout l'impôt qui est dû !

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Je souhaite poser quelques questions pour engager l'échange et approfondir certains points que vous avez évoqués, monsieur Saint-Amans.

Je commencerai par les pratiques fiscales dommageables.

D'après l'expérience que vous avez, quelles sont, selon vous, les pratiques fiscales qui sont les plus dommageables ? Votre définition de ces pratiques est-elle la même que celle de l'Union européenne ou y a-t-il des distorsions susceptibles d'engendrer des difficultés ? Sur ces sujets-là, existe-t-il des synergies entre votre action en tant qu'OCDE et celle qui est menée au sein de l'Union européenne ?

S'agissant des banques françaises, plusieurs d'entre elles - BNP Paribas, Société Générale - disposent d'entités dans les paradis fiscaux. Si je me réfère au magazine Alternatives Économiques de 2009, la BNP en aurait cent quatre-vingt-neuf - peut-être le confirmerez-vous ? - à Hong Kong, à Singapour, par exemple.

Avez-vous procédé à un recensement ? Pensez-vous qu'il faudrait renforcer l'obligation documentaire comptable des grandes entreprises - c'est d'actualité ! -, afin d'avoir une vision complète de l'implantation de ces filiales, de leur chiffre d'affaires, de leurs ressources humaines ? Ne faudrait-il pas, à un moment, obliger ces multinationales à publier, pays par pays, leurs chiffres d'affaires, leurs profits et leurs impôts, afin d'avoir une vision complète et synthétique des situations ?

L'OCDE poursuit-elle sa réflexion sur les trusts et sur les prix de transfert ? Vous avez effleuré le sujet, mais cette disposition posant question, peut-être pourriez-vous nous en dire un peu plus.

La démarche française qui consiste à avoir établi sa propre liste des États et territoires considérés comme non coopératifs est-elle compatible avec votre propre action ?

Enfin, à propos de la « planification fiscale agressive » - j'ai noté l'expression assez surprenante ! -, existe-t-il une typologie des schémas par pays, par secteur d'activité, par type d'acteur ? Avez-vous des informations sur ce sujet et donc des données un peu organisées ?

Je m'en tiendrai à ces questions pour l'instant.

M. Pascal Saint-Amans. - Concernant les « pratiques fiscales dommageables », traduction française de Harmful Tax Practices, les critères permettant de déterminer si les pratiques des pays sont dommageables ont été établis par l'OCDE en 1998 ; ils datent donc d'une quinzaine d'années.

L'Union européenne a également travaillé sur cette question en 1997, avec le groupe Monti, du nom du commissaire de l'époque.

À l'époque, je commençais ma carrière à la direction de la législation fiscale. C'est le G7 qui a demandé à l'OCDE de travailler sur cette question, l'Union européenne se joignant rapidement à ses travaux.

L'OCDE a déterminé quatre critères.

Le premier est une très faible taxation : pas d'imposition ou une imposition nominale.

Le deuxième critère est le cantonnement d'un régime, Ring Fencing en anglais, c'est-à-dire l'image de la clôture qui encercle pour protéger. En d'autres termes, un pays qui veut attirer des capitaux mobiles internationalement baisse sa fiscalité, non pour ses propres entreprises, mais seulement pour les entreprises étrangères dans un périmètre limité. Le cantonnement est jugé nocif.

Le troisième critère est le manque de transparence. Je citerai comme exemple de l'époque les rulings, c'est-à-dire les rescrits accordés dans le secret du cabinet du directeur général des impôts local à une société et non sur la place publique et sans critères publics. L'objectif était de réduire l'assiette taxable en assurant que le bénéfice réalisé par le centre de coordination ou le quartier général d'un groupe dans un pays ne s'élèverait qu'à 1 % du volume total d'activité.

Enfin, le quatrième critère, lié au précédent, est l'absence d'échange effectif de renseignements. Autrement dit, en faisant mes petites affaires en secret dans mon coin sans informer personne, je vide l'assiette taxable de mes partenaires. Comme je me garde bien de le leur dire, leurs apparences comptables ne correspondent pas à la réalité et ils ne peuvent pas redresser la situation.

L'Union européenne a élaboré une page entière de critères très semblables, car ce sont à peu près les mêmes personnes qui y ont travaillé dans les administrations et qui les ont validés. Elle avait toutefois une approche un peu plus large. En effet, elle incluait toutes les activités, mis à part les personnes physiques, avec un accent sur les activités mobiles internationales, alors que l'OCDE se limitait au secteur financier et à quelques autres secteurs.

Ce qui est intéressant, c'est que ces mécanismes ont produit leurs effets au début des années deux mille, et je constate aujourd'hui qu'un débat est ouvert au sein de l'Union européenne. J'aurais du mal à vous dire ce qui se passe dans les groupes de travail, car, n'y étant pas associés, nous n'avons pas l'information. Ce sera à vous de trouver.

Ce que j'en retiens, c'est qu'aucun progrès majeur n'a été fait et c'est un peu la même chose à l'OCDE. La pratique des États ayant été de ne pas cantonner, on a baissé la fiscalité de façon globale. Au niveau international, j'ai une fois de plus l'impression que le fait d'avoir une fiscalité faible est le choix d'un État.

Décider de se financer par fiscalité indirecte plutôt que par fiscalité directe est le choix souverain des Irlandais. Vous avez noté à quel point ils étaient sensibles à cette question au moment du débat sur le financement par le Fonds monétaire international.

Les sensibilités liées à la souveraineté des États sont très fortes - c'est un état de fait que je décris et non un jugement politique que je porte - et je constate qu'au niveau de l'OCDE il n'y a aucun consensus - loin s'en faut ! - sur l'obligation d'avoir un minimum d'imposition ; je ne parle pas de l'Union européenne.

Sur le volet des régimes fiscaux dommageables, j'ai évoqué les critères anciens, les travaux qui ont produit leurs effets. Il faut aussi mentionner les frustrations qu'éprouvent de très nombreux gouvernements de pays développés et de pays en voie de développement, en raison du nombre de plus en plus grand de profits qui partent dans des juridictions à faible fiscalité.

En tant que nouveau directeur du Centre de politique et d'administration fiscales, l'un de mes défis est d'analyser la situation juridiquement, économiquement, et d'apporter une réponse à ces frustrations-là. Le problème n'est pas simple, sinon nous l'aurions déjà traité ! Il l'est d'autant moins qu'il est le résultat d'un cumul d'éléments.

Il existe des régimes fiscaux très favorables pour certains types d'activités. Je pense aux incorporels, c'est-à-dire les marques, les brevets, qui sont aujourd'hui assez massivement localisés - je n'ai pas les chiffres, pardonnez-moi, mais vous pourrez les trouver assez facilement - en Suisse, à Singapour, où l'on taxe très peu ce type d'actifs.

Souvenez-vous - c'était dans la presse - de l'affaire Colgate-Palmolive et du départ de la Recherche et Développement pour Genève. La richesse est désormais créée là-bas, ce qui engendre une frustration.

Comme je vous l'ai indiqué, le phénomène dépasse largement le cadre de la France. Alors quelles sont les bonnes règles à appliquer ? Quelle est la bonne analyse de la situation ? Il existe un ensemble de facteurs.

En matière de prix de transfert, quelles sont les bonnes règles ? Comment attribuer, partager les profits des groupes multinationaux qui, par définition, sont internationaux et donc actifs dans de nombreux territoires en même temps ?

Il faut se garder des réponses hâtives ou simplistes. Ainsi pourrait-on être tenté d'appliquer une méthode proportionnelle. Certes, il faudrait une clé de répartition, mais on pourrait dire : avec x % de chiffre d'affaires réalisé en ventes dans tel pays, on répartira les profits à l'échelon du groupe dans les différents pays.

Ce n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît, car cela pénaliserait les plus petits pays, notamment les pays en voie de développement. Ces derniers sont très tentés par cette solution toute simple, très souvent reprise par les ONG. En réalité, c'est une fausse bonne solution et même une mauvaise solution.

Les règles qui régissent actuellement les prix de transfert sont très compliquées. Alors pourquoi ne pas agir comme pour des transactions avec un tiers indépendant, avec qui je négocierais un prix de marché ? J'attribue des prix à mes transactions et chaque pays taxe ce qui lui revient. C'est oublier que, dans la plupart des groupes maintenant, il n'y a plus rien de comparables avec ce que serait un prix de marché.

Alors quelles sont les bonnes méthodes pour y parvenir ? L'un de mes chantiers prioritaires en tant que nouveau directeur est d'avancer très vite sur ce point, par consensus puisque c'est ainsi que travaille l'OCDE.

Mais, au-delà de l'OCDE, qu'en pensent l'Inde, le Brésil, la Chine, l'Indonésie et les grandes économies, ainsi que les pays en voie de développement dont il faut aussi préserver les intérêts ?

Après les prix de transfert, il y a la coopération. Dans ce domaine, des progrès énormes ont été accomplis.

J'en arrive aux schémas fiscaux agressifs. Qu'est-ce qui est accepté ? Qu'est-ce qui ne l'est pas ? Comment assurer une meilleure « conformité » ? Le terme français est moins bon que le terme anglais de compliance. Comment s'assurer que les entreprises déclarent correctement ce qu'elles doivent et là où il faut qu'elles le fassent ?

Tous ces facteurs sont complexes et doivent être traités de façon urgente. Faute d'y parvenir d'une façon multilatérale coordonnée, les États réagiront de façon unilatérale et prévoiront des régimes anti-abus ou de type article 209 B du code général des impôts français ! Si ces régimes sont mal coordonnés, on aboutira à un système qui, du point de vue économique, ne sera pas optimal. On aura un recul d'investissements qui auraient pu se faire sans aubaine fiscale. Par conséquent, il faut vraiment agir de façon multilatérale, et tel est le travail de l'OCDE.

S'agissant de la transparence pays par pays, il est important que le groupe de travail associe des personnes en charge du développement et des fiscalistes de pays en voie de développement et de pays développés.

Comment améliorer la transparence des entreprises multinationales ? Là encore, la tentation est grande - c'est d'ailleurs une proposition qui est faite - de tenir des comptes pays par pays, afin de voir ce que paient les entreprises dans chacun d'eux. Voilà deux ou trois ans, lors d'un colloque avec M. Lebègue, j'ai même déclaré publiquement que j'étais plutôt favorable à cette approche.

Mme Nicole Bricq. - Vous avez changé d'avis ?

M. Pascal Saint-Amans. - Je suis devenu plus sceptique après avoir regardé les choses dans le détail.

À mon avis, quand on a une approche du problème par le développement et si l'on prend en compte l'intérêt des pays en voie de développement, on se rend compte que les impôts collectés doivent rester sur le territoire de chacun d'eux et ne pas partir dans des paradis fiscaux.

La solution du country-by-country reporting, c'est-à-dire la déclaration pays par pays, est-elle la bonne ? Je ne le crois pas, car elle est très difficile à mettre en oeuvre. Et, même si on le faisait, elle n'apporterait pas grand-chose d'intéressant.

En effet, la plupart du temps, l'évasion fiscale, les économies d'impôt se négocient, par exemple, par le groupe avec la direction du Trésor dans le meilleur des cas ; je ne parle pas des cas de corruption. Parfois, au niveau de la direction du Trésor, l'incitation fiscale peut même avoir été recommandée par des organisations internationales. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Par conséquent, cette solution n'apporterait rien pour le régime fiscal de l'entreprise.

Prenons le cas quelque peu caricatural, car je ne suis pas sûr qu'il soit si fréquent que cela, des industries extractives qui localisent tous leurs profits dans des paradis fiscaux. Là encore, la solution du country-by-country reporting, la déclaration pays par pays, n'apportera rien.

Mieux vaut développer les capacités des pays en voie de développement. Sur ce point, nous sommes très actifs et un groupe de travail réfléchit à des solutions. Je n'en ai pas fait mention, car vous étiez plutôt axés sur la transparence.

J'ai participé au Conseil du Forum sur l'administration fiscale africaine, ATAF, qui s'est tenu à Cape Town, en Afrique du Sud, du 4 au 6 mars. Ce Conseil est très sceptique sur la solution du country-by-country reporting. Il veut plutôt une aide pour concrètement asseoir les impôts et mettre fin à toutes les incitations fiscales qui vident complètement les bases taxables de ces pays.

Le directeur général des impôts sénégalais, venu à l'OCDE voilà quelques semaines, parlait de cinq points du PIB sénégalais partis en incitations fiscales à l'investissement, ce qui représente des milliards d'euros.

En effet, ces incitations se sont traduites, pour les groupes, par des taux effectifs d'imposition plus bas qui, certes, n'avaient rien d'illégal, mais les investissements n'ont pas été plus importants pour autant. En revanche, le pays a massivement perdu de l'argent dans un environnement opaque, où l'on ne sait plus qui bénéficie de quoi !

Voilà trois semaines, j'ai rencontré en Tunisie cinq ministres du Gouvernement qui préparent la Constitution. Par pitié, nous ont-ils dit, faites-nous un rapport sur les incitations fiscales à l'investissement ! Il y en a partout et on ne collecte plus d'impôt sur les sociétés.

Voilà pourquoi l'OCDE recommande aujourd'hui de mettre fin au système d'incitation fiscale à l'investissement et - cela ne vous étonnera pas de la part des fiscalistes bornés que nous sommes ! - d'avoir une base large et des taux faibles. Telle est l'approche brutale des fiscalistes.

Nous l'avons dit aux Tunisiens : mieux vaut mettre fin à toutes les niches fiscales existantes. Si vous voulez avoir une meilleure incitation, baissez un peu votre taux d'impôt sur les sociétés pour le ramener de 30 % à 25 %.

Pour résoudre les problèmes qui se posent, il existe donc des réponses très concrètes et moins théoriques que la solution du country-by-country reporting, très séduisante en termes d'affichage. Mais, lorsque vous entrez dans le détail - le type de comptabilité, consolidée ou non, la constitution de fictions, car c'est bien de cela qu'il s'agit -, je ne suis pas sûr qu'elle permette d'identifier la racine du mal.

Comme nous avons peu de temps, nous devons agir vite. L'important est donc de traiter la racine du mal : les problèmes de capacité des administrations fiscales, les problèmes de transparence des systèmes fiscaux, qui sont liés aux incitations fiscales à l'investissement, et les problèmes d'applicabilité des prix de transfert. Il faut aussi simplifier les règles ; c'est un gros chantier.

La semaine prochaine se tiendra un Forum mondial sur les prix de transferts. Les pays en voie de développement sont invités à venir nous exposer les problèmes qu'ils rencontrent dans l'application de principes qui sont parfois trop compliqués pour les pays développés eux-mêmes ! Comment simplifier pour sortir des obligations comptables trop lourdes pour les transactions fiscales sans risque et mettre tout l'accent sur les transactions fiscales à risque ?

Enfin, nous avons un certain nombre de projets d'assistance technique dont je ne peux pas encore vous parler car ils ne sont pas validés. Mais il s'agirait de soutenir les administrations fiscales de ces pays, lorsqu'elles effectuent des contrôles d'entreprises multinationales, par l'envoi de personnes qu'on leur enverrait et qui seraient rémunérées pour ces petites missions. C'est plus dans cette direction-là qu'il faut aller.

À l'OCDE, nous avons, comme tout le monde, des ressources limitées et nous sommes très soucieux de dépenser l'argent du contribuable de la façon la plus efficace possible et non en multipliant les initiatives. Aussi, plutôt que d'ouvrir un nouveau chantier dont je ne suis pas sûr qu'il aboutira à une solution efficace - c'est pourquoi j'ai un peu changé d'avis, madame Bricq ! -, l'accent doit être mis sur les prix de transfert et leur simplification, le durcissement de certains de leurs aspects et la prise en compte des besoins des pays en voie de développement. Voilà mon point de vue personnel à ce stade.

Oui, monsieur le rapporteur, nous travaillons sur les trusts, qui sont totalement couverts par le standard d'échange de renseignements. On dit souvent que c'est la fin du secret bancaire, mais c'est aussi la fin du secret fiduciaire.

Un trustee, un gestionnaire de trusts, doit avoir l'information disponible et pouvoir la communiquer à l'administration fiscale du pays qui en fait la demande, lequel doit la communiquer à ses partenaires. Nous y travaillons.

Nous constatons sans surprise que le domaine des trusts est compliqué. En tant que « civilistes », c'est-à-dire provenant d'un pays de droit civil et non de common law, nous avons toujours - je parle en mon nom - des difficultés à comprendre les trusts. En revanche, un farouche partisan de la lutte contre les paradis fiscaux, s'il est britannique ou s'il vient d'un autre pays de common law, vous répondra que le trust n'est pas un problème. C'est aussi normal pour lui que l'usufruit pour nous. En effet, il ne nous viendrait pas à l'idée de dire que les usufruits sont contraires à la transparence fiscale, alors que, pour le Britannique, l'usufruit n'est pas bien !

Néanmoins, je dois le reconnaître, de vraies questions se posent au regard des trusts, car ils sont régis seulement par la common law ; c'est la façon dont le droit est établi. Nous avons de vraies difficultés à identifier certains bénéficiaires, parce qu'ils peuvent être des personnes à naître ou des catégories de personnes n'existant pas encore. Il s'agit donc d'un domaine spécifique.

C'est la raison pour laquelle nous avons, dans le cadre du Forum mondial, lancé une étude supplémentaire sur le niveau des trusts, afin d'augmenter un peu l'exigence en termes de transparence, au moins faire en sorte que les trusts n'échappent pas à la revue détaillée qui est en cours.

Pour certains pays, il était parfois un peu facile de s'abriter derrière la common law ! Mais, dans un pays qui n'est pas régi par la common law, on a du mal à suivre ! Par conséquent, il convient d'être un peu plus précis maintenant et nous voulons des cas concrets. Dans le cadre de la phase 2 du Forum, il sera très important de vérifier si des informations demandées sur des trusts ont pu être communiquées ou non.

Si d'aucuns avaient en tête l'idée d'un registre des trusts - idée assez souvent partagée, mais pas par tout le monde ; il y a donc un problème de consensus sur ce point -, il faut qu'ils sachent que les pays de common law, où sont les trusts, n'y sont absolument pas favorables, et il ne s'agit pas seulement de ceux qui ont eu un business de place offshore comme les États-Unis ou le Royaume-Uni.

Parmi les millions de trusts qui existent au Royaume-Uni, beaucoup servent à la transmission des fortunes entre parents et enfants, et à payer les impôts sur la succession, ainsi qu'à la gestion patrimoniale, hors toute considération de fraude.

Un registre des trusts aurait des coûts considérés comme intolérables. Mais, une fois de plus, je ne porte aucun jugement politique sur ce point ; il s'agit d'un simple constat.

Vous m'avez demandé si la liste française était compatible avec les travaux du Forum ; la réponse est oui. Cette liste se cale sur les travaux du Forum mondial, avec toutefois un petit temps de retard, car des décrets doivent sortir pour prendre en compte le fait que des juridictions passent d'une catégorie à une autre.

La liste française n'est pas isolée. En tant que Gouvernement, peut-être l'est-elle, mais, en tant que politique, vous retrouvez la même chose à la Banque mondiale. Sa politique intéressante, à laquelle nous avons contribué, consiste à cesser d'investir dans un pays si celui-ci n'est pas correct au regard du Forum mondial, c'est-à-dire s'il ne passe pas en phase 2. Le système a été conçu pour répondre aux faiblesses de la liste du 2 avril 2009. Sa force a été de faire craquer la Suisse !

Mme Nicole Bricq. - Ce sont surtout les Américains qui l'ont fait craquer.

M. Pascal Saint-Amans. - J'ai fait cette liste, donc je l'assume pleinement. L'idée était que la Suisse ne changerait pas sans pression très forte du G20. Le naming and shaming, le fait de désigner et blâmer, a un véritable impact. Voyez l'affaire UBS ! Les États-Unis ont été déterminants dans le changement. Ce fut la goutte d'eau ! Néanmoins, les Suisses n'auraient changé pour personne d'autre que les États-Unis ; c'est souvent le cas. Les États-Unis obtiennent unilatéralement beaucoup de choses que les autres n'obtiennent pas.

Il fallait un changement pour la Suisse, pour Singapour, pour Hong Kong, pour le Luxembourg, pour les places financières majeures. On a donc nommé ceux qui refusaient de prendre l'engagement de changer. On avait fait la même chose en 2000, mais, alors que tout le monde avait pris un tel engagement, personne n'avait rien fait. On a donc pensé qu'il fallait commencer à négocier des accords, qui sont le b.a.-ba. En effet, on ne peut pas coopérer sans au moins quelques accords.

Mais, aussitôt dressée, la liste était déjà dépassée ; il est vrai, c'était le but ! En effet, si une liste n'a pas un temps de vie très faible, c'est qu'elle n'atteint pas son objectif. On peut se faire plaisir en listant des gens qui sont très mauvais, mais cela ne les fait pas changer si la liste ne se vide pas. Il faut donc toujours la calibrer pour qu'elle ait un impact, au risque d'éprouver ensuite de la frustration en se disant qu'on aurait dû aller plus loin !

Pour aller plus loin, le Forum mondial demande aux pays d'avoir le cadre légal et réglementaire en place. Faute de loi sur la transparence, ce qui est un très mauvais point, ils ne passent pas en phase 2 ; c'est une petite sanction implicite.

Mais le vrai test est en fin de phase 2. Chaque pays se voit attribuer une notation globale pour son comportement. Est-il bon, assez bon, pas très bon ou carrément mauvais ? On en revient à une liste fondée, cette fois, sur l'application pratique du standard.

La liste française se cale sur ce schéma. C'est également le cas de la politique de la Banque mondiale, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, et de bon nombre d'institutions publiques d'investissement.

De nombreux pays nous appellent pour savoir si, en agissant de telle ou telle façon, ils se caleront bien sur nos travaux. Cela a donc un impact.

Aujourd'hui, le Panama se voit menacé par la Banque mondiale de démantèlement de tous les véhicules de financement des projets de la Banque mondiale en Amérique latine. C'est très important. Le Panama est utilisé non pour des raisons fiscales, mais parce qu'il a des instruments juridiques intéressants et que c'est un pays plutôt stable. Mais la Banque mondiale ne restera pas dans ce pays s'il ne change pas. Il est, en effet, considéré comme ayant un faible niveau de conformité par rapport à nos standards.

Existe-t-il une typologie de schémas fiscaux agressifs ? Oui, et c'est d'ailleurs pour cela que nous faisons des rapports transversaux. Nous n'avons pas donné une grande publicité à nos travaux dans ce domaine, mais c'est à dessein que nous organisons le manque de transparence sur ce sujet. En effet, nous n'avons pas envie d'être interrogés par des acteurs privés. Nous voulons seulement partager ces schémas avec les inspecteurs des impôts chargés des redressements ou des contrôles fiscaux dans les pays.

Nous aimons en tirer parfois des leçons générales de politique fiscale. C'est le cas du rapport sorti la semaine dernière. Je vous encourage non pas à le lire, car il est très technique et destiné en fait aux techniciens de la fiscalité, mais au moins à prendre connaissance d'un rapide résumé. En effet, au-delà des spécialistes, il s'adresse aussi aux politiques, en ce sens qu'il explore différentes solutions pour traiter des questions d'arbitrage entre des qualifications différentes à l'origine de l'évaporation de milliards d'euros d'impôts ! Ce n'est la faute de personne. Ce n'est pas non plus parce que les entreprises sont trop agressives.

En fait, dans les cas d'arbitrage pur, les entreprises profitent de l'existence de deux qualifications différentes. Aucun État n'en souffre en particulier, mais, in fine, on comprend bien qu'il s'agit d'une solution ni souhaitable ni souhaitée. Quelle est la solution ? C'est aux États de prendre les choses en main.

Je citerai aussi le cas d'une banque, d'un opérateur ou encore d'un cabinet d'avocats qui développe un produit dont l'objet est précisément de ramasser, illégalement ou légalement, un avantage fiscal. Mais ces agissements sont plus du ressort des administrations fiscales.

Voilà ce que nous faisons. Le rapport sur les dispositifs hybrides est assez intéressant en termes de politique fiscale.

Le mois dernier, en Italie, grâce aux schémas fiscaux qui sont sur notre site, la Guardia di Finanza a collecté plus d'un milliard d'euros d'impôt sur deux sociétés. Voilà du concret !

M. Philippe Dominati, président. - Peut-être pourriez-vous nous dire un mot sur les filiales des banques ?

M. Pascal Saint-Amans. - Pardonnez-moi, j'avais oublié cette question.

Nous n'examinons aucune filiale de banques françaises dans aucun pays. Ce n'est pas la tâche de l'OCDE. Selon nous, c'est plutôt aux pays membres d'accomplir ce travail.

Au-delà se pose toujours la question d'une définition du paradis fiscal sur laquelle il faudrait commencer par s'entendre.

Nous travaillons, nous, sur les juridictions non coopératives, puisque nous sommes sur le volet « transparence ». La définition du paradis fiscal reposant sur les quatre critères retenus par l'OCDE en 1998 est un peu perdue de vue ; en tout cas, elle n'est plus dans l'actualité.

Par conséquent, tout dépend vraiment de votre propre définition du paradis fiscal. La communauté internationale ne s'est accordée sur aucune véritable définition.

Mme Nathalie Goulet. - Nous ne sommes pas tous des grands spécialistes. Aussi pourriez-vous nous dire ce qu'est le 209 B ? Je suis sûre que nous sommes un certain nombre à ne pas le savoir.

Au cours de précédentes auditions s'est déjà posé ce problème d'absence de définition. C'est le cas, dites-vous, du paradis fiscal. Il en est de même de l'optimisation par rapport à la fraude. L'OCDE a-t-elle développé une définition ou pourrait-elle le faire ?

Je vous pose la même question sur la politique des pays voisins étrangers et de l'ensemble des pays qui collaborent et participent à l'OCDE à l'égard des entreprises publiques. Des entreprises à capital public reçoivent des subventions d'État et utilisent soit des paradis fiscaux, soit des filiales à l'étranger.

Dans le cadre de vos travaux, avez-vous des études comparatives ou au moins des points de comparaison sur ce sujet ou s'agit-il d'une procédure purement française ? J'en doute, mais il serait malgré tout intéressant de le savoir. Dans ce cas-là, l'État est quand même quelque peu schizophrène, car il finance et permet, en même temps, des optimisations, voire des fraudes !

M. Pascal Saint-Amans. - Le 209 B est l'article du code général des impôts relatif à la taxation au titre de l'impôt français sur les sociétés de bénéfices de sociétés françaises réalisés dans des juridictions à fiscalité privilégiée, telles qu'elles sont définies à l'article 238A.

Cet article est assez connu des inspecteurs des impôts, car il est utilisé pour lutter contre les paradis fiscaux.

M. Philippe Dominati, président. - C'est l'arme !

M. Pascal Saint-Amans. - Effectivement, c'est l'arme de lutte contre la délocalisation de profits dans des juridictions à fiscalité privilégiée. Ces dernières sont définies. En France, c'est peut-être là que se trouve la définition du paradis fiscal.

En fait, cette notion de paradis fiscal est un vrai fourre-tout. Interrogez mille personnes et vous aurez mille définitions, du pays de montagnes et lacs à l'île ensoleillée avec de jolies plages. Chacun a sa définition du paradis fiscal.

Je peux vous rapporter une discussion assez cocasse qui a eu lieu au bureau du Comité des affaires fiscales. La déléguée américaine a dit aux Danois, qui ont un régime de taxation très solide, qu'ils étaient un paradis fiscal pour eux. On arrive à tout !

Mme Nathalie Goulet. - L'herbe est toujours plus verte chez les autres !

M. Pascal Saint-Amans. - Absolument ! Chaque pays peut être le paradis fiscal d'un autre. Cela dépend vraiment de ce que vous mettez derrière cette notion. Il n'existe pas de définition internationalement admise en dehors de celle de l'OCDE de 1998. Elle repose sur quatre critères.

Premier critère : pas de fiscalité ou une fiscalité nominale. Au départ, on avait dit seulement : « pas de fiscalité ». Ce à quoi je ne sais plus quelle île des Caraïbes avait répondu : « Une fiscalité de 1 % sur un bénéfice imposable qui lui-même serait de 1 % du bénéfice total, est-ce une fiscalité ? » D'où la formule complétée.

Deuxième critère : pas de transparence, c'est-à-dire que l'on ne sait pas qui intervient dans le pays, ni s'il existe des comptes. Avec les travaux du Forum mondial, cette absence de transparence appartient au passé. Il reste des juridictions encore opaques et d'autres transparentes sur le papier mais sans doute pas tout à fait convaincantes dans leurs pratiques. Mais, si vous me permettez l'expression, on est sur une queue de comète !

Troisième critère : pas d'échanges de renseignements. Là encore, on est plutôt sur la fin, puisque huit cents accords d'échange de renseignements ont déjà été conclus et ce n'est pas fini, car personne ne s'y oppose plus.

Quatrième critère : pas d'activité économique réelle. C'est là que les choses deviennent difficiles. Dans le domaine financier, qu'est-ce qu'une activité économique réelle ? Vous pouvez avoir un trader qui remue des centaines de milliards et le localiser aux îles Caïman ; est-ce une activité économique réelle ou non ? Quelle est la différence entre Singapour et les îles Caïman sur certains aspects ?

Mme Nathalie Goulet. - Les bananes de Jersey !

M. Pascal Saint-Amans. - Je ne suis pas encore allé à Jersey, mais quand on y va, on constate que 30 000 ou 40 000 personnes sont employées dans le secteur financier.

Ce critère relatif à l'activité économique réelle est donc plus faible.

Au niveau international, il n'existe pas de définition du paradis fiscal, en dehors de celle de l'OCDE de 1998, et je ne suis pas sûr que l'on soit en mesure, demain, d'en inventer une nouvelle, d'autant que, dans la communauté internationale, une définition doit faire l'objet d'un consensus entre tous les gouvernements.

Il semble plus intéressant de regarder ce que chaque pays considère comme lui étant dommageable.

Pour la France, est-ce un écart de fiscalité ? Le jugement peut être objectif et pas forcément politique, péjoratif ou négatif, comme celui qui consiste à accuser tel pays d'être un paradis fiscal, notion qui a une connotation négative.

Vous pouvez considérer qu'une fiscalité de cinq, dix ou vingt points inférieure à la vôtre - mais encore faut-il parler de fiscalité réelle, du taux effectif d'imposition - est une juridiction à fiscalité privilégiée.

Deux aspects sont alors à prendre en compte : la différence de taux et la transparence. À ce stade, les travaux qui ont été menés portent sur l'absence de transparence. Vous considérez donc comme paradis fiscal une juridiction non coopérative, c'est-à-dire qui refuse d'échanger des renseignements avec vous et qui, par ailleurs, offre zéro fiscalité.

Mais cela ne vous empêche pas d'appliquer l'article 209 B, même si l'on vous a donné des informations, dès lors qu'il existe un écart de fiscalité trop important. Voilà pourquoi c'est à chaque État de voir ce qu'il en est.

Cela m'amène à votre dernière question : qu'en est-il des politiques à l'égard des entreprises publiques vis-à-vis des paradis fiscaux ? Il n'existe pas de définition, hormis celle de l'OCDE qui est vieille et plus tellement opérationnelle. Par conséquent, s'engager sur ce point ne permettrait pas d'aller très loin. Néanmoins des questions nous sont parfois posées sur ce sujet.

Voilà peu, j'ai eu l'administration danoise au téléphone. Leur entreprise de coopération - c'est plutôt une agence - qui s'occupe des investissements dans les pays en voie de développement monte des schémas via l'île Maurice.

L'île Maurice a signé avec l'Inde un traité qui lui permet d'investir dans ce pays en ne payant pas d'impôt en Inde, en en payant très peu à l'île Maurice et aucun dans l'État de résidence. C'est légal puisque cela résulte d'un traité.

Les Indiens s'en plaignent systématiquement, mais ils n'ont jamais dénoncé le traité avec l'île Maurice. Il suffirait pourtant qu'ils le fassent pour que le schéma prenne fin. Mais c'est peut-être aussi un moyen qu'ont les Indiens de subventionner l'île Maurice, qui a un territoire assez largement peuplé de personnes d'origine indienne !

Le Danemark se dit attaqué, car l'investissement a lieu dans un pays qui est considéré comme étant un paradis fiscal et qui a fait l'objet d'un examen combiné (phase 1 et phase 2) par les pairs, examen qui n'était pas extraordinaire ! Voilà le type de problématiques qui se posent.

Vous trouverez aussi dans les journaux belges de ces derniers jours des remarques sur une entreprise similaire qui investit via des juridictions considérées comme étant des paradis fiscaux ou du moins associées à des paradis fiscaux dans l'esprit public.

Cette vision est assez répandue dans de nombreux pays, mais je ne peux pas vous donner un éclairage précis, car nous ne travaillons pas de façon systématique sur ce point.

Mme Nicole Bricq. - Je voudrais vous poser rapidement trois questions.

Les conventions fiscales reposent sur une partie diplomatique. Cela s'est particulièrement vu en France à la fin de l'année dernière avec l'affaire du Panama, où la diplomatie l'a emporté sur le côté purement fiscal.

Je ne vais pas revenir en arrière, mais pouvez-vous nous rappeler le calendrier de la phase 2 ? À l'issue de cette phase, quand vous aurez abouti à une notation, et donc, d'une certaine manière, à un classement, y aura-t-il un débouché opérationnel au niveau multilatéral, et lequel ?

Il me paraît important de savoir ce que l'on fera après l'impulsion qui avait été donnée par le G20 de 2009. Que feront les États au niveau multilatéral ? Chacun fera-t-il sa petite cuisine en fonction de ses propres intérêts ?

La deuxième question concerne l'échange automatique. On a une difficulté au sein de l'Union européenne et même de la zone euro avec l'Autriche, le Luxembourg, compte tenu du secret bancaire. Je ne parle même pas de la Suisse.

Trente-huit pays de l'OCDE, avez-vous dit, pratiquent l'échange automatique. Nous entendons souvent, au cours de nos travaux que, finalement, un tel échange n'est pas la panacée et qu'un bon échange sur demande peut apporter plus de renseignements. Mais, quand on regarde le bilan de la France, ce n'est pas brillant : c'est long, c'est compliqué, ce n'est pas transparent. Le bilan est donc très faible.

J'aimerais savoir si, avec les trente-huit pays de l'OCDE qui pratiquent l'échange automatique, un bilan consolidé pourra être consultable en termes de produits, d'assiette, etc. Ce serait intéressant de démontrer que l'échange automatique est tout de même le b.a.-ba, même si l'on n'y parvient pas avec tous les pays au sein de l'Union européenne.

Le troisième sujet, que vous n'avez pas du tout abordé, concerne les espérances que nous avons eues avec la législation américaine dite FATCA - Foreign Account Tax Compliance Act - pour faire bouger les lignes.

Évidemment, quand vous recevez les banquiers suisses, ils vous disent tout le mal qu'ils en pensent. Mais, avec tout ce qu'ont fait les États-Unis, notamment vis-à-vis de la Suisse, j'observe qu'au moins dans ce pays il y a eu des résultats et que le débat est ouvert. On ose maintenant parler du secret bancaire ; c'est même devenu un sujet politique.

La semaine dernière, j'étais en Autriche, où le secret bancaire est vraiment identitaire et quasiment constitutionnel. Mais ce n'est pas avec l'Autriche que nous avons le plus de problèmes.

Je voudrais connaître la perception qu'ont l'OCDE et le Forum mondial de la législation américaine. Peut-elle vraiment faire bouger les choses ?

M. Pascal Saint-Amans. - L'Autriche est effectivement très contente que l'on parle d'abord du secret bancaire de la Suisse. Cela leur permet de s'abriter ! Ils avaient un secret bancaire très strict, mais ils l'ont levé, eux aussi.

Le standard est aujourd'hui l'échange de renseignements à la demande quand l'information est vraisemblablement pertinente pour l'administration des impôts de l'État requérant. Je suis le premier à le dire, c'est un changement fondamental, une vraie révolution par rapport à ce qui se passait avant 2009, car le secret bancaire strict ne pouvait jamais être levé, sauf en cas de crime.

Aujourd'hui, contrairement à hier, le contribuable qui se cache encourt désormais un risque et, même s'il n'est jamais trouvé, ce risque a désormais un coût.

Nous verrons ce que cela donnera par la suite. Pour l'instant, il est un peu tôt pour juger de l'efficacité de ces conventions ; elles sont entrées en vigueur voilà seulement trois ans. C'est quelque peu frustrant. Mais, vous le savez mieux que moi, la démocratie prend du temps. Le rôle des parlements est de délibérer avant d'adopter un texte. La ratification d'un accord prend du temps. C'est souvent le cas en France.

Mme Nicole Bricq. - Sauf pour le Panama !

M. Pascal Saint-Amans. - Sauf pour certains... Il faut les utiliser comme de bons exemples pour la suite !

Vous avez un temps de délibération plus long que celui de Jersey, des îles Caïman, qui ratifient leurs accords en quinze jours. Ensuite, ils ont beau jeu de nous dire qu'ils sont prêts depuis un an alors que les Italiens n'ont toujours rien ratifié !

Si l'échange de renseignements à la demande a entraîné une différence énorme, il est vrai que l'échange automatique va plus loin et qu'il est plus efficace et plus dissuasif. Il constitue une étape supplémentaire très importante.

Notre étude porte sur trente-huit pays ; elle va donc au-delà de l'OCDE, qui n'en compte que trente-quatre. De très importantes masses de données sont échangées avec un succès relatif. Pour certains, cela fonctionne très bien, mais, pour d'autres, c'est plus difficile en raison des questions de détail plus compliquées à traiter : puis-je utiliser l'information qui m'est envoyée ? Ai-je besoin de la traduire en langage informatique ? Nous travaillons activement sur l'échange automatique, qui est une priorité dans les travaux que nous conduisons.

Existe-t-il un bilan consolidé public ? Non. Y aura-t-il prochainement un rapport public sur l'échange automatique de renseignements ? Oui. Cela me permet de rebondir sur FATCA.

Que constate-t-on dans le paysage aujourd'hui ? L'échange de renseignements à la demande est acté, le principe d'une coopération fiscale internationale est admis par tous les pays, à l'exception d'un seul qui refuse : le Liban.

Ce pays a un secret bancaire strict ; nous l'avons identifié. Il a été dénoncé par ses petits camarades, qui nous demandent de regarder ce que fait le Liban. Nous avons demandé à ce pays s'il voulait s'engager à appliquer le standard. Le ministre des finances a répondu que c'était compliqué, car tous les partis devaient être d'accord ; or ils ne le sont pas.

Cent sept autres pays disent qu'il faut le faire. Je me sens presque gêné quand je parle de ces questions avec le Liban, car ils ont, nous le savons tous, d'autres questions à traiter. Bref, c'est le seul pays aujourd'hui qui est un peu bloqué sur ce sujet.

L'étape suivante, c'est FATCA. Pour ceux d'entre vous qui ne la connaîtraient pas, c'est une législation unilatérale. Les États-Unis ont avec toutes les banques du monde un dispositif dit du Qualified Intermediary, c'est-à-dire d'intermédiaire qualifié.

Après les affaires Liechtenstein et UBS, les États-Unis ont compris qu'il y avait une fraude massive et qu'ils ne pouvaient faire confiance. Les intermédiaires financiers à qui des avantages fiscaux prévus par les traités avaient été accordés ont menti en assurant que cela ne profiterait pas à des citoyens américains taxables aux États-Unis. En fait, par le biais d'Anstalt, au Liechtenstein, ou de trusts, ils ont ouvert des comptes bancaires en Suisse.

Cette fraude massive étant inacceptable, les États-Unis ont mis en place un nouveau système de reporting, FATCA : toutes les informations détenues sur des citoyens américains doivent être données à l'IRS, le service des impôts américain, faute de quoi, si l'une des institutions financières refuse de coopérer, ce sont toutes les institutions financières de la chaîne qui seront pénalisées par des retenues à la source massives, 30 %, sur tous les intérêts de source américaine. C'est, en quelque sorte, une véritable bombe nucléaire fiscale envoyée sur la communauté financière mondiale.

Aujourd'hui, un certain nombre de pays comme la France, l'Italie, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Espagne et, si l'on va plus loin, l'Inde, le Brésil et la Chine se demandent pourquoi leurs institutions financières seraient obligées de subir des contraintes très lourdes de reporting et s'il ne pourrait pas y avoir une version light de FATCA.

Moyennant quoi l'échange automatique de renseignements serait organisé sur tous les revenus concernés et les États-Unis auraient ce qu'ils veulent : ils seraient sécurisés et nous protégerions notre secteur financier d'obligations de reporting excessives.

Par une déclaration conjointe, qui est publique, le groupe des cinq pays cités a accepté, sous réserve de réciprocité - alors que les États-Unis ne pratiquent l'échange de renseignements automatiques qu'avec le Canada -, de transmettre des informations. Ainsi, le groupe bénéficiera d'un régime quelque peu allégé de FATCA.

La carotte ou le bâton ! Je constate une poussée très forte vers l'échange automatique de renseignements, sous la pression du G20, qui en fait la demande dans son dernier communiqué, et de FATCA, qui est une machine à faire avancer l'échange automatique de renseignements dans de nombreux pays.

La Suisse n'en fait pas partie. Mais, pour un certain nombre de juridictions offshore - je ne les nommerai pas - examinées voilà peu par les pairs au Brésil, l'échange de renseignements à la demande, c'était déjà hier. Maintenant, elles veulent entrer dans le nouveau jeu de l'échange automatique de renseignements.

Sans doute pourrons-nous encore progresser dans cette voie, non pas par l'établissement d'un nouveau standard sur lequel nous n'obtiendrons pas de consensus, mais par élargissement du groupe des pays pensant la même chose. C'est ainsi que cet échange automatique pourra devenir une pratique nouvelle.

Enfin, concernant le calendrier, je dirai que la phase 2 débutera à compter du second semestre. On devait commencer par la Suisse, mais l'examen est retardé, car ce pays ne passe pas en phase 2 ; sa législation n'est pas assez bonne.

Quels sont, in fine, les débouchés ? Je n'en sais rien. Ce sera au G20 d'en décider. L'OCDE est là non pour prendre des mesures de rétorsion, mais pour fournir des instruments permettant aux pays de prendre des décisions en étant informés.

Nous verrons quelle sera la dynamique. Si, à la fin, des pays ne sont pas en conformité, nous nous attendons très clairement à un exercice de naming and shaming, qui ira de soi. C'est un peu le but du jeu. Les pays qui souhaitent en tirer les conséquences le feront de façon coordonnée dans le cadre du G20 ou d'autres groupes de façon unilatérale.

Mme Nicole Bricq. - Quand finissez-vous vos travaux ?

M. Pascal Saint-Amans. - Pour les juridictions offshore, celles qui peuvent soulever des problèmes, ils s'achèveront à la fin de 2014. On aura fini l'examen par les pairs, qui prend six mois en phase 2.

M. Philippe Dominati, président. - M. d'Aubert, que nous allons recevoir dans quelques instants, nous donnera un planning très précis sur la fin de cette phase.

M. Francis Delattre. - La semaine dernière, j'avais posé une question à la direction de la législation fiscale sur le système américain. En fait, on me dit qu'il est décalé, car, culturellement, notre système repose sur les conventions bilatérales.

Selon vous, le système américain est beaucoup plus efficace et finit toujours par s'imposer. Ne devrions-nous pas commencer à réfléchir dans ce sens pour notre législation ?

Dès lors que les échanges se font pratiquement de façon automatique et correctement, vous connaissez les ressources et le capital de chaque concitoyen dans le monde là où il est installé. Il nous faut maintenant un système assez cohérent, comme l'est le système américain.

Le citoyen américain sera imposé sur le résultat, après déduction de tout ce qu'il a déjà payé et doit payer dans chaque pays d'accueil.

Nous voyons bien les limites de nos conventions multilatérales : chacun essaie d'en tirer les meilleurs avantages.

Les États-Unis ont réussi, dites-vous, à contraindre la Suisse, qui est passée du gris au rose. Mais les Allemands ont conclu avec ce pays un accord qui permet de ne pas rompre avec l'anonymat en échange de partage sur les intérêts allemands.

Tout un chacun essaie de trouver ce qui l'arrange ! Par conséquent, l'OCDE devrait travailler sur la formule la plus efficace.

En France, nous avons des paradis fiscaux tout autour de nous. Cela commence à dix kilomètres de la frontière avec la Belgique.

Aujourd'hui, il s'agit plus d'un problème de politique fiscale que d'un problème de fraude. Il faut donc choisir le dispositif le plus avantageux pour mettre un terme, avec une législation adaptée, à ces situations qui sont parfaitement choquantes.

M. Philippe Dominati, président. - Il s'agissait plus d'un apport de notre collègue à la commission d'enquête !

M. Francis Delattre. - J'ai lu dans les journaux ce matin que c'était d'actualité !

M. Pascal Saint-Amans. - Le projet TRACE - Treaty Relief and Compliance Enhancement - permettrait de multilatéraliser FATCA. Il repose sur une base volontaire.

Les États-Unis ont un pouvoir d'action que les pays européens, pris individuellement, n'ont pas. Ils peuvent imposer 30 % de retenue à la source sur tous les revenus et exclure du marché des institutions financières. Si la France essaie de le faire, ces dernières ne prendront plus de titres français dont elles peuvent se passer, ce qui n'est pas le cas des titres américains.

Les États-Unis ont donc un pouvoir de négociation que la France, toute seule, n'a pas. C'est une réalité économique qu'il faut prendre en compte.

Enfin, l'accord entre la Suisse et l'Allemagne n'est absolument pas de même nature que ce qu'il y a entre les États-Unis et la Suisse.

M. Francis Delattre. - Ils ont tout de même un accord !

M. Pascal Saint-Amans. - Les Allemands ont validé non pas le secret bancaire, mais l'anonymat. Les Suisses étaient très demandeurs. Il n'y a eu aucune pression de l'Allemagne pour obtenir cela, bien au contraire ; c'est l'inverse qui s'est produit. Ces accords menacent plus le passage à l'échange automatique qu'autre chose. Je veux juste que vous ayez en tête que nous sommes en présence de démarches assez radicalement différentes.

M. Philippe Dominati, président. - Il me reste à vous remercier pour toutes les précisions que vous nous avez données, monsieur le directeur. Vous avez pu constater l'intérêt que portent les membres de la commission d'enquête à ces sujets.

Audition de M. François d'Aubert, délégué général à la lutte contre les territoires et juridictions non coopératifs et président du groupe chargé de la revue par les pairs au sein du Forum mondial sur la transparence et l'échange d'informations à des fins fiscales

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. François d'Aubert, ancien ministre et conseiller-maître à la Cour des comptes, en sa qualité de délégué général à la lutte contre les territoires et juridictions non coopératifs et de président du groupe chargé de la revue par les pairs au sein du Forum mondial sur la transparence et l'échange d'informations à des fins fiscales.

Je vous rappelle, monsieur d'Aubert, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment, et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment et de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Levez la main droite et dites : « je le jure ».

(M. François d'Aubert prête serment.)

Je vous remercie.

Mes chers collègues, je vous propose de débuter l'audition par l'exposé liminaire de M. François d'Aubert, puis de la poursuivre par les questions du rapporteur, M. Eric Bocquet, et des membres de notre commission d'enquête.

La parole est à M. François d'Aubert.

M. François d'Aubert, délégué général à la lutte contre les territoires et juridictions non coopératifs. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens à vous faire part de mon grand plaisir de venir parler au Sénat de la lutte contre l'évasion fiscale, un sujet qui m'est très cher depuis fort longtemps.

J'aborderai le sujet de l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et de ses incidences fiscales, qui fait l'objet de votre commission d'enquête, sous l'angle de la lutte contre l'évasion fiscale, car je ne doute pas une seconde que ce soit aussi celui que vous avez choisi ! (Sourires.)

L'évasion fiscale est une plaie mondiale, qui touche plus de pays que l'on ne pourrait l'imaginer. Si l'on fait un bref tour d'horizon, la France n'est pas le seul pays européen concerné par ce problème. L'Allemagne est aussi fortement touchée : il suffit, pour s'en convaincre, de considérer le nombre de dépôts allemands et d'actifs sous gestion allemande non déclarés au Luxembourg. La Grande-Bretagne est également affectée. Quant aux États-Unis, ils sont, eux aussi, très durement frappés, en particulier dans le secteur des entreprises.

Quelles sont les causes de cette évasion fiscale ? Pourquoi ce phénomène s'est-il autant développé depuis une vingtaine d'années, sous la forme de paliers ou de vagues qui ont, chaque fois, bouleversé le paysage financier ?

Il faut, tout d'abord, considérer le problème de la fuite des capitaux, dont les origines sont très diverses. Au niveau mondial, les années quatre-vingt-dix ont été marquées par des flux financiers à hauteur de 200 milliards ou 300 milliards d'euros, pas tous illicites, mais aux « réputations » assez variées, en provenance de l'ex-Union soviétique. Ces flux ont contribué au développement de centres financiers, comme Chypre, la Lettonie et Singapour, et ont également pénétré, entre autres, la Suisse.

Nous pouvons actuellement observer une vague, difficilement mesurable, en provenance de Chine, qui irrigue le monde entier, et dont les effets sont assez curieux. Ainsi les îles Vierges britanniques sont-elles devenues, non seulement le second investisseur mondial en Chine, mais également, en sens inverse, la deuxième juridiction dans laquelle investit la Chine au niveau mondial. Cela se traduit non pas, bien évidemment, par la réalisation d'investissements chinois dans les îles Caraïbes - même si l'on en recense quelques-uns, notamment aux Bahamas ! -, mais par la mise en place d'une plate-forme, qui est le rôle essentiel de bon nombre de paradis fiscaux.

Par exemple, des sociétés chinoises implantées dans les îles Vierges britanniques utilisent ce circuit pour racheter des sociétés d'exploitation minière implantées en Afrique, ce qui leur permet, en particulier, de passer au travers de la taxation des plus-values lors des échanges d'actions.

Il s'agit donc d'un problème mondial, qui se traduit concrètement par des trous dans les budgets nationaux. Tout le monde parle aujourd'hui d'endettement et de déficit. Or, parmi les causes des déficits, figurent également les moindres rentrées fiscales, ainsi que les pertes de droits et d'impôts, qui sont difficiles à mesurer.

Je me garderai bien de vous donner des chiffres. J'aimerais d'ailleurs en disposer, mais ils sont très difficiles à obtenir. En France, la cellule de régularisation a plutôt bien fonctionné, puisqu'elle a permis de récupérer un peu plus de 1,2 milliard d'euros. Ce sont de bons résultats. On a également assisté à un retour de l'épargne, comme cela se passe fréquemment à la suite de telles opérations, tout au moins lorsqu'elles se déroulent dans les mêmes conditions qu'en France, et non comme en Italie, où une amnistie a été prononcée et où l'on a observé des systèmes quelque peu bizarres : l'argent est effectivement revenu en Italie, mais les banques suisses, ou autres, dans lesquelles ces fonds étaient déposés se sont empressées d'ouvrir des filiales en Italie afin de récupérer l'agent et de le renvoyer, ensuite, dans sa « patrie » d'origine.

Il faut donc être vigilant, mais cela donne un indice des volumes, et surtout des stocks. En effet, les flux sont encore plus difficiles à mesurer que les stocks, sur lesquels il est possible de glaner, çà et là, quelques informations. Une société d'études genevoise a ainsi publié des chiffres concernant l'Union européenne, voilà deux ans, indiquant que, en Suisse, sur un peu plus de 800 milliards d'euros offshore, venant de pays de l'Union Européenne environ 85 % n'étaient pas déclarés, ces fonds provenant en priorité d'Allemagne, puis, à peu près à égalité, de France et d'Italie, et enfin du Royaume-Uni, d'Espagne, etc. Nous disposons aussi de quelques données chiffrées sur le Luxembourg, qui font apparaître la position déterminante de l'Allemagne.

S'agissant des stocks des entreprises, nous avons également quelques données, qui concernent notamment des sociétés américaines ; pour les entreprises françaises, la situation est plus compliquée et mériterait d'être approfondie. Avec la conjoncture, des éléments de gestion de trésorerie font apparaître, aujourd'hui, l'existence de nombreuses liquidités parquées dans des juridictions non coopératives ou coopératives qui sont des centres financiers internationaux, ou plus modestes. Il s'agit en réalité de bénéfices non rapatriés, ce qu'autorise la loi américaine.

Là réside toute l'ambiguïté de la situation : il existe en effet des dispositifs législatifs permettant de ne pas rapatrier les bénéfices.

Si l'on se penche sur les chiffres, on constate que ces bénéfices sont en fait réalisés à l'extérieur. S'agissant des États-Unis, le chiffre des capitaux stockés dans des paradis fiscaux avoisinait, voilà quelques mois, 1 500 milliards de dollar ; il a un peu baissé depuis. L'administration américaine n'y voyait rien d'illégal, mais cela posait tout de même un problème, de nombreuses entreprises jouant sur les marges pour favoriser l'optimisation.

De nombreuses administrations américaines se sont donc efforcées de faire revenir cet argent, alors même que les opérateurs, c'est-à-dire les entreprises, n'avaient pas envie de rapatrier leurs bénéfices aux États-Unis, découragées par l'existence d'un taux d'imposition sur les sociétés fixé à 35 %.

La lutte contre les paradis fiscaux, et particulièrement contre l'évasion fiscale, se joue sur plusieurs fronts.

Sur le front international, tout d'abord, où opère le Forum dont M. Saint-Amans, que vous venez d'auditionner et qui est grand expert, est la cheville ouvrière. D'autres instances internationales agissent aussi sur ce front, notamment l'ONU, qui s'occupe un peu de ce problème.

Nous nous battons, dans un registre assez différent, sur le front de la lutte contre le blanchiment. C'est un véritable sujet ! Il existe actuellement une sorte de fonctionnement « en silo » entre la lutte contre le blanchiment, d'une part, et celle contre l'évasion et la fraude fiscales, d'autre part. Ainsi, les règles et les recommandations en matière fiscale du groupe d'action financière, le GAFI, ne sont pas exactement équivalentes aux termes de référence du groupe chargé de la revue par les pairs, même s'il existe des ressemblances.

Un autre aspect de l'évasion de capitaux et de la circulation de flux financiers plus ou moins illicites concerne l'argent de la drogue qui, une fois blanchi, peut aussi faire l'objet d'évasion et de fraude fiscale. Ce système peut très bien fonctionner dans certains cas.

Par ailleurs, l'évasion fiscale ne peut fonctionner qu'en raison de la présence de juridictions non coopératives, de paradis fiscaux. Du fait de ma pratique du sujet, je trouve d'ailleurs ce dernier terme relativement impropre. Certes, il se justifie par l'existence, dans ces États, de taux d'imposition extrêmement bas, voire nuls. Il n'en reste pas moins que ces territoires se caractérisent surtout par le secret et la non-transparence, utilisables en matière de blanchiment et de montages douteux. Ce phénomène est apparu, sur le terrain, durant la crise, qui a permis de révéler quelques catastrophes, et notamment les escroqueries commises par Bernard Madoff. Il faut ainsi savoir que les quatre cinquièmes des fonds ayant investi de l'argent dans le système Madoff étaient implantés dans des paradis fiscaux, tels que les Caraïbes, l'Autriche ou Dublin. Là encore, l'expression « paradis fiscaux » ne permet pas de caractériser ce phénomène de circulation de flux d'argent non fiscalisés.

Il existe également un aspect boursier. De nombreux délits d'initiés, de « coups boursiers », ont en effet pour origine des regroupements d'actions concertées de sociétés qui sont tout sauf transparentes. Dans certains cas très précis, l'action concertée a été menée à partir de trois ou quatre sociétés, chacune étant implantée dans un paradis fiscal, mais quelquefois situées à des dizaines de milliers de kilomètres l'une de l'autre.

Nous sommes donc confrontés à un problème général de régulation. Ces lieux privilégiés, qui constituent autant de points de chute ou de lieux de répartition favorisant l'évasion fiscale, sont aussi des territoires non, ou extrêmement peu, régulés. Ainsi, dans les îles Caïman, quelque 1 800 milliards de dollars sont stockés au titre des hedge funds. Après une légère diminution au moment de la crise, ce phénomène a repris, car la régulation des hedge funds, qui, par définition, est très faible, y compris aux États-Unis ou au Royaume-Uni, est quasiment nulle dans les îles Caïman, où le régulateur, de surcroît, est constitué de deux ou trois personnes seulement. De même, le Luxembourg dispose d'un régulateur « modèle réduit », qui a montré toute son inefficacité à l'occasion de l'une des opérations Madoff, celle du fonds Luxalpha.

Pour lutter contre les paradis fiscaux, il faut d'abord essayer de mettre en place, dans tous ces territoires, des législations qui ne soient pas trop permissives, de faire remonter les taux d'imposition - ce qui est beaucoup plus difficile ! -, mais surtout d'assurer le maximum de transparence. Le Forum mondial sur la transparence et l'échange d'informations à des fins fiscales, ainsi que le groupe chargé de la revue par les pairs, que je préside au nom de la France jusqu'au mois de novembre prochain, y travaillent.

Le groupe chargé de la revue par les pairs effectue, en effet, une double revue de ses 107 États membres, et tout d'abord, une revue du dispositif législatif et réglementaire, en se fondant sur dix éléments de base, qui constituent un peu notre Bible. Ces termes de référence portent, pour une partie, sur l'existence même d'informations concernant les entités présentes dans le pays. Il existe toute une jungle d'entités : des trusts, des sociétés, des « limited liability companies », à une ou plusieurs personnes, ou encore des fondations. Dans ce domaine, l'inventivité et la créativité sont assez extraordinaires, et très négatives.

Les États s'engagent donc à transmettre certaines informations. Il peut s'agir de micro-États, ou d'États qui n'en sont pas vraiment : il existe en effet, dans le circuit général, des États dont la souveraineté est exclusivement fiscale, voire financière. Ainsi les Caraïbes sont-elles, pour moitié, des colonies britanniques, qui ont le statut de territoires d'outre-mer britanniques, qui ne ressemblent ni à nos anciennes colonies ni à nos départements et territoires d'outre-mer.

Ces territoires ont un statut particulier. Il s'agit de colonies dont le chef d'État est la reine d'Angleterre, qui sont dirigées par un gouverneur et qui disposent, dans le même temps, d'une complète autonomie fiscale. Ces États sont représentés au sein du Forum et parlent d'égal à égal au sein de ces instances. Ils représentent donc une véritable force politique, et ils ne se laissent pas faire !

Comme à la fin des années quatre-vingt-dix, époque du lancement du Forum mondial, nous nous attaquons de nouveau à ce sujet.

Au début des années 2000, en particulier sous la présidence du président Bush aux États-Unis, la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, ainsi que celle contre le blanchiment ont reculé au profit d'une lutte contre le terrorisme et son financement. Or il s'agit de problèmes bien différents. Les terroristes préfèrent en effet utiliser des fonds légaux, et leur but n'est pas de blanchir de l'argent.

Depuis le G20 de Londres du 2 avril 2009, le Forum « revit », en choisissant un registre très précis de lutte, fondé sur l'importance, au niveau des administrations fiscales des États, de l'échange de renseignements et d'informations au travers de conventions, dès lors qu'il existe une volonté générale d'exercer un contrôle fiscal sur les flux financiers entre pays ou entre tiers, et, le cas échéant, un contrôle sur les stocks.

D'autres systèmes sont possibles.

Le dispositif européen n'est malheureusement que partiellement utilisé. Nous attendons la nouvelle directive « Épargne » prévoyant un système d'échange automatique d'informations de portée plus large, que certains appellent de leurs voeux.

Certains pays possédant une souveraineté un peu particulière, comme les îles Caïman, par exemple, ont ainsi passé des accords avec l'Union européenne pour opérer cet échange. Les personnes qui déposent des fonds dans ces territoires doivent savoir qu'ils sont soumis au dispositif suivant, plutôt positif : tous les ans, les autorités fiscales des îles Caïman envoient une liste de comptes de citoyens français, ainsi que les transactions financières y afférentes.

Tous les États n'ont malheureusement pas adhéré à la directive « Épargne ». C'est le cas, en particulier, des îles anglo-normandes.

D'autres actions permettent de lutter contre l'évasion fiscale, notamment celles relatives aux prix de transfert. Si le Forum ne traite pas de ce sujet, l'OCDE, ainsi que toutes les administrations fiscales, s'en préoccupent.

C'est sur les prix de transfert que nous pouvons récupérer le plus d'argent pour les collectivités publiques. Les sociétés multinationales ne sont pas les seules visées : de nombreuses entreprises mettent en place une stratégie de prix de transfert.

Il ne s'agit pas de dire que les prix de transfert sont un mal. Ce qui pose problème, c'est leur manipulation. Des bénéfices ou chiffres d'affaires atterrissent de façon quelque peu artificielle dans un pays donné, par exemple un paradis fiscal, sans qu'ils correspondent à une véritable activité entraînant une dépense. Les services fiscaux peuvent alors exercer leurs compétences et appliquer les règles qui leur sont propres.

Il est vrai que, s'agissant des prix de transfert, dans des secteurs aussi particuliers que les matières premières, le pétrole, ou la grande distribution, on assiste à des phénomènes assez curieux. Par exemple, un bien est acheté en Chine par une société immatriculée dans un paradis fiscal, à Dublin, à Luxembourg ou ailleurs, puis il est revendu à un distributeur français ; un bénéfice important est alors réalisé dans ce paradis fiscal, où le taux de l'impôt sur les sociétés est nul. Le même exercice est possible avec des plus-values sur des actions.

Certains pays se sont quelque peu spécialisés dans ce domaine. Il suffit de demander leur opinion aux autorités indiennes sur l'attitude de l'île Maurice et le round-tripping qui s'y pratique : de l'argent sort d'Inde, puis est stocké à l'île Maurice, et est ensuite réintroduit en Inde.

On peut aussi considérer la situation d'autres pays riches en matières premières. Voyez l'exemple de la Zambie : si une société implantée sur l'île Maurice achète du cuivre à une société productrice zambienne, l'ensemble du bénéfice, avant revente dans le monde entier, est stocké à l'île Maurice, où les taux d'imposition sont proches de zéro.

Tout le monde y perd ! L'île Maurice, même si l'on ne va pas pleurer sur son sort, ne récupère pas un sou - ou très peu - dans cette affaire. Le pays d'origine des matières premières, en l'occurrence la Zambie, se fait manifestement gruger, car ces produits sont achetés à un prix très faible, même si la situation s'est un peu améliorée. Enfin, le pays où ces matières premières sont revendues y perd aussi, car la fiscalité y est très faible, de même que le bénéfice entre le prix de sortie de l'île Maurice et le prix de mise sur le marché, et l'assiette. Il ne s'agit donc pas d'une bonne affaire, même si cette pratique est courante.

Dans le domaine des matières premières, des progrès ont cependant été réalisés, grâce notamment à l'initiative de transparence des industries extractives (EITI) dont la portée géographique s'élargit sans cesse. Sont ainsi déterminés, les revenus et les éléments d'information que les grandes entreprises doivent transmettre dans le cadre d'un reporting obligatoire pays par pays.

Si nous voulons établir une approche historique des grandes vagues d'évasion fiscale, force est de constater que ce phénomène est lié à la perception de l'impôt par les individus concernés qui, pour certains, estiment que les taux appliqués dans leur pays sont trop élevés ou qu'ils ne sont pas adaptés aux bénéfices des entreprises ou aux revenus exceptionnels perçus par les particuliers.

En France, la première grande vague d'évasion fiscale s'est produite après la Première Guerre mondiale, à la suite de la création de l'impôt sur le revenu par un gouvernement de droite, qui avait « généreusement » (sourires) prévu une tranche d'imposition à 90 %. Cette décision fit le bonheur de la Suisse, qui bénéficiait déjà, avant le conflit, de l'évasion fiscale, puisque de grandes familles russes, notamment, y déposaient leur argent.

Les vagues d'évasion fiscale s'expliquent assez souvent par la création d'un nouvel impôt. Il est ainsi de notoriété publique que, en 1981, la création de l'impôt sur les grandes fortunes, l'IGF, a entraîné une vague, ou une « vaguelette », d'évasion fiscale.

L'alourdissement de la fiscalité est donc une cause certaine d'accélération de l'évasion fiscale. On peut ensuite tenter de taxer les revenus, les fortunes ou les patrimoines qui sont partis à l'étranger, voire de les faire revenir, mais ce n'est pas aisé.

Le paysage couvert par le Forum comporte une grande diversité d'États, que nous essayons de caractériser. Tous ces pays sont, en effet, très sensibles à leur image internationale, en particulier au regard des questions de blanchiment d'argent. Les termes que nous utilisons sont d'ailleurs bien plus vagues : notre mode de communication n'est pas aussi « lourd ».

Ainsi, deux ou trois pays qui s'étaient dénommés « la Suisse de l'Amérique latine », comme l'Uruguay ou le Costa Rica, le regrettent désormais amèrement, car ce n'est pas très bien porté à l'heure actuelle. Dans le même temps, ils ne souhaitent pas renoncer à leurs avantages.

Il est à retenir, dans le bilan du Forum, que des progrès très importants ont été accomplis sur un certain nombre de points, que M. de Saint-Amans a dû évoquer devant vous.

Par exemple, les administrations fiscales requises de certains pays ont renoncé, dans de nombreux cas, à invoquer l'intérêt domestique, alors que cet argument était auparavant souvent soulevé pour ne pas transmettre de renseignements, notamment en matière d'impôt sur le revenu.

Cet argument permettait à un pays de ne pas répondre sur un sujet, au motif qu'il ne trouvait pas d'intérêt à la question posée. Je prendrai l'exemple d'une requête adressée à l'administration fiscale de Singapour, État qui ne connaît pas l'ISF. Avant la nouvelle convention, à la requête concernant le patrimoine d'une personne, ces autorités rétorquaient qu'elles ne répondraient pas à cette question car le patrimoine de cette personne ne les intéressait pas.

Outre l'intérêt domestique, d'autres arguments étaient également soulevés. Les revues que nous réalisons visent précisément à mesurer si les motifs invoqués pour s'opposer à la transparence et à l'échange d'informations sont, ou non, en voie d'élimination.

Des progrès sont à noter. On compte désormais soixante-dix rapports établis, même s'ils sont pour l'instant, officiellement, un peu moins nombreux. En effet, onze nouveaux rapports nous ont été présentés lors d'une réunion, voilà quinze jours.

Ces rapports font apparaître la situation négative de onze pays non autorisés à passer en phase 2, qui ont été inscrits dans un tableau, utilisé par le G20 de Cannes. Parmi ces États figurent le Liechtenstein, la Suisse et, depuis la semaine dernière, deux États supplémentaires  d'Amérique Centrale.

La liste de ces pays prend donc la forme d'un tableau, une sorte de guide permettant de connaître leur situation au regard de la disponibilité de l'information, les véritables propriétaires des entités économiques - ce qui revêt une singulière importance en matière de trusts ! -, ainsi que l'information comptable disponible.

Les requêtes adressées à ces pays sont très précises, de même que les recommandations.

Le premier groupe d'éléments concerne l'obtention des renseignements bancaires, et le deuxième est relatif à un problème très technique : l'accès à ces informations par les autorités fiscales.

De nombreuses autorités fiscales requises par un pays répondent qu'elles veulent bien demander tel ou tel renseignement à certaines banques, mais qu'elles n'en ont ni le droit ni les moyens. Ces dispositifs de fermeture, ces verrous, sont actuellement en train de sauter, comme nous l'observons à la lecture des rapports, qui comptent de 60 à 70 pages et sont extrêmement précis.

À l'issue des discussions dans le cadre du Forum, et d'abord au sein du groupe chargé de la revue par les pairs, qui compte trente membres, nous devons aboutir à un texte de consensus - ce qui n'est pas toujours facile ! -, dont le wording décrit, très précisément, les défauts observés dans ces pays et les améliorations en cours. Y sont également formulées des recommandations et les dispositions à prendre pour rétablir la situation. Il s'agit donc d'un dispositif très précis.

M. Philippe Dominati, président. - Vous parlez bien de soixante-dix rapports sur cent sept ?

M. François d'Aubert. - L'objectif est d'achever l'examen des cent sept rapports. Actuellement, soixante-dix d'entre eux ont été adoptés, parmi lesquels dix ont été dernièrement approuvés par le groupe de revue par les pairs, mais pas encore par le Forum. La situation évolue cependant très vite. Lors de la prochaine réunion du PRG, en mai, nous nous pencherons sur d'autres rapports. Il en restera une trentaine à examiner, mais les opérations sont lancées.

Par ailleurs, dix-huit pays ont connu simultanément les phases 1 et 2, mais il s'agit surtout d'États membres de l'OCDE, qui n'avaient pas franchement de problème d'échange de renseignements. On a également procédé ainsi pour l'île Maurice, ce que certains regrettent, et pour Jersey, ce qui n'a pas manqué de poser quelques difficultés.

Vous me pardonnerez d'être aussi circonstancié en la matière, mais je dois dire que tous ces pays sont extrêmement susceptibles et « à fleur de peau » dès que l'on évoque ces sujets. Il nous faut donc faire très attention. C'est pourquoi, par exemple, nous remplaçons les mots « paradis fiscaux » par ceux de « juridictions non coopératives », qui est le vocabulaire normal dans ce domaine, mais n'en recouvre pas moins une réalité concrète et, parfois, très grave.

Nous allons entamer la phase 2, celle de l'effectivité de l'échange d'informations, dont les règles sont également très précises, pour ne pas dire quelque peu « terre à terre ». Par exemple, les pays concernés doivent répondre dans les 90 jours à compter de la demande qui leur est faite.

Il arrive que certaines requêtes se perdent dans les sables et que les pays n'y répondent jamais. Ainsi, pendant des années, la Suisse ne nous a donné aucune réponse, lorsqu'elle ne nous opposait pas des fins de non-recevoir.

La nouvelle convention a permis d'obtenir des réponses, même si tous ne les trouvent pas satisfaisantes. Il est vrai qu'elles nécessitent des ajustements et des interprétations de vocabulaire. Ainsi en est-il de la notion de « vraisemblablement pertinent », deux mots dont l'expression anglaise foreseeably relevant ne donne pas tout à fait la traduction littérale. Certains pays sont quelque peu réfractaires à cette notion, quand ils ne tournent pas autour du pot. En effet, le pays requis a aussi son mot à dire sur les informations qui sont « vraisemblablement pertinentes ». Il serait sans doute préférable que celles-ci soient définies, exclusivement, par le pays requérant...

Ce tableau, sur lequel se fondent le Forum et le groupe chargé de la revue par les pairs, n'est en aucun cas une « naming and shaming » list, terme anglo-saxon désignant les listes noires ou grises. Je tiens à préciser, par ailleurs, que les fameuses listes noire, grise et blanche établies par l'OCDE, et dont il a beaucoup été question après le G20 de Londres, ont été remplacées par ce tableau.

Les seuls États susceptibles de figurer sur une liste noire - qui n'existe pas dans les faits ! -, tels ceux dont le G20 avait dressé la liste à Cannes, sont donc les fameux onze pays qui n'ont pas eu le droit de passer en phase 2, car ils ne remplissaient pas les conditions nécessaires.

Ces pays déploient actuellement des efforts pour remplir ces conditions, de façon à passer à la phase 2. Il est donc écrit entre les lignes, et non noir sur blanc, que le non-passage en phase 2 est une forme de sanction.

M. Philippe Dominati, président. - La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Monsieur le ministre, j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre exposé. Vous nous avez en effet donné de nombreuses informations nouvelles, que nous n'avions pas eu l'occasion d'entendre ou de lire ailleurs.

Vous avez dit que l'Allemagne, qui est d'habitude surtout citée en exemple pour son excédent commercial, était très touchée par l'évasion fiscale. Mène-t-elle des actions spécifiques pour lutter contre ce phénomène ? Certes, ce pays était partie prenante des initiatives lancées par le G20 voilà quelques années, mais que fait-il, au plan national, pour résoudre ce problème d'évasion ?

Vous avez aussi évoqué certains États dont la seule souveraineté était d'ordre fiscal. Pour ma part, j'ai en tête quelques exemples, qui sont d'anciennes possessions britanniques. Pouvez-vous nous donner d'autres exemples ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que ni la Zambie, ni l'île Maurice, ni l'Inde ne tiraient bénéfice de l'évasion fiscale liée au dispositif des prix de transfert. Or ce phénomène perdure ! Selon vous, à qui profite le crime ? Qui a intérêt à ce que ce processus se prolonge ?

Ma question suivante est quelque peu perverse. Vous nous avez dit que l'évasion fiscale s'aggravait lorsque l'impôt s'alourdissait. Je vous demande donc, en bon dialecticien que je prétends être, si, à l'inverse, ces fonds reviennent plus facilement lorsque l'impôt s'allège ? (Sourires.) Je pense, notamment, à la cellule de « dégrisement ». Pourriez-vous nous en dire un mot ?

J'en viens à quelques questions générales relatives à votre action.

Votre groupe a-t-il recensé les principaux obstacles au plein accomplissement de la mission des examinateurs ?

Quel est, à ce jour, le bilan de cet examen par les pairs et quels en sont les principaux enseignements ?

Quelles sont les sanctions prévues lorsqu'il s'avère qu'un examen n'est pas satisfaisant ? Chaque État les définit-il à son gré, ou existe-t-il un socle commun en la matière ?

M. François d'Aubert. -En fait, l'Allemagne est toujours en déficit, mais elle a un bon excédent primaire.

Avec la France, l'Allemagne a été, en 2009, à la pointe du combat contre les paradis fiscaux.

Tout d'abord, elle a été très énergique sur les moyens à mettre en oeuvre pour essayer de récupérer des listes de comptes. Je rappelle que, à l'origine de la relance du G20, il y a l'histoire de la banque du Liechtenstein, laquelle appartient au prince du Liechtenstein. Un individu, qui travaillait d'ailleurs non pas au service informatique, mais aux archives, a subtilisé le fichier et l'a vendu aux services allemands. L'Allemagne a manifesté une volonté de fer en la matière.

Vous pourriez demander à l'administration fiscale française comment nous avons obtenu ces comptes ; je peux vous dire que nous ne les avons pas achetés. Nous n'avons pas de souci à nous faire sur ce point, car je sais que certains considèrent qu'acheter un fichier pose problème.

Les Allemands y vont donc assez fort. Certes, cela dépend de l'organisation fiscale, mais les Länder trouvent un intérêt à acheter des listes. Certaines opérations ont ainsi été lancées.

L'Allemagne a donc une attitude très dure sur ce point car elle sait qu'elle pâtit d'une importante évasion fiscale, notamment vers le Luxembourg.

Ensuite, l'Allemagne s'occupe depuis quelques mois des accords Rubik, qui ont pour origine une idée de banquiers suisses, notamment de banquiers privés - au demeurant ils sont tous d'accord sur le principe - qui consiste à allécher les trésors nationaux, les directions du budget, les services des impôts en leur assurant le versement d'une sorte de précompte. Sans être une retenue à la source, cela s'y apparente. Il s'agit d'un impôt forfaitaire sur les revenus de « l'épargne » de personnes qui ont des comptes en Suisse et dont l'anonymat est préservé. Cela s'apparente à une forme d'amnistie permanente. Je réprouve totalement ce système, qui n'a heureusement pas pris en France. En revanche, l'Allemagne et le Royaume-Uni ont signé une telle convention, quoique, en Allemagne, l'accord n'ait toujours pas été voté par le Bundesrat, qui fait de la résistance.

Outre l'aspect moral, il y a de bonnes raisons de ne pas accepter Rubik.

Premièrement, il ne permet pas forcément aux trésors nationaux de faire de bonnes affaires. Faisons un calcul simple : en Suisse, selon les chiffres couramment admis, il y aurait au minimum 300 milliards d'euros allemands non déclarés, provenant des HNWI, des high net worth individuals, ou des U-HNWI, des ultra high net worth individuals, comme on les appelle dans le secteur bancaire.

À ces dépositaires très riches, les banques ne se contentent pas de donner une rémunération de 1 % ; elles offrent généralement beaucoup plus, et de manière bien plus organisée. Si l'on estime que le rendement de ces fonds est proche de 10 %, soit environ 20 milliards d'euros, et que l'on applique le taux forfaitaire, qui est d'environ 30 % en Allemagne, de telles sommes pourraient rapporter de l'ordre de 7 milliards à 8 milliards d'euros. Or l'accord négocié par l'Allemagne ne lui rapporte que 2 milliards d'euros. Je ne suis pas absolument sûr que le Trésor allemand ait fait là une excellente affaire, si ce n'est qu'il reçoit des chèques des banques.

Deuxièmement, ces accords sont totalement contraires à la législation européenne. La doctrine qui sous-tend la directive « Épargne », c'est l'échange automatique d'informations. Or Rubik va à l'encontre de ce principe. D'ailleurs, il est considéré par la Suisse comme l'arme absolue pour éviter cet échange automatique d'informations.

Le problème vient du fait que la Suisse avait derrière elle trois pays qui avaient émis des réserves sur la première directive « Épargne ». La Belgique ne faisant plus partie de ce groupe, il n'en reste plus que deux : le Luxembourg et l'Autriche. Ces pays n'acceptent pas l'échange automatique d'informations ; ils préfèrent un système de retenue à la source. Or les calculs montrent que ce système a un rendement extrêmement faible, même si l'assiette est relativement réduite et que les « agents payeurs » ne recouvrent pas la totalité du monde financier.

De plus, Rubik est en contradiction avec l'activité du Forum, qui repose sur un système on request, à la demande, mais illimité. Tant que vos demandes respectent le foreseeably relevant, le « vraisemblablement pertinent », vous n'êtes pas limités dans leur nombre. Or, avec Rubik, les demandes sont limitées en nombre et, me semble-t-il, dans le temps, ce qui est, là encore, contraire au système d'échange d'informations.

Je m'arrête là, mais il y aurait beaucoup à dire sur Rubik, notamment qu'il ne couvre pas la question des droits de succession et comporte d'autres faiblesses intrinsèques.

J'en viens à la question des pays à souveraineté fiscale ou financière exclusive.

Dans les Caraïbes, une demi-douzaine d'îles ont choisi de rester dans la Couronne britannique, toujours dans des conditions quelque peu rocambolesques.

Les îles Caïman sont devenues un paradis fiscal parce que la Jamaïque s'est « mise à son compte » dans les années soixante, après la décolonisation. Les Jamaïcains ont tout de suite vu très grand et lancé un dollar jamaïcain. L'économie s'est complètement écrasée et un certain nombre de Jamaïquains ont fui leur pays pour aller aux îles Caïman, l'endroit le plus proche, qui était pratiquement inhabité. Ces îles dépendaient administrativement de la Jamaïque lorsqu'elle était la « centrale coloniale » britannique dans les Caraïbes.

D'autres îles ne se sont pas entendues avec leurs voisins. Je pense à Anguilla, qui est un paradis fiscal relativement méconnu, mais où il se passe tout de même des choses. La Millennium Bank y a « planté » quelques milliers d'épargnants pour 1,5 milliard de dollars pendant la crise... L'archipel d'Anguilla était normalement « marié » à Saint-Christophe-et-Niévès par une fédération dans les années 1960-1970, avant de vouloir s'en séparer ; un corps expéditionnaire a été envoyé là-bas. Anguilla est resté une colonie, alors que Saint-Christophe-et-Niévès est indépendant.

En dehors des Caraïbes, Gibraltar est également une colonie dotée d'une indépendance fiscale.

Dans le Pacifique, il y a tout un chapelet d'îles dont les situations sont relativement pittoresques. Devenir paradis fiscal, ce n'est pas très difficile. Certains pays deviennent des paradis fiscaux alors que leur souveraineté n'est utilisée que pour apparaître dans un montage financier.

Prenons l'exemple de Nauru, qui était une colonie allemande jusqu'à la Première Guerre mondiale avant d'être placée sous différents mandats, île microscopique dans le Pacifique dotée de mines de phosphate. Les habitants ont vécu sur cette richesse, placé leur argent dans des immeubles à Sidney, et puis la manne a fini par se tarir. On leur a soufflé l'idée - certainement une banque britannique, car c'est en général comme cela que ça se passe ! - de s'installer comme paradis fiscal.

À la fin des années quatre-vingt-dix, une énorme affaire de blanchiment - nous nous éloignons quelque peu du domaine fiscal - a été découverte, dans laquelle était mise en cause la mafia russe et qui a conduit au scandale de la Bank of New York. Selon le procureur russe, auraient transité par Nauru 90 milliards de dollars, un montant phénoménal !

Rien que pour la Bank of New York, 8 milliards de dollars seraient passés par là - on en a vraiment la preuve - au travers d'un montage : l'argent transitait par une société alimentée par deux banques créées à cette fin à Moscou, qui étaient des « filiales », même si ce n'était pas écrit noir sur blanc, de deux grandes banques russes. Un compte correspondant avait été ouvert dans une banque commerciale de San Francisco et l'argent finissait à la Bank of New York, investi dans de nombreuses sociétés. Nauru était juste là sur le papier par l'intermédiaire de la SIMEX Bank, qui avait enregistré un cabanon sur l'île.

En Asie du sud-est, un certain nombre d'îles ont une souveraineté assez limitée, comme Labuan qui dépend de la Fédération de Malaisie, mais qui est une petite île au large de Brunei, lequel figure, d'ailleurs, sur la liste des pays différés de phase 2, ce qui, entre nous, n'est pas très pratique, le sultan de Brunei étant sans doute le propriétaire d'une bonne part de l'hôtellerie de luxe à Paris...

Labuan est une île malaise où la finance islamique est très importante. Dubaï et la Malaisie sont aujourd'hui les deux centres principaux de la finance islamique. Ils utilisent Labuan comme paradis fiscal. Cette île est donc à la fois située dans la sphère asiatique et portée sur la finance islamique. Dans la fédération malaise, Labuan a un statut qui s'apparente à celui de micro-État.

L'organisation de certains États, qui poussent le fédéralisme plus ou moins loin, peut également être gênante. Ainsi, aux États-Unis, le Delaware, le Nevada et le Wyoming offrent des facilités d'enregistrement express d'une société en vingt-quatre heures et des exonérations fiscales bien connues de l'administration américaine. Avec ces États, l'échange de renseignements est relativement difficile.

Le tableau géographique de l'évasion fiscale est donc très varié. Le Botswana, par exemple, s'est retrouvé sur notre liste. Les experts de l'OCDE, faisant preuve d'une véritable « intelligence économique », connaissent très bien les circuits financiers. Le Botswana sert probablement de paradis fiscal à l'Afrique du Sud. Il n'y a absolument aucune transparence en la matière, bien que beaucoup d'argent circule certainement, mais il s'agit d'un État souverain.

Certains pays ont essayé, souvent à la demande de banques, de s'installer comme paradis fiscaux, mais n'ont pas réussi à y parvenir. La Barclays s'est ainsi singularisée au Ghana, il y a cinq ans, en essayant de vendre à ce pays, clé en main, un « kit du paradis fiscal ». Heureusement, l'OCDE, en la personne de Jeffrey Owens, le prédécesseur de Pascal Saint-Amans, veillait au grain. Il a mené une campagne qui a obligé le Ghana à baisser pavillon par rapport à leur projet initial. Il n'empêche que ce pays attire tout de même pas mal d'argent parce qu'il est entouré d'États pétroliers.

Nous sommes donc face à une multitude de situations. Au regard des difficultés de fonctionnement du Forum, il est assez difficile d'appliquer toujours la même jurisprudence d'un pays à l'autre. Et ce n'est d'ailleurs pas forcément souhaitable ! La Suisse, qui est un véritable centre financier international, tout comme Singapour, n'a rien à voir avec la Micronésie, qui va être probablement examinée par le Forum. Je pense particulièrement aux îles Caroline : il faudrait pratiquement refaire la guerre du Pacifique pour savoir ce qui se passe là-bas !

M. le rapporteur veut savoir à qui profite la situation de la Zambie. Aux multinationales ! Je dis cela sans aigreur idéologique sur le sujet, mais il est vrai que ce sont des grands groupes qui interviennent dans le secteur des matières premières et du trading y afférent, non seulement sur le produit, mais également par le biais des options sur le produit et des produits dérivés.

Les exploitants sont souvent suisses. Je pense en particulier à la société Glencore, qui opère un peu partout et qui est maintenant cotée à la bourse de Londres. Fondée par Mark Rich, un spécialiste du contournement des embargos, qu'on ne peut pas vraiment qualifier de bienfaiteur de l'humanité, elle fut pendant longtemps l'une des sociétés les plus secrètes du monde. Mark Rich a été gracié par le président Clinton, pour je ne sais quelles raisons ; il a aujourd'hui cédé sa société. Glencore, qui intervient dans le trading de presque toutes les matières premières, notamment du pétrole, est vraiment l'archétype de la multinationale peu avenante et opaque.

On peut aussi citer des sociétés russes, comme Gunvor. Le sujet est à aborder avec précaution. La société comprend trois associés dont deux connus, le troisième plus mystérieux et russe. Basée à Genève, elle est devenue le troisième trader en pétrole et elle est l'opérateur principal pour l'exportation de pétrole russe, avec un quasi-monopole sur les exportations par pipeline.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Quelles sont les matières premières principales de la Zambie ?

M. François d'Aubert. - Il s'agit principalement du cuivre, mais également d'autres matières premières, comme le manganèse. La Zambie a été repérée, notamment grâce à l'excellent travail effectué par les ONG. Des faits similaires doivent se passer dans les deux Congo.

J'en viens à la cellule de régularisation. De l'avis général, elle a plutôt bien marché. Son intervention était fondée sur un acte volontaire. Évidemment, tout n'est pas revenu, même tout ce qui a été imposé n'est pas revenu, mais maintenant on a des traces. Certes, il est préférable que l'épargne revienne, mais pouvoir taxer est déjà un bon résultat. Le bilan me semble donc assez largement positif. La lutte contre la fraude fiscale a permet chaque année de récupérer 14 milliards ou 15 milliards d'euros. Avec la cellule ce sont 1,2 milliards d'euros qui ont été ajoutés. Les modes de calcul sont complexes. Alors que les délais de recouvrement peuvent être longs, les services fiscaux ont réussi à avoir, grâce à la cellule, des délais relativement brefs.

Par ailleurs, cette cellule a permis de découvrir des montages financiers assez originaux et compliqués. Il est également apparu que certaines personnes se sont manifestement « fait avoir » : alors qu'elles avaient placé en Suisse, depuis de nombreuses années, des montants relativement élevés, de l'ordre de 5 millions ou 6 millions d'euros, ou qu'elles en avaient hérité, les banques suisses leur versaient royalement 1 % par an ! Ce n'est pas un très bon rendement !

M. Éric Bocquet, rapporteur. - C'est ridicule !

M. François d'Aubert. - Je ne suis pas sûr que cette affaire ait donné une très bonne image de la banque suisse, en particulier de la banque privée. Cela soulève d'ailleurs une question importante : selon moi, s'il n'y avait pas eu, au cours des dix dernières années, un formidable renforcement du secteur du private banking dans le monde, l'évasion fiscale serait sans doute moins forte. Ce phénomène s'explique par la capacité de la banque privée à inciter à faire des montages et par la concurrence effrénée que les banques se font sur la gestion d'actifs.

Le secteur du private banking, qui est assez particulier, est très profitable, particulièrement quand il est fait en offshore. Ainsi, en 2008, une année qui a été très mauvaise pour tout le monde, le revenu net bancaire en offshore a été de 3,5 milliards d'euros pour les trois principales banques françaises, dont 1 milliard d'euros sur Singapour, 1 milliard sur le Luxembourg, et le reste sur la Suisse et d'autres pays.

Il s'agit d'un secteur très concentré, dont la profitabilité est importante. Je ne sais pas quel a été le résultat des banques en 2008, mais cela n'a pas dû être très brillant... Or le private banking ou le family office permet de gagner des sommes considérables. Il serait intéressant que vous rencontriez les banquiers privés, même s'ils ne sont pas forcément prêts à tout vous raconter. En tout cas, ce n'est pas un mauvais métier...

Pour terminer, j'en viens à la dernière question, qui portait sur les travaux du Forum. Ces travaux sont bien évidemment publics : les rapports sont publiés sur le site du Forum de l'OCDE. Certains ont même été imprimés, mais, comme le Forum n'est pas très riche, l'édition a été interrompue.

Sur les problèmes horizontaux ou transversaux, un rapport intitulé « Horizontal issues » a été rédigé récemment. Je pourrais vous le communiquer, mais, comme se pose toujours la question du statut des documents de l'OCDE, il est préférable que vous le demandiez à Pascal Saint-Amans.

Lorsqu'il s'agit de faire un diagnostic sur ce qui va bien et ce qui ne va pas bien, il faut considérer deux groupes de pays : d'un côté, les pays de loi anglo-saxonne, de common law ; de l'autre, les pays de droit dit civil ou romain. Sur certaines questions très spécifiques, il existe une grande incompréhension entre ces deux types de pays. Je pense en particulier aux trusts.

Les pays de droit civil n'aiment pas beaucoup les trusts. La France n'a pas de trusts dans son droit, mais on essaie de faire en sorte, notamment avec la nouvelle législation, de fiscaliser l'un des trois ou les trois intervenants d'un trust étranger, c'est-à-dire le settlor, le trustee et le bénéficiaire.

Mais il y a toutes sortes de trusts qui sont à la marge et sur lesquels il est difficile d'obtenir de l'information. Or nos termes de référence comprennent une obligation de divulgation de cette information lorsqu'une requête les concerne. Notre texte est plutôt meilleur, plus exigeant que celui du GAFI.

Chaque fois qu'un rapport évoque la question des trusts, nous avons des difficultés avec les pays de common law. Pour eux, il faut regarder si le trust respecte les principes fondamentaux des trusts, qui dateraient, à les entendre, du temps des Croisades... Difficile d'aller chercher dans les parchemins ! Dans ces pays, c'est le juge qui dit si le trust est conforme ou non aux principes fondamentaux. Ces questions relèvent donc complètement de la jurisprudence et chaque pays de common law a sa propre jurisprudence, ce qui est source de difficultés.

Par ailleurs, certains problèmes horizontaux ont été repérés. Je pense à la question des actions au porteur ou des warrants sur actions au porteur. Il serait bon de les interdire. Je pensais en toute honnêteté et très naïvement, j'étais d'ailleurs loin d'être le seul, qu'il n'y avait plus d'actions au porteur dans le monde. En réalité, il y en a encore à peu près pratiquement partout ! Simplement, les administrations fiscales savent généralement qui est le porteur ; toutefois, il reste certains pays où on ne le sait pas ! Nous avons donc émis des recommandations pour que l'administration fiscale connaisse au moins les propriétaires.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - A vos yeux, est-ce que private banking et shadow banking, c'est la même chose ?

M. François d'Aubert. - Non, le private banking fait un peu partie du shadow banking, mais le shadow banking renvoie plutôt aux questions de non-régulation financière.

Il n'existe pas de définition très précise du shadow banking, mais, en gros, cela correspond à tout ce qui tourne autour des dérivés. Pour l'évasion fiscale, cela concerne par exemple les hedge funds, dans lesquels des arbitrages réglementaires sont faits. En effet, dans un hedge fund, l'investisseur n'a pas le même régime fiscal que le manager, ce qui conduit à des jeux assez subtils qui sont en fait, dans les trois quarts des cas, de l'évasion fiscale. Les îles Caïman ont, par exemple, un système assez favorable pour les managers, mais moins pour les investisseurs.

Le shadow banking recouvre également les fameux « véhicules de conduit », les SPV, special purpose vehicles, qui sont des sociétés ad hoc créées en réalité pour faire de la titrisation. Elles ont causé des dégâts pendant la crise ; elles atterrissent très souvent dans des paradis fiscaux et permettent une défiscalisation de la vie financière. Cela pose un vrai problème : les produits financiers purs de court terme et tout ce qui est monétaire sont en fait complètement défiscalisés. Voilà quelle est, peut-être, la principale évasion fiscale ! Cela nous ramène à la question de la taxe Tobin.

Prenons l'exemple des bénéfices réalisés sur du très court terme, par exemple sur des placements à vingt-quatre heures aux îles Caïman. Certaines sociétés new-yorkaises placent des fonds aux îles Caïman la nuit, pendant six ou douze heures, parce que Wall Street est fermé la nuit ! Quant à la place de Londres, elle joue de son avantage en termes de fuseaux horaires. En plus, les ordres peuvent être donnés à la milliseconde ! Ainsi, des volumes financiers gigantesques sont complètement défiscalisés.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Time is money !

M. François d'Aubert. - Second is money !

Mme Nathalie Goulet. - Monsieur d'Aubert, vous venez de nous faire faire un véritable tour du monde !

Pour ma part, je suis également membre de la mission d'information sur les implants mammaires, sujet certes important, mais celui de notre commission d'enquête est absolument passionnant ! Toutes les auditions sont plus intéressantes les unes que les autres ; elles nous montrent l'ampleur de la question. Je ne sais pas dans combien de temps nous devons clôturer nos travaux, mais nous avons, me semble-t-il, un lourd travail qui nous attend.

Ma première question est simple : comment coopérez-vous avec les autres organismes internationaux qui s'occupent de lutter contre l'évasion fiscale ? On a bien compris que des mesures nationales seraient absolument sans effet ou n'auraient qu'un effet faible. Quelles informations échangez-vous, soit avec les États, soit avec les autres organisations internationales ? Ces échanges sont importants. M. Saint-Amans nous a dit, précédemment, que l'OCDE ne coopérait pas avec le Parlement européen ou avec l'Union européenne, ce qui paraît un peu surprenant.

Ma deuxième question porte sur le rôle que pourrait tout de même jouer le législateur national, puisque nous sommes le législateur et qu'une commission d'enquête débouche toujours sur des préconisations.

M. François d'Aubert. - Sur la première question, je rappelle que le Forum est plus large que l'OCDE. Un système d'adhésion a été mis en place pour augmenter le nombre de membres du Forum.

S'agissant des juridictions non coopératives, la logique voudrait qu'on traite des trois domaines touchés : le fiscal, le blanchiment et le prudentiel.

Le blanchiment relève du domaine du GAFI. Il serait souhaitable qu'on réussisse à rapprocher nos termes de référence des recommandations du GAFI, et inversement. Les deux ne peuvent pas parfaitement correspondre, puisque nous n'avons pas, par exemple, de TRACFIN.

Quant au fiscal, il a une spécificité très importante : il touche à un domaine dans lequel la souveraineté des États est probablement la plus forte. Avec la justice et la police, la fiscalité constitue véritablement le noyau dur de la souveraineté d'un État. Les administrations fiscales ont du mal à coopérer avec nous ; il y a souvent des malentendus et cela ne marche pas toujours très bien.

Il faudrait coopérer davantage avec le GAFI. Cet organisme n'a pas une structure comparable à la nôtre : il n'y a qu'une trentaine de membres seulement et il existe des GAFI régionaux, organisés sous forme d'associations, qui ne fonctionnent pas tous excellemment.

Le FSB s'occupe, quant à lui, du prudentiel et de la régulation. Un groupe de travail sur les juridictions non coopératives, présidé par le directeur du Trésor français, traite des défaillances de supervision financière qui peuvent elles aussi alimenter l'évasion fiscale et le blanchiment. Ils essayent de faire accepter par certains pays des régulations qu'ils refusaient jusqu'à présent. Mais ils n'en sont pas encore au stade d'émettre des recommandations ni de former une sorte de club de pays concernés par ces questions.

Quoi qu'il en soit, la crise a permis de faire apparaître certains besoins, ne serait-ce que celui d'avoir, à défaut d'un système de régulation, des régulateurs crédibles. Sur le papier, tous les pays ont des régulateurs, qui seraient formidables. En fait, à Antigua, pendant la crise, le régulateur a laissé passer l'affaire Stanford. Il était payé par M. Stanford, lequel s'occupait, par ailleurs, de l'équipe de cricket de l'île... Il a tout de même « planté » 22 000 épargnants au travers d'un fonds bancaire fonctionnant sur le schéma de Ponzi. Aujourd'hui incarcéré, il va probablement être condamné à 200 ans de prison. Ce qu'il s'est mis dans la poche ou ce qui est parti en fumée représente tout de même 7,5 milliards de dollars. Ce petit Madoff, comme il a été appelé, était pourtant placé sous l'autorité d'un régulateur « nickel chrome » !

Quant à l'ONU, elle s'intéresse aussi à ces sujets et édicte des règles qui sont utiles. Sur la question de la corruption, les accords de Merida ont constitué un apport considérable : dans tous ces flux, beaucoup d'argent provient de la corruption, ce qui perturbe complètement l'échange de renseignements, que ce soit sur le blanchiment ou sur les questions fiscales. Les flux internationaux de corruption, qui touchent pratiquement tous les pays et qui sont de l'ordre de 50 milliards de dollars par an, sont bien évidemment défiscalisés ! Il faut regarder cela de près, et il existe une instance de l'OCDE qui s'en occupe : son système de fonctionnement est proche du nôtre, avec des recommandations et des éléments de fond, et elle marche d'ailleurs très bien.

En ce qui concerne l'Union européenne, la législation repose sur des directives : à ce niveau elle est peut-être un peu faible, mais il est toujours ardu d'obtenir le consensus. Dans ce domaine, il y a la directive « Blanchiment » et la directive « Épargne » ; il faudrait maintenant s'entendre, même si c'est difficile, pour faire passer la deuxième directive « Épargne ». Ainsi, certains pays ne sont pas du tout sur la même longueur d'ondes que les autres. Le Luxembourg, par exemple, ne veut pas de l'échange automatique d'informations ; ils y sont aussi opposés que les Suisses. Il en va de même pour l'Autriche, même si elle ne le dit pas trop !

Nous avons eu aussi quelques problèmes avec les pays de l'ancienne Europe de l'Est, qui ne sont pas toujours d'une transparence totale. Nous avions demandé à tous les pays de l'Union européenne d'adhérer au Forum ; quatre ne l'ont pas fait : la Roumanie, la Bulgarie, la Lettonie et la Lituanie. La Roumanie est d'accord pour y entrer ; je crois qu'il en ira de même pour la Lettonie et la Lituanie, mais la Bulgarie s'y est récemment opposée.

Certains pays ne sont pas tout à fait d'accord avec le système d'échange de renseignements. On a également des pays un peu plus « compliqués », comme Chypre, qui va présider l'Union européenne pendant six mois. Dans les années quatre-vingt-dix, 1 milliard de dollars en provenance de Russie transitaient chaque mois par Chypre. Est-ce que cela continue ? De l'immobilier a probablement été construit avec cet argent, qui a dû rapporter, même si on ne sait pas de quelle façon. Il reste des gisements...

Il serait important de travailler davantage avec les parlements nationaux. Je n'ai pas à dire au Parlement ce qu'il doit faire, mais il me paraîtrait important que vous vous intéressiez davantage aux conventions fiscales internationales. La situation s'est améliorée depuis deux ans. Chaque convention ne vaut peut-être pas une discussion, mais elle mérite au moins une demande d'informations très précises et décloisonnées, c'est-à-dire portant non seulement sur le fiscal, mais également sur le blanchiment et sur la manière dont la régulation est exercée dans les pays avec lesquels on signe des conventions.

Le Parlement européen fait un bon travail sur le sujet, comme le Parlement français d'ailleurs. Mais il ne peut pas y avoir de bon système de coopération si des mesures et des sanctions ne sont pas prises au niveau national.

Mme Nathalie Goulet. - Il faut voir aussi dans quelles conditions nous sont présentées les conventions internationales ! Je parle en connaissance de cause, puisque je siège à la commission des affaires étrangères. Cela dit, grâce notamment aux groupes CRC et socialiste, plusieurs débats ont été récemment demandés sur des conventions fiscales, qui valaient la peine d'être ouverts.

M. Philippe Dominati, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie.

Audition de MM. Jérôme Fournel, directeur général des douanes et droits indirects et Jean-Paul Balzamo, sous-directeur des affaires juridiques, du contentieux, des contrôles et de la lutte contre la fraude à la direction générale des douanes et droits indirects

M. Philippe Dominati, président de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Jérôme Fournel, directeur général des douanes et droits indirects, et M. Jean-Paul Balzamo, sous-directeur des affaires juridiques, du contentieux, des contrôles et de la lutte contre la fraude à la direction générale des douanes et droits indirects.

Messieurs, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, vos auditions doivent se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 et 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

(MM. Jérôme Fournel et Jean-Paul Balzamo prêtent successivement serment.)

Je vous remercie.

Messieurs, je vous propose de commencer cette audition par un exposé liminaire. Je passerai ensuite la parole à M. le rapporteur, Éric Bocquet, avant que les autres sénateurs qui le souhaitent posent leurs questions.

Monsieur Fournel, vous avez la parole.

M. Jérôme Fournel, directeur général des douanes et droits indirects. - Monsieur le président, mesdames, messieurs, je vais essayer de brosser un bref tableau du sujet qui, à vrai dire, est multiple et peut être abordé sous différents angles. Mon propos recoupera sans doute un certain nombre de questions qui ont été posées, mais mon objectif, dans un premier temps, est une première présentation de la situation. Nous répondrons ensuite aux interrogations des membres de la commission d'enquête.

Si je veux présenter le plus simplement possible la façon dont la douane travaille sur ces questions, je dirai que trois angles d'entrée peuvent l'illustrer.

Le premier de ces angles, la liste n'est pas exhaustive, est l'évasion des capitaux. Il est appréhendé au regard de ce que l'on appelle les obligations déclaratives quant au transfert de sommes et valeurs liquides, qui répondent à deux réglementations, l'une communautaire et l'autre nationale, et imposent, lorsqu'on franchit une frontière avec plus de 10 000 euros en liquide - cette somme était de 7 500 euros auparavant -, de faire une déclaration préliminaire à la douane.

Aujourd'hui, pour vous donner un ordre de grandeur en termes de déclarations de capitaux sortants, sur près de 2 milliards d'euros, si je prends les trois dernières années - ce chiffre varie de 1,8 milliard à 2,7 milliards d'euros suivant les années -, environ 25 000 déclarations de capitaux sont faites à la douane.

On déplore évidemment des manquements à l'obligation déclarative, lorsque cette formalité n'est pas remplie et que la douane découvre un individu en possession de sommes ou valeurs supérieures à 10 000 euros. Aujourd'hui, entre 1 300 et 1 400  manquements à l'obligation déclarative font l'objet d'une constatation annuellement, pour une centaine de millions d'euros environ. En réalité, ce résultat est variable d'une année à l'autre : il était plutôt de 80 millions d'euros en 2011 alors qu'il atteignait presque 190 millions d'euros en 2009. Voilà les ordres de grandeur.

Il faut bien être conscient que cette notion de manquement à une obligation déclarative est différente de celle de blanchiment. Il peut s'agir d'un manquement sous-jacent à un blanchiment, qu'il s'agisse de fraude fiscale, de fraude douanière, de trafic illicite ou autres, comme le trafic de stupéfiants, mais c'est une notion qui est différente. Nous pourrons y revenir si vous le souhaitez.

Historiquement, ce dispositif résulte, notamment en France, de ce qui reste, après transformation, du contrôle des changes à l'époque à laquelle la douane en était chargée. Le contrôle des changes a été démantelé, mais il est resté une obligation déclarative qui s'est transformée, dans une logique qui s'apparente à de l'anti-blanchiment, même si la notion est légèrement différente, plutôt qu'au contrôle des changes.

Le deuxième type d'actions que nous menons a trait aux transactions économiques et aux enjeux fiscaux qui y sont liés.

Sont visées les questions de valorisation en douane des importations et des exportations, avec la problématique liée à la façon dont on est capable d'apprécier la valeur en douane, notamment la relation entre la valeur en douane et le prix de transfert au sein des groupes.

Sont également visés tous les cas de fraude à la TVA et les régimes particuliers qui ont été mis en place pour aider les entreprises à limiter le coût de portage de trésorerie en matière de TVA - je pense notamment au régime 42 (régime qui permet à l'importateur d'obtenir l'exonération à la TVA lorsque les marchandises importées sont destinées à être transportées dans un autre Etat membre. La TVA est acquittée dans l'Etat de destination, de mise à la consommation), ainsi que des fraudes douanières diverses : c'est le deuxième angle d'attaque.

Le troisième angle d'entrée sur l'évasion de capitaux et ce type de fraudes est celui des enquêtes. Nous avons principalement deux services spécialisés en douanes qui font ce type d'enquêtes.

En premier lieu, la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, à travers une division d'enquête, la quatrième division, située au sein de la direction des enquêtes douanières, est chargée de tout ce qui concerne les fraudes financières, notamment le blanchiment. Cette division d'enquêteurs spécialisés traite environ 100 à 200 enquêtes par an.

En second lieu, la douane judiciaire intervient, quant à elle, dans le cadre d'enquêtes judiciaires sous le contrôle du parquet. À peu près 80 enquêtes ont un rapport avec du blanchiment de droit commun, des infractions qui peuvent être liées ou non aux stupéfiants, et environ 70 enquêtes, soit un nombre assez proche, portent principalement sur des escroqueries à la TVA.

Le service national de douane judiciaire, le SNDJ, est intervenu sur plusieurs affaires fortement médiatisées au cours des dernières années.

Il est intervenu comme service judiciaire, parfois en co-saisine avec d'autres services. Je citerai les affaires HSBC, du Liechtenstein ou UBS : la douane judiciaire était le service judiciaire qui traitait, sous le contrôle des parquets, ce type d'affaires au sein de l'État.

Son action a en outre porté sur nombre d'affaires sur lesquelles il intervient toujours aujourd'hui : ce sont les affaires dites d'escroquerie à la TVA sur le marché des droits carbone, le marché CO2 : plus de 24 affaires judiciaires sont aujourd'hui sous enquête par le SNDJ sur ce champ. Ce rôle est donc très important, puisque à la fois sur le marché CO2 et sur d'autres marchés, de l'électricité et autres, des enquêtes sont en cours.

Tels sont, grosso modo, les trois grands champs d'intervention. Quand on essaie d'entrer dans ces champs, on voit, d'une part, que notre action est multiple, mais, d'autre part, que l'efficacité de celle-ci sur ces différents champs se heurte à un certain nombre de limites qu'il faut reconnaître.

Je citerai le manquement à l'obligation déclarative de capitaux, qui recouvre un certain nombre de choses. Cette notion répond parfois à une logique de blanchiment, parfois à une logique de transfert de fonds à des fins d'évasion fiscale, parfois à une logique de rapatriement de fonds au sein d'une communauté étrangère : nous avons travaillé, par exemple, sur un certain nombre d'affaires mettant en cause les communautés asiatiques ou africaines et dans lesquelles avaient lieu des rapatriements de fonds, parfois dans des logiques dites de « tontine », c'est-à-dire qu'un projet est financé par un ensemble de personnes provenant de la même communauté, parfois dans des logiques de rapatriement des sommes d'argent dans le pays d'origine, la famille y étant restée, à la suite d'affaires réalisées en France.

J'évoquerai maintenant les difficultés rencontrées sur ce champ.

La première difficulté liée aujourd'hui aux manquements à l'obligation déclarative tient à ce que l'évolution de la retenue et de la garde à vue a modifié la qualification juridique qui avait cours.

Traditionnellement, lors d'un manquement à l'obligation déclarative, on pouvait très rapidement se retrouver sur du délit de blanchiment douanier et, par conséquent, sur une infraction douanière - c'est l'article 415 -, ce qui permettait de placer les personnes en retenue.

En réalité, dans le nouveau régime de la garde à vue et de la retenue tel qu'il est issu de la récente réforme, il faut encourir une peine de prison suffisante, c'est-à-dire d'au moins un an, et sur ce type d'infractions, ce n'est plus le cas. Par conséquent, il faut être capable de faire le lien immédiatement avec un délit de blanchiment pour placer la personne en retenue.

Par conséquent, sur ces sujets, nous nous heurtons à une limite assez significative.

M. Philippe Dominati, président. - C'est un affaiblissement !

M. Jérôme Fournel. - Un deuxième type de difficultés sur les infractions que l'on constate en matière de manquement à l'obligation déclarative vient de ce que les caches utilisées par les « infracteurs » sont à peu près du même niveau que celles que l'on trouve en matière de stupéfiants. Donc, l'argent qu'il faut trouver est souvent extrêmement bien caché.

Il faut par ailleurs - ce point est un peu lié à ce que je disais en premier lieu - parvenir à caractériser le manquement à l'obligation déclarative.

Si je trouve quelqu'un - nous avons eu le cas assez récemment, lequel a d'ailleurs donné lieu à quelques débats en interne - qui circule sur le périphérique avec 800 000 euros cachés dans la roue de secours de son véhicule, je ne suis pas nécessairement face à un manquement à l'obligation déclarative. Rien ne me prouve que cette personne a voulu franchir une frontière. Donc, l'un des premiers enjeux pour les douaniers, même s'ils ont trouvé l'argent dans la roue de secours, c'est d'arriver à démontrer qu'il y a un lien...

Mme Nathalie Goulet. - Enfin...

M. Jérôme Fournel. - En soi, porter de l'argent et le faire circuler à l'intérieur du territoire, ce n'est pas une infraction.

Mme Nathalie Goulet. - La détention frauduleuse !

M. Jacques Chiron. - Il garde son matelas avec lui !

Mme Nathalie Goulet. - Les gens sont distraits !

M. Jérôme Fournel. - Oui, mais derrière, il faut juridiquement appuyer la distraction sur quelque chose de solide. Ce qu'on essaie de faire dans ces cas-là, c'est, éventuellement, via l'article 40, de renvoyer une enquête judiciaire pour une saisie, soit de la douane judiciaire, soit d'un autre service d'ailleurs,...

Mme Nathalie Goulet. - Un garagiste !

M. Jérôme Fournel. - ... qui peut être un service de l'État, afin d'essayer d'arriver à démontrer que cet argent provient effectivement d'une opération de blanchiment et d'une infraction sous-jacente. Mais ce n'est pas si simple que cela ! Nous pourrons revenir sur cette question, qui concerne d'autres sujets.

Aujourd'hui, un certain nombre de valeurs sont en dehors du champ de la réglementation, ce qui soulève des problèmes.

La réglementation communautaire tend à privilégier le premier point touché de l'Union européenne sur l'ensemble du trajet. Les parcours peuvent être fractionnés, notamment en avion : la personne entre sur le territoire communautaire, par exemple à Madrid, puis effectue un saut de puce en avion pour aller jusqu'au bout de son trajet. En réalité, la réglementation communautaire, en imposant le premier point touché, complique les choses. Nous avons d'ailleurs eu une discussion à cet égard avec l'Union européenne.

Le deuxième point porte sur les sujets de fiscalité, les prix de transfert et la fraude liée au fonctionnement économique des échanges de marchandises, et de la fiscalité sous-jacente.

Très clairement - cela fait partie des questions que vous vous posez après avoir auditionné M. Babusiaux -, quid de la fraude à la TVA, et comment limiter cette fraude ?

Pour notre part, nous faisons un double constat : la fraude intracommunautaire, aujourd'hui, est une fraude extrêmement lourde et importante en termes de coût pour les finances publiques ; toutes les enquêtes le démontrent, même s'il est difficile d'arriver à des chiffres très précis.

En revanche, sur l'extracommunautaire, la fraude est relativement limitée, même si l'on en trouve. Pourquoi est-elle limitée ? Parce que, en réalité, nous constatons une réconciliation systématique d'un mouvement de TVA avec un flux physique à travers la déclaration de douane et le contrôle de la marchandise.

Par conséquent, il faut savoir ce que l'on veut : si c'est accroître la fraude en matière de TVA, transférons, découpons le processus entre l'assiette et le recouvrement et attribuons-le à deux administrations différentes, ce qui irait à l'encontre de ce qui s'est fait partout ailleurs au cours des dernières années en matière de réconciliation de l'assiette et du recouvrement, y compris au sein de la direction générale des finances publiques.

Ensuite, une fois que ce découpage aura eu lieu, il faudra investir pour créer des systèmes qui réconcilient les informations, ce qui entraînera mécaniquement une perte de capacité de contrôle sur les flux des sociétés fictives qui se créeront et qui chercheront à échapper à la TVA ou à obtenir une déduction de TVA à laquelle ils n'ont pas droit.

Sur un tel sujet, il faut faire extrêmement attention, et indépendamment d'autres aspects sur lesquels nous pourrons aussi revenir, de nature plus économique et qui ne me paraissent pas justifier un transfert, il ne me semble pas raisonnable, objectivement, d'envisager un tel transfert, sauf à prendre des risques extrêmement importants en termes de recouvrement de la TVA extracommunautaire.

Or, quand on voit la difficulté que nous avons, sur de l'intracommunautaire, à assurer le lien entre les systèmes d'information, à obtenir l'enregistrement des acteurs économiques sur un marché comme le CO2, imaginez ce que cela pourrait donner si jamais le dispositif comportait des faiblesses, avec des sociétés hors de l'Union européenne et des capacités de contrôle d'enregistrement beaucoup plus faibles. Je crois que nous ne serions pas du tout gagnants.

Nous pourrons revenir ultérieurement sur le sujet des prix de transfert, mais je ne veux pas monopoliser la parole par mon introduction, et je conclurai en évoquant les évolutions qui nous sembleraient pertinentes.

Au fond, on peut imaginer trois types d'évolutions sur ces sujets afin d'améliorer le dispositif.

Le premier concerne aujourd'hui la lutte contre le blanchiment, car notre dispositif est extrêmement éclaté à l'échelle de l'État. En réalité, nous avons une multiplicité d'acteurs : TRACFIN - traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins - traite les déclarations de soupçon ; la direction générale des douanes et droits indirects fait un certain nombre d'enquêtes, soit judiciaires soit administratives, en sus du traitement des manquements à l'obligation déclarative et des déclarations de capitaux ; des entités comme l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, ou OCRGDF, procède aussi à de l'enquête à travers un office central ; la direction générale du Trésor traite les sujets diplomatiques autour du groupe d'action financière, le GAFI, et de la relation au système bancaire ; je citerai enfin la direction générale des finances publiques, etc.

Ce n'est pas un problème si chaque acteur a un métier clair et identifié, ce qui est en partie vrai : TRACFIN fait de la déclaration de soupçon, et il est tout à fait pertinent en la matière ; la direction générale du Trésor s'occupe de la relation aux banques et de l'aspect diplomatique.

Il manque, en revanche, de mon point de vue, un étage dans le système, un étage que ne joue pas le conseil, trop divers, trop éclaté, des acteurs publics et privés et dont la mise en place est en cours. Cet étage, qui ne serait pas un outil de réflexion permanente et ne serait pas immense, puisqu'il comprendrait une vingtaine ou une trentaine de personnes, aurait pour mission, non pas de faire les enquêtes lui-même - les différents services sont là pour effectuer les déclarations de soupçon et les enquêtes -, mais de réfléchir, piloter, animer la conception des actions que l'on mène en matière de lutte contre le blanchiment et l'évasion des capitaux.

Il en est de même, d'ailleurs, pour le gel des avoirs en France, par exemple de dictateurs étrangers, pour une pratique qui n'est pas du blanchiment en tant que tel, bien qu'on puisse la considérer comme une autre forme de blanchiment.

En réalité, notre dispositif de suivi, notre conception et notre connaissance exacte des avoirs détenus, si l'on veut bien se donner la peine de regarder les choses en face, sont relativement faibles. Nous disposons de ce que les banques vont nous donner à un moment donné, mais il n'existe pas une conception et une animation globale du système ; à mon sens, c'est un manque si l'on veut être plus efficace à l'avenir.

M. Philippe Dominati, président. - Quand cela se produit, comment faites-vous ? Est-ce à ce moment-là que vous faites le récapitulatif des avoirs potentiels de telle ou telle personne ?

M. Jérôme Fournel. - En réalité, le système du gel des avoirs est géré principalement par la direction générale du Trésor, en lien avec les acteurs bancaires. Nous, nous pouvons apporter notre concours dans un certain nombre de cas, y compris lorsque nous disposons d'informations sur tel ou tel ; nous sommes généralement mobilisés, mais notre dispositif est plutôt a posteriori.

M. Philippe Dominati, président. - Toujours en urgence !

M. Jérôme Fournel. - Une deuxième amélioration est possible non pas en transférant la charge du recouvrement d'une administration à une autre, mais en améliorant et en normalisant les modes d'action de nos administrations entre elles en matière de lutte contre la fraude à la TVA.

Nous oeuvrons actuellement en ce sens puisque nous avons engagé un certain nombre de travaux, y compris de liaison informatique entre la direction générale des finances publiques et la douane, afin d'assurer l'accès et la consultation systématiques des uns aux bases de données des autres. On sait par exemple que le régime 42 donne lieu à une fraude typique et importante puisqu'il permet de dédouaner dans le premier point d'entrée de l'Union européenne et de payer la TVA dans le pays de destination, ce qui crée une facilité pour la fraude. Nous travaillons donc avec la DGFIP pour que notre capacité de traçabilité soit la plus complète possible sur ces sujets et pour partager les enquêtes.

De même, inversement, nous avons mis en place, à la suite des escroqueries au carrousel de TVA, des échanges de données, que l'on peut encore améliorer, sur l'usage qui peut être fait des statistiques du commerce extérieur, notamment des déclarations d'échange de biens par les entreprises, pour repérer les anomalies qui peuvent exister d'un mois sur l'autre. Le cas typique est le suivant : lorsqu'un carrousel de TVA se monte sur un produit donné, on voit, dans les statistiques du commerce intracommunautaire, que la douane récolte au titre de sa compétence statistique et de la déclaration VIES, un pic dans les échanges intracommunautaires qui ne correspondait à rien économiquement.

Ce type de transmission d'informations systématique, et non au cas par cas, qui était un peu la tendance jusqu'à présent, est en train de se mettre en place et est, à mon avis, un système efficace.

De même, la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières, qui accueille en son sein des enquêteurs de la direction nationale des enquêtes fiscales - ils sont présents à demeure -, a signé très récemment avec cette dernière un protocole pour conforter les échanges.

Nous pouvons sans doute encore avancer sur ce point. Au fond, il serait possible d'imaginer la création d'un pool d'enquêteurs communs, spécialisés sur ces questions liées à la TVA. Cela aurait beaucoup de sens.

J'en viens au troisième axe, plus compliqué à mettre en oeuvre dans la mesure où il ne dépend pas uniquement de nous : les retours d'informations sur des pays ou des envois étrangers, afin de disposer d'éléments provenant d'organismes étrangers, mais, là aussi, systématisés et non simplement sous la forme de l'assistance administrative mutuelle internationale ou de la commission rogatoire internationale, qui sont du cas par cas quand existe une enquête en cours. Des informations plus systématiques permettre de faire un tri et d'appréhender les phénomènes de fraudes auxquels nous avons affaire.

M. Philippe Dominati, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur.

La parole est à M. le rapporteur.

M. Éric Bocquet, rapporteur de la commission d'enquête sur l'évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales. - Monsieur le directeur, je poserai trois questions pour engager la réflexion et l'échange.

Dans les enquêtes que vous avez réalisées, la recherche d'évasion fiscale a-t-elle pu être un élément déclencheur, puisque c'est le sujet principal qui nous intéresse aujourd'hui ? Les constatations de la direction ont-elles porté sur des faits d'évasion fiscale internationale ? Pourriez-vous citer quelques affaires significatives et les suites qui ont été données dans ces cas précis ?

Ensuite, concernant le contrôle des prix de transfert, dès lors que votre direction dispose de données précises sur les transactions internationales qui sont menées, dans quelle mesure participe-t-elle à la recherche des pratiques abusives ? Comment sa participation peut-elle être améliorée ?

Troisième point, avec la révolution technologique que nous vivons depuis quinze ou vingt ans maintenant, les pratiques et les méthodes ont beaucoup évolué. Quel impact cela a-t-il eu sur le fonctionnement de la direction ? Quelles adaptations avez-vous envisagées et mises en place pour lutter contre ces nouvelles techniques d'échange des flux ?

M. Jérôme Fournel. - Questions lourdes...

Sur la première question, je répondrai bien entendu par l'affirmative : dans le cadre des enquêtes menées, un grand nombre d'entre elles se traduisent par de la recherche de l'évasion fiscale.

Je prendrai deux ou trois exemples pour illustrer mon propos.

Le premier cas s'est produit à plusieurs reprises. À vrai dire, les premières affaires remontent aux années quatre-vingt-dix, loin dans le temps, et elles se sont prolongées dans les années deux mille et jusqu'à plus récemment.

Je vais décrire le cas typique, parce qu'il est assez simple. Une personne vend un commerce ou hérite - en l'occurrence, il s'agissait en 2006 d'un héritage avec des contrats d'assurance-vie -, puis elle cherche à échapper à la fiscalisation de ces contrats. Une fois qu'elle a reçu les chèques de remboursement des assurances-vie souscrites par son mari, elle fait quelques manipulations - c'est vraiment de la fraude fiscale proprement dite - pour inscrire des éléments au passif de son mari, qui n'a pourtant aucune raison d'avoir un tel passif. La personne fait ensuite sortir physiquement de France les sommes en questions pour les faire créditer sur un compte à Genève, spécialement ouvert à cet effet et non déclaré au fisc : nous sommes en présence d'un cas de transfert physique de capitaux non déclarés à la douane, donc typiquement d'une infraction à l'obligation déclarative...

MM. François Pillet et M. Jacques Chiron. - Une fraude !

M. Jérôme Fournel. - ... et d'une fraude fiscale.

Il faut savoir que nous adressons chaque année environ 1 500 à 2 000 bulletins de transmission d'information à la direction générale des finances publiques à partir de fraudes douanières constatées, en l'occurrence un manquement à l'obligation déclarative. Nous informons systématiquement la DGFIP pour une recherche de la fraude fiscale ; en l'espèce, cette affaire a provoqué un redressement, de la part de la DGFIP, de 900 000 euros au titre des droits de succession et de l'imposition sur le revenu. Donc, cet exemple typique de transfert d'informations est un cas extrêmement classique, comme tous ceux que je vous cite.

Nous avons également traité, dans un autre registre, un certain nombre d'affaires dans lesquelles des filiales de sociétés bancaires étaient impliquées, notamment au Luxembourg ou en Suisse : des bons de souscription ont été transférés, toujours dans le but de faire sortir de l'argent de France, après avoir été souscrits dans l'Hexagone sur la société mère ou l'une de ses filiales. Ce cas s'est produit dans de nombreuses banques qui, à un titre ou à un autre, mais pas forcément au niveau de l'état-major, ont cherché à créer ce type de bons de souscription pour les faire ensuite sortir de France : cela consistait, par des accords très informels entre des agents de ces banques à l'étranger et des filiales étrangères, à transférer les sommes et à les recréditer sur le compte à l'étranger, parfois anonymisé et d'autres fois en utilisant un prête-nom.

Dans ces affaires, les sommes ont pu atteindre plusieurs millions d'euros. D'ailleurs, certaines de ces banques - à l'époque, la réglementation fixait le seuil à 7 500 euros - avaient conseillé à leurs clients de ne jamais transporter plus de 7 500 euros ou des bons représentant cette somme lorsqu'ils effectuaient des rapatriements d'argent. En effet, à un moment donné, quand les particuliers voulaient utiliser ces fonds, ils cherchaient à les faire rentrer en France. Or l'un d'entre eux avait été tellement imprudent, alors que la recommandation de la banque était de bon sens au regard de la volonté d'échapper à la réglementation, qu'il avait été pris avec plus de 35 000 euros, me semble-t-il. C'est ainsi que l'on avait pu remonter le dispositif.

M. Jean-Paul Balzamo, sous-directeur des affaires juridiques, du contentieux, des contrôles et de la lutte contre la fraude. - Ce qui l'agaçait, en fait, c'était de faire plusieurs allers et retours. C'est souvent le genre d'erreurs que ces personnes commettent, bien qu'elles soient très bien conseillées de la part des banquiers, dont c'est, après tout, le travail.

M. François Pillet. - Ça coûte cher !

M. Jean-Paul Balzamo. - En décidant de regrouper les trajets et de ne faire qu'un seul voyage au lieu de quatre, ces clients transportent des sommes dont le montant dépasse fatalement le seuil limite.

M. Jérôme Fournel. - En l'occurrence, il revenait de Zurich avec 35 000 euros sur lui, au lieu de suivre les conseils de son banquier...

Voilà un exemple caractéristique d'une affaire ayant donné lieu à la transmission d'un BTI,...

Mme Nathalie Goulet. - Un BTI ?

M. Jérôme Fournel. - ... un bulletin de transmission d'information, à la direction générale des finances publiques. En revanche, sur cette affaire, une partie de la fraude fiscale était prescrite et n'a pu être totalement recouvrée.

Tel est le type d'affaires assez courantes que traitent les services douaniers.

Permettez-moi de citer également une affaire d'escroquerie à la TVA en matière de CO2, qui était l'une des premières à avoir donné lieu à un jugement...

M. Jean-Paul Balzamo. - C'est récent !

M. Jérôme Fournel. - ... et à des redressements de plusieurs dizaines de millions d'euros : 50 millions d'euros plus précisément.

Certes, il s'agissait d'une enquête judiciaire faite sous le contrôle du parquet par la douane judiciaire, mais l'intérêt du Trésor public était également très fort dans le recouvrement de ces sommes.

Cette enquête a fait appel à l'ensemble de la coopération internationale, y compris européenne, puisque Europol est monté très fortement en puissance sur cette affaire, et que des agents des douanes travaillent au sein d'Europol ; non seulement cela a eu des déclinaisons dans d'autres pays de l'Union européenne, mais parallèlement, cela nous a aidé à réaliser derrière des commissions rogatoires internationales qui se sont déroulées en Israël, au Liban, à Hong Kong, avec chaque fois de bons résultats, c'est-à-dire des retours positifs de la part des autorités de ces pays, et même des saisies d'avoirs criminels, puisque, en l'occurrence, plus de 20 millions d'euros, outre des immeubles et des voitures, ont été saisis, y compris à l'étranger et hors de l'Union européenne.

Par conséquent, sur ces sujets, nous marquons des points. Mais ce n'est qu'une partie de la fraude.

La deuxième question à laquelle je vais essayer de répondre est très difficile. Il s'agit des prix de transfert et de la valorisation en douane.

Un groupe de travail travaille actuellement sur ces sujets, comme tous ceux - ils sont nombreux - qui ont été mis en place à cet effet, qu'il s'agisse des groupes de l'OMC, de l'OMD, de l'OCDE, des groupes internes, notamment avec le MEDEF, afin d'essayer d'avancer sur une différence qui n'est pas aujourd'hui totalement réconciliable entre la valeur en douane d'un côté et les prix de transfert.

La difficulté provient du fait que deux logiques un peu différentes sur ces questions s'affrontent.

L'une des deux logiques, qui est une valorisation au titre de la valeur en douane, tend à retenir la valeur la plus complète possible, y compris en incorporant dans la valeur en douane la totalité des coûts de commission, de courtage, de transport, voire les coûts de recherche et développement qui existent - ce sont des réglementations internationales ou communautaires. Le prix de transfert, lui, est un prix de cession interne à un groupe et sur lequel il est possible de s'appuyer pour trouver la valeur en douane, puisque l'on cherche un prix de transaction et que, d'une certaine manière, il peut correspondre au prix de transfert.

On s'aperçoit, dans la réalité du fonctionnement des groupes que, en réalité, le même groupe qui vend à deux pays, à deux marchés distincts ou à deux sociétés différentes à l'intérieur de son propre groupe, pratique des prix de transfert différents. Le prix de transfert peut être calculé dans une optique de partage des coûts ou de répartition des bénéfices entre les sociétés d'un même groupe. Ce qui n'est pas la logique de la valeur en douane.

Normalement, même si l'on peut parfois avoir un doute sur l'évaluation de la valeur en douane et chercher à la cerner, ce qui n'est pas simple, il n'y a en revanche qu'une valeur en douane et pour la définir, nous demandons que le contrôle d'une maison mère ou entre les deux sociétés, l'exportatrice et l'importatrice, ne joue aucune influence sur la valorisation.

Nous souhaitons justement identifier la valeur indépendamment de toute logique de contrôle ou de groupe, et les travaux qui ont été menés sur la réconciliation possible entre valeur en douane et prix de transfert - des colloques entiers y sont consacrés, et je veux vous épargner de tels développements - ne sont jamais arrivés à converger complètement.

Le sujet n'est pas que français. Pour prendre un exemple, je crois que c'est l'Inde qui avait adopté une politique extrêmement allante en disant qu'elle voulait voir non plus deux valeurs, mais une seule. Simplement, après avoir dit cela, ce pays a en réalité retenu une logique d'évaluation extrêmement normative : c'est, grosso modo, le prix de vente en Inde, plus 10 % à 15 %, et il est impossible d'en bouger ; voilà le format selon lequel devront s'établir les déclarations.

Même en faisant cela, ils ne sont pas arrivés totalement à obtenir une réconciliation des deux logiques, parce qu'elles sont différentes et que la valeur en douane répond aujourd'hui à un certain nombre de cadres institutionnels de l'Organisation mondiale du commerce et de l'Organisation mondiale des douanes qui ne sont pas si simples à modifier. Pour cela, il faudrait obtenir l'accord d'un certain nombre d'États en parvenant à faire converger leur point de vue là-dessus.

La question de fond, d'ailleurs, est la suivante : est-il souhaitable de faire converger la valeur en douane et le prix de transfert, qui est lui-même utilisé, manipulé pour des raisons d'optimisation des entreprises ? Faut-il faire l'inverse, c'est-à-dire considérer que le prix de transfert ne peut être autre chose que la valeur en douane déclarée ? Évidemment, ce genre de paroles, lorsqu'on ose les prononcer, fait bondir du côté des entreprises.

Le sujet n'est pas simple. Ce qui est clair, c'est que, dans un certain nombre de cas, des enquêtes ont été menées à partir de la divergence que l'on peut observer - c'était le sens de la question posée, mais il fallait que je fasse le détour par le sujet plus général - entre des prix de transfert et des valeurs en douane, ou des valeurs en douane s'appuyant sur des prix de transfert déclarés par les entreprises, mais qui paraissaient anormaux.

La réalité m'oblige à le dire, il est extrêmement compliqué de remonter et d'identifier les fraudes à partir de là parce qu'il faut entrer dans la comptabilité des filiales et des entreprises. Ce que nous visualisons, nous, ce sont des phénomènes fréquents de minoration de valeurs dans la déclaration en douane, mais presque indépendamment du prix de transfert qui peut exister.

Ce phénomène de minoration de valeurs pour minimiser les droits de douane est très classique, sachant que, sur ces sujets, nous faisons parfois des recoupements avec la direction générale des finances publiques, et que l'on peut aboutir à des situations paradoxales. En effet, du point de vue douanier, ce que cherchent les entreprises, c'est la minoration de valeur, y compris à l'export, en sortie, pour l'entrée future dans un autre pays qui a éventuellement des droits de douane élevés. Du côté de la TVA, c'est le contraire : d'une certaine manière, il est intéressant d'augmenter sa valeur pour récupérer le plus de TVA.

En résumé, il existe des stratégies d'optimisation de la fraude. Nous avons travaillé avec la DGFIP sur certaines de ces pratiques, mais elles sont extrêmement difficiles à enrayer.

La troisième question porte sur les nouvelles fraudes et les fraudes sur internet.

Oui, nous avons mis en place des dispositifs de lutte contre la fraude sur internet, qui visaient, non pas seulement la fraude fiscale, mais la fraude en général, que ce soit le trafic de stupéfiants, de cigarettes et la contrefaçon.

Nous avons monté, par exemple, une cellule « cyberdouane » au sein de la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières ; nous avons développé un certain nombre d'enquêtes, pour assurer la veille de centaines de sites sur ces sujets chaque année. Il s'agit d'un dispositif assez massif.

Ces questions soulèvent deux ou trois problématiques.

La première résulte des difficultés liées à la matérialisation de la fraude, d'où les droits qui nous ont été octroyés, notamment par la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, la LOPPSI, tout récemment, de pratiquer des « coups d'achat », en matière de produits stupéfiants et de contrefaçons, pour pouvoir identifier le vendeur et ses pratiques, afin d'être à même, à partir de là, de matérialiser l'infraction et de la traiter, y compris judiciairement.

D'autres difficultés tiennent à l'anonymat, qui joue dans les deux sens. Cela signifie que, lorsque nous effectuons des achats, nous avons, nous aussi, besoin de nous « anonymiser » ; si c'est M. Balzamo qui achète systématiquement, il va commencer à être connu, certes comme redoutable agent des douanes, mais ce ne sera pas forcément efficace. Inversement, nous voyons de plus en plus de vendeurs entrer dans la logique de comptes bancaires « anonymisés », de cartes anonymes, qui soulèvent des questions quant à la possibilité de retirer l'information. C'est la raison pour laquelle nous développons un partenariat avec des acteurs de l'internet comme PayPal, pour aller chercher et croiser l'information, l'objectif étant d'obtenir de l'information directe, et pour remonter jusqu'aux comptes, aux adresses IP, etc. des vendeurs.

L'autre difficulté, nous le constatons notamment sur la fraude au CO2, est liée à l'utilisation des outils informatiques, qui sont aujourd'hui des démultiplicateurs des fraudes fiscales et de la capacité à optimiser et multiplier les profits tirés d'une opération, y compris de blanchiment, de recyclage ou autres. En l'occurrence, sur l'une des fraudes au CO2, à un moment donné, nous sommes tombés sur ce type d'outils. C'est d'ailleurs à partir de là que nous avons pu tirer une partie de la pelote, si vous me permettez cette expression, autrement dit faire avancer l'enquête.

Le troisième problème, qui est d'une nature un peu différente mais qu'il faut tout de même signaler, tient au fait qu'un certain nombre de réseaux qui se sont constitués sont des réseaux cryptés d'« anonymisation » totale de l'internet, notamment le réseau TOR. Derrière ces réseaux, on trouve des sites du type de celui qui porte le joli nom de « Route de la soie ». Croyez-moi, on y trouve absolument tout à acheter et à vendre ! Il s'agit, là aussi, de sujets difficiles à traiter.

M. Philippe Dominati, président. - Nous vous remercions de ces précisions.

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je poserai juste une question complémentaire. Pour les personnes physiques résidant effectivement à l'étranger, quel mode de surveillance exercez-vous, monsieur le directeur ? Quels sont vos modes d'action sur ce type de situations ?

M. Jérôme Fournel. - Je dirai deux choses.

D'abord, à la différence de ce que pratique, par exemple, la direction générale des finances publiques vis-à-vis des contribuables, nous n'intervenons pas dans la fiscalité des particuliers. Par conséquent, nous n'avons pas de demande particulière pour identifier des comptes bancaires à l'étranger comme le fait la direction générale des finances publiques.

Il se trouve que de longs articles de presse sont parus voilà un an et demi ou deux ans, lorsqu'il a été question de la « cellule de dégrisement fiscal », sur les Français résidant notamment à Genève et qui se faisaient contrôler dans le train Paris-Genève, ainsi que sur les douaniers qui leur prenaient leur téléphone portable et en détachaient la carte SIM. Ce qui est vrai, c'est que nous procédons à un certain nombre de contrôles, notamment dans les trains où se trouvent des individus résidant à l'étranger.

Toutefois, objectivement, il est très peu probable qu'on atteigne à travers ce genre de dispositifs celui qui réside à l'étranger depuis longtemps. Même s'il a fraudé, il ne faut pas se faire d'illusions !

M. Jean-Paul Balzamo. - Je souhaiterais, si vous me le permettez, apporter une petite précision.

La douane, en tant que telle, reste tout de même une administration de régulation des flux des marchandises. Donc, notre objectif est totalement différent de celui de nos collègues de la DGFIP. Notre accroche est toujours sur un flux matériel, soit de marchandises soit de capitaux, et c'est à partir de là que nous pouvons avoir des indices ou des échanges d'informations.

Sur la notion de résident, notamment en Suisse, qu'est-ce qui peut amener la douane à donner des informations à nos collègues de la DGFIP ? Tout simplement une situation anormale, par exemple un véhicule dont la situation fiscale ne correspond pas à l'adresse de la personne. À partir de là, nous procédons ou non à une régularisation de sa situation selon qu'elle est conforme ou pas à la réglementation douanière, laquelle peut révéler que sa situation fiscale est anormale. Dans ce cas, de nouveau, nous transmettons, madame Goulet, le fameux BTI, le bulletin de transmission d'information.

À cet égard, je souhaiterais ajouter une observation qui me paraît importante. J'ai lu avec attention le rapport de la Cour des comptes indiquant que les échanges d'informations entre les deux administrations sont très modestes. Les chiffres qui y figurent m'ont étonné puisqu'ils ne reflètent que les informations entre deux services nationaux, sans prendre en compte tout le travail qui est réalisé par toutes les directions des douanes de France et de Navarre.

Quand il est mentionné que la DNRED, service d'enquêtes spécialisé, transfère 55 BTI à la DGFIP sur des situations fiscales particulières, on est loin du compte puisque, le directeur général l'a indiqué tout à l'heure, nous en sommes à 1 700 BTI. Nous transmettons donc bien plus que 4 BTI par mois !

En général, en cas de manquement à l'obligation déclarative de capitaux, nous procédons à une audition lors de la procédure et, lorsqu'un individu est pris avec l'argent, la main dans le sac, il ne joue plus trop au malin, si vous me permettez l'expression. Très souvent, il avoue la finalité et reconnaît la fraude fiscale. Quand nous transférons l'information à nos collègues des impôts, c'est pour eux du pain béni !

Vous le voyez, la douane n'est pas, contrairement aux services des impôts, une administration tournée précisément vers cette évasion fiscale, mais elle dispose de leviers intéressants, soit au travers du manquement à l'obligation déclarative de capitaux, soit pour remettre en cause un certain nombre d'éléments, on en a parlé tout à l'heure, sur les prix de transfert.

Heureusement, nous nous appuyons sur une réglementation, qui n'est pas celle des entreprises, le code des douanes communautaire, qui représente aussi un frein. Si l'Inde, elle, décide de retenir tel type de valeur, en France, on ne peut pas le faire parce que nous appliquons l'article 29 du code des douanes communautaire en matière de valeur. Mais, dans le même temps, c'est une force, parce que nous pouvons remettre en question la valeur déclarée. Sachez que 30 % du contentieux sur les droits et taxes redressés aujourd'hui portent sur la valeur. Cela signifie que nous examinons ce paramètre avec attention et le remettons en question. On ne le prend pas pour argent comptant - pardonnez-moi ce mauvais jeu de mots !

M. Jérôme Fournel. - J'ajouterai juste une chose sur la question des résidents.

Une coopération assez forte s'est développée avec le Royaume-Uni, l'Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique, afin de procéder à des échanges d'informations systématiques, par exemple sur les manquements à l'obligation déclarative constatés dans un pays ou un autre. Par conséquent, nous pouvons avoir à connaître du cas, non pas du Suisse, en l'occurrence, mais de l'Allemand qui est un résident fiscal allemand mais dont les intérêts sont largement en France. S'il est pris en Allemagne et qu'une information nous est transmise, nous pouvons éventuellement débuter une enquête, mais plus sous l'angle de la coopération que de l'action directe.

Mme Nathalie Goulet. - Avant de devoir quitter la réunion à dix-huit heures - veuillez m'en excuser -, je voudrais poser deux questions.

Vous avez dit que vous vous intéressiez aux entreprises et pas aux particuliers. J'ai eu, pour ma part, de longues discussions, puisque je suis membre de la commission des affaires étrangères et que je voyage beaucoup, avec les membres des bureaux des douanes de l'aéroport de Roissy, qui constitue tout de même une entité lourde. Je rejoins un peu ce qu'a dit notre collègue Éric Bocquet tout à l'heure, lorsqu'il a parlé de doubles résidents. On m'a en effet signalé un certain nombre de cas de remboursement de TVA au profit de personnes qui, manifestement, jonglaient sur deux passeports sans que quiconque puisse vérifier la réalité de leur domiciliation.

Des remboursements de TVA de 750 000 euros, ou de plusieurs fois 200 000 euros, avaient eu lieu, pour des bijoux, des bagages de luxe, enfin tout un tas de produits. C'est très bien pour la France et les entreprises qui vendent, mais, dans le même temps, rembourser des sommes importantes de TVA dans des conditions aléatoires sans que les douaniers - vous allez me le confirmer, - aient la moindre capacité de vérifier, en tout cas au moment de la déclaration ou du passage, la réalité du domicile, cela pose un réel problème.

Je vous interroge sur ce point, parce qu'il a été soulevé devant moi. Je me demande à cet égard si, dans le cadre de projets de loi de finances, nous ne pourrions pas remonter le seuil de 175 euros, qui est un peu bas. Mais il semblerait que ce soit un seuil communautaire sur lequel nous ne puissions rien faire. Pourtant, 175 euros pour le remboursement de TVA, c'est quand même très faible !

J'en viens à ma seconde question.

J'ai assisté, dans une autre vie, aux conférences du Conseil de l'Europe, notamment des procureurs. Quels moyens faudrait-il donner au parquet en matière de coopération internationale ? Les affaires étant un peu compliquées, le parquet a-t-il assez de moyens ? Je suppose que vous allez me répondre par la négative.

J'évoquerai par ailleurs la formation, parce que les juridictions judiciaires et financières sont maintenant soumises à des pressions fortes et multiples. Trouvez-vous dans les parquets la formation suffisante ? Comment fonctionne votre coopération avec les parquets, et subsidiairement la coopération internationale ?

M. Jérôme Fournel. - Sur le premier point, vous avez parfaitement raison. Il est un certain nombre de cas sur lesquels il n'est pas si simple de se prononcer. Des critères et un certain nombre de règles de conduite sont donnés aux agents, mais la situation est délicate et l'on reçoit parfois des réclamations envoyées par des particuliers, qui prétendent être non-résidents, alors que le douanier affirme le contraire. Parfois, le contentieux intervient, non dans un premier temps, mais ultérieurement.

Par exemple, une montre de 300 000 euros - c'est possible aujourd'hui - peut avoir été achetée à Paris par une personne qui est sortie de France et y est revenue à plusieurs reprises. Au cours de l'un de ses voyages, le douanier, qui surveille le vol sur lequel elle s'est trouvée - on ne contrôle pas 100 % des passagers -, repère cette montre. La personne se justifie en expliquant, entre autres, qu'elle vit en partie à New York et en partie à Paris. La question est donc complexe. De notre côté, nous pouvons y réfléchir, mais il n'est pas si évident d'essayer de simplifier les règles pour définir plus strictement les différents cas rencontrés.

Sur la question des seuils, je vous renvoie à ce que nous avons dit tout à l'heure sur l'internet : nous nous trouvons face à une réalité absurde, et je pèse mes mots ! Les seuils communautaires sont différents sur la TVA et sur les droits de douane. Pour les envois exprès ou postaux, on applique des seuils différents pour faire payer la fiscalité et les droits de douane. Donc, les envois de valeurs négligeables le sont au regard de la réglementation douanière, mais pas nécessairement de la réglementation fiscale.

Mme Nathalie Goulet. - Que l'on traite d'ailleurs en Slovaquie !

M. Jérôme Fournel. - Je ne sais pas !

Par ailleurs, concernant le seuil de 175 euros, je vous indique que les seuils peuvent être différents suivant le type de marchandises, le moyen de transport. Cela concerne à la fois les seuils déclaratifs mais aussi les seuils de franchise quantitative, qui peuvent être différents suivant l'âge de la personne ! Objectivement, on a juste tout fait pour perdre l'usager et rendre l'application de la loi quasiment impossible. La seule manière simple et raisonnable de traiter le problème, c'est d'avoir un seuil unique et suffisamment élevé pour éviter les éléments trop faibles, tout en veillant à ce qu'il ne soit pas trop haut pour prévenir les logiques de fractionnement que l'on connaît bien et qui garantiraient une impunité à condition de faire beaucoup de voyages.

M. Jean-Paul Balzamo. - S'agissant de la magistrature, les parquets considèrent que, en matière de délinquance économique et financière, ils ne sont pas suffisamment outillés. Ce n'est pas une nouveauté ! Je crois que, chaque année, la direction des affaires criminelles et des grâces demande une enquête à ce sujet. C'est une demande récurrente, et c'est d'ailleurs pour répondre à ce besoin qu'a été créé, je le signale, le service national de douanes judiciaires, en complément des forces de police judiciaire classiques pour toute la fraude concernant la protection des intérêts financiers européens.

Mme Nathalie Goulet. - Quand a-t-il été créé ?

M. Jérôme Fournel. - Le SNDJ a été créé en 1999. En réalité, le texte de loi date de 1999, mais la création physique du service s'est faite entre 2002 et 2004, et c'est à partir de 2004 qu'il a réellement commencé à exister. Aujourd'hui, il compte effectivement plus de 220 enquêteurs judiciaires. Ce service est très particulier puisqu'il est dirigé par un magistrat. L'an dernier, il a traité près de 900 enquêtes judiciaires. Il occupe un vrai espace et est très apprécié par le parquet.

M. Jean-Paul Balzamo. - À telle enseigne, d'ailleurs, que son périmètre d'intervention a été élargi à plusieurs reprises par le législateur.

Quant à la formation que vous évoquiez, madame la sénatrice, cet aspect est pris en compte puisque, selon un protocole passé avec l'École nationale de la magistrature dans les années 1998 et 1999, plusieurs types de formation sont dispensés : une sensibilisation à la fraude douanière dans la formation initiale ; ensuite, au titre de la formation continue, en particulier pour les parquetiers et surtout ceux qui travaillent dans les pôles économiques et financiers, des formations beaucoup plus ciblées sur la fraude douanière, la fraude aux intérêts financiers de la Communauté. Cela répond à un vrai besoin parce que ces types de fraudes - la délinquance économique, les grosses fraudes - sont par nature transfrontalières et demandent un investissement en temps et en commissions rogatoires internationales très lourd, sur des thématiques et des réglementations très compliquées, et sur lesquelles les magistrats instructeurs, j'insiste sur ce point, n'ont pas l'habitude d'investiguer et devant lesquelles ils se sentent très démunis au départ.

Mme Nathalie Goulet. - Ce n'est pas la peine que vous fassiez un tel travail si l'on n'arrive pas à juger derrière !

M. Jérôme Fournel. - Il s'agit là de la capacité de traitement judiciaire grâce à des services spécialisés comme le SNDJ et à un investissement des services. La douane et la magistrature ont un programme de rencontres sur ces sujets ; il faut parcourir la carte de France de nos parquets pour bien visualiser les points de difficulté, de friction. C'est d'ailleurs dans ce cadre que la direction des affaires criminelles et des grâces formule, dans un rapport établi annuellement sur les parquets, des propositions destinées à améliorer la situation. L'une des difficultés par exemple, on le voit bien, réside dans le fait que le SNDJ - c'est un gros avantage pour lui, y compris sur ce type de fraude - a une compétence nationale, alors que les services judiciaires, éventuellement en co-saisine, ont des compétences plus territoriales. Il faut donc trouver le bon mode de fonctionnement.

À mon sens, pour progresser, il convient de continuer la logique de spécialisation, de faire grossir le service autour de cette compétence, sans l'élargir trop et, du côté des juridictions, d'adopter une même logique de spécialisation.

M. François Pillet. - Je poserai deux questions qui portent principalement sur la répression.

Au sein de l'administration fiscale, la direction générale des douanes et droits indirects est celle qui a le plus large pouvoir de transaction.

Sur la totalité des affaires d'aspect frauduleux sur lesquelles vous intervenez, quelle est la part de transactions, par exemple en volume, par rapport aux poursuites pénales ?

M. Jérôme Fournel. - Il y a 95 % de transactions et 5 % de poursuites.

M. François Pillet. - J'en viens à ma seconde question, que sous-tendait la précédente : l'exemplarité de la sanction.

Je prendrai un exemple franco-français, qui déborde donc un peu le champ d'action de votre administration ; néanmoins, il vous concerne également.

En matière de contributions indirectes, lorsqu'on se trouve face à des commercialisations de surplus de vin, vous êtes seuls aptes à déclencher les poursuites ; le parquet ne peut pas les engager, sauf en matière d'escroquerie à la TVA. C'est vous qui décidez de poursuivre, de saisir pénalement, ou tout au moins de sanctionner.

C'est encore pire, à mon avis, pour vos collègues, puisque, dans une sorte d'ambiance très nuageuse, on passe par le service d'information sur la frontière, ou SIF, pour faire croire que l'administration ne poursuit pas n'importe qui, alors qu'elle est seule à pouvoir déclencher les poursuites. Voyez-vous un inconvénient technique à ce que les parquets recouvrent la possibilité d'avoir l'initiative des poursuites, ou au moins de la partager avec vous ?

Je citerai un exemple en matière de contributions indirectes. Les parquets poursuivent, notamment en cas de dénonciation de fraude à la qualité, qui n'est pas de votre compétence. Mais cette fraude à la qualité, c'est en même temps une fraude à l'INAO parce qu'elle révèle un surplus. Vous ne poursuivez pas, vous ne transigez pas, et le parquet n'a pas la possibilité d'engager les poursuites. Vous le voyez, c'est de la pure technique de poursuites. Vous paraîtrait-il techniquement anormal que le parquet dispose de plus larges pouvoirs de poursuites dans vos domaines ?

M. Jérôme Fournel. - Techniquement, tout est faisable.

Cela étant, je souhaiterais revenir un instant sur la question précédente de Mme Goulet.

Aujourd'hui, même si nous avons des outils spécialisés, d'une manière générale, les parquets sont tout à fait ravis, comme le ministère de la justice, du pouvoir de transaction qui leur permet de ne pas être submergés par du contentieux.

M. François Pillet. - C'est très important !

M. Jérôme Fournel. - L'exemplarité est importante, vous avez raison, monsieur le sénateur, ainsi que l'effectivité. La transaction a, d'une certaine façon, une effectivité très forte. C'est pourquoi on nous demande parfois d'intervenir aujourd'hui dans des opérations qui, objectivement, sont moins douanières puisqu'elles relèvent de la logique de contrôle des flux intérieurs. Je pense par exemple aux interventions que nous effectuons dans les banlieues sur de petits trafics. Nous appuyons le rôle des autres forces de l'ordre en étant capables, avec la transaction, d'infliger une sanction là où le processus judiciaire serait long et pourrait ne rien donner. Mais cela ne nous réjouit pas, car l'objet même de la transaction, ce n'est pas de sanctionner les toutes petites fraudes.

La réalité est tout de même un peu différente.

Il arrive que l'on fasse une proposition de transaction à une personne et que celle-ci la conteste. Si nous estimons qu'elle le fait à mauvais escient, nous transmettons au parquet, lequel nous permet souvent de transiger tant que le jugement n'est pas définitif. Le parquet est ravi, car cette transmission lui donne la capacité de poursuivre, et si l'on arrive à une transaction - cela ressemble un peu à la justice américaine, me direz-vous, car c'est bien un contrat qui est passé -, elle se fait dans ce cas sous l'égide du juge : c'est lui qui l'autorise, alors que l'action judiciaire est déjà engagée. Voilà comment les choses se passent très souvent.

M. François Pillet. - Vous comprenez ce que je veux dire : dans 95 % des affaires, vous transigez,...

M. Jérôme Fournel. - Oui !

M. François Pillet. - ... et tout cela échappe à la médiatisation de la peine !

M. Jérôme Fournel. - Effectivement, mais sur ces 95 %, une part non négligeable des transactions a en réalité été examinée et autorisée par le juge. Ce sont des transactions, mais sous le contrôle de l'autorité judiciaire.

M. Jean-Paul Balzamo. - C'est logique, quand on voit la masse du contentieux douanier...

Par ailleurs, à la différence du code pénal, l'élément intentionnel doit certes exister, comme l'élément moral de l'infraction, mais le droit douanier porte avant tout sur la matérialité de l'infraction commise.

Il serait dommageable de sanctionner des infractions modestes ou qui portent sur de grosses sommes mais pour lesquelles l'élément intentionnel de fraude n'existe pas. Cela n'aurait aucun sens ! Nos rapports avec la Chancellerie n'ont jamais été gênés ; d'ailleurs, nous lui communiquons des informations en toute transparence, comme nous le faisons au Parlement.

M. Jérôme Fournel. - S'agissant de l'exemplarité, il est certain que, de fait, la publicité qui s'attache à une action en justice et à un jugement rendu au nom du peuple français fait défaut.

M. Jean-Paul Balzamo. - J'apporterai juste une précision. Sur les grosses affaires, certes, l'action en justice présente un intérêt dans la mesure où l'élément intentionnel de la fraude est avéré. Mais je sais par expérience malheureuse - cela fait maintenant trente ans que je suis dans cette maison, et Dieu sait, parce que j'étais la petite main pour créer ce SNDJ, si je crois foncièrement à l'importance d'aller en justice pour stigmatiser les fraudes importantes - que, pour les contentieux très lourds et compliqués, il n'y a pas d'exemplarité. En effet, au bout de six ou sept ans d'instruction, où est l'exemplarité ? En revanche, une réaction positive forte peut résulter d'une sanction transactionnelle qui permet d'infliger des amendes lourdes...

M. François Pillet. - La menace de l'emprisonnement n'existe pas comme avec l'article 1792 !

M. Jean-Paul Balzamo. - La peine de mort figurait même dans le code des douanes jusqu'à Napoléon III !

M. Jérôme Fournel. - Si vous écoutez les entreprises, elles nous reprochent plutôt le fait...

M. Jean-Paul Balzamo. - De trop pénaliser !

M. Jérôme Fournel. - Même si les actions en justice ne représentent que 5 % des affaires, une possibilité de pénalisation existe.

M. Jean-Paul Balzamo. - Faudrait-il s'orienter vers des sanctions purement administratives dans des cas précis ?

M. Jacques Chiron. - Je voudrais revenir sur l'internet et le e-commerce, qui se développe de plus en plus. J'ai eu connaissance de plusieurs cas dans mon département, mais il en existe beaucoup d'autres, où l'on s'est aperçu que le paiement était effectué à des banques luxembourgeoises. Les clients s'en sont rendu compte en recevant leur relevé de banque. Sachant ce qu'on a dit sur les banquiers du Luxembourg, n'y a-t-il pas une possibilité de fraude importante ? Bref, vous êtes chez vous, vous achetez en France à une agence française, mais la véritable société est en réalité un simple compte bancaire. Que se passe-t-il pour la TVA ?

M. Jérôme Fournel. - Votre interrogation, monsieur le sénateur, regroupe plusieurs questions.

Le sujet de la fiscalisation de la société, et éventuellement de l'imposition des bénéfices réalisés par cette société, intéresse également la direction générale des finances publiques. Nous avons des exemples où, compte tenu de la localisation à l'étranger, il est extrêmement difficile de répondre à ce problème. Mais, au sein de l'Union européenne, les États ne sont pas d'accord sur les moyens de parvenir à fiscaliser, conformément à la réalité du lieu de vente, ce bénéfice qui est situé dans une résidence donnée. Les attentes sont fortes pour tenter de trouver une harmonisation sur ces sujets.

La question de la TVA est toujours très complexe quand il s'agit de l'étranger. En toute hypothèse, si l'on veut verrouiller le circuit pour assurer la collecte de la TVA, on peut imaginer que ce soit l'hébergeur ou l'éditeur qui en assume la responsabilité. Toutefois, la meilleure garantie, ce serait le « tuyau », c'est-à-dire l'intermédiaire financier : parce que ce dernier assure la transaction financière entre l'acheteur et l'éditeur, il pourrait aussi assurer le recouvrement de la TVA.

M. Jacques Chiron. - On fait payer au tuyau une taxe qui s'appellera autrement que TVA.

M. Jérôme Fournel. - La bonne solution, à mon sens, se situe dans la « tuyauterie ».

M. Éric Bocquet, rapporteur. - Je formulerai deux petites questions avant de conclure.

Je crois savoir que le MEDEF avait émis des revendications sur la pratique des contrôles douaniers. En avez-vous accepté ?

Enfin, avez-vous été touchés par la politique de la révision générale des politiques publiques, la RGPP, donc le non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux ? Cela n'a apparemment pas été le cas, nous dit-on, à la direction générale des finances publiques. Mais qu'en est-il de vos services ?

M. Jérôme Fournel. - Je commencerai par répondre à la dernière question, qui est facile.

Oui, nous avons été très lourdement touchés par la politique de diminution des effectifs puisque, aujourd'hui, entre 58 % et 65 % des départs, suivant les années, ne sont pas remplacés. Nous sommes soumis à un rythme de gain de productivité toujours plus intense, car nous perdons environ 2 % de nos effectifs chaque année. C'est extrêmement important !

Cette situation a été justifiée par l'évolution de nos modes de fonctionnement, notamment la dématérialisation accélérée de nos procédures. Historiquement, nous avions sans doute un peu de retard, mais aujourd'hui, je pense que nous avons plutôt de l'avance sur la dématérialisation, et les administrations douanières européennes sont aujourd'hui très en avance en termes d'interopérabilité de leurs systèmes d'information.

Aujourd'hui, une marchandise, par exemple du vin, qui part de Bordeaux, sort d'Europe par un port au nord de la Pologne, est suivie, tracée informatiquement tout au long de son trajet, d'État en État européen, et un retour informatique arrive, au moment de la sortie du port en Pologne, sur le bureau de douane de départ.

Par conséquent, les systèmes sur lesquels nous travaillons sont extrêmement poussés de ce point de vue, et nous sommes plutôt en avance aujourd'hui.

Cette dématérialisation a imposé des réformes de structures, qui se sont appuyées sur des changements importants concernant les métiers : pour donner un ordre de grandeur, entre 2008 et 2010, j'ai fermé une centaine de structures de dédouanement en France, sur 250. Cela a été extrêmement lourd !

Par conséquent, nous sommes totalement impactés par ces évolutions.

Votre première question, monsieur le sénateur, concernait le MEDEF.

Nous travaillons maintenant depuis plusieurs années sur une évolution de la relation que nous entretenons avec les entreprises. Il faut bien comprendre pourquoi. Nous n'avons pas seulement envie de faire plaisir aux entreprises ; nous essayons d'appuyer la compétitivité de celles-ci, c'est un fait, mais par ailleurs, nous nous situons dans une logique de partenariat : j'ai besoin d'informations, j'en collecte sur les flux physiques ; j'ai besoin de trier mes entreprises en fonction de leur qualité de dédouanement, et c'est à partir de cette analyse du risque et des informations collectées que je vais contrôler à bon escient un petit nombre d'envois. Si je cible mieux, mes contrôles sont plus efficaces, j'embête moins les entreprises, et la situation sera alors plus fluide pour elles. On est « gagnant-gagnant » !

Nous avons développé cette logique à l'égard de nos partenaires du MEDEF. Nous avons notamment instauré une charte des contrôles douaniers pour que la relation de contrôle soit un peu décomplexée ou en tout cas plus facile. Nous avons mis en place des facilités pour la personnalisation des services douaniers, pour les inscrire dans une logique de compétitivité et pour s'adresser aux différentes entreprises, cible par cible.

Bien sûr, certains sujets sont encore difficiles : je pense au caractère pénal du droit douanier et aux sanctions appliquées.

Nous avons progressé dans les échanges, me semble-t-il, puisque nous étions parvenus à un accord sur un texte qui n'a pas pu être déposé, mais qui faisait largement consensus entre le MEDEF et la douane sur la nécessité d'une évolution de la notion et de la sanction. En effet, dans un certain nombre de cas - mon propos va aller à l'inverse de ce que vous avanciez, monsieur Pillet -, il y a une matérialité d'un fait, je ne veux pas sortir de là. Cela signifie que je ne peux pas a priori, dès le départ, dire que telle infraction matérielle de sous-valorisation est une irrégularité, ou que telle infraction de sous-valorisation est commise par une entreprise qui cherche à faire des évasions. Je ne sais pas le faire a priori.

En revanche, une fois qu'a commencé l'identification de l'infraction, je peux me dire que je suis face à une irrégularité ou à quelque chose de plus sérieux, et je vais diligenter une enquête. On peut assez rapidement savoir si l'on va basculer dans une logique de poursuites - qu'une transaction ait lieu ou non, le sujet n'est pas là - parce que, pour nous, il existe une infraction lourde, ou bien si l'on est devant une infraction qui justifie à nos yeux - on en revient un peu à l'intentionnalité ou à une notion moins forte que l'infraction stricto sensu - de passer à du contraventionnel.

Notre rôle consiste à mieux discriminer, proportionner la sanction pénale entre du contraventionnel et du délictuel et éviter de s'engager systématiquement dans du délictuel. Je disais que de tels propos n'iraient pas dans votre sens ; en réalité, ce n'est pas tout à fait exact dans la mesure où, par exemple, sur un cas, je vais retenir le délit et avoir tendance à aller plus facilement en justice pour obtenir l'exemplarité que vous souhaitez, et où, en revanche, sur un autre cas, je vais décider, soit de passer outre, soit de proposer une transaction, parce que nous sommes sur une affaire qui ne présente pas de grosses difficultés.

M. Philippe Dominati, président. - Messieurs, je vous remercie de cette audition très complète et extrêmement instructive.