Jeudi 18 février 2021

- Présidence de Mme Françoise Gatel, présidente -

La réunion est ouverte à 9 heures.

Audition de M. Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), dans le cadre des travaux sur la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales

Mme Françoise Gatel, présidente. - Bonjour à toutes et à tous. Je remercie le président Lambert d'avoir accepté, depuis Singapour, de prendre part à cette audition.

En préambule, je souhaiterais adresser un message personnel à mes collègues. Comme vous le savez, une consultation est en cours auprès des élus locaux sur la décentralisation et la différenciation. À ce jour, nous avons recueilli plus de 2 000 réponses. Il conviendrait néanmoins d'insister auprès des élus de vos départements sur l'importance de cette consultation. Il est en effet essentiel que le Sénat puisse se nourrir de ces retours.

Je serai par ailleurs amenée à quitter cette séance aux alentours de 10 heures 15 pour effectuer un déplacement. Je transmettrai alors la présidence de cette séance au premier vice-président de notre délégation, Rémy Pointereau.

Monsieur le président Lambert, j'ai eu le plaisir de participer aux travaux du Conseil national de l'évaluation des normes (CNEN), que vous présidez comme un véritable moine soldat. Alors que notre pays demeure atteint de ce que certains appellent une « incontinence normative », vous demeurez un chasseur de normes extrêmement vigilant et attentif.

Nous démarrons avec vous nos travaux sur la simplification des normes applicables aux collectivités territoriales, qui feront l'objet d'un suivi par le premier vice-président de cette délégation. Dans le cadre de ce cycle d'auditions, nous entendrons ensuite, le 25 mars 2021, le vice-président du Conseil d'État, M. Bruno Lasserre, la secrétaire générale du Gouvernement, Mme Claire Landais, et la ministre de la transformation et de la fonction publiques, Mme Amélie de Montchalin.

Cher président, vous nous ferez sans doute part de votre vision de l'actualité législative et règlementaire, ainsi que de cet emballement normatif que vous avez qualifié dans un rapport de « virus ». Vous avez également fait des propositions extrêmement intéressantes qui convergent avec les propositions pour le plein exercice des libertés locales remises par le Sénat au Président de la République. Je sais par ailleurs l'attachement que vous portez à la qualité de la confection de la loi, qui doit briller par sa sobriété, mais aussi et surtout à son évaluation, qui demeure un trou noir de la tradition politico-juridique de notre pays. Enfin, nous souhaiterions également vous entendre sur le renforcement des liens entre le CNEN et le Sénat.

Je conclurai cette introduction en reprenant les mots de votre rapport, qui illustrent merveilleusement bien le mal qui a tendance, sinon à ronger notre pays, à l'empêcher d'avancer : « Un pays est toujours soumis à de nombreux périls. Le pire est quand il s'en crée un grave lui-même. [...] Le péril qui nous menace est celui de cette croyance folle dans la règle de droit comme solution à tous les problèmes de la société, nous dispensant d'être intelligents, nous interdisant même un minimum de discernement. [...] Le droit actuel est infecté d'un virus mortel, celui d'une totale incompatibilité entre la lettre bavarde et le but qu'il poursuit, d'où l'avalanche de dysfonctionnements et de désordres devenus insolubles. [...] Ces excès font surtout de nombreuses victimes, les Français et leurs collectivités. Même les plus audacieux finissent par renoncer face à ce juridisme retors et hypocrite qui s'abrite derrière une forme de vertu d'État pharisaïque. »

J'ai également une pensée pour M. Jean-Claude Boulard, que vous mentionnez dans votre rapport et qui fut un de nos collègues. Lui aussi, avant son décès, aura beaucoup travaillé sur l'inflation normative et la guérison de ce mal qui guette notre pays.

M. Alain Lambert, président du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN). - Madame la présidente, Monsieur le vice-président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie pour cette invitation, ainsi que pour cette évocation de la mémoire de M. Jean-Claude Boulard, qui fut un combattant de la lutte contre la prolifération normative.

Le CNEN étant désormais bien connu de votre délégation, je ne reviendrai pas sur ses missions, sauf si des questions venaient à être posées sur le sujet. Mon propos introductif sera davantage consacré à l'actualité des travaux du CNEN, que je souhaiterais partager avec vous.

La crise sanitaire aura révélé, comme nous ne cessions de le dire ensemble, la nécessité d'un meilleur fonctionnement public. En effet, la tragédie sanitaire a mis à nu la mauvaise articulation de notre droit entre l'échelon central et les échelons locaux, le caractère complexe, voire absurde, du droit unilatéral et rigide qui régit cette relation entre l'État et les collectivités territoriales. À cet égard, la crise aura au moins eu le mérite d'être l'élément déclencheur d'une prise de conscience collective, au-delà des cénacles que nous représentons. Si l'action publique est légitimement décidée au niveau central, chacun comprend désormais qu'elle doit s'appliquer et se juger au niveau local, avec une forte implication des collectivités territoriales - une inefficacité au niveau central ayant vocation à être ressentie au niveau local.

Les assouplissements du droit intervenus durant cette crise sont méritoires. Cependant, aux yeux du CNEN, ils demeurent insuffisants. Il y a par ailleurs une forme de légèreté à qualifier ces assouplissements de « transitoires », alors que les effets de la crise sont appelés à perdurer au moins deux ans. Dans ce contexte, il conviendrait sans doute mieux de stabiliser un droit transitoire adapté à la crise, plutôt que de proroger successivement des mesures ponctuelles insuffisantes.

Pour le CNEN, cette crise révèle ainsi l'urgente nécessité pour le central de faire confiance et de renforcer le rôle du local, selon un droit plus orienté vers l'opérationnel - un droit de la crise étant par ailleurs appelé à perdurer au moins deux ans.

Le deuxième enseignement que nous tirons de cette crise est que nous devons désormais raisonner moins en termes de pouvoirs qu'en termes de résultats. Pour nos compatriotes, les résultats obtenus importent davantage que le fait de savoir si la compétence est nationale ou locale - ce cadre étant par ailleurs nécessaire pour que chacun se sente responsable. Il conviendrait donc de cesser de parler aux Français des instruments de l'action publique, pour leur parler de l'action publique menée à leur service, des objectifs ainsi poursuivis et des résultats ainsi escomptés.

Pour permettre une véritable réforme du fonctionnement public, en dépassant les cloisonnements ministériels ou territoriaux actuels, le CNEN préfèrerait ainsi que soit privilégié un concept de transformation de l'action publique, qui engloberait ceux de décentralisation, de déconcentration, de différenciation, etc.

Je souhaiterais par ailleurs vous proposer une synthèse des travaux menés par le CNEN à compter du premier confinement, à partir d'auditions de personnalités qualifiées, d'élus, de hauts fonctionnaires et d'universitaires. Le rapport ainsi élaboré contient de nombreuses propositions, très liées aux 50 propositions pour le plein exercice des libertés locales formulées par le Sénat.

Les propositions de simplification se heurtent souvent à des principes prétendument constitutionnels ou organiques, souvent surestimés et qui empêchent de trouver des solutions à des problèmes pratiques du quotidien des collectivités territoriales. Nous avons donc souhaité réinterroger ces principes.

Nous souhaiterions tout d'abord que l'intention du législateur soit davantage solennisée, de manière à ce que le pouvoir règlementaire soit plus attentif au droit des collectivités territoriales - ce dernier dépendant constitutionnellement des seuls pouvoirs du Parlement.

Nous souhaiterions également que la décentralisation soit définie plus explicitement - celle-ci n'ayant jamais été définie dans la loi et se heurtant souvent à des avis divergents de la doctrine.

Nous avons par ailleurs proposé de réaffirmer le principe de libre administration, en en décrivant toutes les composantes, y compris au regard des compétences transférées - celles-ci posant la question de l'exercice du pouvoir hiérarchique de l'État central.

Nous souhaiterions aussi que soit instauré clairement un principe de liberté contractuelle, pour résoudre un certain nombre de difficultés rencontrées par les collectivités territoriales, y compris en cas de consensus entre elles. Aujourd'hui, sous la menace de contrôles de légalité, les exécutifs ou les assemblées délibérantes des collectivités territoriales sont parfois invités à modifier leurs délibérations, sans que cela soit complètement justifié.

Il conviendrait par ailleurs de revisiter la déconcentration, admirablement décrite dans la charte nationale de la déconcentration mais totalement oubliée par les services de l'État.

Nous souhaiterions également qu'une notion nouvelle d'imputabilité soit créée, différente de celle de responsabilité du fonctionnaire. Cette notion permettrait de faire en sorte que la responsabilité d'un fonctionnaire ne soit pas recherchée en cas de résolution, à travers un processus de validation hiérarchique, d'un cas d'espèce non adressé ou mal adressé par la loi.

Nous souhaiterions également que soit renforcé le droit de dérogation des préfets. Dans une optique de renforcement de la déconcentration, ce droit pourrait être étendu à des dispositions législatives, à condition que cette dérogation ait été explicitement prévue par le législateur, en cas d'excès de détail de la loi soulevant un problème d'application. Ceci pourrait être délicat sur le plan constitutionnel. Cependant, ceci pourrait constituer le seul moyen de résoudre une problématique d'excès de détail du stock engendrée par des dispositions d'ordre règlementaire ayant été introduites dans la loi.

Nous avons également suggéré d'insérer des dispositions préliminaires au Code général des collectivités territoriales - ce code demeurant l'un des rares à ne pas disposer de telles dispositions. Des principes fondamentaux, parfois oubliés, voire contredits, dans le détail des articles du Code général des collectivités territoriales, pourraient ainsi être consacrés. Ceci permettrait d'intégrer au droit devant régir les relations entre l'État et les collectivités territoriales des objectifs plus généraux et plus politiques (au sens grec du terme), y compris en matière de décentralisation.

Nous avons par ailleurs suggéré respectueusement au Parlement d'oser tester davantage le Conseil constitutionnel, en adoptant des articles ayant trait à des questions récurrentes, autour des principes d'unité de la République et d'égalité notamment - la révision constitutionnelle de 2003 ayant réaffirmé le caractère décentralisé de l'organisation de la République. Le principe de diversité pourrait ainsi être introduit comme un élément constitutif de l'unité de la République ; et celui de proximité comme un élément constitutif du principe d'égalité. De l'avis des constitutionnalistes, il n'est pas certain qu'un tel article serait déclaré inconstitutionnel, car il reprendrait l'exposé des motifs de la révision constitutionnelle de 2003.

Nous souhaiterions également que le principe d'égalité, si souvent opposé au législateur, soit explicité, afin qu'il cesse de renvoyer à une égalité formelle et abstraite, ne prenant pas en compte les différenciations territoriales résultant de l'Histoire, de la géographie ou des circonstances naturelles.

En conclusion, avant de répondre à vos questions, y compris le cas échéant sur le pouvoir règlementaire des collectivités territoriales, je souhaiterais vous inciter à faire preuve d'audace. Le caractère inédit et les conséquences à ce stade incalculables de la crise que nous traversons nous invitent à concevoir une réponse historique à la situation. Or, en vertu de notre Constitution, excepté pour ce qui est des missions régaliennes, c'est au Parlement et à lui-seul qu'il appartient de régir les relations entre l'État et les collectivités territoriales. Ce pouvoir nécessiterait aujourd'hui d'être exercé par la représentation du peuple, sur la base d'une appréhension de la vie quotidienne des Français, et non d'être laissé entre les mains de l'exécutif et des administrations centrales, à la vision descendante.

À cet égard, le moment est si unique, important et décisif qu'il justifierait que l'une des commissions permanentes du Sénat accueille dans son intitulé les collectivités territoriales. Dans les institutions de notre République, le Sénat a une mission bien définie. Il est donc presque paradoxal, dans la situation dans laquelle nous nous trouvons, qu'aucune de ses commissions permanentes ne porte la responsabilité des collectivités territoriales.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Monsieur le président, vos propos suscitent de ma part un grand silence d'approbation et de remerciement. Je souhaiterais vous remercier pour les encouragements à être audacieux que vous nous adressez. Dans ce que vous qualifiez de moment historique, en évoquant cette crise révélatrice de nos atouts mais surtout de nos grandes failles, vous nous invitez, non pas à nous préoccuper des outils, des instruments et des « 3D », mais à nous projeter à la lettre « E » de l'efficacité et du résultat. De fait, le bateau France ne sera efficace jusqu'au dernier kilomètre et dans tous les domaines que s'il est remis en ordre, si nous réparons les voies d'eau dans le seul objectif de l'efficacité. À cet égard, vos propos sont extrêmement motivants, mobilisateurs et respectueux de ce que nous sommes et de la République.

Vous avez également rappelé cette confusion que nous faisons trop souvent dans notre pays entre l'égalité et l'uniformité. L'égalité se trouve être l'équité des droits et des devoirs, ce qui nécessite de différencier les moyens. Les dispositions législatives spécifiques relatives à l'outre-mer ou aux communes de montagne prouvent ainsi la nécessité d'une adaptation des lois pour que chaque territoire ait accès aux mêmes droits et devoirs. Or nous observons aujourd'hui une crainte grandissante de la différenciation, au motif que celle-ci porterait atteinte à l'égalité et serait porteuse d'une compétition inégale entre les territoires.

M. Rémy Pointereau. - Je m'associe aux propos élogieux de notre présidente concernant le travail que vous avez effectué, Monsieur le président Lambert, dans le domaine de la simplification des normes. Nous avons travaillé durant trois ans sur ce sujet, en produisant un certain nombre de textes, sur le droit de l'urbanisme notamment, ainsi qu'en exerçant une veille sur les normes instaurées par les textes examinés par le Sénat. Dans ce cadre, nous avons su faire preuve d'audace. J'avais ainsi déposé un projet de loi constitutionnelle reposant sur trois grands principes : deux normes supprimées pour une créée ; qui décide paie ; et le refus de la surtransposition européenne. Avec ces principes, nous aurions déjà pu simplifier beaucoup de normes.

Ce jour, pourriez-vous nous faire part de votre vision de l'actualité législative et règlementaire, ainsi que de l'emballement normatif ?

Pourriez-vous également revenir sur certaines des propositions que vous avez formulées, qui semblent converger avec celles du Sénat, s'agissant notamment de l'instauration d'une obligation pour les administrations centrales de motiver par écrit leur refus de modifier un projet de décret conformément aux avis du CNEN. Cette disposition avait été introduite par le Sénat dans le projet de loi « Engagement et proximité », avant d'être rejetée par la commission des Lois de l'Assemblée nationale.

Dans le cadre des 50 propositions du Sénat pour le plein exercice des libertés locales, faisant l'objet d'une consultation nationale, nous avons également appelé à l'adoption de mesures systémiques pour calmer l'inflation normative. À cet égard, vous avez évoqué la nécessité de mener une véritable transformation de l'action publique. Pourriez-vous nous préciser ce que vous entendez par là et ce que pourrait être le rôle du Parlement, et en particulier du Sénat, dans ce processus, au moment de la confection de la loi mais aussi de son évaluation ?

Nous serions également preneurs de vos idées concernant le projet de loi « 4D », qui semble revenir à la surface.

Enfin, comment envisageriez-vous un partenariat renforcé entre le Sénat et le CNEN ? À cet endroit, il convient du reste de souligner qu'en France, le CNEN ne dispose que de peu de moyens pour agir. Par comparaison, en Allemagne ou au Royaume-Uni, chaque ministère est doté de moyens et d'effectifs bien plus importants pour traiter le sujet des normes.

M. Alain Lambert. - À propos de la révision constitutionnelle, il me semble que, si vous envisagiez déjà une loi organique, vous pourriez probablement arriver à un résultat supérieur. En effet, une révision constitutionnelle suppose des consensus politiques, dont les quinquennats précédents nous ont enseignés qu'ils étaient quasiment impossibles à obtenir. Par ailleurs, la conviction très profonde du CNEN est que nous utilisons mal les ouvertures que les dernières révisions constitutionnelles ont offertes, tout simplement parce que nous ne les avons pas traduites dans des lois organiques.

Pour ce qui est d'obliger les administrations centrales à motiver leurs refus, il convient de rappeler que ce dispositif n'a pas été rejeté par l'Assemblée nationale ou la commission des Lois. L'irrecevabilité de cet amendement a été brandie par la commission elle-même. Le Parlement s'est ainsi interdit lui-même de discuter d'un sujet. Or, si cet amendement avait été voté par l'Assemblée nationale, je suis intimement convaincu qu'il n'aurait pas été frappé d'inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel. Je vous mets donc en garde sur ce point. La nouvelle méthode pour vous empêcher de prendre vos responsabilités semble être de frapper d'irrecevabilité tous vos amendements.

S'agissant de la transformation, si nous entrons dans la logique ministérielle, nous allons revisiter la décentralisation et la déconcentration. De maigres concessions supplémentaires vous seront ainsi faites et la différenciation vous sera présentée comme le nirvana du nouveau droit. Je crois au contraire que, sur ce sujet de la vie des collectivités territoriales, vis-à-vis duquel le Parlement est souverain, il faut que celui-ci impose son concept : celui de la transformation. Ce concept, utilisé par tous les ensembles complexes dans le monde, qu'ils soient publics ou privés, a vocation à permettre de revisiter tous les instruments - les instruments dont nous parlons ici étant la décentralisation, la déconcentration et la différenciation. En inscrivant ces trois instruments dans le concept général de transformation, le Parlement pourrait imposer le tempo du débat sur leur révision.

En vue d'améliorer le partenariat entre le Sénat et le CNEN, y compris à moyens constants, il nous faudrait élaborer un programme de travail, avec deux ou trois projets pour l'année 2021. Nous pourrons ensuite vérifier si les objectifs de ce programme de travail ont été atteints.

M. Éric Kerrouche. - Monsieur le président, votre parole est rafraichissante et impertinente, mais elle est surtout nécessaire dans le contexte que nous traversons. Nous sommes entrés dans une phase où, de façon très paradoxale, le principe d'égalité est devenu incantatoire. Or, à force de défendre ce principe d'égalité sans penser l'égalité dans ses différences, nous en arrivons à pérenniser, voire à creuser, des inégalités.

Pour ce qui est de l'irrecevabilité, nous sommes passés, vis-à-vis du juge constitutionnel, de la déférence à la révérence, à tel point que nous renonçons nous-mêmes à nos compétences, ce qui pose un véritable problème dans le débat au sein des commissions.

Plus fondamentalement, les équipes sont élues par une mandature. Or la loi est devenue l'outil exclusif de la réalisation des politiques. Nous faisons désormais la loi pour mettre en place un programme politique, comme si cela était le seul moyen, sans envisager d'amodiations périphériques.

Par rapport à vos propositions, Monsieur le président, je souhaiterais soulever deux problématiques. Tout d'abord, nous faisons face à une difficulté à l'intérieur de l'État : celle de l'agencification. Nous observons une multiplication des agences, qui se trouvent positionnées au-dessus du territoire mais en dehors de l'État. Cette scissiparité de l'État à l'intérieur de celui-ci engendre des difficultés, car les agences n'abordent pas le territoire de manière uniforme mais selon leur référentiel et leur vision du territoire. L'opérationnalisation des actions de ces agences peut également poser problème. Il nous faut donc remédier à cela.

Par ailleurs, pour éviter les doublons, ne devrions-nous pas aller, au sein du texte constitutionnel, vers une rupture plus fondamentale entre l'intervention de l'État et celle des collectivités territoriales ? Le domaine de l'État ne pourrait-il pas ainsi être délimité, dans son aspect régalien, pour qu'il ne s'éparpille pas, jusqu'à exercer parfois des contrôles d'opportunité au nom du droit ?

En conclusion, j'insisterai sur le fait qu'effectivement, l'important se trouve être l'efficacité. Or nous observons aujourd'hui une confusion au sein de nos collectivités territoriales. Celles-ci, et singulièrement les communes, sont conçues aussi comme des espaces démocratiques, sinon comme des espaces organiques. Au nom de cette définition, leur finalité, c'est-à-dire la distribution de services publics sur un territoire donné, tend à s'effacer. À cet endroit, il conviendrait de veiller à ce que la cellule démocratique ne soit pas uniquement justifiée par le fait d'assurer sa pérennité, mais existe davantage dans sa finalité. Dans cette optique, il nous faudrait effectivement réinterroger le principe d'efficacité de l'action publique, en tenant compte de la nécessaire collaboration, pour distribuer les services publics, entre les différents étages de collectivités. L'enjeu serait ainsi d'éviter qu'en séparant l'État des collectivités, ces dernières se retrouvent placées dans un marché d'affrontement constant les unes avec les autres.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Les crises que nous avons connues ou que nous traversons actuellement, qu'il s'agisse du mouvement des Gilets jaunes ou de la crise sanitaire, montrent l'importance d'un retour au local, c'est-à-dire au pouvoir d'action des élus locaux, mais aussi un grand besoin d'adaptation de l'action publique au contexte local. Ceci nous amène à envisager une transformation de l'action publique dans un but d'efficacité ou plus exactement dans un but de performance au service des territoires.

Monsieur le président, vous avez été le père de la loi organique n° 2001-692 du 1er août 2001 relative aux lois de finances, dite « LOLF ». Cette loi a opéré un changement de paradigme, en instaurant ce que certains ont qualifié de « Constitution financière ». Ne serait-il pas temps aujourd'hui de construire une nouvelle loi organique au service de la performance de l'action publique, afin que celle-ci puisse être qualifiée et pensée dans une logique d'objectifs et de résultats plutôt que de moyens ? L'action publique pourrait ainsi reposer sur une conjugaison des différentes interventions des collectivités et de l'État, pour répondre à des objectifs en matière de service public et de services rendus aux populations, avec des indicateurs de résultats associés.

M. Alain Lambert. - Vis-à-vis du principe d'égalité, notre Constitution prévoit très clairement que le législateur puisse régler de façons différentes les situations et puisse déroger à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, à condition que les différences de traitement ainsi introduites soient en rapport direct avec l'objet de la loi. Le Conseil constitutionnel a pris de nombreuses décisions en ce sens.

Je crois donc qu'il conviendrait de faire exception à l'égalité devant la loi en recourant à l'égalité par la loi, afin de rétablir une égalité réelle et non une égalité arithmétique. Cette rupture de l'égalité de traitement serait justifiée par le rétablissement de l'égalité des situations. Une égalité de fait justifierait ainsi un dépassement de l'égalité de droit.

Pour ce qui est de l'invocation de l'irrecevabilité, il conviendrait que le Sénat, par la densité qui est la sienne, ne se laisse pas prendre dans un jeu qui n'est pas à la hauteur d'une démocratie responsable. Laissez le Conseil constitutionnel vous censurer, vous verrez qu'il le fera beaucoup moins souvent que ce que l'on vous dit.

Dans le cadre des fonctions de ministre que j'ai occupées, il m'est arrivé de recevoir des notes de collaborateurs me conseillant d'invoquer l'irrecevabilité. Je crois cependant que le Sénat ne devrait pas se laisser trop tenter par cette utilisation immodérée de l'argument d'irrecevabilité.

Vous avez par ailleurs posé la question de l'utilité de la loi. De fait, la loi n'est pas l'instrument de l'action. Elle est l'instrument qui autorise l'action. À élaborer continuellement des lois, on se donne parfois le sentiment d'agir. Cependant, par le détail que nous introduisons dans la loi, nous freinons très souvent l'action. Sur ce point, il convient effectivement d'être prudent, en relisant les grands auteurs sur le sujet.

Pour ce qui est de l'agencification, l'État lui-même constate qu'il ne peut plus appliquer le droit qu'il a produit. En conséquence, il sort certaines activités du périmètre étatique pour les soumettre à droit nouveau plus opérationnel. Tel est ce qui, dans de nombreux cas, au-delà des raisons idéologiques, justifie la création d'agences. Lorsque l'État ne peut pas ou n'ose pas, parce que ce serait trop long, modifier le droit qui s'applique à l'exercice de ses activités, il fait le choix d'en créer un nouveau, en constituant une agence.

La Constitution, depuis sa révision de 2003, me semble par ailleurs prévoir quasi-explicitement une limitation du rôle de l'État. Le problème est que nous n'osons pas suffisamment utiliser cette possibilité.

Vous avez également évoqué la nécessité d'éviter un affrontement entre les collectivités territoriales. Sur ce point, prenons l'exemple de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite loi « NOTRe »), qui a posé plus de problèmes qu'elle n'en a résolus. Vous pourriez insérer par des amendements, devant tous les dispositifs problématiques à cet égard, une référence à un droit ayant vocation à s'appliquer « sauf volonté unanime contraire des collectivités territoriales ». Plutôt que de présumer un désaccord des collectivités, l'objectif serait ainsi de faire en sorte que la loi puisse promouvoir d'abord l'accord des collectivités pour aller dans un sens, en ayant vocation à s'appliquer de manière contraignante uniquement en cas d'absence de terrain d'entente.

La crise nous signifie par ailleurs le retour du local. Dans ce contexte, il conviendrait effectivement de passer à une loi organique relative au droit de l'action publique locale. Le droit qui régit les collectivités territoriales traite aujourd'hui des instruments et définit l'action publique à partir de ceux-ci, alors qu'il conviendrait désormais de régir l'action publique pour atteindre des résultats, dans un objectif de performance. À cet égard, je ne m'engagerai pas dans un débat sémantique autour des notions de transformation et de performance. La transformation que j'ai proposée ne serait qu'un instrument pour atteindre la performance que vous appelez de vos voeux.

M. Bernard Delcros. - Merci de partager avec nous votre vision de ces sujets extrêmement importants et de nous inviter à nous projeter vers l'avenir. Je souhaiterais pour ma part revenir sur deux sujets très précis que vous avez évoqués. Le premier se trouve être le droit de dérogation donné aux préfets. Sur ce point, une expérimentation a déjà été menée, sur un champ limité. A-t-on procédé à une évaluation de cette expérimentation ? Celle-ci a-t-elle fonctionné ? Les préfets ont-ils joué le jeu et utilisé ce droit de dérogation ? Si ce droit de dérogation devait aujourd'hui être élargi, jusqu'où pourrait-il l'être ?

Vous avez par ailleurs évoqué la nécessité de renforcer le rôle du local. À cet endroit, nous pensons immédiatement aux collectivités territoriales, mais ne conviendrait-il pas également de considérer l'État à l'échelon local ? La crise sanitaire nous a rappelé le rôle essentiel du trio « préfet de département - maire - président de département » pour répondre aux problématiques concrètes rencontrées au niveau local. Comment voyez-vous cette articulation entre l'État et les collectivités au niveau local ?

Mme Sonia de La Provôté. - Au-delà de l'efficacité, ne conviendrait-il pas également de considérer l'efficience ? Sur ce point, nous manquons encore de pertinence dans l'évaluation de nos politiques publiques.

Dans l'évaluation du rapport qualité-prix de l'action publique, nous tendons à perdre de vue l'évaluation de la qualité. Nous avons ainsi perdu la main sur la suradministration et l'augmentation pléthorique des normes et des contraintes - celles-ci finissant par constituer un maquis illisible. À cet égard, il conviendrait de rappeler que l'organisation budgétaire n'a vocation à constituer qu'un outil. Au niveau des collectivités territoriales, il nous faudrait donc revenir à des objectifs de politiques publiques, qu'il appartiendrait très certainement au Sénat de poser de nouveau.

Pour ce qui est de la complexification des normes, on constate aujourd'hui des différences d'interprétation d'un territoire à l'autre. De ce point de vue, l'application de la norme en matière de risque incendie est caricaturale. En fonction du référent au niveau du Service départemental d'incendie et de secours (SDIS), on observe des contraintes très différentes d'un département à l'autre, ce qui est vécu par nos concitoyens et par les élus locaux comme une grande injustice. En parallèle, on observe que des règles sont interprétées de manières différentes en fonction des administrations déconcentrées. Vis-à-vis des agriculteurs, il arrive ainsi que l'avis de la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM) soit contradictoire avec celui de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL). Il nous faudrait réfléchir à la manière de traiter cette problématique dans le cadre de la loi « 4D » sur la déconcentration, pour éviter que des niveaux d'intelligence et de souplesse différents de l'État d'un territoire à l'autre se traduisent par des fractures territoriales et rendent plus complexe la mise en oeuvre du régalien et de l'unité de la République.

Je partage par ailleurs les observations faites sur l'irrecevabilité, qui nous empêche aujourd'hui d'aborder certains sujets fondamentaux, qui nécessiteraient pourtant de pouvoir être débattus en séance.

Pour ce qui est de l'agencification, il est regrettable que la même liberté ne soit pas octroyée aux collectivités locales. Les Établissements publics locaux (EPL), qui constituent des outils de liberté des collectivités territoriales, sont aujourd'hui considérés par l'administration centrale comme des outils à la limite de l'illégalité. Or, si des agences sont créées, des EPL devraient pouvoir l'être également.

Enfin, le CNEN a-t-il été interrogé sur le contenu de la réforme de la Haute administration ? À cet égard, ne faudrait-il pas revenir sur l'appréhension par la Haute administration de la traduction des lois comme un cavalier administratif ou comme un outil pour ne pas faire ou dépenser moins, et ainsi empêcher le Parlement de faire son travail ?

Mme Françoise Gatel, présidente. - Un rapport est en cours d'élaboration sur la défense extérieure contre l'incendie, sous la conduite de MM. Hervé Maurey et Franck Montaugé. À partir du mois d'avril 2021, une mission autour des services déconcentrés de l'État sera également engagée, sous la conduite de Mme Agnès Canayer et de M. Éric Kerrouche.

M. Alain Lambert. - En matière d'évaluation du droit, je crois que tout le monde est aujourd'hui d'accord pour considérer que, si l'on n'a pas introduit dans le dispositif initial les indicateurs vis-à-vis desquels on veut vérifier une progression, l'évaluation demeure tout à fait spéculative après quelques années. En conséquence, le seul moyen de vérifier une progression et de mesurer des résultats se trouve être d'indiquer, dès le départ, ce sur quoi on souhaite porter l'effort.

Vis-à-vis du droit de dérogation des préfets, une évaluation a bien été produite. Cette évaluation a mis en évidence que les préfets n'avaient pas suffisamment utilisé cette prérogative qui leur était donnée, probablement par pusillanimité, mais que, lorsqu'ils avaient utilisé ce droit qui leur était ouvert, cela avait produit, dans plus de 80 % des cas, des effets positifs. Sur la base de cette évaluation, le Sénat pourrait donc envisager d'aller plus loin. Il y aurait, là encore, une audace constitutionnelle à avoir, pour autoriser, par la loi ordinaire, les préfets à déroger, lorsque le législateur est allé trop loin dans le détail de la mise en oeuvre de la loi. Bien que les préfets ne soient pas sous l'autorité du législateur, celui-ci pourrait leur consentir une forme de délégation, pour leur autoriser une adaptation du droit trop détaillé par la loi. J'estime pour ma part que cela serait souhaitable. Vous pourrez trouver des pistes pour avancer en ce sens dans les documents du CNEN que je vous transmettrai.

L'évaluation de la qualité de l'action publique illustre quant à elle mon propos précédent. Dès lors que l'on n'a pas fixé de critères pour une évaluation, celle-ci demeure purement spéculative et arithmétique. L'évaluation n'offre alors en rien une appréciation de l'efficience. C'est pourquoi, si nous voulons progresser dans le domaine de l'évaluation - ce qui constitue à mon sens le futur du Parlement, dont le rôle est appelé à évoluer vers le contrôle et l'évaluation -, il est extrêmement important, d'un point de vue méthodologique, que les critères de l'évaluation soient initialement prévus et indiqués.

Pour ce qui est des différences d'interprétation entre les départements, il s'agit d'une réalité. La communauté urbaine d'Alençon, à cheval sur deux départements, doit ainsi composer avec les interprétations parfois différentes de deux préfets. Ce paradoxe démontre la trop grande complexité du droit initial - cette complexité donnant un pouvoir excessif à l'interprétation. Ceci nous invite à faire un usage beaucoup plus raisonné de la légistique.

S'agissant de la mise en concordance des administrations de l'État, des réponses pourraient être apportées dans le volet déconcentration de la loi « 4D ». À cet endroit, je vous mets néanmoins en garde, car tout ce qui relève de la déconcentration relève du domaine règlementaire et non du domaine législatif. C'est pour cette raison qu'en la matière, le texte de référence demeure la charte nationale de la déconcentration. Tout figure dans cette charte. Cependant, elle n'est guère respectée. Du reste, bien que n'étant pas légitime pour définir les modalités de la déconcentration, le législateur serait tout à fait légitime pour en évaluer la qualité. Ceci pourrait faire l'objet d'un contrôle de la part du Sénat.

Vis-à-vis de la réforme de la haute administration, le CNEN n'a pas été consulté, probablement au regard de ce que pourrait être son avis. Nous pensons effectivement que l'absence d'enseignement de la légistique est une catastrophe pour la formation des hauts fonctionnaires français.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Avec M. Rémy Pointereau, nous avons écrit, au mois de novembre 2020, au Premier ministre, pour lui demander où en était le processus de sensibilisation des préfets à leur droit dérogatoire. L'enquête doit être en cours, car nous n'avons pas obtenu de réponse à ce jour. Nous ne manquerons pas de maintenir notre vigilance sur ce point.

M. Franck Montaugé. - Monsieur le président Lambert, j'apprécie beaucoup votre travail. Vous vous en souviendrez peut-être, nous avions travaillé ensemble sur l'évaluation de la réforme de la cartographie des zones défavorisées.

Vous étiez à l'origine de la LOLF. Or celle-ci n'est pas allée au bout, législativement, de vos intentions initiales, en matière d'évaluation notamment. Nous pêchons aujourd'hui à ce niveau, en demeurant dans un cadre programmatique plus que d'évaluation. Depuis l'adoption de la LOLF, des propositions législatives ont abouti partiellement, avec notamment la loi n° 2015-411 du 13 avril 2015 visant à la prise en compte des nouveaux indicateurs de richesse dans la définition des politiques publiques (dite loi « Sas »), prévoyant des indicateurs non pas exclusivement financiers mais dits de richesse. Aujourd'hui, il serait effectivement grand temps de nous équiper de telles approches et de tels indicateurs, pour conduire de véritables évaluations des politiques publiques. Il s'agit d'un enjeu national et démocratique de premier ordre.

J'ai travaillé sur le sujet en tant que sénateur, en formulant deux propositions de loi, discutées en 2018-2019. Le Sénat en a retenu certaines propositions. J'estime qu'il est néanmoins demeuré trop timoré.

Ceci pose la question de la coopération entre les deux assemblées du Parlement. Dans ce cadre, il nous faudrait davantage prendre en compte la dimension citoyenne. À cet égard, le CNEN, ayant fait la démonstration de sa pertinence et de son efficience, pourrait devenir le pivot d'une démarche nationale d'évaluation complète des normes, au-delà de celles applicables aux collectivités locales. Le CNEN pourrait pour cela faire appel à un certain nombre de ressources, telle la Cour des comptes. Pour mener à bien cette mission d'évaluation, le CNEN pourrait également être élargi dans sa composition, pour intégrer des élus nationaux et locaux, ainsi que des citoyens, le cas échéant en articulation avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE). Il nous faudrait ainsi penser une architecture institutionnelle à même de conduire une véritable évaluation des normes - démarche vis-à-vis de laquelle nous demeurons plutôt en retard par rapport à d'autres pays.

Je constate par ailleurs que, sur certains sujets, l'esprit du législateur fait l'objet d'un dévoiement. En matière de contrôle de l'application des lois notamment, la partie règlementaire pose véritablement question. À cet égard, en tant que parlementaires, nous ne disposons pas nécessairement des moyens de porter un regard sur la traduction des actes législatifs et leurs effets concrets sur le terrain.

Enfin, je confirme que je travaille, avec M. Hervé Maurey, sur une mission d'information sur la défense extérieure contre l'incendie. Nous avons là l'exemple typique d'un dispositif n'ayant été évalué par personne. La Direction générale des collectivités locales (DGCL) et la sécurité civile au niveau national ne sont pas aujourd'hui en mesure de nous communiquer des chiffres concernant la conformité des défenses contre l'incendie au niveau des territoires et des communes - les maires conservant une responsabilité juridique fondamentale en la matière. Des délais nous sont demandés pour collecter ces chiffres auprès des départements, des SDIS, etc. En dépit de l'importance du sujet, nous sommes face à une non-évaluation de la mise en oeuvre de dispositions législatives et règlementaires. Notre rapport de mission sera présenté aussi sous cet angle.

Mme Françoise Gatel, présidente. - Étant malheureusement amenée à quitter cette séance, je souhaiterais à nouveau remercier le président Lambert pour la grande qualité de ses interventions. Monsieur le président, vous faites souffler par vos propositions un vent de fraicheur et d'audace et vous nous rappelez simplement ce qu'écrivait Jean-Etienne-Marie Portalis en acte de sagesse et de discernement : « Les lois sont faites pour les Hommes et non les Hommes pour les lois. »

M. Charles Guené. - Je formulerai pour ma part une remarque et une question. Monsieur le président Lambert, vous nous incitez à la rébellion contre l'irrecevabilité. Je partage ce sentiment, sous réserve bien-sûr de l'article 40 de la Constitution. Cette incitation a cependant ses limites, dans la mesure où je pense que nous produisons déjà des lois très bavardes, allant parfois au-delà de ce qu'elles devraient, alors même que nous sommes soumis à des contraintes de temps. Nous sommes également confrontés, dans le cadre d'un parlementarisme rationalisé, à une limite liée au sort réservé à nos travaux lorsque nous allons sur cette voie.

Je souhaiterais par ailleurs un grand soir des finances locales. À cet endroit, il nous faudrait reconsidérer un certain nombre d'indicateurs, s'agissant notamment des indicateurs de charges, qui ne reflètent plus aujourd'hui notre pays. Pour aboutir véritablement à une libre administration, alors que nous ne nous appuierons bientôt plus que sur des partages d'impôts nationaux, il nous faudrait également définir une nouvelle forme de gouvernance systémique, au sein de laquelle le Parlement puisse retrouver sa place. Alors que l'État est de plus en plus appelé à négocier directement avec les collectivités locales, il conviendrait ainsi d'éviter que le Parlement devienne le grand absent des finances locales.

M. Alain Lambert. - Nous célèbrerons en juin prochain le vingtième anniversaire de la LOLF - cette loi ayant été adoptée définitivement par le Sénat le 28 juin 2001. Je crois donc qu'il y aurait effectivement matière à examiner de nouveau le sujet. Après son adoption, la LOLF a fait l'objet d'un appareillage bureaucratique insensé, ayant introduit de multiples indicateurs accablant les agents des collectivités pour, au final, n'être jamais examinés. À l'avenir, il conviendrait d'éviter de retomber dans ce biais.

Au sujet de l'évaluation, qui devrait selon moi constituer le futur du Parlement, je souhaiterais attirer votre attention sur le fait que vous ne disposez aujourd'hui que de peu de moyens pour modifier la loi qui vous est proposée. En revanche, vous avez la possibilité d'y intégrer, le cas échéant dans l'exposé des motifs de certains amendements dont vous savez qu'ils seront adoptés, des critères d'évaluation. Les administrations centrales sauront ainsi ce sur quoi elles seront jugées. Dans un système parlementaire rationalisé à l'extrême où il n'est plus guère possible de modifier par des amendements les orientations voulues par le Gouvernement, le Parlement a ainsi vocation à intégrer dans la loi des éléments de contrôle et d'évaluation. Vous en avez la possibilité au plan légistique et je vous y incite fortement.

Le CNEN serait par ailleurs heureux de pouvoir mener un grand travail d'évaluation des normes, le cas échéant en coopération avec le CESE et la Cour des comptes. Nous travaillons déjà avec ces institutions, qui ont beaucoup à nous apporter.

S'agissant de la relation entre le CNEN et le Parlement, il convient de rappeler que des parlementaires siègent au sein du Conseil. Il nous faudrait toutefois nous astreindre à élaborer ensemble un programme semestriel de travail, dont la réalisation puisse être évaluée.

Pour ce qui est de l'application de la loi, je suis toujours étonné de voir le Sénat publier des textes extraordinaires sur le sujet, alors que l'enjeu devrait être d'évaluer les lois et leurs effets, davantage que leur application en tant que telle. À cet égard, j'ai proposé que la loi « 4D » intègre un article relatif à l'esprit du législateur. L'objectif serait ainsi de faire en sorte que le pouvoir règlementaire soit davantage tenu de respecter cet esprit. La coopération entre le CNEN et le Sénat permettrait ensuite de veiller, en amont de l'examen des décrets d'application par le Conseil d'État, au respect de l'intention des textes législatifs. Le Parlement pourrait ainsi trouver, au-delà de son métier législatif, un rôle complémentaire de contrôle de l'exécutif et d'évaluation des textes législatifs.

Je ne crois pas, par ailleurs, que l'irrecevabilité empêche le bavardage. Au fond, ce qui empêche le bavardage est davantage le temps accordé par la Conférence des présidents aux débats autour d'un texte - le temps libéré par l'argument de l'irrecevabilité n'étant pas nécessairement consacré à des débats plus utiles. L'avantage de l'amendement parlementaire est qu'il oblige l'exécutif à entendre le point de vue du Parlement. Du reste, à cet endroit, le fait que l'irrecevabilité soit parfois opposée à des amendements de la majorité pose question et pourrait traduire une volonté d'éluder certains sujets.

Au sujet des finances, nous nous orientons vers une suppression du rôle institutif du Parlement. Le rôle du Parlement est désormais d'adopter les lois sans disposer d'une grande influence sur leur contenu. En revanche, il demeure indispensable pour autoriser à la fois la recette et la dépense. Or, avec le système des impôts partagés, ce rôle du Parlement est appelé à être très sérieusement remis en cause. Il conviendrait donc de rechercher le moyen de conserver des éléments de fiscalité locale distincts des fractions de fiscalité nationale.

Pour exercer ainsi son rôle premier, le Parlement nécessiterait de continuer à exiger de disposer de toutes les informations sur ce sujet, non uniquement au moment de la présentation des lois de finances, mais au niveau de la présentation des lois de programmation. Quelle serait l'utilité d'avoir instauré par une révision constitutionnelle les lois de programmation si celles-ci ne font pas l'objet d'une vraie discussion, autour de ce que l'exécutif prépare pour les cinq années à venir ? Or, aujourd'hui, ces lois de programmation ne font l'objet que d'un examen superficiel.

À cet égard, je partagerai avec vous une anecdote. Le CNEN, avec l'autorisation du Secrétariat général du Gouvernement, s'est une fois autosaisi du programme de stabilité. À cette occasion, il a demandé à la Direction du trésor de lui traduire les ratios de PIB en milliards d'euros. La Direction du trésor s'y est toutefois refusée, au motif que, selon elle, cet exercice n'avait aucun sens. Nous avons aujourd'hui des administrations qui estiment que le fait de parler en monnaie n'a pas de sens...

M. Rémy Pointereau. - Merci Monsieur le président d'avoir pris le temps de répondre à nos questions. Je pense qu'il nous faudra envisager les moyens à mettre en oeuvre pour aider le CNEN à avancer dans son travail d'évaluation des normes, s'agissant notamment de traiter le stock. En faisant preuve d'audace, nous pourrions pour cela mettre en place au sein du Sénat, en partenariat avec le CNEN, une commission permanente de l'évaluation des normes. Nous pourrions ainsi avancer autour de ce sujet essentiel pour notre pays - la multiplication des normes freinant la croissance dont nous aurons besoin pour surmonter les difficultés engendrées par la crise actuelle.

M. Alain Lambert. - La question est effectivement d'une pertinence absolue. Le CNEN est aujourd'hui rattaché formellement à l'exécutif. Il pourrait néanmoins faire l'objet d'un rattachement au Parlement, non pas en termes d'autorité mais au plan administratif. Constitutionnellement, le Sénat pourrait être le réceptacle logique de ce rattachement, qui permettrait au CNEN de travailler de manière plus continue.

M. Rémy Pointereau. - Merci Monsieur le président pour vos conseils et vos analyses.

Audition de M. Bertrand Faure, professeur de droit public à l'Université de Nantes, sur l'évolution du droit applicable aux collectivités territoriales

- Présidence de M. Rémy Pointereau, premier vice-président chargé de la simplification des normes -

M. Rémy Pointereau, président. - Bonjour à toutes et à tous. Notre délégation souhaite être régulièrement en contact avec le monde universitaire, pour faire émerger des problématiques et des solutions dont le Sénat a ensuite vocation à se saisir. Nous sommes donc heureux d'accueillir un spécialiste des collectivités locales, dont la thèse portait, dès 1992, sur le pouvoir règlementaire des collectivités locales.

Professeur Faure, vous avez publié, en septembre 2020, un texte sur la théorie et pratique des compétences des collectivités territoriales face à la crise sanitaire, dans lequel vous estimez que : « La politique de crise de l'État, les pouvoirs qu'il s'est réservés et les interdits qu'il a diffusés, auront resserré leur filet autour des libertés locales. ». Aujourd'hui, estimez-vous que l'après-crise constituera une opportunité de desserrer ce filet ?

Vous avez également considéré récemment que la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l'engagement dans la vie locale et à la proximité de l'action publique (dite loi « Engagement et Proximité ») n'était pas une grande loi de décentralisation. À cet égard, comment voyez-vous l'avenir ? Comment faire de la loi « 4D » une grande loi de décentralisation ?

Le pouvoir ne pouvant exister sans finances, nous serions par ailleurs heureux de vous entendre sur le thème de l'autonomie financière des collectivités territoriales. Comment et jusqu'où renforcer cette autonomie souvent mise à mal ?

Enfin, vous vous êtes également exprimé sur les métropoles, dans un article du mois de décembre 2019 intitulé « Les métropoles et le désert français ». Notre délégation ayant engagé des travaux sur l'avenir des métropoles, nous souhaiterions vous entendre sur le sujet. Le statut et le mode d'action des métropoles vous paraissent-ils adaptés à leur double enjeu : créer de l'efficacité publique en leur sein et établir des relations équilibrées avec les territoires avoisinants, s'agissant notamment des territoires ruraux ?

M. Bertrand Faure, professeur de droit public à l'Université de Nantes. - Merci de me donner aujourd'hui l'occasion de m'exprimer devant vous, depuis Nantes. Sur les sujets que nous aborderons, je ne saurai vous apporter de réponses définitives. Je tâcherai néanmoins de partager avec vous un certain nombre de convictions.

Il est aujourd'hui difficile de porter sur les collectivités territoriales un regard détaché de l'épisode de crise sanitaire que nous vivons. Cette crise met en évidence la cure d'uniformité juridique que nous subissons sur l'ensemble du territoire.

J'illustrerai mon propos en prenant pour exemple la censure par le Conseil d'État, par ordonnance en référé liberté, de la décision prise par le maire de Sceaux en mars 2020 d'imposer le port du masque à sa population. Nous savons aujourd'hui, avec le recul, que le maire de Sceaux avait raison. Il a cependant eu tort d'avoir raison avant l'heure. Il s'est trouvé face à la politique du Gouvernement, considérant que le masque était une précaution trompeuse. Il s'est trouvé face à la jurisprudence du Conseil d'État, très centralisatrice sur le sujet.

Cela m'a conduit à réfléchir aux possibilités d'intervention de la police municipale et à la vocation des communes aujourd'hui. L'examen de la loi « 4D » et la réflexion engagée sur la différenciation des normes pourraient être l'occasion de réfléchir de nouveau aux conditions d'intervention de la police municipale, pour les faciliter.

Dans le cas d'espèce évoqué, le Conseil d'État aurait pu admettre la régularité de la décision du maire de Sceaux. En effet, il existe en matière de police une règle selon laquelle les polices spéciales, appartenant généralement à l'État, n'ont pas vocation à paralyser la police générale des maires. Cette théorie du cumul des polices a ainsi rendu possible l'interdiction, à Nice, d'un film ayant bénéficié d'un visa du ministère de la Culture, au regard d'une sensibilité particulière des habitants du territoire au niveau local. Le Conseil d'État n'a toutefois pas reconduit cette jurisprudence à Sceaux, en considérant que le pouvoir de police spécial de l'État dessaisissait le maire de son autorité de police générale.

Dans le domaine de la santé environnementale, constituant aujourd'hui une préoccupation majeure, cette théorie du cumul des polices pourrait être appliquée. Il existe aujourd'hui des jurisprudences célèbres du Conseil d'État vis-à-vis des antennes relais, des cultures OGM ou des pesticides, concernant des interdictions ou limitations plus sévères au niveau des communes qu'au niveau de l'État. À cet endroit, le cumul des polices pourrait permettre aux maires d'intervenir pour imposer une règlementation plus protectrice.

Dans un monde moderne, la décentralisation a vocation à lier l'État et les collectivités territoriales, dans un objectif de qualité de la décision. En matière de normes et de garanties techniques (industrielles, sanitaires ou environnementales), il pourrait donc être considéré que l'État a vocation à produire sa propre règlementation, sans exclure la possibilité d'un mieux-disant local. L'autorité de police locale pourrait ainsi, non pas adoucir, mais accentuer les mesures environnementales nationales, pour aller dans le sens d'une meilleure protection de la population.

En 1982, les lois Mitterrand-Defferre ont eu l'avantage historique de restituer aux communes leur territoire, en leur rendant une compétence en matière d'urbanisme qui leur avait été confisquée sous le régime de Vichy. Cependant, les communes ont ensuite perdu progressivement leur territoire, sous l'effet de politiques mobilisant des compétences techniques à un niveau plus élevé, en matière de santé environnementale notamment. Permettre aux communes d'adopter une règlementation plus exigeante en matière de santé environnementale constituerait aujourd'hui un moyen de redonner aux communes leur territoire et leur vocation, au-delà de la gestion de la restauration scolaire et des garderies.

Autour de la différenciation des normes et de la simplification de l'organisation territoriale, j'observe aujourd'hui, en 2021, une forme de régression de la réflexion. En 2009, un comité Balladur s'était prononcé pour une administration décentralisée plus simple et moins coûteuse. Depuis, toutes les tentatives pour aller en ce sens ont cependant échoué : le conseiller territorial de la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales (institution mort-née), le pouvoir normatif des régions en 2015 (qui auraient pu élaborer une super-règlementation s'imposant aux collectivités de niveau inférieur, mais qui ne disposent plus aujourd'hui que du pouvoir d'élaborer des schémas constituant de simples guides d'action), la suppression des départements dans les espaces métropolisés, la réduction du nombre de communes (n'ayant été opérée qu'à une échelle très limitée), etc.

Nous demeurons ainsi dans une complexité administrative, que nous ne cherchons plus à corriger mais que nous maintenons en fonction par des béquilles (procédures contractuelles entre collectivités ou entre l'État et les collectivités, délégations de compétences d'une collectivité à une autre, possibilités de dérogation à la loi dans l'urgence, etc.).

En réalité, la seule institution simplificatrice à s'être imposée sur notre territoire au cours des dernières années se trouve être la métropole.

Pour ce qui est de la cure de différenciation des normes que l'on voudrait s'imposer aujourd'hui, l'enjeu serait de sortir d'une hyper-règlementation de l'État et des collectivités territoriales par la loi. Toutefois, la différenciation est-elle pour cela le bon outil ? Il semblerait que l'on souhaite ainsi traiter un mal réel par des médicaments ou des recettes rusées (la différenciation, le pouvoir règlementaire local, l'expérimentation, etc.). Vouloir sortir de l'hyper-règlementation par la règlementation pourrait cependant relever d'une erreur stratégique.

Pour permettre aux collectivités d'expérimenter, il s'agira de les sélectionner. Il s'agira de produire une loi définissant les objectifs et les conditions d'éligibilité à l'expérimentation. Il s'agira de prévoir dans cette loi un contrôle sur les normes expérimentales, un bilan de l'expérimentation, etc. Cette approche risque de conduire à traiter la différenciation de manière uniforme sur tout le territoire.

L'erreur serait ainsi de placer, dans le traitement du mal, l'esprit géométrique, logicien et technique se trouvant précisément à la racine de la centralisation.

Il y a là une forme d'hypocrisie, car il est tout à fait possible de différencier dans la loi uniforme, en faisant preuve de pragmatisme. Imaginez une loi sur les métropoles qui abaisse le seuil de population pour créer une métropole, sur sollicitation d'une agglomération souhaitant acquérir ce statut. Imaginez une procédure de défusion de communes dans une loi ayant pour objet la fusion des communes. Imaginez, dans une loi interdisant les emprunts toxiques, la possibilité de signer des emprunts toxiques pour rembourser ceux contractés précédemment. Nous savons différencier dans le cadre des lois habituelles.

Une cure de différenciation pourrait par ailleurs nous exposer à un certain nombre de risques. Certes, l'avantage serait d'avoir un droit plus adapté aux situations concrètes des territoires, en période de crise notamment. Néanmoins, une telle approche emporterait un risque démocratique, ainsi qu'un risque d'inefficacité.

Avec une multiplication de droits locaux, le risque serait que le citoyen finisse par ne plus savoir qui fait quoi et à qui il paie ses impôts. La démocratie pourrait alors se retourner contre elle-même. Pour relier plus efficacement et plus respectueusement le citoyen à son administration, il conviendrait mieux de s'appuyer sur une loi simple, claire et uniforme.

De même, alors que la différenciation est portée au nom de l'efficacité - et de la défense des libertés locales -, il pourrait être difficile de conduire une politique efficace sans une loi uniforme pour délimiter l'action de chacun, coordonner et veiller à la cohérence des politiques publiques. À cet égard, la super-collectivité européenne d'Alsace pourrait entrer en concurrence avec les deux autres super-collectivités que sont la région Grand-Est et la métropole de Strasbourg.

Avec des règles particulières délivrées par la loi, le cas échéant avec des habilitations aux collectivités locales tracées au plus près des cas concrets, des ajustements pourraient de surcroît être constamment nécessaires. En pratique, plus la loi entre dans le détail, plus elle nécessite de mises à jour. La Corse, qui bénéficie d'un statut spécifique depuis 1991, connait ainsi régulièrement des mises à jour de son statut.

Au final, un tel système risque de conduire à un déchainement de normes, se retournant contre la logique d'efficacité. Le risque serait ainsi d'aboutir à un système plus coûteux que rentable.

Pour ces raisons, je serais pour ma part davantage favorable à un État unitaire décentralisé, s'appuyant sur une loi uniforme, qu'à un État unitaire féodalisé, dans lequel chacun se laisserait guider par son propre droit. Une manière de faire évoluer notre loi actuelle vers davantage de décentralisation pourrait alors être de recourir au pouvoir discrétionnaire, avec des habilitations aux collectivités territoriales ne détaillant pas point par point les conditions de leur activité mais leur octroyant des franchises ou des clauses générales de compétence.

À cet égard, la nouvelle collectivité européenne d'Alsace n'aurait-elle pas pu exercer spontanément ses compétences de département adapté, si la clause générale de compétence des départements et des régions n'avait pas été supprimée ?

Du reste, en tant que juriste, j'ai accueilli plutôt favorablement la création des métropoles. Cette nouvelle institution, telle que pratiquée aujourd'hui, n'a certes pas la pureté imaginée dans le rapport Balladur. Elle s'attaque néanmoins à une réalité, celle d'une absence de réflexion sur les grandes villes françaises. Une loi « Paris-Lyon-Marseille » a bien été adoptée en 1982. Mais cette loi n'a été étendue à Lyon et Marseille que pour dissiper le soupçon d'un particularisme parisien. La réalité est davantage que notre droit traite de manière uniforme toutes les communes du territoire, excepté en matière de règles électorales. Quelle que soit leur taille, toutes les communes du territoire sont soumises aux mêmes règles de compétence, de tutelle, d'organisation, etc. À cet égard, la métropole pourrait être la première étape d'une réflexion sur le statut des grandes villes en France.

Cette institution a par ailleurs la vertu de s'attaquer au millefeuille territorial, en y introduisant la notion de décideur unique. Au sein de la métropole, il n'est plus nécessaire de distinguer les routes communales, intercommunales ou départementales. Ne subsistent que des routes métropolitaines. De la même manière, la métropole instaure des possibilités identiques pour le logement, l'aide à l'économie, la police, etc.

M. Philippe Dallier. - Monsieur le professeur, j'ai été très heureux de vous entendre. Il se trouve que je présidais la séance du Sénat lors du débat autour de la collectivité européenne d'Alsace. Dans ce cadre, j'ai été plutôt effrayé de voir toutes les régions réclamer successivement un statut particulier et adapté. Si tel devait être le cas, que resterait-il de l'unité de la République ?

S'il apparait légitime de vouloir rendre plus efficace l'action publique et l'utilisation des deniers publics, l'enjeu serait aussi de préserver l'unité de la République, y compris en veillant à ce que les citoyens puissent comprendre l'organisation territoriale de celle-ci.

Pour ce qui est des métropoles, je travaille actuellement avec mon collègue Didier Rambaud sur le cas particulier de la Métropole du Grand Paris (MGP). Force est de constater qu'au niveau de ce territoire, sans comparaison en termes d'échelle au sein du territoire national, nous assistons à un empilage de couches peu satisfaisant. Le modèle très particulier développé à Lyon pourrait être plus proche de ce que je pense souhaitable. D'autres modèles ont également été développés à Marseille et au niveau des métropoles régionales. Auriez-vous un avis sur ce sujet ?

M. Bertrand Faure. - N'étant pas expert de la MGP, je ne saurais vous donner un avis sur son organisation. De fait, cette métropole prend place dans un contexte très particulier, déjà très morcelé d'un point de vue administratif.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Lors de votre précédente audition par cette délégation, en 2013, vous n'aviez pas véritablement abordé le sujet de l'autonomie financière des collectivités territoriales. Cette autonomie, distincte de la libre administration des collectivités territoriales, ne nécessiterait-elle pas d'être reprécisée dans le futur projet de loi « 4D » ?

M. Bertrand Faure. - En 2013, j'étais intervenu sur les dix années de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. Force est de constater que cette révision a produit des résultats paradoxaux et que la cause des collectivités territoriales n'a guère progressé depuis. Sur le plan financier, elle a même peut-être régressé - le Conseil constitutionnel ayant pu affirmer qu'il n'existait pas d'autonomie fiscale des collectivités territoriales, ce qui était moins évident dans sa jurisprudence précédente.

Dans le dispositif mis en place en 2003, face à une diminution des ressources fiscales des collectivités territoriales, les ressources propres devaient constituer une part déterminante des ressources globales de celles-ci. Le problème est que le législateur organique a pour cela donné, avec l'appui du Conseil constitutionnel, une définition trop large des ressources propres des collectivités territoriales, en y intégrant des ressources fiscales de l'État redistribuées aux collectivités territoriales (au taux n'ayant plus vocation à être fixé par celles-ci). Il conviendrait donc peut-être de revenir sur cette définition des ressources propres des collectivités territoriales.

À cet égard, l'article 95 de la loi n° 838 du 7 janvier 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'État était beaucoup plus clair. Il stipulait que la moitié des recettes des collectivités territoriales devaient être d'origine fiscale. Cependant, cette règle était susceptible d'être remise en cause chaque année en loi de finances.

Du reste, je m'interroge sur la pertinence de fixer un ratio de ressources propres ou fiscales pour les collectivités territoriales. En pratique, par le jeu des vases communicants entre ressources propres et ressources affectées, dès lors que l'État donne une subvention supplémentaire aux collectivités territoriales, il diminue leur ratio de ressources propres. Il y aurait là une forme d'impasse à raisonner en termes de ratios.

M. Charles Guené. - Les intentions placées par le Parlement dans le texte de 2003 ont été quelque peu trahies. Depuis, le Gouvernement s'est appuyé sur ce texte pour remplacer la plupart des ressources des collectivités territoriales par des parts d'impôts nationaux. Ont ensuite été supprimés la taxe d'habitation et un certain nombre d'impôts de production. Pour restaurer une forme d'autonomie fiscale aux collectivités territoriales, il conviendrait aujourd'hui de rétablir un certain nombre d'impôts, ce qui ne serait guère acceptable pour les contribuables.

C'est pourquoi j'estime qu'il conviendrait de rechercher des solutions chez nos voisins européens. Ceux-ci, dans des systèmes fédéraux, ont des discussions régulières sur l'évolution de la fiscalité locale. En Allemagne, par exemple, les collectivités discutent ainsi d'égal à égal avec l'État des parts devant revenir à chacun.

En France, l'enjeu serait de préserver une part d'impôt territorialisé, pour faire le lien entre la cité et le contribuable. Cependant, cela ne pourrait plus guère être possible qu'au niveau du bloc communal. En parallèle, il nous faudrait réfléchir à une nouvelle gouvernance du système, au risque de voir le Parlement perdre tout contrôle sur l'impôt - le Gouvernement étant désormais appelé à discuter directement avec les collectivités, sans aucun contrôle exercé par le Parlement.

M. Bertrand Faure. - Il pourrait être difficile de faire évoluer ainsi le système sans un levier constitutionnel. En effet, tout système défini par la loi, le cas échéant dans la loi « 4D », demeurerait susceptible d'être défait chaque année par le législateur budgétaire en loi de finances.

Une autre possibilité pourrait être de revenir à une loi du type de celle de 1980, prévoyant quelques impôts d'État décentralisés, au produit perçu par les collectivités territoriales et au taux voté par celles-ci.

Mme Sonia de La Provôté. - Je souhaiterais revenir sur ce fameux millefeuille territorial, qui serait à l'origine de l'hypercomplexité de notre système. Depuis un certain nombre d'années, la tendance est de considérer que réduire ce millefeuille serait l'alpha et l'oméga de la simplification et du bon fonctionnement des politiques publiques. Cependant, se pose-t-on les bonnes questions ?

En pratique, les intercommunalités XXL n'ont pas été un objet de simplification. Elles ont même parfois conduit à un fonctionnement démocratique de moins bonne qualité, avec des objectifs numériques non adaptés aux territoires de vie. Les communes nouvelles se sont quant à elles constituées, pour un certain nombre, de façon défensive, à l'échelle de certaines intercommunalités, ce qui n'a pas nécessairement abouti à une simplification. À travers ces évolutions, n'avons-nous pas finalement ajouté de la complexité ?

S'agissant de l'articulation entre la région et le département, la crise que nous traversons a mis en évidence que l'échelon départemental était un échelon d'équité territoriale, y compris entre les territoires urbains, périurbains et ruraux, dans un certain nombre de domaines régaliens tels que la santé notamment. Pour adresser les enjeux ayant trait à la bonne santé de la population en tout point du territoire, l'échelon départemental est apparu pertinent - ces questions ne pouvant être réglées pour chaque intercommunalité de façon distanciée ou à l'échelle des très grandes régions (parfois constituées de manière technocratique, sans véritable logique territoriale).

En définitive, plutôt que de montrer du doigt en permanence le millefeuille territorial et d'aborder la question sous l'angle de la subsidiarité, ne faudrait-il pas plutôt se poser la question de la bonne opérationnalité et de l'efficience des politiques publiques, politique par politique ?

M. Bertrand Faure. - La question est celle de l'équilibre et de l'efficacité de notre territoire. À cet égard, l'image du millefeuille territorial est un raccourci trompeur. En réalité, chez nos proches voisins, le nombre de niveaux locaux d'administration est relativement identique. Vous trouverez partout un niveau communal, un niveau régional et un niveau intermédiaire. La singularité de la France est davantage dans le fait que ces différents niveaux d'administration y sont égaux, chacun demeurant maître de sa politique, de ses deniers et de ses décisions.

Nous pratiquons ainsi un statut uniforme des collectivités territoriales. Au niveau régional, départemental ou communal, nous conservons des modes d'organisation, de gouvernance, de tutelle et de détermination des ressources relativement identiques, ce qui aboutit à une superposition et non à une imbrication ou à une complémentarité.

L'enjeu serait donc de réfléchir, non pas au nombre de nos niveaux d'administration, mais à leur articulation. Nous pourrions ainsi imaginer une forme de fédération des collectivités territoriales, dans laquelle les niveaux inférieurs mettraient en oeuvre, avec une marge d'autonomie, les politiques déterminées aux niveaux supérieurs, le cas échéant au niveau régional. Tel était un peu l'objectif de la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (dite « loi NOTRe »), avec la mise en place des schémas. Cependant, cette idée n'a pas abouti, au nom du principe constitutionnel selon lequel aucune collectivité ne peut exercer de tutelle sur une autre.

Ce principe constitutionnel est révélateur du caractère conservateur de nos institutions - sans que le terme de « tutelle » puisse être clairement défini juridiquement. Nous nous interdisons ainsi de donner à la région un pouvoir quasi-législatif, pour élaborer de premières applications de la loi que les départements, communes ou intercommunalités auraient ensuite en charge de décliner, le cas échéant avec des élus communs aux différentes collectivités.

À cet égard, l'échec de la mise en place du conseiller territorial est également révélateur. Ce dispositif inabouti échappait au schéma du fédéralisme, en introduisant une confusion totale entre la région et les départements, tout en préservant une séparation totale entre leurs compétences.

J'estime pour ma part qu'il conviendrait de pousser la réflexion vers un tel fédéralisme, à même de porter une réelle modernisation de nos institutions locales.

M. Rémy Pointereau, président. - Vis-à-vis du conseiller territorial, de mauvaises décisions ont été prises dans un contexte de remise en cause des départements. Au sein des grandes régions, le département s'est ensuite réaffirmé comme collectivité de proximité, ce qui nous interdit désormais d'envisager la remise en place de conseillers territoriaux. Le conseiller territorial, en disposant de compétences dans tous les domaines, aurait pu néanmoins permettre de donner plus de poids aux élus locaux.

Je ne serais en revanche pas favorable à l'idée de donner la possibilité aux communes d'accentuer certaines règlementations, dans le domaine environnemental notamment. En l'absence de cadre, le risque serait ainsi de voir se multiplier les abus de droit et les procédures de contestation.

M. Bertrand Faure. - L'idée serait de donner aux communes la possibilité d'aller au-delà de la règlementation nationale et européenne en matière de santé environnementale, sans pour autant s'en affranchir. Certaines mesures protectrices pourraient ainsi être accentuées et en aucun cas dégradées au niveau local, dans un objectif de mieux-disant environnemental. Les éventuelles empoignades locales qui en résulteraient ne seraient ensuite que l'expression de la démocratie.

Il est peu probable qu'un tel dispositif puisse être instauré en France. Néanmoins, ce type de mécanisme existe dans d'autres pays. En Suisse, des zones blanches ont ainsi été créées pour les personnes hypersensibles aux ondes électromagnétiques, à l'initiative des autorités municipales.

J'ajouterai qu'en matière environnementale et de santé, comme le soulignait Jean Rivero en 1950, un technicien à Paris, soumis à la pression des lobbys industriels, risquera toujours de faire plus de ravages qu'un amateur agissant en maire sous la surveillance de ses électeurs.

M. Rémy Pointereau, président. - Nous sommes d'accord sur ce point.

M. Jean-Michel Houllegatte. - Les territoires sont souvent en prise avec la sociologie, la culture et l'Histoire. Néanmoins, avez-vous une position concernant le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne ?

M. Bertrand Faure. - L'Histoire est effectivement complexe à cet endroit. Il me semble que la séparation de Nantes de la Bretagne avait été ordonnée par le Gouvernement de Vichy. Du reste, étant originaire du Lot-et-Garonne, je ne saurais émettre un avis d'expert sur le sujet.

Le rapprochement envisagé ne me semble pas répondre à des motifs impérieux. La ville de Nantes n'affiche que peu de caractéristiques communes avec les constructions en granit de la Bretagne. Par ailleurs, un tel rapprochement conduirait la Bretagne à vivre avec deux capitales : Rennes et Nantes. Il n'est donc pas certain que nos amis Rennais y soient très favorables. Pour les Nantais, cette préoccupation ne me semble pas non plus constituer une exigence absolue.

M. Rémy Pointereau, président. - Merci, Professeur Faure, pour vos analyses et les réponses claires que vous avez pu formuler.

La réunion est close à 11 heures 30.