Mercredi 9 mars 2021

- Présidence conjointe de M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et de M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes -

La réunion est ouverte à 16 heures.

Communication de MM. Christian Cambon et Jean-François Rapin sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil COM(2020) 854 final établissant la réserve d'ajustement au Brexit

M. Christian Cambon, président. - Nous avons souhaité, avec le Président Rapin, pouvoir faire avec vous un point sur le programme de travail du groupe de suivi, avant d'aborder plus particulièrement, aujourd'hui, le dossier de la réserve d'ajustement au Brexit.

En dépit de l'accord auquel l'Union européenne est parvenue avec le Royaume-Uni, la relation euro-britannique n'est en rien stabilisée.

La complexité de sa mise en oeuvre aux frontières, les tentations britanniques de s'émanciper de certaines contraintes - ou, au contraire, d'en imposer aux autres plus que de raison - et enfin la nécessité de négocier certains points qui restent en suspens doivent nous amener à un suivi attentif de l'accord.

À cet égard, l'actualité met en évidence un point d'attention particulier : le « protocole nord-irlandais », qui garantit à la fois l'intégrité du marché intérieur européen et la libre circulation entre les deux Irlande.

Par ailleurs, nous avons la perspective de nouvelles négociations sectorielles d'importance : en particulier sur la pêche - tout sera à recommencer en 2026 -, les services financiers et sur la politique de défense et de sécurité commune, dans la mesure où nous parviendrions à associer le Royaume-Uni à cette politique.

Nous attachons en effet une grande importance à la perspective de garder le Royaume-Uni arrimé à la défense européenne.

Autant de raisons pour que notre groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique reste actif.

Ce groupe s'est substitué, après le retrait effectif du Royaume-Uni de l'Union européenne, le 31 janvier 2020, au « groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne », qui fut directement suscité par le Brexit.

C'est donc depuis 2016 que notre groupe de suivi exerce une veille constructive sur l'ensemble des sujets d'intérêt concernant le Brexit et ses suites. Nous sommes un certain nombre à nous souvenir des auditions passionnantes qui avaient été organisées à l'époque où nous cherchions à comprendre précisément ce qui se passait à Bruxelles sur ces thématiques.

Comme par le passé, son activité pourra comporter plusieurs versants :

- celui de sa propre édification, grâce aux auditions, aux tables rondes et aux déplacements que le groupe a déjà commencé et pourra continuer d'entreprendre. Je rappelle ici le déplacement, en quelque sorte inaugural, du nouveau groupe, le 6 janvier dernier à Calais ;

- celui de l'information de l'ensemble de nos collègues sénateurs, en maintenant la lettre d'information sur la relation euro britannique, dans une périodicité plus espacée mais répondant aux évolutions du dossier. Je rappelle combien cette lettre est appréciée de nos collègues qui comprennent ainsi un peu mieux les arcanes et les subtilités de ces négociations ;

- plus largement, celui de l'information des citoyens avec les auditions, les communications, ainsi que les rapports d'information ;

- enfin, un versant politique, en particulier au travers des propositions de résolution européenne, comme l'illustrera justement la suite de cette réunion. En effet, nous allons discuter d'un projet de règlement européen relatif à la réserve d'ajustement au Brexit dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne correspond pas, en l'état, à nos attentes légitimes.

Je laisse la parole au Président Rapin, pour présenter un projet de proposition de résolution européenne.

M. Jean-François Rapin, président. - Depuis le 1er janvier 2021, l'Union européenne et le Royaume-Uni constituent, en effet, deux marchés et espaces juridiques distincts ; des obstacles inédits freinent les échanges de biens et services ainsi que la mobilité et les échanges transfrontaliers de personnes.

Afin de se préparer en amont à ce changement, les États membres - au premier rang desquels la France - ont dû engager un certain nombre de dépenses, afin d'assurer les nouveaux contrôles requis, notamment au plan sanitaire, mais également afin de soutenir les secteurs les plus touchés par le Brexit.

Dès 2019, la France a ainsi effectué des investissements en matière d'infrastructures douanières et sanitaires et engagé des dépenses de personnels, pour que la nouvelle frontière entre l'Union européenne et le Royaume-Uni soit opérationnelle en temps voulu.

Notre pays a rapidement défendu l'idée d'un fonds budgétaire européen pour compenser les dépenses des États membres liées au retrait du Royaume-Uni et manifester la cohésion européenne face à ce choc subi par l'ensemble de l'édifice européen. En juillet 2020, le Conseil européen extraordinaire a ainsi annoncé la mise en place d'une ligne budgétaire dédiée à cet effet. Il a invité la Commission européenne à établir un règlement en ce sens, qui a été publié fin décembre 2020.

Cette proposition de règlement établit ainsi une réserve d'ajustement au Brexit, au titre des instruments spéciaux en dehors des plafonds budgétaires de l'Union européenne fixés par le cadre financier pluriannuel (CFP). Elle est dotée d'un montant maximal de 5,4 milliards d'euros et répartie en deux enveloppes :

- un montant de préfinancement de 4,2 milliards d'euros mis à disposition en 2021. La part de préfinancement de chaque État est déterminée en fonction de deux facteurs : les poissons capturés dans la zone économique exclusive du Royaume-Uni (à hauteur de 15 % de l'enveloppe, soit 600 millions d'euros) et les échanges entre chaque État membre et le Royaume-Uni (à hauteur des 85 % restants, soit 3,4 milliards d'euros) ;

- une enveloppe supplémentaire à hauteur de 1,1 milliard d'euros, versée en 2024 aux États membres, si les dépenses acceptées par la Commission dépassent le montant payé en préfinancement et 0,06 % du RNB nominal de 2021 de l'État membre concerné.

L'objectif de cette réserve, mentionné à l'article 3 de la proposition de règlement, est ainsi d'apporter « un soutien pour pallier les conséquences négatives du retrait du Royaume-Uni de l'Union dans les États membres, les régions et les secteurs, en particulier les plus touchés par le retrait, et en atténuer l'incidence sur la cohésion économique, sociale et territoriale ».

L'objectif et le principe de cette réserve nous apparaissent louables. Mais son fonctionnement et ses modalités de répartition nous semblent quelque peu critiquables.

En effet, au vu des conséquences particulièrement négatives de ce retrait pour notre pays qui présente une proximité géographique et historique unique avec le Royaume-Uni, les montants alloués ne semblent pas satisfaisants. La Secrétaire Générale aux Affaires Européennes (SGAE) nous a d'ailleurs fait part de la déception des autorités françaises qui avaient largement collaboré avec la Commission en amont de la proposition de règlement. Selon la projection réalisée par la Cour des comptes européenne, qui vient de rendre un avis sur le sujet, la France serait le quatrième bénéficiaire de ce fonds, dont elle percevrait environ 10 %, avec 396,5 millions d'euros, derrière l'Irlande (991,2 millions d'euros), les Pays-Bas (713,7 millions d'euros) et l'Allemagne (429,1 millions d'euros).

Cette enveloppe n'est clairement pas à la hauteur des dépenses qui ont été ou seront effectuées par l'État français et les collectivités locales pour faire face au retrait du Royaume-Uni.

Le SGAE nous a communiqué une estimation de la direction du budget du Ministère de l'économie et des finances. Environ 405 millions d'euros de dépenses de l'État seraient éligibles, sur la période 2020-2023. Certaines régions sont bien sûr particulièrement touchées, soit parce qu'elles sont désormais des points de passage de la frontière externe de l'Union, soit du fait de leur spécialisation économique, notamment sur la filière pêche. Il s'agit des régions Hauts-de-France, Normandie et Bretagne. La région Bretagne a - à elle seule - estimé ses besoins à 368 millions d'euros.

D'autres secteurs pourraient également être affectés (transports, agroalimentaire, tourisme, import/export) dans d'autres régions (Ile-de-France, Grand Est, etc.). Un recensement des dépenses effectuées par les régions est ainsi en cours. Il est coordonné par l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT).

L'enveloppe prévue pour la France, dans le cadre de cette réserve, est donc loin de couvrir la totalité des dépenses engagées. Pour remédier à cette injustice, nous appelons, dans la proposition de résolution, à plusieurs modifications de la proposition de la Commission pour permettre une plus juste compensation des conséquences négatives du retrait du Royaume-Uni sur l'économie des États membres, et notamment de la France.

D'abord, la méthode de répartition de la réserve ne paraît pas satisfaisante : le poids et le calcul du facteur lié aux échanges conduisent notamment à une « surévaluation » des transferts de services financiers par rapport aux échanges de marchandises, pénalisant ainsi des pays comme la France et favorisant au contraire le Luxembourg, les Pays-Bas ou l'Irlande.

Les spécificités des États membres mériteraient donc d'être mieux appréhendées dans la répartition de la réserve : certains secteurs devraient être mieux pris en compte, au premier rang desquels la pêche. La France est l'État membre qui pêche le plus en valeur absolue dans les eaux britanniques. Elle se trouve pourtant - au vu des méthodes de calculs - reléguée en 6ème position des pays considérés comme les plus affectés en termes de pêche par le Brexit.

Il est de même, du point de vue de la prise en compte de l'interdépendance commerciale : la France est le deuxième État membre à commercer le plus avec le Royaume-Uni, or elle se trouverait moins compensée des effets du Brexit que la moyenne des 27, en raison des indicateurs pris en compte.

Outre la méthode de répartition, la période d'admissibilité des dépenses actuellement fixée du 1er juillet 2020 au 31 décembre 2022 mériterait d'être étendue. Il faut absolument prendre en compte l'ensemble des dépenses impliquées par le Brexit et par ses préparatifs qui ont débuté il y a plusieurs années. Fort heureusement, dans certaines régions nous n'avons pas attendu 2020 pour commencer les investissements.

Enfin, il faut clarifier l'articulation des dépenses admissibles à la réserve avec le régime des aides d'État, C'est particulièrement nécessaire pour le secteur de la pêche : l'État doit pouvoir octroyer sans risque, grâce à la réserve, des financements aux entreprises de pêche ou de mareyage qui sont réduites à l'arrêt ou ont subi une perte de chiffre d'affaires.

Ces points nous paraissent essentiels, et nous proposons une résolution européenne pour conforter les positions françaises, dans la négociation en cours à Bruxelles, à la fois au Conseil de l'Union européenne et au Parlement européen. La commission des budgets du Parlement européen, saisie pour avis, envisage déjà des amendements permettant de rééquilibrer l'enveloppe, notamment au profit de la France. Sa commission de la pêche, également saisie pour avis, se prononcera en avril et la commission REGI, saisie au fond, tranchera fin mai. Cette résolution a donc vocation à parvenir au Gouvernement, mais nous l'adresserons aussi aux parlementaires européens. Nous espérons ainsi peser sur les négociations qui sont particulièrement difficiles dans la mesure où la taille du gâteau est fixée : si nous augmentons la part française, d'autres États membres y perdent. Nous vous soumettons donc ce texte que nous pourrions déposer rapidement au nom du groupe de suivi, afin qu'il soit transmis dès jeudi à l'examen de la commission des affaires européennes.

M. Didier Marie. - Le rapport de Jean-François Rapin était clair et nous partageons ses orientations. Sur le fond, tel que l'a présenté Jean-François Rapin, l'accent est fortement mis sur les questions de la pêche. Si je partage sa préoccupation pour ce secteur, je pense également à un autre secteur particulièrement touché et pour lequel le fonds d'ajustement serait utile, à savoir l'activité trans-Manche, notamment pour les Hauts-de-France et la Normandie et plus particulièrement pour les ports de Calais, Dunkerque, Dieppe et Le Havre. Je ne sais pas si ce secteur est inclus dans la proposition de résolution mais si ce n'est pas le cas, il serait utile de le mentionner.

M. Jean-François Rapin, président. - Concernant le trafic trans-Manche, il n'est pas cité formellement dans la résolution. Celle-ci évoque toutefois les divers secteurs affectés en citant notamment la pêche car il s'agit du secteur qui est le plus directement touché. Mais il est évident que tous les secteurs sont concernés. D'ailleurs, nous aurons bientôt un débat au Sénat sur l'avenir des liaisons trans-Manche au cours duquel nous pourrons rappeler ces éléments.

Dans la proposition de résolution, nous apportons des précisions sur la période et les critères d'admissibilité des dépenses. À l'alinéa 26, est indiqué que le Sénat souhaite que la définition des dépenses publiques admissibles soit clarifiée, et que toute dépense publique liée au retrait du Royaume-Uni, qu'elle ait été engagée ou payée au cours de la période de référence, soit admissible au financement par la réserve. Nous avons ainsi une vue assez large, à la fois pour n'oublier aucun secteur et pour permettre d'ores et déjà une identification des secteurs les plus touchés.

M. Pascal Allizard- Les transports sont clairement identifiés comme un secteur touché par le retrait du Royaume-Uni. Grâce à l'exposé des motifs et aux alinéas 26 et 27, évoquant des secteurs auquel le trans-Manche pourrait être rattaché, je suis, pour ma part, rassuré sur la bonne prise en compte de cette question.

M. Jean-François Rapin, président. - Je souhaitais revenir sur l'admissibilité des dépenses. Nous demandons qu'elle soit prévue à partir du 1er janvier 2020 mais la question est de savoir si nous parlons de dépenses engagées ou bien de dépenses payées. Ce n'est pas pareil. Doivent pouvoir être prises en compte les dépenses engagées dans nos régions dès 2019, sur la base d'ordonnances prises par le gouvernement en février 2018, en particulier dans les Hauts-de-France, en Normandie et peut-être un peu moins en Bretagne. C'est en effet à partir de cette date que nous avons commencé à engager des travaux et des dépenses. Le Premier ministre, Édouard Philippe, est d'ailleurs venu inaugurer, au tout début de l'année 2020, les travaux déjà réalisés. Le coût de ces travaux ne peut donc être exclu puisqu'il correspond à des sommes engagées par les collectivités. À Calais, elles représentent environ 50 millions d'euros qui, selon le Gouvernement, devront être prises en considération dans leur totalité.

M. Pascal Allizard. - Il existe un excellent rapport sur le sujet dont nous avions été, Jean-François Rapin et moi-même, co-rédacteurs.

M. Jean-François Rapin, président. - Notre réunion vise à pouvoir, avec l'accord du groupe Brexit, déposer en son nom la proposition pour qu'elle soit rapidement transmise à la commission des affaires européennes pour examen ; elle y sera amendable. Par la suite, elle sera transmise, soit en l'état, soit amendée si nécessaire, à la commission des finances qui se saisira ou non du texte.

M. Christian Cambon, président. - Toutes les voies d'amélioration restent donc ouvertes. Êtes-vous d'accord pour que le Président Rapin et moi-même lancions la démarche auprès de la commission des affaires européennes ? Je constate un consensus à l'unanimité. Je vous en remercie.

La réunion est close à 16h20.