Jeudi 11 avril 2019

- Présidence de M. Jean-Marie Bockel, président -

Audition de M. Olivier Lluansi, délégué aux territoires d'industrie auprès du ministre de l'économie et des finances et de la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales : « Quelle approche pour accélérer le développement des territoires d'industrie ? »

M. Jean-Marie Bockel, président. - Nous avons l'honneur et le plaisir d'accueillir aujourd'hui Olivier Lluansi, ingénieur en chef des mines, qui a exercé au cours de sa carrière des fonctions dans le secteur public au niveau national, européen et local, comme dans l'industrie. Il a été nommé en janvier dernier délégué aux « Territoires d'industrie » avec la mission de coordonner le déploiement de cette initiative.

Lors d'un Conseil national de l'industrie réuni le 22 novembre 2018, 124 territoires ont été choisis pour bénéficier, dans le cadre du programme « Territoires d'industrie », de plus d'un milliard d'euros de financement dans le cadre d'une gestion décentralisée avec l'appui des services de l'État. L'ambition est d'accélérer le développement des territoires à forts enjeux industriels, y compris des territoires ruraux. Le Gouvernement entend développer ainsi une approche par les territoires de sa politique industrielle.

Nous avons souhaité auditionner Olivier Lluansi afin de recueillir son éclairage et d'engager un débat sur le rôle des collectivités à l'égard de la politique industrielle, qui peut parfois faire figure de parent pauvre parmi les politiques publiques et dont, en tout état de cause, nous avions jusque à présent peu parlé dans la délégation.

M. Olivier Lluansi, délégué aux territoires d'industrie. - Je vous remercie de votre intérêt pour cette initiative récente annoncée par le Premier ministre le 22 novembre dernier. Je donnerai tout d'abord quelques éléments clés et structurants de la désindustrialisation de notre pays. Elle démarre en 1975, date à laquelle environ un tiers de l'emploi en France est industriel, contre 10 % aujourd'hui. Nous n'avons pas toujours conscience que cette décroissance a été aussi rapide que celle de l'emploi agricole, qui a commencé vingt-cinq ans auparavant, à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. L'extrême violence du phénomène a été amortie en France par notre système de protection sociale, mais il y aura sans doute un effet retard de déstructuration des territoires qui accueillaient des industries. Quelques cartes très éloquentes ont été publiées par le Commissariat général à l'Égalité des territoires (CGET).

Dans les années 1960, la politique agricole commune a été mise en place pour accompagner la modernisation de l'agriculture et assurer un niveau de revenu aux agriculteurs. Il n'y a pas eu l'équivalent, au niveau européen ou national, pour accompagner la désindustrialisation. Un certain nombre d'économistes montrent que les transferts sociaux en France ont permis globalement d'amortir cette transformation économique, mais de manière hétérogène, car ils n'étaient pas basés sur un critère de secteur.

Quand on reprend l'histoire de la politique industrielle française, on s'aperçoit que de 1975 au début des années 1990 notre société est devenue post-industrielle. Les seules actions en termes de politique publique ont consisté à accompagner cette désindustrialisation, qui a été considérée comme un fait inéluctable. Dans les années 1990 commencent à se manifester d'autres actions publiques. Étonnamment, elles ne sont pas issues des ministères de l'économie ou de l'industrie, mais des ministères chargés du développement territorial. À cette époque, notre pays a déjà perdu la moitié de ses emplois industriels. La déstructuration des territoires liée à la désindustrialisation commence réellement à se faire sentir alors que les politiques macroéconomiques restent post-industrielles. En gros, on considère qu'en France, l'industrie c'est fini...

Or, à la fin des années 1990, l'Allemagne a fait un calcul très différent, considérant que, dans un monde qui se globalisait, son industrie pouvait être le moteur de l'économie grâce à l'export. On parle souvent du Mittelstand. Mon regard sur le sujet est nuancé. Certes, le Mittelstand est important, mais l'Allemagne a aussi fait le choix des grands groupes, comme pour l'industrie automobile. En tout état de cause, le critère de choix allemand est celui d'une industrie capable d'exporter pour arriver à un solde de commerce extérieur impressionnant : 250 milliards d'euros !

La France, elle, est restée sur une logique post-industrielle et ne relance pas à cette époque sa machine économique industrielle, contrairement à l'Allemagne. La prise de conscience s'est faite en 2009, année des États généraux de l'industrie qui se sont tenus sous l'autorité du ministre Christian Estrosi. Depuis dix ans, nous reconstituons peu à peu une politique industrielle dans différents blocs. Le premier bloc s'est appuyé sur notre histoire industrielle et les grands plans pompidoliens. Les filières ont été réactivées. La politique de filière a tout de même survécu, avec une belle continuité pendant trois mandats présidentiels successifs. S'y sont ajoutées des politiques en faveur de l'industrie et des réflexions sur le rapport compétitivité-coût, même si les industriels considèrent que nous n'allons pas jusqu'au bout. Le programme « Territoires d'industrie » complète ce dispositif par une dimension territoriale devenue de plus en plus importante.

Quelle est la logique du programme « Territoires d'industrie » ? Premier point, c'est une politique qui se veut ascendante : on part des projets des territoires. J'ai recueilli, sur une trentaine de territoires pilotes, environ 300 projets. C'est la foire aux projets, mais c'est normal, l'idée étant de partir des projets des territoires. Ces derniers sont en effet les mieux placés pour diagnostiquer leurs besoins et définir les projets qui leur permettront de promouvoir leur développement économique par l'industrie. Nous avons, pour les trente territoires préfigurateurs, une dizaine de projets portés par un binôme : un élu et un industriel. Le pilotage est ensuite confié aux conseils régionaux. C'est un autre élément novateur de l'initiative lancée par le Premier ministre le 22 novembre dernier. Le pilotage régional sera complètement officiel à la fin du mois. Parfois, les comités de pilotage régionaux sont axés sur l'industrie, parfois ils sont couplés avec d'autres initiatives régionales. En Nouvelle-Aquitaine, par exemple, le président de région a souhaité associer ce dispositif à la dynamique de contractualisation territoriale. Il a donc opté, dans le cadre du programme « Territoires d'industrie », pour la gouvernance territoire. En région Pays de la Loire, le choix est différent : c'est davantage l'industrie qui a été prise en compte puisque le programme « Territoires d'industrie » est repris par le bureau « Industrie du futur », qui pilote pour le conseil régional la politique de réindustrialisation ou de transformation de l'industrie.

Dernier point du principe : l'État met à la disposition des territoires des ressources - moyens financiers ou accompagnements méthodologiques en ingénierie - chiffrées à 1,3 milliard d'euros. Je le dis tout net : il n'existe pas d'enveloppe nouvelle. Certains parlent de recyclage. Trois éléments expliquent néanmoins l'appétence des territoires pour ces dispositifs. Tout d'abord, nombre de dispositifs nationaux sont méconnus des territoires. Faire en sorte qu'ils soient connus constitue une véritable valeur ajoutée. Par ailleurs, l'éclairage politique permet de mobiliser toute une série d'opérateurs sur le sujet. C'est une opportunité dont il faut se saisir, car les priorités peuvent évoluer dans le temps. Enfin, nous constatons dans les territoires des projets qui font sens, mais ne satisfont pas exactement tous les critères des dispositifs nationaux. J'ai reçu pour mandat de faire en sorte que les opérateurs - Banque des territoires, Bpifrance, Pôle emploi - puissent se montrer plus souples sans pour autant dénaturer leurs dispositifs.

Je citerai quelques éléments de réalisation. Au départ, 124 territoires d'industrie ont été labellisés par le Premier ministre. Les périmètres de ces territoires ont été revus sous l'autorité des conseils régionaux. Nous en sommes aujourd'hui à 136, car nous avions omis certains territoires. Les conseils régionaux ont ainsi procédé à de nouvelles labellisations. Il a fallu aussi parfois lisser le périmètre et associer certaines EPCI aux territoires. Enfin, il a fallu également regrouper des territoires sur différentes régions et différents départements. Bref, nous avons été ambitieux et innovants. Certaines fois, cela a pu donner lieu à de très belles histoires, je pense par exemple à Pau-Tarbes. D'autres fois, cela n'a pas fonctionné et nous avons été confrontés à des scissions de territoires d'industrie.

Ce qui fait la richesse d'un territoire en termes de développement économique ou d'industrie, ce ne sont ni les infrastructures ni les statistiques sur l'emploi industriel, mais le pilotage. Autrement dit, ce qui compte, ce sont les femmes et les hommes qui prennent en main le destin d'un territoire et coalisent les différentes forces pour porter un projet.

Ce sont vingt-neuf territoires exactement qui ont voulu être préfigurateurs. Vingt-deux d'entre eux sont allés au bout de la démarche au cours d'un laps de temps serré, et ont été capables de monter un certain nombre de projets structurants. Ils ont été invités à Matignon par le Premier ministre pour présenter leur savoir-faire industriel, ce qui a été une grande joie pour moi. Sept territoires ont signé un protocole. Une demi-douzaine de signatures sont quasiment prêtes et une autre demi-douzaine de signatures sont attendues pour la fin du mois d'avril. Voilà donc l'état des lieux : 300 actions, 129 qualifiées de prioritaires et 51 accords de principe des opérateurs de l'État à ces actions.

M. Charles Guené. - J'évoquerai la problématique des territoires non ciblés qui se trouvent fort marris et ont l'impression, comme on le dit dans nos campagnes, qu'il va continuer à pleuvoir sur le mouillé ! Quel est votre lien formel avec le CGET ? Quid de votre politique par rapport aux huit zonages actuels qui tous doivent se terminer en 2020 ? Excluez-vous les territoires qui ont un handicap et qui feront du surplace sans aide ou sans zonage particulier ? De manière plus générale, notre opposition avec des pays comme l'Allemagne, qui ont réagi bien avant nous, n'est-elle pas due à une sorte d'inculture économique de notre part ? Notre nation a-t-elle réellement un dessein sur ces sujets ?

M. Philippe Mouiller. - Je salue l'initiative « Territoires d'industrie ». Pour les territoires situés à cheval sur deux régions, les choses ont-elles été clarifiées ? Vous avez évoqué le recyclage des fonds. Les 1,3 milliard d'euros ont-ils été retirés à d'autres programmes industriels ? Les porteurs de projet ont-ils connaissance des financements et des taux d'intervention ? Quelles sont les possibilités d'accompagnement et de compatibilité avec les programmes européens ?

M. François Grosdidier. - Les dispositifs sont connus des régions, mais pas suffisamment des territoires. Nous assistons à une multiplication des dispositifs d'aide sans que les acteurs privés, voire publics, n'arrivent à les identifier rapidement ! Quelles sont vos réflexions ? Cela fait trente ans qu'on parle de guichet unique, mais nous avons toujours l'impression que les guichets se multiplient ! La meilleure façon d'aider notre industrie est-elle territoriale ? L'approche allemande est beaucoup plus sectorielle et favorise la transmission du patrimoine industriel de génération en génération. Notre démarche est-elle la bonne ? Je suis élu du bassin sidérurgique lorrain et pour avoir évolué depuis trente ans dans ces dispositifs je me rends bien compte des limites régionales. Comment éviter la dispersion ? Pour conclure, ces politiques sont-elles évaluées ? Quel est le bénéfice du dispositif en termes de développement industriel de nos territoires ?

M. Jean-Pierre Vial. - Votre présentation fait froid dans le dos. Au moment où l'Allemagne faisait des choix industriels très volontaristes, nous avons intellectualisé la désindustrialisation comme un fait irrémédiable ! La Savoie n'est pas réputée pour être un département industriel, mais c'est une erreur puisque nous avons su y attirer tous les grands groupes. Les industries appartenant au groupe Pechiney qui ont survécu, et qui restent des fleurons de qualité, sont passées en Savoie entre les mains des Espagnols, des Japonais et, plus récemment, des Allemands. Bref, les seuls secteurs industriels qui ont été sauvés l'ont été par des étrangers !

Ma question porte sur les pôles de compétitivité, qui ont à mon sens beaucoup de vertu. Ils ont notamment été extrêmement profitables dans ma région Rhône-Alpes. Que deviennent-ils ? Sont-ils intégrés dans la politique que vous comptez mettre en place ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - Cet exposé s'articule parfaitement avec les travaux de la mission d'information sur Alstom et la stratégie industrielle du pays. Votre volonté de dépasser les carcans administratifs me semble positive. Idem pour votre souhait d'entrer par les deux portes : territoire ou filière. Ma région, la Nouvelle-Aquitaine, a fait le choix du territoire mais il ne pouvait en être autrement. Je vous remercie donc de cette souplesse. Vous avez fait référence à la rigidité des différents critères : comment parvenez-vous à les contourner pour concrétiser les projets lorsqu'une volonté émerge, ce qui est selon vous le facteur le plus important ? Par ailleurs, comment intégrez-vous les pôles de compétitivité aux territoires d'industrie ?

M. Raymond Vall. - Nous nous sommes rencontrés à plusieurs reprises et mon interrogation reste la même. Il ressort de la carte de 2018 recensant les fermetures industrielles que seules deux régions ont un bilan positif : celles marquées par la filière aéronautique, car elles sont en bonne place pour attirer des sous-traitants ! L'autre espoir de ces territoires est de parvenir à développer le secteur de l'agroalimentaire. L'engouement du bio nous donne de l'espoir, mais nous sommes confrontés à une difficulté : l'enclavement. Si l'État ne donne pas un signal fort, comment attirer de nouvelles populations, et surtout comment les garder ? J'ai relevé dans le guide méthodologique en date du 18 février que la rénovation des réseaux routiers et ouvrages d'art serait prise en compte dans le transport mobilité. Quelles seront les consignes données aux préfets de région ?

M. Pascal Savoldelli. - Je suis sénateur du Val-de-Marne et je connais bien les problématiques de désindustrialisation. Vous parlez de coaliser et de regrouper les EPCI. Les « territoires », c'est le nouveau mot ! Mais il faut parvenir à un équilibre, car ce nouveau vocable recouvre plusieurs réalités. Je suis en particulier très attaché à l'harmonie commune-département-région. Vous avez mis l'accent sur le manque d'information au sujet des dispositifs de l'État. Que deviennent les départements dans le dispositif ? Même s'ils n'ont pas la responsabilité du développement économique, n'oublions pas qu'ils sont des éléments fédérateurs. J'ai été président d'une agence de développement économique pendant plusieurs années et je me suis toujours heurté à la question du foncier. Je n'ai rien contre le tertiaire, mais le droit à construire pour le développement économique et industriel n'est pas le même que pour le tertiaire. Il est donc essentiel d'agir en ce sens si l'on veut mettre en place des territoires d'industrie.

Mme Françoise Gatel. - La Bretagne est une terre agricole, maritime et industrielle, avec de nombreuses industries agroalimentaires. J'apprécie beaucoup votre démarche de Territoires d'industrie, nous conduisant à croire que la France peut se réindustrialiser - et j'y crois ! Certes nous avons du retard, notamment en raison d'un déficit de culture économique et industrielle. Dans notre pays, l'industrie n'a pas une image très attractive, contrairement à l'Allemagne et à l'Italie, qui comptent de nombreuses PMI familiales ayant résisté sur des secteurs de niche.

La gouvernance pour les appels à projets est difficile. Il faut des opérateurs affirmés - département ou région - mais certains bassins d'industrie ou de mobilités traversent les frontières administratives.

La démarche des Territoires d'industrie est peu connue. L'État est-il un facilitateur, un accompagnateur stimulant les territoires, dans l'esprit de l'Agence nationale de cohésion des territoires ? C'est important pour développer l'ingénierie dans les communes qui en manquent.

Comment travaillez-vous sur l'écosystème ? Là où il y a de l'industrie, il y a des hommes et des femmes capables de mobilisation, qui font la différence.

Nous avons un problème de mobilité et d'enclavement : il faut des accès par la routes et le ferroviaire.

Je m'interroge sur la pérennité d'une espérance industrielle avec la formation. Comment travaillez-vous avec les régions pour mettre en place de nouveaux dispositifs de formation et pour valoriser ces emplois et cette image ?

Mme Sonia de la Provôté. - Monsieur Lluansi, mon bilan sur l'industrie française est un peu différent du vôtre. Même si celle-ci se réveille un peu, qui trop embrasse mal étreint. Ces 124 territoires d'industrie font suite aux politiques des filières sous le mandat précédent, avec des appels à projet. Ils s'ajoutent à la politique des clusters et des pôles de compétitivité, au grand plan innovation et aux plans d'investissements d'avenir itérarifs - pas facile de travailler avec le secteur privé et de traduire ses plans en créations d'emploi -, le plan Juncker, les schémas régionaux de développement économique d'innovation et d'internationalisation (SRDEII) dans toutes les régions, avec une politique économique dans laquelle l'industrie joue un grand rôle - je pense aux joyaux de notre tissu industriel. Tout cela n'a pas créé une révolution industrielle, fût-elle de la quatrième génération...

Quel est l'objectif final de tout cet empilement, hormis d'identifier les territoires ? Voulez-vous établir une cohérence générale pour aboutir à une stratégie simple, comme en Allemagne où la stratégie est résumée en une phrase ? Sommes-nous capables de le faire ? Dans le maquis des aides et des bonnes volontés, « favoriser le travail ensemble » n'est pas un objectif, mais un moyen...

M. Jean-Marie Bockel, président. - Chers collègues, vous avez dit l'essentiel. En 38 ans de vie politique, j'ai vécu toutes les périodes de l'industrie, y compris les plus désespérantes, à proximité de l'Allemagne. En 1982, lorsque Jean-Pierre Chevènement était ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Industrie, je me rendais chaque semaine au ministère de l'Industrie pour parler restructuration. Jeune député, j'avais alors l'impression qu'il y avait une véritable ambition industrielle française. La politique industrielle française a existé furtivement, et s'est arrêtée ensuite. J'ai cru aux nombreux plans successifs. Mais, à douze kilomètres de l'Allemagne, nous n'avions que nos yeux pour pleurer...

A-t-on retrouvé la main ? Redonnons la priorité aux territoires, mais il faut également que les ministères parisiens s'y mettent. Sans vouloir faire de démagogie, même pour des projets pertinents, il y a un maquis de règles, des contradictions, des obstacles. En Allemagne, c'est plus simple.

M. Olivier Lluansi, délégué aux territoires d'industrie. - Merci pour la richesse et la précision de vos questions. Vous mettez le doigt sur des aspects opérationnels et plus globaux. J'ai passé dix ans dans l'industrie, j'ai été délégué général de l'Europe centrale et orientale chez Saint-Gobain. J'ai aussi été fonctionnaire à la Banque mondiale, j'ai exercé durant cinq ans à la Commission européenne et également cinq ans dans un conseil régional.

Le ciblage est un choix que j'assume, et qui nécessite du courage politique. Les territoires n'ont pas les mêmes atouts. Au nom de l'égalité républicaine, on a essayé de ne pas faire de ciblage. Nous devons l'expérimenter sur les Territoires d'industrie.

Cependant, nous devons être souples sur le ciblage. Je défends le projet de territoires d'industrie et non une frontière administrative. Si une entreprise a un projet cohérent mais se trouve sur le territoire d'à côté, il n'y a aucune raison de l'exclure. Faisons preuve de souplesse plutôt que de nous arc-bouter sur le périmètre... Nous avons tous vécu avec des frontières administratives, il faut tenir compte de la réalité économique.

Ce dispositif sera intégré dans l'ANCT et le Commissariat général à l'égalité des territoires (CGET). Ma lettre de mission est signée par les ministres Le Maire et Gourault, et mon équipe est partagée entre Bercy et la rue de Ségur. Bercy n'a aucune culture des collectivités territoriales, et réciproquement le CGET publie de très beaux documents sur l'évolution de l'industrie, mais sans avoir une compréhension profonde de l'industrie du futur...

Je n'ai pas de réflexion en cours sur l'évolution des zonages. Certains zonages coupent des territoires en deux, qui demandent qu'on les regroupe.

Vous évoquez la stratégie du rebond. Je déplore que la France n'ait pas de culture de microéconomie. Dirigeant d'un grand groupe, j'ai créé des activités dans d'autres pays. En 2012, j'ai été conseiller chargé de l'industrie auprès de François Hollande. J'ai été stupéfait de la méconnaissance de l'entreprise dans toutes les hautes sphères étatiques. Il y a une crise des finances publiques. Une majorité du pays considère que la création d'emplois est tirée par les entreprises. Il vaudrait mieux connaître le fonctionnement des entreprises et les considérer comme une mobilisation de destins d'hommes et de femmes, et non seulement un lieu de création de profit. Sur trente membres de cabinet de François Hollande, regardez le nombre de ceux qui avaient une expérience en entreprise... Et il en va de même dans toute la haute administration.

Depuis 2009, nous avons réamorcé une politique industrielle. Il n'y avait pas eu de réflexion globale, entre 1975 et 2009, sur une politique industrielle, hormis quelques exceptions...

M. Jean-Marie Bockel, président. - Il y a eu Chevènement !

M. Olivier Lluansi, délégué aux territoires d'industrie. - En effet, ainsi que les pôles de compétitivité, les rapports de la Datar...

La France avait conservé ses réflexes pompidoliens d'une politique industrielle fondée sur les grands programmes et les filières. C'est dans notre imaginaire collectif : une politique industrielle serait une politique par filières. C'est très bien mais cela ne suffit plus : 30 % des PMI ne sont pas intégrées dans une dynamique de filière. Si elles l'étaient, elles seraient sensibles aux cycles économiques, contrairement aux grandes entreprises comme Airbus, qui peuvent amortir les problèmes dus à un retournement de conjoncture. Un chef de PMI ne met pas tous ses oeufs dans le même panier. D'un point de vue offensif, une PMI peut passer une bonne pratique d'un secteur à l'autre et non apporter des innovations poussées, il est rare qu'il y ait une thèse portée par une PMI. Ainsi, la Normandie soutient particulièrement ses PME-PMI. Il est donc important pour une PMI de ne pas être monofilière - je pense que les chiffres exacts sont plus proches de 50 %. Il faut de l'innovation et un développement territorial.

Actuellement, il n'existe pas, selon moi, de vision cohérente de l'ensemble de ces dispositifs. On ne peut résumer la politique industrielle française en une phrase. Celle de Pompidou était « un outil de modernisation et d'indépendance technologique du pays », celle de nos voisins allemands « un moteur de l'économie par l'export ». Il reste à construire cette phrase.

Construire des territoires interrégionaux n'est pas facile. Ils se mettent en place localement, comme c'est le cas à Figeac-Aurillac-Rodez. Pour ce projet, nous avions préconisé la signature d'un seul protocole, finalement ce seront deux protocoles qui seront signés le même jour, en fonction des périmètres.

La somme d'1,3 milliard d'euros correspond à la mobilisation fléchée, ciblée et prioritaire de programmes existants, notamment au sein de la Banque des territoires et de BPIFrance, qui redonne une impulsion importante. BPIfrance possède un bon réseau d'entreprises mais doit faire davantage d'efforts pour un meilleur ancrage au sein des territoires. Il ne s'agit donc pas de crédits dédiés.

Pour les appels à projets, les territoires manquent d'ingénierie de projet. Nous valorisons le territoire comme un lieu de projets communs, en matière sociale ou économique, de développement du centre-ville, etc. C'est la bonne dimension mais le périmètre du territoire reste indéfini. Nous nous rapprochons de quelque chose de très pertinent, mais ces territoires ne sont pas tous armés pour porter leur responsabilité.

Les trente territoires préfigurateurs sont ceux qui étaient les plus développés et motivés. Je suis plus inquiet pour la suite, et crains la double peine. Nous donnons une responsabilité accrue à des territoires sans qu'ils en aient les moyens ; ils risquent de rester dans leur coin. Je me suis lancé dans ce projet des Territoires de l'industrie sans argent public supplémentaire. Si c'était à refaire maintenant, je demanderais quelques millions d'euros pour financer de l'ingénierie de territoire, clef d'entrée dans le dispositif. Cela permettrait une réelle solidarité -et non l'égalité - en allouant ces moyens de manière sélective. Si, le Grand Annecy a de réelles difficultés sur le coût du foncier, ils ont l'ingénierie nécessaire ; ce ne seraient pas les premiers servis...

Je me suis d'abord concentré sur la préfiguration d'un programme d'initiative nationale dont le pilotage a été délégué aux régions. C'est le président de région qui le préside et non pas le préfet de région. C'est ensuite seulement que je me pencherai sur la possibilité d'attribution de fonds européens.

On peut rêver d'un guichet unique, mais la solution réside dans l'ingénierie de territoire. Le guichet unique rassemble les moyens en faisant fi de l'expertise. Il faut trouver un équilibre entre les ressources financières et l'expertise.

L'évaluation est naturelle ; elle est actuellement en cours.

Lors de discussions entre l'Élysée et le cabinet d'Arnaud Montebourg, nous nous demandions si nous n'avions pas franchi un seuil critique pour continuer à développer notre industrie. Désormais, la situation a changé. Nous avons deux avantages structurels par rapport à l'Allemagne. Avec les nouvelles technologies, l'organisation au sein des entreprises devient un enjeu clef. La capacité à changer une organisation est plus simple en France. J'ai passé trois ans dans le cabinet de conseil Ernst&Young, où mes collègues m'ont indiqué que les organisations allemandes étaient davantage bloquées pour passer à l'industrie du futur, 4.0.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Cela est vrai aussi pour l'industrie de défense allemande, me disait l'Ambassadeur de France en Allemagne...

M. Olivier Lluansi, délégué aux territoires d'industrie. - Nous avons deux à trois ans de retard de déploiement, mais notre organisation est plus souple, en mode projet.

Second avantage, alors que nous avions aimé une France verticalisée, nous avons découvert la French Tech, véritable succès. Désormais, nous avons la deuxième délégation au Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas. Il existe un vrai talent français pour l'innovation et la technologie. J'étais récemment à la Station F : si tous les jeunes qui développent une énième application pour commander une pizza développaient des solutions pour résoudre les problèmes entre les industries et leurs clients, il y aurait un potentiel énorme de progrès ! Nous avons une capacité d'innovation à appliquer au secteur industriel qui est sous-utilisée.

M. Jean-Marie Bockel, président. - Nous vous remercions d'avoir pris le temps de venir devant notre délégation pour ce très bon échange.