Jeudi 5 avril 2018

- Présidence de M. Jean-Marie Bockel, président -

Table ronde « Responsabilité pénale des élus et déontologie »

M. Jean-Marie Bockel, président. - Je souhaite la bienvenue à tous les participants à cette table ronde.

Je rappelle que la Délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat est transversale. Parallèlement aux commissions permanentes, elle effectue un certain nombre de travaux donnant lieu à des rapports d'information et ayant vocation à être pris en compte dans les travaux législatifs. Le président du Sénat nous soumet de temps à autre des sujets qui lui paraissent importants, notamment dans la perspective de la conférence des territoires, les modalités d'exercice des mandats locaux sont l'un de ces sujets.

Il est apparu que les élus locaux avaient de fortes attentes s'agissant des conditions d'exercice de leurs mandats. Lors des élections municipales de 2014, on a assisté à une crise des vocations. Il est ainsi arrivé qu'il n'y ait pas de candidats dans certaines communes, notamment dans les plus petites d'entre elles. En outre, les démissions d'élus sont aujourd'hui plus nombreuses que par le passé.

Nous avons donc adressé un questionnaire très long et très détaillé aux élus locaux, lequel a été largement diffusé par les associations d'élus. Nous avons reçu plus de 17 000 réponses, dont 7 000 ou 8 000 réponses complètes, essentiellement de maires ou d'adjoints au maire, mais également de conseillers départementaux et régionaux. Cela nous a permis d'avoir des indications sur les questions qui taraudent le plus nos collègues.

Nous avons organisé des tables rondes sur le régime social et sur les thématiques de la formation, de la reconversion et de la conciliation entre vie professionnelle et familiale. Nous abordons aujourd'hui le thème de la responsabilité pénale des élus locaux et de la déontologie.

Je remercie les associations d'élus, qui nous livrent leurs observations et nous font des propositions. Je remercie également la Direction générale des collectivités locales (DGCL), présente à nos réunions. Je vous invite par ailleurs, si vous le souhaitez, mesdames, messieurs, à nous faire parvenir par écrit des observations et des propositions complémentaires à la suite de nos échanges.

M. François Grosdidier, rapporteur du groupe de travail sur le statut de l'élu local sur la responsabilité pénale et les obligations déontologiques. - Les participants à la table ronde ont reçu un questionnaire afin de faire le tour de nos interrogations. Le risque pénal est une préoccupation des élus qui a certainement grandi au cours de ces dernières années.

Au vu des statistiques, peut-on parler d'une banalisation de la responsabilité pénale des élus locaux dans leur activité de décideurs publics ? La figure du maire lampiste est-elle confirmée par les statistiques ? Peut-on dégager une typologie des infractions susceptibles, plus que d'autres, d'entraîner la condamnation des élus locaux ? Quels sont les principaux domaines de vulnérabilité pénale des élus locaux ? La passation des marchés publics, l'urbanisme ?

En matière de commandes publiques, l'assouplissement des procédures de mise en concurrence peut-il être corrélé à une augmentation du contentieux ?

La multiplicité des règles de prévention et, dans une moindre mesure, la mise en oeuvre du principe de précaution jouent-elles un rôle dans la mise en cause des élus locaux ?

Le principe selon lequel « nul n'est censé ignorer la loi » est-il susceptible d'une application souple dans les circonstances mettant des élus locaux sans moyens aux prises avec des réglementations particulièrement complexes ?

La Cour de cassation, dans un arrêt du 11 juin 2003, a confirmé la condamnation pour faute non intentionnelle dans une affaire où la cour d'appel avait estimé que le maire d'une commune de 870 habitants, n'ayant que quatre employés communaux, se devait d'être d'autant plus présent que sa commune est plus petite. Compte tenu de la rémunération d'un maire d'une commune de cette taille et des avantages dont il peut bénéficier, cette responsabilité paraît totalement disproportionnée !

Le développement d'une offre publique d'expertise, d'avis et de conseil juridique aux responsables de petites communes sur les procédures et sur le droit applicable peut-il être une protection contre le risque pénal ? Quels problèmes ce développement pose-t-il éventuellement ? Le conseilleur n'est jamais le payeur, y compris devant le juge pénal !

La simplification normative ou l'accroissement des marges décisionnelles dont disposent les élus - en matière de commande publique par exemple - n'augmentent-elles pas le risque pénal ? On a l'impression d'être coincé entre une extrême précision de la loi et des règlements, dont il est impossible d'appréhender tous les détails, et une plus large autonomie, une réglementation plus souple, mais qui, compte tenu de la judiciarisation des affaires et du caractère imprévisible de la jurisprudence, exposent davantage l'élu au risque.

M. Alain Richard, rapporteur du groupe de travail sur le statut de l'élu local sur la responsabilité pénale et les obligations déontologiques. - Parmi les sujets sur lesquels nous avons besoin d'amplifier notre réflexion, il y a les suites de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite « loi Fauchon ». Nous disposons désormais de quinze ans de recul et de jurisprudences.

Les mises en cause pénales se développent. C'est devenu un sport national. De nouveaux risques judiciaires apparaissent, même sur la base de la faute non intentionnelle. La prévention ou le manque de diligence dans la prise en compte de certains risques sont des sujets qui se prêtent à des plaidoyers offensifs. Par ailleurs, la collectivité elle-même peut être mise en cause pénalement.

Se pose également la question du voisinage entre les principes du droit administratif et ceux du droit pénal. En droit administratif, il est d'usage, lorsqu'il y a une faute de nature à engager la responsabilité de la collectivité, de séparer la faute personnelle de la faute de service. La jurisprudence à cet égard est éprouvée, mais le juge pénal a-t-il la même perception ?

Telles sont les questions dont nous aimerions débattre.

Mme Édith Gueugneau, Association des Maires de France, maire de Bourbon-Lancy. - L'Association des maires de France (AMF) s'est toujours beaucoup impliquée dans le domaine de la prévention des risques en matière pénale. La pénalisation de la vie publique est un phénomène important et relativement récent. On le sait, le nombre d'élus mis en cause est en augmentation. Toutefois, les mises en cause sont inférieures à 1 %.

Les élus aujourd'hui se font aider par l'AMF, les associations départementales, mais aussi les services des préfectures. Ils sont également bien souvent obligés de se faire accompagner par des cabinets de conseil s'ils souhaitent passer des marchés publics et des délégations de service public.

L'inflation des normes dans le champ des compétences locales est inquiétante. Je pense à l'urbanisme, à la sécurité, à l'environnement. La compétence relative à la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) commence à être mise en oeuvre, mais les responsabilités des élus n'ont pas encore été toutes définies.

Il existe également de nombreuses insécurités juridiques s'agissant des délits non intentionnels. Les maires doivent en outre faire face au retrait progressif de l'ingénierie des services de l'État, alors que de nouvelles compétences leur sont transférées. Les élus et les agents des collectivités ont besoin de formation.

La décentralisation a provoqué une inflation de textes. À cela s'ajoute le fait que les textes applicables aux collectivités locales ne sont pas tous codifiés. Ceux qui le sont figurent dans une multitude de codes. En outre, ces textes sont de plus en plus techniques.

Permettez-moi de revenir sur l'interprétation par la Cour de cassation des devoirs du maire d'une petite commune dans la décision citée dans le questionnaire. La loi est la même pour tous, on ne fait pas de différences entre une commune de 57 habitants et une grande commune. Or je pense que des décisions différentes pourraient être prises. Les collectivités sont en difficulté et manquent de moyens pour se faire accompagner.

M. Matthieu Vasseur, chargé de mission au sein de l'Assemblée des petites villes de France. - L'Assemblée des petites villes de France (APVF) a décidé de centrer son intervention sur la prise illégale d'intérêts.

L'article 432-12 du code pénal définit et réprime la prise illégale d'intérêts. Il prévoit que ce délit peut être commis par toute « personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public », soit tous les élus et tous les agents des collectivités. La prise d'illégale d'intérêts consiste à « prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont [l'élu ou l'agent] a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement ». Le périmètre de cette infraction est très large. Il n'est pas nécessaire, pour que le juge prononce une condamnation, que la personne concernée ait tiré de l'opération prohibée un bénéfice ou que la collectivité ait souffert d'un quelconque préjudice.

Pour l'APVF, ce délit, tel qu'il est défini par le code pénal et la jurisprudence, constitue évidemment un arsenal pénal intéressant contre des dérives qui peuvent exister dans le cadre de l'action publique. Ces dispositions sont d'autant plus précieuses que l'esprit du temps exige des décideurs publics une certaine irréprochabilité, au nom du bon fonctionnement démocratique. Cela étant dit, l'APVFR s'interroge sur le périmètre de ce délit. L'état actuel du droit permet la condamnation d'un élu sans même que celui-ci, ou l'un de ses proches, ait tiré un avantage matériel effectif de sa position. Un simple intérêt moral suffit à la condamnation. Cet aspect est vécu avec beaucoup d'amertume, voire d'agacement, par les élus.

Pour l'APVF, le champ de la prise illégale d'intérêts ne saurait recouvrir des situations dans lesquelles un maire ne tire aucun bénéfice matériel, directement ou indirectement. Cette restriction est d'autant plus nécessaire que la Cour de cassation condamne des élus municipaux pour le seul motif qu'ils ont participé à l'adoption d'une subvention à une association dans laquelle ils exercent des fonctions, parfois bénévoles, même en tant que représentants de la commune.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Nous entendons bien ce que vous dites, et nous savons que cela existe, mais dans le cas que vous évoquez, de nombreux élus déclarent juste ne pas prendre part au vote, ce qui les met à l'abri.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Ce n'est pas si simple, Monsieur le président. Il y a trois ou quatre ans, certains ont souhaité remplacer la notion d' « intérêt quelconque » par celle d' « intérêt personnel », mais cela avait constitué un point de blocage avec le Gouvernement. Aujourd'hui, on peut mettre en cause la responsabilité d'un élu et considérer qu'il avait un intérêt moral politique à obtenir une décision, même si celle-ci est prise dans l'intérêt de son territoire.

M. Matthieu Vasseur. - J'ajoute que la proposition de loi de Bernard Saugey visait à réformer la notion d' « intérêt quelconque ». Une partie de cette proposition de loi a été reprise dans la proposition de loi de Jacqueline Gourault et Jean-Pierre Sueur en 2015, mais la partie concernant cet aspect sémantique a été supprimée en commission mixte paritaire. Cette proposition de loi prévoyait de faire évoluer la notion d' « intérêt quelconque » vers celle d' « intérêt distinct de l'intérêt général ». C'était intéressant, mais l'APVF a pensé que cette restriction légale pouvait être insuffisante en pratique, tout intérêt particulier, celui d'un président d'association par exemple, pouvant être considéré comme distinct de l'intérêt général.

En tout état de cause, l'APVF propose de remplacer la notion d' « intérêt quelconque », qui permet des condamnations marginalement injustifiées, par celle d' « intérêt personnel, matériel et financier distinct de l'intérêt général ». Ce serait un clin d'oeil intelligent aux travaux réalisés dans le cadre de la proposition de loi Saugey.

Mme Cécile Raquin, directrice, adjointe au directeur général des collectivités territoriales. - L'inquiétude des élus locaux sur ce sujet remonte vers nous depuis des années, même si nous avons du mal à en objectiver les causes. À notre connaissance, il n'existe pas de statistiques officielles concernant les mises en cause des élus locaux sur le plan pénal. Les chiffres les plus complets sont ceux de l'Observatoire des assurances. C'est là une première lacune sur laquelle la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) pourra nous apporter des éléments. Le baromètre de l'observatoire se contente d'analyser les faits et les décisions de justice qui sont portés à sa connaissance ; on ne peut donc pas considérer que ce sont des statistiques.

Chaque fois que cette question de la responsabilité pénale des élus locaux a été soulevée, la difficulté a été de l'objectiver.

Par ailleurs, les incriminations ne s'appliquent pas seulement aux élus locaux ; elles s'appliquent aussi aux autres citoyens et à d'autres fonctions de gestionnaire. D'où la difficulté de faire évoluer la définition de ces incriminations. Pour autant, la fonction d'élu a une vraie spécificité, de même que les risques qui y sont associés : les citoyens seront enclins à rechercher une responsabilité dans le cas d'un accident et, pour ce faire, à aller jusqu'au bout sur le plan pénal. Cela s'inscrit dans la tendance à la judiciarisation de la société. Il faut mettre en balance la responsabilité de l'élu avec les obligations qui pèsent sur le chef d'entreprise en matière de sécurité. Les cas sont assez souvent similaires.

Concernant la prise illégale d'intérêts, au cours des huit dernières années, on a enregistré trois tentatives pour en modifier la définition - la dernière fois en 2015 avec la loi Gourault-Sueur. Aucun consensus n'a émergé en faveur d'une nouvelle définition au motif que la jurisprudence, même si la qualification de l'incrimination est totalement objective et peut être critiquée par les élus, est connue et que très peu de condamnations ont été prononcées. Au final, la conviction l'a emporté que la modification de la définition comportait plus de risques pour les élus que son maintien. Aujourd'hui, on sait que l'on peut se trouver dans une situation objective de prise illégale d'intérêts et qu'il faut donc s'en prémunir de diverses manières, par des déports de vote ou en renonçant à la présidence d'une association, etc. Il a été considéré à l'époque que l'enjeu portait davantage sur la formation aux risques.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Au cours de mon premier cours de droit pénal, on nous a enseigné qu'un délit était constitué de deux éléments : un élément matériel et un élément moral, à savoir l'intention. Pourquoi ce principe vaut-il pour tous les citoyens à l'exception des élus, qui sont condamnables dès lors que l'élément matériel est constitué, même en absence de tout élément moral ?

M. Alain Richard, rapporteur. - Il fallait assister au second cours ! (Sourires.)

Mme Nathalie Ancel, directrice adjointe au directeur des affaires criminelles et des grâces. - Je représente M. le directeur des affaires criminelles et des grâces, qui regrette vivement de ne pouvoir être présent ce matin.

Comme cela vient d'être relevé, nous ne disposons pas de statistiques par profession ni, par conséquent, pour les élus locaux. Cela étant, nous avons noté l'augmentation du risque pénal pour eux depuis de nombreuses années. Cela résulte des phénomènes convergents qui ont été évoqués : la diversification du champ des compétences des élus, un accroissement très important du désir de transparence et de moralisation de la vie publique, une judiciarisation plus importante des rapports sociaux et dans la société.

Si la loi Fauchon a eu pour objectif de dépénaliser les faits non intentionnels des décideurs publics en les qualifiant d'auteurs indirects des dommages et en posant alors la preuve d'une faute non intentionnelle qualifiée, la jurisprudence, s'agissant des maires notamment, a précisé les choses et n'analyse pas nécessairement leur responsabilité pénale au regard de leur seul statut, mais fait une analyse in concreto de la faute.

Mme Flavie Le Sueur, magistrate, cheffe du bureau du droit économique, financier et social, de l'environnement et de la santé publique. - Pour avoir été magistrate du parquet pendant quinze ans, je peux témoigner que la loi Fauchon sur la responsabilité pénale non intentionnelle est très complexe. Ces dispositions législatives s'appliquent à tous : à la fois aux chefs d'entreprise, aux médecins - le risque pénal est très prégnant dans leur exercice quotidien -, à n'importe quel conducteur de véhicule. D'ailleurs, le délit de mise en danger de la vie d'autrui, créé au départ pour les risques liés à la circulation, est aujourd'hui appliqué à des chefs d'entreprise ou à des décideurs publics.

Les parquets ont le devoir d'examiner les éléments constitutifs d'une infraction en envisageant la causalité directe ou indirecte. Lorsque des élus locaux sont mis en cause, en règle générale la causalité est indirecte, et il faut que la faute soit particulièrement grave pour que des poursuites soient engagées. Les tribunaux font une appréciation in concreto de cette faute.

Il existe de nombreux exemples de relaxe dans la jurisprudence : dans le cas de la catastrophe de Furiani, le maire a été relaxé au motif d'un partage des responsabilités dans l'effondrement de la tribune. La sécurité reposant sur la préfecture et la commission de sécurité ayant émis un avis positif, le maire avait autorisé l'événement sportif. Pour que la responsabilité pénale d'un élu local (ou d'un chef d'entreprise) soit retenue, il faut vraiment qu'il ait commis une faute, que le risque lui ait été signalé, qu'un accident soit précédemment survenu et que les mesures de prévention aient été insuffisantes.

Les procureurs de la République, qui ont l'opportunité des poursuites et peuvent procéder à des classements sans suite, reçoivent énormément de plaintes, les juges d'instruction enregistrent des constitutions de partie civile, ce qui oblige les uns et les autres à devoir apprécier les faits.

Il y a une véritable demande de justice de la part des justiciables, une réelle demande de responsabilisation des élus et des décideurs en règle générale. Je pense en particulier aux conséquences de la tempête Xynthia, en Vendée.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Au sein de notre délégation, un travail a été conduit par deux de nos collègues sur les leçons à tirer de la tempête Xynthia. Vous avez eu raison de parler de la judiciarisation de la société et de citer le cas des médecins ou des chefs d'entreprise. Certains d'entre nous ont été maires très longtemps de communes de tailles diverses, et nous avons vu au cours des trente dernières années comment les choses ont changé.

M. David Ginocchi, responsable du pôle juridique et études de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. - Nous avons nécessairement une vision très tronquée du sujet, pour deux raisons : premièrement, nous n'intervenons que sur les questions déontologiques, et les questions relatives à la responsabilité pénale ne nous concernent pas ; deuxièmement, les obligations déclaratives issues de la loi de 2013 ne concernent pas tous les élus locaux, certains n'entrant pas dans le champ de compétences de la Haute Autorité.

Outre cette mission de contrôle du patrimoine, nous avons trois missions de conseil auprès des élus soumis à déclaration, en particulier les élus locaux.

Premièrement, une mission générale de prévention des conflits d'intérêts : en plus de la déclaration de patrimoine, les élus locaux font une déclaration d'intérêts auprès de la Haute Autorité. Ces déclarations d'intérêts nous permettent avant tout de repérer si des intérêts déclarés peuvent interférer avec les fonctions et de signaler dans ce cas à l'élu concerné que son activité professionnelle ou le mandat qu'il détient dans telle association peut soulever un conflit d'intérêts, voire constituer une prise illégale d'intérêts.

Comme les élus peuvent solliciter notre avis sur toute question déontologique, nous faisons les préconisations qui s'imposent en matière de publicité des intérêts, en matière de déport.

Notre deuxième mission, beaucoup moins connue, bien qu'elle soit importante, est une mission de contrôle du pantouflage. Depuis 2013, une partie des élus locaux, notamment les exécutifs territoriaux, entrent dans le champ de l'article 432-13 du code pénal, qui interdit à un élu, après la perte de son mandat, de travailler dans une entreprise avec laquelle il avait des relations. Par ailleurs, les autorités territoriales doivent saisir la Haute Autorité lorsqu'un élu veut reprendre une activité privée dans un délai de trois ans après la cessation du mandat.

C'est l'occasion pour nous de vérifier si l'élu local ne va pas se rendre coupable d'une prise illégale d'intérêts. Un avis d'incompatibilité de la Haute Autorité lui évite d'enfreindre l'article 432-13 et de s'en apercevoir deux ans plus tard.

Notre troisième mission de conseil est plus institutionnelle : nous sommes régulièrement saisis par des collectivités sur des questions déontologiques en général. Par exemple, nous avons été saisis il y a quelques mois par un président de conseil départemental qui voulait savoir comment gérer la question des déports des élus représentant le département dans des organismes extérieurs, au regard de la prise illégale d'intérêts. Autre exemple : nous sommes sollicités par des collectivités qui souhaitent moderniser leur dispositif déontologique, adopter une charte ou nommer un référent déontologique, mais qui ne savent pas comment s'y prendre.

Alors que nous exerçons ces missions de conseil depuis quatre ans, quel bilan tirons-nous ? Nous dressons deux constats principaux.

Premièrement, il y a un véritable besoin d'accompagnement des collectivités territoriales sur ces sujets de déontologie. Beaucoup d'élus locaux ne sont pas conscients des risques pénaux qu'ils encourent. Il m'est arrivé très fréquemment d'être face à des élus locaux qui ne savaient pas que chaque fois qu'ils votaient une subvention en faveur d'une association dans laquelle ils siégeaient, ils commettaient un délit pénal.

De la même manière, en matière de pantouflage, des élus ayant perdu leur mandat et repris une activité professionnelle se sont retrouvés à travailler dans une entreprise qui, quatre ans auparavant, avait reçu une subvention de la part de la région. Ils ont commis là un délit de prise illégale d'intérêts au sens de l'article 432-13 du code pénal.

Nous avons reçu 4 ou 5 demandes d'avis en 2014; nous sommes passés à 30 ou 40 en 2017.

À côté de ce besoin d'accompagnement, nous percevons une réelle volonté des collectivités de s'emparer de ce sujet, notamment en adoptant un dispositif déontologique pour prévenir, par exemple, les conflits d'intérêts. De plus en plus de collectivités nous saisissent sur des projets de charte. Pour autant, elles ne sont généralement pas très à l'aise avec ce type de sujet. Quand une collectivité veut rédiger une charte de déontologie ou nommer un référent, elle ne sait pas trop comment procéder, comment articuler un dispositif de prévention des conflits d'intérêts avec le respect de la vie privée des élus par exemple.

Les collectivités ont probablement besoin de s'adresser à un guichet unique pour trouver des réponses à ces questions.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Hier, au cours de la table ronde sur le statut social de l'élu local, des représentants d'organismes nous disaient que le turnover des élus locaux est important (à la suite d'une défaite, en cas de non-représentation, etc.). D'où le souci de retrouver une activité professionnelle.

M. Philippe Bluteau, avocat au barreau de Paris. - Je concentrerai mon propos de praticien sur la loi Fauchon.

Je suis assez surpris du décalage entre la satisfaction généralement exprimée au sujet de la loi Fauchon et la réalité des jugements, au moins en première instance, rendus contre des élus. Ce bilan n'est pas complètement satisfaisant et il faut remettre ce texte sur le métier, même si son accouchement a été difficile.

Selon moi, la magistrature a en partie édulcoré sa portée et s'est un peu éloignée de la volonté du législateur. L'idée, c'est de restreindre les cas dans lesquels la responsabilité pénale des élus pourra être recherchée tout en augmentant les cas dans lesquels les personnes morales des collectivités locales pourront être poursuivies. Il faut prendre en compte à la fois la demande des élus que soient à l'avenir évités les cas les plus choquants de condamnation de leurs pairs et la demande sociale de pénal, pour ne pas dire la soif, parfois un peu injustifiée, de nos concitoyens.

Comment pourrait-on procéder pour parvenir à un tel équilibre ? D'abord, sur le fondement de l'article 121-3 du code pénal, à quelles conditions un maire peut-il être condamné pénalement lorsqu'il est l'auteur indirect d'un délit non intentionnel, par exemple d'une blessure ou d'un homicide involontaire, que personne n'a évidemment souhaité ? La loi Fauchon a introduit deux cas alternatifs, deux branches, et les cas de condamnations choquants sont tous fondés sur la seconde branche.

Première branche : le maire est condamné lorsqu'il a violé de façon manifestement délibérée une règle particulière de prudence et de sécurité prévue par la loi ou le règlement. Quand un élu en conscience, souvent en raison d'arbitrages économiques, viole la norme et qu'un accident surgit, la condamnation du maire n'est pas contestable. Exemple : en cas d'accident, la condamnation du maire qui a maintenu ouvert à la baignade un lac naturel parce qu'il savait que toute l'activité économique de son village en dépendait, au mépris de la sécurité des baigneurs, n'est pas contestable.

Seconde branche : le maire peut aussi être condamné lorsqu'il commet une faute caractérisée exposant autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer. Sur cette branche ont poussé des condamnations qui choquent les élus, à juste titre.

On a bien entendu la DACG : la faute caractérisée devait en principe exiger une faute répétée, d'une particulière gravité. Mais ce n'est pas ainsi que la jurisprudence a fini par traiter cette faute. Dès 2002, un rapport public de la Cour de cassation indique : cette mention d'une faute caractérisée « peut apparaître superfétatoire, car on ne voit pas a priori comment retenir une faute qui ne le serait pas. » Autrement dit, le terme « caractérisée » a été vidé de sa substance en théorie et en pratique.

Il suffit qu'un risque d'une particulière gravité survienne pour que les magistrats le reprochent. En témoigne un arrêt de la cour d'appel de Rouen en 2003. Dans un petit village de l'Oise, alors que l'adjoint au maire marchait devant les majorettes qui défilaient pour les protéger, un chauffard a manqué un virage et percuté deux fillettes, alors blessées. Le maire a été condamné à une amende de 1 500 euros. C'est non pas l'amende qui pose problème, mais le caractère infamant de cette décision. Le maire a démissionné. Je voudrais que l'on m'explique quelle était en l'espèce la faute caractérisée. De n'avoir pas mis un gyrophare devant le défilé !

Le troisième élément prétendument protecteur de la loi Fauchon est la particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer. Mais on frôle là la pensée magique : plus que l'omniscience, on fait appel à l' « omniprescience » de l'élu. Non seulement ce dernier est censé tout savoir, mais il doit tout anticiper. À cet égard, je citerai l' « arrêt de la soirée mousse » : un maire de 800 habitants a été condamné pour ne pas s'être suffisamment intéressé aux conditions dans lesquelles le disc-jockey qui organisait la soirée avait relié son matériel à la terre. Selon l'attendu de la Cour d'appel de Montpellier, qui n'est pas contesté par la Cour de cassation, un maire se doit d'être d'autant plus présent que sa commune est plus petite. N'est-ce pas là une provocation à l'encontre de la volonté du législateur dans le cadre de la loi de 1996 sur les diligences normales ?

En 1996, le législateur a voulu obliger les magistrats à prendre en compte les conditions concrètes dans lesquelles les fonctions des maires s'exercent. Ce n'est pas extra legem, c'est contra legem.

Dans ces conditions, il faut couper cette branche ! Loin d'être radical ou révolutionnaire, on en reviendrait simplement à la rédaction originelle de la proposition de loi du sénateur Fauchon : l'auteur indirect pour délit non intentionnel ne pouvait être condamné que s'il violait de manière manifestement délibérée une règle particulière de prudence ou de gravité prévue par la loi ou le règlement.

Je le sais bien, il est extrêmement difficile d'assumer une réforme qui pourrait être accueillie par l'opinion publique comme tendant unilatéralement à protéger les élus. Aussi, cette mesure doit s'accompagner d'une ouverture concomitante des conditions d'engagement de la responsabilité pénale des collectivités locales. Tout le monde y gagnerait :

- les maires : l'accident, l'homicide est bien souvent le fruit d'un dysfonctionnement de la structure. Il ne serait donc pas choquant de condamner la personne morale.

- les victimes : le secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d'attentats et d'accidents collectifs (FENVAC) déclarait ici lors d'un colloque qu'il était favorable à l'extension des conditions d'engagement de la responsabilité pénale des communes : « Faire peser sur les épaules d'un seul homme une catastrophe qui entraîne des effets de grande ampleur ne répond pas en effet à la nécessité d'une réponse pénale. Nous souhaitons voir la responsabilité des collectivités locales élargie, élargissement qui réduirait le nombre des poursuites à l'encontre des fonctionnaires. » Mais nous pensons aussi aux élus.

- les praticiens du droit : en l'état actuel, à quelles conditions peut-on orienter les poursuites vers la personne morale plutôt que la personne physique ? Seulement lorsque l'infraction a été commise dans l'exercice d'activités susceptibles de délégation de service public. Sans revenir sur la genèse de cette formule, celle-ci est mal commode. Les parquetiers sont obligés de se pencher sur la jurisprudence du Conseil d'État pour savoir si l'activité visée est susceptible de délégation de service public ou pas.

Pour prendre l'exemple des cantines scolaires, la fourniture des repas peut faire l'objet d'une délégation, mais pas la surveillance des enfants. Si le dommage provient de la qualité des aliments, la commune pourra être poursuivie ; si un enfant est tombé d'une chaise, seul le maire pourra être poursuivi. Cette disposition ajoute une subtilité qui n'est pas nécessaire. Supprimez cette condition ! Prévoyons que, comme toutes les autres personnes morales, hormis l'État, les communes puissent être poursuivies pénalement pour les infractions commises par leurs organes ou leurs représentants. Une réponse pénale pourra ainsi être apportée aux victimes. Qui plus est, la commune est un débiteur solvable.

Enfin, je formulerai une dernière proposition de réforme concernant la composition pénale.

La semaine dernière, dans un tribunal de grande instance de la région Bourgogne-Franche-Comté, j'ai assisté un maire convoqué à une composition pénale devant le délégué du procureur. L'association de pêche et les sapeurs-pompiers avaient demandé que l'on cure les mares de la commune. L'opération a eu lieu en février, période de reproduction des batraciens. Toutes les précautions ont été prises : les poissons et les amphibiens ont été mis dans d'autres mares. Une association de protection de l'environnement a pris une photographie d'un crapaud bufo retrouvé mort dans les détritus au bord de la mare, un crapaud commun que l'on trouve du Portugal en Sibérie, mais qui figure sur l'arrêté ministériel des espèces protégées. Le parquet a décidé une composition pénale pour destruction d'espèces protégées.

Modifions l'article 41-2 du code de procédure pénale pour ouvrir la composition pénale aux personnes morales !

M. Jean-Marie Bockel, président. - Exposé passionnant ! Il est bon que des représentants des administrations, des élus et quelques sachants participent à cette table ronde.

M. Didier Rebut, professeur des universités à Paris II Panthéon-Assas. - Je voudrais vous parler de ma perception en tant qu'universitaire et spécialiste des fondements du droit pénal.

Je constate que la question de la responsabilité pénale de l'élu local est posée depuis longtemps déjà. On a évoqué la première loi Fauchon de 1996 dans le domaine des délits non intentionnels ; une deuxième loi a tenté de corriger les lacunes de la première ; des propositions de loi sur le délit de prise illégale d'intérêts, le délit de favoritisme, ont été déposées, mais n'ont pas abouti.

Depuis une vingtaine d'années, les élus locaux ont le sentiment d'être exposés à une responsabilité pénale qu'ils ne maîtrisent pas.

M. Jean-Marie Bockel, président. - C'est vrai.

M. Didier Rebut. - Des magistrats leur ont répondu qu'ils devront s'habituer. Toutefois, ces derniers continuent de penser qu'ils sont confrontés à une responsabilité pénale qu'ils ne maîtrisent pas. N'arrivent-ils pas à s'habituer à cette nouvelle situation ou la responsabilité pénale pose-t-elle des problèmes ?

La réponse est double : les maires ne s'habituent pas à certaines responsabilités pénales, peut-être pour certaines raisons et du fait que certains points peuvent poser problème.

Concernant la prise illégale d'intérêts, la jurisprudence est connue. Il n'empêche que les maires ne s'y habituent pas, car cette responsabilité pénale présente un caractère incompréhensible ou inacceptable : un délit classé dans les manquements au devoir de probité, c'est-à-dire la malhonnêteté, frappe des élus pour des actes qui n'ont rien de malhonnête. Il revient au juge pénal de se prononcer sur l'illégalité : d'ailleurs, on se demande ce que fait cette notion dans l'appellation du délit. Ce délit ne sanctionne pas la violation d'une réglementation en tant que telle.

Des délits, comme celui de favoritisme, sont devenus extrêmement objectifs, que l'on peut même qualifier de « formels ». La mise en oeuvre du délit de favoritisme par la Cour de cassation et les juges du fond est la plus formelle et la plus mécanique qui soit. M. le rapporteur a soulevé cette jurisprudence, lorsque l'on reproche l'intérêt du territoire, on est au bout d'une certaine logique, c'est une abstraction du droit pénal. Je pèse mes mots, le droit pénal a perdu de vue la réalité.

Par ailleurs, subsiste un véritable élément d'incertitude pour ce qui concerne certaines infractions. En matière de favoritisme notamment, on voit le foisonnement de la réglementation. Le délit sanctionne la violation de la réglementation en tant que telle. La jurisprudence a fait en sorte que le délit pénal soit en lui-même caractérisé. Là encore, le texte a été dénaturé : les positions sur l'avantage injustifié, l'élément intentionnel, ont été totalement balayées par la jurisprudence. L'élu a donc l'impression d'être dans une nasse : une infraction dont il ne maîtrise pas la mise en oeuvre lui tombe dessus.

Une représentante de la DACG nous a parlé de risque pénal. Mais j'apprends à mes étudiants que le droit pénal doit être non pas un risque, mais une certitude. Parler de risque pénal est une dénaturation. Les élus ont l'impression d'être en présence d'un risque, un aléa, au sens du droit des assurances, contre lequel il n'existe pas d'assurance. On entend ce discours sur les délits non intentionnels, la prise illégale d'intérêts, le favoritisme. Aucun élu ne parle de risque pénal en matière de corruption ou de trafic d'influence.

Selon moi, le favoritisme n'a d'intentionnel que le nom. Un arrêt de 2014 de la chambre criminelle de la Cour de cassation sur le caractère intentionnel du favoritisme est absolument extraordinaire ! Évidemment, certaines prises illégales d'intérêts sont incontestables sur le plan de l'ensemble des éléments constitutifs. Mais la situation témoigne d'une certaine anormalité de la mise en oeuvre de tout un champ, et je comprends qu'il soit particulièrement mal ressenti.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Ces deux exposés étaient passionnants.

Depuis quinze ans, je dis qu'il faut être honnête, prudent et avoir de la chance pour faire de la politique. Quand on est honnête, on n'est pas toujours prudent, et il est alors bon d'avoir de la chance !

Mme Cécile Raquin. - Je veux réagir à l'intervention de M. Bluteau : mon propos fera contrepoids à celui de l'avocat de la défense.

On a un véritable besoin d'objectivation des chiffres des condamnations, mais également des décisions. Concernant la loi Fauchon, au vu des applications in concreto, on peut avoir l'impression que la jurisprudence est particulièrement sévère, et c'est peut-être le cas - je ne le conteste pas. Mais je fais une lecture un peu différente des décisions citées.

Lorsque la décision a été rendue pour le cas de la Faute-sur-Mer, tous les maires de France ont pensé qu'ils pouvaient se retrouver dans la même situation face au risque de l'inondation, alors que ce cas n'est pas généralisable : il faut lire le jugement pénal dans son intégralité.

Concernant l'exemple de la petite commune citée, le considérant du jugement pénal est aussi particulièrement édifiant : il s'agit d'une non-prise en compte des obligations de sécurité répétée et caractérisée de la part d'un maire d'une petite commune. Le juge ne s'est pas borné à dire que le maire devait être présent dans sa commune ; il a développé des faits.

Il faut donc avoir une vision nationale de la jurisprudence. Je ne sais pas quel service pourrait y travailler, mais il faudrait regarder la jurisprudence de ces trois dernières années ou de la dernière mandature et en livrer un panorama pour voir si se pose un problème d'application. S'il y a des dérives de la loi Fauchon, alors pourquoi ne pas la revoir ?

M. Jean-Marie Bockel, président. - Ce que vous dites est juste et, heureusement, le bon sens prévaut. Mais il suffit que des cas se répètent pour créer un stress, un sentiment d'insécurité.

Mme Cécile Raquin. - Je suis d'accord. Mais le cas de la Faute-sur-Mer m'est apparu assez parlant : il a créé un véritable sentiment d'inquiétude chez les élus, alors qu'il s'agit d'une situation très particulière. Une décision peut faire naître une inquiétude, mais qui peut être sans rapport avec la réalité des condamnations.

M. François Grosdidier, rapporteur. - Cette affaire emblématique a été effectivement de nature à développer un sentiment d'inquiétude chez les élus. Mais c'est plutôt la multiplication de petites affaires qui crée ce sentiment. Et on en connaît tous : dans ma commune, un adjoint au maire chargé du sport a été condamné à une amende parce qu'il avait fait voter par le conseil municipal une subvention au club de judo dont sa fille avait été la présidente par intérim du fait de la démission du président ; il a très mal vécu la condamnation. On pourrait multiplier ces exemples à l'infini.

On parle d'objectivisation et on arrive à des décisions de justice qui sont décontextualisées. Une décision de justice ne peut pas être d'une abstraction pure.

Mme Nathalie Ancel. - Quand j'ai évoqué la notion de risque pénal, ce n'était pas pour dénaturer d'une quelconque manière le droit pénal. Mais je voulais faire ressortir ce que ressentent les élus locaux, c'est-à-dire l'inquiétude existante.

Il importe d'avoir de la mesure : des cas exceptionnels ou anecdotiques, comme l'exemple des mares à curer, ne peuvent être extrapolés. Une appréciation in concreto se fait de la manière la plus fine possible par les magistrats.

Il n'y a pas que la voie pénale ; il faut aussi s'emparer des voies civiles. Beaucoup de victimes agissent pour obtenir réparation, mais la voie pénale n'est pas uniquement celle de la réparation.

En outre, un partage d'informations a été optimisé entre l'autorité judiciaire et les juridictions financières. N'oublions pas le rôle et l'action très importante de la Cour des comptes, des chambres régionales des comptes, qui apportent aussi un certain nombre d'affaires. Ne réduisons pas le débat au prétoire des audiences correctionnelles.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Je précise que la Cour des comptes n'a pas souhaité répondre à notre invitation, ce qui témoigne peut-être d'un certain état d'esprit - je m'en enquerrai. Ce sujet sensible donnera peut-être matière à l'organisation d'une seconde table ronde.

M. Michel Dagbert. - Pour ma part, j'ai été élu pour la première fois en 1983 dans ma commune ; j'ai aussi exercé des responsabilités au sein du département du Pas-de-Calais, qui a la particularité de compter 890 communes, dont 740 totalisent moins de 2 000 habitants.

Après avoir écouté ces échanges, qui ne me sont pas étrangers, je me demande si, à l'aube de l'année 2020, nous n'allons pas vers une amplification de la perte du goût de l'engagement d'un certain nombre de nos concitoyens pour la chose publique, notamment dans les territoires ruraux, compte tendu de la judiciarisation et de la montée en puissance de l'exigence de la population.

Ceux qui exercent des responsabilités sont de plus en plus confrontés à des éléments réglementaires, normatifs, sans que nous puissions leur donner les moyens de s'acquitter convenablement de leurs missions. Aussi, je me demande si les différentes réformes relatives à nos institutions, notamment la réforme territoriale, ne sont pas une manière d'en finir avec la France aux 36 000 communes. Par manque de courage de porter clairement une réforme institutionnelle, on ne cesse d'alourdir le fardeau de telle sorte qu'il n'y aura plus un jour de candidats dans ces territoires.

M. Franck Montaugé. - Toutes les interventions ont été très intéressantes, mais j'aimerais revenir sur celle de l'AMF à propos de la diminution des moyens en termes de conseil et d'ingénierie en préfecture, une diminution que je déplore fortement.

Nous constatons des transferts de compétences importants en matière d'ingénierie routière avec l'assistance technique fournie par l'État pour des raisons de solidarité et d'aménagement du territoire (ATESAT), et ce sera le cas avec la GEMAPI. À l'instar de ce qui a été fait dans certains territoires, le mien en particulier, pour le transfert de l'instruction des autorisations du droit du sol, ne serait-il pas opportun que la question des moyens de protection juridique et de conseil que ne peuvent pas se payer les communes, notamment les petites d'entre elles, fasse l'objet d'une mutualisation à l'échelle des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) ou des pôles d'équilibre territoriaux et ruraux (PETR), dans le cadre d'un financement pris en compte par l'État ?

Mme Michelle Gréaume. - Permettez-moi de rappeler les chiffres de 2016 : 32 832 communes de 0 à 3 499 habitants ; 2 086 communes de 3 500 à 9 999 habitants, soit presque 35 000 communes de moins de 10 000 habitants ! C'est énorme.

Aujourd'hui, les communes sont confrontées à de nombreuses difficultés. Quelles seront demain les incidences liées aux changements de nom et de sexe à l'état civil sur la succession ? Le maire pourra-t-il être poursuivi en cas de problème ? La police municipale est armée : on n'est pas à l'abri d'accidents. La restauration municipale : récemment, un enfant est décédé après avoir mangé une crêpe.

Comme vient de le souligner mon collègue, de nombreuses communes n'ont pas l'ingénierie nécessaire. Certains services prennent des protections importantes, voire démesurées. Je cite un exemple : on ne peut faire dormir les enfants dans une salle des sports à l'occasion d'un tournoi de football pour des raisons de sécurité, mais cette salle est réquisitionnée en plein hiver. Toutes les petites communes sont confrontées à de telles problématiques.

Il est parfois difficile de mettre en oeuvre certaines procédures. Les gens du voyage peuvent acheter des terrains en zone naturelle, mais le maire ne peut préempter des terrains dans ces zones.

Se posent des problèmes concernant les marchés publics. Ne nous voilons pas la face, la plupart des élus cherchent à faire travailler les petites entreprises locales.

Je propose un service juridique nationalisé spécialisé dans les collectivités territoriales. Il faut peut-être engager une réflexion sur ce sujet.

M. Alain Richard, rapporteur. - Concernant l'objectivation du nombre de cas, il est dommage que ni la DGCL, par le réseau des préfectures, ni la DACG, par le réseau des parquets, ne puissent nous donner un ordre de grandeur des cas de mise en cause. D'ailleurs, existe-t-il des statistiques pour les affaires classées sans suite par catégorie de mise en cause ?

Mme Nathalie Ancel. - On a des données statistiques par catégories d'infraction pour les affaires classées sans suite.

M. Alain Richard, rapporteur. - Cela permet déjà de cerner un peu le sujet.

Évitons toute déclaration alarmiste : il doit y avoir de nombreux cas de classements sans suite. Certes, l'élu mis en cause connaît un traumatisme, mais le classement sans suite est la reconnaissance que la demande de poursuite n'était pas justifiée.

La loi est-elle fautive ? Autorise-t-elle des cas de mise en cause qui, éthiquement et socialement, ne sont pas totalement justifiés ? Cela exigerait que l'on modifie les textes de droit pénal, ce que nous ne faisons pas de manière banalisée.

Par ailleurs, se posent la question du mode d'appréciation des juges et celle de la formation d'une jurisprudence qui méconnaîtrait la composante d'éléments volontaires ou, en tout cas, délibérés ou conscients de la faute. Il faut poursuivre cette réflexion.

Même si les circonstances sont de la souveraineté de la cour d'appel, concernant l'affaire des branchements électriques citée précédemment, la mention dans un attendu de la cour d'appel d'une affirmation générale suivant laquelle un élu de petite commune serait astreint à un niveau de présence accru est une erreur de droit. Celle-ci n'a peut-être pas été soulevée au moment du litige, mais la Cour de cassation aurait pu le relever, car c'est une erreur de droit.

La dérive vers des reconnaissances de culpabilité à partir d'éléments strictement non intentionnels doit donner lieu à un débat au sein de la magistrature pénale, débat auquel la DACG n'est pas totalement étrangère. Reconnaître le caractère administratif de cette direction, qui est, me semble-t-il, chargée de proposer au Gouvernement l'évolution de la politique pénale, est tout de même un peu réducteur.

Pour siéger à la Commission supérieure de codification, je souligne le nombre de séances consacrées à essayer de construire depuis vingt-cinq ans qu'on nous le demande le code de la commande publique. La marge d'incertitude sur ce qui est correct et ce qui ne l'est pas continue de se creuser. Tous les services administratifs des collectivités chargées de préparer les opérations de commandes publiques appellent les élus à l'absence totale de choix. On vous invite à ne pas porter une appréciation qui vous apparaît raisonnable dans la façon de coter les éléments de mérite de telle ou telle proposition dans le cadre d'un appel d'offres, mais qui n'a pas été ratifiée par la jurisprudence. Les commissions d'appel d'offres deviennent de plus en plus des témoins muets d'un décompte purement technique et formel qui empêchent de choisir la meilleure offre.

Je rejoins les propos de Franck Montaugé ; l'une des missions essentielles des établissements publics de coopération intercommunale est de mutualiser de façon pratique l'ingénierie. Au fond, l'AMF a-t-elle fait son travail de garantie mutuelle ? Le risque pénal n'est effectivement pas assurable - et c'est heureux ! En revanche, la protection pénale est mutualisable.

Dans le monde enseignant, des mutuelles assurent, depuis une dizaine d'années, la protection juridique professionnelle : elles sont un élément de sécurisation et de prévention. La constellation des organisations d'élus ne pourrait-elle pas se pencher sur ce sujet ? La mutualisation des collectivités serait de nature à assurer un niveau de protection juridique plus professionnalisé que ce que nous faisons au travers des associations départementales.

M. Jean-Marie Bockel, président. - La mutualisation du risque existe aussi chez les notaires, qui rencontrent moins de problèmes actuellement. La Caisse centrale de garantie des notaires fonctionne au bénéfice des professionnels et des victimes potentielles.

M. Philippe Bluteau. - En réponse aux observations de Mme Raquin, je veux insister sur l'aspect médiatique. Il faut retravailler le texte, mais il faut aussi prendre des précautions médiatiques.

Ce sujet a des répercussions psychologiques chez les candidats au mandat. La médiatisation des affaires pénales, et leur retentissement, est une problématique nouvelle.

Le cas de La Faute-sur-Mer est évidemment exceptionnel. Mais pourquoi les élus ont-ils frémi en apprenant la condamnation ? D'abord, à cause du quantum : quatre ans ferme ; ce n'est pas pour rien que la Cour d'appel a fait preuve d'un peu plus de sagesse. Le pouvoir judiciaire a voulu adresser là un message au pouvoir politique local.

D'emblée, j'ai eu le même sentiment que vous : ne pas tirer d'enseignements généraux de ce cas exceptionnel, qui ne constitue pas un précédent. Pour autant, les médias ont relayé la décision : « Les élus ont intentionnellement occulté ce risque pour ne pas détruire la manne du petit coin de paradis dispensateur de pouvoir et d'argent. Ils ont menti à leurs concitoyens, les ont mis en danger, les ont considérés comme des quantités négligeables en restant confits dans leurs certitudes d'un autre temps. »

M. Jean-Marie Bockel, président. - C'était en première instance.

M. Philippe Bluteau. - On parle là d'une décision rendue au nom du peuple français. « Ils ont parié que le risque connu ne se réaliserait pas, mais la mise de fonds de ce pari a été l'intégrité physique des habitants. » « Ce qui s'est passé est le résultat d'une gestion publique communale pervertie. »

Les précautions médiatiques doivent être prises par tout le monde, y compris par les magistrats. Or je n'entends personne oser - c'est délicat dans un État de droit - rappeler la magistrature dans son ensemble à la retenue stylistique. Cela pourrait donner lieu à une micro-réforme, qui pourrait être utile.

Mme Nathalie Ancel. - Il serait aussi intéressant de lire les conclusions des avocats dans ce dossier.

M. Philippe Bluteau. - Oui, mais les avocats pèsent d'un côté de la balance seulement. Le caractère laconique des arrêts du Conseil d'État est parfois bienheureux, quand on voit les dérives stylistiques en d'autres lieux.

On peut envisager d'élargir les conditions d'engagement de la responsabilité pénale des personnes morales en prenant en compte le fait que cela ne changerait pas grand-chose d'un point de vue médiatique. Ne serait-il pas utile et fructueux de réfléchir à une modification de l'article 706-43 du code de procédure pénale, qui prévoit la possibilité pour le représentant légal d'une personne morale de demander au président du tribunal de grande instance de désigner un mandataire de justice pour représenter la personne morale devant le tribunal ?

Mme Flavie Le Sueur. - Cela n'a rien à voir ! Les propos que l'on entend commencent à être un petit peu agressifs. Ces propositions ne vont pas du tout dans le sens des victimes. Je pense que vous vous trompez lourdement en disant que les victimes n'attendent pas de poursuites des personnes physiques. Vous devez prendre en compte le contexte local.

M. Philippe Bluteau. - Je n'ai fait que citer les propos du secrétaire général de la FENVAC, qui se dit favorable à l'extension de la responsabilité pénale des personnes morales.

Pourquoi couper court à la proposition de cette micro-réforme, qui a son utilité ? Élargir les cas dans lesquels une personne morale serait représentée par une autre personne que son représentant légal serait une mesure équilibrée. C'est d'ailleurs déjà prévu par les textes dans le cas où ce dernier est lui-même poursuivi.

Mme Cécile Raquin. - Nous avons analysé la situation des élus comme supposés auteurs d'infractions, mais doit aussi être examinée celle des élus victimes d'infractions : diffamation, agressions. L'élu dépositaire de l'autorité publique est plus sujet à subir des infractions. Il faut donc apporter une attention particulière à ce sujet.

M. Jean-Marie Bockel, président. - C'est en effet de plus en plus le cas.

Mme Nathalie Ancel. - En matière de politique pénale, la réponse est très attentive et très ferme, pour défendre la fonction des élus.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Vous faites bien de le rappeler, mais nous avons aussi cette donnée à l'esprit.

Mme Edith Gueugneau. - Il faut valoriser l'image de l'élu. Le maire donne tout son temps et agit dans l'intérêt général. Il faut vraiment remettre les choses en ordre...

M. Jean-Marie Bockel, président. - ... tout en restant dans l'État de droit avec ses exigences.

Mme Edith Gueugneau. - Tout à fait. En portant les valeurs de la République.

M. Charles Guené. - Il faut savoir où l'on va : le droit positif et la jurisprudence traduisent souvent un peu les choix de la société et parfois les non-choix. La prise illégale d'intérêts en témoigne, par son caractère ambigu. En réalité, par essence, un élu est forcément coupable de rechercher l'intérêt de son territoire et est porté par l'intérêt de bien faire, qui est aussi un intérêt électoral. L'absence de choix se traduit à l'heure actuelle par le choix d'un élu citoyen plutôt que d'un élu professionnel, ce qui explique la suppression de la réserve parlementaire : celle-ci était présumée suspecte de prise illégale d'intérêts.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Suspecte de clientélisme.

M. Charles Guené. - Pourquoi institue-t-on le non-cumul des mandats ? Pourquoi va-t-on instaurer le non-renouvellement des mandats ? On doit se poser ces questions.

M. François Bonhomme. - Concernant la diffamation, il n'y a pas, me semble-t-il, de réponse claire. En période électorale, il y a eu une forme d'instrumentalisation du risque de diffamation avec une citation directe : l'élu se retrouve de fait devant le tribunal correctionnel. Il y a une forme de dérive ou d'exploitation. Je ne dispose pas de statistiques en la matière, mais je me demande si le nombre de plaintes en diffamation n'a pas fortement augmenté.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Je voudrais verser au débat un terme important : le discernement. Dans certains cas, les professionnels savent faire preuve de discernement.

M. François Grosdidier, rapporteur. - On a touché du doigt les vraies difficultés. Aujourd'hui, un grand nombre d'élus, qui prennent des risques pour leurs concitoyens, ont le sentiment d'être personnellement exposés, et la collectivité accroît considérablement ce risque. Loin de leur être reconnaissant, elle est parfois prompte à les accabler.

En tant que rapporteur de la commission d'enquête sur l'état des forces de sécurité intérieure, les forces de l'ordre vivent parfois exactement les mêmes choses que les élus. Ils prennent des risques non pas pour eux-mêmes, mais pour leurs concitoyens, et ils voient la collectivité, et donc l'institution judiciaire, les accabler.

On a identifié un certain nombre de sujets, ce qui devrait nous conduire à parfaire le travail législatif. La notion d'intérêt quelconque est trop large. Doit-on considérer l'intérêt pécuniaire direct ou indirect ? De même que l'intérêt d'une personne privée, une association à but non lucratif qui oeuvre pour le bien public ?

Ce sont les mêmes qui font partie du conseil municipal et qui, souvent, se dévouent dans les associations. Lors du vote des subventions, je demande aux élus qui ont un intérêt dans une association de sortir de la salle et suis donc obligé de couper ma délibération pour avoir le quorum. Comme il y a de moins en moins de vocations, ce sera de plus en plus vrai.

Faut-il en revenir à ce qu'était la loi Fauchon à l'origine ? Ce n'est pas la première fois que l'on se rend compte que la jurisprudence s'est totalement éloignée de la volonté du législateur. La mise en oeuvre de la formule telle qu'elle a été négociée avec l'exécutif aboutit parfois à une rédaction contraire. J'ai des exemples en tête dans bien d'autres domaines. Aussi, on devrait remettre l'ouvrage sur le métier.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Je vous remercie tous de votre présence. Peut-être aurons-nous d'autres tables rondes sur ces questions.