Jeudi 18 janvier 2018

- Présidence de M. Roger Karoutchi, président -

La réunion est ouverte à 8 h 30.

Audition de M. Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Université du Luxembourg, auteur de « La spirale du déclassement », dans le cadre de la préparation du rapport d'information sur le pacte des générations

M. Roger Karoutchi, président. - Lors de notre réunion du 11 décembre dernier relative à la programmation de nos travaux, nous avons décidé de nous retrouver sur le rythme d'un jeudi sur deux. Nous mènerons des auditions parfois liées à l'un des rapports de prospective en cours, parfois portant sur d'autres sujets.

Je remercie de sa présence le professeur Louis Chauvel, de l'université du Luxembourg, qui est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la jeunesse, ainsi que sur les inégalités et les liens intergénérationnels. Avec lui, nous débutons une série d'auditions qui a été souhaitée par nos trois rapporteurs chargés de traiter le sujet du pacte entre les générations, Fabienne Keller, Nadia Sollogoub et Julien Bargeton.

Je vous propose, Monsieur le professeur, de débuter votre audition par un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Les rapporteurs vous poseront ensuite leurs questions, puis tous les membres de la délégation qui le souhaitent pourront le faire à leur tour.

Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Je précise qu'avant même cette première audition devant l'ensemble de la délégation, nous avons débuté hier nos auditions en tant que rapporteurs par le sociologue Gérard Mauger. Notre premier travail consiste à bien cerner le sujet, car lorsque l'on aborde le thème des relations intergénérationnelles, on peut parler de beaucoup de choses différentes. Nous avons besoin de la meilleure définition du concept de génération.

M. Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Université du Luxembourg. - Je vous remercie de votre invitation. J'ai déjà eu l'occasion de venir au Sénat pour un colloque au temps du président René Monory, qui avait développé à Poitiers un système de prospective. À l'époque, j'étais venu en accompagnement du professeur Henri Mendras, sociologue qui faisait référence dans les années 1990 en matière de prospective, notamment en tant qu'observateur et théoricien de ce qu'il a qualifié de « seconde révolution française », qui est aussi le titre de son plus fameux ouvrage. Selon son analyse, un renouvellement massif et inédit du cadre politique et social de la France est intervenu en vingt ans, entre 1964 et 1984.

Un important moteur de ce renouvellement a été la disparition du personnel politique né dans l'entre-deux-guerres, qui a été remplacé par du personnel politique issu du baby boom. Ce renouvellement générationnel n'a pas concerné que le monde politique, mais aussi la fonction publique, le système de santé, les acteurs économiques, etc. On peut ainsi considérer que la génération qui a eu vingt ans en 1968 a « jeté dehors » - passez-moi la violence de l'expression - la génération précédente pour conduire un renouvellement complet du pays dans tous les domaines. Cet ouvrage d'Henri Mendras m'a profondément influencé.

La question intergénérationnelle est centrale pour comprendre tout phénomène de grand renouvellement d'une société. Vous avez donc choisi le bon objet d'étude pour saisir la mutation sociale dans laquelle la France se trouve engagée actuellement, en vous intéressant avant tout à la solidarité entre les générations. J'appelle toutefois votre attention sur une considération de méthode : en prospective, on ne peut pas isoler un objet de son contexte sans prendre le risque de faire de dangereuses erreurs d'analyse, voire des contre-sens. Une approche analytique est souvent moins concluante qu'une approche synthétique. Il faut voir comment différents aspects de la réalité sociale s'articulent pour évoluer ensemble à l'avenir.

De façon générale, je retourne très fréquemment aux pères fondateurs de la prospective que sont Jean Fourastié et John Kenneth Galbraith, que j'ai eu l'honneur de rencontrer à Harvard alors qu'il était presque centenaire. Ces grands anciens ont tracé l'analyse prospective du début des années 1950, et jusqu'au début des années 1980 pour Fourastié. Il est extrêmement utile de retourner à cette littérature pour comprendre où nous nous trouvons et où nous allons, ainsi que les spécificités de notre temps. Celles-ci sont épouvantables pour quelqu'un qui veut faire de la prospective, en raison de la complexification extrême de la réalité socio-économique. A l'inverse, la grande chance - et le grand espoir - de Jean Fourastié était que nous nous trouvions, à l'époque, dans une période qu'Henri Mendras a qualifié de « moyennisation » de la société.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, on a assisté à un effondrement de l'importance relative de la richesse patrimoniale et immobilière, à une expansion de la société salariale. À partir de 1947-1950, tout le monde s'est mis à travailler, même dans les catégories bourgeoises supérieures, où ce n'était pas une obligation, et le travail est devenu une référence centrale pour l'ensemble de la population française. Aujourd'hui, on a un peu oublié qu'il n'en a pas toujours été ainsi. La période extrêmement intéressante des « Trente glorieuses » se caractérise par l'expansion des classes moyennes et la transformation de la structure sociale qui était jusqu'alors axée sur la distinction entre les possédants et le prolétariat. Cette évolution de fond, sur trente ans, a atteint sa maturité aux alentours de 1975.

Si j'insiste sur ces questions-là, c'est avant tout parce que la grande chance des prospectivistes des années 1950 à 1980 était que le sommet et la base des structures sociales se sont alors beaucoup rapprochés : ce qui signifie que penser avec des moyennes était alors suffisant pour avoir une approche réaliste, et en tout cas suffisamment efficace, des évolutions futures. Jusqu'en 1975, le commissariat général du Plan ne faisait jamais d'erreurs profondes. Ensuite, la réalité sociale est sortie complètement du cadre de ces exercices de prospective.

Aujourd'hui, nous sommes de nouveau entrés dans une période de fragmentation sociale croissante. Avant, les prospectivistes pouvaient faire l'économie d'une analyse de la dimension patrimoniale de la richesse, comme d'une analyse fine des différences d'évolution par territoires. Maintenant, la polarisation entre les centres urbains, les banlieues riches et les périphéries est devenue une évidence, et aucune étude à dimension prospective ne peut l'ignorer. La fragmentation sociale entre des strates séparées, même si pas tout à fait étanches, est aussi une évidence en termes de niveaux d'éducation ou de compétences linguistiques. Par exemple, dans mon domaine comme dans beaucoup d'autres domaines de la recherche universitaire, la langue française est en train de devenir quasi résiduelle par rapport à l'anglais. On distingue ainsi des savoirs considérés comme marketables, ou monnayables sur le marché, dirait-on en bon français, et les autres.

De ce fait, les tensions sont croissantes entre les diplômés et les non diplômés, entre les diplômés issus des grandes écoles et les autres, entre ceux qui sont détenteurs de savoirs directement transférables sur le marché international du travail et ceux qui sont enfermés dans les limites du marché du travail national. La fragmentation est également croissante entre Français de souche, Français issus de l'immigration de première ou seconde génération, et Français immigrants - catégorie que personnellement j'ai rejoint il y a six ans en m'installant au Luxembourg. Toutes ces tendances de l'évolution de la société se traduisent par une complexification croissante de la prospective.

Dans ce contexte mouvant, le Sénat demeure garant de l'analyse de la soutenabilité des grandes politiques publiques, alors que, par construction institutionnelle et par dynamique politique, l'Assemblée nationale et le Gouvernement le font moins bien. Ainsi, la nature même du Sénat le conduit à veiller à ce que soit transmis aux générations futures un contexte de vie pas trop dégradé. En la matière, ma référence centrale reste Hans Jonas, dont la pensée est fondée sur le principe de responsabilité. Selon celui-ci, chaque génération « senior » a des devoirs envers les générations suivantes. Sa philosophie consiste d'une certaine manière en une généralisation des principes humanistes individuels à une société composée de plusieurs générations. J'ai déjà eu l'occasion de m'exprimer sur ces questions au Sénat.

Selon le sociologue Gérard Mauger, que vous avez entendu hier, le concept de génération est particulièrement complexe. Dans le vocabulaire de la philosophie, il s'agit d'un terme « polythétique », c'est-à-dire qui relève, selon le contexte dans lequel il est employé, de différentes catégories de pensée.

Le premier usage du terme est celui des générations familiales, qui lient les grands-parents, les parents, les enfants et les petits-enfants. On observe aujourd'hui une complexification des systèmes familiaux. Avec la croissance des divorces et des séparations de couples non mariés, mais aussi avec le développement des remariages et des familles recomposées, l'arbre généalogique est devenu un rhizome impossible à démêler pour la plupart d'entre nous. Bien évidemment, ce qui a trait à la taille de la fratrie change tout en matière de solidarité intergénérationnelle.

C'est au sein de la famille qu'a lieu la transmission patrimoniale, celle du niveau scolaire et des capacités cognitives. C'est une question extrêmement intéressante pour l'organisation sociale de notre pays. Les transformations des systèmes familiaux ont un impact massif sur le fonctionnement et les équilibres de l'État-providence. Je me réfère ici au dernier article de Mathieu Lefebvre et Pierre Pestiaux sur les transformations de l'État-providence en Europe, dont ils sont spécialistes. Nous avons gagné en moyenne trois mois d'espérance de vie par an depuis 30 ans, d'une manière qui n'avait pas été anticipée par les concepteurs des systèmes de retraite. N'oublions pas, toutefois, que ce mouvement n'est ni homogène, ni irréversible. Aux États-Unis, l'espérance de vie moyenne est en train de fléchir, ce qui recouvre en fait surtout une baisse de l'espérance de vie de la population « blanche non hispanique », pour reprendre les propres catégories de recensement des Américains.

Deux tendances essentielles pour l'analyse des solidarités familiales sont la plus grande présence des grands-parents pour la garde des enfants et, dans le même temps, le caractère plus tardif de la redescente du patrimoine d'une génération vers l'autre. Aujourd'hui, on hérite de ses parents souvent vers 65 ans, alors que ses propres enfants sont déjà grands. La transformation des modes de constitution des générations familiales influence profondément les systèmes de solidarité internes à chaque famille.

Il y a un autre élément central auquel je me réfère dans l'ensemble de mes publications, et notamment dans mon ouvrage sur le destin des générations paru aux PUF. L'histoire des générations n'est pas linéaire mais a connu des à-coups considérables d'un point de vue économique et politique. La spécificité des gens qui ont 70 ans aujourd'hui est d'avoir eu 20 ans en 1968, d'être entrés sur le marché du travail dans un contexte de croissance économique extraordinaire et de plein emploi qui a profondément marqué l'organisation du système social français. Cette génération a influencé la totalité du système social français : politiquement, idéologiquement, et aussi du point de vue de l'expansion de la fonction publique. Celle-ci a connu dans les années 1970 une progression considérable de ses effectifs, qui se voit encore dans l'importance du bâti des hôpitaux, des universités et des établissements scolaires datant de cette période.

Ce sont des évolutions fondamentales quand on analyse les niveaux de vie relatifs de la population par génération. La génération qui a aujourd'hui 70 ans a bénéficié d'une « tempête parfaite », pour reprendre une expression américaine désignant la conjonction improbable de phénomènes distincts qui se combinent pour engendrer un phénomène d'une puissance rarement vue. Le premier facteur de cette « tempête parfaite », extrêmement favorable, est l'emploi. L'expansion scolaire amorcée à partir de 1948 a ouvert à cette génération un accès à la fonction publique et au salariat des grandes entreprises tout à fait exceptionnel par rapport aux générations qui l'ont précédée, mais aussi par rapport à celles qui lui ont succédé. Cette génération a aussi bénéficié de bons niveaux de rémunération à son entrée sur le marché du travail, qui lui ont permis de cotiser abondamment, sur des carrières complètes, et d'acquérir ainsi des droits à retraite importants.

Pour prendre un exemple personnel, mes parents retraités et ceux de mon épouse ont fini par avoir une retraite supérieure à ce que nous gagnons tous les deux, qui travaillons à temps plein toute l'année en élevant quatre enfants. Ce constat a pesé dans notre décision de nous installer au Luxembourg. Plus généralement parlant, les générations actives doivent aujourd'hui cotiser pour des générations inactives, plus jeunes ou plus âgées, très nombreuses. Elles le font de manière généreuse, mais n'oublions pas que la générosité commence d'abord par l'épargne.

Outre l'emploi et le niveau de revenu, deux autres facteurs de cette « tempête parfaite » sont une capacité d'épargne importante, et un accès facile au logement, alors que la valeur des biens immobiliers relativement aux revenus était jusque dans les années 1980 du tiers de leur valeur actuelle. Un troisième facteur consiste dans le fait que les réformes du système de retraite sont demeurées relativement modérées. Jusqu'à présent, par facilité, chaque réforme ne s'est appliquée qu'aux nouveaux entrants sur le marché de travail, les anciens conservant leurs droits à retraite. C'est une nouvelle version de l'adage latin « tarde venientibus ossa », qui peut se traduire approximativement par : « à ceux arrivés tard, il ne restera que les os ». Enfin, cette « tempête parfaite » se caractérise également en fin de période par une valorisation extraordinaire des patrimoines acquis au cours des décennies précédentes.

Par conséquent, nous avons une situation où, en France, la solidarité entre les générations au sein des familles fonctionne très bien, simplement parce que les générations qui ont 20, 30 ou 40 ans sont structurellement très dépendantes du patrimoine acquis par leurs parents, qui le leur transmettent plus tardivement. Toutefois, la question générationnelle n'est pas située simplement à l'intérieur des familles, mais également, à l'évidence, au coeur de l'État-providence. Aujourd'hui, les nouvelles générations cotisent à plein pour des générations qui ont cotisé de manière légère lorsqu'elles étaient en activité. De même, les anciennes générations transmettaient leur patrimoine plus tôt dans le cycle de vie des actifs, ce qui changeait les conditions de fécondité de la population entière, car s'agrandir lorsque l'on fondait une famille était accessible plus tôt dans la vie.

Il me paraît essentiel d'avoir une approche générationnelle de l'État-providence. Pour certains de mes collègues, c'est un sujet absolument tabou parce que ce serait ouvrir la boite de Pandore du conflit intergénérationnel. Néanmoins, nous devons le faire, et réfléchir à la non-linéarité de l'État-providence. Certaines générations ont été extrêmement chanceuses, notamment en termes de mobilité sociale ascendante par rapport à leurs parents. L'année de naissance 1948 est une année bénie pour une génération qui a été bénéficiaire des grands progrès accomplis en matière de santé, d'emplois, de salaires, de retraites, et peut-être bientôt de dépendance.

Aujourd'hui, il est difficile en France de résister à la spirale du déclassement, c'est-à-dire de continuer à progresser par rapport aux générations plus anciennes. Il faut penser cette tendance aussi du point de vue de la société civile. Au sein des partis, des associations, des syndicats, des collectivités locales, de fortes tensions sont apparues entre les gens dans la soixantaine et les trentenaires. C'est bien naturel, car le vécu et les conditions de vie des uns et des autres sont très différents.

La situation ne me paraît pas durable. Notre État-providence est actuellement « métastable », c'est-à-dire qu'il est apparemment stable du point de vue de sa logique, tout en n'étant pas soutenable du point de vue intergénérationnel. Certaines générations cotisent énormément, avec comme perspective de voir à terme leurs droits réduits drastiquement. En termes prospectifs, les sexagénaires des années 2020, quand ils parviendront à la retraite, se trouveront appauvris par le chômage de masse des années 1980, par l'impact de salaires réduits, et par un âge d'entrée plus tardif dans la fonction publique et sur le marché privé du travail. Les tensions sur les niveaux de vie seront croissantes.

Je parle d'État-providence « métastable » en me référant aux spécialistes internationaux de l'analyse générationnelle des États-providence, qui classent ceux-ci en différentes catégories. Selon la typologie du sociologue et économiste danois Gosta Esping-Andersen, il faut distinguer le système anglo-saxon, d'inspiration libérale et fondé sur le marché ; le système scandinave, fondé sur l'État comme garant d'une structure sociale de classe moyenne homogène ; le système continental, qui est celui de l'Allemagne ou de la France, alimenté par des caisses de retraite basées sur les différents secteurs économiques ; le système du sud de l'Europe, où la famille est l'élément central, que l'on retrouve en Espagne, en Italie ou en Grèce, et sans doute également au sud de la Méditerranée. Dans ce dernier système, les pouvoirs publics ont tout investi sur les seniors, dans l'idée qu'ils viendront en aide aux juniors. À mon sens, la France n'est qu'au début d'une dérive de son modèle continental vers le modèle du sud de l'Europe. Cela me paraît extrêmement dangereux, car on voit bien que ce système est un « système familialiste sans familles » : les jeunes générations n'y peuvent plus avoir d'enfants. Les Espagnols et les Italiens bien diplômés sont de plus en plus nombreux à émigrer en Allemagne, au Luxembourg, en Scandinavie. Or, les spécialistes placent de plus en plus souvent la France parmi les pays du sud, au regard de cette préférence progressivement renforcée pour les seniors.

Il convient de bien distinguer entre les familles possédant un patrimoine et celles riches de leurs seuls revenus, entre les individus possédant un diplôme ayant une valeur globale et les autres. La question sociale va devenir de plus en plus complexe. L'intérêt des jeunes des catégories moyennes supérieures, bien diplômés, de rester ou non dans le pays, c'est-à-dire de cotiser ou non dans le pays, sera de plus en plus dépendant de leur histoire familiale : vous n'aurez pas les mêmes opportunités de vie si vos parents ont un patrimoine, ou s'ils ne vous laissent que des capacités cognitives et intellectuelles. Dans ce second cas, les jeunes peuvent avoir davantage intérêt à partir ailleurs en Europe ou sur d'autres continents, vers les pays où l'activité économique est plus intense et les opportunités plus grandes.

La difficulté d'un exercice de prospective sur l'évolution des liens entre générations, tel que le vôtre, est qu'il n'y a pas une projection tendancielle et deux scénarios alternatifs, mais cinq ou dix scénarios différents selon le nombre des paramètres retenus et la complexité de leur combinatoire. Cette dynamique de fragmentation sociale ira croissante.

Pour conclure, je considère le leg du passé qui engage l'avenir, car la chaîne des générations est bien évidement celle-là. Les seniors ont connu d'autres périodes du temps passé de la Nation. Les nouvelles générations arrivent dans de nouveaux contextes, qu'elles vivent à plein et dont les seniors n'ont pas vraiment conscience. Car il est très différent d'expérimenter le chômage soi-même, et de le connaître seulement à travers ses voisins, ou même ses proches.

Les sociétés clivées ont plus tendance que les autres à produire des « bulles générationnelles. » Les tendances matérielles de la vie réelle, la situation sociale des individus, et les représentations collectives des relations familiales sont en train de diverger de plus en plus. La famille, en tant que valeur refuge, apparaît à son apogée dans les sondages d'opinion. Cela me semble contradictoire avec l'analyse de l'évolution des conditions de vie matérielles, qui fait apparaître des clivages générationnels porteurs de véritables tremblements de terre, dont la prise en charge par la puissance publique me paraît tout à fait insuffisante.

M. Pierre-Yves Collombat. - Je vous remercie pour ce propos qui recoupe une préoccupation personnelle. Nous sommes en marche, mais en marche arrière au bord de la falaise. Vos analyses sont évidentes. Que la solidarité s'exerce à travers les familles, que les jeunes sont obligés d'immigrer, ce qui est déjà le cas largement en Espagne et de plus en plus en Italie, cela nous ramène à la fin du XIXe siècle. Cela me paraît un peu curieux, et l'on pourrait se demander pourquoi. Ces changements commencent à devenir visibles à partir des années 1980. Ils ont parfaitement coïncidé avec le démembrement du système de Bretton Woods, où l'État intervenait pour préparer l'avenir, en faveur d'un système qui est censé se réguler lui-même. L'expression d'État-providence libéral me paraît contradictoire, car un État vraiment libéral s'en remet au marché. Comment articulez-vous ces évolutions de la société avec celles de l'État ?

M. Olivier Jacquin. - Vous n'avez parlé que d'inégalités, sans utiliser le mot. Pourtant, quand on parle de solidarité, on doit forcément penser en termes d'inégalités, mais sans oublier la fraternité. Vous avez été provocant, en mettant en avant votre choix personnel d'émigrer au Luxembourg fondé sur un raisonnement négatif. Pour ma part, je suis étonné de voir mon fils de 25 ans faire le procès des générations des années 1970, notamment à propos des dégâts environnementaux qui le révoltent, tout en demeurant tout à fait optimiste quant à son propre avenir et à ses capacités à avoir accès au bonheur.

Mme Françoise Cartron. - Comment expliquez-vous la baisse de la natalité dans notre pays depuis trois ans, au regard de votre analyse ? Pour vous, y a-t-il plus d'inégalités aujourd'hui que dans les années 1950, et sont-elles différentes ?

M. Yannick Vaugrenard. - Une des grandes chances de la génération 1968 est de ne pas avoir connu la guerre. Et pour autant, les décisions des responsables politiques issus de cette génération sont assises sur le « court-termisme » le plus absolu. Pas de planification globale, de moins en moins d'aménagement du territoire, un certain intérêt pour le quatrième âge, pas encore assez poussé, mais nous y viendrons parce que ce sont les vieilles générations qui se déplacent pour aller voter. Les jeunes générations le font beaucoup moins. Je suis convaincu que si ceux qui sont en situation de pauvreté se déplaçaient davantage pour aller voter, les responsables des politiques publiques agiraient différemment. Je crois qu'il faut mettre en place des leviers de solidarité, les organiser, les penser de manière responsable. Dans le triptyque républicain, la fraternité me paraît tout à fait essentielle pour l'organisation de nos sociétés.

Mme Michèle Vullien. - Vous axez beaucoup vos analyses sur les biens matériels et le fond du problème serait, si j'ai bien compris, que les vieux ne meurent plus assez vite, à la différence d'autrefois. Mais il ne faut pas oublier qu'il y a une évolution par rapport à l'attrait de la possession. Je prends ici l'exemple des voitures partagées. Je crois que toutes les générations finissent par trouver leur solution aux problèmes auxquels elles sont confrontées. L'avenir s'écrit en marchant.

M. Louis Chauvel. - Je vais essayer de répondre à toutes ces questions passionnantes, d'une manière qui ne sera peut-être pas exhaustive.

Avec la fin du système de Bretton Woods, nous sommes passés d'une société inflationniste à la fin des « Trente glorieuses », qui investissait dans l'avenir par la dette, ce qui était excellent pour les jeunes générations, à une société qui épargne pour accroître son patrimoine. Henri Mendras souligne que les gens qui ont eu 20 ans en 1962, année de la fin de la guerre d'Algérie, sont les premières générations qui n'ont pas du tout connu les guerres du XXe siècle. Ce n'est pas un hasard si la rupture vers la rigueur intervient en 1984. Nous sommes alors passés d'une génération qui a pu rembourser ses emprunts par l'inflation à une génération qui a commencé à sentir le poids de son endettement. Ce phénomène n'a été que pour partie compensé par la hausse des prix immobiliers. En 1984, un professeur agrégé pouvait avec son salaire annuel acheter 9 m² dans Paris. Aujourd'hui, il ne peut plus acheter que 3 m².

Ce passage a eu un fort effet de clivage entre les générations. Quand vous utilisez l'indicateur de l'inflation de l'INSEE, n'oubliez pas qu'il n'inclut pas la valeur économique des logements. En effet, du point de vue des statisticiens, ce qui est bien pour les uns peut-être épouvantable pour les autres, et globalement tout s'équilibre. Quand vous prenez en compte le patrimoine, et pas seulement le revenu, vous constatez que les inégalités ont explosé. Il y a un nouveau clivage entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas. Prenez, par exemple, le salaire de référence de la fonction publique, qui est d'environ 4 000 € par mois. Aujourd'hui, que pouvez-vous acheter avec ça ? C'est pourquoi, lorsque l'on regarde les seuls revenus, on peut penser à tort qu'il ne se passe rien. Mais, aujourd'hui, pour assurer un train de vie confortable, vous avez le choix entre travailler 70 heures par semaine comme avocat ou simplement faire un bon mariage. De nouveau, comme au XIXe siècle, il y a parfois plus d'intérêt à compter sur son conjoint qu'à travailler soi-même.

En ce qui concerne la natalité, je m'étonne qu'elle n'ait pas fléchi plus tôt. La structure des classes sociales n'est pas axée uniquement sur la distinction entre possédants et travailleurs. Je ne mets ici aucun jugement moral, mais je trouve gênante la revendication des syndicats étudiants d'obtenir des allocations pour les jeunes qui font des études, alors qu'ils sont quand-même privilégiés par rapport aux jeunes sortis du système scolaire. Mais ces derniers ne sont pas organisés pour être représentés.

Vous avez évoqué aussi la question de l'opposition entre le court terme et le long terme. Je suis frappé de voir combien sont peu nombreux les responsables politiques qui se sont intéressés à ces questions. La fraternité est une belle valeur, mais c'est par nature une relation inégale. Les jeunes sont surtout riches de leur capacité de vie, de leur énergie, de leur capital de santé, et en même temps, ils se trouvent dans une situation de forte déstabilisation par rapport à leurs prédécesseurs des années 1970. Il n'est pas besoin de leur mentir.

Avant tout, il existe des rapports de paternité et de maternité, de patrimoine et de matrimoine, entre des générations dissymétriques. Savoir si nous allons inventer une société postindustrielle est une question intéressante. On trouve aujourd'hui des développements sur ces aspects de dissymétrie culturelle entre les générations. Néanmoins, on observe un abaissement absolu des conditions de vie matérielles des enfants et des petits-enfants. Or, on ne fait pas naître la génération suivante seulement avec des idées généreuses. N'oublions pas que les enfants, il faut d'abord du lait pour les nourrir et des mètres carrés pour les loger. C'est pourquoi les conditions matérielles de la politique familiale et de la reproduction des générations ne doivent pas être négligées quand on pense à l'avenir. Tout ceci se discute d'autant plus facilement que l'on a personnellement une vie relativement confortable.

Mme Michèle Vullien. - Je me demande quand même pourquoi vous êtes aussi axé sur les seules questions de patrimoine et les conditions de vie matérielles ?

M. Louis Chauvel. - Parce que c'est une réalité vraie. Certes, vous avez raison, bien d'autres facteurs entrent en ligne de compte. Toutefois, il me semble que la vie sociale diverge de plus en plus par rapport à nos valeurs. La réalité s'éloigne tellement des rêves de jeunesse que nous avions, quand nous nourrissions un optimisme absolu pour nous-mêmes et pour les autres. C'est pourquoi nous risquons d'aboutir à ce qu'il est convenu d'appeler en psychologie une « schize », c'est-à-dire une séparation complète entre la réalité de ce qui se passe et les représentations, savantes ou non, que nous en avons. Dans mes ouvrages, je parle beaucoup de valeurs, de philosophie, mais je fais aussi un diagnostic extrêmement utile des aspects profondément matériels, solides de la réalité sociale, qui démontre cette dissymétrie entre les générations, à la défaveur de ceux qui aujourd'hui payent pour tous.

Mme Marie Mercier. - Vous nous rendez triste. À vous écouter, il n'y a plus d'espoir dans notre pays et le mieux que nous ayons à faire est de quitter la France. Je crois qu'il faut avoir confiance dans l'avenir.

M. Roger Karoutchi, président. - Je propose que la séquence des questions pour les autres membres de la délégation prenne fin ici, et que les rapporteurs posent à leur tour leurs questions.

M. Julien Bargeton, rapporteur. - Vous vous êtes montré sceptique à propos des opportunités liées au vieillissement de la population, ce qu'il est convenu d'appeler la silver economy. Selon vous, que pourrait être un plan d'action pour sauver l'État-providence ?

Deuxième question, vous avez évoqué un mouvement fondamental de repatrimonialisation. Est-ce une spécificité française ? Faut-il, ou en avons-nous déjà tiré les conséquences, notamment fiscalement ?

Troisième question, notre système de retraite par répartition apparaît déstabilisé. Y a-t-il à cet égard une spécificité française ?

Quatrième question, pourriez-vous nous faire une typologie des inégalités selon les niveaux de diplômes, et nous préciser s'il s'agit là d'une spécificité de la France ?

Mme Fabienne Keller, rapporteure. - Je vous remercie pour votre prestation, fondée sur le travail de fond que vous avez réalisé comme sociologue. J'aurais une première question : pourriez-vous nous dresser deux ou trois scénarios, allant du scénario catastrophe au scénario le plus optimiste, en passant par la voie moyenne ?

Deuxième question, vous ne nous avez pas beaucoup parlé de la transmission de valeurs culturelles, telles que l'art de vivre ou l'ouverture aux autres et au monde ? On peut constater que les Français vivant en diaspora à l'étranger se sentent d'abord citoyens du monde.

Troisième question, observez-vous une évolution dans la relation de la nouvelle génération à la propriété, à la possession des biens ? Il me semble qu'ils aiment voyager léger. Cette attitude n'est pas forcément une faiblesse.

Mme Nadia Sollogoub, rapporteure. - Je suis comme vous interpelée par le « court termisme » de beaucoup de nos décisions politiques. Par exemple, nous semblons aujourd'hui partis pour réviser la constitution en 15 jours seulement !

J'aurais une question sur la dimension environnementale de la transmission entre générations. À moyen terme, la question de savoir qui peut partir en vacances au Club Med sera réglée, lorsqu'il ne sera plus possible de voyager aussi facilement un avion et que les atolls au soleil seront submergés par la montée des océans. Plus généralement parlant, la notion de patrimoine de l'humanité me paraît essentielle. Il ne faut pas oublier que nous avons emprunté la terre à nos enfants, et il me semble que nous allons la leur laisser dans un triste état.

M. Louis Chauvel. - Je vous remercie pour vos questions très intéressantes. Je m'efforce toujours de ne pas donner de faux espoirs. Depuis vingt ans, j'ai rencontré beaucoup de politiques pour qui l'espoir était d'abord un moyen de se donner de l'espace. Or, cela fait trente ans que le chômage se maintient à des niveaux que l'on pensait au départ inacceptables. La question du logement est tout aussi fondamentale.

En ce qui concerne le rapport de la nouvelle génération à la propriété, la vraie richesse pour les individus est le logement. Être confortablement installé, avoir de l'espace, reste une condition essentielle pour fonder une famille et mener sa vie.

En ce qui concerne la silver economy, je doute qu'elle puisse se développer durablement, parce qu'elle est avant tout fondée sur le patrimoine et les revenus des retraités. Ces revenus consistent principalement en pensions de retraite prélevées sur des salariés qui, lorsqu'ils ont trois enfants, finissent par avoir un salaire net inférieur au niveau de revenu de leurs parents à la retraite.

Dans les années 1980, la pauvreté était liée à la vieillesse et paraissait en voie de disparition. Il me semble qu'aujourd'hui, les jeunes sont des pauvres en devenir. Le concept de silver economy est sympathique, mais il est impossible de redevenir jeune : les pertes de mémoire, le vieillissement et la perte d'autonomie des individus sont inéluctables. Le problème, me semble-t-il, est que nous avons tous un intérêt personnel au développement de cette économie, mais pas au maintien d'une forte natalité. En effet, à l'échelon individuel, nous vieillissons tous. Nous avons donc tous individuellement intérêt à améliorer les conditions de vie des personnes âgées, mais pas forcément celle des jeunes générations.

La situation des États-Unis est très intéressante pour observer ce qui pourrait être le scénario le plus noir. La transformation du système de santé américain s'accompagne d'une véritable épidémie liée au développement d'un usage massif des opioïdes, ces médicaments que les Américains appellent pain killers, autrement dit les antalgiques, en bon français. Aujourd'hui, on se rend compte que l'espérance de vie des Américains diminue. Cette tendance d'ensemble dissimule surtout une dégradation de l'espérance de vie de la classe moyenne. Aux États-Unis, les 20 % les plus favorisés sont dans la compétition sociale. Ainsi, pour y faire des études de niveau universitaire, il faut être prêt à supporter jusqu'à 500 000 dollars de dette personnelle afin de les financer. Pour ces classes sociales favorisées, les niveaux d'assurance santé et d'épargne sont tout à fait corrects. Mais le reste de la population américaine fait face à un effondrement de ses conditions de vie.

Les gens qui ont eu 20 ans autour de 1968 ont cru dans les rêves de leurs parents. Cette classe moyenne composée d'ouvriers, d'employés, de techniciens, a conservé en vieillissant les pratiques des drogues de loisirs de sa jeunesse, ce qui aboutit à une consommation massive de substances antalgiques de plus en plus létales. L'industrie pharmaceutique empoisonne de manière délibérée ces catégories sociales moyennes inférieures, en favorisant la prescription de médicaments à fort pouvoir d'accoutumance. Au final, nous assistons à la déstabilisation des jeunes seniors, qui ont raté leur entrée dans la société et n'ont plus d'illusions dans leurs vieux jours. Cette évolution de la société américaine m'apparaît comme un excellent scénario de ce qui est devant nous, si nous ne faisons rien. Mais, personnellement, je n'y crois que modérément, car l'industrie pharmaceutique est beaucoup plus contrôlée en Europe qu'aux États-Unis.

Le scénario le plus souhaitable n'est certainement pas de mettre la silver economy avant l'économie fondée sur le travail, qui reste le fondement de toute richesse disponible. Car on ne peut verser aucune retraite, quel que soit le système social, s'il n'y a pas suffisamment d'actifs pour alimenter les transferts vers les plus âgés.

En ce qui concerne les évolutions de l'État-providence, la situation de la France peut légitimement susciter l'inquiétude. Le PIB par tête n'est pas très élevé, il est notamment inférieur à celui de la Belgique, et notre pays se caractérise par une énorme sphère de redistribution. Les besoins sont énormes, mais la machine productive n'est pas en rapport avec ce système redistributif très développé. Je vous conseille d'entendre à ce sujet Jean-Paul Delevoye, le président du Conseil d'orientation des retraites. Il me paraît essentiel d'investir dans les capacités productives du pays, notamment privées, pas seulement publiques. En France, le coût salarial pour l'employeur est devenu prohibitif, alors que le niveau du salaire net pour l'employé est pathétique. Il devient urgent de cesser de redistribuer de l'argent dont on ne dispose pas. Il va aussi falloir renégocier le niveau des retraites, et pas seulement sur le flux des nouveaux entrants, mais aussi pour le « stock » des personnes déjà à la retraite. Il y a en Europe deux pays où les retraités sont plus aisés que leurs enfants au travail : le Luxembourg, dont le modèle économique est très particulier, et la France, dont l'économie est à la peine.

À long terme, le coût des seniors est énorme pour les actifs, et pas seulement du point de vue salarial. Cette situation risque de devenir intolérable pour une partie importante de la population, qui préfèrera se mettre en retrait du marché du travail.

Il existe un scénario plutôt optimiste, qui est celui du redéploiement des circuits redistributifs et du réinvestissement vers le travail d'avenir. Il existe aussi un scénario beaucoup plus pessimiste, qui est celui du roman de science-fiction de Michaël Anderson, traduit en français sous le titre « L'âge de cristal », dans lequel on se débarrasse des seniors au-dessus de l'âge de 30 ans. On pourrait couper la poire en deux, et fixer la limite à 50 ans !

Plus sérieusement parlant, l'aspect patrimonial, qui revient dans tous les débats sur les générations, me paraît central. Mais je suis au regret de vous dire que l'on n'y peut pas grand-chose, car si l'on augmente les taxes sur le patrimoine, celui-ci fuira à l'étranger.

Nous sommes donc face à une prospective extrêmement difficile. Je crois que la seule variable sur laquelle on puisse jouer est le coût et la valeur du travail.

Mme Françoise Cartron. - Que pensez-vous des projets de revenu universel ?

M. Louis Chauvel. - Le problème du revenu universel est de faire coexister au sein de la classe ouvrière ceux qui tirent leurs revenus de leur travail et les autres. Je crois plus dans une solution d'intensification de la prime pour l'emploi, même si celle-ci est également très problématique.

Je ne crois pas qu'on sortira du marasme dans lequel les jeunes générations sont plongées sans sortir du chômage de masse et sans revaloriser le travail. Je constate que les jeunesses d'Allemagne, de Belgique et des pays du nord sont en meilleure santé physique et mentale que la jeunesse française, parce qu'elles ne subissent pas le chômage, qui est une sorte de maladie récidivante finissant par devenir intolérable.

La réunion est close à 10 heures.