Jeudi 23 février 2017

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

Audition de Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot, sur le thème : « Progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau. Vers l'homme augmenté ? »

M. Roger Karoutchi, président. - Mes chers collègues, avant d'en venir à l'ordre du jour de ce matin, permettez-moi deux informations d'ordre interne. D'abord, je tiens à féliciter Jean-Jacques Lozach et Henri Tandonnet : leur rapport consacré à la prospective de l'eau s'est en effet hissé à la troisième place des meilleures ventes du Sénat pour 2016 ! Ensuite, je vous confirme que nous organiserons un petit déjeuner de presse mercredi prochain, 1er mars, au restaurant du Sénat, pour présenter le rapport ô combien hétérodoxe de notre ami Pierre-Yves Collombat sur le système financier et bancaire dans ce contexte préoccupant de crise économique qui dure depuis maintenant dix ans. Vous avez reçu une invitation pour y assister, merci d'indiquer à notre secrétariat si vous serez présent à cette occasion.

Je suis particulièrement heureux d'accueillir, en votre nom, Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, qui travaille actuellement à l'Université Paris Diderot et collabore avec un organisme que nous connaissons bien, Futuribles international. Je vous remercie, monsieur Henry, d'avoir pris sur votre temps pour venir nous parler du cerveau, de ses mécanismes complexes et des progrès qui ont été faits en la matière. Vous avez publié voilà quelques mois un ouvrage intitulé La mécanique du vivant. De la cellule à la pensée. J'ai ainsi découvert que notre corps était constitué de 100 000 milliards de cellules, dont 100 milliards pour le seul cerveau. À l'évidence, le concept de « l'homme augmenté », de « l'homme de demain », est un sujet essentiel, un vrai sujet de société.

Je vous cède avec grand plaisir la parole pour un exposé que vous avez souhaité organiser en trois parties distinctes, ce qui permettra, pour chacune d'entre elles, des temps d'échanges que je pressens nourris.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre accueil et de votre intérêt pour les neurosciences. Ancien élève de l'École normale supérieure, j'ai effectué toute ma carrière au CNRS et dirigé notamment l'Institut de biologie physico-chimique, Fondation Edmond de Rothschild. Cela fait maintenant près de dix années que je suis émérite, autrement dit que j'ai le droit de travailler sans être payé... J'use de ce droit pour vulgariser et populariser la biologie auprès de mes collègues physiciens de l'Université Paris Diderot et d'un public beaucoup plus large puisque, vous l'avez rappelé, monsieur le président, je viens de sortir un ouvrage : La mécanique du vivant. De la cellule à la pensée.

Mon intérêt personnel se dirigeant largement vers les neurosciences, j'ai intitulé mon exposé de ce matin : « Progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau. Vers l'homme augmenté ? » J'ai sélectionné un certain nombre de sujets qui, outre leur portée scientifique, me semblent revêtir une réelle dimension politique.

Un PowerPoint est projeté.

Chez l'homme, le cerveau pèse en moyenne 1,3 kilogramme et occupe un volume un peu supérieur à un litre. Chez le chimpanzé, considéré comme notre plus proche parent, ce volume ne dépasse pas 0,6 litre, alors que les deux espèces ont plus de 98 % d'ADN commun. Preuve de cette différence, le développement des hémisphères cérébraux chez l'homme : la couche de quelques millimètres d'épaisseur que l'on appelle le cortex y est tellement développée qu'elle forme de multiples plis et replis en tous sens, pour pouvoir loger dans le crâne toute cette surface qui, dépliée, recouvrirait une surface de 1,6 mètre carré.

Le cerveau est composé de 100 milliards de cellules - neurones - dont l'organisation en réseau a pour rôle la circulation d'informations : chaque neurone, via les synapses, entre en contact avec en moyenne un millier de neurones voisins.

La cellule de base est donc le neurone. L'espagnol Santiago Ramón y Cajal, qui obtint le prix Nobel en 1906, est le premier à en avoir fait la description. Petite curiosité d'ordre historique : à l'époque, il n'a publié ses travaux qu'en espagnol et en français. Les neurones ont des extensions à partir du corps cellulaire. On distingue l'axone, très fin et long, et les dendrites, très ramifiées ; ce dernier terme vient d'ailleurs du mot « dendron » qui, en grec ancien, signifie « arbre ».

L'information circule sous la forme d'une vague électrique, allant des dendrites vers le corps cellulaire, vers l'axone. Entre les neurones, l'information est chimique : l'extrémité de l'axone libère le neurotransmetteur, qui induit la vague électrique sur les dendrites cibles.

Après cette brève présentation de notre organe principal, j'en viens au coeur de mon exposé, que j'articulerai en trois parties : d'abord, comprendre ; ensuite, soigner, réparer ; enfin, développer, augmenter.

Je commencerai donc par décrire les efforts que les scientifiques ont consentis pour comprendre le mécanisme du cerveau. Pendant longtemps, l'étude du cerveau n'a relevé que du domaine de la psychologie, qui le considère en quelque sorte comme une boîte noire : ignorant son fonctionnement, elle se limite à en analyser tous les effets. Dans le cadre des neurosciences, on procède autrement : pour parler crûment, on ouvre le couvercle et on regarde ce qu'il s'y passe. C'est le cas, par exemple, pour certaines épilepsies graves : après trépanation, on enregistre directement l'activité électrique des neurones. Chez un patient auquel on a fait visionner plusieurs séquences vidéo à la suite, on a constaté que le neurone implanté réagissait très fortement à un épisode du dessin animé Les Simpsons. À l'issue des trente minutes de visionnage, on a demandé au patient de raconter ce qu'il avait vu et le neurone précédemment réactif a réagi de la même manière à l'évocation dudit dessin animé. Cela ne veut évidemment pas dire que chaque neurone nourrit une préférence particulière pour tel ou tel programme télévisé ou tel ou tel artiste...

L'ensemble des neurones forme des circuits, adaptés à chacune de nos pensées et à chacun de nos souvenirs. En neurosciences, l'étude de l'activité électrique des neurones - l'électrophysiologie - permet d'entrer à l'échelle du neurone, de la cellule isolée. Toutefois, elle est réservée à l'étude de quelques cas cliniques. La méthode la plus utilisée est l'IRM, l'imagerie par résonance magnétique.

L'imagerie médicale permet d'obtenir des images de l'ensemble du corps humain, en particulier de tous les organes mous, dont le cerveau. Cependant, appliquée au cerveau, l'IRM permet bien plus, la version fonctionnelle de cette technique donne des images vivantes de ces aires d'activité. Elle s'appuie sur son grand besoin d'apports énergétiques : un gramme de cerveau consomme vingt fois plus d'énergie qu'un gramme de muscle. L'activation d'une aire cérébrale requiert une augmentation de la circulation sanguine locale, détectable par l'IRM. L'IRM fonctionnelle prend deux images du cerveau : au repos et effectuant une tâche. La zone responsable de l'activité cérébrale étudiée - langage, vision,... - s'allume et l'on peut donc observer la différence d'intensité entre les deux images, traduite en fausses couleurs. C'est, à l'heure actuelle, l'outil de base des neuroscientifiques.

Ainsi la vision active-t-elle une aire visuelle et des aires spécialisées extraient l'information permettant la reconnaissance des objets, des mots, des visages, des paysages. Pendant la lecture, une aire est activée : l'aire de reconnaissance de la forme des mots. Un défaut de la reconnaissance des mots entraînera la perte de la lecture : la personne conserve la faculté de lire les chiffres mais se trouve incapable de lire un texte. On a ainsi localisé une aire de reconnaissance des mots, des objets, des paysages, des visages, etc. Tout cela nécessite, comme vous pouvez l'imaginer, une énorme quantité de calculs informatiques. J'ai pris cet exemple de la localisation de l'aire de la lecture parce qu'il est le fruit de la recherche française, des travaux de Stanislas Dehaene, actuellement professeur au Collège de France et l'une de nos vedettes dans ce domaine.

Grâce aux progrès technologiques, il est désormais possible de faire cette localisation des aires en temps réel, donc d'observer, sur l'écran de la machine, l'image qui se forme sur le cortex visuel d'un sujet visionnant des séquences vidéo simples.

Autre expérience : prenons un sujet allongé à l'intérieur de l'aimant IRM et qui regarde un film pendant deux heures alors qu'on enregistre, point par point, l'activité globale de son cerveau. Dans chaque scène, on classe les objets et les actions vus - 1 700 catégories - selon les rapports et familles sémantiques : animaux, personnes, matériaux, constructions, véhicules... Le calcul informatique permet alors de construire un arbre sémantique, coloré, et l'on reporte les couleurs sur le cerveau. Cette répartition apparaît comme relativement harmonieuse, autrement dit, les catégories proches se situent dans les mêmes aires cérébrales. L'IRM fonctionnelle montre une continuité des aires capable d'expliquer comment le cerveau reconnaît des catégories aussi différentes, les analyse et les regroupe sur le plan sémantique.

L'ensemble des méthodes IRM et électriques a permis aux neuroscientifiques d'aborder des sujets initialement réservés, je l'ai dit, aux psychologues : la cognition, pour comprendre comment le cerveau appréhende le monde extérieur ; les émotions, pour étudier comment la peur naît et disparaît, comment s'établit le réflexe conditionné entre le choc électrique reçu et le stimulus conditionnant, son ou image, perçu au moment de la réception de ce choc électrique ; la prise de décision, et il est désormais reconnu que la décision est prise avant que le sujet en ait vraiment conscience lui-même ; l'empathie et ses mécanismes, ce que l'on appelle les neurones miroirs ; la conscience, pour analyser comment le cerveau passe du subliminal au conscient. Sur ce dernier point, on rejoint les travaux de Stanislas Dehaene et de Jean-Pierre Changeux, ce qui me permet de souligner combien la recherche française est à la pointe en ces domaines. Je citerai également les travaux de Denis Le Bihan, directeur de Neurospin, au CEA de Saclay, qui consent d'énormes investissements pour mettre au point les différentes machines.

M. Gérard Bailly. - Remontons cinquante ans en arrière : que savions-nous du cerveau à l'époque ?

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - L'un de mes amis, Pierre Papon, ancien directeur général du CNRS, a écrit un ouvrage de prospective sur le développement des sciences. Alors qu'il me demandait mon éclairage pour ce qui avait trait au champ de la biologie, je lui ai répondu, en substance, que l'accélération des connaissances observée en à peine trente ans rendait toute prévision ou prédiction, sinon vaine, du moins aléatoire.

Mme Dominique Gillot. - Le postulat selon lequel le nombre de neurones que contiendrait notre cerveau à la naissance - les 100 milliards que vous avez évoqués - diminuerait au fur et à mesure de l'avancée en âge, faute de renouvellement, est totalement remis en cause par des découvertes relativement récentes sur la neurogenèse. Nous aurions des neurones qui se reconstituent, aptes à se substituer à certaines parties lésées.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Vous avez totalement raison et j'aborderai plus en détail ce point dans la suite de mon propos.

Santiago Ramón y Cajal, qui fut, je le rappelle, le premier à proposer une description du cerveau, soutenait le dogme suivant : on naît avec ses neurones, on meurt avec ses neurones. Remettons les choses en perspective, ne serait-ce qu'en faisant une comparaison avec la durée de vie des composants d'ordinateur. S'imaginer qu'une cellule, si petite et importante fût-elle, devrait durer tout le temps d'une vie, cela ne laisse pas d'étonner.

Le processus de neurogenèse adulte a en effet été détecté voilà une dizaine d'années, à partir de l'étude du cerveau du canari. En observant que cet oiseau chantait une chanson différente chaque année, il a été mis en évidence que les neurones responsables de la chanson mouraient et, au printemps, sous l'influence hormonale, de nouveaux neurones apparaissaient, s'intégraient dans le système et lui permettaient d'entonner une nouvelle chanson à sa partenaire.

Chez les rongeurs, la neurogenèse adulte concerne l'olfaction ainsi que l'hippocampe, là où se situe la mémoire. Chez l'homme, elle ne semble impliquer que l'hippocampe et représente une quantité extrêmement limitée : le débat est encore très nourri sur la question de savoir si cela joue un rôle ou pas.

À cet égard, je veux rappeler qu'un certain nombre de chercheurs ont souligné la « parcellisation » des recherches quant aux modèles, aux échelles et aux méthodes utilisés. Devant le succès du séquençage du génome humain est apparue la nécessité de systématiser la recherche, de faire un effort de « Big science », pour repérer l'ensemble des neurones et de leurs contacts, en établir la cartographie, identifier toutes leurs propriétés et ainsi pouvoir simuler sur un superordinateur le fonctionnement du cerveau humain. Cela s'est concrétisé au travers du Human Brain Project, soutenu par la Commission européenne comme l'un de ses FET Flagships, les « Initiatives phares des technologies futures et émergentes ». Lancé en 2013, doté de plus d'un milliard d'euros, il a fait l'objet, en 2015, d'une véritable révolution de palais : certaines de ses orientations ont été modifiées, et sa gouvernance changée. L'idée est toujours de travailler à une multiéchelle sur le cerveau humain, c'est-à-dire depuis la molécule jusqu'au comportement, en établissant de grandes plateformes et, surtout, en associant la totalité des pays européens à l'effort de recherche. Des initiatives parallèles ont été lancées aux États-Unis et au Japon.

M. Pierre-Yves Collombat. - Qu'est-ce qui permet de présupposer que le cerveau humain fonctionne comme un ordinateur, de façon binaire ? Personne n'en sait rien.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - C'est une question que l'on ne peut s'empêcher de poser. Je l'aborderai dans la troisième partie.

J'en viens à la deuxième partie : « Soigner, réparer. » J'évoquerai tout d'abord les maladies neurodégénératives en commençant par la plus importante d'entre elles : la maladie d'Alzheimer.

Cette maladie se traduit par des troubles de la mémoire récente, de l'attention, du langage, des difficultés d'orientation, des troubles du jugement, de la personnalité. Elle touche, en France, 5 % de la population âgée de 65 ans, 30 % après 80 ans, les cas héréditaires étant très rares. Cela représente 860 000 personnes atteintes, avec un coût de traitement moyen estimé à 16 000 euros par an et par personne, même si les chiffres annoncés peuvent sensiblement varier.

Au-delà d'un certain âge, la probabilité de la maladie est donc très élevée. La situation confine à la catastrophe puisque le mécanisme de la maladie nous est inconnu et qu'il n'existe pas de traitement efficace.

Il y a tout de même des avancées. La présence de plaques dites « séniles » a été détectée dans le cerveau de personnes décédées atteintes de la maladie. Elles sont constituées par des agrégats de grande taille d'une protéine, commune à tous les êtres humains, qui se met à avoir un comportement anormal. Les plaques se forment et provoquent la dégénérescence et la perte de neurones. L'identification de cette protéine doit permettre de développer des méthodes de diagnostic. L'une des pistes envisagées serait de mettre au point des sondes capables de se lier à ces plaques et, grâce à la technique de la tomographie par émission de positons, de repérer les plaques séniles avant même l'apparition des signes cliniques.

Autre élément positif, le fait qu'un certain nombre de cas héréditaires ait été détecté. Dans la mesure où l'on sait séquencer le génome, on est capable de trouver la protéine impliquée, de modifier le gène concerné et de le réimplanter dans des souris, qui vont alors développer la maladie d'Alzheimer.

J'en viens à la maladie de Parkinson, dont les symptômes sont connus : akinésie - déplacements lents -, tremblements de repos, hypertonie musculaire, troubles du sommeil ou cognitifs, perte de l'odorat. Elle touche 1 % de la population à l'âge de 70 ans et l'on dénombre 5 % de cas héréditaires. En France, 100 000 personnes en sont atteintes, pour un coût de traitement moyen supérieur à 10 000 euros par an.

Comme précédemment, même si la situation est beaucoup moins catastrophique, il n'existe pas de compréhension fine de l'origine de la maladie qui permettrait de développer des traitements véritablement curatifs. On sait que la substance noire, c'est-à-dire la partie du cerveau qui contrôle le mouvement, dégénère. Elle utilise un neurotransmetteur, la dopamine. On administre aux personnes une molécule - la L-dopa -, qui possède la particularité de pouvoir être transformée en dopamine et ainsi de soigner les symptômes pendant au moins un certain temps. Par ailleurs, on sait implanter des électrodes et effectuer une stimulation profonde dans une zone particulière, ce qui semble donner de bons résultats. Là encore, la recherche française est à la pointe, puisque cette technique, maintenant bien répandue dans le monde, a été développée en premier par le professeur Alim-Louis Benabid, à Grenoble. La greffe de neurones est également une voie envisagée.

Comme dans le cas de la maladie d'Alzheimer, on a pu remonter aux gènes impliqués grâce aux cas héréditaires détectés et, par ce biais, « fabriquer » des souris qui vont développer, in vitro, la maladie de Parkinson.

Que la pharmacologie, c'est-à-dire la fabrication de médicaments, se révèle impuissante peut paraître étonnant. Après ce que je viens de dire, cela devient compréhensible car, faute de mécanisme connu, on n'a pas, pour parler simplement, de cible à viser.

Je relaierai cependant une relativement bonne nouvelle. Une hypothèse intéressante a cours dans le milieu. Les maladies d'Alzheimer et de Parkinson sont des maladies lentement dégénératives. Dans les deux cas, on observe un dépôt anormal de protéines dans les neurones, puis un envahissement progressif de ces dépôts qui suit l'évolution de la maladie. Les chercheurs ont noté des similarités avec la maladie de Creutzfeld-Jakob, dite de la « vache folle ». Dans ce cas, la pathologie est due à la conversion d'une protéine endogène en une version différente, avec des propriétés physico-chimiques particulières, qui tend à former des agrégats, c'est-à-dire des ensembles de protéines. La protéine convertie sert de matrice pour la conversion dans d'autres cellules. Autrement dit, une protéine anormale possède la propriété « extraordinaire » de déclencher le passage à l'état anormal d'une autre protéine normale. Ce dernier se fait donc par contagion de cellule à cellule.

Il n'en découle pas que les maladies d'Alzheimer et de Parkinson sont contagieuses. D'ailleurs, la contagion dans le cas de la maladie de la vache folle est d'ampleur extrêmement faible : pas plus de deux cents victimes. Toujours est-il que la découverte, au sein du cerveau, d'un risque de contagion de cellule à cellule constitue un changement de paradigme et ouvre une piste à explorer : trouver des moyens de bloquer la sortie de la cellule de la protéine devenue anormale et son entrée dans une autre cellule.

Après les maladies neurodégénératives, j'évoquerai les accidents vasculaires cérébraux, les AVC. Il s'agit de troubles de la circulation provoquant une mort neuronale très rapide avec de lourdes conséquences. On recense environ 20 000 cas par an. La récupération est parfois possible, ce qui démontre la réelle plasticité des circuits neuronaux.

Les aires du langage sont situées du côté gauche du cerveau : l'aire de Broca, plus en avant, et l'aire de Wernicke, un peu derrière. Il arrive qu'un AVC du côté gauche les affecte : plus rien ne s'active et la victime se retrouve incapable de parler. Dans certains cas, à l'issue d'une rééducation s'échelonnant sur une année, on a observé qu'une récupération était possible. Différents clichés montrent que, au cours du processus de rééducation, des zones actives réapparaissent à gauche, mais apparaissent aussi à droite. Puis, quand la parole est revenue, les images révèlent que l'activation du côté droit disparaît et que tout est revenu sur le côté gauche.

Le cerveau possède une capacité absolument étonnante : quand une zone ne fonctionne pas ou plus, il est capable de compenser dans une certaine mesure, parfois en prenant la symétrique dans l'autre partie du cerveau, quitte à remettre les choses à leur place un peu plus tard. Cela signifie que le cerveau contient vraisemblablement des circuits redondants, la moitié redondante étant inhibée mais récupérable en cas de besoin. Il est donc possible de jouer sur cette plasticité pour essayer de traiter un certain nombre de maladies. D'où l'impérieuse nécessité de connaître les aires dans lesquelles existe cette capacité de récupération, de manière à identifier les cas où il est envisageable d'agir.

M. Alain Fouché. - Dans le cas d'un AVC, la récupération n'est possible qu'après une intervention des secours extrêmement rapide, dit-on.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - C'est la première des conditions : réduire au minimum le temps au cours duquel la partie du cerveau touchée n'est pas irriguée. Par ailleurs, il importe d'insister, au moment de la rééducation, sur le caractère réversible : rien n'est jamais perdu d'avance. Actuellement, aux États-Unis, sont menés des essais thérapeutiques de greffes de neurones.

Mme Dominique Gillot. - Le traitement des AVC, via la rééducation, a fait des progrès considérables. C'est une révolution par rapport à ce que l'on connaissait voilà quelques années.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - La récupération de l'aire du langage que j'évoquais en est un exemple frappant.

Mme Dominique Gillot. - La récupération est d'autant plus rapide qu'il existe de nouvelles méthodes de stimulation en cas de traumatologie osseuse.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - En la matière, il faut saluer les travaux menés par Hugues Duffau à Montpellier. Ce neurochirurgien, contre vents et marées, a décidé de traiter un type de tumeurs extrêmement graves : les gliomes invasifs de bas grade. Le procédé est le même que pour les épilepsies : on anesthésie, on ouvre et on stimule tout autour de la tumeur pour voir si la zone entourant la tumeur sert encore à quelque chose. Si la réponse est négative, on coupe et on retire. Si elle est positive, Hugues Duffau en conclut que le cerveau n'a pas pu effectuer son transfert. Dans la mesure où la maladie s'est développée lentement, si la plasticité neuronale avait pu jouer et permettre à l'activité cérébrale concernée de se déplacer, cela se serait fait. Dans un très intéressant article publié l'année dernière, il présente un atlas des zones dans lesquelles la régénération est possible.

Je reviens quelques instants sur les greffes de neurones car elles soulèvent nombre de questions : peut-on remplacer des neurones ? Comment vont-ils survivre ? Vont-ils s'intégrer dans les réseaux déjà formés et extrêmement complexes ? La neurogenèse adulte montre que, même dans les situations normales, des neurones en quantité très limitée, dans une aire bien définie, sont capables de reprendre leur place et de jouer leur rôle. Il y a des neurones adultes qui, normalement, se réinsèrent dans des circuits.

De même, chez l'embryon, quand le cerveau se forme, les circuits principaux se mettent en place dans le cortex. Ce sont les circuits excitateurs, ceux qui envoient des messages positifs. Puis les messages négatifs arrivent de manière à équilibrer les messages positifs : c'est le rôle des neurones inhibiteurs, synthétisés dans une autre partie du cerveau, qui migrent et viennent s'implanter dans les circuits formés. Par conséquent, le développement du cerveau ne se fait pas simultanément : les neurones inhibiteurs arrivent après les neurones excitateurs. De nombreuses pathologies impliquent un déséquilibre entre neurones activateurs et inhibiteurs.

Chez la souris, une fois ce décalage observé, les chercheurs, américains pour la plupart, ont prélevé des neurones embryonnaires pour les réimplanter dans différentes régions du cerveau adulte : à l'avant du cerveau se situent les zones responsables de la maladie de Parkinson et d'une autre maladie neurodégénérative, la maladie de Huntington ; dans le cortex se trouvent les zones responsables de l'épilepsie, laquelle, rappelons-le, est due à un déficit de neurones inhibiteurs, donc à un surcroît d'activité. C'est également dans le cortex que l'on peut intervenir en cas d'amblyopie, de schizophrénie, d'AVC. L'hippocampe est impliqué dans les crises d'épilepsie et d'anxiété, ainsi que dans la maladie d'Alzheimer. Ajoutons que les greffes de neurones sont également possibles dans la moelle épinière.

Dès lors, pourquoi ne pas envisager de greffer des neurones chez l'homme ? Nombreuses sont les conditions préalables à remplir. Il faudrait disposer de toutes les catégories de neurones - et il y en a beaucoup - et pas uniquement les neurones inhibiteurs. Surtout, il faudrait en avoir en quantité et qu'ils présentent les mêmes caractéristiques sur le plan immunologique, de manière à éviter les rejets. Tout cela a freiné la recherche en ce sens.

Cependant, un très grand progrès a été réalisé : les cellules souches embryonnaires. Revenons-en aux tout premiers stades de l'embryon, à l'oeuf fécondé : les premières cellules, celles qui sont capables d'engendrer un organisme entier, ce sont les cellules totipotentes, susceptibles de donner tous les types cellulaires de l'organisme, donc des neurones. L'idée est de cultiver des cellules embryonnaires pour obtenir, en variant la composition du milieu de culture, le type cellulaire souhaité : cellules cardiaques, cellules intestinales, neurones...

Il serait donc possible, en théorie, à partir de cellules embryonnaires souches, d'obtenir des neurones disponibles pour la greffe. Pour ce faire, il faudrait intervenir sur l'embryon, ce qui est interdit par les lois de bioéthique. Au demeurant, la recherche sur l'embryon ne permet pas d'avoir suffisamment de « matériau » pour envisager un éventuel développement.

Entre-temps, le prix Nobel a été décerné à un japonais, Shinya Yamanaka, qui a développé la technique des cellules souches pluripotentes induites, dite technique IPS - Induced Pluripotent Stem Cells. De quoi s'agit-il ? Il existe un type de cellules, les « fibroblastes », présentes un peu partout dans le corps, capables de se diviser et que l'on sait cultiver. Or, dans les cellules souches embryonnaires, lorsqu'elles sont totipotentes, quatre gènes sont exprimés. La technique IPS consiste à faire exprimer ces gènes dans les cellules différenciées adultes, ce qui leur permet de se « dédifférencier », de se reprogrammer et de redevenir des cellules souches embryonnaires, qu'il est alors possible de transformer dans le type neuronal souhaité en vue d'éventuelles greffes.

Voilà pour la théorie. D'ores et déjà, des entreprises de biotechnologie, notamment aux États-Unis, se sont lancées dans cette voie. Un exemple particulièrement frappant des promesses nées de cette technique est la réparation de la moelle épinière chez le rat : après hémisection de la moelle, paralysant l'animal d'une patte, on a réussi, par la greffe de cellules, à rétablir la continuité des nerfs de la moelle épinière et donc le mouvement.

Il y a une autre manière de procéder : l'interface machine-cerveau. Je l'ai rappelé, au sein des neurones du cerveau, la signalisation s'effectue au travers des courants électriques. On sait à peu près à quoi correspond tel ou tel type de neurones. Dès lors que l'on est capable de récupérer le courant électrique qui circule dans cette partie du corps, on peut essayer de le décoder et d'utiliser ces signaux électriques pour actionner une prothèse, quelle qu'elle soit. Une expérience de ce genre a été menée en 2013 sur une personne tétraplégique : paralysée des quatre membres depuis une dizaine d'années, les aires de commandes motrices de son cerveau sont fonctionnelles, mais toute transmission est interrompue. L'expérience consiste à recueillir les signaux électriques des neurones par des électrodes implantées dans son cerveau, puis à les décrypter et les utiliser pour actionner un bras prosthétique capable de faire sept types de mouvements différents. C'est donc la personne qui actionne la prothèse, c'est son cerveau qui la commande. Je pourrais citer quelques autres exemples mais en nombre limité car un tel dispositif est évidemment très lourd à mettre en place.

Il est aussi possible de faire l'inverse, c'est-à-dire d'injecter un signal électrique dans le cerveau. Prenons le cas d'une personne aveugle. Dans la rétine se trouvent des récepteurs qui vont transformer la lumière en activité électrique, transférée ensuite via le nerf optique dans le cerveau. L'idée est d'utiliser une caméra vidéo intégrée à des lunettes pour enregistrer l'image, la coder, la récupérer sous la forme de signaux électriques qui sont alors transmis à un réseau de microélectrodes implantées sur la rétine et les terminaisons nerveuses de celle-ci vont les envoyer au cerveau par l'intermédiaire du nerf optique. Un tel dispositif, permettant à la personne aveugle de « voir », a été agréé aux États-Unis et en Europe. En France, c'est le professeur José-Alain Sahel, à l'Institut de la vision, qui coordonne les travaux de recherche. Quelques dizaines de personnes sont opérées. En l'état actuel, le dispositif repose sur soixante-quatre électrodes, ce qui produit une image de soixante-quatre points, encore loin de la haute définition. Deux cents électrodes, c'est pour bientôt, l'objectif déclaré étant d'atteindre les deux mille. Cela étant, la même question que pour le bras prosthétique se pose : comment se comportera, à long terme, un nerf stimulé par des électrodes posées dessus ou dedans ?

Une autre application mérite d'être évoquée ; elle concerne la récupération de la marche. Prenons le cas d'un singe qui a perdu la faculté de marcher après avoir subi une hémisection de la moelle ; il est paralysé de la patte arrière. En aval de la coupure, là où subsistent encore des circuits neuronaux capables de faire marcher une patte à condition de recevoir une instruction du cerveau, est posé un stimulateur. Ce dernier va recevoir, par télétransmission, des signaux émis par un dispositif utilisant des électrodes implantées dans le cerveau et va pouvoir transmettre des indications à la colonne vertébrale. Huit jours après avoir été opéré, le singe marche normalement, et ce sans rééducation.

Tous ces exemples montrent l'éventail de possibilités offertes, des greffes de moelle épinière jusqu'à l'interface cerveau-machine.

Mme Dominique Gillot. - L'implant cochléaire constitue un autre type de greffe, mais il recouvre un bien plus grand nombre de cas. La première greffe de cochlée chez l'enfant datant maintenant d'une vingtaine d'années, des études sur ses effets à long terme ont pu être menées. Il en ressort la nécessité de renouveler régulièrement la greffe pour cause d'usure et d'oxydation.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Il est très difficile avec une greffe cochléaire de récupérer quelque chose qui correspond à la perception d'un son.

Mme Dominique Gillot. - Surtout pour les sourds de naissance.

Mme Annie David. - J'apprécie beaucoup la présentation de ce matin. Élue de l'Isère, j'ai eu la chance de rencontrer l'équipe du professeur Benabid au CHU de Grenoble. C'était un moment fort, impressionnant, qui donne envie de continuer et de permettre à la recherche d'aller encore plus loin qu'il n'est aujourd'hui possible.

Sur les cellules souches embryonnaires, je voudrais rappeler les débats que nous avons eus dans le cadre du projet de loi de bioéthique, ici, au Sénat, en 2011. Alain Milon, qui m'a succédé à la présidence de la commission des affaires sociales, en était le rapporteur. Il avait fait un énorme travail et donné à la commission l'occasion d'auditionner une très large palette de chercheurs et de personnalités pour nous démontrer, comme vous venez de le faire, tout l'intérêt de la recherche en ce domaine et l'importance de la soutenir pour lui permettre d'aboutir. J'ai encore en mémoire les débats de l'époque. À partir du moment où avaient été évoquées les cellules souches embryonnaires, une grande partie de l'hémicycle s'était enflammée ; de fait, les discussions étaient rendues compliquées et déviaient sur des sujets annexes.

Nous, parlementaires, devrions nous pencher véritablement sur cette question. La recherche sur les cellules souches embryonnaires doit pouvoir se faire dans de bonnes conditions en France, comme c'est le cas dans d'autres pays. Nous avons déjà du retard en la matière.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Des blocages sont survenus dans les années quatre-vingt-dix. Certains de mes collègues se sont vu empêcher de poursuivre leurs recherches. Je le sais d'autant mieux que j'ai fait partie de l'équipe de direction du CNRS.

Mme Annie David. - Les perspectives sont phénoménales. Cela mériterait que le Parlement se repenche sur la question, faute de quoi notre retard va s'accentuer et des patients iront se faire soigner à l'étranger.

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Je ne suis plus chercheur mais je me sens légitime à m'exprimer en leur nom. Effectivement, la recherche ouvre de nombreuses pistes. S'il est extrêmement important que tout cela soit encadré, il faut permettre à la recherche française d'être concurrentielle à l'international.

Le travail de M. Benabid est bien reconnu à l'étranger. La technique de l'implantation profonde se fait « à poste », c'est-à-dire que la stimulation est continue. Actuellement, elle fait école. Pour des dépressions incurables, on pratique des stimulations profondes dans d'autres zones du cerveau.

La deuxième grande avancée remonte à 2012, c'est donc assez récent, avec les cellules souches induites développées par le japonais Yamanaka. Dans les expériences menées aux États-Unis sur des rats, pour obtenir des cellules embryonnaires souches susceptibles d'être redifférenciées et disponibles pour une éventuelle greffe, les chercheurs ont travaillé à partir de fibroblastes prélevés sur un homme de 86 ans. Dès lors que l'on utilise les propres cellules du patient pour fabriquer des neurones, tout risque de rejet immunologique semble écarté. Sur le plan scientifique, les ouvertures permises par cette technique sont extrêmement importantes, d'où la nécessité d'étudier toutes les questions éthiques et légales qui peuvent se poser.

M. Gérard Bailly. - Y a-t-il des similitudes ou, au contraire, une différence totale, entre les cellules impliquées dans la maladie d'Alzheimer, d'un côté, dans la perte de mémoire liée au vieillissement, de l'autre ? Par ailleurs, d'après vous, la mise en commun des connaissances et des moyens au niveau de la recherche mondiale est-elle satisfaisante ou faut-il déplorer un certain repli sur soi en ce domaine ?

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - À l'heure actuelle, il est encore très difficile de parvenir à une définition précise de ce qu'est la maladie d'Alzheimer. En définitive, ce que l'on observe, c'est un dépôt de plaques séniles dans le cerveau, mais avec un développement très lent, qui rend ardu le repérage de facteurs spécifiques sur lesquels on peut mettre le nom de maladie d'Alzheimer. J'ai évoqué la mise au point de méthodes de diagnostic : c'est une voie de recherche extrêmement prometteuse car, avant de soigner une maladie, il faut être en mesure d'en comprendre le mécanisme.

Pour ce qui est de la mise en commun des travaux et des connaissances au sein de la communauté des chercheurs, je rappellerai la manière dont on a fait évoluer le Human Brain Project, qui a connu une véritable révolution de palais puisque l'un de ses promoteurs, le neuroscientifique Henry Markram, a été mis à l'écart en 2015. La gouvernance est maintenant collégiale et l'objectif affiché est la nécessité de travailler en réseau en Europe, tous ensemble. C'est une très bonne nouvelle quand on sait qu'un tel réseau brasse des sommes d'argent importantes.

Cela étant, les rivalités, la compétition sont aussi un moteur de développement de la recherche, et ce d'autant plus s'il y a des intérêts économiques en jeu. Parmi les travaux de recherche menés actuellement, l'un des plus exaltants est le système Crispr-Cas9, qui permet de faire de la génétique dans des conditions inédites. Y est impliquée notamment une chercheuse française, Emmanuelle Charpentier. Elle aurait pu recevoir le prix Nobel en octobre dernier mais il a été bloqué pour des histoires de concurrence entre universités américaines et de prise de brevet. Il y aura toujours des blocages. Cela dépend des communautés scientifiques. Dans certaines, les échanges sont plus faciles que dans d'autres.

S'il n'y a plus de questions, j'en viens à la troisième partie : « Développer, augmenter. »

D'ores et déjà, je l'ai évoqué, une personne aveugle est capable de « voir » une image constituée d'une petite centaine de points. Mais sera-t-il un jour possible de lire dans le cerveau ? Le japonais Horikawa travaille sur la lecture des rêves. Une personne s'endort dans l'IRM et l'on suit en continu l'activité de son cerveau. À plusieurs reprises on la réveille et on lui demande de décrire l'image qu'elle voyait au cours de son sommeil. Cette image est associée au signal reçu par l'IRM. En répétant la procédure un certain nombre de fois, on peut décoder le contenu des rêves.

Le neurofeedback est une technique d'IRM fonctionnelle utilisant une interface cerveau-machine qui affiche quasiment en temps réel l'activité du cerveau de la personne installée dans le scanner, qu'elle-même peut observer. On demande à cette dernière de jouer sur une sensation, un souvenir douloureux, par exemple. Comme elle peut « imager » la douleur, par un mécanisme de rétrocontrôle, elle est capable d'en tenir compte pour contrôler l'activité de son cerveau et augmenter ou diminuer telle ou telle sensation ou émotion.

Troisième exemple : le neuromarketing. Des entreprises comme Neurosense et Nielsen Consumer Neuroscience ont recours aux techniques d'électroencéphalographie et d'IRM pour décrypter les réactions d'une personne à qui l'on fait visionner deux publicités pour des produits similaires, deux sodas au cola par exemple. On pourrait alors s'en servir pour orienter une campagne de marketing dans telle ou telle direction. Cette pratique est, me semble-t-il, interdite en France mais elle existe dans les pays anglo-saxons.

Qu'en est-il de la communication sans la parole ? Voici encore deux expériences très spectaculaires. Des électrodes sont implantées dans deux sites de l'aire motrice du cerveau d'un rat ; selon que le rat active une aire ou une autre, deux sortes de sons sont produits via le signal électrique. Les sons aigus sont récompensés par de la boisson, les graves, par de la nourriture. Le rat apprend à produire les sons avec intention. Il comprend bien ce qui se passe : si on lui donne à manger, il a soif et active le son aigu. Il est donc en mesure d'exprimer ce qu'il souhaite obtenir.

Allons un cran plus loin. Deux rats sont équipés d'électrodes implantées dans leur cerveau et placés à distance dans deux cages différentes qui comprennent chacune deux mangeoires. Dans la première, on place une diode au-dessus de chaque mangeoire. Si le premier rat se dirige vers la diode qui s'allume, il gagne une récompense : de l'eau ou de la nourriture. Le signal électrique émis est alors décrypté et transmis au second rat. Et que constate-t-on ? Sans aucune hésitation, ce dernier se dirige vers la mangeoire de sa cage située du même côté. C'est là une forme de télépathie, de communication à distance entre les deux sujets que l'on a obtenue.

Le dispositif utilisé pour actionner avec le cerveau un bras prosthétique pourrait être étendu à un exosquelette. Telle est l'ambition de Miguel Nicolelis, chercheur à l'Université de Duke. Il était prévu de s'en servir pour donner le coup d'envoi de la coupe du monde de football organisée en 2014 au Brésil. Ce fut un échec.

Tous ces procédés d'amélioration des performances physiques ou cognitives s'adressent potentiellement à des personnes souffrant d'un handicap comme à celles en bonne santé. Avec une caméra vidéo, on pourrait détecter les infrarouges ou les ultraviolets. Le cerveau pourrait « voir » des choses invisibles pour les yeux.

Plus étonnants encore, les travaux menés au MIT par le chercheur japonais Susumu Tonegawa, lauréat du prix Nobel dans les années quatre-vingt, sur ce qu'il appelle lui-même les « engrammes ». Rappelez-vous l'exemple des Simpsons : les souvenirs ou les pensées, ce sont des réseaux de neurones. Tonegawa parvient, chez une souris, à entrer dans ces réseaux et, partant, à jouer sur la nature de ses souvenirs, à lui donner un souvenir qu'elle n'avait pas, à en effacer un autre, à transformer un mauvais souvenir en bon. Si de telles manipulations, faites sur des souris génétiquement préparées, sont impossibles chez l'homme, toujours est-il qu'en termes de recherche fondamentale c'est une avancée fantastique.

L'ingénieur Theodore Berger, dans son laboratoire de l'Université de Californie du Sud, propose des tests de mémoire à des rats. Lorsque les tests sont positifs, un certain type de signaux électriques, récupérés par des électrodes, est repéré et réinjecté dans une autre partie du cerveau de telle sorte qu'ils augmentent les capacités mnésiques de l'animal. Encore une fois, on joue avec la mémoire. On est là dans le domaine des implantations profondes : la possibilité de traiter par ce biais des malades d'Alzheimer est envisageable, sinon envisagée.

Du côté des Gafa - Google, Amazon, Facebook, Apple -, on s'intéresse à ce type de recherche sur l'homme augmenté, sur le transhumanisme, en brassant des quantités d'argent considérables, sans commune mesure avec les moyens alloués à notre recherche fondamentale. D'où un certain nombre de projets ambitieux. Ray Kurzweil, aujourd'hui directeur scientifique de Google, a publié en 2012 un ouvrage dont le titre en anglais est : How to create a mind. « A mind », pas « a brain » : Ray Kurzweil défend l'idée selon laquelle le développement très rapide de l'intelligence artificielle donnera bientôt des ordinateurs plus puissants que les cerveaux : c'est ce que l'on appelle la « singularité ». Quand j'ai commencé à m'intéresser à la question, on prétendait que la bascule aurait lieu en 2012 ; on parle maintenant de 2040. Il y a encore un peu de marge même si l'ordinateur bat d'ores et déjà des joueurs d'échec et de go.

En ce qui concerne les performances technologiques, Ray Kurzweil a été dans les premiers à développer la reconnaissance vocale du langage, ce qui apparaissait comme extrêmement difficile. Aujourd'hui, nombreux sont les téléphones portables à en être équipés. C'est dire la vitesse impressionnante à laquelle tout cela évolue. Les mécanismes mis en oeuvre en ces domaines ne sont finalement pas si différents de ceux du cerveau. Cela ne laisse pas de m'étonner.

En définitive, que faut-il retenir ? Les progrès dans la connaissance des mécanismes du cerveau sont impressionnants : la mémoire, la conscience sont des objets d'étude, ce qui était inconcevable voilà quelques années. Ces progrès donnent parfois l'impression d'être transgressifs : interface cerveau-machine, greffe de neurones, neuromarketing. Sur le plan politique, un encadrement est souhaitable, d'autant que les apports à la société sont ou seront considérables : médecine, mais aussi éducation, philosophie, religion. Pour certaines questions, on retombe sur des prescriptions extrêmement concrètes : ainsi la connaissance des neurones de la lecture a-t-elle permis de démontrer que l'apprentissage par la méthode globale était une aberration. Cela étant, il faut nuancer : il y a beaucoup plus de choses que l'on ne connaît pas que de choses que l'on connaît et il est impossible de faire des prévisions à un horizon de plus d'une dizaine d'années.

M. Jean-Yves Roux. - Le cerveau des surdoués présente-t-il des caractéristiques propres, en termes de nombre de cellules notamment ?

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Le nombre de cellules du cerveau ne varie pas d'un individu à l'autre : c'est 100 milliards pour tout le monde ! Il est absolument étonnant de constater que, si certains réseaux sont en place à la naissance, la majeure partie ne l'est pas. Un être humain possède 20 000 gènes et 100 milliards de neurones. Les gènes peuvent donner des règles du jeu mais certainement pas tout fixer à l'avance. C'est le sens de l'expression anglaise « nature vs. nurture » - l'inné et l'acquis - car les deux jouent. Au cours du développement, des fenêtres temporelles s'ouvrent et des réseaux se créent. Un chaton dont on occulte un oeil à la naissance devient aveugle de cet oeil une fois le bandeau retiré : c'est l'amblyopie ; on a empêché les neurones de s'installer, d'autres ont pris la place. Dans nombre des cas que vous évoquez, c'est une question de fenêtre de développement plus que de performance absolue.

M. Pierre-Yves Collombat. - Ce qui me frappe, c'est la capacité de l'humanité à se tromper. Y a-t-il des recherches en ce sens ? L'évolution de la pensée scientifique l'a montré : ce qui est une erreur à un moment donné devient finalement un modèle qui s'impose progressivement parce que cela permet de reconsidérer complètement les choses. Les exemples que vous décrivez sont extrêmement stimulants et étonnants. Il n'en demeure pas moins que l'on ne fait que de reproduire ce qu'on sait, avec des moyens techniques plus importants, mais selon des méthodes déjà éprouvées. A-t-on progressé dans la connaissance des différentes manières d'inventer, de produire du nouveau ?

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Permettez-moi de faire un pas de côté pour vous répondre. Notre cerveau fait des calculs tout le temps, selon ce que l'on appelle des règles bayésiennes, des règles de statistiques. De nombreuses illusions d'optique viennent de ce que le cerveau a des réponses toutes faites. Si l'on vous montre un segment horizontal et un segment vertical de même longueur, votre cerveau va toujours vous dire que le segment vertical est plus long : c'est parce qu'il fait d'incessants calculs mais obéissant à des règles figées en son sein. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la recherche a montré que le cerveau est un calculateur qui intègre des procédures d'erreur et tient compte des messages d'erreur qui s'affichent directement pour recommencer ses calculs.

Mme Annie David. - Les progrès sur la connaissance du cerveau pourraient-ils apporter des réponses à certaines déficiences mentales ?

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Certainement. L'autisme est un sujet d'étude extrêmement travaillé. Mais les hypothèses sont tellement multiples qu'aucune ne l'emporte pour l'instant sur les autres. J'évoquais la plasticité neuronale et la capacité du cerveau à compenser. Il y a un exemple que l'on cite beaucoup dans le domaine des neurosciences : un jeune mexicain qui, bébé, souffrait de crises d'épilepsie extrêmement graves avait subi l'ablation de l'hémisphère droit du cerveau ; arrivé à l'âge adulte, il a un comportement normal, il lit, écrit, est capable de dessiner, il a même concouru en escrime pour participer aux jeux Paralympiques. En l'espèce, les chercheurs de Harvard sont parvenus à montrer que l'on pouvait compenser des déficits extrêmement graves. Cela laisse beaucoup d'espoir. Un ouvrage raconte cette histoire : Un demi-cerveau suffit, publié aux éditions Odile Jacob.

M. Alain Fouché. - J'ai en mémoire l'histoire de ce berger de mon département de la Vienne qui ne savait ni lire ni écrire. C'est au service militaire, dans les années cinquante, qu'il a été détecté surdoué. En cinq ou six ans, il a achevé des études qui l'ont conduit - il vient de prendre sa retraite - à diriger un très grand laboratoire de recherche à Poitiers. Comment cela peut-il s'expliquer ?

M. Jean-Pierre Henry, directeur de recherche au CNRS, Université Paris Diderot. - Je ne l'explique pas. Les performances constatées dans l'enfance ne préjugent pas systématiquement ce que sera la personne à l'âge adulte.

M. Roger Karoutchi, président. - Il me reste à vous remercier, monsieur Henry, de votre intervention. C'était passionnant et nous avons tous beaucoup appris.

Avant de nous quitter, mes chers collègues, je vous rappelle que, mercredi prochain, 1er mars, au matin, Pierre-Yves Collombat présentera son rapport d'information à la presse et je vous y espère nombreux.