Mardi 10 février 2015

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

Audition de Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire de prospective et développement durable, président de l'Institut des futurs souhaitables

M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, j'ai le plaisir d'accueillir, en votre nom, Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de prospective et développement durable, président de l'Institut des futurs souhaitables et auteur, en 2014, de l'ouvrage La prospective stratégique en action.

Nous sommes heureux de pouvoir entendre son expertise sur la prospective, sur ce que vous entendez par futurs souhaitables, ainsi que votre analyse des modèles d'innovation, des politiques publiques et du changement social.

Monsieur Durance, vous avez la parole.

M. Philippe Durance, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire de prospective et développement durable, président de l'Institut des futurs souhaitables. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre accueil et de votre intérêt pour ce que Pierre Massé appelait une « indiscipline intellectuelle ». Je vais vous présenter les points saillants, majeurs, de ce qu'est la prospective, de ce qu'elle représente pour cette école française de prospective que mon équipe au Cnam et moi-même nous efforçons de porter.

Entrons tout de suite dans le vif du sujet. La prospective est une réponse moderne à une très ancienne question. D'aussi loin que l'on remonte dans l'histoire, l'homme s'est toujours interrogé sur l'avenir, en y apportant, selon les époques, des réponses extrêmement diverses.

Ce fut, d'abord, par la divination. Voilà une conception de l'avenir très confortable puisqu'elle revient simplement à dire qu'il n'y a qu'une seule réponse possible. Problème, elle n'a pas toujours été très claire, surtout au début, et a prêté à diverses interprétations. Les quatre grands arts divinatoires qui ont à cette époque quelque peu structuré la pensée, au moins de l'Occident, furent : la cartomancie ; la chiromancie ou lecture des lignes de la main ; la géomancie, largement pratiquée, qui consistait en l'interprétation des formes géométriques ; et puis l'astrologie, bien sûr, qui renvoie au concept de « logos », c'est-à-dire la raison, le discours, le raisonnement, et cette sémantique n'est pas anodine.

En parallèle de ces pratiques de divination ancestrales s'est développée la culture scientifique. À force d'observer la nature et son environnement, l'homme en a tiré des interprétations pour essayer non seulement de découvrir une partie de l'avenir, mais aussi de comprendre le mode de fonctionnement de la nature qui l'entourait. Il existait des liens très forts, en tout cas au début, entre pratiques divinatoires et pratiques scientifiques. Cela n'a jamais empêché la critique. Le Caravage, au travers de son tableau La diseuse de bonne aventure, montre que, sous couvert de prédire l'avenir, la jeune bohémienne dérobe en fait au chevalier son anneau d'or. Il illustre cette idée de naïveté par rapport à la prétendue découverte d'un avenir prévu à l'avance.

Par la suite, on s'est davantage orienté vers la science, plus particulièrement le déterminisme. Encore aujourd'hui, divination et déterminisme sont des pratiques profondément ancrées dans nos sociétés, à diverses échelles. Le déterminisme permet, de manière très pratique, de relier un événement à une cause et, par le biais du principe de causalité, d'affirmer que, dans des conditions identiques, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Là encore, une telle mécanique se révèle assez confortable puisqu'elle aboutit à prédire un événement ou un comportement. Je ne résiste jamais au fait de citer ce court extrait de l'ouvrage de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui [...] connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, seraient présents à ses yeux. »

À l'évidence, les frontières entre science et divination sont encore très poreuses. On parle de philosophie des probabilités, deux termes qui à notre époque auraient tendance à être opposés. Nous sommes là au coeur de cette idée de déterminisme, de cette capacité, à partir d'une règle et de son application, à lever une incertitude sur un phénomène donné, en l'occurrence, comme l'affirme Laplace, aussi bien sur l'avenir que sur le passé. Le déterminisme a pris de nombreuses formes. Déterminisme naturel ou universel, chez Laplace. Déterminisme religieux, bien sûr. Déterminisme historique, aussi, c'est-à-dire la capacité pour une société de prédire son évolution ou celle d'une autre, en respectant le passage par certaines étapes obligatoires ; c'est ce qui nous a permis de nous qualifier de société développée, par opposition à d'autres, que nous avons appelées « sous-développées » car n'étant pas au même stade de développement. Déterminisme social également, je n'y reviens pas. Déterminisme technologique, de plus en plus prégnant - nous sommes en plein débat sur la transition énergétique - et qui force un peu à l'immobilisme puisqu'il suffirait d'attendre la mise en oeuvre de solutions techniques pour résoudre les problèmes humains.

Dernier en date, le déterminisme génétique : dès les premiers progrès constatés en la matière, notamment sur l'analyse de l'ADN, nombreux ont été ceux à annoncer la possibilité de prévoir, si ce n'est la date, du moins la cause de la mort certaine de chacun d'entre nous. Voilà qui était de nature à interpeller. Aujourd'hui, même ce déterminisme est remis en question, et heureusement. Le gène ne fait pas tout. Ce que l'on appelle l'épigénétique - l'environnement, le contexte, l'alimentation, la pratique d'un sport, tout ce qui ressort de la volonté humaine - détermine aussi bien sûr l'apparition ou non de certaines maladies.

Par conséquent, on peut identifier trois grandes époques au cours desquelles des réponses différentes ont été apportées à la même question. À l'époque de la fatalité, l'avenir était considéré comme écrit à l'avance et des techniques mises en place pour le connaître, l'interpréter. Puis il y eut l'époque que j'appelle « de l'orgueil », lorsque l'homme commença à comprendre la nature et à vouloir la dominer. Descartes - « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » - est souvent cité en exemple pour illustrer cette idée de possession, de maîtrise.

La troisième époque, dans laquelle nous vivons aujourd'hui et dont nous connaissons avec exactitude la date de début, est celle de l'incertitude. Plus rien n'est certain, sur aucun sujet, que ce soit à titre collectif ou individuel. Nombre de penseurs ont essayé d'apporter, dans l'histoire moderne, des réponses à cette problématique. Je citerai le principe responsabilité de Jonas, qui a donné lieu au principe de précaution, le principe espérance de Bloch, et puis la prospective. Cette dernière est la réponse la plus pragmatique puisqu'il s'agit d'une méthode ; je vous la détaillerai tout à l'heure.

Pour la prospective, l'avenir appartient à trois domaines, le premier étant celui de la liberté. La prospective rejette le déterminisme et son idée d'avenir unique ainsi, bien évidemment, que la divination. Elle s'ouvre à la multiplicité des avenirs, à ce qu'elle appelle les « futurs possibles ». Là est le début des difficultés. L'indéterminisme, par définition, c'est très inconfortable.

Première difficulté, il est des futurs inimaginables, d'autres qui ne le sont pas. Que n'est-on pas capable d'imaginer ? Voilà une question aussi réelle que déstabilisante. La nature humaine est assez limitée en termes de capacité d'imagination. La prospective a notamment pour objectif, en ayant recours à des méthodes spécifiques, de rendre imaginables des futurs qui, a priori, ne le sont pas. Au demeurant, une fois que le passé est passé, il est tout aussi indéterminé, multiple et difficile à connaître que l'avenir ; c'est le rôle de l'historien que d'essayer de réduire une telle incertitude.

La prospective va donc se focaliser, parmi les futurs imaginables, sur les futurs possibles. Pierre Massé, que je citais au tout début de mon intervention et qui fut l'un des grands commissaires au Plan et traducteurs de l'esprit prospectif, disait : « L'imagination a ses limites. L'avenir est fait d'imaginable inimaginable. » L'effondrement des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001, c'était inimaginable. Pourtant, c'est arrivé. Nous l'avons tous vécu en direct, à la radio, devant la télé ou sur Internet : ce fut l'un des premiers faits sociaux globaux. À l'évidence, il y a un poids de la structure, de l'environnement, de l'histoire, de la culture, qui nous empêche d'imaginer certaines choses dans certains contextes.

La prospective a cet intérêt de nous ouvrir à des sujets que nous refusons de voir, d'entendre, d'évoquer. Parce que l'avenir est domaine de liberté, la prospective va chercher à identifier des faits porteurs d'avenir, c'est-à-dire infimes dans le présent mais aux répercussions potentielles importantes, des signaux faibles, des germes d'avenir, des ruptures possibles, en s'intéressant à tout ce qui peut perturber, ouvrir sur des avenirs pluriels, permettre de sortir de ce fameux avenir tendanciel.

Si l'avenir est domaine de liberté, il est aussi domaine de volonté. À partir du moment où il est admis que l'avenir n'est pas écrit à l'avance, qu'il est multiple, alors il est sujet à la volonté, ouvert au choix. Le refus de toute posture déterministe offre la possibilité de choisir, parmi les futurs possibles, un ou plusieurs futurs souhaitables. C'est ce qui fait sa force et cela ouvre deux grands domaines : le domaine de l'anticipation, l'exploration des futurs possibles, et le domaine de l'action, le choix du ou des futurs souhaitables. Là réside une autre difficulté : comment définir un futur souhaitable ? Pour qui ? Pour quoi ?

Dans les années soixante, soixante-dix, quand la planification réussissait encore à s'imposer plus ou moins, un grand philosophe français, Paul Ricoeur, avait participé à un exercice de prospective national, lancé par le Plan, sous l'égide de Pierre Massé, et posé, en substance, ces questions : « De quel droit définissons-nous, pour le plus grand nombre, un avenir donné ? Pourquoi celui-ci et pas un autre ? Pourquoi n'impliquons-nous pas les citoyens, pourtant les premiers concernés, dans ce choix ? »

Troisième et dernier domaine, le domaine de responsabilité. Si l'avenir n'est pas écrit à l'avance, le choix auquel il est soumis emporte, en toute logique, une responsabilité. La prospective est avant tout une éthique de l'action, une manière de définir des règles à appliquer pour faire des choix, en conscience, en toute responsabilité. D'où l'essor des termes « responsabilité sociale ou sociétale », au sein des entreprises, ou « développement durable ». Il convient de faire un choix accepté par le plus grand nombre.

La prospective est une création éminemment française. J'ai toujours peur d'être taxé de chauvinisme en disant cela mais les faits sont là. La prospective est née en France, dans l'esprit d'un homme, Gaston Berger, et ce dans un contexte très particulier, que je vais rappeler et qui me fait dire qu'elle ne pouvait naître que dans l'esprit de cet homme-là. Né au Sénégal, Gaston Berger était avant tout un philosophe, mais un philosophe en action qui se frottait quotidiennement au terrain. Cette capacité de réflexion sur les valeurs, sur le sens, la finalité de l'action humaine sont autant d'éléments qui se retrouvent dans la prospective. Il n'était pas du tout un philosophe classique comme Bloch ou Jonas, ou l'un de ces intellectuels quelque peu « hors-sol ». Quand il a pensé la prospective dans les années cinquante, il était haut fonctionnaire, directeur général de l'enseignement supérieur, domaine qui comptait alors très peu d'étudiants et dans lequel tout était à construire. Il s'est posé beaucoup de questions sur la manière de prendre des décisions, ce qui l'a conduit à formaliser la méthode prospective. Malheureusement, il meurt accidentellement en 1960 et ne pourra aller jusqu'au bout de sa réflexion. Mais celle-ci fut suffisamment géniale, dans tous les sens du terme, pour qu'elle perdure dans les pratiques françaises. Pour le petit côté people, je précise que l'aîné de ses quatre enfants s'appelait Maurice Béjart. Le père, désespéré d'avoir un fils danseur et chorégraphe, lui fit faire de la philosophie.

Fait étonnant, les années cinquante, en France, représentent un monde très similaire à celui d'aujourd'hui. C'est certainement la raison pour laquelle la prospective est à ce point en vogue depuis quelques années. Dans ces années cinquante, la perception du changement et de l'accélération du temps est extrêmement forte. Les gens considèrent qu'ils n'ont plus le temps de rien, que tout va toujours plus vite, que le monde s'accélère.

Si le monde s'accélère autant à cette époque, c'est qu'il est soumis aux effets simultanés de nouvelles techniques : nucléaire, cybernétique, astronomie, aéronautique. Soyons clairs, c'est l'explosion de la première bombe atomique en 1945 qui a déclenché l'entrée de l'espèce humaine dans l'ère de l'incertitude. Une réflexion analogue domine aujourd'hui chez les écologistes avec le changement climatique, et certains vont très loin, jusqu'à affirmer que, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, l'homme risque de disparaître. Ce n'est pas vrai, ce n'est pas la première fois. C'est le nucléaire qui, le premier, a fait naître cette notion d'incertitude et de finitude du genre humain. C'était encore plus prégnant à l'époque de la guerre froide. Le nucléaire a entraîné de nombreux changements, notamment dans le domaine civil. Nous ne pourrions pas travailler et nos organisations fonctionner sans tout cet apport des sciences des systèmes et de la cybernétique, y compris en termes de mécanique, de robotique.

Autre domaine où l'inédit a émergé : l'astronomie et l'aéronautique. Souvenez-vous, 1957, lancement du premier satellite : pour la première fois dans l'histoire humaine - la « deuxième » première fois avec le nucléaire -, l'homme fut capable d'extraire de l'attraction terrestre un objet. Cela a énormément marqué les esprits.

Gaston Berger fut le premier à le dire, à faire ce constat que les situations dans lesquelles l'homme évolue sont sans cesse nouvelles et qu'il n'est plus possible de continuer à appliquer les règles d'hier pour construire le monde de demain. Ne plus rester tourné vers le passé, ne plus convoquer le précédent, l'analogie, la statistique pour prendre les décisions de l'avenir, voilà la grande découverte de Berger.

Or se tourner vers l'avenir, premièrement, n'est pas naturel, deuxièmement, requiert une méthode, des outils pour ce faire. Double problème. Gaston Berger va poser les bases d'une telle méthode, avec l'objectif de faire une « anthropologie prospective », une science de « l'homme à venir ». Aux yeux de Berger, la prospective n'est pas une science ni même une discipline académique en tant que telle, elle est un moyen d'étudier les situations à venir dans lesquelles l'homme pourrait se trouver engagé de manière à prendre les décisions qui soient les meilleures et les plus efficaces possible, non dans les moyens mais dans les finalités. En tant que philosophe, Berger était très attaché aux valeurs humanistes.

Pour développer sa méthode, il s'est doté d'un outil grâce auquel la prospective existe encore aujourd'hui. Il crée en 1957 le centre international de prospective, qui rassemble des universitaires, des hauts fonctionnaires et des chefs d'entreprise pour travailler ensemble sur des grands sujets de société, essayer d'anticiper, de guider, d'influencer la décision publique. Voilà la méthode de Berger pour faire de la prospective, celle qui nous guide depuis les années soixante. Elle est très simple et se résume aux quelques principes suivants.

Premièrement, il faut voir loin, s'extraire du poids du présent, porter le regard bien au-delà du court terme, selon les contextes et les sujets, à dix, quinze, vingt, trente ans. Les entreprises ont tendance à raisonner à un horizon de dix ans. Dans les territoires, en revanche, on a moins de difficultés à se projeter plus avant, comme le montre le programme Territoires 2040 de feue la Datar, devenue le Commissariat général à l'égalité des territoires.

Deuxièmement, il faut voir large, être capable de confronter le plus d'individualités et de diversités possible dans l'analyse des sujets. En rassemblant des hauts fonctionnaires, des chefs d'entreprise, des universitaires, Berger avait bien cette idée en tête : multiplier les regards pour être sûr de ne rien laisser passer et surtout de favoriser l'imagination.

Troisièmement, il faut analyser en profondeur. Berger était un philosophe, un phénoménologue plus exactement. Il appartenait à cette branche de la philosophie qui a pour mission de dépasser l'apparence première des choses pour aller voir comment elles existent en elles-mêmes. La prospective répond à la même logique : avoir une connaissance intime des phénomènes et du monde qui nous entourent pour se projeter plus efficacement dans l'avenir.

Telles sont les trois bases de la méthode prospective, sur lesquelles se greffe une double intention, que l'on doit également à Gaston Berger : prendre des risques et penser à l'homme. Conscient que l'avenir était forcément un pari, Berger concevait la prospective comme un instrument servant à éviter les paris absurdes, à borner la réflexion. Faire un choix, c'est forcément prendre un risque, mais le pire risque n'est-il pas finalement de ne pas choisir ? Cette interrogation était très forte chez lui. Deuxième intention à ne pas perdre de vue, également très présente dans l'esprit de Berger : penser à l'homme, car, au bout de chaque décision, il y a non pas un objet, un concept ou un principe, mais bien un être humain.

Le dernier principe à retenir est implicite : c'est voir ensemble. La prospective est foncièrement une activité collective, contrairement à la futurologie. Ce dernier terme renvoie à la vision de l'avenir que peut exprimer à titre personnel tel ou tel intellectuel, à l'image de Joël de Rosnay ou de Jacques Attali, il s'ancre dans une décision et une analyse individuelles.

Pour illustrer cette dimension collective, je vous propose de regarder trois courts extraits d'une émission de télévision - la seule - dans laquelle est intervenue Gaston Berger, quelques mois seulement avant sa mort. Il y explique ce qu'il entend par prospective.

Premier extrait : « Le mot prospective correspond à l'attitude que nous prenons dans notre groupe et que nous recommandons aux hommes de prendre et qui nous tourne résolument vers l'avenir, avec une attention passionnée. Vers un avenir dont nous n'attendons pas la révélation magique mais dont nous savons qu'il sortira de notre action parce que nous avons à le construire. Si bien qu'à certains égards on pourrait dire que la prospective est une réflexion sur l'action de l'homme dans un monde en accélération. Car c'est cela le trait principal. »

Concevant le centre international de prospective comme un groupe d'hommes qui veulent être « les contemporains du futur », il explicite les méthodes de travail de ce groupe : « Il y en a une que je voudrais signaler d'abord, c'est que nous formons une équipe. Nous voulons construire l'avenir mais nous savons que nous ne pouvons pas le construire si nous n'y pensons pas tous ensemble. Et ceux de nos amis qui sont ici peuvent en porter témoignage : dans nos réunions une idée est lancée par l'un, reprise par l'autre, éclairée par le troisième. L'idée qui nous a inspirés dans la constitution même de la société était de réunir, pour prendre les trois catégories principales, de grands professeurs, des administrateurs responsables de grandes choses, des chefs d'entreprise, enfin, c'est-à-dire des hommes, qui, sur les sujets que nous étudions, pourront non seulement porter un témoignage théorique, extérieur, abstrait, mais aussi nous donner le fruit d'une sagesse expérimentale profonde. » En parlant des administrateurs, il pense à Louis Armand, assis à ses côtés, ancien dirigeant de la SNCF et de la communauté européenne de l'énergie atomique.

Deuxième extrait : « Je pense qu'en effet l'un des problèmes qui se posent aux hommes d'aujourd'hui est qu'il y a un décalage non pas, dirai-je, entre l'homme et la technique mais entre certaines habitudes que les hommes ont prises et qui sont d'origine sociale et les exigences de la technique. Nous ne pouvons pas ne pas travailler en équipe. Nous ne pouvons pas ne pas vivre ensemble. Tout à l'heure, M. Armand me disait à quel point ce qu'utilise n'importe qui dans le monde d'aujourd'hui est le résultat du travail d'hommes disséminés sur la planète entière. Mais si, au lieu d'être rétrospectifs, nous sommes prospectifs, si nous pensons à nos projets, c'est encore beaucoup plus vrai. Nous ne pouvons plus rien faire qu'ensemble. Car, au fond, tous les hommes et tous les savants étudient le même objet : le monde. Mais, sur ce monde, ils projettent des éclairages différents. Et je ne peux pas savoir comment ce monde est fait si, en même temps que mes propres observations, je ne dispose pas des observations faites par mes collègues. »

Troisième et dernier extrait : « Le problème que nous avons à résoudre, c'est d'avoir une société efficace, mais une société heureuse. Il n'est pas facile de concilier les requêtes de l'efficacité et les aspirations au bonheur. Quand je veux dire bonheur, je n'entends pas les satisfactions un peu matérielles et méprisables qu'exprime le mot de plaisir. Je veux dire ce qui satisfait le plus profondément les aspirations secrètes de l'âme. Alors, si nous n'avons pas ça, ce n'est pas la peine que nous soyons efficaces. Nous serions efficaces pour rien. Mais si nous avons cela, alors nous avons besoin de la technique. Car la prospective, c'est le contraire du rêve. On peut être rétrospectif en pensant à l'avenir, c'est-à-dire en projetant sur l'avenir les images d'un passé que nous rectifions au gré de la fantaisie. Être prospectif, c'est voir qu'il y a un avenir à faire, que, dans cet avenir, il y a un certain nombre de grandes lignes qui sont déjà dessinées et que nous devons prévoir. Et que toutes sortes de possibilités de plus en plus riches, de plus en plus fécondes sont offertes aux hommes. Les hommes feront, tous ensemble, le grand monde de demain. Ou bien ils courront à la catastrophe. Le risque n'est pas exclu mais l'aventure vaut d'être tentée. Et je crois qu'elle gagnera et que ça réussira. »

Voilà l'état d'esprit prospectif posé par Gaston Berger en 1960, quelque temps seulement, je l'ai dit, avant sa mort. Heureusement, cette idée, cette posture, cet esprit et cette méthode dans ses grandes lignes vont se développer. Pierre Massé en fera la traduction dans la planification ; d'autres, comme Jérôme Monod, dans l'aménagement du territoire. La prospective se diffuse au niveau de l'État, dans les ministères beaucoup, puis, avec la décentralisation, dans les régions. Dès le début, elle est également présente au sein des grandes entreprises : le premier comité de direction à avoir tenu un exercice de prospective, c'est celui de la Snecma en 1962.

Qu'est-ce que la prospective aujourd'hui ? Voici une définition, qui a le double mérite d'exister et de fixer le périmètre de cette discipline : la prospective est une anticipation pour éclairer l'action présente, c'est-à-dire la décision, à la lumière des futurs possibles et souhaitables. Il y a beaucoup d'éléments dans cette courte phrase, notamment l'orientation vers l'action. Encore une fois, la prospective sert à prendre des décisions. Ce n'est ni de la divination ni de la futurologie. Cela aboutit à déterminer une hiérarchie des futurs. Or nos organisations, publiques comme privées, ont tendance à aller tout de suite au souhaitable, sans passer par le possible, à faire des choix sans réellement connaître l'ampleur des possibilités offertes. Le système des grandes écoles à la française fonctionne selon une logique similaire : les élèves y sont incités à donner la bonne réponse sans forcément prendre le temps d'étudier toutes les possibilités.

Paradoxalement, la prospective s'intéresse donc moins à l'avenir qu'au présent, dont elle est une véritable clé de lecture.

Globalement, la prospective cherche à répondre à cinq questions. Une seule - « Que peut-il advenir ? » - appartient au registre de l'anticipation. Une fois l'exploration des futurs possibles réalisée, les quatre autres questions sont du ressort de l'action.

La première est : « Qui sommes-nous ? » Pour une organisation comme pour une personne, il est fondamental de bien se connaître avant d'être capable de prendre des décisions. Au travers des trois questions suivantes - « Que pouvons-nous faire ? Que voulons-nous faire ? Comment le faire ? » - transparaît cette même idée de possibilités, de choix. Pour y répondre, des méthodes de diagnostic et d'élaboration de scénarios ont été développées. La méthode des scénarios est abondamment utilisée mais il ne s'agit que d'une toute petite partie de la démarche prospective. Une fois établis les scénarios exploratoires, une fois apportée la réponse à la question « Que peut-il advenir ? », on entre dans la stratégie et le plan d'actions, pour répondre au triptyque « Que pouvons-nous faire ? Que voulons-nous faire ? Comment le faire ? ». Dans les organisations, la prospective sert à dégager, dans un premier temps, les enjeux clés pour l'avenir, dans un second, les orientations à privilégier, les objectifs à poser, les actions à mener. Au sein des entreprises s'exprime de plus en plus le besoin de redonner du sens au travail, en permettant aux salariés de rattacher leur action soit à un enjeu soit à une orientation stratégique. Pour y parvenir, la prospective dispose de nombreux outils et techniques, que je ne détaillerai pas ici, mis au point au cours des trente dernières années, essentiellement au Cnam d'ailleurs.

Je terminerai en vous présentant un graphique qui classe les possibilités de déploiement de la démarche prospective en France, au sein des organisations publiques comme privées, en quatre grandes catégories. Celles-ci s'ordonnent autour de deux axes, selon que l'impact stratégique - l'axe vertical -, c'est-à-dire la volonté d'élaborer une stratégie, est plus ou moins fort et la participation des personnes concernées - l'axe horizontal - plus ou moins élevée. C'est d'ailleurs ce dernier qui a le plus fortement évolué depuis l'époque de Gaston Berger. La prospective ne se conçoit plus sans intégrer quasi systématiquement la dimension participative, que ce soit dans un territoire ou une entreprise.

Le croisement de ces deux axes donne donc quatre catégories. Avec un impact stratégique fort et une participation faible, vous obtenez une démarche stratégique classique, élaborée par une cellule dédiée. Avec un impact stratégique faible et une participation qui l'est tout autant, vous entrez dans le cadre de l'aide à la décision, la prospective servant à ne traiter qu'un thème en particulier. Avec un impact stratégique fort et une participation élevée, vous vous inscrivez véritablement dans la conduite du changement, voire, bien souvent, dans l'accompagnement vers une transformation radicale. Enfin, avec un impact stratégique faible et une participation forte, la prospective est pensée comme un outil de mobilisation des acteurs autour d'une représentation d'un avenir compréhensible.

M. Roger Karoutchi, président. - Je vous remercie, monsieur Durance, de cet exposé très éclairant. Vous avez insisté sur la dichotomie entre futurs possibles et futurs souhaitables. Que je sache, vous présidez l'Institut des futurs souhaitables, pas « des futurs possibles et souhaitables ». Que faut-il en déduire ? Les possibles seraient-ils plus « tristes » ou les souhaitables moins incertains ?

M. Philippe Durance. - La méthode prospective repose sur cette finalité d'accompagnement dans le choix d'un avenir souhaitable. Cela passe effectivement par l'exploration des futurs possibles, qui ne sont pas toujours d'une grande gaieté. La première des phases de cette exploration consiste à identifier le tendanciel : que se passera-t-il si rien ne change ? Dans 99,99 % des cas, c'est la catastrophe assurée. Pourquoi le tendanciel est-il si souvent gris, voire noir ? Parce que les organisations, surtout celles du secteur privé, en viennent à la prospective alors qu'elles sont déjà dans une situation difficile, au pied du mur, avec une possibilité de choix restreinte. L'intérêt, justement, c'est de voir comment sortir du tendanciel pour aller vers le plus souhaitable possible.

Mme Annie David. - Futurs imaginables, futurs inimaginables, futurs possibles ? Comme le président Karoutchi, je m'interroge. Comment rendre concrètes les réflexions que vous pouvez mener pour en faire bénéficier le plus grand nombre ? Tous les sujets sont-ils envisageables ? J'ai trouvé votre exposé très intéressant et je perçois bien tout l'intérêt de la démarche prospective mais aussi ses limites quand elle est menée dans l'urgence. Nous sommes tous, ici, pour imaginer un futur meilleur, mais, concrètement, quelle vision cela implique-t-il ?

M. Philippe Durance. - La prospective, telle que je l'ai présentée, est un concept en effet forcément abstrait. Elle prend cependant des formes très concrètes et je prendrai un exemple précis, particulièrement parlant, me semble-t-il, celui d'une région, qui plus est ultrapériphérique, à savoir la Martinique. En 2005, elle s'est saisie, sous l'égide d'Alfred Marie-Jeanne, qui présidait la région à l'époque, de la possibilité d'élaborer un schéma régional de développement économique pour lancer une démarche prospective largement participative, dont nous avons fourni le cadre méthodologique. Elle a mis en place une structure ouverte au plus grand nombre d'acteurs sur l'île, avec un message clair : « Venez, nous avons besoin de vous pour produire un document stratégique. Nous avons la méthode, il nous manque les personnes. » À peu près trois cents personnes ont été ainsi embarquées dans l'aventure, ce qui est énorme à l'échelle d'un tel territoire. Il a fallu, en amont, définir toute une organisation, une ingénierie. Résultat : les Martiniquais ont produit eux-mêmes un document stratégique, voté par le conseil général et le conseil régional réunis en congrès.

Si une telle mobilisation est possible, c'est que la méthode prospective le permet. J'en reviens au graphique que j'évoquais précédemment : pour le coup, la Martinique s'est inscrite dans une véritable conduite du changement, en couplant une visée stratégique forte et une participation très élevée. La prospective est de moins en moins le fait du prince. Telle que la pratiquait Gaston Berger, elle était très élitiste. On était entre soi, entre hauts fonctionnaires, grands chefs d'entreprise et administrateurs, on ne sortait pas de Paris. Outre Gaston Berger, Louis Armand, que j'ai cités, on trouvait le fondateur du CNPF, le directeur de cabinet de Michel Debré. Aujourd'hui, une telle configuration serait inconcevable, la prospective ne se pratique plus du tout comme cela, elle promeut au contraire l'ouverture la plus large.

M. Pierre-Yves Collombat. - La prospective apparaît comme une démarche intéressante. Pour autant, Gaston Berger, à l'origine de la discipline, faisait partie, si je ne me trompe, des équipes de hauts fonctionnaires qui étaient dans la mouvance des débuts de l'État français, à Uriage notamment. À l'évidence, il fut loin de partager la même vision prospective que le général de Gaulle, parti à Londres alors que tout semblait perdu... Vous nous parlez de tendances lourdes, de grands axes, vous distinguez le possible du souhaitable. En définitive, vous rejoignez, par des voies sophistiquées, l'un des fondements du discours politique classique, que résume ce mot bien connu de Jaurès : « Le courage, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel. ».

Or, bien souvent, on encense l'idéal tout en nous rappelant aux contraintes du réel. Et donc on en reste au possible, on suit la tendance lourde. Le volontarisme, l'ardente obligation d'agir, prônés à l'époque du Plan, ont aujourd'hui complètement disparu. Au prétexte de la mondialisation, de la compétitivité, on ne peut plus faire autrement que d'accepter le réel. Je vois bien l'intérêt qu'il y a à essayer d'avoir des outils pour conduire l'avenir. Mais comment faites-vous pour éviter l'écueil de l'avenir quelque peu préfabriqué par la représentation dominante ?

M. Roger Karoutchi, président. - Cher collègue, vous confondez, me semble-t-il, Gaston Berger, qui était un résistant, avec Gaston Bergery.

M. Pierre-Yves Collombat. - Au tout début, Gaston Berger a appartenu, comme beaucoup d'autres, aux équipes d'Uriage. Il avait peut-être ses raisons. Toujours est-il qu'il les a effectivement quittées par la suite.

M. Philippe Durance. - Gaston Berger était un résistant. Il a même été chef du service d'information du Sud-Ouest, et Defferre l'a fait monter à Paris. Pour revenir à votre question, elle traduit une vraie préoccupation du prospectiviste sur sa réelle capacité d'imagination. L'une de ses craintes, justement, est de rester dans les sentiers battus et de ne pas être capable de voir autrement. Il existe d'ailleurs une méthode prospective spécifique pour casser les représentations, déconstruire les discours tout faits, évacuer les idées reçues, aller sur le terrain du non-dit, mettre les sujets tabous sur la table. C'est le concept, en sciences de gestion, du silence organisationnel. Nombreux sont les sujets qui ne sont jamais débattus soit parce qu'on pense tout savoir, soit parce qu'on refuse de voir.

Un autre aspect est de travailler sur les ruptures. Il est toujours très facile d'en rester au tendanciel. La méthode prospective impose, à un moment donné, de sortir du probable pour rechercher les ruptures possibles et leurs conséquences potentielles. Si l'avenir appartient à ceux qui veulent le construire, il contient aussi une part de hasard, de nécessité ; rien n'est totalement maîtrisé, et cela peut déstabiliser. Mais il importe de reconnaître que la volonté a une place en tant que telle et que cela suppose, en amont, de casser les représentations, dans des proportions parfois considérables. Ma participation à la démarche stratégique entreprise par la Martinique m'a valu d'être traité de sale blanc parce qu'en effet on avait mis sur la table des sujets tabous, liés à l'histoire, en particulier de l'esclavage. Faute de ne pas aller au fond des choses, on reste dans le superficiel et rien ne change.

Néanmoins, qui peut croire qu'une société puisse changer du jour au lendemain ? L'une des difficultés est de se raccorder à la réalité tout en passant du côté de l'action. Ce n'est pas le tout de dire que la prospective sert à prendre des décisions, d'imaginer un futur souhaitable, encore faut-il mettre en place les moyens pour y arriver. Souvent, les marges de manoeuvre existent, mais le changement n'est pas aussi rapide que souhaité, la faute à un trop-plein d'inertie. D'où l'intérêt du temps long, sur le plan tant prospectif que rétrospectif, car savoir qu'on a réussi à faire bouger les lignes en dix ou quinze ans est en soi un motif de satisfaction. La prospective et la rétrospective sont les deux faces d'un même miroir. Regardez à quel point la société a pu changer au cours des quinze-vingt dernières années. Imaginez qu'elle change d'autant à l'avenir.

M. Pierre-Yves Collombat. - Toutes les personnes qui, à l'époque, ont lancé ces idées de planification, de reconstruction, qui considéraient, avec toutes les précautions d'usage, leur action comme un pilotage de l'économie, de la société, pouvaient-elles imaginer que ce qui s'est passé a constitué exactement le démontage de tout cela ? D'une certaine manière, on en est revenu à la situation d'avant-guerre.

M. Philippe Durance. - C'était certainement imaginable. Encore une fois, revenons-en au contexte de l'époque. La Datar, par exemple, dans les années soixante-dix, refusait explicitement de consulter l'opinion sur les projets d'aménagement. Ce n'était pas dans la culture de l'époque : en gros, il y avait ceux qui décidaient et ceux qui subissaient. Aujourd'hui, on ne pourrait plus agir ainsi. La prospective a beaucoup évolué et la manière dont elle est pratiquée n'a plus rien à voir avec ce qui se faisait dans les années soixante et soixante-dix. La participation de la population, la mobilisation des citoyens, notamment dans le cadre de la prospective territoriale, sont un impératif assez net.

M. Pierre-Yves Collombat. - Le fait est que l'on déconstruit ce qu'on avait construit pendant trente ans. Tout est affaire de volonté politique.

M. Philippe Durance. - Certes. La prospective se développe essentiellement dans les territoires : c'est là que les choses bougent.

M. Gérard Bailly. - Dans la mesure où la prospective s'est imposée dans de nombreux domaines, n'est-il pas regrettable qu'il n'y ait jamais vraiment de bilan entre ce qui a été prévu et ce qui s'est passé ?

Je prendrai quelques exemples. Personne n'avait prévu l'émergence aussi rapide de la mondialisation ; sinon, les gouvernements qui se sont succédé auraient davantage anticipé les évolutions observées. Pour ce qui est de la recherche médicale et des objectifs annoncées voilà une vingtaine d'années, ont-ils été atteints ? Sommes-nous en avance, en retard ? Dans le domaine de l'astronomie, la prospective avait-elle prévu qu'une sonde puisse se poser sur une lointaine comète ? Personnellement, jamais je n'aurais pensé, voilà trente ans, pouvoir suivre, depuis un écran, ce qui se passe de l'autre côté du globe.

Faire un bilan, prendre conscience de ce qu'on a oublié, de ce qu'on n'a pas su anticiper, c'est toujours utile pour progresser. Comme vous l'avez dit, il est indispensable de réfléchir ensemble, de rassembler le maximum de compétences.

M. Philippe Durance. - Vous avez tout à fait raison. L'un des credo de la prospective, que l'on retrouvait de manière prégnante chez Gaston Berger même si ce n'était pas formulé ainsi, c'est : plus on est nombreux, moins on a de chances de se tromper. Pour en revenir à votre question, je rappellerai qu'il ne faut pas confondre prospective et prévision. Nous avons fait il y a quelque temps un exercice de « rétro-prospective » portant sur les années soixante-dix et quatre-vingt. Nous en avons tiré une règle intéressante : les sociétés humaines, en faisant de la prospective, au travers des représentations qu'elles se forgent et des connaissances qu'elles créent, ont tendance à projeter leurs espoirs et leurs craintes. Dans les années soixante-dix, on pensait que, en dix ans, on guérirait le cancer complètement. Dix ans plus tard, les experts faisaient la même prévision. Et ainsi de suite.

En outre, il y a une différence entre prévoir quelque chose et être capable de l'intégrer dans la prise de décision. On ne compte plus aujourd'hui les personnes qui affirment avoir prévu la chute du mur de Berlin. Très bien, et alors ? Cela n'a eu aucune conséquence.

D'où l'importance de défendre l'idée de construire ensemble. Anticiper n'est qu'une partie de l'exercice et n'a d'intérêt que si s'exprime, ensuite, la volonté de mettre en place les actions nécessaires pour aller vers les futurs souhaitables. On fait souvent le reproche aux économistes de ne pas avoir prévu la crise. Mais pensez-vous que cela aurait changé quelque chose ?

M. Pierre-Yves Collombat. - Non !

Mme Sylvie Robert. - Vous avez rappelé à juste titre que les territoires étaient nombreux à s'intéresser à la prospective, mais vous n'avez pas suffisamment souligné à quel point promouvoir la participation était un exercice extrêmement difficile. Dès lors qu'il s'agit de travailler sur des représentations, sur des imaginaires, de naviguer entre le souhaitable et le possible, trouver des repères communs et passer à l'action devient encore plus complexe. Plusieurs territoires et métropoles se sont essayés à cet exercice méthodologique. Je ne suis pas certaine que les résultats aient toujours été à la hauteur des attentes non seulement des responsables publics ayant engagé la démarche, mais aussi des habitants.

Nous vivons une période d'incertitude, avec des ruptures de temporalité négatives, qui rendent encore plus difficile la recherche de l'efficacité, l'un des objectifs de la prospective. L'accent devrait être davantage mis sur cette délicate question de la participation.

M. Philippe Durance. - Je souscris totalement à votre propos tant la participation est un sujet primordial. Il serait illusoire de penser pouvoir faire participer tout le monde à l'ensemble des étapes d'une démarche de prospective. Chacun doit être dans son rôle. Tout est question de faisabilité et de création d'attentes.

Dans le cas de l'élaboration du schéma régional de la Martinique, y ont participé ceux des acteurs économiques qui se sentaient suffisamment motivés car il était évidemment impensable de faire appel à tous les habitants. Ils sont allés présenter le projet final à la population dans chaque village, en créole éventuellement, pour recueillir son avis. En fonction des réactions, des ajustements ont été opérés.

Le processus ne peut pas être uniforme partout. Il n'en reste pas moins que les attentes sont fortes. Je prendrai l'exemple du Nord-Pas-de-Calais, une région qui a beaucoup souffert dans son histoire, dont on a toujours dit qu'il lui manquait un grand récit auquel se rattacher. Il a suffi que Jeremy Rifkin soit mis à contribution pour que les gens se disent : ça y est, ce grand récit, on l'a. Les uns s'en réjouiront, d'autres le regretteront. Peut-être aurait-il pu en être autrement. Peut-être pas. Peut-être que seul un regard extérieur était possible. Encore une fois, tout est question de méthode.

Mme Dominique Gillot. - La prospective contient forcément une part d'imaginaire. L'oeuvre de Léonard de Vinci ou de Jules Verne est là pour nous rappeler que, parfois, l'imagination devient réalité. À mon sens, le partage et l'actualisation des connaissances sont l'un des éléments propres à entraîner le plus grand nombre dans une dynamique de participation. À vous entendre, je mesure à quel point la faculté d'adapter le langage à la communication souhaitée est un enjeu très fort. Du reste, nos concitoyens doivent se sentir réellement écoutés : c'est une condition nécessaire, mais néanmoins pas suffisante, de la réussite de la méthode participative.

Les démarches prospectives doivent, me semble-t-il, être envisagées et construites à partir des attentes humaines, sociales, politiques. Vous avez évoqué les attentes toujours réitérées relatives à la guérison du cancer. Force est de constater que des cancers sont bel et bien guéris. Ce n'est pas une fable, il y a des avancées. Dans le même temps, de nouveaux types de cancers sont dépistés, donc de nouveaux traitements sont recherchés. C'est une chaîne sans fin. Nonobstant, la recherche avance. Des personnes guérissent de maladies qui n'étaient pas détectées voilà un siècle.

Dans le domaine de la politique également, tout est très mouvant. À une certaine époque, les États-Unis et la Russie voyaient dans la conquête de l'espace une démarche prospective de laquelle devait découler le progrès humain. Cette vision a vécu mais certains semblent y revenir. Loin d'être un phénomène de mode, c'est simplement l'illustration que les attentes changent au gré de l'évolution des connaissances. Les concepts que vous nous avez présentés doivent nous aider aussi à concevoir des politiques efficaces et utiles à la société. Tout exercice intellectuel doit pouvoir trouver un débouché pratique. L'exemple de la Martinique que vous avez cité est en ce sens tout à fait intéressant.

M. Philippe Durance. - La prospective est une démarche collective de création de connaissances partagées, un processus de capacitation, c'est-à-dire de compréhension de la complexité du monde. Cela vaut dans les territoires mais aussi dans les entreprises. Vous seriez étonnée de voir comment les salariés, y compris les dirigeants, qui participent à de tels exercices, disent avoir découvert des mondes qu'ils ignoraient. Cette compréhension s'entend au sens wébérien du terme. Pour partager la vision d'autrui, un langage commun est effectivement fondamental. Quant à la place de l'imaginaire, l'un des enjeux de la prospective est justement de laisser suffisamment d'espace à l'imagination dans un cadre rationnel. Il s'agit non pas de partir dans des délires fous, mais de sortir du carcan tendanciel pour essayer d'imaginer un autre monde, si possible souhaitable. Si la prospective est à ce point attentive au langage, c'est que bien souvent on se rend compte que les acteurs ne se comprennent pas.

M. Franck Montaugé. - J'ai apprécié, monsieur Durance, votre exposé à la fois très clair et très didactique. J'ai cru comprendre que France Stratégie, ex-Commissariat général à la stratégie et à la prospective, n'emportait pas vos faveurs. Vous avez évoqué plus positivement les démarches de prospective territoriale menées au niveau du terrain, des régions en particulier. Les échelons nationaux et locaux ne sont évidemment pas de même nature et visent sans doute des objectifs différents. Dans un monde toujours plus complexe, comment selon vous articuler des démarches aussi variées que celles qui sont engagées au niveau local, régional, national ? De ce point de vue, comment envisagez-vous le rôle du pouvoir législatif, en l'occurrence de la délégation sénatoriale à la prospective ?

M. Philippe Durance. - Selon moi, il n'existe plus de prospective au niveau de l'État. Aujourd'hui, pratiquement chaque ministère a sa direction des études et de la prospective, chacun fait de la prospective très spécifique, « dans son coin ». C'est cette absence de vision globale partagée que je critique. La création, voilà quelques années, d'un secrétariat d'État à la prospective avait suscité un réel enthousiasme, vite retombé. Ne serait-ce que sur le plan sémantique, des divergences apparaissent. Prenons l'appellation « Commissariat général à la stratégie et à la prospective ». Pour ma part, j'aurais préféré « Commissariat général à la prospective et à la stratégie ». Si France stratégie a son utilité en tant que think tank produisant des études et rapports, il ne s'agit pas de prospective à proprement parler. La prospective telle que, nous, nous l'entendons, telle que l'entend l'école française, est un outil de construction et d'aide à la décision pour les élus territoriaux et les dirigeants d'entreprise. C'est à eux que le choix appartient, les techniciens n'ont qu'une fonction support pour leur apporter les éclairages nécessaires. Tout le problème est là, du moins au niveau de l'État, où l'on a tendance à faire faire de la prospective par des techniciens, certes très qualifiés, mais complètement déconnectés de la prise de décision en tant que telle, et qui produisent rapport sur rapport.

Personnellement, des rapports publics, j'en ai fait cinq. Ils ont tous fini dans un tiroir. Pour que la prospective soit vraiment utile et efficace, ceux qui ont à prendre les décisions doivent accepter d'en faire. Cela demande du travail, du temps. Dans les territoires, les élus le font. Au niveau national, à l'été 2013, le président Hollande avait demandé à ses ministres de lui présenter une vision prospective. Ce n'est pas la meilleure méthode. Je le répète encore une fois, une vision prospective, pour qu'elle puisse s'articuler avec l'action, avec la décision, se doit d'être collective et partagée. Tels étaient les principes posés dès l'origine par Gaston Berger et ceux qui l'entouraient.

Le fait que le Sénat se soit doté d'une délégation à la prospective a assurément de l'intérêt. Je le vois puisque je travaille depuis quelques années avec une structure analogue, celle du Conseil économique, social et environnemental. À mon sens, cela permet d'accompagner la réflexion d'ores et déjà au niveau du possible, de fixer un cadre. Quant à savoir s'il est possible d'éclairer le souhaitable, je ne sais si j'irais jusqu'à répondre positivement en ce sens que cela supposerait d'élargir la réflexion à un niveau plus général afin de pouvoir, dans la mesure du possible, appréhender la complexité du monde.

Mme Annie David. - Monsieur Durance, ce qui est souhaitable pour vous ne l'est peut-être pas forcément pour moi.

M. Philippe Durance. - Absolument. C'est pour cela qu'il faut une vision partagée.

M. Pierre-Yves Collombat. - Ce n'est pas seulement un problème individuel de concilier le souhaitable de chacun.

M. Philippe Durance. - Je n'ai pas dit cela.

M. Pierre-Yves Collombat. - Notre société est partagée en classes, en catégories, en groupes, aux intérêts radicalement opposés. C'est d'ailleurs ce que l'on appelle la politique. Il y a un côté un peu angélique à croire qu'on va se concerter et apporter une réponse de nature à satisfaire le spéculateur de la City comme le paysan de l'Aveyron.

M. Philippe Durance. - En tant que président de l'Institut des futurs souhaitables, le premier projet que j'ai lancé, financé d'ailleurs par des entreprises et des territoires, avait un objectif précis : réhabiliter la controverse. La première des choses, c'est de savoir ce sur quoi on n'est pas d'accord. Autrement dit, avant de nous mettre d'accord, soyons d'accord sur nos désaccords. Que n'est-on pas prêt à partager ? Puis, qu'est-on prêt à partager ? Sur cette base, la construction collective peut commencer.

M. Roger Karoutchi, président. - Merci infiniment, monsieur Durance, pour cet exposé et ces réponses extrêmement claires.